Cette série est un peu une pièce de musée pour les amateurs de Hugo Pratt. En effet Pratt et Milani adaptent les deux romans de Stevenson en 1965 pour le journal "Corriere dei Piccoli" sous la forme de feuilletons. Il y a donc un lien évident entre L'Ile au trésor de Stevenson et le Corto de Pratt qui apparaît deux ans plus tard. Le roman de Stevenson est de plus, une œuvre particulière pour Pratt puisque c'est le dernier cadeau que lui a fait son père avent de disparaître dans les tourments de la guerre.
J'ai lu la version format à l'italienne qui se rapproche bien plus de la création originale en strips de cinq à six cases et qui expliquent bien mieux la dynamique de la construction, de la mise en scène et du découpage feuilleton.
Les deux auteurs suivent fidèlement le déroulé du roman de Stevenson. Pouvait il en être autrement, même si certains passages sont réduits par nécessité. Je regrette par exemple que le personnage de Hands ne soit plus mis en valeur, la diversité de l'équipage étant réduite à la figure de Long John.
Le graphisme de Pratt semble ici en gestation. L'auteur , loin de la ligne claire, travaille surtout sur les expressions des visages qui sont très hachurés. Si l'ambiance initiale autour de l'auberge est bien rendue, il y a ensuite peu de scènes maritimes et les extérieurs de l'île sont très rudimentaires. Les auteurs ont semblé privilégier le côté initiatique au côté exotique du roman.
Je pousse un peu ma notation mais cela me semble une pièce importante dans la construction de l'univers de Corto/Pratt. 3.5
Cette adaptation du roman de Jack London, est sans doute l’album le plus abouti de la trilogie maritime de Riff Reb’s. On embarque sur le Fantôme, goélette dirigée par le terrible capitaine Larsen, personnage charismatique et monstrueux à la fois. Larsen, c’est la force brute et la philosophie cynique mêlées, une présence écrasante qui fascine autant qu’elle terrifie. Face à lui, Humphrey Van Weyden, critique littéraire naufragé, découvre un monde où les idées n’ont plus de poids face à la survie et à la loi du plus fort. C’est une confrontation physique, morale et intellectuelle qui se joue là, et Riff Reb’s la restitue avec une intensité remarquable.
Le huis clos du navire, les tensions exacerbées entre les hommes, l’écrasante présence de la mer : tout est très bien maîtrisé. L’ambiance est lourde, oppressante, chaque scène semble contenir un orage prêt à éclater. La mer, toujours, s’impose comme un personnage à part entière, indifférente, et menaçante. Riff Reb’s excelle à la représenter : ses vagues monstrueuses, ses horizons plombés, ses tempêtes qui engloutissent tout. On ressent la solitude, l’isolement et la promiscuité du bateau.
Graphiquement, on est dans la ligne de la trilogie. Le trait précis, nerveux, donne vie à des gueules marquées, fatiguées, burinées par la mer et la violence. Le capitaine Larsen, massif et sculptural est rendu de manière effectivement charismatique. Les planches bichromiques, une teinte par chapitre, sont sublimes. Chaque couleur installe une ambiance : gris plombé pour la tension, bleu sombre pour la mer déchaînée, rouge pour la violence. Riff Reb’s joue avec les cadrages, tirant le meilleur de l’espace confiné du bateau et de l’immensité de l’océan. C’est dense, précis, mais jamais figé.
Mais ce qui donne toute sa force à l’album, c’est la relation entre Larsen et Van Weyden. Le capitaine est un prédateur, un philosophe nihiliste qui provoque, questionne, humilie pour mieux affirmer sa vision du monde. Van Weyden, d’abord fragile, devient le témoin – et le jouet – de cette lutte d’idéologies. Les dialogues sont ciselés, les échanges tendus, et l’ambiguïté des personnages les rend profondément humains. Larsen est terrifiant, presque mythologique. Sa présence irradie le récit, même lorsqu’il n’est pas là. La joute intellectuelle entre les deux hommes est aussi passionnante que brutale, portée par une écriture sèche et directe.
En s’appropriant la fin du roman, Riff Reb’s propose un regard encore plus sombre que celui de London. Là où l’auteur voyait une victoire de l’adaptation sur la force brute, l’album renvoie dos à dos les deux protagonistes. Ce n’est pas tant une morale qu’une impasse : l’homme moderne n’est pas plus armé pour survivre que le surhomme sans foi ni loi. C’est une vision pessimiste, mais d’une justesse implacable.
Un huis clos en pleine mer, tendu et implacable, qui interroge sur la nature humaine, la domination, et l’absurdité de nos luttes.
Riff Reb’s pose ici la première pierre de sa trilogie maritime. Inspiré du roman de Pierre Mac Orlan, ce récit nous emmène dans les entrailles d’un navire pirate loin des clichés romantiques habituels. Ici, la mer n’a rien de noble, et les hommes qui la traversent non plus. Riff Reb’s s’empare des mots de Mac Orlan pour peindre un univers sombre, poisseux, peuplé de figures brisées qui errent entre survie, violence et solitude. Pas d’héroïsme ici, juste la vie brute, racontée par un vieux mousse qui, le temps d’un album, vide sa mémoire comme on crache du sel.
Le récit avance par fragments, une suite d’anecdotes plus ou moins reliées qui brossent le quotidien des pirates. Cet aspect presque décousu peut frustrer, car on navigue d’une scène à l’autre sans fil rouge évident. Mais dans le fond, c’est aussi ce qui fait la force du livre : la mer est imprévisible, tout comme les histoires qui la composent. Riff Reb’s joue avec cette structure en alternant moments de tension, réminiscences nostalgiques et épisodes glaçants. L’action est souvent reléguée hors-champ, l’auteur préférant montrer les silences, les coulisses, ou les lendemains désabusés. On est loin des grandes aventures de pirates, et c’est ce qui rend cet album aussi singulier.
Graphiquement, Riff Reb’s frappe fort. Le trait est détaillé, rugueux, et donne vie à des visages marqués par la fatigue, le sel et la violence. Ces marins sont des trognes, des gueules inoubliables, grotesques et touchantes à la fois. Et puis il y a la bichromie : chaque chapitre a sa teinte, jaune, rouge, vert, bleu, une couleur qui sature les pages et installe une ambiance unique. Riff Reb’s joue aussi avec les cadrages, alternant gros plans, plans larges et compositions théâtrales. Il y a une fluidité et une vraie maîtrise dans sa mise en scène.
Le résultat est très bon, même si l’ensemble n’est pas parfait. L’absence de fil conducteur laisse parfois une impression de dispersion, comme si le récit hésitait entre le recueil d’anecdotes et l’histoire d’un personnage central. Mais ce côté fragmenté, presque chaotique, colle aussi au sujet : la vie de ces hommes est faite de petits bouts, de souvenirs qui s’effilochent. Riff Reb’s capte cette mélancolie sans en faire trop, et c’est ce qui m’a plu.
Un antimythe efficace. Pas de bravoure ni de gloriole, juste la mer, immense et indifférente, et ces hommes qui s’y perdent. Riff Reb’s réussit à saisir l’humanité dans ce qu’elle a de plus sombre, avec une force graphique qui laisse une empreinte durable. C’est une belle entrée en matière pour sa trilogie, moins aboutie que Le Loup des Mers, mais déjà pleine de caractère.
Donc on pique le pognon de ton daron et on part jouer les cantinières sur le vieux continent ?
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2024. Il a été réalisé par Damien Martinière pour le scénario, Paul Bona pour les dessins, et Muge Qi pour la mise en couleurs. Il comprend cent-vingt-deux pages de bande dessinée.
Des ambitions trop grandes : L’art est un mensonge qui permet de dévoiler la vérité, Pablo Picasso. Réveillon de la Saint-Sylvestre, au lac des Fauves, Québec : tous les habitants sont réunis autour du lac en train d’admirer le tir du feu d’artifice, avec une glacière pour les boissons. Un van passe tranquillement sur la route, à son bord Nick Williams, sa fille Fiona et un oncle muet. Alors que le feu d’artifice continue de battre son plein, ils s’arrêtent devant la demeure de Girard, le maire. Ils dérobent plusieurs des tableaux accrochés aux murs, et ils repartent dans leur van sans avoir été inquiétés. Fiona trouve que les cambriolages c’est super physique en fait, et elle prend une lampée de whisky dans sa flasque. Son père lui fait remarquer que ce serait moins dur si elle n’était pas bourrée du matin au soir. Il explique que les caisses sont vides et qu’ils doivent s’ouvrir à de nouveaux business. Elle continue à se plaindre : ils auraient pu profiter du réveillon comme une famille normale. La dispute continue : son père lui reproche de n’avoir volé qu’un seul tableau alors qu’il avait dit deux par personne, elle propose des cookies au miel qu’elle a fait avec une nouvelle recette à base de sirop d’érable, son père les jette par la fenêtre, en ajoutant qu’il ne voit vraiment pas ce qu’il va faire d’elle.
Le lendemain, Jade Delâge, jeune adulte, a fini de purger sa peine de prison et elle sort de l’établissement de détention de Tanguay. Elle prend l’autocar. À la première station-service, elle achète un cola et un téléphone prépayé. De retour à sa place, elle appelle ses anciens comparses, mais ils se sont tous refait une vie rangée des voitures. Finalement, son téléphone sonne : Fiona Williams a réussi à avoir son numéro par Chris et elle lui propose de la rejoindre, et de s’associer à sa famille car ils sont sur un gros coup. Faute d’autre option, Jade accepte. Le lendemain, Phil, un jeune policier et Otto le chef de police de Lac des Fauves sont à bord du véhicule de service pour se rendre sur le lieu du vol de tableau. Le premier dit au second son plaisir de travailler avec le chef. Phil est sorti major de promo de l’école de police de Montréal, puis il a été sur le terrain quelques années, mais son épouse Marie voulait absolument s’installer à la campagne, pour le bébé, car il va être papa. Otto lui répond sèchement que ça ne l’intéresse pas de faire la causette avec lui. Il ajoute : qu’il soit gentil, qu’il la ferme et qu’il le laisse finir son soda. Quand il aura envie d’écouter des histoires, Otto allumera la radio. Ils arrivent à destination, et Otto salue le maire Girard, qui est un ami.
