Les interviews BD / Interview de Louise Joor

Présente aux dernières Utopiales de Nantes, Louise Joor, lauréate du prix BD 2014, était donc cette année présidente du jury BD.

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Louise Joor Bonjour Louise, comment en es-tu venue à la bande dessinée ?
Mon père était libraire spécialisé en BD pendant quinze ans à Bruxelles, j’ai donc grandi dans la bande dessinée. J’ai lu de tout très vite et j’ai toujours aimé ça. C’est tout de suite devenu une passion très importante dans ma vie, mais je n’envisageais pas de faire de la bande dessinée jusqu’à l’âge de quinze-seize ans. Mes parents ne m’ont pas freinée et m’ont même encouragée. J’ai fait l’école St Luc à Bruxelles, où le contact avec les autres étudiants a beaucoup nourri mon travail.

Kanopé est ta première publication. Tu y affiches clairement tes préoccupations écologiques.
Curieusement, c’est cela qui m’a permis d’être publiée. En sortant de St Luc, j’ai très vite monté des projets pour pouvoir les envoyer aux éditeurs et savoir ce qu’ils en pensaient. Mais rien ne passait, je recevais beaucoup de refus - et heureusement accompagnés de conseils, c’est cela qui m’a permis de continuer. C’est, entre autres, en discutant avec Grégoire Seguin de chez Delcourt, qui est devenu mon éditeur par la suite, où je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose qui me ressemble plus que ce que j’avais proposé jusqu’alors. Je faisais surtout des combinaisons de ce que j’avais déjà lu, donc je ne servais pas grand-chose de personnel. J’ignore si on peut dire que Kanopé est nouveau, mais au moins c’est plus proche de moi. Et comme l’histoire s’est développée autour de l’écologie, c’est ça qui a fait que ça a été publié.

Accéder à la BD Kanopé C’est une œuvre très personnelle, avec beaucoup de fraîcheur, mais paradoxalement, la fin est assez sombre et désenchantée.
Curieusement les avis sont partagés, et plusieurs personnes m’ont reproché d’avoir été trop optimiste !

Avec le récit central, on pourrait penser que c’est un album jeunesse mais avec un discours assez intelligent et adulte.
Je voulais que ce soit tous publics, que ce soit compréhensible pour un enfant de neuf ans. Il n’y a rien qui puisse choquer un enfant… Je ne l’ai pas vu comme quelque chose de positif ou négatif, mais plutôt comme quelque chose qui devait se passer. A partir du moment où j’ai créé les personnages, ils ont commencé à vivre d’eux-mêmes, et ce sont eux qui ont choisi la fin. Pour moi, cela ne pouvait pas finir autrement, c’est ce qui me semblait le plus logique par rapport à leurs caractères, leur vie, leurs choix.

A la fin quand tu dis « L’espèce humaine, ses chances de survie sont si faibles qu’elles pourraient tenir dans le creux de la main. » Il y a quand même un espoir, même si c’est plus un cri d’alarme...
Oui tout à fait. Quand on voit tout ce qui se passe aujourd’hui, nos chances tiennent réellement dans le creux d’une main. On fait de grandes généralités sur le climat, sur le réchauffement climatique et tout ça, mais quand on se renseigne vraiment sur le sujet, on se rend compte que l’espèce humaine n’existe pas depuis si longtemps que ça, par rapport à l’âge de la planète. Nos chances de survie sont très minimes par rapport aux autres espèces animales - qu’on entraîne avec nous en plus.

Une planche de Kanopé Il faudrait que tout le monde le comprenne, à commencer par nos dirigeants...
Il y a aussi un effet de masque, que ce soit politique ou publicitaire, qui fait que le danger semble atténué. Après c’est à nous citoyens d’aller un peu plus loin.

Cet album reste malgré tout optimiste malgré sa fin inquiète...
Je voulais montrer à quel point ce qui est autour de nous était beau et qu’il fallait le défendre.

Je trouve qu’il y a une image très forte, c’est celle du bison.
Oui un bison un peu surprenant dans la forêt amazonienne. J’avais envie qu’il y ait un animal dans l’histoire qui apporte une touche de bizarrerie, et en même temps qui fasse un peu miroir à l’héroïne de façon muette, c’était important pour moi. On peut y voir un clin d’œil à certains films de Miyazaki comme « Princesse Mononoké » avec ces esprits de la forêt...

A travers le regard de ce bison égaré dans la jungle, on devine une solitude que tu as très bien exprimée...
C’est curieux car selon les gens qui viennent me voir en dédicace ou ceux qui ont lu l’album, le bison a toujours une signification différente. C’est ouvert à l’interprétation, j’aime beaucoup ça.

Une planche de Kanopé Pour rebondir sur ce que tu disais par rapport à Miyazaki, on sent chez toi une influence franco-belge mais aussi une légère influence manga...
Oui comme je le disais, enfant je lisais de tout grâce à mon père libraire. Il y a eu par la suite l’arrivée du manga et je regardais énormément de dessins animés, tout cela a nourri mon travail et mon imaginaire. Avec Kanopé, j’ai essayé d’utiliser ce qui me plaît dans tous ces genres. La BD franco-belge est caractérisée par les plans larges, contrairement aux mangas qui privilégient les gros plans, pour faire ressortir la psychologie des personnages. Mon travail est un mix de ça.

