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Couverture de la série Duel
Duel

Nondejiu qu’est ce que je l’aime cet album !! Je suis emporté à chaque lecture. Cette rivalité entre 2 hussards me fascine au plus haut point. Le pire c’est que je ne saurai trop dire pour quoi, on est plutôt loin de mes valeurs, mais cet honneur démesuré qui tombe dans la bêtise humaine me subjugue, d’autant que c’est inspiré de personnages historiques. Je connaissais l’histoire via le très bon film Les Duellistes (injustement méconnu je trouve) de Ridley Scott, il faut vraiment que je me penche sur son origine d’ailleurs, à savoir les nouvelles de Conrad. Bref vous l’aurez compris, je pars déjà conquis avec l’histoire. Pourtant je dois avouer que les guerres Napoléoniennes ne m’emballent pas plus que ça, c’est vraiment le prisme du récit que je trouve juste génial. On découvre bien de nombreuses batailles et événements de cette période mais c’est ici limite secondaire, elles ne sont que théâtres pour la relation entre nos 2 fortes têtes, une excellente idée au final. Et en même temps, l’époque choisie paraît indissociable du fond, je pense sincèrement qu’une autre période n’aurait pas le même impact sur le caractère de nos personnages. Avoir une bonne histoire ne fait pas pour autant une bonne bd, oui oui c’est bien à toi que je pense L'Homme de l'Année - 1815, un album paresseux. Heureusement pour nous, Renaud Farace livre ici une adaptation magistrale, pour un premier album je suis tout simplement bluffé, il assure seul un taf monstrueux. Malgré un nombre de pages conséquents, la lecture est fluide, c’est parfaitement orchestré et maîtrisé, les personnages sont charismatiques. Le trait est constant, l’apport rare de couleurs judicieux, le séquençage est réussi, l’époque est retranscrite avec brio et en plus le tout dégage de la personnalité. Il n’y a que la couverture que je trouve loupée sinon c’est du superbe boulot. Une adaptation culte à mes yeux, l’auteur s’est vraiment bien approprié le récit, j’en sors charmé à chaque fois. Je vais rapidement me pencher sur son nouvel album.

05/05/2024 (modifier)
Par greg
Note: 4/5
Couverture de la série La Pièce manquante
La Pièce manquante

Cette BD de pure fiction nous raconte la quête effrénée de plusieurs protagonistes ayant réellement existé pour retrouve le manuscrit original d'une pièce de William Shakespeare ayant totalement disparu. Autant le dire tout de suite : c'est un peu n'importe quoi, les retournements de situation assez grand-guignolesques, et pourtant il se dégage de cette BD une joyeuse énergie et une vraie légèreté qui est efficacement soulignée par le dessin, qui évoque un peu la littérature infantine. Ce n'est certes pas révolutionnaire, mais on passe un bon moment avec des personnages (très) hauts en couleur. On sourit plus qu'on ne rit, mais un peu de détente dans un monde de brutes ne fait pas de mal.

05/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Les Pauvres aventures de Jérémie
Les Pauvres aventures de Jérémie

Mouais. Je n’ai jamais été un grand fan du travail de Sattouf (mis à part son « Arabe du futur » qui m’a davantage plu), et cette série ne va pas faire remonter la moyenne je le crains. J’ai lu les deux premiers tomes, sans y trouver de quoi m’enthousiasmer – loin de là ! Il y a bien des passages un peu amusants, et ce Jérémie (je ne sais pas ce que Sattouf a mis d’autobiographique dans ce personnage – pas trop j’espère pour lui !), en loser pathétique et névrosé pourrait – aurait pu – être attachant. En fait il n’en est rien, et c’est un peu répétitif (le premier tome est parfois indigeste - en cela ça m'étonne qu'il ait reçu le Prix Goscinny!). Situations et personnages secondaires peinent à dynamiser l’intrigue – toutes les relations semblent tourner autour du sexe ou de la recherche d’un partenaire –, et l’humour ne décolle pas assez à mon goût. Quant au dessin, c’est un trait assez simple. Pas emballant, mais très lisible, ça n’est pas là que le bât blesse.

05/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Charmes fous
Charmes fous

Je ressors de ma lecture avec le même ressenti que Ro. C’est une lecture détente plutôt plaisante. Une sorte d’enquête un peu loufoque, qui joue sur les superstitions et les croyances sur la sorcellerie dans un petit bled de province, où le héros se retrouve, suite au brusque décès de son père. Les suspects sont passés en revue les uns après les autres, le côté polar passe rapidement au second plan. Rien de bien tangible, mais ça se laisse lire. Le dessin n’est pas forcément extraordinaire, mais il fait le boulot. Comme pour l’histoire, ça passe. Par contre le personnage principal manque singulièrement de charisme. Il dirige une entreprise de publicité, mais se trouve baladé par son associé – plutôt branleur, sa copine et son ex (qui, comme par hasard, a fait une thèse sur la sorcellerie, ce qui l’arrange bien vu que son père semble avoir été victime « d’envoûtements » avant sa mort !). Et tous les personnages successivement suspectés ne se révèlent pas forcément aussi hauts en couleurs que je ne l’espérais pour relever le plat (puisqu’on semblait parti pour du gros loufoque – voir les jeux de mots, très lourdingues, au début, autour du cochon). Enfin, la conclusion est un peu expédiée. A emprunter à l’occasion. Une lecture pas désagréable. Pas inoubliable non plus. Note réelle 2,5/5.

05/05/2024 (modifier)
Couverture de la série Aberzen
Aberzen

A la vue des différentes notes, nous avons là une série qui divise. Je la connais depuis son origine, et si je l’appréciais bien à son début, la suite a eu raison de moi. Je me rangerai donc à la moyenne générale. L’univers mis en place est plutôt sympatoche dans le genre Fantasy, en tout cas bien dépaysant avec ce(s) monde(s) d’ours. La partie graphique à première vue est agréable, un trait fin et des couleurs réussies. Mais alors qu’est-ce qui s’est passé ? Je n’ai tout simplement pas aimé la narration proposée par l’auteur, que j’ai trouvé lourde et embrouillée. Ça m’a petit à petit complètement fait sortir de ma lecture, le plaisir n’y était plus. Une intrigue trop alambiquée et qui finit de se prendre un peu les pieds dans le tapis. J’aime bien où l’auteur veut nous emmener mais trop de choses m’ont échappé, les clés de compréhension sont loin d’être évidentes. J’aime la complexité mais ici, ça manque clairement de fluidité et de simplicité pour convaincre. Dommage.

