Jacques Fernandez est né à Alger quelques temps avant le décès d'Albert Camus.
Son album est paru en 2013 pour le centenaire de la naissance de Camus.
L'étranger est une fidèle adaptation du bouquin éponyme.
On aime les dessins gorgés de soleil de l'auteur et son adaptation fidèle du roman qui permet de ressentir l'ennui, l'indifférence du jeune Meursault (qui emprunte quelques traits à Camus lui-même !) face à un destin absurde où le hasard a peu de place, où seuls s'enchaînent les actes, ses actes, comme s'il avait pu, par son crime, enfin pu choisir sa destinée et sa fin programmée donner un sens à sa vie.
Tout comme le roman, l'album est divisé en deux parties : d'abord les jours ensoleillés que passe le jeune Meursault auprès de sa fiancée mais où déjà pointent son indifférence et son insensibilité.
[...] - Tu voudrais te marier avec moi ?
- Ça m'est égal, mais on pourrait, si tu veux ...
- Tu m'aimes ?
- Ça ne signifie rien, mais je ne t'aime sans doute pas.
- Pourquoi m'épouser alors ?
- Cela n'a aucune importance, mais si tu le désires nous pouvons nous marier. D'ailleurs, c'est toi qui le demandes.
Cette première partie se termine sur la plage lorsque Meursault sort un revolver et abat un "arabe" (nous sommes en 1942) au cours d'une vaine querelle sans grande importance.
Le second temps sera celui du procès bâclé et de la condamnation à mort de Meursault avec le célèbre : le condamné à mort aura la tête tranchée.
La personnalité de Meursault ne lui laisse aucune chance.
[...] - On vous dépeint comme étant d'un caractère taciturne et renfermé. Qu'en pensez-vous ?
- C'est que je n'ai jamais grand chose à dire, alors je me tais.
[...] - Plutôt que du regret véritable, j'éprouve un certain ennui.
Il n'était pas facile de mettre en images le texte de Camus, de donner corps au jeune Meursault indifférent au monde qui l'entoure mais cet album est une excellente occasion de se replonger dans la philosophie de Camus et d'approcher un peu l'absurdité de la condition humaine.
C'est le bouquin de Sophie Brocas (Le baiser) qui nous avait mis sur la piste de cette histoire incroyable : le procès du sculpteur Constantin Brancusi contre les États-Unis au sujet de droits de douane sur une de ses sculptures ...
Et c'est Arnaud Nebbache (illustrateur et professeur d'art) qui s'y colle pour retracer en images ce procès historique ...
On se passionne pour le débat ouvert par ce procès : qu'est-ce qui fait une œuvre d'art ? Son caractère unique (oui, mais il y a les moulages successifs), la main de l'artiste (oui, mais il y a un atelier de fonderie), le jugement des pairs (oui, mais il y a des réfractaires à un nouveau style), la beauté contemplée, le plaisir ressenti (oui, mais tout cela prête à interprétation) ...
Et puis c'est aussi une époque où art, artisanat et industrie se télescopent : outre Brancusi, c'est l'époque de Fernand Léger et d'Alexandre Calder par exemple.
On apprécie les croquis supposés de Marcel Duchamp que l'artiste dessine pendant le procès pour tenir informé son ami Brancusi resté à Paris : voilà un moyen astucieux pour retracer de façon vivante les débats de la justice.
Dans les années 1920, Marcel Duchamp organise à NY une exposition des sculptures de Brancusi.
À leur arrivée par bateau, les "objets" sont taxés par les douanes US comme "produits manufacturés".
L'une des sculptures, L'oiseau un moulage de bronze poli quasi abstrait, est prise comme pièce à conviction et s'ouvre alors en 1927 ce fameux procès pour lui faire reconnaître le statut d'œuvre d'art ...
Le dessin de Nebbache pourra dérouter au premier abord mais on reconnaîtra qu'il s'accorde plutôt bien avec son sujet : l'espace des œuvres d'art et le mouvement du sculpteur, ...
En bon professeur d'art, l'auteur prend d'ailleurs tout son temps pour imaginer et dessiner tout le long processus de création qui aura conduit l'artiste (le plus abstrait des sculpteurs figuratifs) à cette forme aboutie, qui ne ressemblait plus vraiment à un oiseau mais qui voulait saisir l'esprit du mouvement, l'envol de l'oiseau.
C'est un choix de scénario judicieux qui permet de mettre le lecteur dans les meilleures conditions pour apprécier tout le sens du procès qui va se dérouler.
Laissons finalement le dernier mot au juge Waite avec une sentence qui fera date dans l'histoire de l'art :
[...] Une école d’art dite moderne s'est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l’art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte.
Le lendemain du 26 novembre 1928, la presse US ironise : It's a bird !
Les belges Hermann Huppen et Yves H. travaillent en famille : papa est au dessin et le fiston au scénario pour nous raconter la triste et sombre histoire d'Old Pa Anderson.
Nous voici plongés, en 1952, dans l'état du Mississipi.
L'esclavage a été officiellement aboli mais remplacé dans les États du Sud par la ségrégation.
Ce n'est plus le Ku Klux Klan qui fait la loi comme autrefois mais pour autant, les noirs ne sont toujours pas chez eux et le racisme continue d'irriguer profondément la société étasunienne.
?? Dans la famille Huppen, je voudrais le père dont on aime le dessin sombre et poisseux qui convient particulièrement à ce roman noir, une sale histoire dans les états racistes du sud.
?? Dans la famille Huppen, je voudrais le fils dont on aime le scénario qui sait rester concentré sur l'essentiel : un drame sordide du passé et une vengeance tardive, tout cela ne peut que très mal se terminer, on est dans le Mississipi et ce sont encore les années 50.
Ce sont les années de la génération de nos parents, comment imaginer qu'aujourd'hui ce pays soit dégagé d'un passé si terrible et si récent ?
Le grand-père Old Pa Anderson est toujours rongé par la disparition de sa petite-fille, huit ans plus tôt et plus grand chose ne retient le vieux noir à la vie : sa chère Old Ma vient de s'éteindre dans leur lit, minée par le chagrin.
- Si j'avais fait quelque chose pour la p'tite, peut-être que l'Bon Dieu me l'aurait laissée encore un peu.
- Faire quoi ? ... Tu te serais surtout fait lyncher avant d'avoir parcouru la largeur d'un trottoir. Et Old Ma avec.
On n'est juste que des nègres du Mississipi.
Une révélation bien tardive va lancer Old Pa Anderson sur le sombre chemin de la vengeance.