C’est vrai qu’on retrouve dans Kanopé l’aspect écologique développé dans l’œuvre de Miyazaki.
C’est un de ses grands sujets, et si je devais avoir un maître, ça serait lui.

C’est l’anti-Disney ?
Oui en même temps Disney a fait des choses intéressantes aussi. Tous deux m’ont influencée. Mais il est vrai que certains films de Miyazaki sont juste parfaits. Ce que véhicule Miyazaki est quand même un peu différent de Disney, notamment en ce qui concerne les rapports homme-femme, la vision de la famille, etc. Les héroïnes de Disney n’ont rien à voir avec les héroïnes de Miyazaki. Non pas que l’un est meilleur que l’autre, mais c’est très différent.

Une planche de Kanopé J’ai vu que tu as fait également le scénario de Kanopé. Y prends-tu autant de plaisir qu’au dessin et envisages-tu de travailler avec un scénariste à l’avenir ?
Je ne suis pas contre cette idée, c’est juste que je n’ai pas eu vraiment de propositions. A partir du moment où on me propose une belle histoire que je ne serais pas capable de raconter moi-même, je serais ravie de la mettre en image. Pour Kanopé, j’ai fait le scénario, dessin et couleurs. J’aime beaucoup travailler seule aussi parce que j’aime bien être seul maître à bord au niveau des décisions, même si je ne suis pas toute seule réellement car j’ai mon compagnon qui fait de la BD, j’ai mon éditeur qui donne des conseils et ma famille à qui je montre mon travail. Ce qui me plaît, ce n’est pas tant le scénario mais plutôt le découpage, la phase où je mets en scène toute l’histoire, avant que le dessin ne soit fini et après le scénario. Le moment où les bulles et le dessin commencent à prendre forme. Le scénario ne me plaît pas en tant que tel parce qu’écrire est une partie assez difficile pour moi... Ce que je préfère c’est le processus de réalisation de la BD, même si elle n’est pas encore présentable, l’étape où l’histoire se fait jour, où les personnages se parlent pour la première fois, où les actions sont faites pour la première fois et où je n’ai plus qu’à faire la finition.

Comment envisages-tu ta carrière ? Est-il difficile de vivre de la BD ?
Je ne suis pas dans la BD depuis très longtemps, donc je n’ai pas le recul pour dire que c’est dur d’en vivre... Avec mon deuxième album j’ai obtenu un bon contrat qui me permet d’en vivre sans avoir à faire des petits boulots, ce qui est incroyable déjà... donc pour l’instant ça se passe bien, je ne sais pas comment cela évoluera dans les années qui viennent. Mais j’aimerais continuer parce que c’est ce que j’ai envie de faire, alors si je peux en vivre c’est parfait...

Une illustration de Neska du clan du lierre Quelles sont tes autres influences à part Miyazaki et la bd franco-belge ?
Quelques romans et beaucoup de films. Pour les films, ça peut être surtout du grand public, aventures, SF, d’où ma présence aux Utopiales... En littérature, j’ai lu pas mal de choses, des romans jeunesse quand j’étais jeune, mais la série et l’auteur qui me marquent beaucoup dans mon travail actuellement est Robin Hobb, qui fait de la fantasy, qui a fait plusieurs cycles dont « L’Assassin royal » et « les aventuriers de la mer »... Cette romancière m’a vraiment fait comprendre des choses au niveau des personnages et de la narration. Elle a beaucoup nourri mon travail et continue à le faire... Pour Kanopé, le dessin de Virginie Augustin dans « Alim le Tanneur » reste une de mes influences majeures. Lors de la conception de l’album, je devais éviter de consulter ses planches afin d’éviter de la copier. Sinon j’adore l’œuvre de Jeff Smith, qui a fait Bone notamment... Très très bonne série…

Je ne connais que le nom et rêve d’envie de le découvrir...
Bone est une BD en noir et blanc et rééditée en couleur par Delcourt mais je la préfère en noir et blanc. C’est pour moi la BD parfaite... Une dernière référence qui me surprend toujours, c’est Emile Bravo, qui fait « les épatantes aventures de Jules ». En fait j’aime beaucoup les BD jeunesse, quand c’est bien fait, on apprend énormément de choses, je suis très admirative du travail de ces auteurs. Il y a aussi la série Seuls. J’ai acheté le dernier épisode et j’ai déjà envie de savoir la suite. C’est très fort professionnellement parlant.

Dis-nous en plus sur ta dernière production.
Cela s’appelle « Neska du clan du lierre ». C’est l’histoire de petits hommes de la taille d’une phalange qui vivent dans la nature en harmonie avec des insectes. Il y a le peuple des scarabées, des coccinelles, des escargots, des guêpes. Mon héroïne a douze ans et fait partie du peuple escargot. Elle va grandir et vivre des aventures dans ce monde miniature.

Cela s’inscrit dans la lignée de Kanopé en fait ?
Totalement « nature », oui...

Merci et enchanté de faire ta connaissance.
Interview réalisée le 29/10/2015, par Blue Boy.