Un titre intriguant, une couverture bien sympathique entre mise en abîme du récit par le biais de peintures et évocation d’une affaire bien juteuse par le biais de la valise bourrée à craquer de billets. Le récit est découpé en trois chapitres, chacun avec une citation de peintre en exergue. Celle de Pablo Picasso pour le chapitre un. Une d’Edward Hooper : Si vous pouviez le dire avec des mots, il n’y aurait aucune raison de le peindre. Et une de Mark Rothko : Quand on peint les grands tableaux, quoi qu’on fasse, on est dedans. Elles viennent ainsi confirmer le potentiel d’une lecture au second degré où l’art sert de révélateur et de mode d’expression de choses indicibles. Tout commence par un casse : un vol de tableaux sans grand risque dans une riche propriété dont le système d’alarme est hors service car il n’a pas pu être réparé. Puis la jeune Jade Delâge se retrouve à devoir payer une dette à ce gang, petit (deux membres plus la fille Fiona) mais dangereux. La distribution de personnages reste de dimension raisonnable : Jade Delâge et son père Glenn, Fiona Williams et son père Nick avec leur acolyte, Otto le chef de la police et le jeune policier Phil avec sa femme enceinte Marie, le maire Girard, la docteure Céline Saint-Pierre également collectionneuse de tableaux, et quelques rôles très secondaires et autres figurants. Les deux jeunes femmes essayent de s’en sortir comme elles peuvent, ainsi que le jeune policier, dans un vrai polar où l’appât du gain constitue un moyen pour atteindre une vie meilleure.
Dès la première page, l’œil du lecteur est attiré par le choix des couleurs : un beau violet pour les reflets allumés par le feu d’artifice, complété par des reflets verts au sein de l’habitacle du van du fait du parebrise. Lors de sa sortie de l’établissement de détention, Jade Delâge baigne une lumière verte venant de sa doudoune, renforcée par le bleu-vert des murs du bâtiment. La séquence dans la demeure du maire baigne dans des nuances de rouge, de capucine à carmin. L’atelier de peintre de Glenn Delâge baigne dans une ambiance à base de nuances de vert. En extérieur, la couleur de la neige est également influencée par la nature de ce qui se déroule : blanche et pure, violette et propre à dissimuler des actions condamnables, bleu clair pour le milieu urbain, virant vers le mauve quand la nuit commence à s’installer, etc. Cette manière d’utiliser les couleurs s’applique également à la peau des personnages, pour leur visage, leurs mains. Incidemment, cela conduit le lecteur à établir un lien conscient ou inconscient entre des scènes traitées avec les mêmes couleurs. Pour un personnage en particulier, l’artiste utilise l’aquarelle pour le représenter, mettant ainsi en avant son caractère fantomatique car il est décédé.
Dès la première page, la personnalité graphique de l’artiste ressort ainsi par les couleurs. Elle se perçoit également dans la façon de dessiner les personnages et les décors. Il utilise un trait fin assez souple avec des contours majoritairement arrondis pour les personnages, parfois contrecarrés par des petits traits secs apparaissant assez contrariants. D’un côté, les traits de visage sont assez marqués ; de l’autre, ils sont aussi simplifiés, juste de gros points noirs pour les yeux, des nez un peu grossiers, une bouche avec deux zones blanches indistinctes pour les dents. Les éléments de décors oscillent entre des objets et des paysages esquissés (comme les sapins, la route, des cookies, une table de billard, etc.) et des aménagements avec des accessoires beaucoup plus précis (l’atelier de Glenn Delâge, la galerie d’exposition, le poste de police). Ces deux caractéristiques (traits de contour, niveau de détails) font parfois penser que la représentation correspond à la perception subjective que Jade Delâge peut avoir de ce qui l’entoure. Du coup, la narration visuelle peut sembler fluctuante, tout en étant d’une lisibilité qui peut faire penser à de la simplicité. Pour peu qu’il y soit sensible, le lecteur observe que l’artiste met en œuvre des techniques nombreuses et diversifiées : des cases avec une bordure rectangulaire soigneusement alignées, une case en insert, un dessin en pleine page, un plan de prise de vue bien construit pour une discussion entre deux personnages, un découpage sophistiqué en double page 72 & 73 avec une colonne de cases sans bordure à gauche et à droite pour les boniments de Jade Delâge et des cases avec bordure en format paysage au milieu pour moitié sur la page de gauche et pour l’autre moitié sur la page de droite, des pages en aquarelle, des cases en trapèze lors d’une attaque de chiens, des onomatopées pour des coups de feu en page 114, un découpage très dynamique pour une course-poursuite, etc.
Le lecteur a tôt fait de s’adapter aux idiosyncrasies de la narration visuelle et de se prendre d’une forme d’affection pour ces individus qui sont bien en peine de penser plus loin que le bout de leur nez, que ce soit Jade Delâge et son coup pour doubler le clan Williams, Fiona Williams et sa crise de rébellion d’enfant gâté à deux balles contre son père, la docteure Céline Saint-Pierre trop contente de faire une bonne affaire, ou même Phil aveuglée par sa droiture. Pas de doute, on est bien dans un polar qui ne ferme pas les yeux devant la bassesse humaine. Les auteurs ne se placent pas en donneur de leçon : ils montrent des êtres humains avec leurs faiblesses, leurs limitations, leur tendance irrépressible à reproduire les mêmes schémas de pensée, et les mêmes schémas d’action. Le lecteur a gardé à l’esprit le titre : trompe-l’œil. Il voit bien comment ce principe de peinture qui donne l’illusion de la réalité, de la dimension de profondeur, s’applique aux faux réalisés par le père de Jade Delâge. Il réalise que cette illusion s’applique également à la manière dont chaque personnage se représente la réalité : Jade s’illusionne sur le fait qu’elle peut avoir le dessus sur des adultes avec plus d’expérience et sans appréhension d’utiliser la force physique, comment sa copine Fiona s’illusionne sur sa liberté de penser sans influence de l’emprise paternelle, comment Nick Williams et Otto s’illusionnent sur la maîtrise qu’ils pensent avoir des événements. En même temps chaque personnage du mauvais côté de la loi met en œuvre sa propre stratégie en trompe-l’œil vis-à-vis de ceux qui l’entourent pour donner le change sur la réalité de leurs magouilles.
Une couverture très intrigante, entre monde de l’art et arnaque qui rapporte. Une fois plongée dans la lecture, la forte personnalité de la narration visuelle commence par déstabiliser un peu, avant de devenir évidente, diversifiée, exprimant bien la personnalité de chacun, et montrant bien chaque lieu. Le lecteur passe un bon moment à côtoyer ces criminels, arnaqueurs de plus ou moins petite envergure, se faisant vite une idée sur chacun, tout en ressentant leur point de vue d’être humain. Les auteurs racontent un vrai polar, nourri par le contexte aussi bien géographique que social, attestant que la cupidité est une valeur partagée par le plus grand nombre, et que Cupidité rime avec Stupidité.
Je ne connaissais pas le nom de Nellie Bly mais l'acte raconté dans cette BD, si ! Et j'ai eu grand plaisir à lire cette BD parce qu'elle constitue une excellente adaptation biographique de cette dame assez incroyable.
Je n'ai découvert qu'elle était dessinée par Carole Maurel qu'après avoir commencé, mais j'ai immédiatement reconnu son dessin que j'affectionne tant (et que je trouve encore une fois parfaitement adapté au récit. J'ai souvent coutume de louer son dessin coloré, il est ici moins chargé niveau couleur chaude, mais les couleurs froides qui l'ont remplacés ne sont pas en reste. Et c'est tout aussi bien dessiné, retransmettant l'horreur d'un centre pour femme "folle".
Comme mentionné plus haut, l'histoire est biographique mais c'est loin d'être le truc lourd et didactique annoncé de façon chronologique. L'histoire se construit d'une part autour de sa plongée dans l'asile de Blackwell, d'autre part en remontant le fil de sa vie par des scènes, expliquant son parcours et justifiant de son engagement. En même temps, à 23 ans elle envoie déjà, la madame ! Le genre de femme pas trop dans la norme de son époque et qui se bat pour montrer les injustices au monde. C'est fascinant de voir comment elle se développe en caractère, mais c'est aussi édifiant de voir ce qu'elle découvre derrière la façade lisse et propre de la charité.
La BD est efficace dans son idée, puisqu'elle ne développe que cet épisode en journalisme d'immersion, donnant un aperçu de sa vie mais laissant la porte ouverte aux recherches. Nous ne voyons ici que le début de sa vie, et franchement un tome 2 pourrait être possible lorsqu'on voit la vie qu'elle eut par la suite ! (wikipedia est assez bien fait sur le sujet)
En tout cas, c'est le genre de BD inspirante qui donne envie d'être lue. J'ai beaucoup aimé, c'est très clair dans l'histoire et dans le message, et ça donne des modèles féminins à tous les enfants. Des modèles qui sortent de l'ordinaire et qui rappellent qu'on peut agir à bien des échelles !
Tome 1
Comme certains ici, je n'ai pas vu venir cet album, et pourtant, je surveille constamment les sorties des bandes dessinées. Il a fallu que mon libraire attire mon attention sur ce titre pour titiller ma curiosité (merci au passage, pour le travail de ces libraires indépendants).
Avant tout, il faut souligner la qualité éditoriale de l'ouvrage : dos toilé, cahier graphique à un prix très abordable.
Et puis, après la forme, il y a le fond, l'histoire à proprement dite qui se révèle originale et prenante. Imaginez que New York soit devenue subitement désertée suite à l'incapacité de l'armée US à éliminer King Kong. Il fallait oser et Eric Hérenguel, à qui l'on doit déjà le très remarqué Lune d'argent sur Providence l'a fait.
En plaçant son histoire en 1947, il nous offre un scénario habile qui m'a fait songer à Mark Schultz ("Chroniques de l’ère xénozoïque", que j'avais adoré). L'album est truffé de références et se lit avec plaisir voire avec une certaine jubilation.
