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Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Eva
Eva

Malsain !… Sain !… Ce sont des notions subjectives !… - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 1985. L'histoire a fait l'objet d'une prépublication dans les numéros 72 à 78 du magazine (À suivre) en 1984. Elle a été réalisée par Didier Comès (1942-2013) pour le scénario et les dessins. Elle se développe sur soixante-dix-neuf pages en noir & blanc. La réédition de 2023 par Casterman comprend une introduction de trois pages, intitulée Éva ou l'éloge de la rupture, rédigée par Thierry Bellefroid, auteur d'une monographie sur ce bédéiste. À l'étage d'une belle demeure à l'écart de tout, une belle femme, Éva est assise immobile dans sa chaise roulante, dans une belle robe noire avec un profond décolleté qui laisse voir le début de ses auréoles, des bas résille, des chaussures à talon, un beau collier, une longue boucle d'oreille à gauche. Elle observe son frère Yves silencieusement. Celui-ci est train de lire assis dans fauteuil confortable. À l'extérieur, une jeune femme approche à pied. Elle monte les quelques marches du perron et pousse la porte d'entrée : celle-ci est ouverte. Elle pénètre dans le hall, avec son grand escalier qui mène à l'étage. Elle appelle : Y a-t-il quelqu'un ? À l'étage, Éva indique à son frère qu'il s'agit d'une voix de fille et elle le traite d'imbécile, l'accusant d'avoir encore oublié de fermer la porte d'entrée. Il se lève lui disant de ne pas s'inquiéter : il va voir. Il sort de la bibliothèque et se penche par-dessus la rambarde. Voyant la silhouette de Neige, il lui demande ce qu'elle veut. Neige s'excuse, sa voiture vient de tomber en panne : pourrait-elle téléphoner à un garagiste ? Yves descend les marches et répond qu'elle ne trouvera pas de garagiste qui acceptera de se déplacer à cette heure. Il veut bien l'aider en l'hébergeant jusqu'à demain, mais il doit auparavant en référer à sa sœur jumelle. Il remonte les marches en ajoutant qu'elle vit avec lui, et elle est gravement handicapée, elle ne sait plus marcher. De retour dans la bibliothèque, Yves suppose qu'Éva a entendu. Elle lui demande si Neige lui plaît. Il répond qu'il ne l'a pas bien vue, il fait sombre dans le hall, et puis cela ne l'intéresse pas. Il ajoute qu'ils ne peuvent pas laisser cette jeune femme toute seule dans la nuit. Elle répond qu'il fasse ce qu'il veut, mais s'il arrive quelque chose, il en sera responsable. Yves redescend au rez-de-chaussée et indique à Neige que sa sœur est d'accord. Il va lui montrer sa chambre. Une fois dans la chambre, il la prévient : l'appartement d'Éva se trouve à l'autre bout du couloir, elle doit éviter d'y aller car sa sœur déteste les intrus. Son caractère s'est aigri depuis son accident, aussi vaut-il mieux respecter son besoin de solitude. Un dernier conseil : elle se déplace en chaise roulante, si Neige la rencontre, elle doit se méfier car l'attitude d'Éva est parfois bizarre. Il sort, Neige referme la porte, se déshabille et se glisse nue dans les draps, pendant qu'à l'étage Yves déshabille sa sœur puis la serre dans ses bras. L’œuvre de ce bédéiste est passé à la postérité pour Silence (1980), Belette (1983) et Éva. Dans l'introduction, Bellefroid indique que cette BD se démarque des précédentes dans la mesure où elle ne met pas en scène le milieu rural des Ardennes en particulier. L'intrigue s'avère linéaire et simple : un huis-clos dans une grande demeure dotée d'un grand terrain, entre trois individus Éva et Yves qui sont jumeaux, et Neige, une jolie jeune femme dont la voiture est tombée en panne. le récit s'ouvre avec une planche muette dont la moitié supérieure se compose de deux bandes de quatre cases chacune, une suite de gros plans partant de la roue arrière de la chaise roulante pour remonter jusqu'au visage d'Éva. Le lecteur apprécie le noir et blanc, les contrastes afférents, le sens du cadrage et du plan de prise de vue. L'étrangère entre dans la maison dès la deuxième planche, et la tension est déjà palpable du fait des remarques décalées aux sous-entendus critiques de la femme handicapée, des réponses conciliantes de son frère, et de l'indépendance qui se devine chez Neige. L'artiste se focalise sur la représentation de quelques éléments structurants par case, avec une proportion significative de cases composées d'un gros plan sur le visage de l'interlocuteur en train de s'exprimer, et une représentation à la fois simplifiée et interprétative du visage, plutôt que réaliste. Le lecteur observe ce huis-clos, pas trop étouffant : les personnages passent d'une pièce à une autre, Neige sort dans le parc dès le lendemain matin pour se promener, puis ressort avec le garagiste Monsieur Linou pour aller voir sa voiture, pour un jeu de séduction entre elle et Yves, dans des pages et des cases plus aérées, ou les zones blanches prédominent sur les noires. Pour autant, le lecteur ressent bien la sensation d'oppression de ce genre de récit. La superbe couverture de l'édition de 2023 met en avant la chaise roulante, les bas résille, le vernis des chaussures, tout en dissimulant le visage d'Éva. Les huit cases de la moitié supérieure de la première page s'attardent sur des détails en gros plan, d'un côté comme une forme de fétichisme, de l'autre laissant la charge au lecteur de se faire une image complète en prenant du recul. Neige perçoit la forme de la demeure en ombre chinoise de nuit, avec une contre-plongée qui la rend très imposante. Les aplats de noir occupent une surface plus importante que les blancs dans la majorité des cases, soit avec des zones franches, soit avec des contours biscornus, introduisant une sensation à la fois pesante, à la fois déstabilisante en fonction des contours plutôt ronds ou plutôt anguleux. En effet en tant directeur de la photographie, l'artiste pousse la composition des cases parfois jusqu'à occulter les éléments de décors en arrière-plan au profit d'aplats de noir géométriques, venant encadrer les personnes, ou occupant tout le fond de case pour une tête ressortant alors avec un effet sinistre, ou partageant le fond en deux zones la silhouette ou le visage des personnages étant alors comme présent pour partie dans l'obscurité pour partie dans la lumière. En fonction de la séquence, du moment, l'artiste ajuste son niveau de représentation entre de nombreux détails ou une approche minimaliste. Par exemple lorsqu'Yves ouvre la porte de la chambre de Neige, le lecteur peut voir le lit, la fenêtre, un fauteuil, une commode avec un vase, deux tableaux, la lampe de chevet avec son abat-jour, une plante verte, tout ça dans une seule case. Lorsqu'elle ouvre la porte de la cuisine, il peut voir Yves debout avec la cafetière à la main, le carrelage sur le mur du plan de travail, les placards au mur, la cuisinière, des ustensiles de cuisine accrochés au mur, une corbeille de fruits, des pots, la table, des chaises, des verres, le beurrier, etc., tout ça également dans une seule case. Par opposition, quand Yves fait visiter son atelier à Neige, la première bande de quatre cases appartient au registre conceptuel, presqu'abstrait, avec uniquement des rectangles noirs, et des contours blancs. Durant cette séquence de huit pages, l'arrière-plan de chaque case ne comprend aucun élément représenté ou dessiné, uniquement des jeux de formes noires en rectangles, en trapèze, et de compléments en blancs. Cette mise en scène a pour effet de focaliser le regard du lecteur sur les visages, et de le faire s'interroger sur ce contient cet atelier, sur ce qu'il peut recéler, peut-être de dangereux. En tout cas, c'est préoccupant, voire inquiétant. Le dispositif narratif s'avère simple : un homme, deux femmes, une tension palpable, pour partie sexuelle. La situation d'Éva peut évoquer celle de l'handicapé qui dépend d'un proche, en l'occurrence son frère, pour les gestes de tous les jours, limité en mobilité et ayant développé une capacité d'observation importante. Il peut aussi faire penser à Fenêtre sur cour (1963) d'Alfred Hitchcock (1899-1980), ou encore à Qu'est-il arrivé à Baby Jane ? (1962, What Ever Happened to Baby Jane?) de Robert Aldrich (1918-1983), avec Bette Davis (1908-1989) & Joan Crawford (1904-1977). En fonction de sa culture, le lecteur peut également identifier le visage caractéristique de Klaus Nomi (1944-1983), Marlene Dietrich (1901-1992) dans L'ange bleu (1930), de Josef von Sternberg (1894-1969). À un moment, Neige regarde la télévision et elle reconnaît Harpie (1979), court métrage réalisé par Raoul Servais (1928-2023). Une case utilise la vue depuis l'intérieur du canon d'un pistolet, typique du générique des films de James Bond. Comme l'écrit le préfacier : Il n'est pas nécessaire de connaître ces références pour apprécier la lecture. Il continue : Comès narre son récit à l'aide d'une grammaire très cinématographique, ce qui lui permet de rendre au cinéma tout ce que celui-ci lui a donné. Selon sa sensibilité, le lecteur peut anticiper une partie des révélations du récit, l'auteur donnant assez d'indices pour comprendre ce qui se joue réellement entre Éva et Yves, ainsi que le déséquilibre introduit par Neige dans leur relation. Il relève la fluctuation des rapports de force, qui domine la situation quand, et il apprécie que Neige dispose d'un solide caractère qui évite qu'elle n'endosse le rôle de victime sans défense. Il comprend que les compétences d'Yves en matière d'automates servent l'intrigue, et il ressent qu'elles introduisent aussi une métaphore sur son rapport aux êtres humains, ainsi que sur les relations entre individus, certains en manipulant d'autres. En plus des thèmes cités dans l'introduction (gémellité, bisexualité, identité sexuelle, érotisme), les interactions saines ou malsaines (des notions subjectives comme le fait remarquer Yves à Neige) entre ces trois personnes jouent sur le déni de réalité, sur le désir de possession et de contrôle de l'autre, sur l'emprise. Une jeune femme forcée par une panne de voiture, de passer la nuit sous le toit de jumeaux, dont une personne à mobilité réduite en fauteuil roulant. Une narration visuelle sophistiquée, avec des plans de prise de vue et de cadrages savamment composés, mettant à profit des classiques du cinéma. Une tension engendrée par un suspense psychologique. Une intrigue vénéneuse qui n'a rien perdu de sa toxicité.