05/05/2024 (modifier)
Par Spooky
Note: 3/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Doga of the Great Arch
Doga of the Great Arch

Une gamine des rues, vivant dans un monde coupé en deux, qui a la chance unique de découvrir un autre pays, en compagnie d'un noble au corps reconstitué soucieux de récupérer son royaume... En germes il y a beaucoup de choses dans cette série : une société inégalitaire, des ambiances surchauffées par le soleil, des créatures légendaires, des robots, des intrigues de Cour, du steampunk, un peu de baston... Le premier tome n'offre pas forcément de la surprise, entre choc des cultures et une jeune fille qui a dû jouer des coudes pour survivre et s'émerveille de la soudaine découverte du luxe et de technologies avancées... Mais pourtant on se laisse prendre au jeu, entre un prince naïf et généreux et l'énergie déployée par Doga, on ne s'ennuie franchement pas dans cette quête de Yote pour revenir chez lui... Le dessin de Toryumon Takeda, que je découvre pour l'occasion, est très agréable, mêlant poses typiquement manga et character design plutôt européen. Les décors et les costumes semblent eux aussi mêler plusieurs influences, occidentales et Asie centrale en tête. C'est plaisant. Voilà une série qui ne paye pas de mine, mais qui pourrait s'avérer franchement intéressante au final.

05/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série La Troisième Population
La Troisième Population

Si tu vas là-bas, toi aussi tu vas être fou ? - Ce tome contient un reportage complet par lui-même et indépendant de tout autre. Il s'agit d'une bande dessinée de 108 pages, parue pour la première fois en 2018, écrite par Aurélien Ducoudray, dessinée et mise en couleurs par Jeff Pourquié. L'ouvrage commence avec une introduction d'une page rédigée par Denys Robiliard, (ancien député, et rapporteur sur de la mission sur la santé mentale et l'avenir de la psychiatrie), puis une autre page rédigée par le docteur Jean-Louis Place (médecin directeur de la clinique psychiatrique de la Chesnaie). Un dessin d'enfant représente un père et son fils autour d'une table en bois dans le jardin, avec le chat non loin. Aurélien (Ducoudray) explique à son fils qu'il repart pendant une semaine avec tonton Jeff (Pourquié) à Blois dans une grande maison pour les fous. le garçon demande à son père si c'est parce qu'il est fou. Aurélien répond que non, qu'il va faire une bande dessinée sur des gens qui, à un moment dans leur vie, ont eu un petit quelque chose qui s'est cassé dans leur tête. le garçon s'inquiète de savoir si son père va devenir fou en allant là-bas. Jeff & Aurélien se rendent en voiture à La Chesnaie, s'inquiétant de savoir si le GPS est bien à jour tellement ils sont dans la cambrousse. Pendant qu'Aurélien conduit, Jeff lui fait un bref rappel de la création de l'établissement de la Chesnaie, de son mode de fonctionnement, sur la psychothérapie institutionnelle rompant avec les pratiques asilaires antérieures, tout ça tiré de wikipedia. Arrivés à destination, Jeff et Aurélien découvrent des bâtiments en bois, et entendent le son d'une chanson des Rolling Stones. Ils entrent dans ce qui ressemble à un bar et se font servir un café et un Coca. Plusieurs personnes leur adressent la parole de manière tout à fait normale. Une femme leur demande qui ils sont et les invite à la suivre pour une réunion afin de préparer l'apéritif du dimanche midi. Au bout des quelques échanges, une autre femme finit par leur demander qui ils sont et les dirigent vers Cathy, la secrétaire du Club. Une fois installés autour d'une table, Cathy énonce l'ordre du jour : les Olympiades, la fête interclubs, l'installation d'une borne internet pour le cyberespace, l'achat d'un barbecue ou d'une plancha, la mise aux normes des cuves à gaz et la demande de location pour l'un des appartements extérieurs à la Clinique, une demande de service civique et la réserve parlementaire du député. Elle leur explique qu'ils assistent à une réunion du Club, c'est-à-dire l'association Loi de 1901 qui sert d'interface entre l'intérieur (le monde de la clinique) et le monde extérieur, le public. Elle leur remet un flyer avec le programme des animations de la semaine. Une fois la réunion terminée, elle les emmène dans la salle à manger. Dans la première introduction, Denys Robiliard rappelle qu'une personne sur 4 est susceptible de développer une maladie mentale au cours de sa vie, et que cette bande dessinée a le mérite d'exister pour aider à faire connaître la maladie mentale, et pour présenter un établissement relevant de la psychothérapie institutionnelle. Dans la deuxième introduction, le docteur Jean-Louis Place attire l'attention du lecteur sur la particularité d'une institution sans mur d'enceinte. En y ajoutant la scène d'introduction, le lecteur a bien compris le projet de cette bande dessinée : un reportage dans l'établissement de la Chesnaie, par les 2 auteurs qui réalisent la bande dessinée. Ils se mettent en scène pour relater leur propre expérience de découverte de cet établissement, et en montrer des facettes de son fonctionnement, avec un regard de candide. En fonction des séquences, Jeff Pourquié utilise un mode représentation variable. Pour la plus grande partie de l'ouvrage, les séquences mettent en scène les 2 auteurs se rendant d'un endroit à un autre, rencontrant des moniteurs, des médecins, des patients, des visiteurs. L'artiste réalise des dessins descriptifs, avec un bon niveau de détails. Il détoure les formes d'un trait irrégulier, comme s'il s'agissait de dessins réalisés sur le vif, sans phase de reprise ultérieure pour peaufiner es traits, les rendre plus assurés, sans lisser les contours. Ce type de représentation a pour effet de conserver une forme de spontanéité aux dessins, et d'induire la sensation que la réalité n'est perçue que de manière imparfaite par l'individu, que son cerveau sélectionne et interprète les informations que lui font parvenir ses sens, à commencer par celui de la vue. Certain objets sont donc représentés avec une forte simplification, par exemple un vague emballage pas régulier pour un paquet de clopes, ou 2 vagues traits pour le corps d'un stylo bille. Ce mode de représentation suffit amplement pour que le lecteur reconnaisse sans doute possible le modèle de chaise en plastique bon marché sur la terrasse. Il