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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Didier, la 5e roue du tracteur
Didier, la 5e roue du tracteur

On termine quand même ? - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est paru initialement en 2018, avec un scénario de Pascal Rabaté, des dessins et une mise en couleurs de François Ravard. Le soleil se lève sur la ferme de Didier. Il vient de se réveiller et il se dirige vers les toilettes. Il pousse un cri déchirant en faisant ses besoins. Il se rend chez le médecin en mobylette. Avant d'entendre l'avis du professionnel de santé, il lui dit qu'il sait qu'il va mourir, et il est triste de ne pas avoir encore connu le vrai amour alors qu'il a déjà 45 ans. Le docteur lui prescrit un traitement pour ses hémorroïdes, lui conseille de ne plus boire d'alcool pendant quelques jours, et lui suggère de s'inscrire sur un site de rencontre pour résoudre son autre problème. Il rentre à la ferme sur sa mobylette (ayant mis un coussin sur la selle) et n'est pas du tout surpris de voir Régis en slip et en bottes en train de se rouler une clope sur le pas de la porte. Il lui demande où se trouve sa sœur Soazic. Ayant eu la réponse, il se dirige vers l'étable où Soazic vient de terminer de traire les vaches. Il lui demande ce que fait Régis à la ferme. Elle le toise bizarrement en lui disant que la cuite d'hier avait dû être sévère. La vieille Didier était parti à la ferme de Régis pour participer à la vente aux enchères de tous ses biens, car il avait fait faillite. Le commissaire-priseur avait commencé par le tracteur, un modèle 635 Massey Ferguson de 2010, avec une mise à prix de départ fixée à 1.200 euros. Didier avait commencé à enchérir, mais son attention avait été détournée par le comportement de Régis. Ce dernier avait commencé par aller dire au revoir à ses vaches, en tenant à la main, une corde avec un nœud coulant. Puis il avait enlevé son bleu de travail devant tout le monde, pour se retrouver en slip et en bottes, et il était rentré chez lui avec sa corde à nœud coulant à la main. Didier s'était précipité au carreau de la porte pour voir ce qui allait se passer, alors que la vente aux enchères se poursuivait sans interruption. À son grand soulagement, Régis était ressorti sain et sauf. Au temps présent, Soazic voit que Didier a recouvré la mémoire et elle lui enjoint de prêter de quoi s'habiller à Régis. Puis ils prennent le petit déjeuner tous les trois dans la cuisine. Régis demande comment il peut aider. Soazic lui répond qu'il sait très bien qu'il y a toujours quelque chose à faire à la ferme. Didier lui demande s'il s'y connaît en internet. La couverture affiche clairement le parfum d'autodérision du récit : les casseroles tirées par le tracteur, la mention du célibat encore frais, sans compter que ce sont les vaches qui occupent le premier plan, et le titre apporte la touche finale. Le lecteur fait connaissance avec Didier dès la première page. Dès la deuxième, il connaît son âge (45 ans), son naturel inquiet (la fin est proche) et le drame de sa vie (il est célibataire). Il est facile de se moquer de ce paysan, pas très bon gestionnaire, sans vie affective, avec comme seul ami un fermier ayant fait faillite, prenant des cuites non maîtrisées de temps à autre, et vivant avec sa sœur qui assure les corvées ménagères (il ne sait pas faire la lessive), ainsi qu'une part significative des tâches de la ferme. Il est vrai que Didier est en surcharge pondérale, qu'il porte des grosses lunettes et que ses cheveux commencent à s'éclaircir, sachant qu'il est déjà grisonnant. Pour autant, le lecteur éprouve immédiatement une forte sympathie pour ce monsieur. D'un côté, il représente tout ce que la société réprouve de manière implicite (surcharge pondérale, métier sans gloire, absence totale de dimension spectaculaire) ; de l'autre côté, il a un cœur gros comme ça. En effet c'est le seul à se préoccuper de Régis, de s'inquiéter d'un possible suicide, de l'accueillir chez lui sans demande de compensation. Il apparaît en creux qu'il n'exploite en rien sa sœur, et que ce sont les hasards de la vie qui les ont amenés à continuer à habiter sous le même toit. Il échappe même au ridicule car ce n'est pas qu'il ne se respecte pas, c'est qu'il est dépourvu de toute vanité. Par voie de conséquence, il est impossible de se moquer de lui, ou de le mépriser. Bien sûr, les dessins participent pour beaucoup à dresser le portrait de Didier, à lui insuffler un élan vital. Dans la deuxième page, François Ravard représente Didier en slip dans le cabinet du médecin. Il ne minimise pas la dimension de sa brioche, mais sans la transformer non plus en étalage de viande, ou en tas de saindoux. Il montre les bajoues importantes sans être flasques, ainsi que les énormes lunettes, très fonctionnelles et dépourvues de toute qualité esthétique. Bien sûr Didier apparaît à plusieurs reprises comme un peu pathétique, que ce soit dans sa tenue de travail très ample, déconfit dans sa chemise trop petite (qu'il n'a portée que deux fois), surpris que les ronds de son maillot à pois rouge se déforment, ou encore courant tout nu dans un champ moissonné. Pourtant il ne s'agit pas de misérabilisme ou de méchanceté. En effet par ailleurs, Didier est montré comme un individu calme et posé, sensible et faisant preuve d'empathie. Il est en décalage avec la France qui gagne, avec les battants. En observant son visage, le lecteur peut voir qu'il n'est pas dépressif ou aigri. Il montre son désaccord par une moue désapprobatrice quand une réaction, une remarque ou une situation va à l'encontre de ses convictions ou de ses émotions. De la même manière, le lecteur s'attache