05/12/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Synagogue
La Synagogue

Tout ça pour dire que rien ne sert à rien. Ni la violence, ni la loi. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, de nature autobiographique. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Joann Sfar pour le scénario, les dessins et le lettrage, et par Brigitte Findakly pout la couleur. Il comporte cent-soixante-treize pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de tente-et-une pages composé de quelques textes de l’auteur (sur sa recherche de documentation après coup, la protection des personnes âgées pour Shabbat, Nice & l’extrême droite), une météorologie antijuive du 11 mai 1972 (un colis piégé au domicile des époux Klarsfeld) au 19 juin 2022 (8 sièges à l’Assemblée nationale pour le RN), des articles de presse de l’époque (la profanation du cimetière de Carpentras, la dissolution du mouvement néo-nazi FANE, l’attentat de la rue Copernic, le mitraillage de la rue des Rosiers à Paris, 64 tombes juives cassées à la masse, la violence des skinheads, les bombes dans un foyer Sonacotra à Gagnes, Le Pen à Nice, etc.), ainsi que des photographies du père de l’auteur. Joann a dix-sept ans. Il monte la garde devant la synagogue de Nice. Enfin, au coin de la rue. Le camarade qui est devant la porte a beaucoup plus d’expérience que lui dans cette étrange discipline. Attendre un ennemi qui ne viendra jamais. Si un terroriste passe le coin de la rue Deloye, il doit lui emboîter le pas. Et au premier geste suspect, il doit se jeter sur lui quitte à crever avec lui. Pour protéger la synagogue. Il doit avertir les amateurs de récits d’action que personne ne va mourir dans cette histoire. Et qu’il y aura peu de vraies bagarres. Tout ça pour éviter d’être dans la synagogue. Il préfère passer des heures dehors, même sous la pluie. Même parfois sur le toit de la synagogue, sous l’œil légitimement étonné des habitants du meublé d’en face. Tout plutôt que de faire la prière avec les autres Juifs ! Dieu existe… La preuve que Dieu existe ? Et qu’il a de l’humour ? Et que dès qu’il le regarde, il est content de sa blague : il a pris le Juif qui a toujours tout fait pour fuir la synagogue, et il lui a offert la fortune grâce à un ouvrage intitulé Le chat du Rabbin. Joann a 49 ans. Il vient de faillir mourir du Covid. Après trois semaines d’hospitalisation, il a le nez dans la sainte Torah. Pas par piété ! Mais pour écrire le prochain Chat du Rabbin qui est en retard. Il écrit un chat au sujet des miracles. Peut-être parce que le pneumologue qui lui téléphone tous les jours lui a dit qu’il était un miraculé. On n’a pas assez de pneumologues. Alors quand on a le Covid, un pneumologue retraité téléphone tous les soirs. C’est ce qu’ils appellent l’hospitalisation à domicile. Bizarrement, Joann a vu très peu de vrais docteurs pendant son séjour à l’hôpital. Des infirmières, des internes. Et un jour, un vrai toubib. Ce dernier précise à son patient que sa spécialité, c’est la digestion. Le bédéiste est dans un service de gastro-entérologie transformé en aile Covid. Le médecin ajoute que le patient doit se battre. Joann trouve que c’est assez inquiétant lorsqu’on lui demande de se battre. Planches un et deux : Joann Sfar monte la garde devant une synagogue avec un autre camarade. Planche trois, il est intubé sur son lit d’hôpital pendant le Covid. Planche vingt-et-un, enfant, il s’est caché dans un placard pour échapper à la corvée d’aller à l’office à la synagogue. Planche vingt-huit, son père lui raconte d’où lui vient sa vocation d’avocat. Planche quarante-six, son père et lui regardent la déclaration de Raymond Barre alors premier ministre, à la suite de l’attentat de la rue de Copernic le trois octobre 1980. Le lecteur peut vite éprouver une sensation de souvenirs égrainés au fil de l’eau, comme ils viennent. Le bédéiste dessine comme à son habitude, avec des traits très fins, non jointifs, un peu tremblés, qui donnent une sensation d’esquisse, avec des éléments exagérés ou simplifiés comme les visages (en particulier les yeux, soit des gros ronds noirs, soit des petits points noirs) et les silhouettes humaines (par exemple les doigts où les phalanges ne sont pas marquées), et des zones qui peuvent sembler pas tout à fait finies, comme certaines parties de décor. Les bordures de case renforcent cette impression : tracées à main levée irrégulière, avec des coins arrondis, comme si la main du dessinateur manquait d’assurance. Le lettrage participe également de cette impression plus proche d’une réalisation amateur que professionnelle, assez irrégulier, avec l’objectif de réaliser une quantité de pages importante. Dans le même temps, le lecteur découvre que l’auteur a explicité ses intentions, sa démarche et son mode de travail, en les intégrants dans différents passages. Concernant son objectif, il explique que : il veut bien décortiquer toutes les raisons profondes qui l’ont conduit à ce sacerdoce, à condition de ne pas omettre son besoin vital d’échapper à l’office du vendredi, de Kippour et des autres fêtes. Concernant la structure de cette bande dessinée, il détaille son processus d’écriture en milieu d’ouvrage : On n’est ni dans un jeu ni dans un film, c’est une bande dessinée, écrite par quelqu’un qui tente de ne raconter que des choses vraies. Il continue : Et qui n’a aucune idée de comment il va dessiner ça. Il indique qu’il a ses grands cahiers blancs, il rédige le texte, il accumule de petits storyboards, il regarde des photos de lui à tous les âges. Enfin pour l’approche graphique, il développe : Il fait des carnets de bande dessinée autobiographique depuis 2002. Il en existe une quinzaine de volumes. Et avant qu’un éditeur ne décide de les publier, il tenait déjà ces carnets, depuis 1991 dans son souvenir. Ici, il a deux difficultés : la première, il souhaite que ce soit vraiment mis en scène, comme pour un film. Donc il faut du décor, de la précision. Il a dit à Dargaud : ce sera dessiné comme Le chat du rabbin. Mais tout le style du chat du rabbin dépend du chat. Si on enlève ce diable gris aux yeux citron vert, ça ne marche plus. Comme si on prenait une page de Mike Mignola et qu’on enlevait le singe rouge. Il faut donc qu’il invente une nouvelle façon. Il adore ça, mais ça l’angoisse. Les planches bénéficient d’une mise en couleurs plutôt lumineuse, améliorant la lisibilité et rendant compte de la lumière de Nice. Aussi, même s’il ne le perçoit pas de manière consciente, le lecteur ressent bien qu’il s’agit d’un récit autobiographique structuré : la remémoration linéaire et chronologique appelle des précisions, des anecdotes, des informations sur le contexte au fur et à mesure. L’auteur intervient régulièrement au temps présent pour rappeler qu’il s’agit de souvenirs, d’une reconstruction. Il évoque régulièrement son père, forcément un modèle dans la construction de sa propre personnalité. Il effectue également une reconstruction historique. De temps à autre, le lecteur remarque un petit cartouche de texte, écrit dans une taille plus petite : il s’agit régulièrement du nom du lieu où se déroule la scène, une rue ou une avenue avec le numéro, ou encore un endroit comme le carré juif du cimetière de l‘Est à Nice. Le lecteur se rend vite compte que plus de quatre-vingt-dix pourcents des cases comprennent un décor en arrière-plan, et que celui-ci est chaque fois spécifique, et conforme à la réalité du lieu et de l’époque. Derrière une apparence de traits malhabiles et vite faits, se trouve en fait une reconstruction solide et documentée, l’auteur citant ses références. Intégré à ces représentations, se trouvent également des évocations d’informations relatives à des actes antisémites datant de ces années, avec parfois une représentation des réactions d’un homme politique. Dans le même temps, le bédéiste reconstitue également l’adolescent qu’il était, ses influences autres que son père et sa grand-mère, sa vie de lycéen, ses amitiés, la présence de skinheads, etc. En particulier, il fait intervenir le spectre de Joseph Kessel (1898-1979) avec qui il discute alors qu’il est allongé, intubé dans son lit d’hôpital, un écrivain qui l’a marqué pour son recours à la force physique. Il évoque la rencontre de l’écrivain avec Adolf Hitler (1889-1945) dans un bar en Allemagne. Il est également question de Romain Gary (1914-1980). Il parle de Jacques Médecin (1928-1998) maire de Nice de 1966 à 1990, dont André Sfar (1933-2014) fut un adjoint au conseil municipal pendant un temps. Il évoque aussi l’engagement d’Abba Kovner (1918-1987), poète, écrivain et partisan juif d'origine lituanienne. Au fur et à mesure, il rappelle les actes antisémites ayant eu un retentissement national, comme l’attentat à la bombe rue de Copernic le 3 octobre 1980, la profanation de trente-quatre sépultures du cimetière juif de Carpentras le 9 mai 1990, le moment où Jean-Marie Le Pen a fait applaudir un ancien Waffen-SS, Franz Schönhuber (1923-2005) à Nice au palais Acropolis en 1990, l’attentat au collège-lycée juif Ozar Hatorah àToulouse le 19 mars 2012, et malheureusement d’autres. Le lecteur découvre un pan de la jeunesse de Joann Sfar, l’auteur ne portant pas de jugement sur l’adolescent et le jeune homme qu’il a été. Avec les années passées, l’auteur porte un regard à la fois autobiographique, à la fois analytique sur l’individu qu’il a été, l’époque qu’il a vécue, l’incidence de son milieu familial, de l’engagement et de la personnalité de son père, du contexte social à Nice, et bien sûr de sa forme personnelle de judéité. Il s’agit pour lui de faire œuvre de mémoire d’une époque, et aussi de voir comment se sont construites ses convictions. L’ouvrage se termine par une discussion virtuelle entre lui et Abba Kovner : il fait le constat qu’il n’est pas capable de réaliser un récit qui témoignerait du génocide de la seconde guerre mondiale. Le thème de fond de cette bande dessinée, c’est pourquoi il ne dessine pas Auschwitz. Il montre également comment s’est développé une de ses convictions profondes : il est certain que la violence ne sert à rien. Et aussi : Tout ça pour dire que rien ne sert à rien. Ni la violence, ni la loi. A priori, juste des souvenirs de jeunesse, une phase sortant de l’ordinaire de la vie de l’auteur quand il faisait partie des personnes assurant la sécurité devant la synagogue de Nice. A priori, des pages habituelles de ce bédéiste, avec son graphisme si personnel, entre esquisses à l’apparence mal assurée, et expressivité remarquable à la lecture. Au fur et à mesure se dessine le parcours de vie unique d’un être humain façonné par l’histoire de sa famille et de son père en particulier, par son milieu socio-culturel, par la ville dans laquelle il réside, par une volonté d’engagement, et aussi de se soustraire aux rites religieux. Au final, une évocation d’une richesse extraordinaire à la fois d’une époque, à la fois de la vie d’une jeune Juif à Nice dans la seconde moitié des années 1980, à la fois des formes ordinaires d’antisémitisme, et aussi d’un questionnement sur la manière de vivre avec cette haine, de lutter contre.