n'exclut pas pour autant un niveau de détails plus élevés quand la scène le nécessite, comme la disposition des bacs à vaisselle pour la plonge, l'aménagement de la pharmacie de l'établissement, ou encore une vue du ciel de la disposition des bâtiments. Ce mode de représentation se marie bien avec des éléments visuels d'une autre nature, comme une exagération comique des postures dans une scène où les auteurs se retrouvent à courir, ou un glissement vers des images plus expressionnistes (par exemple page 86 sur la consommation de tabac). Jeff Pourquié réalise lui-même sa mise en couleurs, et il utilise majoritairement une seule teinte pour chaque séquence, variant d'une séquence à l'autre. Il réalise des mises en couleurs plus traditionnelles qui prennent alors une signification forte. La page d'ouverture commence avec ce qui semble être un dessin d'enfant colorié au feutre, mode de dessin qu'il reprend par la suite pour indiquer qu'il fait comme si ils avaient été réalisés par d'autres personnes que lui, en l'occurrence des patients dans un atelier BD. Il utilise également la couleur pour indiquer un état d'esprit, généralement celui d'un patient qui voit et interprète la réalité différemment d'une personne extérieure. Il fait ainsi preuve d'une délicatesse épatante, car la couleur indique une perception du monde avec plus de saveurs, sous-entendant que les patients ont une expérience de la vie plus riche que les individus qualifiés de sain d'esprit. L'approche retenue par les 2 auteurs est de nature naturaliste : le lecteur les suit dans toutes les pages à de rares exceptions près. Il n'y a que 3 dessins en pleine page qui présentent des patients (certainement avec une apparence physique modifiée pour respecter le secret médical) : Manuel (34 ans), Marielle (27 ans), Édouard (54 ans). Pour chacun d'eux, l'artiste les représente, ainsi qu'une esquisse de quelques-unes de leur représentation mentale en arrière-plan, avec des phylactères ou des cellules de texte reproduisant leur parole. Avec un à-propos pince-sans-rire, Aurélien Ducoudray lit l'article wikipedia sur la Chesnaie, à Jeff Pourquié, pendant qu'ils font le trajet en voiture. le lecteur s'informe ainsi en même temps des principales caractéristiques sur cette institution pratiquant la psychothérapie institutionnelle. Il y a ainsi 3 ou 4 passages au cours desquels les auteurs prennent une grande quantité d'information auprès d'un sachant, la dernière se produisant lorsqu'ils rencontrent Claude Jeangirard le créateur de la Chesnaie. Le reste du temps, Ducoudray & Pourquié rencontrent des individus en train d'accomplir leur mission au sein de la Chesnaie, ou des patients, le plus souvent les 2 en même temps. Dans ces séquences, la quantité d'informations délivrée est plus faible, et l'enjeu est plus de côtoyer les résidents de la Chesnaie, pour ressentir cette expérience comme l'ont ressentie les auteurs. Ce parti pris narratif dédramatise la découverte de l'établissement, des patients, des moniteurs et des médecins, évite tout effet voyeuriste puisqu'il s'agit plus d'observer la démarche des auteurs que de regarder fixement les patients ou les soignants, et reste à l'écart de toute tentation sensationnaliste. Les auteurs réussissent plutôt bien à rendre compte de la particularité de cet établissement (l'absence de barrière ou de clôture pour enfermer, avec son corollaire la liberté de circulation), de la dynamique de la psychothérapie institutionnelle (l'intégration de l'institution au traitement), avec comme effet que les patients et les moniteurs ne portent pas de signe distinctif. Comme l'explique l'un des personnels : du coup, il n'y a pas de différence visible entre les patients et les encadrants, ceux qu'on appelle dans notre jargon les moniteurs. Alors comme on ne sait pas qui est qui, eh bien ça force à se parler pour savoir. Et donc, ça crée du lien social ! Cette socialisation, c'est une des bases de la psychiatrie institutionnelle : créer une relation entre soignants et soignés, dans un lieu de soin qui est aussi un lieu de vie. Le lecteur passe donc d'une scène à l'autre, sans savoir ce qui l'attend dans la suivante, mais tout en restant dans un registre très banal, sans basculer dans l'explication, l'exposé ou la crise. Au détour d'une page, il peut se retrouver dans une réunion où il est question de savoir comment s'est passée la sortie pêche du week-end précédent, à marcher aux côtés d'un personnage pendant tout une page muette, à cloper pendant toute une page, à découvrir le couchage sortant de l'ordinaire des 2 auteurs, à assister à la distribution des médicaments, à découvrir 2 pages où les arrière-plans sont constitués de produits de marque de la grande distribution, à écouter Christine parler de sa passion pour les livres de la série Bennett d'Anthony Burckeridge (1912-2004), à assister à une partie de Dessiner c'est gagné. Les auteurs savent se montrer gentiment facétieux de temps à autre, la pauvre patiente sourde, muette, trisomique, analphabète et qui ne déchiffre pas le langage des signes devant dessiner une représentation de Caliméro. En fonction de ses attentes, il est possible qu'il regrette que le récit n'aille pas plus à fond dans le fonctionnement de l'institution (d'où vient le budget ?), dans les séances de psychothérapies (il y en a une), ou encore dans les théories psychothérapeutiques à l’œuvre. Même si là encore, les 3 pages de discours de Claude Jeangirard répondent pour partie à ses attentes. Cet ouvrage est d'un abord très facile, et de lecture très agréable car le lecteur a l'impression d'embarquer avec les auteurs et d'effectuer la découverte et l'acclimatation de la Chesnaie en même temps qu'eux, avec leur respect et leur attention. La narration visuelle est claire et vivante, et elle aussi très respectueuse de tous les individus rencontrés. Sur ce plan-là, l'ouvrage atteint son objectif de présenter une institution mettant en œuvre la psychothérapie institutionnelle, sans stigmatiser malades ou soignants, sans romantisme ou dramatisation artificiels, en rendant compte de l'originalité de l'établissement. La contrepartie de cette réussite est que le lecteur aurait bien aimé en découvrir plus qu'un tour d'horizon dressant un tableau par l'effet cumulatif de petites touches, peut-être sous la forme d'annexes plus académiques.