très rapidement aux autres personnages. La plastique de Soazic n'est pas celle d'une pinup, mais d'une femme au visage avec un menton trop petit et un nez trop gros, ainsi qu'un bassin un peu empâté. Les expressions de son visage indiquent qu'elle a conservé un amour propre plus développé que son frère. Elle a, elle aussi, accepté sa condition de fermière dont la vie est accaparée par la ferme, sans pour avoir renoncé à la possibilité d'une vie différente. Elle n'a pas totalement accepté les choses comme elles sont, et elle continue à lutter contre ce qui l'agace chez son frère (à commencer par sa mollesse). Elle n'a pas baissé les bras face à une sorte de stase régissant sa vie. Le lecteur observe donc son langage corporel ainsi que les expressions de son visage et voit apparaître des jugements de valeur, des moments d'énervement, une volonté d'agir, le plaisir d'avoir une idée nouvelle. Régis vient compléter ce trio, avec une morphologie très fine, mais également dépourvue de toute élégance. Par comparaison avec les postures ou les expressions de Didier, il apparaît plus résigné. Il ne se plaint pas d'avoir tout perdu, mais il n'a pas l'énergie de se lancer dans un nouveau projet. Il prend les jours comme ils viennent, avec la mine d'un individu qui n'attend plus rien, sans être amer pour autant. Advienne que pourra. Dès la première case, le lecteur se retrouve à observer une cour de ferme dans une case de la largeur de la page, avec une luminosité de lever de soleil, des couleurs portant une part d'ombre, mais commençant déjà à se réchauffer. En page 6, il voit Didier au loin sur sa mobylette, avec un champ vert et jaune au premier plan, et des champs avec quelques arbres dans le lointain. L'artiste n'a utilisé quasiment aucun trait pour délimiter les contours, tout est représenté à la couleur directe, avec à nouveau une ambiance lumineuse paisible pour un jour ensoleillé. Quelques pages plus loin, Didier va voir son poirier dans le jardin, avec le chat qui court, quelques poules qui picorent, et les éoliennes discrètement esquissées au loin en fond de case. François Ravard a l'art et la manière de composer ses cases, en dosant soigneusement les éléments très précis, et les éléments esquissés, ou dont la forme se trouve discrètement peinte dans une teinte pale. À l'instar de ces éoliennes présentes dans quelques cases, le lecteur peut aussi remarquer de minuscules détails s'il s'en donne la peine : le coussin ajouté sur la selle de la mobylette, le collier de protection autour de la tête du chat, la manique accrochée au mur de la cuisine, les pneus sur le tas de fumier, les enseignes du coiffeur et du bar en forme de jeu de mots, la pompe à eau dans le jardin de la ferme de Régis, etc. Il est facile de se laisser prendre par la douceur de la narration visuelle et de ne pas prêter attention à ses menus détails. Il est tout aussi facile de prendre le temps de laisser son regard se poser sur une case ou une autre et d'en découvrir la richesse. Cette stratégie de représentation porte ses fruits en décrivant à la fois un quotidien très pragmatique et concret, réaliste (l'aménagement de la cuisine, les travaux de la ferme), à la fois l'ambiance de l'environnement que le regard embrasse dans son ensemble, sans forcément le scruter à chaque passage. Le lecteur se rend compte que ce mode de représentation fonctionne aussi avec les personnages, à la fois pour les petits gestes du quotidien (Régis en train de rouler sa clope), à la fois pour l'impression générale (la détresse de Didier dans le cabinet de consultation). Le lecteur se sent donc privilégié de pouvoir côtoyer ces individus ordinaires, dans leur vie spécifique. Il ressent une grande tendresse pour Didier et son sentiment que la vie ne lui a pas apporté ce qu'il attendait, pour Soazic vaguement excédée par un quotidien auquel il manque l'espoir d'un avenir, pour Régis résigné sans être abattu. Il ressent une pleine et entière adhésion à leurs projets. De ce fait, il ressent une forte curiosité pour le projet de Didier (s'inscrire sur un site de rencontre). Il sourit en voyant que Didier prend de la distance avec cet outil, au point que ce sont Soazic et Régis (ensemble ou chacun dans son coin) qui s'approprient le projet et accompagnent Didier, pour être sûr qu'il aboutisse. Bien sûr, la confrontation avec la réalité va être cruelle et brutale. Didier, avec l'aide de Soazic et Régis, va pouvoir mener son projet à bien. Dans le même temps, cette dynamique va initier d'autres changements inattendus. Malgré la douceur chaleureuse de la forme du récit et des illustrations, il est bien question du mal-être de plusieurs individus, d'avoir envie de faire quelque chose de sa vie, de désirer ce que l'on n'a pas et qui semble un dû au vu de ce qu'on a déjà accompli. Didier est contraint d'apprendre à se connaître en se mesurant à la réalité de son désir, ainsi qu'à ce qu'obtiennent les autres. De la même manière que le récit ne baigne pas dans le misérabilisme, il ne se complaît pas non plus dans l'amertume. Il y a ce que l'on veut, et ce dont on a besoin. L'effort fourni par Didier pour s'arracher à sa stase ne lui apporte pas ce qu'il avait escompté, mais il ne retourne pas au point de départ. Il est difficile de résister au second degré contenu dans le titre de cet ouvrage, ainsi qu'à sa couverture faussement naïve (les petits cœurs dans le ciel). Il est impossible de ne pas succomber à la gentillesse de la narration, ainsi qu'à sa cruauté sous-jacente, à son regard sur un quotidien dont les spécificités chassent la banalité, dont les personnages apparaissent faciles et agréables à vivre, à la fois pour leurs qualités et pour leurs défauts.