Sans se prendre au sérieux, Hérenguel régale le lecteur avec des plans audacieux, des dialogues qui font mouche et un dessin dynamique.
J'ai été tellement emballé par cet album (dessin et scénario) que je me suis empressé d’acquérir la version n&b, déclinée sous un format comics, en deux volumes et en anglais.
C'est, à mon avis, une des meilleures surprises inattendues de cette rentrée.
J'en conseille fortement la lecture.
tome 2 -Hudson Megalodon
Avec ce tome 2, d'une série qui en comptera 3, Eric Hérenguel continue à nous offrir sa vision délirante mais jubilatoire d'un New York dévasté par notamment un King Kong qui défie toute l'armée américaine. Cela peut paraître glauque dit comme cela, mais pas du tout. Le récit est drôle, les dialogues bien enlevés et Eric Hérenguel nous présente ici un certain nombre de personnages et de telles aventures qu'on se demande comment il va boucler son récit. C'est un véritable feu d'artifice : de Spit, le teckel à Virgil, en passant par Jonas et Irvin, Betty, la fille du colonel, les mystérieuses amazones, sans oublier King Kong, nous suivons avec intérêt leurs aventures.
Décomposé en 4 chapitres (dont les 2 premiers ont déjà été publiés en n&b et en anglais dans un format comics), cet album m'a enchanté.
Un récit drôle, surprenant et intriguant, le tout avec un superbe dessin, bref que demander de plus, à part... la suite.
Jubilatoire vous dis-je !
tome 3
Clap de fin avec ce troisième volume, enfin pas si sûr !
En effet, je doutais qu'Eric Hérenguel puisse boucler l'ensemble des intrigues développées dans les deux premiers albums à savoir
la recherche de de Spit,le teckel les mésaventures de Virgil, de Jonas et d'Irvin, de Betty, la fille du colonel, et les mystérieuses amazones, sans oublier King Kong,
Et bien si! non seulement Eric Hérenquel apporte une touche finale à ces différentes intrigues, mais nous il offre , en plus, un rebondissement à la dernière page qui pourrait relancer la série, bien que cette trilogie se suffise vraiment en elle-même.
Quel prodige!
J'ai adoré cette série, qui m'a fait passé un excellent moment.
Certains ont pu la qualifier de bd Pop corn mais elle est plus que cela, elle est jubilatoire!
A la manière d'Hergé avec "l'île Noire", l'auteur use de manière malicieuse de coupure de presse pour annoncer sa conclusion.
Une série réjouissante à plus d'un titre, et qui mérite toute votre attention.
Tout tourne autour d’une adolescente, Mélinda, à la fois héroïne et narratrice d’une histoire triste et hélas encore et toujours d’actualité. La majeure partie de l’album nous la montre mutique sombrant dans une forme d’asociabilité, se mettant ou étant mise à l’écart, jusqu’à souffrir de harcèlement (alors même que sa « vie familiale » est atone, voire anxiogène).
Mais l’essentiel est ailleurs, car Mélinda a vécu un drame (je n’en dis pas plus, mais on devine de quoi il retourne très rapidement, même si ça n’est véritablement dit que dans les dernières pages) qui explique sa situation et son comportement. Il sous-tend aussi le titre et la fin du récit, lorsque les digues se rompent et que la victime « parle », hurle.
J’ai trouvé que le sujet était traité de façon pudique, sans exagérer le pathos, et que l’histoire pouvait avoir un rôle de détonateur pour ceux et celles qui ont souffert des mêmes crimes.
De plus – c’est évidemment secondaire, mais ça aide aussi à rendre fluide et agréable ce récit – Mélinda étant nauséeuse, aigrie, dépressive, elle voit tout en noir. Et du coup son regard sur le fonctionnement de son lycée est acerbe, avec quelques passages ironiques ou vitriol sur les « clubs » ‘comme celui des « Marthas »), les pompom girls, et plus généralement tous les phénomènes de cour. Refusant l’aveuglement général, refusant de rentrer dans « le moule », elle écorne le monde de bisounours : ne cherchant pas à plaire, elle dézingue ceux qui deviennent esclaves de leur image (sa « copine » Heather en particulier).
Une forte pagination, mais ça se lit très vite (pas beaucoup de texte finalement, et un sujet douloureux traité de façon fluide).
Dutreix est un auteur que j’aime bien, et j’ai déjà pu apprécier plusieurs de ses albums. J’aime aussi son dessin, reconnaissable entre mille – que je retrouve aussi avec plaisir chaque semaine dans le Canard enchainé. Un trait caricatural fin, fluide et agréable, propice à un humour sympathique.
J’étais curieux de voir ce que cela pouvait donner sur une histoire longue. Eh bien c’est plutôt réussi. L’histoire se laisse lire agréablement, pour son aspect polar un rien décalé. Mais aussi pour son humour jamais hilarant, mais globalement réussi.
Dutreix se met en scène, et nous présente un duo de grands parents à la fois dérangés et machiavéliques. Croyant voir dans ceux qui les visitent des espions ou des agents de la Gestapo (ils se croient encore vivre durant l’occupation), ils les dézinguent, et c’est leur petit fils Romain qui doit faire le service après-vente et se débarrasser des corps. S’ensuivent de nombreux quiproquos, bien amenés, non seulement amusants, mais qui dynamisent l’intrigue.
J’attends de voir la suite et conclusion dans l’album suivant, mais pour le moment c’est un très bon millésime de Dutreix, une sorte de vaudeville noir un peu loufoque.
Bandit, Cœur-joie, Élysées 64-83, Fracas, Vent Vert, La fuite des heures, Jolie Madame, Monsieur
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Ce tome contient la biographie de Germaine Cellier (1909-1976), une parfumeuse française. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Béatrice Egémar pour le scénario, et par Sandrine Revel pour les dessins et les couleurs. Ce tome comprend cent-vingt-neuf pages de bande dessinée. La dessinatrice a également illustré Grand Silence (2021) de Théa Rojzman. Le tome se termine avec un dossier intitulé Les coulisses de la création comprenant une postface de la scénariste d’une page, les références des citations reproduites dans le livre, une bibliographie, quatre pages sur la phase préparatoire de réalisation d’une planche, l’interview fictive de Germaine Cellier par Olivier David de l’Osmothèque en deux pages de bande dessinée, une petite chronologie (non exhaustive) des parfums de germaine (une page), une recette de l’eau pétillante à réaliser soi-même, un glossaire de quelques mots de parfum de cinquante-cinq termes.
Dans les rayons des parfumeries, on trouve encore en bonne place des parfums créés il y a cinquante ans. Beaucoup de leurs créateurs sont tombés dans l’oubli. Parmi eux, une créatrice. Elle s’appelait Germaine Cellier. Comment est-elle devenue parfumeuse. Tout commence à Bordeaux le 26 mars 1909 avec la naissance de Germaine, fille de Jeanne et Georges Cellier. Dans son enfance, son père prend l’habitude de lui lire des extraits du Comte de Monte-Cristo, d’Alexandre Dumas. Mais en août 1914, Georges est mobilisé. Durant son service, sa fille demande à sa mère, quand papa revient. Le père finit par revenir, avec deux béquilles, blessé à la guerre. Après la période de convalescence, il repart. Jeanne se retrouve dans l’obligation de mettre sa fille en pension. Germaine va donc séjourner chez les sœurs : elle y retrouve sa cousine Catherine. Celle-ci est assez délurée et inventive, et elle indique à Germaine qu’elle sait où sœur Monique range les provisions de biscuits. Le soir-même, les deux petites filles se rendent à la réserve de biscuits et elles se font prendre la main dans le sac. Catherine n’est jamais à court d’idées : un midi, elle dépose une grenouille dans son assiette à soupe, juste avant que la sœur ne la serve à la louche. La réaction des fillettes est partagée entre l’amusement et la désapprobation. Les sœurs décident que Catherine doit être exorcisée. La jeune fille trouve ça très excitant : elle demande à Germaine de lui dire si elle voit le diable sortir de son corps. L’exorcisme se déroule, sans manifestation visible.
En 1921, les Cellier ont déménagé à Étampes. Germaine a douze ans. Dans la maison, Germaine va dire bonjour à Jacqueline qui tient un nouveau-né dans ses bras. Elle demande à le tenir dans ses bras, et elle le sent, trouvant qu’il sent bon. Elle demande si tous les bébés sentent comme ça : la réponse est positive et la fillette saute de joie en criant qu’elle a une petite sœur. Plus tard, la petite famille effectue une promenade en bord de mer, et Germaine sent des œillets de mer, distinguant plusieurs senteurs.
Une couverture bien sympathique avec sa verdure, ce beau visage idéalisé, et les trois touches faisant penser à trois griffes d’un célèbre mutant griffu. Bien sûr, rien à voir avec une lutte contre le mal, plutôt une biographie bien sage passant en revue la vie d’une parfumeuse dans un ordre sagement chronologique, entremêlant sa formation et sa vie professionnelle, avec sa vie personnelle essentiellement au travers de ses relations familiales et mondaines et de ses amours. Le lecteur découvre ainsi tout ce à quoi il peut s’attendre : la vie d’enfant, les études, le premier emploi et la compétence qui permet à Germaine Cellier d’être remarquée, de pouvoir créer son premier parfum, et les succès qui suivront, associée à de grands couturiers. La narration visuelle s’avère douce à la lecture. Une palette de couleurs de type pastel, avec un parti pris essentiellement naturaliste. Un mode de représentation avec un degré significatif dans les détails descriptifs, rendant chaque personnage à la fois avenant et un peu lisse, avec également une direction d’acteurs de type naturaliste. La dessinatrice gère la densité d’informations visuelles dans les accessoires et les décors, avec une forme d’épuration simplificatrice : un usage régulier de camaïeux en fond de case, une représentation sélective des meubles et des accessoires, ces derniers parfois en ombre chinoise, pour une lecture agréable et facile.