03/12/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Trahison du Réel
La Trahison du Réel

Comprendre qu’une œuvre soit plus investie que la vie… - Ce tome contient une évocation d’une partie de la vie et de l’œuvre d’Unica Zürn, une artiste allemande. L’édition originale date de 2019. L’album a été réalisé par Céline Wagner, pour le scénario, le dessin et la mise en couleurs. Il comprend cent-onze pages de bande dessinée. Il comporte à la fin des notes au lecteur et des carnets ouverts, soit un dossier de vingt-cinq pages. S’y trouvent une introduction d’une page, des citations de Gilles Deleuze, Stéphane Mallarmé, Michel Foucault, Anselm Kiefer, Gregory Bateson, les libertés prises à l’égard des faits biographiques, des illustrations de l’autrice, un article sur les dessins automatiques et les poèmes anagrammes, des œuvres de Zürn, des poèmes extraits de L’homme-Jasmin, un texte sur Le camp des Mille d’Aix-en-Provence, et un sur Le palais idéal du Facteur Cheval. Unica a imaginé un grand hypnotiseur qu’elle baptise H.M., une entité supérieure qu’elle porte aux nues. Cloué dans un fauteuil roulant, il est impossible à H.M. de la toucher. L’abstraction du corps incarne leur union spirituelle, à l’image de l’amour pur, selon elle. Elle attend ses prophéties pour accomplir son merveilleux destin. […] Elle se rappelle les émois de l’aube faits de beauté et de souillures, où il fut clair qu’ensuite, rien ne serait comme avant. La précoce conscience de la mort, les pulsions érotiques de l’enfance et avoir manqué à sa parole tant de fois, malgré l’indulgence des amis, hantent ses rêveries quotidiennes. Dans les bois, des corps de femmes nues, des robes rouges à même le sol. Un homme en fauteuil roulant s’adresse à Unica : il lui intime de ne pas se contenter de cette vie médiocre, elle mérite mieux que ça. Il se lève de son fauteuil et ramasse une femme dont le corps nu est en désordre. Il continue : Hans Bellmer la croit fragile ? Qu’elle lui montre qui elle est vraiment ! Qu’elle ne se laisse pas manipuler ! Elle était bien plus hardie quand elle était petite fille. Qu’attend-elle pour se défendre ? Lui résister ? Unica a une certitude. Le grand hypnotiseur est sur le point de dévoiler son visage, dont chaque passant porte la trace ; il suffirait de superposer toutes ces figures pour atteindre la vérité. Elle est maintenant revêtue d’une robe blanche et elle avance de nuit dans les bois, une chandelle à la main. Le grand hypnotiseur est dans son fauteuil roulant et il avance au milieu de la chaussée dans une rue étroite. On la trait de folle. On lui reproche de se comporter comme une enfant obstinée dans sa quête de merveilles. Elle fume assise, fenêtre ouverte, dans sa chambre d’hôpital psychiatrique. Elle éprouve la sensation qu’une femme à la chevelure de serpents lui conseille de se montrer telle qu’elle est. Le grand hypnotiseur reprend ses exhortations : Tout le monde la croit fragile, pas seulement Bellmer ! Elle n’a pas besoin d’eux ! Va-t-elle se contenter de singer la vie des autres ? Devenir adulte, vieillir, mourir ? Elle se trouve maintenant dans un parc avec des arbres en fleur, elle sait que l’heure de la délivrance est venue. Elle va quitter Bellmer et épouser son grand H.M. Pas sûr que le lecteur soit familier d’Unica Zürn (1916-1970) et de son travail, ou de son importance au sein du mouvement surréaliste, et vraisemblablement pas non plus de sa vie personnelle, en particulier sa schizophrénie. Dès la première page, la narration le prend également au dépourvu : comme six cases par bande de deux, des images d’arbres dans une forêt en bleu et rouge sur fond blanc, avec la tête d’un cadavre couché au sol. Comme apposé sur ces cases, se trouve un cartouche de texte sur fond blanc sans ligne de bordure évoquant H.M. cette entité supérieure qu’elle s’est inventée. La deuxième planche est constituée d’une image en pleine page, majoritairement réalisée à l’aquarelle, ce mystérieux H.M. s’adressant à Unica que le lecteur ne voit pas. Après deux pages de narration visuelle à base de bandes et de cases, vient une autre planche de six cases avec un texte apposé par-dessus. En page quinze, une composition de trois bandes de chacune deux cases, dont quatre sont réalisées au stylo, des dessins réalisés par l’autrice à la manière d’une partie des œuvres d’art de l’artiste. Le lecteur va être régulièrement surpris par des changements de mise en page ou de technique de dessin et de peinture. Une peinture en pleine page dont la partie de gauche montre Unica assise par terre dans des teintes mordorées, et la partie de droite Hans dans des teintes bleues. Le lecteur ressent cette diversité qui s’adapte à l’état d’esprit de l’artiste faisant usage d’éléments hétéroclites en toute liberté : des taches d’encre sur un phylactère, le début d’article de dictionnaire sur Zürn, des silhouettes indistinctes dans une pièce avec leur nom dessus, d’autres dessins automatiques à la manière de l’artiste, des lettres de Bellmer, des poèmes anagrammes, etc. L'autrice montre donc différents passages de la vie de l’artiste, avec une approche subjective, adoptant la sensibilité de cette dernière. D’un côté, le lecteur découvre une suite d’événements déformés par le désordre mental, tout en étant parfaitement intelligibles. Une phase d’internement, une autre de vie en couple avec Hans Bellmer, un rendez-vous avec un galeriste important en 1957, des moments de création en fumant une cigarette, un café en terrasse à Paris avec André Breton (1896-1966), Hans Bellmer et Max Ernst (1891-1976), une promenade nocturne dans les rues d’une ville, un acte pyromane dans une chambre de l’hôtel Jasmin, un nouvel internement où elle côtoie plusieurs autres femmes, le retour à la vie en couple avec Hans Bellmer. De ce point de vue, les dessins remplissent une fonction descriptive, avec un degré un peu simplifié dans la représentation, des inspirations tirées de différents courants picturaux du vingtième siècle. Dans le même temps, chaque moment est vécu par le biais des émotions et des états d’esprit d’Unica Zürn, ce qui apparaît dans ses remarques, dans les courts textes créés par l’autrice, dans le glissement des représentations. Le registre des images fluctue parfois insensiblement, avec des détails (H.M. qui n’a pas de bouche dans son visage), parfois dans la palette de couleurs (la deuxième séquence qui est rouge), d’autres fois avec l’intégration d’un élément mythologique (la gorgone), dans le comportement de Zürn qui se met à danser, le retour d’une forme particulière ou d’une couleur qui renvoie alors à une scène précédente, etc. L’autrice épate le lecteur en lui faisant ressentir le monde comme Unica Zürn, ou en tout cas avec une interprétation très personnelle et peu conventionnelle de la réalité. Le lecteur éprouve une étrange sensation de dédoublement : à la fois il éprouve le réel à travers les convictions et les prismes de l’artiste, à la fois il ne peut pas se départir de sa rationalité. Il se rend compte que la narration forme un tout cohérent qui intègre ces deux aspects en un récit fluide, que les œuvres à la manière de Zürn y trouvent leur place, avec ce paradoxe de percevoir d’où vient son inspiration et en même temps de faire l’expérience de textes (poèmes anagrammes) et de visuels (dessins automatiques) qui ne lui seraient jamais venus à l’esprit. Une sorte de pas de côté, de capacité à envisager son environnement avec un regard original. L’autrice parvient ainsi à la fois à mettre en lumière ce qui engendre une vision différente, et à montrer une artiste qui sait se détacher des modes de pensée traditionnels pour produire une œuvre originale, un Graal pour bien des artistes. La vie d’Unica Zürn parvient à son terme, et la curiosité du lecteur le pousse à regarder l’iconographie du dossier qui suit, à lire quelques légendes, et finalement à tenter les premiers paragraphes de texte. Il découvre alors les notes ou des extraits de carnets de l’autrice, mis en forme. L’introduction, la première partie, relate ses questionnements sur la façon de rendre compte de la vie d’un être humain, en l’occurrence d’une artiste. Céline Wagner évoque le fait que : L’image, le portrait et plus généralement la représentation, attribuent une fausse identité à un personnage – Ici, une artiste insaisissable et son œuvre, source d’interprétation et d’inspiration intarissable pour elle. Cette identité, qu’elle soit peinte ou dessinée, relève nécessairement du fantasme, non moins que la photographie, obsolète dès la seconde suivant sa prise. Aussi faudrait-il considérer toute imagerie comme un leurre. […] Elle évoque le choix fait par la plupart des biographes d’aborder la vie de l’artiste par le prisme de la folie, angle qui lui paraît insuffisant. Elle a préféré préserver au mieux le mystère d’un esprit créateur qui se tient en marge de la normalité. Le lecteur se plonge dans ces paragraphes qui prolongent la bande dessinée, qui lui donnent à voir la réflexion de l’autrice, ses questionnements, explicitant ainsi ses choix. Sur la représentation pour commencer, qui est forcément interprétation tronquée, sur le mystère d’un esprit créateur qui se tient en marge de la normalité, sur comment rendre à Unica Zürn ce qui lui est dû (l’acceptation de son imaginaire comme réalité et la reconnaissance de son choix d’appuyer sa pensée sur des signes plutôt que sur des faits), sur le fait de ses propres poèmes anagrammes et dessins automatiques afin de respecter le choix de départ de ne pas raconter la vie d’Unica Zürn, mais de faire l’expérience de sa pensée sur son travail, sur l’expérience de l’internement dans un contexte différent, à quinze ans d’intervalle. Le récit porte alors en lui une image du malade schizophrène écarté de la machine sociale et maintenu dans le réseau de l’hôpital, sous la surveillance de la médecine et la vigilance de leurs proches, c’est-à-dire une logique de contrôle qui, au-delà du domaine de la maladie et de la folie, s’étend à l’ensemble de la population, et conforte dans l’idée qu’on peut se prémunir des dérives de la normalité, sur la place de l’art brut dans la société et sa reconnaissance. Pas sûr que le lecteur puisse être très investi dans une artiste dont il n’a peut-être jamais entendu parler, ou qu’il souhaite s’intéresser à l’art d’une schizophrène. En même temps, la couverture impressionne par sa composition, et un rapide feuilletage suffit à prendre conscience d’une œuvre d’autrice. La narration visuelle séduit immédiatement, par son originalité, sa forte personnalité et sa prévenance inattendue, rendant immédiatement accessible un récit basé sur plusieurs visions ou interprétations de la réalité, une variété de modes de rendu, et une unité cohérente sans solution de continuité. Le lecteur ressent la réalité par les perceptions d’Unica Zürn, sans jugement de valeur, une expérience remarquable. La forte impression réalisée par cette lecture le conduit à la prolonger par les carnets ouverts de l’autrice, une deuxième expérience remarquable d’honnêteté et de réflexion. Magique. L’autrice explicité que le sujet de cet album pourrait être : comprendre qu’une œuvre soit plus investie que la vie…