20/02/2025 (modifier)
Couverture de la série Bergères Guerrières
Bergères Guerrières

Eh bien, voilà une série qui n'a pas volé son excellente réputation ! Un univers simple dans la forme mais riche dans le fond, des personnages attachants et murissant avec le récit, une aventure tout public mais qui arrive à traiter avec sérieux ses sujets lourds, des dessins magnifiques, un peuple à la culture très marquée, et un monde qui donne sincèrement envie d'être exploré. Il n'y a pas à dire, la recette est alléchante et le plat final réussi ! Une série culte, à n'en pas douter ! Le tout commence assez simplement, dans ce qui nous semble être le début d'une quête initiatique pour une jeune fille souhaitant plus que tout rejoindre l'ordre des Bergères Guerrières, une sorte de force armée exclusivement féminine fondée suite au départ des hommes du village partis il y a des années pour rejoindre la guerre. Mais voilà, cette simple histoire d'épanouissement et les rêves de gloire de notre héroïne, Molly, volent en éclat lorsqu'une terrible malebête décide d'attaquer leur village. Le récit est vraiment prenant, mais je me garde de trop vous en dire, l'histoire mérite vraiment d'être découverte. Je vous dirais simplement que la série parle de guerre, de peur, de deuil, d'honneur et de magie. Les enfants mûrissent, la quête initiatique et épique prend rapidement des allures de tragédie, on craint pour nos personnages, le récit ne leur fait pas de cadeau et ici préparez-vous à ce que les actions aient des conséquences et que la bonté des gens ne suffise pas à leur assurer une fin heureuse. Pas qu'elle ait besoin de moi pour aider à sa renommée, mais je conseille sincèrement la lecture de cette série.

