Auteurs et autrices / Interview de Lisa Mandel et Yasmine Bouagga

Lisa Mandel et Yasmine Bouagga, les co-fondatrices de la collection Sociorama et co-auteures de l’album « Les Nouvelles de la Jungle de Calais », ont accepté de nous rencontrer durant l’édition 2017 d’Angoulême. Un échange riche d’enseignements.

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Lisa Mandel et Yasmine Bouagga Lisa, Yasmine, vous êtes à l’origine de la collection Sociorama. Première question : pourquoi avez-vous créé cette collection ? Est-ce venu d’une rencontre ? Est-ce que c’est vous, Lisa, en lisant des thèses, qui vous êtes dit tout à coup « tiens ce serait bien de traduire ça en bande dessinée » ou au contraire vous, Yasmine, en voyant des bandes dessinées qui vous êtes dit « tiens, ce serait bien d’adapter des thèses en bande dessinée » ?
Y.B. : C’est plutôt ça qui s’est passé. Je faisais partie d’un groupe de sociologues qui aimions la bande dessinée et on avait souhaité faire des rencontres avec des auteurs de bandes dessinées qui parlaient de la société. Lors d’une de ces rencontres, nous avons découvert Lisa qui s’est dit : pourquoi ne pas travailler ensemble et faire une collection. C’est ainsi qu’est née cette idée de traduire des thèses sociologiques en bande dessinée.

Qu’est-ce qui vous a convaincu que c’était un bon sujet ?
L.M. : Les sujets qui sont abordés par les sociologues sont souvent extrêmement intéressants, extrêmement fouillés, mais aussi proches des gens. Il y a un travail de terrain réalisé sur la durée, parfois pendant plusieurs années. Ces sociologues prennent le temps d‘analyser leur sujet, puis ils retranscrivent « l’essence » même de leur enquête. Au final, on se retrouve avec quelque chose de très juste, qui a été réfléchi et en même temps qui est passionnant puisque ça traite de l’humain. Mais le problème rencontré par ces sociologues est qu’ils ne sont pas lus par un public très large. Ce sont souvent des études spécialisées alors que leurs histoires touchent tout le monde et s’adressent à tout le monde. La BD a permis de remettre leur travail d’enquête aux mains du grand public

Accéder à la BD Chantier interdit au public Justement vous parlez toutes les deux du fait que ça touche beaucoup de monde et c’est un fait. Mais, du coup, qu’est-ce qui ne pourrait pas rentrer dans Sociorama ? Parce que je me dis qu’on peut aborder n’importe quel sujet, à peu de chose près.
Y.B. : Oui, ce n’est pas vraiment le problème des sujets, c’est plutôt la question de la manière dont l’enquête est faite. On a choisi de s’appuyer sur des enquêtes de terrain avec beaucoup d’ethnographie, c’est-à-dire une immersion du sociologue dans un milieu d’étude sur une longue durée. Ce choix permet d’avoir dans le matériau de base -qui est la thèse- des personnages déjà développés, des événements précis et de pouvoir vraiment incarner des vérités sociales profondes et humaines. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi cette approche plutôt que des enquêtes quantitatives qui s’appuient sur des chiffres et qui par conséquent sont beaucoup plus difficiles à traduire en bande dessinée.

L.M. : Par ailleurs, de manière totalement subjective, on a décidé que ça devait être ici et maintenant. Donc on n’utilise que des enquêtes sociologiques qui sont contemporaines (à peu près, à dix ans près) et qui se passent en France ou dans un pays francophone proche. Ce choix, volontaire et assumé, nous permet de déterminer un cadre sinon c’était tellement vaste qu’on s’y perdait un petit peu.

Les bandes dessinées en elles-mêmes sont toujours des fictions, donc vous oubliez le côté thèse pour recréer quelque chose de fictif. Pourquoi avoir fait ce choix ?
Y.B. : En fait on a vu ce qui a pu être fait en tant qu’adaptation antérieurement et on s’était dit qu'on ne voulait pas faire de la sociologie illustrée, on veut que ce soit un album qui se lise comme un album de bande dessinée avec un récit qui emporte le lecteur. Donc il y a vraiment un choix narratif qui est particulier à cette collection. C’est effectivement une fiction mais on s’efforce qu’elle soit réaliste et vraisemblable par rapport aux données de l’enquête. C’est autour de ça qu’on a conçu l’identité de la collection.