Et si [le Mississippi règle ses affaires à sa façon], le vieux noir veut lui aussi régler ses comptes avec le passé.
Manu Larcenet met en bulles et en images La route, le roman culte de Cormac McCarthy qui avait obtenu le prix Pulitzer en 2007.
Un pari osé mais un album réussi et très fidèle à ce monument littéraire.
Manu Larcenet avait déjà lâché en 2009 une petite bombe dans le petit monde la BD avec Blast : exit les couleurs acryliques et rutilantes, Manu nous proposait quatre gros albums au noir & blanc éclatant, expressif et même lumineux. Déjà, c'était une histoire de SDF errant sur les routes.
Après avoir adapté Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel, il était somme toute assez logique que Manu Larcenet s'attaque au roman culte de Cormac McCarthy, qui avait déjà été porté sur écran en 2009 par John Hillcoat avec Viggo Mortensen.
De toute évidence, la noirceur du dessin de Larcenet était faite pour illustrer ce sombre récit post-apocalyptique.
La fin du monde a eu lieu. On ne sait pas trop comment et cela commence même déjà à dater, d'une bonne dizaine d'années. Quelques survivants, quelques moribonds, errent sous la pluie sur les routes couvertes de cendres, comme cet homme et son enfant. Ils vont vers le sud, cherchant un peu de nourriture, en évitant quelques misérables hordes sorties de Mad Max.
Un récit dans lequel il n'y a plus de noms, presque plus de mots, il n'y a que l'homme et le petit, une solitude insondable, plus personne à qui parler et le roman de McCarthy était avare de dialogues, rempli de silences et de non-dits.
Voilà qui laisse toute la place à Larcenet pour déployer son talent de metteur en scène et faire en sorte que le dessin devienne lui-même le récit - un beau challenge pour un bédéaste.
Sans cartouches de texte "off", sans bulles explicatives, c'est uniquement grâce à l'enchaînement des cases et à la force suggestive des dessins que le récit est retranscrit dans un noir et blanc sale et charbonneux à l'image de ce monde de cendres apocalyptiques, parfois teinté de sépia ou de teintes orangées.
Les rares phylactères jaillissent de cet univers pour mieux souligner les non-dits des rares dialogues entre l'homme et son petit.
Le génie de McCarthy c'est d'avoir écrit son bouquin avec une seule image, celle de cet homme et son petit sur la route avec leur caddie, une image qu'il nous repassait sans cesse, encore et encore. Mais quelle image puissante !
Une image qui lui a valu un Pulitzer, une image si pleine de sens désespéré, si lourde de terribles sous-entendus, qu'elle imprégnait durablement le lecteur et même tout le monde littéraire.
Une image dont s'est emparé avec brio Manu Larcenet dont les planches arrivent à nous faire partager le quotidien de ces deux êtres en perdition et ressentir les souffrances (et les trop rares joies) de ces corps amaigris.
En un peu plus de 150 pages, l'auteur prend tout le temps de développer fidèlement le roman avec ses scènes les plus notables : le coca, le revolver, le bunker... tout y est.
Le pari était osé, voire risqué, mais avec la réussite et la reconnaissance des lecteurs, le succès est au rendez-vous : l'album a déjà été réimprimé et cela dans plusieurs langues.
Larcenet avoue tout de même un regret : « Ne pas avoir pu remettre cet album à Cormac McCarthy lui-même. » puisque l'auteur américain est décédé en juin dernier.
À noter : les éditions Points (avec l'arrivée de Thomas Ragon transfuge de chez Dargaud) ont eu la bonne idée de ré-éditer le roman de McCarthy en version "collector" avec quelques planches illustrées tirées de la BD, histoire de doubler le plaisir avec la (re-)lecture du roman !
• On voit tout de suite ce qui a pu séduire Larcenet dans ce texte rapidement devenu mythique.
Le sombre récit de McCarthy laissait les rares et pauvres dialogues se dissoudre dans une prose puissante. Les planches en noir et blanc de la BD sont à la hauteur de la puissance du récit et les bulles y retranscrivent les rares dialogues presque mot pour mot.
• Un complément essentiel au livre où l'enfant prend toute sa place.
La fin du monde a eu lieu.
Quelques survivants, quelques moribonds, errent sous la pluie sur les routes couvertes de cendres, comme cet homme et son enfant.
Ils vont vers le sud, cherchant un peu de nourriture, en évitant quelques misérables hordes à la Mad Max.
[...] Il sera de quelle couleur l'océan ?
Et quelques planches plus loin :
[...] Je te demande pardon ... L'océan n'est pas bleu.
Erik Juszezak signe un album bigrement intéressant avec cet Erectus adapté d'un roman de Xavier Müller paru en 2018.
Le dénouement "ouvert" laisse présager d'épisodes à suivre (tout comme ce fut le cas pour les romans de Müller).
Un virus inconnu infecte les animaux et les fait régresser à un stade de l'évolution très antérieur.
Ainsi un éléphanteau d'un parc africain se métamorphose en gomphothérium, l'ancêtre de nos mammouths et éléphants, une bestiole qui vivait il y a plusieurs millions d'années et dont nos musées conservent quelques défenses et même squelettes.
Après différents animaux, le virus Kruger (du nom du parc africain) finit évidemment par se transmettre à l'homme : les victimes se retrouvent en Homo Erectus, notre ancêtre très futé qui s'est levé debout et a sans doute inventé le feu et les prémices du langage.
Notre société se retrouve vite partagée entre ceux qui voudraient apporter des "soins" à nos congénères, les partisans d'une incarcération en réserve et ceux d'une éradication plus définitive de ces monstres.
• On aime bien le soin apporté à la vraisemblance du scénario avec une mise en place progressive qui rappelle un peu celle de la série tv Zoo ou le film Le règne animal. Xavier Müller est un scientifique et peaufine la genèse de toute cette histoire.
• Le bouquin a été écrit en 2018 bien avant la pandémie de Covid mais l'album est plus récent. Ce qui explique sans doute que l'histoire se focalise un moment sur un mystérieux labo P4 d'où se serait échappé le fameux virus Kruger. Et depuis le Covid, on n'a plus trop envie de railler ces élucubrations.
• On apprécie aussi beaucoup le clin d’œil intelligent au zoo de Vincennes (où sont parqués les Erectus français), zoo qui de sinistre mémoire avait "accueilli" quelques étranges spécimens au temps béni des colonies : on se souvient du remarquable petit bouquin de Didier Daeninckx, Cannibale.