30/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série L'Homme miroir
L'Homme miroir

On ne trouve jamais un Rembrandt dans les combles d’une vieille baraque. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa parution initiale date de 2024. Il a été réalisé par Simon Lamouret, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend deux-cent-trente-deux pages de bande dessinée. Il se termine par une demi-page de remerciements dans laquelle l’auteur précise qu’un livre ça peut prendre du temps et que trois années lui ont été nécessaires à l’élaboration de celui-ci. La couverture présente la particularité que la silhouette de l’homme assis est découpée dans le carton fort, laissant voir la page en-dessous. La Roseraie – Vente domaniale pour cause de succession vacante. Dépendance de la maison de maître début XIXe (la bâtisse principale ne fait pas partie de la vente). Composée de cinq pièces de plain-pied : 108m² plus 300m² de terrain. Cadastré BC 252 lot 153. La propriété est encombrée. Le débarras sera à la charge de l’acquéreur. Le bien est vendu en l’état et situé en plaine agricole et boisée à 10mn de Ste-Chabelle – Accessible par transports en commun, à proximité des autoroutes A48 et A49. Mise à prix : 25 000 euros. En fin de journée, Élise arrive en voiture à Sainte-Chabelle, une petite ville de province. Elle s’arrête devant la dépendance, rentre sa voiture dans la cour, referme le portail. Elle prend sa valise dans sa voiture et rentre dans la maison. Elle appuie sur l’interrupteur : pas de lumière, il n’y a plus d’électricité. Elle utilise la torche de son téléphone et constate le fouillis présent dans chaque pièce. Elle se rend aux toilettes et s’y installe tout en ramassant une carte postale par terre pour la lire, pendant qu’elle urine. Un homme écrit à son amour et il évoque le mauvais temps, ainsi que ses marches qui lui permettent de réfléchir à l’avenir de façon plus sereine. Élise l’imagine dans son bain dans cette même salle de bain et sa compagne qui finit sur les toilettes et remonte sa culotte. Élise tire la chasse d’eau, conserve la carte postale avec elle et continue de visiter les pièces de la maison. Devant le bazar généralisé, elle décide de s’installer sur le canapé. Son téléphone portable sonne : sa mère l’appelle. Élise lui indique qu’elle est arrivée à l’instant. Elle demande à sa mère quand Tom leur amène Antoine. Elle se demande qui achète une baraque sans la visiter. Elle prend le flacon d’armagnac sur la table basse devant elle et elle en boit une gorgée. Enfin, c’est trop tard pour regretter. Elle demande à parler à son père et elle lui fait un état des lieux : on ne voit pas grand-chose, mais ça a l’air à peu près en bon état, enfin pour une maison inhabitée depuis trente ans. Elle continue : les fenêtres n’ont pas l’air cassées, du moins dans les pièces qu’elle a explorées en arrivant. Elle n’a aucune idée s’il y a des vices cachés : elle n’est pas maçon, ni plombier. La maison a l’air de tenir debout, ça sent l’humidité et il y a pas mal de poussière, un peu comme avant chez mamie. De toute façon, ils verront tout ça demain. Elle raccroche, elle s’allonge sur le canapé sous une couverture, et elle éteint la lumière. Quel étrange album : une couverture avec une silhouette découpée, c’est-à-dire une forme ludique plutôt à destination des enfants. Une bande dessinée entièrement peinte, avec un degré de simplification dans les représentations tout en conservant un haut niveau de détails. Des cases sans bordure tracée, des formes sans trait de contour. Une introduction d’une dizaine de pages dépourvues de mots à l’exception de la carte postale. Une période de quelques jours peut-être quelques semaines où Élise s’installe dans une maison achetée sans la visiter au préalable, avec son fils Antoine, et l’aide de ses parents Rachel et Philippe. Les gestes du quotidien pour débarrasser les pièces de tout le bazar qu’elles contiennent, de tous les souvenirs accumulés et laissés en plan. Chaque personnage réagit à sa manière à ces circonstances qui l’amènent à manipuler les vestiges de la vie d’une autre personne, décédée depuis, ce qu’il reste d’une vie. Chacun à sa manière réagit en accordant une importance nulle ou significative à ce qu’il trouve, à ce qu’il manipule, ce que cela réveille ou suscite en lui de manière consciente ou inconsciente. En cela, cet absent joue bien le rôle de miroir, reflétant un trait de caractère ou un souvenir chez l’un et l’autre. L’auteur va un peu plus loin que ça, évoquant quelques bribes de la vie de l’ancien propriétaire, montrant le contexte dans lequel il a utilisé ces objets, ces outils… ou au contraire en laissant le mystère. L’auteur développe cette situation sortant de l’ordinaire, en la racontant de manière pragmatique : la suite de petites actions qui vont permettre de déblayer cette maison, le comportement banal de chacun des quatre personnages : la mère Élise, ses parents Rachel et Philippe, son fils Antoine. Tout comme eux, le lecteur est submergé par la quantité d’affaires présentes dans la maison : il ne semble pas y avoir un seul endroit épargné par l’accumulation de choses diverses, laissant présumer un comportement compulsif. Dans la page douze, il regarde la salle à manger, puis la cuisine en vue subjective, par le regard d’Élise : la table pas débarrassée, l’horloge comtoise, le papier peint aux motifs chargés, la vaisselle sens dessus dessous dans la cuisine. Puis les toilettes : des piles de journaux par terre et sur la cuvette. Puis la chambre : le lit ouvert mais pas défait, les vêtements en désordre. Une autre pile de journaux dans le couloir, des tableaux aux murs, une platine disque dans le salon, un piano, des fauteuils, un chapeau, des guéridons, des lampes, un pot à bonbons, un porte-bougie avec sa bougie, un paquet de cigarettes, un flacon d’armagnac, des revues, etc. Le lecteur finit par être aussi étourdi qu’Élise, par le nombre d’objets, par la perspective de devoir débarrasser tout ça. Alors que les dessins semblent un peu simplifiés, le lecteur constate la densité d’informations visuelles à chaque page. Le grand-père effectue la révision de son camping-car avant d’aller chercher son petit-fils et de se rendre chez fille : l’alignement de pavillons est représenté dans des couleurs gaies, il ne manque pas une brique au pourtour des fenêtres, une poubelle est sortie sur le trottoir, un couple est en train de finir de mettre ses affaires dans le coffre de leur voiture, le lecteur peut également voir le tracé des places de stationnement, un mât d’éclairage, les végétaux dans les jardins, un escalier pour accéder à un perron, les fils électriques et leurs poteaux, etc. Le trajet en camping-car se déroule sur sept pages et le lecteur peut voir le paysage défiler, chaque lieu différent et bien décrit. Le premier midi, la petite famille mange sur une table dans le jardin et tout est là : les couverts, les assiettes, les verres, la bouteille d’eau en plastique, la bouteille de vin en verre, les chaises de jardin, l’herbe qui n’a pas été tondue depuis longtemps, les arbres et leur feuillage, la maison de maître en arrière-plan et sa clôture, le muret du jardin. Il est possible que le lecteur n’y prête pas attention à ce moment-là, toutefois s’il y revient par la suite, il constate que la brèche est déjà bien présente dans cette page cinquante-cinq. L’artiste fait montre du même investissement pour chaque endroit : chaque pièce de la maison dont le garage, le marché, les champs avec les chasseurs, une chambre de bonne pour Hannah et François, la déchetterie, un paquebot, un désert de sable, un paquebot, etc. L’artiste adopte également une approche naturaliste pour les personnages : les gestes mesurés des grands-parents et leur visage creusé par les rides, les postures typiques des enfants pour Antoine et sa bouille ronde, les gestes plus assurés et plus confiants d’Élise. Chacun de ces personnages acquiert une vie propre sous les yeux du lecteur, une belle épaisseur et une forte plausibilité. Il sourit en voyant que la taille de police est un peu plus grande dans les phylactères du grand-père pour souligner qu’il parle un tout petit peu trop fort du fait de son audition défaillante. Il le voit absorbé dans son monde, complètement investi dans la remise en route de la Deux-Chevaux, complètement désemparé par l’absence de son épouse partie passer quelques jours seule au bord de la mer. Il ressent la douleur du faux mouvement d’Élise en déchargeant un frigo neuf. Il compatit à son mélange d’exaspération et d’inquiétude en voyant la réponse négative de la mairie après son entretien. Il éprouve une vive inquiétude en voyant Antoine manipuler un fusil totalement inconscient du danger d’une telle arme à feu. Il est en pleine empathie avec Rachel, la plus affectée par les souvenirs de la vie de cet inconnu. L’auteur sait montrer comment chacun des quatre principaux personnages réagit à différents objets, avec une incidence également de nature différente. Le récit tient pleinement la promesse du titre : les artefacts résiduels de la vie du défunt agissent comme un miroir renvoyant la mère, les grands-parents, l’enfant à une partie d’eux-mêmes. Il montre également ce qu’une partie de ces objets a réellement signifié pour leur propriétaire à une époque de sa vie. Le lecteur ressent que le même processus se produit en lui : les personnages s’apparentent également à un miroir de différentes facettes de sa vie. Une remise en question de sa vie professionnelle, un autre regard sur sa relation amoureuse avec son partenaire de vie, sa passion ou son occupation lors des moments qui lui appartiennent pleinement, ses regrets ou sa nostalgie d’un chemin de vie que le hasard des circonstances l’a amené à délaisser, son rapport à la mort et au temps qui passe. Derrière la banalité pragmatique de faire place nette dans une maison, se trouvent des questions existentielles pour lesquelles il n’existe pas une seule réponse, encore moins une bonne réponse. Un point de départ riche et fascinant : faire ressortir les points saillants de sa propre vie en découvrant des vestiges de l’intimité de celle d’un autre. La narration visuelle s’avère douce et d’une richesse extraordinaire, tant pour les détails, les lieux, l’expressivité de chaque personnage en fonction de son âge. Le récit se calque sur les actions ordinaires consistant à débarrasser une maison, avec quelques événements de la vie de tous les jours, en même temps cette vie intérieure qui réagit par automatisme à ces souvenirs d’un inconnu, renvoyant l’image de ses propres choix, de ses habitudes, de ce qui a été laissé de côté. Profond et sensible.