19/02/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Blake et Mortimer - Le Dernier Pharaon
Blake et Mortimer - Le Dernier Pharaon

Rien de plus effrayant que l'inconnu, rien de plus dangereux que l'ignorance. - Ce tome comprend une histoire complète mettant en scène Francis Blake et Philip Mortimer. La première édition date de 2019. Il a été réalisé par François Schuiten (scénario, dessins et encrage), Jaco van Dormael (scénario, réalisateur et metteur en scène belge), Thomas Gunzig (scénario, écrivain belge francophone) et Laurent Durieux (couleur). À l'intérieur de la pyramide de Kheops, au Caire en Égypte, Francis Blake et Philip Mortimer reprennent difficilement conscience. Ils ne se souviennent plus d'où ils se trouvent. Ils finissent par comprendre qu'ils se trouvent dans la Chambre du Roi de la pyramide. Quelques années plus tard, le professeur Mortimer pénètre dans la salle des pas perdus du Palais de Justice de Bruxelles. Il y retrouve son ami Henri qui évoque le taux élevé du rayonnement électromagnétique. Henri emmène Mortimer au sous-sol et lui montre une pièce récemment mise à jour : le bureau de travail de Joseph Poelaert (1817-1879), l'architecte du Palais de Justice. Il l'emmène jusqu'au fond de la pièce où il lui montre des hiéroglyphes et une représentation du dieu Seth. À la surprise de Mortimer, Henri se saisit d'une masse et en frappe le mur. de la fissure s'échappe une puissante lumière. Henri passe par la faille, mais le mur s'écroule derrière lui, empêchant Mortimer de le suivre. Mortimer remonte le plus vite possible et sort du Palais de Justice. le rayonnement s'échappe du bâtiment et irradie toute la ville. Trois semaines plus tard, Mortimer se réveille sur un lit d'hôpital où il est venu consulter à cause de terribles cauchemars dans lequel Seth lui apparaît. À l'extérieur, l'armée a commencé à évacuer les civils. Quelques temps plus tard, Mortimer retrouve Blake devant le Palais de Justice, autour duquel ont été élevés des échafaudages pour constituer une cage de Faraday afin de contenir le rayonnement. Des années plus tard, les bâtiments ont commencé à se dégrader et quelques animaux sauvages circulent dans la rue. Non loin du Palais de Justice, un groupe de personnes prépare un acte de destruction contre le bâtiment. Leur intervention a des conséquences néfastes et Philip Mortimer est contacté par Francis Blake pour une intervention de la dernière chance, en urgence. Mortimer doit se rendre à Bruxelles. En 1996, paraît une nouvelle aventure de Blake & Mortimer, réalisée par Jean van Hamme & Ted Benoît, 9 ans après la mort de leur créateur Edgar P. Jacobs. Entretemps, Média Participations a fait l'acquisition des Éditions Blake & Mortimer, et Jean van Hamme a défini les règles à respecter pour les albums de la reprise : rester dans les années 1950 et ne pas poursuivre après Les 3 formules du Pr Sato. Lors de l'annonce de ce tome, l'éditeur a clairement indiqué qu'il s'agit d'un projet à part, qui ne s'inscrit pas dans le cadre établi. D'une part Blake et Mortimer ont vieilli car l'aventure se déroule après Les 3 formules du Pr Sato ; d'autre part François Schuiten ne s'en tient pas aux caractéristiques graphiques de la ligne claire d'EP Jacobs. Du coup l'horizon d'attente du lecteur s'en trouve plus incertain, car il a conscience qu'il ne va pas retrouver les spécificités bien établies pour la reprise de la série. Avec la scène d'ouverture, l'amateur de Blake & Mortimer se retrouve en terrain connu, puisqu'il s'agit d'une scène tirée de Blake et Mortimer, tome 5 : le Mystère de la Grande Pyramide, Deuxième Partie (1955). Au fur et à mesure du récit, il retrouve les éléments classiques des personnages, ainsi que le ton de la narration, et le thème d'aventure. Il suit Mortimer (et un peu Blake) enquêtant sur un phénomène physique non théorisée scientifiquement, menaçant de causer des destructions à l'échelle planétaire, devant faire preuve de courage pour surmonter les obstacles tant physiques que scientifiques. Dans des interviews, Schuiten a indiqué qu'il a développé l'intrigue (avec Dormael et Gunzig) sur la base d'une idée présente dans les carnets de Jacobs. En termes de narration visuelle, le lecteur découvre une mise en couleurs très sophistiquée qui met en jeu des techniques autres que les simples aplats de couleurs. François Schuiten réalise des images d'une minutie exquise, évoquant les gravures du dix-neuvième siècle, et les illustrations de Gustave Doré, pas du tout dans un registre ligne claire. Le lecteur entame ce tome et se sent tout de suite en terrain familier, qu'il soit lecteur de Blake & Mortimer, ou de Schuiten. Outre la base de l'intrigue empruntée à Jacobs, il suit le professeur Mortimer dans sa difficile progression dans Bruxelles, jusqu'à atteindre la source du rayonnement électromagnétique, pour essayer de sauver le monde, pendant que Blake essaye de limiter les dégâts probables d'une intervention armée sans finesse. Les auteurs font référence à quelques éléments de la mythologie de la série, soit évidents comme la Grande Pyramide, soit plus à destination des connaisseurs comme l'apparition d'une Méganeura. Pour autant, l'histoire reste intelligible et satisfaisante, même si le lecteur n'a jamais ouvert un album de Blake & Mortimer. de la même manière, le lecteur retrouve les caractéristiques des dessins de François Schuiten : une incroyable précision, des touches romanesques et romantiques, un amour de l'architecture. Il peut aussi apprécier la narration visuelle s'il ne connaît pas cet artiste, pour la qualité de ses descriptions, l'utilisation de cadrages (gros plan sur une main en train d'agir, posture des personnages en mouvement) et de plans de prise de vue directement empruntés à Jacobs. Le lecteur familier des albums originaux retrouve ces cases très déconcertantes où la cellule de texte décrit ce que montre l'image. Par exemple page onze, le texte indique : Mais déjà le marteau s'abat contre la surface de pierre. C'est exactement ce que montre la petite case, faisant s'interroger le lecteur sur l'intérêt de doublonner ainsi l'information, si ce n'est pour un hommage. Arrivé à la fin de l'album, le lecteur a apprécié l'aventure, observé que Dormael, Gunzig et Schuiten ont imaginé un risque technologique de type anticipation plausible dans son concept, peu réaliste dans sa mise en œuvre, mais très cohérent avec les récits d'anticipation de Jacobs. Il a bénéficié d'une narration visuelle d'une grande richesse, respectant l'esprit un peu suranné des œuvres originelles, avec des techniques de dessins et de mise en couleurs différentes de celles d'Edgar P. Jacobs. Il en ressort un peu triste. le choix de situer l'histoire plus récemment amène à voir les personnages ayant vieilli, Mortimer indiquant qu'il est à la retraite. Ils ne sont pas diminués physiquement, mais leurs remarques contiennent une part de nostalgie, et de jugement de valeur négatif sur leur présent. Dans des interviews, Schuiten a déclaré qu'il souhaitait exprimer l'état d'esprit d'Edgar P. Jacobs qui se déclarait déconnecté de son époque à la fin de sa vie, ne comprenant plus le monde qui l'entourait. Cette sensation d'obsolescence de l'individu s'exprime en toile de fond, avec le jugement de valeur de Mortimer sur les conséquences du rayonnement électromagnétique, ramenant l'humanité dans un stade technologique qu'il estime plus humain. S'il a suivi la carrière de François Schuiten, le lecteur détecte plusieurs références à d'autres de ses œuvres. L'échafaudage englobant le Palais de Justice évoque le réseau Robick de Les Cités obscures, Tome 2 : La fièvre d'Urbicande (1985). La locomotive est un modèle 12.004 de la SNCB, celui qui figure dans La Douce (2012). le Palais de Justice de Bruxelles joue déjà un rôle central dans Les Cités obscures, Tome 6 : Brüsel (1992), et son architecte Joseph Poelaert y est évoqué. Le thème du temps qui passe, du décalage avec l'époque présente entre en résonance avec ces évocations d'une longue carrière, constituant un regard en arrière. Avec cette idée en tête, le lecteur considère d'une autre manière les références à la culture de l'Égypte antique, à la très ancienne confrérie évoquée par Henri, aux transformations induites par la technologie sur la société humaine. Dans cette optique, l'essaim de scarabées libéré par Bastet s'apparente à une plaie d'Égypte, une condamnation divine. Les cauchemars de Mortimer deviennent des signaux émanant du passé. L'utilisation d'un pigeon voyageur (Wittekop) pour communiquer est un symbole d'une communication indépendante de la technologie de pointe. Mortimer fait confiance aux chats pour le guider car l'instinct des animaux les pousse à éviter ce qui pourrait leur faire du mal : à nouveau la sagesse ne vient pas de la technologie, mais de la nature. Les soins prodigués par Lisa relèvent d'une forme de médecine alternative qui devient un savoir thérapeutique héritée de la sagesse ancienne, et plus efficace que les cachets et les pilules. Le fait que Mortimer se retrouve devant des statues égyptiennes sens dessus dessous finit par évoquer que c'est le monde moderne qui marche sur la tête. La nostalgie d'un monde plus simple, plus maîtrisé submerge alors le lecteur. Très habilement, deux personnages évoquent le syndrome chinois : hypothèse selon laquelle le matériel en fusion d'un réacteur nucléaire situé en Amérique du Nord pourrait traverser la croûte terrestre et progresser jusqu'en Chine. Là encore le lecteur peut y voir une angoisse d'applications scientifiques non maîtrisées, et qui en plus ne date pas d'hier. En ouvrant ce tome, le lecteur sait qu'il s'agit d'un album de Blake & Mortimer qui sort de l'ordinaire, à la fois parce que les personnages principaux ont vieilli, à la fois parce que l'artiste a bénéficié de plus de libertés créatrices que les autres équipes ayant repris la série. Il plonge dans une bande dessinée d'une rare intensité, non pas parce que la narration est dense ou l'intrigue labyrinthique, mais parce qu'il s'agit d'un projet ayant mûri pendant quatre ans de durée de réalisation, parce que les phrases prononcées par les personnages portent en elles des échos des préoccupations des auteurs, parce que la narration visuelle est d'une grande beauté plastique et d'une grande minutie, parce que la mise en couleurs semble avoir été réalisée par la même personne que les dessins. En refermant cet album, le lecteur reste sous le charme de ce récit pendant de longs moments, touché par une œuvre d'auteur jetant un regard d'incompréhension sur le monde qui l'entoure, comme s'il s'était trouvé dépassé par la modernité, finissant déconnecté de son époque.