• On trouve sujet et scénario tout à fait passionnants mais l'adaptation, peut-être trop fidèle au bouquin original, manque de caractère : l'album a un goût de trop ou de trop peu et le dessin, clair et agréable mais très classique, manque un peu de punch ou de modernité.
On avait déjà apprécié Roger le dessinateur espagnol : c'était un polar, Jazz Maynard, assez violent, au dessin très moderne.
Des caractéristiques que l'on retrouve dans cet album Le Dieu-Fauve avec un scénario de Fabien Vehlmann.
• On apprécie le dessin très moderne (habituellement on n'est pas trop fan) rehaussé d'une mise en page très dynamique, presque agressive, et tout cela convient parfaitement à cette histoire.
• On aime bien le scénario de Vehlmann qui nous plonge dans des temps inconnus où quelques clans survivent sur Terre avant qu'un cataclysme ne vienne rebattre les cartes.
Le montage est assez original en plusieurs chapitres : chacun d'eux se focalise sur l'un des personnages de l'histoire pour une conclusion assez inattendue, avant le chapitre suivant.
Chaque partie nous dévoile un peu plus des dessous cachés de l'intrigue et remet en cause les apparences des volets précédents.
• De cet album exsudent violence et chagrin. Le chagrin des soumis qui attendent que sonne l'heure de leur vengeance, quand la violence sera la leur et non plus seulement celle de leurs maîtres.
Dans des temps inconnus, quelques clans survivent sur Terre avant qu'un cataclysme ne vienne rebattre les cartes et bouleverser les hiérarchies établies jusqu'ici entre maîtres et esclaves.
Dans ce monde, il est d'usage de dresser des singes pour en faire de redoutables combattants.
Sans-Voix est l'un d'eux. Il est appelé à devenir un Dieu-Fauve.
[...] Je l'ai dressé à devenir une arme divine, Altesse.
Et il m'a fallu pour cela faire grandir en lui une colère et une souffrance qu'il vous serait difficile d'imaginer...
[...] L’élève qui dépasse le maître... Voilà qui est dans l’ordre des choses. C’est une bonne mort.
[...] La coutume affirme en effet que parmi ces prédateurs se cache parfois un Dieu-Fauve : l'incarnation sur Terre du seigneur de la violence.
La coqueluche des arènes apportant à son propriétaire honneur, gloire et fortune. Parfois même un retour en grâce au sein de l'Empire.
Après le succès du Monde sans fin, voici Capital & Idéologie, cuisiné selon la même recette : sur le fond, la réflexion et la caution d'une grosse tête d'intellectuel progressiste (après Jancovici sur les énergies, ce sera le tour de Thomas Piketty sur l'économie) et sur la forme, le travail lumineux de celles et ceux qui ont un don magique pour vulgariser les sujets les plus complexes (ce sera Claire Alet, journaliste et documentariste, elle travaille au magazine Alternatives économiques).
Benjamin Adam a mis ses talents d'illustrateur et de graphiste au service des deux économistes.
Bref, il y a là tous les bons ingrédients et une bonne recette : le résultat est évidemment à la hauteur !
• On ne peut qu'applaudir des deux mains à ce travail de vulgarisation et de mise en scène du livre de Thomas Piketty : c'est un remarquable travail qui donne à tous les clés d'accès indispensables. Cet ouvrage lumineux est éclairant ! Une lecture obligatoire pour mieux maîtriser les débats économiques !
• Certains raccourcis historiques sont saisissants : les indemnisations des privilèges de la noblesse et du clergé, plus tard de l'esclavage aboli, l'analyse (je cite) du retournement du clivage éducatif, la fameuse courbe de l'éléphant, ... tout cela élève le débat (et le lecteur) à des hauteurs insoupçonnées.
• On apprécie le dernier chapitre qui donne quelques clés pour faire évoluer le capitalisme et l'Europe : contrairement au plaidoyer nucléaire de Jancovici (qui s'avérait peu convaincant), les propositions de Piketty sont captivantes et éclairantes.
L'album :
L'album est un véritable cours d'Histoire de l'économie occidentale au travers de l'évolution de toute une famille : l'arbre généalogique court de 1789 jusqu'à aujourd'hui.
L'abolition (et l'indemnisation) des privilèges à la Révolution, l'abolition (et l'indemnisation) de l'esclavage, le temps béni des colonies, la naissance des impôts modernes, l'évolution de la propriété, les guerres bien sûr (Sécession, 1914, 1940), la Grande Dépression, le New Deal, Keynes, les Trente Glorieuses, la crise de la dette et l'inflation, c'est toute notre histoire occidentale qui est revisitée à travers le prisme de celle du capitalisme.
Aurélien Ducoudray met son expérience de journaliste au service de ses scénarios : la Bosnie, la Tchétchénie, ... et ici la Chine profonde.
Et c'est Fred Druart qui est aux pinceaux de ce "polar documentaire" : Les âmes noires.
• On aime beaucoup le sujet dont se sont inspirés Ducoudray et Druart.
L'idée est curieuse mais idéale pour les curieux.
Leur récit est basé sur un documentaire (de 2008) du cinéaste chinois Wang Bing : L'argent du charbon.
Ne gardant que l'essentiel, Ducoudray a épuré scénario et dialogues jusqu'à l'os, exactement comme il convient dans cette région sèche et pauvre où il ne fait pas bon vivre.
• Au diapason, Druart illustre cette courte histoire avec un dessin nerveux et délibérément "sale" qui fait ressortir le côté terreux et pierreux des paysages.
Nous sommes au fin fond de la Chine du nord, dans une région minière reculée, sans doute la province de Shanxi près de la Mongolie.
Entre la gigantesque mine de charbon et les usines ou les ports, une noria de vieux camions bringuebalants sillonnent une mauvaise route. Dans ces régions arides, pauvres et désolées, l'or noir est l'objet de toutes les convoitises et de tous les trafics.
Yuan est chauffeur de camion sur cette route du salaire de la peur, mais un salaire de misère.
Son camion, c'est ce qui les nourrit, lui, sa femme et sa fille.
[...] - Assieds-toi, tu veux jouer ?
- Tu joues quoi ?
- Ton camion.
- Contre ?
- Mon commerce ?
[avec les dés en main] - Ils sont truqués ?
- Bien sûr. Tous les dés sont truqués ...
On doit rien laisser au hasard dans la vie, ça serait bien trop dangereux.
Cet album dresse un véritable panorama autour de celles et ceux qui œuvraient dans les coulisses du pouvoir, après-guerre. On y révise l'Histoire d'une France gaulliste pas toujours très reluisante, celle des années 50 et 60.