Accéder à la BD La Fabrique pornographique Comment se construit ce type d’album et quel est le rôle des différents intervenants ?
Y.B. : On fait un gros travail d’accompagnement et l’auteur de bande dessinée travaille avec le sociologue. Cette transformation par la fiction est toujours contrôlée par le sociologue, par nous en tant que directrices de collection et par un comité scientifique composé de sociologues qui ont lu le travail d’enquête et qui s’assurent que le passage à la fiction permet de mettre en lumière les résultats de l’enquête sociologique et ne va pas les oublier, les effacer, les occulter mais au contraire les mettre dans la lumière. Car l’objectif final, c’est d’avoir ce retour au terrain par la fiction qui permet de mieux comprendre ce qu’a voulu dire le sociologue.

Souvent le ton dans ces bandes dessinées est très humoristique. C’est un choix volontaire ?
L.M. : A la base, déjà, on a choisi des auteurs complets, qui se réapproprient vraiment l’enquête. Et c’est vrai que l’humour est un paramètre qu’il nous a semblé important de glisser dans ces récits. Ces enquêtes peuvent être assez austères et déprimantes si on en rajoute une couche, je pense en particulier à Chantier interdit au public, alors heureusement que la dessinatrice a ajouté un peu de légèreté là-dedans ! Dans le cas contraire, je pense c’était juste impossible à lire tellement c’était dur. L’idée de la collection, c’est de cultiver les gens, pas de les faire culpabiliser ou de les faire déprimer le soir. L’humour est de ce fait un bon moyen de mettre un peu de distance avec le sujet tout en créant aussi de l’empathie avec les personnages.

Un extrait de La Fabrique pornographique Quand vous avez fait La Fabrique pornographique, vous êtes-vous auto-censurée sur certaines parties ou vous êtes-vous dit « bon, on y va franco » ?
L.M. : Je n’ai rien censuré. D’ailleurs c’était une obligation à mes yeux de montrer les scènes sexuelles, les scènes explicites, parce que justement c’est ça le porno, c’est cette espèce de désincarnation du sexe à l’écran. Il n’y a eu aucune censure. La vraie difficulté pour moi se situe au niveau des choix à faire parce que c’est un livre qui fait 160 pages alors que les thèses font 300 pages (écrit petit, en plus). Il faut forcément trier les informations et décider de ce qui est le plus important à raconter. On prend la conclusion de l’enquête et le point de vue du sociologue là-dessus et on décide l’objectif est là. Car l’objectif reste toujours le même : restituer fidèlement le travail réalisé par le sociologue selon son axe, en accord avec ses objectifs et ses conclusions.

Vous avez choisi d’user de deux traits différents dans La Fabrique pornographique. Pourquoi ?
L.M. : Parce que justement les personnes interrogées dans le porno jouent vraiment un rôle de composition pour le porno, un rôle qui est très cadré, très répétitif et qui est très normé. Donc j’ai choisi des scènes un peu cliché des films pornos et le côté réaliste et figé de mon trait « réaliste » correspondait bien avec le côté un peu désincarné du porno. A contrario, les autres passages illustrent des êtres vivants, qui respirent, qui parlent et un trait plus caricatural et plus vivant était donc parfait pour illustrer ces séquences. Ce passage d’un trait à un autre permet de montrer clairement la différence qu’il y a à être hors champ ou dans le champ de la caméra.

Accéder à la BD Les Nouvelles de la jungle (de Calais) On en vient maintenant à Les Nouvelles de la jungle (de Calais), dernier album en date sorti dans la collection et que vous co-signez. Ici la structure est totalement différente par rapport aux autres récits.
L.M. : En fait c’est vraiment une enquête de terrain de Yasmine. L’objectif a été de la restituer comme si on était allées la faire un carnet à la main.

Y.B. : Ce n’est pas une adaptation a posteriori d’une enquête déjà réalisée avec des résultats sociologiques à faire transparaître dans une BD, c’est vraiment une chronique au jour le jour d’une enquête en train de se faire, la construction d’un regard sur ce qui se passe, la compréhension progressive du lieu.

Quand on fait une enquête comme celle-là, est-ce que notre regard change ? Ou bien on part avec des a priori et finalement ils ne font que se confirmer ?
L.M. : Le regard change. Il y avait bien sûr des informations déjà reçues par différentes sources mais on n’avait pas tant d’a priori que ça je pense. Et puis forcément on découvre, et c’est comme ouvrir un oignon : au début il y a la peau et plus on creuse, plus ça fait pleurer. Le gros, on le perçoit tout de suite, on se le prend à la figure. Mais je pense qu’au fur et à mesure notre perception se nuance et s’affine. Le temps fait qu’on ne passe pas du tout au tout, mais par contre on affine, on se rend compte que tout n’est pas tout noir ou tout blanc et la nuance c’est vraiment quelque chose qui nécessite du temps. D’où la longueur des enquêtes sociologiques en général.