18/02/2025 (modifier)
Par grogro
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Veuve
La Veuve

Ouh ! La pépite ! Houla la grosse affaire que voilà ! Alors là, je vais être sans retenue et sans réserve, ainsi que bref : cette BD est un chef d’œuvre. Pourquoi ? Parce que le dessin est merveilleux et qu'il parvient à tout dire et à tout exprimer, de la beauté des paysages au curriculum historique comme psychologique des personnages. Je découvre le trait de Glen Chapron qui se fait ici charbonneux (c’est une première apparemment), aussi fumant que les cendres d’un feu de camp après la nuit. Tout est splendide, et les ambiances sont fortes, particulièrement les scènes de nuit dont l’auteur parvient à rendre toute l’intimité créée avec la nature par cette vie sauvage. Il y a de très belles planches, muettes mais emplies du bruit de la cascade ou de l’hululement de la chouette dans la nuit profonde. Le scénario sur lequel Chapron vient s’appuyer n’est pas en reste. Ce western est une histoire de femmes fortes et ça nous change carrément des vieilles rengaines. La fin est belle et ouverte. Je l’ai lue deux fois de suite, chose rare. Le gros chef d’œuvre de ce début d’année en ce qui me concerne !

17/02/2025 (modifier)
Couverture de la série L'Âge d'or
L'Âge d'or

J'ai beaucoup aimé la lecture de ce diptyque. J'ai même été pris par l'élan épique du tome 2. Je reconnais que le scénario possède un fondement très classique. Une lutte autour de la succession pour le trône axée sur un exil puis la reconquête est une proposition très visitée. Même le questionnement sur la légitimité d'un pouvoir qui rend fou n'est pas neuf. Pourtant j'ai trouvé la progression de la narration très bien construite. Le tome 1 prend le temps d'affirmer la complexité de la personnalité des intervenants. Ainsi le héros Tranked est pourtant le garant de la légitimité de l'ordre établi ou la relation Bertil-Tilda qui ne peut se développer à cause de cet ordre social. Les auteurs nous guident vers le but en côtoyant une utopique communauté "sans homme ni Seigneur". Abigaelle a pu ainsi résoudre le problématique "La nature a donné même forme…"" du parchemin de l'Age d'or mais ce faisant nous ne sommes plus dans la nature. Hellier lui suit une autre voie qui légitimise sa violence. C'est tout l'art du tome 2 de montrer l'impasse des discours de violence. L'ellipse temporelle se justifie ainsi en montrant la lenteur de l'évolution des esprits. Moreil et Pedrosa donnent alors une connotation hugolienne et christique à leur récit. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si c'est le personnage le plus humble ,mais qui sait lire, qui est capable de déchiffrer de comprendre et se réchauffer sans se brûler auprès du livre. "Bienheureux les cœurs purs, ils verront le royaume" pourrait résumer ce tome2 tout en notant que le programme que propose les premières pages du texte de l'Age d'or est très proche de celui suivi par les premières communautés chrétiennes. J'ai donc trouvé beaucoup de sens à ce récit mais ce serait incomplet sans une narration visuelle de première ordre. Personnellement c'est le graphisme le plus abouti que j'ai pu lire de la part de Pedrosa. Du début à la fin il reste dans son thème. Les scènes de batailles me rappellent les illustrations anciennes étudiées dans les livres d'histoire du Moyen-Age ou à travers les peintures d'époque. Mais Pedrosa ne joue pas simplement à l'excellent copiste il ajoute sa touche d'originalité dans la construction avec des personnages se déplaçant sur la planche. La mise en couleur très travaillée est du même niveau. Une excellente lecture à mon avis très sous-évaluée.

16/02/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Hulk - Banner
Hulk - Banner

Un monstre, par Richard Corben - Ce tome contient les quatre épisodes de la minisérie du même nom, parus en 2001. Le scénario est de Brian Azzarello et les illustrations de Richard Corben. Il s'agit d'un récit indépendant de la continuité du personnage. Il suffit de savoir que Bruce Banner a été exposé à des rayons suite à l'explosion d'une bombe à rayon gamma, et que depuis il se transforme en gros monstre vert chaque fois qu'il s'énerve. Quelque part dans une petite ville du Nouveau Mexique, Hulk est déchaîné, dans une rage folle. Il casse tout ce qui est à portée de main, à commencer par les habitations. Le nombre de victimes civiles augmente rapidement au fur et à mesure de la destruction réalisée à grands coups de poing. Après coup, un détachement de l'armée arrive sur place avec à sa tête le docteur Leonard Skivorski, un autre produit des radiations gamma plus connu sous le sobriquet de Doc Samson. Il s'arrange avec le général commandant les troupes pour fabriquer une explication à base de tornade, afin de masquer les agissements de Hulk. La mission de Samson est de capturer Hulk dans les 48 heures. Pendant ce temps là, Bruce Banner reprend conscience parmi les décombres, constate l'étendue des destructions occasionnées par Hulk, et propose son aide aux services de secours. Lui aussi souhaite mettre un terme à la menace qu'est Hulk. Il dérobe un pistolet pour pouvoir mettre fin à ses jours. Dans la postface, Axel Alonso (le responsable en charge de cette minisérie) explique que l'objectif est de cette histoire est de déterminer comment Banner pourrait supporter la responsabilité des destructions engendrées par Hulk. Donc Brian Azzarello ne s'embarrasse pas de fioritures ; il fait dans l'efficace. Il faut une scène de destruction massive ; c'est la première du récit et là il n'y a pas d'invraisemblance bienvenue. L'accès de rage destructrice de Hulk occasionne des blessures (et peut être des morts) dans la population civile. Ensuite, Banner est contraint de constater par lui-même et, sans possibilité de détourner la tête, le coût en vies humaines. La suite reprend une trame classique des histoires de Hulk : Bruce Banner est traqué par l'armée, il fuit de petite ville en petite ville en essayant de ne pas attirer l'attention et il finit par se trouver dans une situation qui provoque la transformation redoutée. La confrontation est inéluctable. Ce qui est appréciable dans ce récit complet est qu'Azzarello peut aller jusqu'au bout de cette dynamique, sans avoir à se soucier de préserver un statu quo. Le lecteur a le droit à une résolution claire, nette et tranchée à la fin du récit. En plus du plaisir d'assister à l'aboutissement de cette traque, à la résolution du danger que constitue l'existence de Hulk, il y a les affrontements homériques et le tout est dessiné par un vétéran des comics au style très affirmé : Richard Corben. Je suis un grand admirateur de cet illustrateur hors pair, au style à la fois réaliste et exagéré, à la démesure plausible depuis que je l'ai découvert dans les deux séries initiales de Den. Dès la première scène de destruction, il est évident qu'il s'est bien amusé à combiner une description réaliste des dégâts, avec une exagération second degré tout en ironie. Corben a l'art et la manière d'exagérer une musculature avec des veines saillantes au possible, pour conférer une présence incroyable à Hulk; Il y ajoute des expressions où l'émotion est exacerbée, et Hulk apparaît comme il devrait être : massif, incapable de toute maîtrise sur ses émotions, emporté par le tourbillon de sa colère comme un enfant sans aucune maîtrise. Après coup, le survol de la ville montre un quartier de la ville en ruine où les décombres noient le reste des murs. Lorsque Banner reprend conscience, il est confronté à la vision des soldats retirant un cadavre des décombres. Corben ne s'enfonce pas dans le gore, il montre juste le corps inerte et le visage incrusté de pierraille. Il n'a rien perdu de sa capacité à représenter les textures au point que le lecteur a l'impression de pouvoir tâter les fibres des vêtements. Le deuxième épisode s'ouvre sur une scène dans le désert, et Corben transcrit admirablement sa désolation, ainsi que les formations rocheuse. Son exagération ironique imprègne ses représentations de Hulk en tant qu'enfant incontrôlable, mais aussi l'apparence et le langage corporel de Doc Samson. Ce dernier est irrésistible en individu à la force herculéenne, ce qui lui donne une assurance peu commune. Il en impose en stratège donnant des ordres pour l'exécution des manœuvres qui doivent permettre de terrasser le monstre. Corben a l'art et la manière de représenter l'impact des coups sur les corps, la brutalité des chocs du métal contre la chair (la tête de Hulk dans les pales d'un hélicoptère). Et il sait en une case créer des personnages aussi mémorables que singuliers (les deux frères mexicains dans la station service, aussi veules que dangereux). Ces quatre épisodes forment une histoire courte et ramassée dans laquelle le lecteur retrouve les scènes attendues de destruction et de combats brutaux à base de coups de poing primaires. La nature du récit qui est déconnecté de la continuité permet à Azzarello de dépasser cette trame convenue pour offrir une résolution à la culpabilité insoutenable de Banner quant aux actions de Hulk. Le style si particulier de Corben permet de transformer chaque scène en une démonstration de force primaire et premier degré, tout en incluant une ironie second degré mordante. Cette recette simple a été préparée par des grands chefs, et le résultat se déguste et se savoure comme un met simple à la saveur inouïe.