Il s'agit d'une “intégrale” qui regroupe les 4 tomes précédemment sortis (en 2016) sous le titre “Les années rouge et noir”, une bande dessinée librement inspirée d'un roman éponyme de Gérard Delteil (2014).
Didier Convard et Pierre Boisserie sont au scénario, Stéphane Douay au dessin.
Un album qui fait bien sûr écho à celui d'Etienne Davodeau et Benoît Collombat : Cher pays de notre enfance (2015).
Le scénario va faire se croiser les destinées de plusieurs personnages imaginaires : Aimé Bacchelli, un futur ex-collabo intriguant dans l'ombre, Agnès Laborde, une jeune résistante engagée chez les gaullistes, Alain Véron, le frère d'un militant communiste qui a été exécuté, et Simone Baroux, future journaliste.
De quoi balayer un large panorama de la reconstruction après-guerre de la France.
Certains de ces personnages “imaginaires” sont inspirés de la vraie vie : le parcours d'Aimé Bacchelli ressemble à celui de Georges Albertini, Simone Baroux pourrait être l'avatar de Françoise Giroud, ...
On rencontrera également des personnages de la vraie vie sous leurs vrais noms comme René Bousquet, le patron de la police vichyste ou Hélène Lazareff, la journaliste qui fonda le magazine Elle.
Et outre le Général, d'autres personnages plus ou moins brillants de notre République : George Pompidou, Marie-France Garaud, Pierre Juillet, Charles Pasqua, ...
Ce sont les années de la création du SAC et de ses barbouzes, quand l'ombre du général plane sur le pays.
Le canevas :
Cette Histoire de France commence à la veille de la Libération. À Paris, ça sent le roussi pour les allemands et les vichystes. Et les manœuvres ont commencé autour des fiches perforées utilisées pour recenser les juifs, les communistes ou qui l'on veut. C'est de ce fichier que naîtront plus tard notre recensement INSEE et notre fameux numéro de sécu.
[...] Je comprends. D'après ce que m'a dit Bacchelli, ces fiches représentent un moyen de pression et donc une arme redoutable pour qui les détient, c'est ça ?
[...] Il faut jouer avec les cartes que l'on a en main. À propos de cartes, il se trouve que ...
Fil rouge de ce thriller politique, ces fiches mécanographiques (c'était avant l'informatique) sont un véritable enjeu dans les comptes qui vont se régler entre vrai-faux collabos et faux-vrais résistants, tout au long de la France gaulliste, jusqu'à l'arrivée de Giscard d'Estaing et Jacques Chirac qui ferment le ban de ces années gaulliennes.
On aime le côté très politique de ce récit : on y retrouve la plupart des événements qui ont marqué le pays depuis les années 50 jusqu'en 1974. C'est une véritable leçon d'Histoire qui donne envie de (re)lire le roman de Gérard Delteil.
On apprécie le récit fait des parcours entrecroisés des quatre personnages principaux. Chacun tente de jouer avec les cartes (mécanographiques ou pas !) qu'il a en main et on se prend au jeu.
Le dessin reste très simple pour laisser toute la place au récit, à peine teinté de sépia pour mieux dater le contexte rétro.
Polar celtique et familial à l'époque où bientôt les 'méga marées' repousseront les habitants loin du rivage. Avec de beaux dessins d'architecture 'brutaliste'.
On ne connaissait pas encore Iwan Lépingle qui signe le scénario et les dessins de cet album : Submersion publié chez Sarbacane.
Un autodidacte qui a commencé sa carrière chez les Humanoïdes Associés et qui est surtout un amateur de grands espaces et de voyages.
Cette fois il ne nous emmène pas très loin, tout au nord de l'Écosse mais à une époque (vers 2045) où les marées géantes auront commencé à noyer les côtes.
Quelques bonnes raisons de découvrir cet album ?
Pour l'ambiance de ce petit polar celtique dans un décor qui paraît presque normal. Presque.
Si le scénario évoque bien des 'méga marées', ce n'est pourtant pas un récit post-apocalyptique, encore moins un film catastrophe. De temps à autre apparaît ici ou là, un bâtiment déserté, une zone inondée, des bungalows que l'on recule un peu plus loin, des pêcheurs qui sont devenus cultivateurs d'algues, ... Bref, les changements futurs qui nous attendent sûrement, patiemment et sans esbroufe.
Pour le dessin qui s'apparente à la ligne claire franco-belge avec des aplats de couleurs aux teintes orangées, aux ombres bleutées. Des personnages dont les visages sont parfois taillés au couteau. Et puis surtout ces bâtiments, cette architecture brutaliste (c'est à la mode en ce moment !), ces belles perspectives fuyantes (Iwan Lépingle dessine tout cela sans assistance logiciel).
Pour l'intrigue enfin de cet agréable roman policier qui fait la part belle aux histoires de famille.
Non loin d'Inverness, il y a là les trois frères Calloway.
En fait, il n'en reste plus que deux : Wyatt, le plus jeune, c'est tué en voiture il y a 6 mois sur une grande ligne droite, peut-être après avoir bu une pinte de trop.
Badger et Travis ont un peu de mal à s'en remettre, Travis est persuadé que ce n'était pas un banal accident.
Il y a là aussi Jenny, la femme de Wyatt, et leur fils Kyle.
Et puis un black, Joseph, un garagiste à la réputation de ... garagiste, donc pas très apprécié de ses clients.
Lors d'une soirée chez des amis, "Travis a entendu le petit truc qu'il attendait, la petite info qu'il lui fallait pour démarrer la machine à embrouilles".
Vers 2045, la mer a repoussé les habitants loin du rivage. La pêche ne donne plus rien et il faut se contenter de cultiver et ramasser des algues. Il faut rehausser régulièrement les digues et déménager les baraquements toujours plus loin.
[...] La mer nous a poussés loin du rivage. Nous lui avons abandonné nos maisons. Nous avons vidé les lieux. Quand elle a monté et monté encore, elle a léché les murs qui nous avaient vu grandir. Elle les a grignotés méthodiquement, comme une bête affamée qui serait venue se délecter de nos vies d'avant et les engloutir à jamais.
Travis reste accroché obstinément au passé : il n'arrive pas à faire le deuil de son frère Wyatt, tout comme il n'arrive pas à s'habituer à la nouvelle vie que la mer envahissante impose aux habitants, à un littoral qui devient inhabitable, recule d'année en année et redevient sauvage.
Travis s'emporte un peu trop rapidement, mais ne dit-on pas que ce n'est qu'après la colère que vient l'acceptation ?