05/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Secret (LL de Mars)
Le Secret (LL de Mars)

Nous au moins, on participe, on fait notre part. - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. le premier tirage date de 2016. Il a entièrement été réalisé par L.L. de Mars : scénario, dessins, couleurs. Il contient 52 pages de bande dessinée. Deux oiseaux annoncent le titre du premier chapitre : nourrir les hommes. Deux employés de maison espionnent ce qui se passe dans la maison des patrons, l'un faisant remarquer à l'autre qu'il prend des risques. D'ailleurs Georges finit par se faire repérer par le propriétaire qui le met à la porte sur le champ. L'employé le supplie de le garder car ce boulot, c'est tout ce qu'il a. Philippe, le patron, revient sur sa décision et se retourne vers ses deux invités. Il demande à sa bonne de lui apporter une boîte rouge de la réserve. Les deux autres lui demandent s'il fait encore confiance à cette employée de maison. Philippe explique qu'il peut se méfier de tout le monde, mais que s'il liquide tout son personnel à la première pétouille, il ne va pas tarder à n'être entouré que par des larbins incompétents, et dont il n'aurait que plus de raison de se méfier. Marguerite indique à Georges que Monsieur lui a clairement dit qu'il ne voulait plus le voir fouiner. Marguerite tue Georges, puis va s'occuper du deuxième zozo sur les ordres de Monsieur. Ce dernier appelle Marcel pour le servir, en se demandant s'il est encore vivant. Marcel se présente mais il n'est pas très sûr de vouloir brûler les corps, car tant que ces deux-là restent à la surface il est sûr ne pas les rejoindre. Philippe le congédie et demande à Gilles s'il veut faire le boulot, et combien il veut. Gilles répond que qu'il ne sait pas trop : mille fois le salaire de Marcel ? Sans plaisanter, il ne sait pas pourquoi il aiderait Monsieur. Son fauteuil, oui à la limite, ça l'intéresserait, mais il a peur qu'il dévalue encore plus vite que son pognon. Philippe lui fait une autre proposition : si le pognon ne lui dit pas plus que ça, peut-être qu'il serait plus intéressé par un peu du secret ? Son interlocuteur accepte. le propriétaire demande à son ami présent de faire le guet, et le rassure car il sait ce qu'il fait. Si ces ahuris savaient ça, ils ne feraient jamais tourner les usines. Il remet un morceau de secret à Gilles, en lui indiquant qu'il comprendra vite comment ça marche, et de surtout de ne pas en parler avec ses potes. Gilles sort de la pièce et croise l'employé de maison Lothark à qui il remet quelques piécettes, tout en lui annonçant qu'il a été promu majordome. Lothark espère bien que maintenant que Gilles a été promu, il va peut-être pouvoir apprendre la générosité avec les copains. Marthe vient de se faire poser un nouveau nez, et vu le résultat insatisfaisant, elle se dit qu'il va lui falloir un nouveau chapeau. Elle voit arriver un monsieur qu'elle ne reconnaît pas : il s'agit de Gilles qui a été obligé de changer de tête, en rapport avec son nouveau job. Il lui demande d'aller chercher des pelles à la cave. Les employés discutent entre eux : il paraît que Georges s'est fait dessouder, peut-être qu'en haut ils n'ont plus besoin d'eux, parce que le secret les renforce de plus en plus. Entendant ça, un jeune garçon dit à sa petite sœur Betty que leurs parents sont fichus. S'il a déjà ne serait-ce qu'une seule bande dessinée de cet auteur, le lecteur sait qu'il s'apprête à vivre une expérience de lecture peu commune. Il rapproche la forme narrative à celle de Comment Betty vint au monde (2011) : des peintures assez lâchées, un lettrage irrégulier pour lequel il reste parfois les traits horizontaux dans les phylactères, ou des mots qui débordent des bulles, voire sont en dehors, des illustrations couvrant le spectre du figuratif à l'abstrait au point d'être incompréhensibles pour certaines quand elles sont détachées de la trame narrative, c'est-à-dire celles qui les jouxtent, ou le texte, sans oublier des propos tout en ellipse et en sous-entendu. S'il n'a jamais lu une seule BD de Mars, le lecteur se demande sur quoi il a bien pu tomber : un artiste qui semble composer ses planches à la va comme je te pousse, qui abuse de la licence artistique pour peindre comma ça lui chante sur le moment sans souci de cadrage, de composition ou d'intelligibilité. Bref : une véritable épreuve de lecture pour comprendre de quoi ça parle, pour rétablir des liens plus que distendus entre image et texte, d'une image à l'autre, pour déterminer ce que viennent faire des éléments visuels aussi incongrus qu'un plan masse cadastral, la photographie d'une installation industrielle de raffinage, des tampons d'animaux sur une portée verticale, des individus à tête d'animal, des pages jaunies d'un article avec illustration sur le puzzle de Graf. Alors, oui, il faut du temps de cerveau disponible, ainsi qu'un goût pour le jeu, pour effectuer une lecture participative. Sous réserve d'être prêt à cette interaction participative, le lecteur peut alors commencer à jouer. le titre et la couverture ne lui donnent aucune indication sur la nature du récit ou sur le thème, ni la citation extraite de l'ouvrage sur la quatrième de couverture : des hommes qui n'ont jamais rien monté ont, seuls, pu imaginer que nous manquerions un jour de monture. Il se lance alors dans l'inconnu. Il commence par découvrir le titre du chapitre 1 Nourrir les hommes, et constate à la fin qu'il n'y a que deux chapitres, le second étant intitulé Nourrir les bêtes. Difficile d'effectuer une supposition plausible sur la signification à attribuer au fait que ce titre soit énoncé par deux oiseaux. La deuxième page montre la silhouette de deux hommes dont le visage est effacé, dans des teintes rose et jaune, très joli. Les phylactères permettent de comprendre leur situation : deux employés de maison épiant leur maître. La page suivante demande un peu de temps pour saisir ce qui est montré : une paire de jambes avec une silhouette gribouillée au-dessus du bassin, et coupée au-dessus des épaules, une autre silhouette plus éthérée lui faisant face, avec un rapport de proportion étrange entre les deux, et trois cases en dessous, la dernière étant blanche, vide de tout. le lecteur tourne la page et comprend que la discussion se poursuit entre le propriétaire et ses invités, deux ou trois peut-être, sur le thème des employés de maison. Tout du long, le lecteur va ainsi jouer à expliciter en son for intérieur les liens logiques sous-entendus d'une case à l'autre, entre les images et le texte, tout en se demandant s'il ne fait pas fausse route, s'il a bien décodé l'intention de l'auteur. Il est possible que le lecteur soit hermétique à ce mode communication, et qu'il abandonne rapidement cette œuvre trop sibylline. Il comprend bien que c'est une volonté de l'auteur que de l'obliger à faire l'effort de comprendre. Il peut aussi considérer cette manière de faire comme une façon d'engager un dialogue. Les pages ont été créées et façonnées par l'auteur, mais elles sont bien évidemment incomplètes sans quelqu'un pour les lire, et chaque lecteur en fera une lecture différente. L.L. de Mars les rend ainsi sciemment polysémiques, intégrant dans sa façon de raconter qu'il y aura autant d'interprétations que de lecteurs, faisant en sorte de laisser la place à ce qu'apporte le lecteur à l’œuvre. Une fois son attention en éveil, le lecteur se rend compte que l'effort à fournir n'a rien d'insurmontable. En fait, l'auteur se montre plutôt prévenant. Pour commencer, il donne un nom au personnage principal et le répète assez régulièrement pour qu'il puisse être assimilé naturellement, et que le personnage soit identifiable à chaque apparition sans avoir à effectuer un enchaînement de quatre déductions hasardeuses. Disposant de cet ancrage humain dans le récit, le lecteur éprouve un ressenti émotionnel car il peut se projeter, même si Gilles change de tête en cours de récit, même si sa représentation est floue ou conceptuelle. Au bout d'une demi-douzaine de pages, il apparaît que la situation et la dynamique de l'histoire sont simples et accessibles. Gilles est un employé et par un concours de circonstance sortant de l'ordinaire, son employeur lui propose de lui confier une partie du secret. de page en page, le lecteur relève le registre de langage, ou plutôt le domaine qu'évoque certains mots ou expressions : patron, larbin, bonniche, incompétence, job, gosse de pauvres, usine, participation, fabriquer, machines. Même si les illustrations évoquent vaguement l'industrialisation de la fin du dix-neuvième siècle, il apparaît que le champ lexical évoque la lutte des classes, la domination de l'élite propriétaire sur les employés qui sont considérés comme du bétail, de la main d’œuvre bon marché, anonymes et remplaçables. le lecteur relève également les mots qui vont avec le principe du secret : confrérie, cérémonie, intronisation. Il se retrouve déstabilisé par le fait que ce secret n'est jamais explicité, semble une évidence visible de tous, mais remarquée que de l'élite. Finalement le fil rouge est facile à déceler et à appréhender, et le lecteur se rend compte qu'il tourne la page à chaque fois certain de découvrir des visuels inattendus, sans plus ressentir de crainte d'être perdu. En surface, il éprouve la sensation que l'artiste pratique une sorte d'illustration libre sans s'imposer de plan préétabli, en laissant libre cours à son inspiration du moment. Tiens, là, je vais passer en mode expressionniste total pour un effet barbouillis qui exprime la colère du patron. Tiens, là, ce personnage précis aura une tête de vache. Ici ce sera un crâne perché au sommet d'une colonne vertébrale mais plutôt sous forme de serpent que de succession d'os. Et maintenant passage à des contours peints, sans mise en couleurs, puis des contours aux crayons pour une case de la page suivante, avant de passer à l'encre traditionnelle dans la case du dessous. Etc. le lecteur peut trouver ça épuisant et vain, esthétisant dans le mauvais sens du terme. Il peut également y voir l'expression de la sensation ou de l'état d'esprit de l'artiste pour exprimer son ressenti à une situation du récit. Il ne se limite pas à composer un tableau par case en fonction de sa fantaisie, il établit également une continuité esthétique sur une page, une logique d'évolution dans une séquence, d'une séquence à l'autre. le lecteur saisit peut-être plus facilement avec le texte des phylactères : sous-entendus, ellipses, effets de style, association d'idées par un registre de vocabulaire, etc. Il se rend compte que l'artiste se livre exactement à ce même genre de jeu et de construction avec les images, ce qu'il représente et la manière dont il le représente. Mais il n'impose pas au lecteur une interprétation : il l'invite à formuler son interprétation. S'il ne joue pas le jeu, le lecteur se retrouve avec des visuels surprenants, souvent poétiques, tout en éprouvant une forme de distension, de manque de cohésion superficielle, mais celle-ci est bien présente en profondeur. Comme à son habitude, L.L. de Mars réalise une œuvre unique en son genre qui, de prime abord, semble défier l'entendement, un exercice intellectuel et esthétisant, artificiel et vain. Sous réserve qu'il ne soit pas allergique à cette forme de communication, le lecteur se rend vite compte que l'auteur est beaucoup plus prévenant à son endroit que ne le laisse supposer les apparences, et qu'il se lance dans une expérience sensorielle, s'apparentant à un dialogue avec l'auteur qui a fait en sorte qu'il puisse projeter ses idées, ses émotions, qu'il doive le faire pour qu'il se produise un partage de sens, pour trouver du signifiant parmi ces drôles de signes. Il peut alors savourer une histoire engagée et amusante, un point de vue critique et un humour singulier.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Malédiction de Gustave Babel
La Malédiction de Gustave Babel