16/02/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Travail m'a tué
Le Travail m'a tué

On va réévaluer vos objectifs à la hausse pour compenser la baisse. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première parution date de 2019. Le récit a été écrit par Hubert Prolongeau et Arnaud Delalande, il a été dessiné, encré et mis en couleurs par Grégory Mardon. En 2019, au tribunal des affaires de sécurité sociale, Françoise Perez arrive avec son avocate : l'enjeu du jugement est la reconnaissance du harcèlement moral et du harcèlement institutionnel. Un journaliste vient interrompre la discussion de l'avocate avec sa cliente, mais l'avocate indique que ce n'est pas le moment, qu'elles doivent se préparer pour l'audience. En 1988, Carlos Perez reçoit la lettre qui lui confirme qu'il est pris à l'École Centrale Paris, il court l'annoncer à ses parents qui sont très fiers de lui. À la sortie de l'école, il passe un entretien et est embauché chez un constructeur automobile national. 5 ans plus tard, il a gravi des échelons et devient chef d'atelier. Il sort avec Françoise, et ils se marient peu de temps après. Peu de temps après, le centre technique déménage à Gonesse, ce qui induit des temps de transport plus longs pour Carlos qui a acheté à Saint-Cloud. Il passe aussi à un aménagement des bureaux en espace partagé, plus bruyant. Dans le même temps, la messagerie électronique prend son essor et il y a de plus en plus de courriels à traiter. Françoise est enceinte de leur premier enfant. Un jour en se promenant avec elle, il voit le modèle de voiture (une Nymphéa) dans la rue, pour la première fois, le centre technique étant séparé des ateliers de fabrication. Avec la circulation, Carlos Perez se rend compte qu'il vaut mieux qu'il prenne les transports en commun, avec les aléas afférents. 2 ans après l'installation dans le centre technique, la direction change, et les ingénieurs sont convoqués pour une réunion plénière. Un nouveau cadre leur explique que les résultats de vente de la Nymphéa en font un succès, mais qu'il va falloir que l'entreprise s'améliore encore, en révisant ses méthodes de travail, et que des objectifs individualisés vont être instaurés. Dans le lit conjugal, sa femme lui indique que l'individualisation est également une opportunité pour que ses efforts soient reconnus à leur juste mesure. Le lendemain, Carlos Perez est confronté à un carburateur mal conçu. Il décide de demander à son équipe de travailler dessus tard dans la soirée pour le rendre conforme afin que l'équipe suivante dans la chaîne dispose d'un carburateur viable. Il passe toute la nuit au bureau avec plusieurs collègues. Le lendemain, il reçoit un message de sa femme lui indiquant qu'elle est en salle de travail. Il se dépêche de se rendre à l'hôpital et arrive juste à temps. En découvrant cette bande dessinée, le lecteur a conscience de 2 caractéristiques. La première est qu'elle paraît en 2019, l'année du jugement sur les suicides de France Telecom / Orange : 35 suicides liés au travail entre 2008 et 2009. La seconde est que cette bande dessinée reprend des éléments du livre Travailler à en mourir : Quand le monde de l'entreprise mène au suicide (2009) de Paul Moreira (documentariste) & Hubert Prolongeau (journaliste), ce dernier étant coscénariste de la BD. Le fait que Carlos Perez travaille comme chef d'atelier pour un constructeur automobile français renvoie aux suicides de trois salariés du technocentre de Renault à Guyancourt entre octobre 2006 à février 2007. Les auteurs ont donc comme intention d'évoquer les circonstances et les mécanismes qui mènent à un tel acte, par le biais d'une fiction entremêlant les éléments de France Telecom et de Renault. Le lecteur peut identifier la création du Centre Technique pour Renault, et les plans de restructuration comme pendant du plan NExT (Nouvelle Expérience des Télécommunications, plan de 2006-2008) et du programme managérial Act (Anticipation et compétences pour la transformation), ayant pour objectif de diminuer la masse salariale. La bande dessinée est un média, pouvant accueillir tout type de narration, tout type de genre. L'introduction permet de rattacher le récit à l'actualité, mais plus encore à l'enjeu du jugement, pour la veuve de Carlos Perez, mais aussi pour le monde du travail, pour tenter de mettre les managers et les hauts cadres face aux conséquences de leurs décisions. Le cœur de la bande dessinée comprend 104 pages exposant les faits en suivant le parcours professionnel de Carlos Perez et quelques étapes de sa vie privée. Le lecteur y retrouve des transformations professionnelles rendant compte de la mutation de l'organisation du travail dans ce secteur d'activité : un changement de modèle d'organisation avec une augmentation de la spécialisation et une segmentation des process (le centre technique est déconnecté des ateliers de production : ils ne sont plus au même endroit), une accélération de la mise en place de nouveaux outils (courriels, logiciels de conception assistée par ordinateur, mondialisation), la mise en place de gestionnaires ne connaissant pas le métier, l'apparition du chômage chez les cadres. D'une certaine manière, Carlos Perez n'arrive pas à s'adapter à ces nouvelles conditions de travail malgré ses efforts, restant dans le mode de fonctionnement de l'ancien modèle. Hubert Prolongeau, Arnaud Deallande et Grégory Mardon ont ambition de retracer ce drame pour de nombreux salariés au travers d'une bande dessinée. Afin de donner à voir cette histoire de vie, Grégory Mardon a opté pour un trait semi-réaliste, avec une apparence de surface un peu esquissée. En ce qui concerne cette dernière caractéristique, le hachurage pour les ombres est fait avec des traits pas très droits, pas très parallèles, n'aboutissant pas proprement sur le trait détourant la forme qu'ils habillent. Les personnages sont tous distincts, en termes de morphologie et de visage, avec parfois une impression de corps construit un peu rapidement (le raccord des bras aux épaules en particulier) et d'expression de visages qui peuvent être un appuyées pour mieux transcrire l'état d'esprit du personnage. Cela donne