Le lecteur se laisse bien volontiers emmener par cette narration sympathique et douce, s’attendant à découvrir quelques moments clé dans la vie de Germaine Cellier qui feront d’elle cette parfumeuse d’exception : une enfance et une adolescence qui mènent tout naturellement à ce qu’elle va devenir une sorte de prophétie auto-réalisatrice, un accomplissement préprogrammé, puisque les autrices réalisent cet ouvrage presque cinq décennies après le décès de leur sujet. Il y a un peu de cela au début : le talent déjà présent pour ressentir toutes les nuances de senteur dans une fleur (en l’occurrence des œillets des sables), l’esprit anticonformiste ou de rébellion de sa cousine qui laissera des traces à Germaine et l’amènera à ne pas s’en tenir aux pratiques habituelles et aux dogmes en matière de conception de parfum. Pour autant cette approche académique porte rapidement ses fruits. Pour commencer, les autrices vont plus loin qu’un don inné permettant à la parfumeuse d’être un génie : elles montrent qu’elle réalise des études dans une école privée, avec une scène de travaux pratiques. Puis elle rentre en tant qu’employée dans l’entreprise Justin-Dupont, à Argenteuil, société qui vient de fusionner avec Roure-Bertrand fils, une société grassoise bien connue pour ses huiles essentielles. L’artiste la représente en train de travailler dans les différents laboratoires, avec des dessins descriptifs à la composition allégée, tout en contenant les éléments techniques aisément reconnaissables qui rendent chaque endroit concret et consistant.
Dans la postface, la scénariste explique comment lui est venue l’envie de réaliser une bande dessinée sur cette créatrice de parfum et comment les conditions nécessaires se sont présentées. Lors de ses recherches préparatoires, elle a donc : Cherché une biographie pour en savoir davantage sur Germaine Cellier avec, comme en ont toujours les auteurs, une vague envie d’écrire sur elle, de la mettre en scène dans un futur roman, pourquoi pas ? Vaine recherche, car personne n’avait écrit la biographie de Germaine. Elle a heureusement trouvé un article de Vanity Fair écrit par sa nièce, mais c’était quasiment tout. Elle a lu beaucoup d’articles parlant de ses créations, ça oui, mais sur sa vie, sur elle, si peu de choses. Ce qui semble dont être une biographie facile repose sur un travail préparatoire significatif pour réaliser une première. Par ailleurs, le lecteur observe que les éléments techniques et le contexte historique se trouvent dans chaque page, discrets et solides. Il peut relever des termes techniques, majoritairement passés dans le vocabulaire courant, placés de sorte à être intelligibles même si on ne le connaît, sans avoir à aller consulter le glossaire en fin de volume. S’il a déjà eu l’occasion de s’intéresser à cette période de l’histoire de France, il relève également des noms emblématiques, notamment celui de Paul Poiret (1879-1944) dont la carrière a été évoquée par Philippe Dupuy dans Ne pas peindre (2019). Ainsi la parfumeuse croise ou travaille pour Christian Caillard (1899-1985), Eugène Dabit (1898-1936, L’hôtel du Nord), Robert Denoël (1902-1945), Jean Oberlé (1900-1961), Christian Boussus (1908-2003), Christian Bérard (1902-1949), Boris Kochno (1904-1990), Pierre Balmain (1914-1982), et bien d’autres.
Ainsi, ces éléments nourrissent la biographie qui devient plus qu’une simple succession de faits, mis en images. La narration visuelle donne à voir la jeune fille, puis l’adolescente et la femme dans de nombreux environnements différents : les laboratoires où elle travaille bien sûr, une salle de classe, un dortoir, le pavillon des parfums à l’exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes en 1925, des soirées mondaines, l’entrée des troupes militaires allemandes dans Paris en juin 1940, la visite d’Adolf Hitler à Paris le vingt-trois juin 1940, un match de tennis de Christian Boussus au tournoi de Roland-Garros (Grand prix de France) en juillet 1944, des repas familiaux, etc. En refeuilletant la bande dessinée, le lecteur se rend compte que l’artiste utilise de nombreux autres outils de la bande dessinée intégrés organiquement dans les pages : quelques dessins en pleine page, avec parfois Germaine représentée à plusieurs reprises dans différentes positions, une vision onirique pour évoquer l’effet sa manière d’interpréter les différentes nuances d’un parfum, un diagramme en forme de pyramide à trois étages pour l’explication relative aux notes de fonds, notes de cœur et notes de tête, un facsimilé de projection sur écran pour le film Hôtel du Nord, un facsimilé de dépliant vantant les mérites d’être une mère (Avec ce slogan véridique : La femme coquette sans enfants n’a pas sa place dans la cité, c’est une inutile.), et bien sûr les différents flacons de parfum qui forment un art à part entière, une dizaine de robes créées par Pierre Balmain pour autant de collections.
Au premier abord, les autrices ont réalisé une biographie à la forme sage et accueillante, très accessible et très agréable à lire. À la lecture, il s’avère que la narration visuelle porte le contenu avec élégance et une réelle densité, aussi bien pour le naturel des personnages, que pour la reconstitution historique et métier. Le récit établit l’importance de Germaine Cellier dans la création de parfums, contextualisant les accomplissements professionnels de cette femme, sans les rendre miraculeux, ni les minimiser.
Le premier sens d’antipode est géographique. S’il s’agit généralement du point opposé à l’autre bout du globe, l’antipode était aussi une créature anthropomorphe imaginaire qui avait les pieds tournés vers l’arrière, une représentation faite à une époque où l’on pensait encore que la Terre était plate ! C’est avec cette image que démarre le récit, révélant l’état d’esprit entretenu par ce qu’on n'appelait pas encore l’Occident vis-à-vis des terres inconnues, et ce bien avant la conquête des Amériques, augurant du mépris pour les populations natives que les conquérants allaient bientôt soumettre avec la plus grande violence, en leur déniant toute humanité.
Concocté par David B. et Eric Lambé et basé sur des faits historiques, « Antipodes » s’avère une lecture atypique non dénuée de charme. L’auteur de L'Ascension du Haut Mal, chef d’œuvre autobiographique qu’on ne présente plus, a chaussé ici sa casquette de scénariste. Pour le dessin, il s’est adjoint les services d’Eric Lambé, co-lauréat quelque peu oublié du Fauve d’or en 2017 pour Paysage après la bataille, une œuvre boudée par le public, probablement pour son côté abscons et austère.
Avec « Antipodes », on se rapproche beaucoup plus des codes traditionnels de la bande dessinée pour offrir au lecteur un récit fluide et accessible se déroulant dans un Brésil où les Blancs en sont au début de leur emprise sur ce vaste pays. C’est par les yeux d’un personnage hors normes et quelque peu lunaire, Nicolas, que l’on va découvrir à quoi pouvaient ressembler les interactions entre des Européens en « mission civilisatrice » et la tribu locale réputée pour son cannibalisme.
Dans un premier temps capturé par les Tupinambas, qui avaient prévu de s’en nourrir, celui-ci sera finalement adopté par ces derniers, séduits par ses mélopées enchanteuses. Quant à Nicolas, s’il est issu du camp des envahisseurs, il aura tôt fait d’adopter leurs coutumes, prenant plaisir à déambuler dans le plus simple appareil. Mais sa bienveillance totalement désintéressée ne l’empêchera pas d’être accusé de paganisme et puni par Villegagnon, le très catholique gouverneur de la région.
Le dessin d’Eric Lambé recèle un charme naïf et désuet, évoquant les précurseurs de la bande dessinée du XIXe siècle, tels Rodolphe Töpffer ou, au début du XXe, Winsor McCay, voire dans une certaine mesure les peintures du Douanier Rousseau pour les scènes dans la jungle. La discrète touche de modernité est à rechercher dans la mise en couleur, avec en particulier ce violet décalé d’une brillance obscure, un rien psychédélique.
En évoquant la brève présence des Français dans le Brésil du XVe siècle, bientôt chassés par les Portugais, ce récit donne à David B. l’occasion de déplacer la perspective historique en relativisant la « sauvagerie » de ces Indiens du Brésil, car si ceux-ci consommaient de la chair humaine (estimant par ailleurs que ceux qui la mangeaient crue étaient des sauvages !), ils étaient un peuple paisible à la physionomie avenante, vivant en harmonie avec les éléments, loin de l’image d’Epinal du barbare primitif. Et comme on le verra, leurs « proies » promises au festin semblaient accepter leur sort avec philosophie. La sauvagerie n’était-elle pas plutôt le fait des colonisateurs, qui n’hésitaient pas à massacrer ces peuples quand ils ne voulaient pas collaborer ? Cela étant, David B. ne fait pas non plus dans le mythe rousseauiste du bon sauvage. Dans ce livre, on découvre que les Tupinambas, dès lors qu’ils étaient menacés, n’hésitaient pas à se défendre de la façon la plus sanglante, peu importe que l’attaquant soit l’Homme blanc ou une tribu adverse. Recourant à un humour subtil, l’auteur en profite pour tacler la religion des conquérants, adeptes des conversions forcées, face à des Indiens qui eux, « ne cherchent à convertir personne », confortant la décision de Nicolas à vivre parmi eux.
Si l’on retrouve la fascination de David B. pour les scènes de bataille, celui-ci puise également dans la mythologie de ces peuples pour introduire une part d’onirisme, avec ce « dieu défiguré » que l’on pouvait voir en creusant un trou dans la terre et qui avait le pouvoir de vous entraîner vers les antipodes si vous ne preniez garde où vous posiez le pied.
Cette fiction historique, au titre judicieux par le fait qu’elle décrit les rapports entre deux mondes aux antipodes l’un de l’autre, se termine par un constat en demi-teinte. Le rapprochement de deux cultures trop différentes a de fortes chances d’être compromis par divers obstacles, que ce soit la langue ou les mœurs, mais de l’échange il en restera toujours quelque chose. Non pas un enrichissement matériel qui resterait vain, mais « a contrario » un gain de l’ordre de l’impalpable, un apport spirituel qui changerait notre façon de voir le monde et d’accepter les différences. Doté d’une belle édition avec une couverture toilée pour le côté rétro, « Antipodes » s’avère globalement une lecture très plaisante avec une immersion bienvenue dans un univers peu habituel mais plutôt envoûtant.