29/11/2024 (modifier)
Par Kevin
Note: 5/5
Couverture de la série Le Garage hermétique (Major Fatal)
Le Garage hermétique (Major Fatal)

Sadly, no one who reads the Airtight Garage in its collected form can begin to imagine how it was experienced when read a few pages a month, over a period of three years, when Giraud/Moebius was virtually unknown. It was a joyful, mind-expanding comic/poem/dream that forever made it difficult to appreciate the usual comic book fare. To say the story is confusing and the characters not well developed would be like reading Herriman's 'The Dingbat Family' and then 'Krazy Kat' in compiled form and making the same complaints. For a lover of comic art, there is the world before The Airtight Garage, and the world afterwards.

27/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Ici même
Ici même

N’y a-t-il donc à l’orgueil d’autre issue que l’humilité ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Avant d’être rassemblées en album publié par Casterman, les planches de ce récit paraissent dans les numéros un à douze de la revue (À Suivre) entre février 1978 et janvier 1979. La première édition en album date de 1979. Il a été réalisé par Jean-Claude Forest (1930-1998) pour le scénario, et par Jacques Tardi (1947-) pour les dessins. Il comprend cent soixante-trois pages de bande dessinée en noir & blanc. En ouverture, se trouve une préface de quatre pages, rédigée par le scénariste évoquant sa collaboration avec l’artiste, ainsi que la question du sens de l’œuvre. Arthur Même se tient sur le faîte du mur de séparation, et il s’adresse aux ouvriers en train de réparer un autre mur : il leur demande s’ils veulent boire quelque chose. L’un d’eux répond par la formule de politesse : si M. Même insiste… Arthur indique qu’il ne se souvient pas d’avoir insisté et il ne se souvient pas non plus avoir jamais compris pourquoi les gens boivent tant… Il continue à voix haute : il se demande si un jour quelqu’un lui expliquera ce qu’il y a dans le vin. Pour lui, le vin et l’huile c’est pareil. Avec le vin sur la langue, les gens dérapent de la tête, comme avec l’huile sur le pavé, on dérape de la semelle. Comment discuter avec des gens qui dérapent et qui, à tort et à travers, lui attribuent de l’insistance, pourquoi pas de l’entêtement ? Tout en monologuant, il a débouché une bouteille de vin avec le tire-bouchon passé à l’anneau de son trousseau de clés, et il a servi un verre aux deux ouvriers. Celui avec la casquette s’adresse à lui : il faut qu’il lui dise une chose, une chose qui n’a pas bien d’importance, mais qui l’asticote sérieusement : Gâcher le ciment, bien gras ou maigre (c’est selon), poser une pierre sur une l’autre, etc. tout ça c’est son affaire. Et avant de toucher la truelle pour Arthur Même, il la touchait déjà pour sa pauvre mère. L’ouvrier demande alors : Pourquoi faut-il qu’Arthur soit là à lorgner tous ses gestes, comme s’il passait le plus clair de son temps à se cracher dans les mains ? Arthur Même répond que l’entretien des murs est à sa charge. Si une pierre se détache, tue une bête ou un enfant, lui Arthur est responsable et au moindre accident, ils essaieront de le chasser des murs. Alors il ne surveille pas les ouvriers, il veille. L’ouvrier lui répond qu’à sa place, il vendrait. Même s’emporte : il est facile de faire l’intéressant lorsqu’il s’agit des affaires des autres. Il continue : Ces collines, cette campagne morcelée, découpée comme bête à l’abattoir, ces propriétés comme des escalopes et qui s’étalent du lac aux coteaux de Machepaille, sans les murs, c’est un seul et magnifique domaine : Mornemont ! Et Mornemont, au début du siècle, appartenait tout entier à sa famille. À la suite de querelles avec les voisins à propos de misérables lopins de terre, sa famille a dû entamer une ribambelle de procès, elle a perdu… Et peu à peu le domaine tout entier a changé de propriétaire ! Un homme perché sur un mur, des ouvriers qui réparent un autre bout de mur, un domaine dont les demeures et les terrains appartiennent à différentes familles, mais les murs d’enceinte appartiennent à un unique individu qui a en charge d’ouvrir et de fermer les portails qui constituent autant de péages dont encaisse l’argent. À l’évidence, une métaphore… Grossière erreur !!! Dans son introduction, Jean-Claude Forest pose clairement les choses : Mais qu’on ne vienne pas lui écrire dans le dos ce qu’il n’a pas écrit. Ni travestir par rajouts, en filigranes ou estampilles, la mise en images. Qu’on n’aille pas voir dans Ici Même un pamphlet, une satire de la société ou des représentants de son régime politique. Il n’a pas eu davantage l’intention particulière de tourner en dérision l’attachement à la propriété. […] Il veut dire qu’à la tradition, aux habitudes culturelles qui toujours poussent le lecteur à être un raisonneur s’ajoute une incitation renforcée à chercher dans la moindre idée, dans le moindre récit, la morale, l’idéologie clairement ou obscurément véhiculées. Il faut donc au lecteur une belle indépendance d’esprit pour s’accrocher au seul récit et jetant la leçon aux orties, ne tirer parti que du charme des situations et de la surprise des rebondissements, sinon du rêve offert en prime. Pourtant il lui serait malvenu de critiquer ce type de lecture orientée. Ainsi averti, le lecteur se garde bien de passer en mode analytique et il suit la recommandation du scénariste à la lettre en restant au premier degré. Il plonge donc dans un monde en noir & blanc (non, pas d’interprétation sur ce choix) : des images avec un fort contraste. Des traits de contour fins, parfois un peu tremblé, plus comme vivants que comme mal assurés. Un usage des aplats de noir important pour le costume noir de monsieur Même, pour des chevelures, pour des ombres portées, pour le relief des objets et des décors, ce qui donnent une consistance visuelle à chaque planche. Bien sûr, le lecteur peut se demander si l’histoire d’un type qui se balade sur des murs va être visuellement intéressante… sauf s’il a déjà lu des œuvres de ce bédéiste. Indépendamment de l’interaction limitée entre scénariste et dessinateur évoquée dans l’introduction, le lecteur éprouve la sensation qu’il s’agit de pages d’une seule et même personne. Le scénariste a visiblement pensé à la dimension visuelle de son histoire, variant régulièrement les décors grâce aux séquences consacrées à des personnages secondaires, et il parvient même à introduire de la diversité dans l’arpentage des faîtes de mur grâce à des éléments inattendus. Le lecteur commence par admirer la variété des tuiles et des sommets de mur, exigeant parfois un excellent équilibre de la part de Même. Il jette régulièrement des coups d’œil aux différents jardins, pelouses et arbres, et aux demeures. Il apprécie le goût de l’artiste pour la pierre, la brique, les ferrures, les persiennes, les toitures, les portails, les colonnes, et même une serre de jardin. Le récit s’aventure donc dans d’autres endroits, décrits avec autant de soin : un cimetière, l’intérieur de la chambre de Julie Maillard, le petit bateau à moteur de l’Épicier, le palais présidentiel, les appartements du Président, la salle du conseil des ministres, et l’intérieur de la petite guérite servant d’habitation au personnage principal. Il prend le temps de regarder les accessoires : l’antique modèle de téléphone de Même, son trousseau de clés, un chevalet de peinture, les stèles des tombes, le lustre à pendeloques dans la salle du conseil des ministres, la plante verte en pot dans la chambre du Président, le bidet dans la salle de bain de Julie, les marchandises de l’Épicier, etc. Il découvre ou il retrouve la capacité surnaturelle de Tardi à donner des trognes à chacun de ses personnages, à la limite du plausible sans jamais franchir la ligne de la carricature, des visages très expressifs, des silhouettes diversifiées, chacune en disant long sur la personnalité de l’individu. Le lecteur se dit qu’un personnage servile à sa manière comme Arthur Même ne pouvait qu’avoir une constitution longiligne, que Julie se devait d’être solidement charpentée du fait son assurance et de son indépendance, les petits yeux et les grandes oreilles de l’Épicier insensible au regard des autres, etc. Mais voilà, cette diversité des personnages met en lumière l’ouverture vers l’extérieur : ces familles qui vivent dans toutes ces demeures (une dizaine d’évoquées même si elles n’apparaissent pas toutes : Maillard, Gandelut, Pouilleron, Sergy-Merival, Michelot, La mère Linéa, Morlebœuf, Gandelu, Maury-de-Nancelles, Clairbeaux), le Président et ses ministres (Harlan, Badinski, Debarandon, Hayouli-Hayounberg, plus quelques autres non nommés), Gisèle la première dame, Georges le valet particulier, De Barandon, le général Desgriottes, le colonel Demalpine, Harlan ministre des armées. Il faut encore ajouter les avocats (Maître Roubillard, Maître Bougreval, Maître Patelot, la secrétaire mademoiselle Mireille) et l’espion Quatre-Septembre. Alors, même s’il veut bien faire l’effort de ne tirer parti que du charme des situations et de la surprise des rebondissements, le lecteur reste incapable de s’arrêter là. Quand même, il est question de gouvernement, d’élection et de leur résultat à venir, de propriétaires qui profitent, d’une guerre même. Et puis le scénariste lui-même titille le lecteur : Qu’est-ce que c’est que ce nom de Quatre-Septembre pour l’espion ? Cela ne peut que renvoyer à la date du 4 septembre 1870, quand Léon Gambetta proclame la Troisième République, à la suite de la défaite de Sedan et de la chute du Second Empire. Puis cette reprise de la formule Aujourd’hui rien, attribuée à Louis XVI dans son journal pour le 14 juillet 1789. Mais quel rapport avec la situation d’Arthur Même ? Et aussi ce nom de pays Mornemont, quelle similitude avec l’adverbe Mornement. En outre à plusieurs reprises, la narration visuelle glisse vers la fantasmagorie : Arthur Même recouvert par des insectes, une oreille géante qui empêche le cheminement sur le mur, deux coureurs avec dossard portant au-dessus de leur tête le lit d’Arthur avec lui et Julie dedans, le macabre carnaval venant menacer Arthur. Tout cela revêt l’apparence de métaphores visuelles, et même d’allégories parfois. Sans même parler de la mise en scène de la sexualité, avec une touche d’ondinisme, ou encore de la relation à la mère. Heureusement que le scénariste accorde que pourtant il serait malvenu de de critiquer ce type de lecture orientée… Un monsieur dégingandé qui parcourt le faîte des murs d’enceinte pour aller ouvrir des portails : assurément il s’agit d’un conte. La narration visuelle s’avère d’une justesse extraordinaire, entre description factuelle et prosaïque et éléments décalés s’intégrant parfaitement. L’histoire au premier degré se dévore comme un feuilleton, chaque chapitre bâtissant sur le suivant, avec une logique interne et une progression d’une solidité inattendue. Mais quand même, il y a matière à interprétation de ce conte, et même à interprétations multiples, et peut-être même à psychanalyse de ce conte même s’il est dépourvu de fées.