plus une sensation de reportage, de dessins croqués sur le vif, que de bâclage. Les protagonistes sont vivants et nature, le lecteur ressentant facilement de l'empathie pour eux. Il voit le visage de Carlos Perez se creuser au fur et à mesure qu'il encaisse et qu'il en perd son sommeil. Il est saisi d'effroi en page 45 (page muette) en découvrant le masque de mort qu'est devenu son visage, et la fumée de cigarette qui sort par la bouche, comme s'il s'agissait de son âme en train de quitter son corps. Il n'y a que 3 personnes qui relèvent de la caricature : Sylvain Koba (le premier nouveau chef direct) de Carlos Perez, Nicole Perot celle qui succède à Koba, et la jeune directrice des ressources humaines. En voyant leur langage corporel et leurs expressions, le lecteur voit des personnes manipulatrices, des salariés ne faisant que leur boulot, des êtres réduit à leur fonction, appliquant la politique de l'entreprise sans recul ni état d'âme, encore moins d'empathie pour les employés qu'elles reçoivent. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y voir une exagération qui en fait des individus mauvais, ou bien l'expression du ressenti de Carlos Perez vis-à-vis d'elles. Il n'en reste pas moins que l'artiste se montre très habile à faire apparaître leur ressenti, en particulier l'esprit de domination de Nicole Perot, et sa jouissance à obtenir satisfaction, à imposer ses choix à son subalterne. À ce titre, Mardon réussit des cases terrifiantes : en page 79 Carlos Perez voyant Nicole Perot dans une légère contreplongée qui montre son ascendant sur lui, en page 80 quand le visage de Perez s'encadre entre le bras et le buste de Perot comme si elle le tenait dans une prise d'étranglement. De prime abord, les différents environnements semblent dessinés avec la même rapidité pour une apparence facile et un peu esquissée. Au fur et à mesure, le lecteur est frappé par la diversité des lieux, leur plausibilité et leur qualité immersive. Il peut effectivement se projeter en esprit dans le petit jardin du pavillon des parents de Carlos Perez. Il a l'impression d'être assis à ses côtés pour son premier entretien d'embauche dans le bureau du recruteur où il n'y a pas encore d'ordinateur. Il a l'impression de jouer le photographe lors de la photographie prise sur les marches de l'église pour le mariage. Il s'installe dans l'open-space en éprouvant tous les désagréments de ce manque d'intimité et de cette ambiance de travail bruyante. Il voit le hall monumental du centre technique remplissant une fonction de prestige, contrastant avec la qualité dégradée des espaces de travail des employés. Il attend impatiemment le RER avec Carlos Perez, maugréant comme lui contre son irrégularité et les incidents à répétition. En page 81, le lecteur suit Carlos Perez alors qu'il inspecte le site technique de l'entreprise en Argentine, et il se trouve vraiment à inspecter une chaîne de montage, à vérifier l'installation par rapport aux processus décrits dans la base de données informatique. En entamant sa lecture, le lecteur a bien conscience de la nature du récit et de sa fin inéluctable. Il n'y a pas d'échappatoire possible pour Carlos Perez. Il n'y a pas d'issue heureuse. Il l'observe en train de se heurter à un changement qu'il ne maîtrise pas, qu'il ne comprend pas, qui remet en cause ses valeurs professionnelles et personnelles. Carlos Perez fait des efforts pour atteindre ses objectifs individualisés et pour répondre aux attentes de ses chefs : chacune de ces actions est à double tranchant. D'entretien en entretien, ses objectifs (comme ceux des autres) sont revus à la hausse, arbitrairement, sans prendre en compte la réalité du métier, sans espoir de les atteindre un jour, puisque dans le meilleur des cas une fois atteints ils seront à nouveau revus à la hausse. Les auteurs réussissent des passages bien plus subtils. Ingénieur de formation, Carlos Perez est envoyé dans une usine implantée en Roumanie pour augmenter la production et rationaliser une masse salariale sans la faire augmenter. Il se rend compte après coup qu'il a joué le même rôle que ses propres chefs : devenir gestionnaire sans état d'âme en profitant de la méconnaissance du droit du travail par les employés pour mieux les exploiter. Ayant assisté à une déclaration du PDG à la télé, il prend l'initiative de développer une solution technique par lui-même pour résoudre le problème évoqué par le PDG. Il apporte une solution technique sans rapport avec la stratégie financière de développement du groupe, dans une incompréhension complète du système. C'est un tour de force des auteurs à la fois par l'intelligence de l'analyse, à la fois par leur capacité à en rendre compte sous forme de bande dessinée, que de montrer à quel point Carlos Perez et cette direction désincarnée ne jouent pas au même jeu. Il y a une forme d'inconscience à penser qu'il est possible de traiter d'un sujet aussi complexe et douloureux que la souffrance au travail, en une simple bande dessinée de 115 pages, en même temps il s'agit d'un engament total et nécessaire. Arnaud Delalande, Hubert Prolongeau et Grégory Mardon racontent l'histoire d'un individu, ce qui permet au lecteur de se projeter, de se reconnaître en lui, d'éprouver de l'empathie. Les dessins présentent une apparence d'urgence, et reflète un monde de flux en phase avec le monde de l'entreprise qui doit fourguer toujours plus de marchandises en menant une véritable guerre économique contre ses concurrents, des adversaires à écraser, à éliminer. En terminant cette BD, le lecteur a dans la bouche un goût amer : le gâchis en vie humaine, un libéralisme capitaliste sans âme qui ne fonctionne que pour son propre intérêt, son propre développement, des individus faisant fonctionner un système sans se poser de question, sans recul, une évolution implacable et inéluctable, arbitraire pour l'individu qui n'a pas les moyens de l'enrayer. À la fois, le lecteur est écœuré par cette vie massacrée, par un système institutionnalisé que les employés appliquent sans état d'âme ; à la fois il aurait bien aimé en découvrir plus, à commencer par ce qui permet aux collègues de Carlos Perez de s'adapter.