Et puis l'hypnotiseur fut lâché sur le monde. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il est paru en 2017, écrit, dessiné, encré, mis en couleurs par Gess qui a également réalisé le lettrage. Il commence par une page dense d'introduction (intitulée La pinacothèque de Babel), écrite par Serge Lehman, avec qui Gess a collaboré en particulier sur les séries La Brigade Chimérique (avec Fabrice Colin) et L’œil de la nuit. La bande dessinée se déroule sur 195 pages. En 1925, en Argentine, un jeune garçon approche d'une belle demeure en passant par l'immense pelouse. Il toque à la porte, abat froidement celui qui vient lui ouvrir, avec une arme à feu, et s'enfuit en courant. Gustave Babel savait que ce jour viendrait car la Pieuvre n'abandonne jamais. Gisant allongé sur le sol, avec une tâche rouge s'élargissant sur sa poitrine, il s'étonne de ne pas avoir plus mal que ça. Il se rappelle la première fois qu'il a échappé à la Pieuvre : en juin 1913, alors qu'il se trouvait à proximité de Glasgow pour assassiner Paul Hughtington. En arrivant à l'adresse indiquée, il avait été accueilli par madame Hughtington qui lui avait appris que son mari était décédé 2 jours auparavant. Babel avait pris le chemin du retour, traversant la Manche à bord d'un paquebot où il lisait Les Fleurs du Mal (1857) de Charles Baudelaire. Sur le pont, il est abordé par Even le Flahec, un jeune garçon qui lui demande s'il ne veut pas épouser sa mère, plutôt que de les laisser retourner auprès d'un grand-père tyrannique et violent. Ayant débarqué au Havre, Gustave Babel prend le train pour rentrer à Paris. Il s'endort dans son compartiment face à une mère de famille et ses enfants. Il fait un rêve étrange envoûtant dans lequel il est en passe de se marier avec la mère d'Even. Puis il tombe à l'eau avec Even, il voit sa promise morte noyée glissant vers le fond. Il prend Even à bras le corps et le remonte à la surface. Il avise un radeau vers lequel il se dirige. Il s'agit en fait du lit de mort de Paul Hughtington sur lequel il repose. Ils le mettent à la baille et s'installe au milieu des bougies qui reposent sur le lit. Babel voit passer un paquebot au loin avec une femme qui ne le voit pas. Il se réveille en sursaut et se fait dénoncer par la mère de famille au contrôleur, parce qu'il tient entre ses mains Les fleurs du mal, un livre mis à l'index. de retour à Paris, Gustave Babel flâne dans les rues de Paris pour reprendre contact avec les commerçants de son quartier. Il entend la voix de son ami Cyprien Boule en train de donner un cours. Il va saluer Mado, une prostituée avec qui il a grandi pendant l'enfance, à qui il a donné le surnom de Filoche, elle-même le surnommant Tatave. Enfin, il arrive dans le quartier de la Pieuvre et se présente devant ses commanditaires : la Bouche, le Nez, l'Oeil et l'Oreille. Ils lui confient un nouvel assassinat à accomplir. Difficile de résister à l'attrait d'une bande dessinée bénéficiant d'une préface louangeuse de Serge Lehman, et réalisé par Gess, quand on a apprécié ses dessins un peu rugueux pour La brigade Chimérique, ou pour l'Oeil de la Nuit. S'il est coutumier de ces auteurs, le lecteur sait également qu'il devra se laisser emmener par la narration. Effectivement le premier chapitre a de quoi décontenancer. le personnage principal est mortellement touché dès la première page. le premier récit d'une mission de Babel est anti climatique car sa cible est déjà morte de mort naturelle. Pour couronner le tout, la séquence de rêves dure pendant 13 pages et lie de manière assez simple des éléments apparus dans les pages précédentes, comme si ce rêve était une déformation très premier degré de ce qui est arrivé à Gustave Babel. Dans ce premier chapitre, le plus étonnant réside dans la proposition d'Even le Flahec, d'épouser sa mère. L'histoire commence donc sur un double échec : la mort du personnage principal et son incapacité à mener à bien son assassinat, sans que cela ne relève de sa responsabilité ou de sa faute, ce qui est encore plus frustrant pour Babel et pour le lecteur. Dans la forme, l'auteur établit également des caractéristiques très fortes qui peuvent nécessiter un temps d'adaptation pour le lecteur. Chacun des 6 chapitres s'ouvre avec quelques vers, selon toute vraisemblance de la main de Gess, car rien n'indique le contraire. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut lire ces vers au premier degré, et ne pas forcément y trouver un grand intérêt, ou il peut s'imprégner des images et des associations qu'ils charrient, et qui trouvent un écho dans chacun des chapitres. Ensuite, le lecteur se rend compte que les bordures de pages sont comme tachées par la couleur dominante lors des séquences de rêves, puis lors des séquences de souvenirs, comme si le passé imprégnait littéralement les pages que touche le lecteur. Ce qui peut sembler un simple artifice au départ finit par produire son effet, l'ambiance de la séquence déteignant sur les pages, jusqu'à les tacher. Gess utilise également les couleurs, en choisissant un ton majeur pour chaque séquence, et en le déclinant en nuances, ce qui donne à chaque scène une forte identité. Enfin toutes les séquences prennent comme personnage central Gustave Babel, et s'accompagnent pour plus de la moitié de son monologue intérieur. Une fois qu'il s'est adapté aux caractéristiques de ce mode narratif, le lecteur prend conscience qu'il est puissamment immersif. Par exemple, passé le premier chapitre, il ne fait plus aucun doute dans son esprit, que Babel est le héros de cette histoire, au vu du sentiment qu'il éprouve pour lui, devenu totalement oublieux de son métier d'assassin pour une société du crime organisé. Avec la première page, le lecteur voit que Gess détoure les formes avec un trait de contour présentant des irrégularités : les traits qui devraient être droits (pour la bâtisse par exemple) ne le sont pas et donnent l'impression d'être