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Jacques Fernandez est né à Alger quelques temps avant le décès d'Albert Camus. Son album est paru en 2013 pour le centenaire de la naissance de Camus. L'étranger est une fidèle adaptation du bouquin éponyme. On aime les dessins gorgés de soleil de l'auteur et son adaptation fidèle du roman qui permet de ressentir l'ennui, l'indifférence du jeune Meursault (qui emprunte quelques traits à Camus lui-même !) face à un destin absurde où le hasard a peu de place, où seuls s'enchaînent les actes, ses actes, comme s'il avait pu, par son crime, enfin pu choisir sa destinée et sa fin programmée donner un sens à sa vie. Tout comme le roman, l'album est divisé en deux parties : d'abord les jours ensoleillés que passe le jeune Meursault auprès de sa fiancée mais où déjà pointent son indifférence et son insensibilité. [...] - Tu voudrais te marier avec moi ? - Ça m'est égal, mais on pourrait, si tu veux ... - Tu m'aimes ? - Ça ne signifie rien, mais je ne t'aime sans doute pas. - Pourquoi m'épouser alors ? - Cela n'a aucune importance, mais si tu le désires nous pouvons nous marier. D'ailleurs, c'est toi qui le demandes. Cette première partie se termine sur la plage lorsque Meursault sort un revolver et abat un "arabe" (nous sommes en 1942) au cours d'une vaine querelle sans grande importance. Le second temps sera celui du procès bâclé et de la condamnation à mort de Meursault avec le célèbre : le condamné à mort aura la tête tranchée. La personnalité de Meursault ne lui laisse aucune chance. [...] - On vous dépeint comme étant d'un caractère taciturne et renfermé. Qu'en pensez-vous ? - C'est que je n'ai jamais grand chose à dire, alors je me tais. [...] - Plutôt que du regret véritable, j'éprouve un certain ennui. Il n'était pas facile de mettre en images le texte de Camus, de donner corps au jeune Meursault indifférent au monde qui l'entoure mais cet album est une excellente occasion de se replonger dans la philosophie de Camus et d'approcher un peu l'absurdité de la condition humaine.
Brancusi contre États-Unis
C'est le bouquin de Sophie Brocas (Le baiser) qui nous avait mis sur la piste de cette histoire incroyable : le procès du sculpteur Constantin Brancusi contre les États-Unis au sujet de droits de douane sur une de ses sculptures ... Et c'est Arnaud Nebbache (illustrateur et professeur d'art) qui s'y colle pour retracer en images ce procès historique ... On se passionne pour le débat ouvert par ce procès : qu'est-ce qui fait une œuvre d'art ? Son caractère unique (oui, mais il y a les moulages successifs), la main de l'artiste (oui, mais il y a un atelier de fonderie), le jugement des pairs (oui, mais il y a des réfractaires à un nouveau style), la beauté contemplée, le plaisir ressenti (oui, mais tout cela prête à interprétation) ... Et puis c'est aussi une époque où art, artisanat et industrie se télescopent : outre Brancusi, c'est l'époque de Fernand Léger et d'Alexandre Calder par exemple. On apprécie les croquis supposés de Marcel Duchamp que l'artiste dessine pendant le procès pour tenir informé son ami Brancusi resté à Paris : voilà un moyen astucieux pour retracer de façon vivante les débats de la justice. Dans les années 1920, Marcel Duchamp organise à NY une exposition des sculptures de Brancusi. À leur arrivée par bateau, les "objets" sont taxés par les douanes US comme "produits manufacturés". L'une des sculptures, L'oiseau un moulage de bronze poli quasi abstrait, est prise comme pièce à conviction et s'ouvre alors en 1927 ce fameux procès pour lui faire reconnaître le statut d'œuvre d'art ... Le dessin de Nebbache pourra dérouter au premier abord mais on reconnaîtra qu'il s'accorde plutôt bien avec son sujet : l'espace des œuvres d'art et le mouvement du sculpteur, ... En bon professeur d'art, l'auteur prend d'ailleurs tout son temps pour imaginer et dessiner tout le long processus de création qui aura conduit l'artiste (le plus abstrait des sculpteurs figuratifs) à cette forme aboutie, qui ne ressemblait plus vraiment à un oiseau mais qui voulait saisir l'esprit du mouvement, l'envol de l'oiseau. C'est un choix de scénario judicieux qui permet de mettre le lecteur dans les meilleures conditions pour apprécier tout le sens du procès qui va se dérouler. Laissons finalement le dernier mot au juge Waite avec une sentence qui fera date dans l'histoire de l'art : [...] Une école d’art dite moderne s'est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l’art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte. Le lendemain du 26 novembre 1928, la presse US ironise : It's a bird !
Old Pa Anderson
Les belges Hermann Huppen et Yves H. travaillent en famille : papa est au dessin et le fiston au scénario pour nous raconter la triste et sombre histoire d'Old Pa Anderson. Nous voici plongés, en 1952, dans l'état du Mississipi. L'esclavage a été officiellement aboli mais remplacé dans les États du Sud par la ségrégation. Ce n'est plus le Ku Klux Klan qui fait la loi comme autrefois mais pour autant, les noirs ne sont toujours pas chez eux et le racisme continue d'irriguer profondément la société étasunienne. ?? Dans la famille Huppen, je voudrais le père dont on aime le dessin sombre et poisseux qui convient particulièrement à ce roman noir, une sale histoire dans les états racistes du sud. ?? Dans la famille Huppen, je voudrais le fils dont on aime le scénario qui sait rester concentré sur l'essentiel : un drame sordide du passé et une vengeance tardive, tout cela ne peut que très mal se terminer, on est dans le Mississipi et ce sont encore les années 50. Ce sont les années de la génération de nos parents, comment imaginer qu'aujourd'hui ce pays soit dégagé d'un passé si terrible et si récent ? Le grand-père Old Pa Anderson est toujours rongé par la disparition de sa petite-fille, huit ans plus tôt et plus grand chose ne retient le vieux noir à la vie : sa chère Old Ma vient de s'éteindre dans leur lit, minée par le chagrin. - Si j'avais fait quelque chose pour la p'tite, peut-être que l'Bon Dieu me l'aurait laissée encore un peu. - Faire quoi ? ... Tu te serais surtout fait lyncher avant d'avoir parcouru la largeur d'un trottoir. Et Old Ma avec. On n'est juste que des nègres du Mississipi. Une révélation bien tardive va lancer Old Pa Anderson sur le sombre chemin de la vengeance. Et si [le Mississippi règle ses affaires à sa façon], le vieux noir veut lui aussi régler ses comptes avec le passé.