27/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Tom Thomson - Esquisses d'un printemps
Tom Thomson - Esquisses d'un printemps

Il faut exprimer les émotions que la nature inspire. - Ce tome contient une histoire complète de nature biographique. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par Sandrine Revel pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il évoque la vie de Tom Thomson (1877-1917), peintre canadien. Il comporte cent-trente-quatre pages de bande dessinée. Il se termine avec une reproduction d’un tableau du peintre, intitulé The West Wind (1917, huile sur toile120*130cm), et une postface de deux pages intitulée Tom Thompson et le Groupe des Sept. Revel est également l’autrice de Glenn Gould, une vie à contretemps (2015), Grand Silence (2021) avec Théa Rojzman, Germaine Cellier - L'audace d'une parfumeuse (2023) avec Béatrice Égémar. Octobre 1956, le narrateur Peter Frahm pagaye sur le lac avec un ami. Les deux voyageurs le traversent à la recherche d’un endroit où faire des croquis. Ils pagayent en rythme alternativement, sans parler. Le paysage fait penser le narrateur à une esquisse de Tom Thomson : des pins, un élan en train de brouter, puis qui relève la tête. Ils arrivent à la rive nord. Ils passent devant le vieux Womat Lodge en partie reconstruit après avoir été détruit par un incendie dans les années 1920. Tout est calme. Il n’y a plus de touristes. L’automne les a fait fuir. Le narrateur demande à Peter s’il reconnaît. Ce dernier répond que rien n’a changé depuis le collège, c’est ce qu’il lui semble. Dans l’onde transparente, ils voient passer une truite. Ils finissent par accoster sur une rive. Le narrateur se rince le visage dans l’eau de la rivière. L’autre estime qu’ils seront bien là, pour dessiner. Ils s’enfoncent un peu dans la forêt. La colline est illuminée. Il fait encore chaud, ils la gravissent impatients. Ils marchent sans s’arrêter sur presque un kilomètre à travers une végétation dense. Puis ils atteignent une construction : ils y sont. Juillet 1917, quelques oiseaux s’envolent au-dessus du fleuve. Doc est réveillé par le bec d’un oiseau tapotant sur le carreau de sa cabane. Il se lève, l’oiseau s’envole et s’éloigne. Fraser s’adresse à lui : il va falloir y aller. Doc lui demande s’il connaît l’histoire de cette truite impossible à attraper au barrage du lac Joe. Il pense à elle. Il pense à ce défi ridicule. Il continue : Tom était un mordu de l’hameçon. Il péchait avec ses propres mouches. Doc, lui, a l’habitude d’utiliser ce qu’il a sous la main mais rien à faire, elle est coriace. La dernière fois qu’il a vu Thomson, la toute dernière, il se souvient, l’artiste lançait sa ligne au barrage avec Shannon Fraser. Il lui semble que c’était lui. Il s’est même dit, cette fois-ci il va l’avoir et il va en entendre parler. Le soleil brillait comme aujourd’hui. Les hommes portent le cercueil de Tom Thomson pour le mettre en terre. Maggie, une jeune fille, semble particulièrement attristée, elle croit voir une main de femme tenant un pinceau sortir doucement de la rivière et disparaître. Une femme dans une sobre robe noire jette une poignée de terre sur le cercueil et pleure de chaudes larmes. Elle s’appelle Winnifred Trainor. Tom et elle se seraient fiancés, sa famille possède un chalet au lac Canoe. Le fossoyeur commence à pelleter la terre sur le cercueil. Qui ça ? Il s’agit d’un récit biographique relatif à Tom Thomson (1877-1917), un peintre canadien dont la carrière a duré cinq ans. Entre autres, il a réalisé des peintures de la nature sauvage de l’Ontario. Au cours du récit, un mentor lui intime d’arrêter d’imiter la nature. Il faut exprimer les émotions qu’elle leur inspire. Ils doivent regarder en eux-mêmes. Le récit débute en 1956, c’est-à-dire trente-neuf ans après le décès de l’artiste, alors que deux hommes naviguent en canoë sur le fleuve qui va les mener vers le lieu où ils pensent que se trouve la vraie sépulture du peintre. Ce fil narratif se déroule de manière chronologique ces deux personnes, plus tard accompagnées par deux autres (soient Peter Frahm, Rick Tapes, Ben Green et le narrateur) pour rechercher la tombe de Tom Thomson, et donc son cadavre afin d’éclaircir les circonstances de son décès. Cette ligne temporelle compte dix scénettes. Dans le même temps, un deuxième fil narratif évoque des moments de la vie du peintre. Celui-ci commence en 1917, avec la découverte de son cadavre, et va se dérouler à peu près à rebours. Il comprend seize scénettes se déroulant successivement en 1917 (sept occurrences), 1916, printemps et été 1915, puis automne 1915, 1912, 17 juillet 1917 (c’est-à-dire un retour à l’année de la mort de Thomson), 1906, non précisé (peut-être début du siècle et en 1956), 1904, 1887. Chaque date figurant en ouverture de scène, le lecteur n’éprouve aucune difficulté à se repérer, et il voit comment la construction à rebours vient éclairer certaines décisions, certaines situations. L’autrice a donc choisi une construction narrative très particulière pour évoquer la vie et l’œuvre de cet artiste majeur du début du vingtième siècle, pour le développement de l’art au Canada. La découverte à rebours de sa vie permet de ressentir d’abord les conséquences de moments où se sont cristallisés des principes ou des valeurs qui ont constitué la personnalité de Thomson, et par voie de conséquence de mieux mesurer leur importance en les découvrant ultérieurement. Ainsi ils recèlent plus de sens. Le lecteur se retrouve mieux à même de comprendre l’enjeu de sa relation avec Winnifred Trainor, puis avant sa présence au musée des Beaux-Arts de Toronto, la beauté de ses esquisses, la tentation de l’abstraction et la frustration des pieds plats, la communion avec la nature, la relation avec l’Ontario Society of Artists, l’emprise du parc Algonquin, la lettre d’Alice Lambert, l’influence du métier de son père sur sa vocation. En presque alternance, il suit la progression du narrateur et de ses amis dans leurs recherches, le parallèle de leur expérience de leur séjour dans le parc se faisant avec l’exercice du métier de garde forestier dans le parc Algonquin. L’autrice se confronte donc à l’exercice d’évoquer la vie d’un grand peintre, de lui rendre hommage, à la fois de façon biographique, à la fois en évoquant son œuvre. En fin de tome, le lecteur dispose d’un aperçu de sa toile la plus célèbre The west wind, dans un format très réduit par rapport à l’original. S’il n’est pas familier de l’œuvre du peintre, il éprouve des difficultés à établir un lien visuel entre sa manière de s’exprimer au travers de sa peinture, la façon dont elle rend compte de sa sensibilité, dont sa personnalité s’exprime à travers ses toiles, et les choix graphiques de Sandrine Revel. S’il en est familier, il peut en relever les similitudes, et relever comment elle s’inspire du regard de Tom Thomson pour réaliser ses propres pages. Le lecteur observe rapidement quelques caractéristiques majeures : l’utilisation de cases rectangulaires sagement disposées en bande, l’absence de bordure tracée pour les cases, une palette de couleurs relativement restreinte pour chaque séquence, différente de l’une à l’autre avec quelques éléments de couleurs particuliers pour un pull, une chemise, une nappe, un bonnet, une fleur rouge, un renard, une truite, un oiseau. De ce point de vue, elle n’essaye de singer les caractéristiques des toiles du peintre. D’un autre point de vue, elle met en œuvre le conseil de l’ami de Thomson : arrêter d’imiter la nature, exprimer les émotions qu’elle inspire à l’artiste. Au vu de la place qui est donnée à la nature dans ces pages, il se dit qu’elle s’inspire également du conseil du père de Thomson : La nature est une bonne vieille nourrice, on aime à se reposer sur son flanc. Le père continue en lui suggérant de prêter un tant soit peu l’oreille, alors la nature lui racontera des histoires merveilleuses et elle lui jouera sa musique enchanteresse. De fait, le lecteur apprécie de pouvoir voir les deux amis descendre la rivière, comme s’il les observait depuis un autre canoë et de prendre le temps de regarder les rives, représentées avec de petits traits secs. Puis il admire la présence massive et silencieuse de l’élan, la transparence de l’eau et la truite comme suspendue au-dessus du lit du fleuve, le vol de quelques oiseaux au-dessus de l’eau, le premier plan des arbres devant l’étendue d’eau, la silhouette des arbres penchées résultant de l’anémomorphose, le fin tronc des bouleaux rendus fragiles par contraste avec les flocons de neige, les longues plaines herbeuses, la zone de rapides d’un cours d’eau, etc. Dans ces pages, la nature renouvelle à chaque fois le spectacle, jamais deux fois identiques, une illustration de la maxime d’Héraclite (-544 à -480), on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Ainsi le lecteur se sent immergé aux côtés de Tom Thomson en lisière du parc Algonquin, ressentant l’incidence de la présence de la nature sur son inspiration, sur son mode de vie, sur la nature même de ses pensées. Il prend conscience que les recherches menées en 1956 reproduise la même immersion, validant en quelque sorte la démarche du peintre, à l’instar de la postérité qui a elle aussi légitimé et même validé sa vision artistique, son interprétation d’artiste de ce qu’il contemple. La scénariste décide également de mener à bien son entreprise, de proposer sa version des causes du décès de Tom Thomson. De prime abord, le lecteur se dit qu’il aurait pu se passer de cette dernière séquence, qu’il n’attache pas beaucoup de valeur à une hypothèse que rien ne pourra jamais valider. D’un autre côté, c’est la volonté de l’autrice, c’est son intention. Et en même temps elle n’affiche pas la prétention de détenir la vérité puisque le personnage qui énonce cette explication indique que c’est que qu’elle sait, et que son interlocuteur est libre d’en douter. Elle souhaite donc donner un sens à cette mort, et apporter une sensation de fin, de clôture, de donner un point de vue sur ce que l’artiste n’a pas pu surmonter ou éviter. Pas facile de rendre compte de la vie d’un être humain et de l’œuvre d’un artiste. Sandrine Revel a construit un récit avec deux fils temporels qui s’entremêlent, le second venant comme une réponse au premier. La narration à rebours de la vie de Tom Thomson en fait comme un destin inéluctable, et en même temps l’esprit du lecteur rétablit l’ordre chronologique par automatisme, faisant apparaître la fragilité de ce destin, son caractère ténu et pas du tout évident. La narration visuelle s’inspire de la vision du peintre en exprimant les émotions générées par sa vie, ainsi qu’en prolongeant les propres émotions exprimées par les toiles du maître, à l’aune de la sensibilité de l’autrice.