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L'Ile au trésor (Pratt)
Cette série est un peu une pièce de musée pour les amateurs de Hugo Pratt. En effet Pratt et Milani adaptent les deux romans de Stevenson en 1965 pour le journal "Corriere dei Piccoli" sous la forme de feuilletons. Il y a donc un lien évident entre L'Ile au trésor de Stevenson et le Corto de Pratt qui apparaît deux ans plus tard. Le roman de Stevenson est de plus, une œuvre particulière pour Pratt puisque c'est le dernier cadeau que lui a fait son père avent de disparaître dans les tourments de la guerre. J'ai lu la version format à l'italienne qui se rapproche bien plus de la création originale en strips de cinq à six cases et qui expliquent bien mieux la dynamique de la construction, de la mise en scène et du découpage feuilleton. Les deux auteurs suivent fidèlement le déroulé du roman de Stevenson. Pouvait il en être autrement, même si certains passages sont réduits par nécessité. Je regrette par exemple que le personnage de Hands ne soit plus mis en valeur, la diversité de l'équipage étant réduite à la figure de Long John. Le graphisme de Pratt semble ici en gestation. L'auteur , loin de la ligne claire, travaille surtout sur les expressions des visages qui sont très hachurés. Si l'ambiance initiale autour de l'auberge est bien rendue, il y a ensuite peu de scènes maritimes et les extérieurs de l'île sont très rudimentaires. Les auteurs ont semblé privilégier le côté initiatique au côté exotique du roman. Je pousse un peu ma notation mais cela me semble une pièce importante dans la construction de l'univers de Corto/Pratt. 3.5
Le Loup des Mers
Cette adaptation du roman de Jack London, est sans doute l’album le plus abouti de la trilogie maritime de Riff Reb’s. On embarque sur le Fantôme, goélette dirigée par le terrible capitaine Larsen, personnage charismatique et monstrueux à la fois. Larsen, c’est la force brute et la philosophie cynique mêlées, une présence écrasante qui fascine autant qu’elle terrifie. Face à lui, Humphrey Van Weyden, critique littéraire naufragé, découvre un monde où les idées n’ont plus de poids face à la survie et à la loi du plus fort. C’est une confrontation physique, morale et intellectuelle qui se joue là, et Riff Reb’s la restitue avec une intensité remarquable. Le huis clos du navire, les tensions exacerbées entre les hommes, l’écrasante présence de la mer : tout est très bien maîtrisé. L’ambiance est lourde, oppressante, chaque scène semble contenir un orage prêt à éclater. La mer, toujours, s’impose comme un personnage à part entière, indifférente, et menaçante. Riff Reb’s excelle à la représenter : ses vagues monstrueuses, ses horizons plombés, ses tempêtes qui engloutissent tout. On ressent la solitude, l’isolement et la promiscuité du bateau. Graphiquement, on est dans la ligne de la trilogie. Le trait précis, nerveux, donne vie à des gueules marquées, fatiguées, burinées par la mer et la violence. Le capitaine Larsen, massif et sculptural est rendu de manière effectivement charismatique. Les planches bichromiques, une teinte par chapitre, sont sublimes. Chaque couleur installe une ambiance : gris plombé pour la tension, bleu sombre pour la mer déchaînée, rouge pour la violence. Riff Reb’s joue avec les cadrages, tirant le meilleur de l’espace confiné du bateau et de l’immensité de l’océan. C’est dense, précis, mais jamais figé. Mais ce qui donne toute sa force à l’album, c’est la relation entre Larsen et Van Weyden. Le capitaine est un prédateur, un philosophe nihiliste qui provoque, questionne, humilie pour mieux affirmer sa vision du monde. Van Weyden, d’abord fragile, devient le témoin – et le jouet – de cette lutte d’idéologies. Les dialogues sont ciselés, les échanges tendus, et l’ambiguïté des personnages les rend profondément humains. Larsen est terrifiant, presque mythologique. Sa présence irradie le récit, même lorsqu’il n’est pas là. La joute intellectuelle entre les deux hommes est aussi passionnante que brutale, portée par une écriture sèche et directe. En s’appropriant la fin du roman, Riff Reb’s propose un regard encore plus sombre que celui de London. Là où l’auteur voyait une victoire de l’adaptation sur la force brute, l’album renvoie dos à dos les deux protagonistes. Ce n’est pas tant une morale qu’une impasse : l’homme moderne n’est pas plus armé pour survivre que le surhomme sans foi ni loi. C’est une vision pessimiste, mais d’une justesse implacable. Un huis clos en pleine mer, tendu et implacable, qui interroge sur la nature humaine, la domination, et l’absurdité de nos luttes.
A bord de l'Etoile Matutine
Riff Reb’s pose ici la première pierre de sa trilogie maritime. Inspiré du roman de Pierre Mac Orlan, ce récit nous emmène dans les entrailles d’un navire pirate loin des clichés romantiques habituels. Ici, la mer n’a rien de noble, et les hommes qui la traversent non plus. Riff Reb’s s’empare des mots de Mac Orlan pour peindre un univers sombre, poisseux, peuplé de figures brisées qui errent entre survie, violence et solitude. Pas d’héroïsme ici, juste la vie brute, racontée par un vieux mousse qui, le temps d’un album, vide sa mémoire comme on crache du sel. Le récit avance par fragments, une suite d’anecdotes plus ou moins reliées qui brossent le quotidien des pirates. Cet aspect presque décousu peut frustrer, car on navigue d’une scène à l’autre sans fil rouge évident. Mais dans le fond, c’est aussi ce qui fait la force du livre : la mer est imprévisible, tout comme les histoires qui la composent. Riff Reb’s joue avec cette structure en alternant moments de tension, réminiscences nostalgiques et épisodes glaçants. L’action est souvent reléguée hors-champ, l’auteur préférant montrer les silences, les coulisses, ou les lendemains désabusés. On est loin des grandes aventures de pirates, et c’est ce qui rend cet album aussi singulier. Graphiquement, Riff Reb’s frappe fort. Le trait est détaillé, rugueux, et donne vie à des visages marqués par la fatigue, le sel et la violence. Ces marins sont des trognes, des gueules inoubliables, grotesques et touchantes à la fois. Et puis il y a la bichromie : chaque chapitre a sa teinte, jaune, rouge, vert, bleu, une couleur qui sature les pages et installe une ambiance unique. Riff Reb’s joue aussi avec les cadrages, alternant gros plans, plans larges et compositions théâtrales. Il y a une fluidité et une vraie maîtrise dans sa mise en scène. Le résultat est très bon, même si l’ensemble n’est pas parfait. L’absence de fil conducteur laisse parfois une impression de dispersion, comme si le récit hésitait entre le recueil d’anecdotes et l’histoire d’un personnage central. Mais ce côté fragmenté, presque chaotique, colle aussi au sujet : la vie de ces hommes est faite de petits bouts, de souvenirs qui s’effilochent. Riff Reb’s capte cette mélancolie sans en faire trop, et c’est ce qui m’a plu. Un antimythe efficace. Pas de bravoure ni de gloriole, juste la mer, immense et indifférente, et ces hommes qui s’y perdent. Riff Reb’s réussit à saisir l’humanité dans ce qu’elle a de plus sombre, avec une force graphique qui laisse une empreinte durable. C’est une belle entrée en matière pour sa trilogie, moins aboutie que Le Loup des Mers, mais déjà pleine de caractère.