La Route
Manu Larcenet met en bulles et en images La route, le roman culte de Cormac McCarthy qui avait obtenu le prix Pulitzer en 2007. Un pari osé mais un album réussi et très fidèle à ce monument littéraire. Manu Larcenet avait déjà lâché en 2009 une petite bombe dans le petit monde la BD avec Blast : exit les couleurs acryliques et rutilantes, Manu nous proposait quatre gros albums au noir & blanc éclatant, expressif et même lumineux. Déjà, c'était une histoire de SDF errant sur les routes. Après avoir adapté Le Rapport de Brodeck de Philippe Claudel, il était somme toute assez logique que Manu Larcenet s'attaque au roman culte de Cormac McCarthy, qui avait déjà été porté sur écran en 2009 par John Hillcoat avec Viggo Mortensen. De toute évidence, la noirceur du dessin de Larcenet était faite pour illustrer ce sombre récit post-apocalyptique. La fin du monde a eu lieu. On ne sait pas trop comment et cela commence même déjà à dater, d'une bonne dizaine d'années. Quelques survivants, quelques moribonds, errent sous la pluie sur les routes couvertes de cendres, comme cet homme et son enfant. Ils vont vers le sud, cherchant un peu de nourriture, en évitant quelques misérables hordes sorties de Mad Max. Un récit dans lequel il n'y a plus de noms, presque plus de mots, il n'y a que l'homme et le petit, une solitude insondable, plus personne à qui parler et le roman de McCarthy était avare de dialogues, rempli de silences et de non-dits. Voilà qui laisse toute la place à Larcenet pour déployer son talent de metteur en scène et faire en sorte que le dessin devienne lui-même le récit - un beau challenge pour un bédéaste. Sans cartouches de texte "off", sans bulles explicatives, c'est uniquement grâce à l'enchaînement des cases et à la force suggestive des dessins que le récit est retranscrit dans un noir et blanc sale et charbonneux à l'image de ce monde de cendres apocalyptiques, parfois teinté de sépia ou de teintes orangées. Les rares phylactères jaillissent de cet univers pour mieux souligner les non-dits des rares dialogues entre l'homme et son petit. Le génie de McCarthy c'est d'avoir écrit son bouquin avec une seule image, celle de cet homme et son petit sur la route avec leur caddie, une image qu'il nous repassait sans cesse, encore et encore. Mais quelle image puissante ! Une image qui lui a valu un Pulitzer, une image si pleine de sens désespéré, si lourde de terribles sous-entendus, qu'elle imprégnait durablement le lecteur et même tout le monde littéraire. Une image dont s'est emparé avec brio Manu Larcenet dont les planches arrivent à nous faire partager le quotidien de ces deux êtres en perdition et ressentir les souffrances (et les trop rares joies) de ces corps amaigris. En un peu plus de 150 pages, l'auteur prend tout le temps de développer fidèlement le roman avec ses scènes les plus notables : le coca, le revolver, le bunker... tout y est. Le pari était osé, voire risqué, mais avec la réussite et la reconnaissance des lecteurs, le succès est au rendez-vous : l'album a déjà été réimprimé et cela dans plusieurs langues. Larcenet avoue tout de même un regret : « Ne pas avoir pu remettre cet album à Cormac McCarthy lui-même. » puisque l'auteur américain est décédé en juin dernier. À noter : les éditions Points (avec l'arrivée de Thomas Ragon transfuge de chez Dargaud) ont eu la bonne idée de ré-éditer le roman de McCarthy en version "collector" avec quelques planches illustrées tirées de la BD, histoire de doubler le plaisir avec la (re-)lecture du roman ! • On voit tout de suite ce qui a pu séduire Larcenet dans ce texte rapidement devenu mythique. Le sombre récit de McCarthy laissait les rares et pauvres dialogues se dissoudre dans une prose puissante. Les planches en noir et blanc de la BD sont à la hauteur de la puissance du récit et les bulles y retranscrivent les rares dialogues presque mot pour mot. • Un complément essentiel au livre où l'enfant prend toute sa place. La fin du monde a eu lieu. Quelques survivants, quelques moribonds, errent sous la pluie sur les routes couvertes de cendres, comme cet homme et son enfant. Ils vont vers le sud, cherchant un peu de nourriture, en évitant quelques misérables hordes à la Mad Max. [...] Il sera de quelle couleur l'océan ? Et quelques planches plus loin : [...] Je te demande pardon ... L'océan n'est pas bleu.
Erectus
Erik Juszezak signe un album bigrement intéressant avec cet Erectus adapté d'un roman de Xavier Müller paru en 2018. Le dénouement "ouvert" laisse présager d'épisodes à suivre (tout comme ce fut le cas pour les romans de Müller). Un virus inconnu infecte les animaux et les fait régresser à un stade de l'évolution très antérieur. Ainsi un éléphanteau d'un parc africain se métamorphose en gomphothérium, l'ancêtre de nos mammouths et éléphants, une bestiole qui vivait il y a plusieurs millions d'années et dont nos musées conservent quelques défenses et même squelettes. Après différents animaux, le virus Kruger (du nom du parc africain) finit évidemment par se transmettre à l'homme : les victimes se retrouvent en Homo Erectus, notre ancêtre très futé qui s'est levé debout et a sans doute inventé le feu et les prémices du langage. Notre société se retrouve vite partagée entre ceux qui voudraient apporter des "soins" à nos congénères, les partisans d'une incarcération en réserve et ceux d'une éradication plus définitive de ces monstres. • On aime bien le soin apporté à la vraisemblance du scénario avec une mise en place progressive qui rappelle un peu celle de la série tv Zoo ou le film Le règne animal. Xavier Müller est un scientifique et peaufine la genèse de toute cette histoire. • Le bouquin a été écrit en 2018 bien avant la pandémie de Covid mais l'album est plus récent. Ce qui explique sans doute que l'histoire se focalise un moment sur un mystérieux labo P4 d'où se serait échappé le fameux virus Kruger. Et depuis le Covid, on n'a plus trop envie de railler ces élucubrations. • On apprécie aussi beaucoup le clin d’œil intelligent au zoo de Vincennes (où sont parqués les Erectus français), zoo qui de sinistre mémoire avait "accueilli" quelques étranges spécimens au temps béni des colonies : on se souvient du remarquable petit bouquin de Didier Daeninckx, Cannibale. • On trouve sujet et scénario tout à fait passionnants mais l'adaptation, peut-être trop fidèle au bouquin original, manque de caractère : l'album a un goût de trop ou de trop peu et le dessin, clair et agréable mais très classique, manque un peu de punch ou de modernité.