14/02/2025 (modifier)
Par Yann135
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Islander
Islander

Cela fait déjà quelques mois que je tournais autour de cet album. Je l’achète maintenant ou j’attends la sortie du tome 2 voire du tome 3 ? Ca me titille. Et puis le festival d’Angoulême arrive. Je le feuillette sur le stand Glénat. Je le parcours de nouveau chez cosmopolite et je craque forcément devant la splendeur des planches de Corentin Rouge. Il m’avait déjà bluffé le garçon avec Sangoma, les damnés du Cap mais là avec Islander on monte encore d’une marche vers la BD culte ! Tout est admirable. On plonge allègrement dans une atmosphère sombre et mystérieuse, où les destins s'entrecroisent et les secrets se dévoilent. Les amateurs de récits intenses et poignants retrouveront ici la patte unique de Caryl Férey, qui excelle dans l'art de tisser des intrigues captivantes et de créer des ambiances envoûtantes. Il ne serait pas le frère de Christophe Bec ? ? Cette BD est une œuvre magistrale qui transcende les frontières du genre. Dès les premières pages, on est happé par l'univers immersif et envoûtant. Le trait de Corentin Rouge, à la fois précis et expressif, donne vie à des personnages complexes et attachants. Et si vous rajoutez une histoire riche en rebondissements vous comprendrez que la lecture de cet album ne peut se faire que d’une seule traite jusqu’à la dernière case. L'intrigue, savamment construite, explore des thèmes profonds et universels – d’actualité - avec une sensibilité rare. Chaque planche est un chef-d'œuvre visuel, où les détails foisonnent et où l'émotion transparaît à travers chaque coup de crayon. Vache de vache comme on dit dans les campagnes, c’est incroyablement beau ! La narration, fluide et captivante, nous emporte dans un voyage initiatique où chaque personnage évolue et se révèle au fil des pages. Islander n'est pas seulement une bande dessinée, c'est une expérience sensorielle et émotionnelle. Corentin et Caryl ont su marier avec brio le texte et l'image, créant une alchimie unique qui fait que cette œuvre va devenir assurément un incontournable de la littérature graphique. Vous ne pouvez pas passer à côté d'Islander ! C’est une véritable pépite qui laissera une empreinte durable dans votre esprit !

14/02/2025 (modifier)
Par sloane
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Route
La Route

Grandiose, fascinant, extraordinaire. Je pourrais ainsi aligner d'autres superlatifs pour dire tout le bien que je pense de cette adaptation. Depuis Le Rapport de Brodeck, je suis un grand fan du dessin de M. Larcenet et plus particulièrement de sa maitrise du noir et blanc. Quelle maestria, il n'en fallait pas moins pour rendre compte de cette ambiance post apocalyptique. La fin du monde comme si vous y étiez. A ce propos je m'interroge sur les avis de posteurs précédents qui s'interrogent sur le manque d'ambiance du récit. Ben mon colon ! Pour du glauque nous sommes servis, cet inexorable "road trip" ponctué de rencontres effrayantes si elles ne font pas sursauter ou flipper le lecteur laisse tout de même un sentiment d'inéluctable sans espoir de rédemption pour l'humanité. Oui ce n'est pas drôle, cela pousse à désespérer du genre humain. Pour ceux qui pensent qu'il reste un peu d'espoir ben ce récit nous montre de quoi l'homme est capable et que l'on ne vienne pas me dire que j'affabule. Forcément culte et coup de cœur.

11/02/2025 (MAJ le 13/02/2025) (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Batman - Arkham Asylum (L'asile d'Arkham)
Batman - Arkham Asylum (L'asile d'Arkham)

Cryptique, elliptique, métaphorique - Les aliénés d'Arkham Asylum ont été libérés de leur cellule et ils ont pris possession de l'asile. Ils ont également pris le personnel en otage et le Joker lance un ultimatum à James Gordon : la libération des otages contre Batman. Ce dernier accepte et le voilà prisonnier de l'asile de fous à la merci de ses plus redoutables ennemis. Il s'en suit une nuit de cauchemar pendant laquelle la psyché de Batman sera testée comme jamais avant. Quand en 1989 parait cette histoire, ce n'est déjà plus une révolution, c'est un deuxième essai après Elektra: Assassin de Frank Miller et Bill Sienkiewicz. Mais la personnalité des créateurs et le thème de l'histoire en font tout autre chose. Arkham Asylum n'est pas une histoire de Batman comme les autres. Grant Morrison se sert de cet affrontement pour réinventer les ennemis de Batman et pour creuser sa psychologie en l'opposant aux maladies mentales des criminels. Le parcours du héros dans l'asile devient une allégorie de l'exploration de ses motivations. Chaque rencontre et chaque situation sont chargées de symboles plus ou moins faciles à décrypter. D'ailleurs en première lecture cette histoire génère un fort sentiment de frustration chez le lecteur qui ne peut que constater qu'il ne comprend pas tout. De son côté Dave McKean semble hésiter entre deux styles différents. Certaines pages évoquent plus qu'un simple hommage à Bill Sienkiewicz, comme si le jeune McKean avait du mal à trouver des solutions graphiques pour illustrer le scénario de Morrison. Au contraire, d'autres pages contiennent déjà toute la magie de l'imagination créatrice qui se mettra au service des couvertures de la série Sandman de Neil Gaiman et de ses œuvres ultérieures comme Cages ou Raptor. Heureusement cette édition anniversaire contient une version quasi définitive du scénario de Grant Morrison. En lisant l'histoire illustrée, puis le script, le lecteur a enfin les éléments nécessaires pour identifier les symboles qui pullulent. La lecture du script est également fascinante à d'autres égards. Tout d'abord, il n'est pas écrit à la méthode Marvel ou en full script, mais dans un hybride des deux combinés à un scénario de film. Ensuite, Grant Morrison conçoit ses scènes en ayant à l'esprit la manière dont il les aurait illustrées (il a été dessinateur au début de sa carrière et cette édition comprend la reproduction de cinquante-deux pages esquissées de sa main) et on est content que ce soit Dave McKean qui ait décroché le job (le résultat aurait été beaucoup plus plat s'il avait suivi les indications de Morrison à la lettre). Enfin, en comparant le script à l'histoire finale, on s'aperçoit que Dave McKean s'est complètement approprié le scénario jusqu'à modifier ou supprimer certaines scènes (ce qui rend le fil de l'histoire encore plus difficile à suivre sans explication). L'édition anniversaire rend enfin pleinement justice à ce comics en le complétant du script de Morrison ce qui permet de comprendre l'histoire.

13/02/2025 (modifier)