Trompe-l'œil
Donc on pique le pognon de ton daron et on part jouer les cantinières sur le vieux continent ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2024. Il a été réalisé par Damien Martinière pour le scénario, Paul Bona pour les dessins, et Muge Qi pour la mise en couleurs. Il comprend cent-vingt-deux pages de bande dessinée. Des ambitions trop grandes : L’art est un mensonge qui permet de dévoiler la vérité, Pablo Picasso. Réveillon de la Saint-Sylvestre, au lac des Fauves, Québec : tous les habitants sont réunis autour du lac en train d’admirer le tir du feu d’artifice, avec une glacière pour les boissons. Un van passe tranquillement sur la route, à son bord Nick Williams, sa fille Fiona et un oncle muet. Alors que le feu d’artifice continue de battre son plein, ils s’arrêtent devant la demeure de Girard, le maire. Ils dérobent plusieurs des tableaux accrochés aux murs, et ils repartent dans leur van sans avoir été inquiétés. Fiona trouve que les cambriolages c’est super physique en fait, et elle prend une lampée de whisky dans sa flasque. Son père lui fait remarquer que ce serait moins dur si elle n’était pas bourrée du matin au soir. Il explique que les caisses sont vides et qu’ils doivent s’ouvrir à de nouveaux business. Elle continue à se plaindre : ils auraient pu profiter du réveillon comme une famille normale. La dispute continue : son père lui reproche de n’avoir volé qu’un seul tableau alors qu’il avait dit deux par personne, elle propose des cookies au miel qu’elle a fait avec une nouvelle recette à base de sirop d’érable, son père les jette par la fenêtre, en ajoutant qu’il ne voit vraiment pas ce qu’il va faire d’elle. Le lendemain, Jade Delâge, jeune adulte, a fini de purger sa peine de prison et elle sort de l’établissement de détention de Tanguay. Elle prend l’autocar. À la première station-service, elle achète un cola et un téléphone prépayé. De retour à sa place, elle appelle ses anciens comparses, mais ils se sont tous refait une vie rangée des voitures. Finalement, son téléphone sonne : Fiona Williams a réussi à avoir son numéro par Chris et elle lui propose de la rejoindre, et de s’associer à sa famille car ils sont sur un gros coup. Faute d’autre option, Jade accepte. Le lendemain, Phil, un jeune policier et Otto le chef de police de Lac des Fauves sont à bord du véhicule de service pour se rendre sur le lieu du vol de tableau. Le premier dit au second son plaisir de travailler avec le chef. Phil est sorti major de promo de l’école de police de Montréal, puis il a été sur le terrain quelques années, mais son épouse Marie voulait absolument s’installer à la campagne, pour le bébé, car il va être papa. Otto lui répond sèchement que ça ne l’intéresse pas de faire la causette avec lui. Il ajoute : qu’il soit gentil, qu’il la ferme et qu’il le laisse finir son soda. Quand il aura envie d’écouter des histoires, Otto allumera la radio. Ils arrivent à destination, et Otto salue le maire Girard, qui est un ami. Un titre intriguant, une couverture bien sympathique entre mise en abîme du récit par le biais de peintures et évocation d’une affaire bien juteuse par le biais de la valise bourrée à craquer de billets. Le récit est découpé en trois chapitres, chacun avec une citation de peintre en exergue. Celle de Pablo Picasso pour le chapitre un. Une d’Edward Hooper : Si vous pouviez le dire avec des mots, il n’y aurait aucune raison de le peindre. Et une de Mark Rothko : Quand on peint les grands tableaux, quoi qu’on fasse, on est dedans. Elles viennent ainsi confirmer le potentiel d’une lecture au second degré où l’art sert de révélateur et de mode d’expression de choses indicibles. Tout commence par un casse : un vol de tableaux sans grand risque dans une riche propriété dont le système d’alarme est hors service car il n’a pas pu être réparé. Puis la jeune Jade Delâge se retrouve à devoir payer une dette à ce gang, petit (deux membres plus la fille Fiona) mais dangereux. La distribution de personnages reste de dimension raisonnable : Jade Delâge et son père Glenn, Fiona Williams et son père Nick avec leur acolyte, Otto le chef de la police et le jeune policier Phil avec sa femme enceinte Marie, le maire Girard, la docteure Céline Saint-Pierre également collectionneuse de tableaux, et quelques rôles très secondaires et autres figurants. Les deux jeunes femmes essayent de s’en sortir comme elles peuvent, ainsi que le jeune policier, dans un vrai polar où l’appât du gain constitue un moyen pour atteindre une vie meilleure. Dès la première page, l’œil du lecteur est attiré par le choix des couleurs : un beau violet pour les reflets allumés par le feu d’artifice, complété par des reflets verts au sein de l’habitacle du van du fait du parebrise. Lors de sa sortie de l’établissement de détention, Jade Delâge baigne une lumière verte venant de sa doudoune, renforcée par le bleu-vert des murs du bâtiment. La séquence dans la demeure du maire baigne dans des nuances de rouge, de capucine à carmin. L’atelier de peintre de Glenn Delâge baigne dans une ambiance à base de nuances de vert. En extérieur, la couleur de la neige est également influencée par la nature de ce qui se déroule : blanche et pure, violette et propre à dissimuler des actions condamnables, bleu clair pour le milieu urbain, virant vers le mauve quand la nuit commence à s’installer, etc. Cette manière d’utiliser les couleurs s’applique également à la peau des personnages, pour leur visage, leurs mains. Incidemment, cela conduit le lecteur à établir un lien conscient ou inconscient entre des scènes traitées avec les mêmes couleurs. Pour un personnage en particulier, l’artiste utilise l’aquarelle pour le représenter, mettant ainsi en avant son caractère fantomatique car il est décédé. Dès la première page, la personnalité graphique de l’artiste ressort ainsi par les couleurs. Elle se perçoit également dans la façon de dessiner les personnages et les décors. Il utilise un trait fin assez souple avec des contours majoritairement arrondis pour les personnages, parfois contrecarrés par des petits traits secs apparaissant assez contrariants. D’un côté, les traits de visage sont assez marqués ; de l’autre, ils sont aussi simplifiés, juste de gros points noirs pour les yeux, des nez un peu grossiers, une bouche avec deux zones blanches indistinctes pour les dents. Les éléments de décors oscillent entre des objets et des paysages esquissés (comme les sapins, la route, des cookies, une table de billard, etc.) et des aménagements avec des accessoires beaucoup plus précis (l’atelier de Glenn Delâge, la galerie d’exposition, le poste de police). Ces deux caractéristiques (traits de contour, niveau de détails) font parfois penser que la représentation correspond à la perception subjective que Jade Delâge peut avoir de ce qui l’entoure. Du coup, la narration visuelle peut sembler fluctuante, tout en étant d’une lisibilité qui peut faire penser à de la simplicité. Pour peu qu’il y soit sensible, le lecteur observe que l’artiste met en œuvre des techniques nombreuses et diversifiées : des cases avec une bordure rectangulaire soigneusement alignées, une case en insert, un dessin en pleine page, un plan de prise de vue bien construit pour une discussion entre deux personnages, un découpage sophistiqué en double page 72 & 73 avec une colonne de cases sans bordure à gauche et à droite pour les boniments de Jade Delâge et des cases avec bordure en format paysage au milieu pour moitié sur la page de gauche et pour l’autre moitié sur la page de droite, des pages en aquarelle, des cases en trapèze lors d’une attaque de chiens, des onomatopées pour des coups de feu en page 114, un découpage très dynamique pour une course-poursuite, etc. Le lecteur a tôt fait de s’adapter aux idiosyncrasies de la narration visuelle et de se prendre d’une forme d’affection pour ces individus qui sont bien en peine de penser plus loin que le bout de leur nez, que ce soit Jade Delâge et son coup pour doubler le clan Williams, Fiona Williams et sa crise de rébellion d’enfant gâté à deux balles contre son père, la docteure Céline Saint-Pierre trop contente de faire une bonne affaire, ou même Phil aveuglée par sa droiture. Pas de doute, on est bien dans un polar qui ne ferme pas les yeux devant la bassesse humaine. Les auteurs ne se placent pas en donneur de leçon : ils montrent des êtres humains avec leurs faiblesses, leurs limitations, leur tendance irrépressible à reproduire les mêmes schémas de pensée, et les mêmes schémas d’action. Le lecteur a gardé à l’esprit le titre : trompe-l’œil. Il voit bien comment ce principe de peinture qui donne l’illusion de la réalité, de la dimension de profondeur, s’applique aux faux réalisés par le père de Jade Delâge. Il réalise que cette illusion s’applique également à la manière dont chaque personnage se représente la réalité : Jade s’illusionne sur le fait qu’elle peut avoir le dessus sur des adultes avec plus d’expérience et sans appréhension d’utiliser la force physique, comment sa copine Fiona s’illusionne sur sa liberté de penser sans influence de l’emprise paternelle, comment Nick Williams et Otto s’illusionnent sur la maîtrise qu’ils pensent avoir des événements. En même temps chaque personnage du mauvais côté de la loi met en œuvre sa propre stratégie en trompe-l’œil vis-à-vis de ceux qui l’entourent pour donner le change sur la réalité de leurs magouilles. Une couverture très intrigante, entre monde de l’art et arnaque qui rapporte. Une fois plongée dans la lecture, la forte personnalité de la narration visuelle commence par déstabiliser un peu, avant de devenir évidente, diversifiée, exprimant bien la personnalité de chacun, et montrant bien chaque lieu. Le lecteur passe un bon moment à côtoyer ces criminels, arnaqueurs de plus ou moins petite envergure, se faisant vite une idée sur chacun, tout en ressentant leur point de vue d’être humain. Les auteurs racontent un vrai polar, nourri par le contexte aussi bien géographique que social, attestant que la cupidité est une valeur partagée par le plus grand nombre, et que Cupidité rime avec Stupidité.
Nellie Bly - Dans l'antre de la folie
Je ne connaissais pas le nom de Nellie Bly mais l'acte raconté dans cette BD, si ! Et j'ai eu grand plaisir à lire cette BD parce qu'elle constitue une excellente adaptation biographique de cette dame assez incroyable. Je n'ai découvert qu'elle était dessinée par Carole Maurel qu'après avoir commencé, mais j'ai immédiatement reconnu son dessin que j'affectionne tant (et que je trouve encore une fois parfaitement adapté au récit. J'ai souvent coutume de louer son dessin coloré, il est ici moins chargé niveau couleur chaude, mais les couleurs froides qui l'ont remplacés ne sont pas en reste. Et c'est tout aussi bien dessiné, retransmettant l'horreur d'un centre pour femme "folle". Comme mentionné plus haut, l'histoire est biographique mais c'est loin d'être le truc lourd et didactique annoncé de façon chronologique. L'histoire se construit d'une part autour de sa plongée dans l'asile de Blackwell, d'autre part en remontant le fil de sa vie par des scènes, expliquant son parcours et justifiant de son engagement. En même temps, à 23 ans elle envoie déjà, la madame ! Le genre de femme pas trop dans la norme de son époque et qui se bat pour montrer les injustices au monde. C'est fascinant de voir comment elle se développe en caractère, mais c'est aussi édifiant de voir ce qu'elle découvre derrière la façade lisse et propre de la charité. La BD est efficace dans son idée, puisqu'elle ne développe que cet épisode en journalisme d'immersion, donnant un aperçu de sa vie mais laissant la porte ouverte aux recherches. Nous ne voyons ici que le début de sa vie, et franchement un tome 2 pourrait être possible lorsqu'on voit la vie qu'elle eut par la suite ! (wikipedia est assez bien fait sur le sujet) En tout cas, c'est le genre de BD inspirante qui donne envie d'être lue. J'ai beaucoup aimé, c'est très clair dans l'histoire et dans le message, et ça donne des modèles féminins à tous les enfants. Des modèles qui sortent de l'ordinaire et qui rappellent qu'on peut agir à bien des échelles !