26/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Bobigny 1972
Bobigny 1972

C'est votre loi qui est coupable. - Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur le procès de Bobigny, contre l'avortement, en octobre et novembre 1972 à Bobigny. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Marie Bardiaux-Vaïente pour le scénario, et Carole Maurel pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée. Il se termine avec une page de remerciements et une page de bibliographie, ainsi que les coordonnées de l’association Choisir. Dans les rues de Bobigny, une nuit de janvier 1972, une voiture rouge fonce à toute allure, poursuivie par une voiture de police, sirène hurlante. Coincé dans une impasse, le conducteur doit sortir les mains levées, sous la menace de l’arme de service d’un policier. Il est emmené au commissariat et accusé de vol de voiture, refus d’obtempérer, délit de fuite, mise en danger de la vie d’autrui : Daniel P. va prendre cher. Conscient de ce qu’il risque, le jeune homme déclare vouloir négocier, ce qui fait rire de bon cœur les deux policiers. Quelques jours plus tard, un matin à six heures, une voiture de police se stationne en bas d’un petit immeuble, trois policiers dont un en uniforme montent dans les étages et sonnent à la porte de Mme Chevalier. La voisine ouvre sa porte, mais les policiers lui intiment de rentrer dans son appartement. Michèle Chevalier ouvre sa porte, les policiers entrent et ils procèdent à une perquisition de son appartement. Leur entrée a réveillé les trois filles, dont Marie-Claire adolescente. Les policiers dérangent tous les placards, les armoires, la commode, les matelas et finissent par trouver un objet suspect. Ils embarquent Michèle Chevalier et ses trois filles au commissariat. La voisine Nicole ressort sur le palier avec son nourrisson, et elle prend en charge les deux plus jeunes filles. Au commissariat, la mère et la fille sont interrogées séparément. L’adolescente reconnait qu’elle a avorté, et sa mère reconnaît l’avoir aidée. Les policiers leur posent la même question : Sont-elles conscientes qu’il s’agit d’un crime, relevant de l’article 317 du Code Pénal ? Ils en font la lecture : Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen aura procédé ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans, et d’une amende de mille huit cents francs à cent mille francs. Elles sortent du commissariat sous le coup de cette accusation. En juin 1971, plusieurs amies sont réunies : Gisèle Halimi, Christiane Rochefort, Simone Veil, Delphine Seyrig. Elles évoquent l’appel des trois cent quarante-trois femmes, publié dans l’hebdomadaire Le nouvel observateur. Certaines des signataires ont été convoquées par leur employeur. Elles décident de créer une association : Choisir la cause des femmes. Il est possible que le lecteur parte avec un a priori : une bande dessinée retraçant un fait historique et un événement social majeur, ça risque d’être pesant en informations. Il éprouve la surprise de découvrir que la bande dessinée commence par une rapide course-poursuite nocturne en voiture, puis par une effrayante arrestation avec une perquisition sans ménagement. Même s’il connaît le déroulement des faits dans les grandes lignes, ainsi que l’importance du procès de Bobigny menant à la loi du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de grossesse, le lecteur est pris dans la tension des enjeux de ce procès, par la terrible pression qui pèse sur l’adolescente et sur sa mère, par la conviction inébranlable de l’avocate, par l’implication de nombreuses célébrités, par le calme et la patience du juge, et par-dessus tout par chaque injustice, les unes après les autres. Les scènes de prétoire sont bien présentes, mais pas majoritaires : les autrices mettent en scène plusieurs femmes, et elles racontent leur histoire personnelle : le viol et l’avortement de Marie-Claire, aussi éprouvants l’un que l’autre, d’autres avortements, le quotidien modeste de la famille monoparentale Chevalier, la relation mère-fille, l’entraide de la voisine, quelques éléments de médiatisation. Il apparaît également que ce procès devient le point de rencontre de sphères sociales généralement dissociées : une employée du métropolitain, un juge, un procureur, une avocate renommée, une femme politique à l’envergure nationale, une actrice féministe, un médecin, pour finir à l’Assemblée nationale. Avant tout, il s’agit de l’histoire d’une adolescente, violée. Le lecteur assiste à la scène : le jeune homme Daniel P. qui emmène la jeune fille dans sa chambre, en voiture, expliquant d’abord qu’il y aura ses copains, puis qu’ils ne peuvent pas venir mais qu’il y aura sa mère, les dessins mêlent une dimension descriptive pour les décors, et une approche émotionnelle pour les personnages. Le lecteur peut reconnaître la voiture (une DS), regarder la façade des immeubles de banlieue, faire le tour de ce qui se trouve dans l’appartement du violeur (le lit, le désordre, la petite table ronde, les plaques de cuisson, une ou deux bouteilles, etc.), puis la mise en couleur passe d’un mode naturaliste à un mode en noir & blanc avec des nuances de gris, des plans serrés rendant compte des impressions, des sensations, jusqu’à une illustration en double page, sans un mot, Daniel allongé sur sa victime, en vue de dessus ce qui ajoute encore à la force du placage, à l’abjection de cet acte où la victime n’est plus qu’un objet, et le criminel un individu sans empathie aucune. Suit une séquence toute aussi accablante alors que Marie-Claire revient chez elle, toujours dans des tons noir & blanc et gris, montrant le retour au monde quotidien qui n’a plus rien de normal après la sidération du traumatisme. Trente pages plus loin, l’aveu sort de la bouche de la fille face à sa mère, une simple phrase, un constat accablant : Il m’a forcée ! Il n’y a aucun sensationnalisme, aucun voyeurisme : l’adolescente doit vivre avec la double peine de l’inculpation et du traumatisme. Elle doit également faire face au procès, aux questions posées par des hommes, aux interventions de son avocate dont la portée et le contexte sont à l’échelle nationale et s’inscrivent dans une démarche avec un historique et un enjeu sans commune mesure. Dans le même temps, d’autres femmes évoquent leur cas personnel. Le lecteur voit Gisèle en Tunisie en 1938, tenir tête à sa mère, en lui disant que ses frères peuvent faire leurs lits tout seuls et aider à mettre la table, rejetant l’ordre établi que lui énonce sa mère, que les garçons ça ne compte pas pareil, que le rôle d’une fille est de servir les hommes. Il voit une jeune fille s’exprimer avec la fougue de son âge, dans un environnement tunisien, avec les couleurs chaudes du soleil. La séquence se termine par l’avocate en robe, et son credo : elle a décidé que ses mots, cette arme absolue pour défendre, expliquer, convaincre, se prononceraient toujours dans la plus absolue des libertés, et dans l’irrespect de toute institution. Le témoignage de Micheline Bambuck, la faiseuse d’anges, décrit les conditions de son intervention pour Marie-Claire, dans le petit appartement des Chevalier, son déchirement entre ses actes et ses convictions religieuses. La narration visuelle reste très prosaïque, sans pathos ni effet dramatique : la réalité du petit appartement, les instruments, l’adolescente allongée sur le canapé, rien de misérable ou de glauque, mais aucun encadrement médical, des mesures d’hygiène artisanales sans comparaison possible avec l’environnement d’une clinique ou d’un hôpital. D’un côté, le constat d’une sororité dans la prise de risques ; de l’autre côté, une situation insupportable et inique engendrée par une loi qui est coupable, comme le formule Michèle Chevalier pendant les audiences. Lors de son audition, l’actrice Delphine Seyrig (1932-1990) explique qu’elle est complice d’avortements, quotidiennement. S’en suit une autre séquence d’avortement, pratiquée par un médecin, toujours dans un appartement. En pleine empathie avec la victime, sa mère, l’avocate, le lecteur découvre le déroulement du procès : la prise de contact de Michèle Chevalier auprès de l’association Choisir, la demande d’approbation de l’avocate auprès de Marie-Claire dont l’affaire va être médiatisée à l’échelle nationale, plusieurs audiences et plaidoiries. Sans effets de manche, avec quelques expressions de visage légèrement appuyées, l’avocate prend la parole, la victime raconte son histoire, la mère explique comment elle a aidé sa fille, la faiseuse d’anges évoque ses pratiques et leurs conditions d’exercice, le juge écoute, le procureur et plusieurs personnalités se succèdent à la barre. De manière très organique, les enjeux du procès gagnent en ampleur, en contexte, en finalité. En fonction de sa familiarité avec ces années-là, avec l’histoire de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, avec les mouvements féministes de l’époque, le lecteur identifie et situe ces différents intervenants : Gisèle Halimi, Simone Veil, Christiane Rochefort (1917-1998), Jean Rostand (1894-1977), Jacques Monod (1910-1976), c’est-à-dire les cinq fondateurs de l’association Choisir la cause des femmes, Delphine Seyrig (1932-1990), Simone Veil (1927-2017), Claude Servan-Schreiber (1937-). Il peut également relever le livre de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi consacré à Djamila Boupacha (1938-). Il est frappé de stupeur par l’injustice de l’article 317 du Code Pénal, par l’évidence pointée par l’avocate que ce sont des femmes jugées par des hommes, par l’absence de connaissances biologiques du procureur, par l’aplomb de Delphine Seyrig sur la réalité de la pratique de l’avortement en France, par l’intervention de Simone Veil contextualisant la place de la femme dans la société française de l’époque. Les autrices prennent soin également de rendre compte de la question de classe sociale, la différence de traitement entre les Chevalier et les femmes connues. Un procès de plus pour avortement, un procès unique de part sa médiatisation et sa place symbolique vers la dépénalisation de l’avortement. Un moment symbolique dans l’histoire des droits des femmes. Les autrices reconstituent le cheminement de Marie-Claire Chevalier et de sa mère, ainsi que de la faiseuse d’anges, à hauteur humaine, l’histoire malheureusement banale d’une adolescente violée, et la médiatisation de son procès. La narration visuelle transcrit parfaitement la banalité du quotidien, la force de faire face de ces femmes, l’aide apportée par l’association Choisir et par l’avocate Gisèle Halimi à l’échelle humaine et individuelle, dans un récit poignant. Elles se montrent tout aussi habiles à faire apparaître les injustices systémiques, que ce soit l’iniquité de la loi, ou le décalage entre les classes privilégiées et le prolétariat. Irrésistible d’humanité et d’humanisme.