vaguement tremblotés. de la même manière, les contours des aplats de noir donnent parfois l'impression de taches, d'ombres portées un peu vagues et légèrement exagérées. Ce choix produit un léger décalage par rapport à une représentation géométriquement exacte, induisant que la perception de certains éléments, ou de petits détails est passée par le prisme déformant de la conscience. le lecteur en acquiert la certitude avec la chevelure de Gustave Babel. Celui-ci porte régulièrement un couvre-chef, de type chapeau melon. Or quand il ne porte pas ses cheveux sont dressés au-dessus de son crâne, sur une dizaine de centimètres, chevelure que le chapeau ne peut en aucun cas contenir. le lecteur associe ces prises de liberté par rapport à la réalité à des licences artistiques de type poétique. Pour l'essentiel, le lecteur plonge dans un monde décrit dans le détail, avec des personnages faciles à identifier. de séquence en séquence, Gess prend le temps de représenter la façade de la riche demeure en Argentine, la campagne écossaise avec ses moutons, le pont supérieur du paquebot, la gare Saint Lazare, les rues de Paris parcourues par Babel à son retour, la chambre de Mado où elle reçoit les michetons, les couloirs de l'asile où se rend Babel pour un boulot, la chambre personnelle de Babel à la Ferme (établissement au calme du côté de Saint-Ouen, les rues du Caire, etc. Gess nourrit chaque endroit avec assez de détails pour que le lecteur puisse s'y projeter. L'artiste a effectué un excellent casting pour concevoir l'apparence de ses personnages, que ce soit le visage lunaire et la silhouette dégingandée de Gustave Babel, le corps émacié de Mado, le beau visage de Beau Parleur, le corps nerveux et le visage farouche d'Even, le visage souriant et ridé de mère Sautran, ou encore la silhouette menaçante de l'Hypnotiseur. Régulièrement, le lecteur est envoûté par une case ou par une prise de vue remarquables. La première séquence de rêve se déroule dans l'élément liquide, baignant dans une couleur violette pour une sensation onirique prenante. le lecteur ressent de plein fouet le sentiment d'abandon quand la dame sur le pont ne s'aperçoit pas de la présence de Gustave. le lecteur détaille avec plaisir les petites cases montrant les rues de Paris avec ses façades, ses commerces et ses habitants, lors du retour de Babel à Paris. Quelques pages plus loin, Gess le place dans une étrange position de voyeur alors que Mado est en train d'effectuer une passe. Il voit son corps assez maigre, et la position très étrange de Babel sous le lit, pour une séquence aussi plausible qu'inimaginable. Lorsque Babel marche dans les rues du Caire, le lecteur est saisi par une sensation de chaleur, et de tension, des tueurs se dissimulant dans la foule, aux relents d'Indiana Jones, une référence bien assimilée et utilisée au profit du récit. À nouveau, il faut peut-être quelques pages pour s'habituer aux spécificités de la narration visuelle de Gess, mais une fois l'adaptation faite, le charme de ses pages opère à plein. Avec la scène d'introduction et le premier contrat, le lecteur comprend qu'il a commencé un polar se déroulant au début du vingtième siècle, avec une reconstitution historique de bonne qualité. Avec le premier rêve, il ne sait pas trop sur quel pied danser. Avec l'arrivée à Paris, il comprend qu'il s'agit également d'un thriller dont il connaît déjà la fin, se déroulant dans le milieu du crime organisé. Avec le deuxième rêve, il ne sait plus trop quoi penser, car l'auteur installe un mystère relatif à la date du 24 février (on apprend plus tard l'année), ce qui va entraîner Gustave Babel dans une enquête. Avec la séquence de la passe de Mado, il se rend compte que Gess se place dans un registre réaliste, avec des individus contraints à une existence sordide, mais sans misérabilisme. Enfin il découvre qu'il y a un autre mystère : celui de l'identité de l'Hypnotiseur, et de sa relation passée avec Gustave Babel, dont les premiers indices se trouvent dans les rêves. Qu'il ait lu ou non l'introduction de Serge Lehman, le lecteur prend également conscience que ce récit comporte aussi une dimension ésotérique combinée avec une forme de réalisme magique. Il y a bien sûr le don extraordinaire de Babel pour les langues, ce qui renvoie directement à son nom (c'est-à-dire une référence biblique), mais aussi les rêves qui donnent l'impression que l'inconscient de Babel s'exprime de manière quasi intelligible. Il faut encore mentionner le nom des 4 individus qui donnent les ordres de la Pieuvre à Babel : la Bouche, le Nez, l'Oeil, l'Oreille, soit 4 des 5 sens. le lecteur est tenté d'ajouter encore l'impossibilité pour Babel d'accomplir ses assassinats, et la manifestation ponctuelle de spectres. Il remarque également que l'auteur utilise quelques motifs visuels récurrents comme les stèles funéraires, mais aussi les bougies apparaissant aussi bien dans les rêves que dans la réalité. Il incite ainsi le lecteur à jouer à trouver et à établir des correspondances. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y percevoir une dimension psychanalytique (peut-être que le prénom de Babel renvoie à celui de Jung ?), ainsi que des possibilités d'interprétations plus ésotériques. Il revient alors à l'introduction érudite de Serge Lehman pour y confronter ses impressions et profiter de son éclairage. Finalement la couverture ne dit pas grand-chose du récit, et le lecteur ne sait pas trop à quoi s'attendre. Il découvre une intrigue bien ficelée, des mystères intrigants, des dessins riches et puissants, un personnage attachant malgré sa profession, des personnages secondaires étonnants, des rêves pas si simplistes que le premier ne le laisse supposer. Il est vite happé par l'ambiance de chaque scène, par le monologue intérieur de Gustave Babel, par son histoire personnelle, par son drame, par les résonances existentielles avec ses propres états d'âme.