The Kong Crew
Tome 1 Comme certains ici, je n'ai pas vu venir cet album, et pourtant, je surveille constamment les sorties des bandes dessinées. Il a fallu que mon libraire attire mon attention sur ce titre pour titiller ma curiosité (merci au passage, pour le travail de ces libraires indépendants). Avant tout, il faut souligner la qualité éditoriale de l'ouvrage : dos toilé, cahier graphique à un prix très abordable. Et puis, après la forme, il y a le fond, l'histoire à proprement dite qui se révèle originale et prenante. Imaginez que New York soit devenue subitement désertée suite à l'incapacité de l'armée US à éliminer King Kong. Il fallait oser et Eric Hérenguel, à qui l'on doit déjà le très remarqué Lune d'argent sur Providence l'a fait. En plaçant son histoire en 1947, il nous offre un scénario habile qui m'a fait songer à Mark Schultz ("Chroniques de l’ère xénozoïque", que j'avais adoré). L'album est truffé de références et se lit avec plaisir voire avec une certaine jubilation. Sans se prendre au sérieux, Hérenguel régale le lecteur avec des plans audacieux, des dialogues qui font mouche et un dessin dynamique. J'ai été tellement emballé par cet album (dessin et scénario) que je me suis empressé d’acquérir la version n&b, déclinée sous un format comics, en deux volumes et en anglais. C'est, à mon avis, une des meilleures surprises inattendues de cette rentrée. J'en conseille fortement la lecture. tome 2 -Hudson Megalodon Avec ce tome 2, d'une série qui en comptera 3, Eric Hérenguel continue à nous offrir sa vision délirante mais jubilatoire d'un New York dévasté par notamment un King Kong qui défie toute l'armée américaine. Cela peut paraître glauque dit comme cela, mais pas du tout. Le récit est drôle, les dialogues bien enlevés et Eric Hérenguel nous présente ici un certain nombre de personnages et de telles aventures qu'on se demande comment il va boucler son récit. C'est un véritable feu d'artifice : de Spit, le teckel à Virgil, en passant par Jonas et Irvin, Betty, la fille du colonel, les mystérieuses amazones, sans oublier King Kong, nous suivons avec intérêt leurs aventures. Décomposé en 4 chapitres (dont les 2 premiers ont déjà été publiés en n&b et en anglais dans un format comics), cet album m'a enchanté. Un récit drôle, surprenant et intriguant, le tout avec un superbe dessin, bref que demander de plus, à part... la suite. Jubilatoire vous dis-je ! tome 3 Clap de fin avec ce troisième volume, enfin pas si sûr ! En effet, je doutais qu'Eric Hérenguel puisse boucler l'ensemble des intrigues développées dans les deux premiers albums à savoir la recherche de de Spit,le teckel les mésaventures de Virgil, de Jonas et d'Irvin, de Betty, la fille du colonel, et les mystérieuses amazones, sans oublier King Kong, Et bien si! non seulement Eric Hérenquel apporte une touche finale à ces différentes intrigues, mais nous il offre , en plus, un rebondissement à la dernière page qui pourrait relancer la série, bien que cette trilogie se suffise vraiment en elle-même. Quel prodige! J'ai adoré cette série, qui m'a fait passé un excellent moment. Certains ont pu la qualifier de bd Pop corn mais elle est plus que cela, elle est jubilatoire! A la manière d'Hergé avec "l'île Noire", l'auteur use de manière malicieuse de coupure de presse pour annoncer sa conclusion. Une série réjouissante à plus d'un titre, et qui mérite toute votre attention.
Speak
Tout tourne autour d’une adolescente, Mélinda, à la fois héroïne et narratrice d’une histoire triste et hélas encore et toujours d’actualité. La majeure partie de l’album nous la montre mutique sombrant dans une forme d’asociabilité, se mettant ou étant mise à l’écart, jusqu’à souffrir de harcèlement (alors même que sa « vie familiale » est atone, voire anxiogène). Mais l’essentiel est ailleurs, car Mélinda a vécu un drame (je n’en dis pas plus, mais on devine de quoi il retourne très rapidement, même si ça n’est véritablement dit que dans les dernières pages) qui explique sa situation et son comportement. Il sous-tend aussi le titre et la fin du récit, lorsque les digues se rompent et que la victime « parle », hurle. J’ai trouvé que le sujet était traité de façon pudique, sans exagérer le pathos, et que l’histoire pouvait avoir un rôle de détonateur pour ceux et celles qui ont souffert des mêmes crimes. De plus – c’est évidemment secondaire, mais ça aide aussi à rendre fluide et agréable ce récit – Mélinda étant nauséeuse, aigrie, dépressive, elle voit tout en noir. Et du coup son regard sur le fonctionnement de son lycée est acerbe, avec quelques passages ironiques ou vitriol sur les « clubs » ‘comme celui des « Marthas »), les pompom girls, et plus généralement tous les phénomènes de cour. Refusant l’aveuglement général, refusant de rentrer dans « le moule », elle écorne le monde de bisounours : ne cherchant pas à plaire, elle dézingue ceux qui deviennent esclaves de leur image (sa « copine » Heather en particulier). Une forte pagination, mais ça se lit très vite (pas beaucoup de texte finalement, et un sujet douloureux traité de façon fluide).
Mamie n'a plus toute sa tête
Dutreix est un auteur que j’aime bien, et j’ai déjà pu apprécier plusieurs de ses albums. J’aime aussi son dessin, reconnaissable entre mille – que je retrouve aussi avec plaisir chaque semaine dans le Canard enchainé. Un trait caricatural fin, fluide et agréable, propice à un humour sympathique. J’étais curieux de voir ce que cela pouvait donner sur une histoire longue. Eh bien c’est plutôt réussi. L’histoire se laisse lire agréablement, pour son aspect polar un rien décalé. Mais aussi pour son humour jamais hilarant, mais globalement réussi. Dutreix se met en scène, et nous présente un duo de grands parents à la fois dérangés et machiavéliques. Croyant voir dans ceux qui les visitent des espions ou des agents de la Gestapo (ils se croient encore vivre durant l’occupation), ils les dézinguent, et c’est leur petit fils Romain qui doit faire le service après-vente et se débarrasser des corps. S’ensuivent de nombreux quiproquos, bien amenés, non seulement amusants, mais qui dynamisent l’intrigue. J’attends de voir la suite et conclusion dans l’album suivant, mais pour le moment c’est un très bon millésime de Dutreix, une sorte de vaudeville noir un peu loufoque.
Germaine Cellier - L'Audace d'une parfumeuse
Bandit, Cœur-joie, Élysées 64-83, Fracas, Vent Vert, La fuite des heures, Jolie Madame, Monsieur - Ce tome contient la biographie de Germaine Cellier (1909-1976), une parfumeuse française. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Béatrice Egémar pour le scénario, et par Sandrine Revel pour les dessins et les couleurs. Ce tome comprend cent-vingt-neuf pages de bande dessinée. La dessinatrice a également illustré Grand Silence (2021) de Théa Rojzman. Le tome se termine avec un dossier intitulé Les coulisses de la création comprenant une postface de la scénariste d’une page, les références des citations reproduites dans le livre, une bibliographie, quatre pages sur la phase préparatoire de réalisation d’une planche, l’interview fictive de Germaine Cellier par Olivier David de l’Osmothèque en deux pages de bande dessinée, une petite chronologie (non exhaustive) des parfums de germaine (une page), une recette de l’eau pétillante à réaliser soi-même, un glossaire de quelques mots de parfum de cinquante-cinq termes. Dans les rayons des parfumeries, on trouve encore en bonne place des parfums créés il y a cinquante ans. Beaucoup de leurs créateurs sont tombés dans l’oubli. Parmi eux, une créatrice. Elle s’appelait Germaine Cellier. Comment est-elle devenue parfumeuse. Tout commence à Bordeaux le 26 mars 1909 avec la naissance de Germaine, fille de Jeanne et Georges Cellier. Dans son enfance, son père prend l’habitude de lui lire des extraits du Comte de Monte-Cristo, d’Alexandre Dumas. Mais en août 1914, Georges est mobilisé. Durant son service, sa fille demande à sa mère, quand papa revient. Le père finit par revenir, avec deux béquilles, blessé à la guerre. Après la période de convalescence, il repart. Jeanne se retrouve dans l’obligation de mettre sa fille en pension. Germaine va donc séjourner chez les sœurs : elle y retrouve sa cousine Catherine. Celle-ci est assez délurée et inventive, et elle indique à Germaine qu’elle sait où sœur Monique range les provisions de biscuits. Le soir-même, les deux petites filles se rendent à la réserve de biscuits et elles se font prendre la main dans le sac. Catherine n’est jamais à court d’idées : un midi, elle dépose une grenouille dans son assiette à soupe, juste avant que la sœur ne la serve à la louche. La réaction des fillettes est partagée entre l’amusement et la désapprobation. Les sœurs décident que Catherine doit être exorcisée. La jeune fille trouve ça très excitant : elle demande à Germaine de lui dire si elle voit le diable sortir de son corps. L’exorcisme se déroule, sans manifestation visible. En 1921, les Cellier ont déménagé à Étampes. Germaine a douze ans. Dans la maison, Germaine va dire bonjour à Jacqueline qui tient un nouveau-né dans ses bras. Elle demande à le tenir dans ses bras, et elle le sent, trouvant qu’il sent bon. Elle demande si tous les bébés sentent comme ça : la réponse est positive et la fillette saute de joie en criant qu’elle a une petite sœur. Plus tard, la petite famille effectue une promenade en bord de mer, et Germaine sent des œillets de mer, distinguant plusieurs senteurs. Une couverture bien sympathique avec sa verdure, ce beau visage idéalisé, et les trois touches faisant penser à trois griffes d’un célèbre mutant griffu. Bien sûr, rien à voir avec une lutte contre le mal, plutôt une biographie bien sage passant en revue la vie d’une parfumeuse dans un ordre sagement chronologique, entremêlant sa formation et sa vie professionnelle, avec sa vie personnelle essentiellement au travers de ses relations familiales et mondaines et de ses amours. Le lecteur découvre ainsi tout ce à quoi il peut s’attendre : la vie d’enfant, les études, le premier emploi et la compétence qui permet à Germaine Cellier d’être remarquée, de pouvoir créer son premier parfum, et les succès qui suivront, associée à de grands couturiers. La narration visuelle s’avère douce à la lecture. Une palette de couleurs de type pastel, avec un parti pris essentiellement naturaliste. Un mode de représentation avec un degré significatif dans les détails descriptifs, rendant chaque personnage à la fois avenant et un peu lisse, avec également une direction d’acteurs de type naturaliste. La dessinatrice gère la densité d’informations visuelles dans les accessoires et les décors, avec une forme d’épuration simplificatrice : un usage régulier de camaïeux en fond de case, une représentation sélective des meubles et des accessoires, ces derniers parfois en ombre chinoise, pour une lecture agréable et facile. Le lecteur se laisse bien volontiers emmener par cette narration sympathique et douce, s’attendant à découvrir quelques moments clé dans la vie de Germaine Cellier qui feront d’elle cette parfumeuse d’exception : une enfance et une adolescence qui mènent tout naturellement à ce qu’elle va devenir une sorte de prophétie auto-réalisatrice, un accomplissement préprogrammé, puisque les autrices réalisent cet ouvrage presque cinq décennies après le décès de leur sujet. Il y a un peu de cela au début : le talent déjà présent pour ressentir toutes les nuances de senteur dans une fleur (en l’occurrence des œillets des sables), l’esprit anticonformiste ou de rébellion de sa cousine qui laissera des traces à Germaine et l’amènera à ne pas s’en tenir aux pratiques habituelles et aux dogmes en matière de conception de parfum. Pour autant cette approche académique porte rapidement ses fruits. Pour commencer, les autrices vont plus loin qu’un don inné permettant à la parfumeuse d’être un génie : elles montrent qu’elle réalise des études dans une école privée, avec une scène de travaux pratiques. Puis elle rentre en tant qu’employée dans l’entreprise Justin-Dupont, à Argenteuil, société qui vient de fusionner avec Roure-Bertrand fils, une société grassoise bien connue pour ses huiles essentielles. L’artiste la représente en train de travailler dans les différents laboratoires, avec des dessins descriptifs à la composition allégée, tout en contenant les éléments techniques aisément reconnaissables qui rendent chaque endroit concret et consistant. Dans la postface, la scénariste explique comment lui est venue l’envie de réaliser une bande dessinée sur cette créatrice de parfum et comment les conditions nécessaires se sont présentées. Lors de ses recherches préparatoires, elle a donc : Cherché une biographie pour en savoir davantage sur Germaine Cellier avec, comme en ont toujours les auteurs, une vague envie d’écrire sur elle, de la mettre en scène dans un futur roman, pourquoi pas ? Vaine recherche, car personne n’avait écrit la biographie de Germaine. Elle a heureusement trouvé un article de Vanity Fair écrit par sa nièce, mais c’était quasiment tout. Elle a lu beaucoup d’articles parlant de ses créations, ça oui, mais sur sa vie, sur elle, si peu de choses. Ce qui semble dont être une biographie facile repose sur un travail préparatoire significatif pour réaliser une première. Par ailleurs, le lecteur observe que les éléments techniques et le contexte historique se trouvent dans chaque page, discrets et solides. Il peut relever des termes techniques, majoritairement passés dans le vocabulaire courant, placés de sorte à être intelligibles même si on ne le connaît, sans avoir à aller consulter le glossaire en fin de volume. S’il a déjà eu l’occasion de s’intéresser à cette période de l’histoire de France, il relève également des noms emblématiques, notamment celui de Paul Poiret (1879-1944) dont la carrière a été évoquée par Philippe Dupuy dans Ne pas peindre (2019). Ainsi la parfumeuse croise ou travaille pour Christian Caillard (1899-1985), Eugène Dabit (1898-1936, L’hôtel du Nord), Robert Denoël (1902-1945), Jean Oberlé (1900-1961), Christian Boussus (1908-2003), Christian Bérard (1902-1949), Boris Kochno (1904-1990), Pierre Balmain (1914-1982), et bien d’autres. Ainsi, ces éléments nourrissent la biographie qui devient plus qu’une simple succession de faits, mis en images. La narration visuelle donne à voir la jeune fille, puis l’adolescente et la femme dans de nombreux environnements différents : les laboratoires où elle travaille bien sûr, une salle de classe, un dortoir, le pavillon des parfums à l’exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes en 1925, des soirées mondaines, l’entrée des troupes militaires allemandes dans Paris en juin 1940, la visite d’Adolf Hitler à Paris le vingt-trois juin 1940, un match de tennis de Christian Boussus au tournoi de Roland-Garros (Grand prix de France) en juillet 1944, des repas familiaux, etc. En refeuilletant la bande dessinée, le lecteur se rend compte que l’artiste utilise de nombreux autres outils de la bande dessinée intégrés organiquement dans les pages : quelques dessins en pleine page, avec parfois Germaine représentée à plusieurs reprises dans différentes positions, une vision onirique pour évoquer l’effet sa manière d’interpréter les différentes nuances d’un parfum, un diagramme en forme de pyramide à trois étages pour l’explication relative aux notes de fonds, notes de cœur et notes de tête, un facsimilé de projection sur écran pour le film Hôtel du Nord, un facsimilé de dépliant vantant les mérites d’être une mère (Avec ce slogan véridique : La femme coquette sans enfants n’a pas sa place dans la cité, c’est une inutile.), et bien sûr les différents flacons de parfum qui forment un art à part entière, une dizaine de robes créées par Pierre Balmain pour autant de collections. Au premier abord, les autrices ont réalisé une biographie à la forme sage et accueillante, très accessible et très agréable à lire. À la lecture, il s’avère que la narration visuelle porte le contenu avec élégance et une réelle densité, aussi bien pour le naturel des personnages, que pour la reconstitution historique et métier. Le récit établit l’importance de Germaine Cellier dans la création de parfums, contextualisant les accomplissements professionnels de cette femme, sans les rendre miraculeux, ni les minimiser.
Antipodes
Le premier sens d’antipode est géographique. S’il s’agit généralement du point opposé à l’autre bout du globe, l’antipode était aussi une créature anthropomorphe imaginaire qui avait les pieds tournés vers l’arrière, une représentation faite à une époque où l’on pensait encore que la Terre était plate ! C’est avec cette image que démarre le récit, révélant l’état d’esprit entretenu par ce qu’on n'appelait pas encore l’Occident vis-à-vis des terres inconnues, et ce bien avant la conquête des Amériques, augurant du mépris pour les populations natives que les conquérants allaient bientôt soumettre avec la plus grande violence, en leur déniant toute humanité. Concocté par David B. et Eric Lambé et basé sur des faits historiques, « Antipodes » s’avère une lecture atypique non dénuée de charme. L’auteur de L'Ascension du Haut Mal, chef d’œuvre autobiographique qu’on ne présente plus, a chaussé ici sa casquette de scénariste. Pour le dessin, il s’est adjoint les services d’Eric Lambé, co-lauréat quelque peu oublié du Fauve d’or en 2017 pour Paysage après la bataille, une œuvre boudée par le public, probablement pour son côté abscons et austère. Avec « Antipodes », on se rapproche beaucoup plus des codes traditionnels de la bande dessinée pour offrir au lecteur un récit fluide et accessible se déroulant dans un Brésil où les Blancs en sont au début de leur emprise sur ce vaste pays. C’est par les yeux d’un personnage hors normes et quelque peu lunaire, Nicolas, que l’on va découvrir à quoi pouvaient ressembler les interactions entre des Européens en « mission civilisatrice » et la tribu locale réputée pour son cannibalisme. Dans un premier temps capturé par les Tupinambas, qui avaient prévu de s’en nourrir, celui-ci sera finalement adopté par ces derniers, séduits par ses mélopées enchanteuses. Quant à Nicolas, s’il est issu du camp des envahisseurs, il aura tôt fait d’adopter leurs coutumes, prenant plaisir à déambuler dans le plus simple appareil. Mais sa bienveillance totalement désintéressée ne l’empêchera pas d’être accusé de paganisme et puni par Villegagnon, le très catholique gouverneur de la région. Le dessin d’Eric Lambé recèle un charme naïf et désuet, évoquant les précurseurs de la bande dessinée du XIXe siècle, tels Rodolphe Töpffer ou, au début du XXe, Winsor McCay, voire dans une certaine mesure les peintures du Douanier Rousseau pour les scènes dans la jungle. La discrète touche de modernité est à rechercher dans la mise en couleur, avec en particulier ce violet décalé d’une brillance obscure, un rien psychédélique. En évoquant la brève présence des Français dans le Brésil du XVe siècle, bientôt chassés par les Portugais, ce récit donne à David B. l’occasion de déplacer la perspective historique en relativisant la « sauvagerie » de ces Indiens du Brésil, car si ceux-ci consommaient de la chair humaine (estimant par ailleurs que ceux qui la mangeaient crue étaient des sauvages !), ils étaient un peuple paisible à la physionomie avenante, vivant en harmonie avec les éléments, loin de l’image d’Epinal du barbare primitif. Et comme on le verra, leurs « proies » promises au festin semblaient accepter leur sort avec philosophie. La sauvagerie n’était-elle pas plutôt le fait des colonisateurs, qui n’hésitaient pas à massacrer ces peuples quand ils ne voulaient pas collaborer ? Cela étant, David B. ne fait pas non plus dans le mythe rousseauiste du bon sauvage. Dans ce livre, on découvre que les Tupinambas, dès lors qu’ils étaient menacés, n’hésitaient pas à se défendre de la façon la plus sanglante, peu importe que l’attaquant soit l’Homme blanc ou une tribu adverse. Recourant à un humour subtil, l’auteur en profite pour tacler la religion des conquérants, adeptes des conversions forcées, face à des Indiens qui eux, « ne cherchent à convertir personne », confortant la décision de Nicolas à vivre parmi eux. Si l’on retrouve la fascination de David B. pour les scènes de bataille, celui-ci puise également dans la mythologie de ces peuples pour introduire une part d’onirisme, avec ce « dieu défiguré » que l’on pouvait voir en creusant un trou dans la terre et qui avait le pouvoir de vous entraîner vers les antipodes si vous ne preniez garde où vous posiez le pied. Cette fiction historique, au titre judicieux par le fait qu’elle décrit les rapports entre deux mondes aux antipodes l’un de l’autre, se termine par un constat en demi-teinte. Le rapprochement de deux cultures trop différentes a de fortes chances d’être compromis par divers obstacles, que ce soit la langue ou les mœurs, mais de l’échange il en restera toujours quelque chose. Non pas un enrichissement matériel qui resterait vain, mais « a contrario » un gain de l’ordre de l’impalpable, un apport spirituel qui changerait notre façon de voir le monde et d’accepter les différences. Doté d’une belle édition avec une couverture toilée pour le côté rétro, « Antipodes » s’avère globalement une lecture très plaisante avec une immersion bienvenue dans un univers peu habituel mais plutôt envoûtant.