Le Dieu-Fauve
On avait déjà apprécié Roger le dessinateur espagnol : c'était un polar, Jazz Maynard, assez violent, au dessin très moderne. Des caractéristiques que l'on retrouve dans cet album Le Dieu-Fauve avec un scénario de Fabien Vehlmann. • On apprécie le dessin très moderne (habituellement on n'est pas trop fan) rehaussé d'une mise en page très dynamique, presque agressive, et tout cela convient parfaitement à cette histoire. • On aime bien le scénario de Vehlmann qui nous plonge dans des temps inconnus où quelques clans survivent sur Terre avant qu'un cataclysme ne vienne rebattre les cartes. Le montage est assez original en plusieurs chapitres : chacun d'eux se focalise sur l'un des personnages de l'histoire pour une conclusion assez inattendue, avant le chapitre suivant. Chaque partie nous dévoile un peu plus des dessous cachés de l'intrigue et remet en cause les apparences des volets précédents. • De cet album exsudent violence et chagrin. Le chagrin des soumis qui attendent que sonne l'heure de leur vengeance, quand la violence sera la leur et non plus seulement celle de leurs maîtres. Dans des temps inconnus, quelques clans survivent sur Terre avant qu'un cataclysme ne vienne rebattre les cartes et bouleverser les hiérarchies établies jusqu'ici entre maîtres et esclaves. Dans ce monde, il est d'usage de dresser des singes pour en faire de redoutables combattants. Sans-Voix est l'un d'eux. Il est appelé à devenir un Dieu-Fauve. [...] Je l'ai dressé à devenir une arme divine, Altesse. Et il m'a fallu pour cela faire grandir en lui une colère et une souffrance qu'il vous serait difficile d'imaginer... [...] L’élève qui dépasse le maître... Voilà qui est dans l’ordre des choses. C’est une bonne mort. [...] La coutume affirme en effet que parmi ces prédateurs se cache parfois un Dieu-Fauve : l'incarnation sur Terre du seigneur de la violence. La coqueluche des arènes apportant à son propriétaire honneur, gloire et fortune. Parfois même un retour en grâce au sein de l'Empire.
Capital & Idéologie
Après le succès du Monde sans fin, voici Capital & Idéologie, cuisiné selon la même recette : sur le fond, la réflexion et la caution d'une grosse tête d'intellectuel progressiste (après Jancovici sur les énergies, ce sera le tour de Thomas Piketty sur l'économie) et sur la forme, le travail lumineux de celles et ceux qui ont un don magique pour vulgariser les sujets les plus complexes (ce sera Claire Alet, journaliste et documentariste, elle travaille au magazine Alternatives économiques). Benjamin Adam a mis ses talents d'illustrateur et de graphiste au service des deux économistes. Bref, il y a là tous les bons ingrédients et une bonne recette : le résultat est évidemment à la hauteur ! • On ne peut qu'applaudir des deux mains à ce travail de vulgarisation et de mise en scène du livre de Thomas Piketty : c'est un remarquable travail qui donne à tous les clés d'accès indispensables. Cet ouvrage lumineux est éclairant ! Une lecture obligatoire pour mieux maîtriser les débats économiques ! • Certains raccourcis historiques sont saisissants : les indemnisations des privilèges de la noblesse et du clergé, plus tard de l'esclavage aboli, l'analyse (je cite) du retournement du clivage éducatif, la fameuse courbe de l'éléphant, ... tout cela élève le débat (et le lecteur) à des hauteurs insoupçonnées. • On apprécie le dernier chapitre qui donne quelques clés pour faire évoluer le capitalisme et l'Europe : contrairement au plaidoyer nucléaire de Jancovici (qui s'avérait peu convaincant), les propositions de Piketty sont captivantes et éclairantes. L'album : L'album est un véritable cours d'Histoire de l'économie occidentale au travers de l'évolution de toute une famille : l'arbre généalogique court de 1789 jusqu'à aujourd'hui. L'abolition (et l'indemnisation) des privilèges à la Révolution, l'abolition (et l'indemnisation) de l'esclavage, le temps béni des colonies, la naissance des impôts modernes, l'évolution de la propriété, les guerres bien sûr (Sécession, 1914, 1940), la Grande Dépression, le New Deal, Keynes, les Trente Glorieuses, la crise de la dette et l'inflation, c'est toute notre histoire occidentale qui est revisitée à travers le prisme de celle du capitalisme.
Les Âmes noires
Aurélien Ducoudray met son expérience de journaliste au service de ses scénarios : la Bosnie, la Tchétchénie, ... et ici la Chine profonde. Et c'est Fred Druart qui est aux pinceaux de ce "polar documentaire" : Les âmes noires. • On aime beaucoup le sujet dont se sont inspirés Ducoudray et Druart. L'idée est curieuse mais idéale pour les curieux. Leur récit est basé sur un documentaire (de 2008) du cinéaste chinois Wang Bing : L'argent du charbon. Ne gardant que l'essentiel, Ducoudray a épuré scénario et dialogues jusqu'à l'os, exactement comme il convient dans cette région sèche et pauvre où il ne fait pas bon vivre. • Au diapason, Druart illustre cette courte histoire avec un dessin nerveux et délibérément "sale" qui fait ressortir le côté terreux et pierreux des paysages. Nous sommes au fin fond de la Chine du nord, dans une région minière reculée, sans doute la province de Shanxi près de la Mongolie. Entre la gigantesque mine de charbon et les usines ou les ports, une noria de vieux camions bringuebalants sillonnent une mauvaise route. Dans ces régions arides, pauvres et désolées, l'or noir est l'objet de toutes les convoitises et de tous les trafics. Yuan est chauffeur de camion sur cette route du salaire de la peur, mais un salaire de misère. Son camion, c'est ce qui les nourrit, lui, sa femme et sa fille. [...] - Assieds-toi, tu veux jouer ? - Tu joues quoi ? - Ton camion. - Contre ? - Mon commerce ? [avec les dés en main] - Ils sont truqués ? - Bien sûr. Tous les dés sont truqués ... On doit rien laisser au hasard dans la vie, ça serait bien trop dangereux.