04/05/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Emma G. Wildford
Emma G. Wildford

Les géantes assassinées - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il est initialement paru en novembre 2017. Il s'agit d'un récit écrit par Zidrou (Benoît Drousie), dessiné et mis en couleurs par Édith (Édith Grattery). le premier est un scénariste de bande dessiné très prolifique, auteur aussi bien de séries pour la jeunesse comme Tamara avec Darasse, que de récits pour lecteurs plus âgés comme Natures mortes avec Oriol. Édith est une auteure de bande dessiné et une illustratrice prolifique, par exemple l'adaptation de Les Hauts du Hurlevent de Charlotte Brontë, ou des séries originales comme Basil & Victoria, ou les illustrations de la série Princesse Zélina. En 1920, deux femmes sont installées à l'ombre d'un arbre, dans une grande propriété, située en grande banlieue de Londres. Il s'agit d'Emma G. Wildford et de sa soeur Elizabeth qui est enceinte. La première compose et écrit un poème, la seconde lit. Incommodée par la forte chaleur, Emma se déshabille complètement et fait trempette dans le bassin aux nénuphars où nagent des carpes, essuyant quelques remarques de sa sœur choquée par un tel comportement. Un peu plus tard la servante Doris vient leur apporter les douceurs pour le goûter dont des desserts glacés Dame Blanche. Pendent qu'elles dégustent ces mets, Charles (le mari d'Elisabeth) revient de sa journée à la City où il est banquier. Il accepte bien volontiers de manger un peu de glace comme lui propose Emma. Il s'enquiert de la santé de sa femme qui est enceinte, puis il demande à Emma si elle a eu des nouvelles de son fiancée Roald Hodges junior, parti en expédition en Laponie. Emma répond par la négative et demande qu'il l'emmène dans sa voiture le lendemain, jusqu'à Londres. Lors du trajet, Emma admoneste Charles qui souhaite engager la conversation et lui rappelle la fois où il s'est permis des privautés mal venues, sur sa personne. À Londres, Charles la dépose à la librairie Orwell Book Shop où elle donne lecture de ses poèmes aux 3 personnes qui sont venues l'écouter. Après leur avoir donné des conseils bien sentis et personnalisés, elle se rend à la Royal Geographical Society où elle pénètre malgré la non mixité qui est de mise. Elle évoque l'expédition de son fiancé avec Lord Grosvenor, pour découvrir le tombeau de la déesse Dolla vénérée par les autochtones. Elle se fait rabrouer par Gordon Scott, sociétaire ayant lui-même exploré ces régions. Il évoque les ascendants de Roald Hodges qui ont tous trouvé la mort au cours d'expédition. Emma se souvient de ses adieux avec son fiancé sur le quai d'une gare. Elle retourne dans la résidence d'été de sa sœur et son mari. Lord Wildford (le père d'Emma & Elizabeth) se joint à eux pour le diner et évoque sa rencontre avec la romancière Agatha Christie (1890-1976). Au cours de la nuit, elle prend la décision de se lancer elle-même dans une expédition en suivant celle de son fiancé pour le retrouver. Dès sa prise en main de l'ouvrage, le lecteur est frappé par la qualité de sa finition. Il dispose d'un rabat qui se referme par-dessus la couverture, comme le rabat d'un journal intime. Au cours de sa lecture, il découvre insérés dans les pages, un facsimilé du billet d'Emma G. Wildford pour le navire qui l'emmène jusqu'au port de Bergen en Norvège, un facsimilé de la photographie de son fiancé, ainsi que la lettre dans son enveloppe, que Roald Hodges a écrit à Emma avant de partir. Ces artefacts n'apportent pas d'éléments supplémentaires au récit, mais il participe au plaisir d'ouvrir cet ouvrage au format soigné. le récit commence par une page consacrée à la chambre vide d'Emma. le lecteur note les contours tracés d'un trait fin, un peu tremblotant, comme s'il n'était pas très assuré, ainsi que la densité des informations visuelles. Les 6 pages suivantes sont consacrés à une prise de vue dont les plans partent d'une vue éloignée de la demeure, et se rapprochent de plus en plus des 2 sœurs. le lecteur sent la chaleur de l'été l'envelopper. Il constate l'immobilité des arbres et de la végétation. Édith n'a pas changé son mode de représentation, en particulier le détourage au trait fin et un peu lâche. Il n'en reste pas moins que ces images présentent une réelle dimension descriptive, et il se rend compte que les contours sont complétés par une mise en couleurs chaude et sophistiquée, transcrivant l'ambiance lumineuse propre à une après-midi d'été sous une chaleur harassante, ajoutant parfois des éléments représentés à la peinture directe, comme les carpes dans le bassin d'ornement. Au fil des séquences, le lecteur se projette avec plaisir dans les différents lieux où se rend Emma. Il ressent la tranquillité de la monotonie de la campagne anglaise pendant le trajet en voiture avec Charles, avec une légère brume de chaleur et un vert humide. Il laisse son regard errer sur les étagères qui croulent de volumes divers, tapissant l'intégralité de la librairie avec une lumière mordorée propice à la lecture. Il pénètre avec respect dans la vénérable institution de la Royal Geographical Society, constatant la richesse de son aménagement et de son ameublement. Il distingue la masse des navires au port, à demi effacés par la pluie et le brouillard, le jour de l'embarquement d'Emma, ce qui lui fait dire qu'elle a l'impression de faire ses adieux à un troupeau de parapluies. Il envie Emma de pouvoir avancer au pas sur un cheval au milieu de la toundra en Laponie, pour un spectacle grandiose des herbes déjà jaunies. Un peu plus tard, il aimerait bien participer à la bataille de boules de neige entre Emma et son guide Børge Hansen, par une belle lumière. Enfin, il observe l'étendue de mer gelée avec la tentation irrépressible de tester la résistance de la glace pour marcher dessus. Les dessins et les couleurs d'Édith tiennent la promesse implicite du récit, d'emmener le lecteur dans des endroits sauvages et de lui