Un extrait de La Fabrique pornographique C’est paru en hors collection justement parce que la structure est différente ?
L.M. : Oui et si ça avait été complètement dans la collection on aurait pu nous reprocher que ce ne soit pas vraiment une enquête sociologique mais plus une enquête journalistique. Mais ce n’est ni l’un ni l’autre puisque c’est une enquête de terrain.

Une image qui vous reste de cette enquête ? La première chose qui vous vient à l’esprit ?
L.M. : Moi j’ai toujours la même, c’est celle des Iraniens qui s’étaient cousu la bouche. Je me suis retrouvée à dessiner avec eux à côté qui regardaient ce que je faisais et avec le prêtre qui récitait des prières. Ce moment-là il a été pour moi hyper surréaliste. Le fait de me retrouver là-dedans et d’être en France, de me demander « mais qu’est-ce que je fous là ? Dans une cabane en compagnie de gens qui ont la bouche cousue, dans un bidonville, dans la pluie, dans le froid, avec un prêtre belge qui récite un truc en anglais ». Pour moi, à cet instant on avait touché le summum de l’absurde.

Un extrait de La Fabrique pornographique Y.B. : Cette question elle est difficile parce qu’il y a des images qui sont fortes par rapport au vécu qu’on a eu. Il y a des moments qui ont été très intenses, comme par exemple au moment de la grande bagarre qui a été très choquante pour nous mais ce n’est pas forcément l’image qui en bande dessinée permet le mieux de comprendre ce qu’était le bidonville pour les personnes extérieures. C’est pour ça que c’est difficile de répondre. Une seule image peut susciter une vision caricaturale de la situation pour les personnes extérieures. Il y a, au contraire, chez moi une multiplicité d’images qui se superposent, un vécu assez fort.

A la fin du livre, vous avez réussi à prendre les points de vue de quasiment tout le monde. Mais lorsque l’on prend conscience de la complexité du problème, on en vient à désespérer de trouver une solution. Quel est votre avis sur la question ?
Y.B. : Ouvrons les frontières.

L.M. : Il y aurait une solution du point de vue français si la frontière était remise à Douvres comme elle était au départ. Ca ne règlerait pas le problème des réfugiés mais ça règlerait notre problème. En plus comme la loi anglaise dit que quand on a mis un pied sur le sol anglais et qu’on a fait une demande d’asile on ne peut pas être renvoyé… Là le problème c’est qu’il y a un petit bout d’Angleterre qui est en France et du coup quand ils y posent un pied ils peuvent dire « non, non, vous êtes encore en France ». Pour nous Français, ce serait ce qui règlerait les choses. D’un point de vue plus global, l’idéal ce serait de régler les conflits dans les pays où ils se trouvent, ce qui est sans doute illusoire. Et même ainsi, il y aura toujours une immigration économique.

Un extrait de La Fabrique pornographique Y.B. : Personnellement, je pense que c’est totalement utopique de dire que la paix dans le monde c’est la solution à ce problème. Mais par contre on a tout à fait les capacités en France et en Europe d’accueillir les réfugiés. En fait ça représente une proportion infime de la population européenne, même des migrations, et on est tout à fait capables de les accueillir dignement si on accepte de l’organiser. En fait, à Calais, il y a eu des politiques très contradictoires, à la fois à cause du problème de la frontière britannique et aussi parce que la France, par peur de l’appel d’air, a mis beaucoup de temps à accepter de mettre en place des dispositifs d’accueil, d’hébergement pour faire face à l’augmentation du nombre de réfugiés. Juste simplement accepter qu’il y a une crise dans le monde et que la France et l’Europe doivent prendre leur part de l’accueil des réfugiés, ce serait prendre acte d’une situation et éviter que des gens souffrent inutilement.

Pour l’avenir, il y a d’autres albums prévus dans la collection ?
L.M. : Oui, on est en train d’en finir deux qui vont sortir au printemps prochain. Un sur les coulisses d’une série télé française et un autre sur le milieu du sexisme en chirurgie.

Lisa, Yasmine, un grand merci pour le temps que vous venez de nous consacrer. Et encore bravo pour cette collection qui associe plaisir de lecture et matière à réflexion.
L.M. & Y.B. : Merci à vous.
Interview réalisée le 27/01/2017, par Mac Arthur et Little Miss Giggles.