La France de l'ombre (Les Années rouge & noir)
Cet album dresse un véritable panorama autour de celles et ceux qui œuvraient dans les coulisses du pouvoir, après-guerre. On y révise l'Histoire d'une France gaulliste pas toujours très reluisante, celle des années 50 et 60. Il s'agit d'une “intégrale” qui regroupe les 4 tomes précédemment sortis (en 2016) sous le titre “Les années rouge et noir”, une bande dessinée librement inspirée d'un roman éponyme de Gérard Delteil (2014). Didier Convard et Pierre Boisserie sont au scénario, Stéphane Douay au dessin. Un album qui fait bien sûr écho à celui d'Etienne Davodeau et Benoît Collombat : Cher pays de notre enfance (2015). Le scénario va faire se croiser les destinées de plusieurs personnages imaginaires : Aimé Bacchelli, un futur ex-collabo intriguant dans l'ombre, Agnès Laborde, une jeune résistante engagée chez les gaullistes, Alain Véron, le frère d'un militant communiste qui a été exécuté, et Simone Baroux, future journaliste. De quoi balayer un large panorama de la reconstruction après-guerre de la France. Certains de ces personnages “imaginaires” sont inspirés de la vraie vie : le parcours d'Aimé Bacchelli ressemble à celui de Georges Albertini, Simone Baroux pourrait être l'avatar de Françoise Giroud, ... On rencontrera également des personnages de la vraie vie sous leurs vrais noms comme René Bousquet, le patron de la police vichyste ou Hélène Lazareff, la journaliste qui fonda le magazine Elle. Et outre le Général, d'autres personnages plus ou moins brillants de notre République : George Pompidou, Marie-France Garaud, Pierre Juillet, Charles Pasqua, ... Ce sont les années de la création du SAC et de ses barbouzes, quand l'ombre du général plane sur le pays. Le canevas : Cette Histoire de France commence à la veille de la Libération. À Paris, ça sent le roussi pour les allemands et les vichystes. Et les manœuvres ont commencé autour des fiches perforées utilisées pour recenser les juifs, les communistes ou qui l'on veut. C'est de ce fichier que naîtront plus tard notre recensement INSEE et notre fameux numéro de sécu. [...] Je comprends. D'après ce que m'a dit Bacchelli, ces fiches représentent un moyen de pression et donc une arme redoutable pour qui les détient, c'est ça ? [...] Il faut jouer avec les cartes que l'on a en main. À propos de cartes, il se trouve que ... Fil rouge de ce thriller politique, ces fiches mécanographiques (c'était avant l'informatique) sont un véritable enjeu dans les comptes qui vont se régler entre vrai-faux collabos et faux-vrais résistants, tout au long de la France gaulliste, jusqu'à l'arrivée de Giscard d'Estaing et Jacques Chirac qui ferment le ban de ces années gaulliennes. On aime le côté très politique de ce récit : on y retrouve la plupart des événements qui ont marqué le pays depuis les années 50 jusqu'en 1974. C'est une véritable leçon d'Histoire qui donne envie de (re)lire le roman de Gérard Delteil. On apprécie le récit fait des parcours entrecroisés des quatre personnages principaux. Chacun tente de jouer avec les cartes (mécanographiques ou pas !) qu'il a en main et on se prend au jeu. Le dessin reste très simple pour laisser toute la place au récit, à peine teinté de sépia pour mieux dater le contexte rétro.
Submersion
Polar celtique et familial à l'époque où bientôt les 'méga marées' repousseront les habitants loin du rivage. Avec de beaux dessins d'architecture 'brutaliste'. On ne connaissait pas encore Iwan Lépingle qui signe le scénario et les dessins de cet album : Submersion publié chez Sarbacane. Un autodidacte qui a commencé sa carrière chez les Humanoïdes Associés et qui est surtout un amateur de grands espaces et de voyages. Cette fois il ne nous emmène pas très loin, tout au nord de l'Écosse mais à une époque (vers 2045) où les marées géantes auront commencé à noyer les côtes. Quelques bonnes raisons de découvrir cet album ? Pour l'ambiance de ce petit polar celtique dans un décor qui paraît presque normal. Presque. Si le scénario évoque bien des 'méga marées', ce n'est pourtant pas un récit post-apocalyptique, encore moins un film catastrophe. De temps à autre apparaît ici ou là, un bâtiment déserté, une zone inondée, des bungalows que l'on recule un peu plus loin, des pêcheurs qui sont devenus cultivateurs d'algues, ... Bref, les changements futurs qui nous attendent sûrement, patiemment et sans esbroufe. Pour le dessin qui s'apparente à la ligne claire franco-belge avec des aplats de couleurs aux teintes orangées, aux ombres bleutées. Des personnages dont les visages sont parfois taillés au couteau. Et puis surtout ces bâtiments, cette architecture brutaliste (c'est à la mode en ce moment !), ces belles perspectives fuyantes (Iwan Lépingle dessine tout cela sans assistance logiciel). Pour l'intrigue enfin de cet agréable roman policier qui fait la part belle aux histoires de famille. Non loin d'Inverness, il y a là les trois frères Calloway. En fait, il n'en reste plus que deux : Wyatt, le plus jeune, c'est tué en voiture il y a 6 mois sur une grande ligne droite, peut-être après avoir bu une pinte de trop. Badger et Travis ont un peu de mal à s'en remettre, Travis est persuadé que ce n'était pas un banal accident. Il y a là aussi Jenny, la femme de Wyatt, et leur fils Kyle. Et puis un black, Joseph, un garagiste à la réputation de ... garagiste, donc pas très apprécié de ses clients. Lors d'une soirée chez des amis, "Travis a entendu le petit truc qu'il attendait, la petite info qu'il lui fallait pour démarrer la machine à embrouilles". Vers 2045, la mer a repoussé les habitants loin du rivage. La pêche ne donne plus rien et il faut se contenter de cultiver et ramasser des algues. Il faut rehausser régulièrement les digues et déménager les baraquements toujours plus loin. [...] La mer nous a poussés loin du rivage. Nous lui avons abandonné nos maisons. Nous avons vidé les lieux. Quand elle a monté et monté encore, elle a léché les murs qui nous avaient vu grandir. Elle les a grignotés méthodiquement, comme une bête affamée qui serait venue se délecter de nos vies d'avant et les engloutir à jamais. Travis reste accroché obstinément au passé : il n'arrive pas à faire le deuil de son frère Wyatt, tout comme il n'arrive pas à s'habituer à la nouvelle vie que la mer envahissante impose aux habitants, à un littoral qui devient inhabitable, recule d'année en année et redevient sauvage. Travis s'emporte un peu trop rapidement, mais ne dit-on pas que ce n'est qu'après la colère que vient l'acceptation ?