faire voir de beaux paysages. Édith applique le même mode de représentation pour les personnages. Chacun d'entre eux dispose d'une silhouette et d'un visage facilement identifiables. Emma G Wildford est une jeune femme à la silhouette plutôt fine, pas très grande, avec des cheveux mi-longs. Au fil de ses apparitions, le lecteur apprend à la connaître au travers de son langage corporel, avec des gestes très naturels, ni calculés, ni empruntés, une forme d'assurance qui ne s'exprime pas aux dépens de ses interlocuteurs. Elle ne joue pas le jeu de la séduction, elle se comporte normalement, sans jouer de sa féminité, mais sans la cacher, sans donner l'image d'une personne fragile, mais sans non plus vouloir s'imposer de manière masculine, sans entrer en compétition avec ses interlocuteurs. Par comparaison, sa sœur Elizabeth est porteuse de plus d'archétypes féminins, en particulier du fait des précautions qu'elle doit prendre en se déplaçant, étant déjà fort avancée dans sa grossesse. Dans la poignée de cases où elle apparaît Doris se conforme aux signes extérieurs attendus de la part d'une servante. Charles fait montre de l'assurance d'un individu disposant d'une belle aisance financière qu'il estime légitime car acquise par son travail. Børge Hansen se comporte comme un guide respectueux sans être servile, attentif à la personne qu'il accompagne sans la considérer comme inférieure ou ayant besoin d'une assistance particulière. Il se dégage une forme de bienveillance dans les relations interpersonnelles, malgré l'écart passé de Charles. Édith fait le nécessaire pour réaliser une reconstitution historique satisfaisante, qu'il s'agisse des tenues vestimentaires ou des modèles de mobilier, jusqu'à la forme des skis et les habits contre le froid. le lecteur se rend compte qu'il se laisse surprendre à plusieurs reprises par la beauté ou l'originalité d'un dessin qu'il peut considérer en dehors du contexte de la trame narrative : les carpes dans le bassin d'agrément, Emma allongée dans le bassin d'agrément recouverte par l'eau (une variation sur le tableau Ophélie, 1851-1852, de John Everett Millais, en page 9), la mise en scène sur fond blanc de la séparation sur le quai de la gare, l'étrange rêve mêlant bonhomme de neige et mère partie, ou encore les 2 pages à base de motifs de traditionnels de la culture Sami, la marche onirique sur la glace pour rejoindre l'îlot d'Ukonkivi. Ces séquences splendides apportent une richesse impressionnante au récit. Zidrou a choisi d'écrire une histoire s'inscrivant dans un contexte historique et géographique clairement identifié. Il s'appuie sur les dessins d'Édith pour le montrer, et insère également quelques références comme la relation de Lord Wildford avec Agatha Christie, la mention de Lord Olave Baden-Powell, d'un livre de Jack London ou encore de la Reine Victoria. La mention de cette dernière survient quand Emme G. Wildford indique aux sociétaires de la Royal Geographical Society qu'elle va à son tour se lancer dans une expédition, décision sortant de l'ordinaire par rapport à la place de la femme dans la société, sauf pour la Reine Victoria. Effectivement, le lecteur voit bien qu'Emma G. Wildford ne se conforme au comportement attendu pour une femme dans la société anglaise de l'époque. Sa sœur trouve inconvenant qu'elle puisse s'immerger nue dans le bassin d'ornement, au risque d'être vue par le jardinier. Son père refuse d'admettre qu'elle ait pu tomber amoureuse de Roald Hodges junior à l'âge de 13 ans. Elle brave l'interdiction d'entrée faite aux femmes à la Royal Geographical Society. C'est une auteure publiée. le lecteur peut envisager de classer ce récit parmi les ouvrages féministes puisqu'il raconte l'histoire d'une femme s'émancipant des règles que lui impose la société dans laquelle elle a vu le jour. Ce n'est pas un ouvrage militant pour autant. Emma G. Wildford est issue d'une famille aisée et dispose de finances suffisantes pour partir en expédition en Laponie. Elle n'a aucunement pour ambition de revendiquer une place différente pour la femme, ou de prendre la tête d'un mouvement de libération de la femme. Ce n'est pas une suffragette. Par contre, elle ne se sent pas tenue par les règles de bienséance implicites ou explicites Il s'agit d'une jeune femme bien décidée à expérimenter les plaisirs de la vie, comme les sentiments, l'émerveillement devant la beauté du monde, la sexualité sans en faire un défi, le plaisir de l'alcool de temps en temps. Elle souhaite disposer de sa liberté de mouvement au gré de ses envies, sans que cela ne relève d'une volonté délibérée de braver les interdits, sans non plus assumer la posture virile d'un homme. Grâce aux dessins, les actions d'Emma G. Wildford apparaissent comme des évidences naturelles. Zidrou glisse discrètement une raison d'ordre psychologique dans son comportement, avec l'absence de sa mère. Il insère également quelques scènes symboliques, comme celle du rêve mêlant la mère partie et le bonhomme de neige, le rôle de la déesse Dolla donnant le feu aux hommes, le carnet de poème d'Emma. L'écriture permet à Emma G. Wildford d'explorer un espace de liberté qui lui est socialement accessible. Alors qu'elle progresse dans son expédition en Laponie, son carnet tombe dans la neige et l'eau dilue l'encre, rendant les poèmes illisibles, comme s'ils étaient devenus inutiles à partir du moment où elle a pu explorer le monde réel à sa guise. Édith & Zidrou emmènent le lecteur aux côtés d'une jeune femme agréable et déterminée, sachant ce qu'elle veut, sans pour autant singer le comportement d'un homme ou obtenir ce qu'elle veut aux dépens des autres. L'artiste combine traits de contours légers et peinture directe pour une narration visuelle aérienne et séduisante, restant ancrée dans la réalité. Zidrou raconte une histoire simple en suivant une personne attachante, qui refuse d'être cantonnée à un rôle prédéterminé par des règles qu'elle n'a pas choisies.

04/05/2024 (modifier)