25/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Boîte de petits pois
La Boîte de petits pois

À l’écouter parler, tout était horrible et affreux. - Ce contient un récit de nature autobiographique. La première édition de cet ouvrage date de 2019. Il a été réalisé par GiedRé pour le scénario, et par Holly R pour les dessins et la mise en couleurs. Il comporte quatre-vingt-dix-neuf pages de bande dessinée, et un post-scriptum de cinq pages, écrit et dessiné par Giedré. Il y a environ longtemps, la mère de Giedré était petite et jouait au ping-pong. Elle était vachement forte. Elle gagnait des médailles et tout. À l’époque, les enfants étaient hyper encouragés à faire du sport ou de la musique ou de la danse ou n’importe quoi… Tout était gratuit, il fallait juste s’inscrire et ensuite devenir fort… pour que le reste du monde voie que cette nation était la meilleure. 1952 : record de médailles pour l’URSS ! Il y avait souvent des parades et des grandes manifestations à la gloire de ce merveilleux système qui était le meilleur qui existe. Et si on vous demandait, il fallait répondre que tout était super et qu’on était très contents. Parce que l’endroit où on envoyait les gens qui disaient que c’était pas super était encore moins super. Déjà, c’était hyper loin. Il y faisait toujours -10000°C et parfois on devait rester 10 ans. Alors en général les gens se retenaient de critiquer. Même en petit comité, on faisait comme si de rien n’était parce qu’il y avait des espions un peu partout. D’une manière générale on se méfait d’à peu près tout le monde. On ne faisait confiance à personne. Deux amies qui discutent, l’une demande à l’autre où elle a acheté sa robe, la seconde souhaite savoir pourquoi elle lui demande ça. La première espère que l’autre ne pense pas qu’elle veut la lui racheter plus cher qu’elle ne l’a payée. Et l’autre se dit que son interlocutrice la soupçonne d’avoir eu du tissu en rab. ULL : union de la Lituanie Libre. La mère de Giedré avait deux frères, dont un qui avait quinze ans (ce qui arrive à tout le monde sauf à ceux qui meurent avant). Et comme beaucoup de gens qui ont quinze ans, il trouvait que la vie, c’était naze. Alors avec quatre copains qui trouvaient aussi que la vie c’était naze, ils ont décidé de faire des trucs. Ils ont commencé à faire des petites affiches qu’ils collaient dans la rue. En gros, ça disait ça : Et, franchement, la vie c’est naze ; la liberté c’est trop important quoi, sérieux, y en a marre, ULL. Bon, ils n’en collaient pas beaucoup parce que c’était un peu dangereux comme passe-temps en Lituanie. Mais malgré tout certaines personnes les voyaient. Et au bout de quelques temps des gens ont commencé à s’y intéresser. On en parlait, on se passait le mot. Et son oncle et ses copains étaient contents de faire des trucs. Mais au bout de deux ans, quelqu’un les a dénoncés, et ils se sont tous fait arrêter. Le KGB a tout de suite perquisitionné dans la maison de sa grand-mère. En rentrant du travail, elle n’a rien compris parce que comme tout le monde elle n’était pas au courant. Son oncle s’est fait enfermer dans une cellule du KGB. Il est resté là le temps d’être majeur pour pouvoir être jugé. Puis s’est fait condamner pour trahison, révolte et trouble à l’ordre public. Il s’est fait emmener loin. De prime abord, le lecteur découvre une bande dessinée aux autours d’œuvre pour enfants : des dessins à l’allure simplifiée, avec de jolies couleurs au crayon de couleurs, une vision du monde par les yeux d’un enfant. Il commence à lire le texte qui court le long des cases, ainsi que les dialogues : des phrases courtes, des structures simples, des tournures grammaticales pas toujours correctes, un vocabulaire limité, comme si c’est une petite fille d’à peine dix ans qui s’exprime. Effectivement, GiedRé évoque son enfance, comme elle l’a vue et ressentie à cet âge. Les actions des adultes ne lui sont pas toujours compréhensibles, en particulier les événements de politique internationale, par exemple la destruction du mur de Berlin. Elle dépasse du cadre strict de son entendement de petite fille, en évoquant l’histoire de sa famille, des déménagements grâce au statut social de son grand-père paternel : dans la postface, elle explique qu’elle a fait appel aux souvenirs de sa mère pour disposer de ces faits et de cette compréhension. Le lecteur vit donc cette reconstitution historique à hauteur d’enfant, que ce soit la queue pour les magasins, ou le partage de chewing-gum. Dans le même temps, il n’éprouve pas la sensation que le récit s’adresse à un enfant, ou qu’il manque de profondeur. Les autrices savent très bien rendre le point de vue d’une enfant. Cela commence dès la première page avec la mère encore adolescente en train de jouer au ping-pong : une silhouette longiligne, de jolis cheveux blonds, des gestes en accéléré, une fierté d’avoir gagné qui se lit sur son visage, le lecteur se sent baigné dans le bonheur dont elle rayonne. En page vingt-quatre, un garçon savoure avec délectation des petits pois : son visage arbore une expression proche de l’extase, dans l’assiette le lecteur voit des petits points verts qui semble comme flotter dans le vide, et quelques taches orange, une représentation naïve. Page trente-neuf, la représentation de la zone résidentielle abritant les résidences secondaires des apparatchiks évoque incontinent un dessin d’enfant : les belles pelouses vertes, les arbres très simplifiés, les routes échappant aux règles de la perspective, etc. Plus tard, la famille de la narratrice va s’installer à la campagne. Elle raconte : À la campagne, il n’y avait pas d’eau courante alors chaque habitation avait ses toilettes loin de la maison, et les leurs étaient à l’orée de la forêt. Avec une lampe torche dans la main, la jeune fille doit se rendre aux toilettes de nuit, une forêt fantasmée, avec une chouette qui regarde droit dans les yeux, une espèce de cabane aux proportions trop allongées pour les toilettes, des arbres aux formes bizarres, vaguement menaçants : le lecteur se retrouve dans un conte pour enfants, sans se sentir pris pour un neuneu, une vraie sensation d’enfance. Dans le même temps, le lecteur voit bien que les dessins comportent un niveau d’informations qui relève du regard d’adulte. Sous l’apparence enfantine donnée par dessins aux crayons de couleurs, se trouvent un niveau d’informations visuelles bien supérieur au regard d’un enfant. Dans cette première page, un individu joue de l’accordéon, certes aux couleurs pastel, mais comportant bien toutes les parties attendues comme le soufflet, les touches de part et d’autre. Dans la deuxième page, le train ressemble à un jouet, mais dans le même temps l’uniforme des soldats est conforme à la véracité historique, la perspective du stade présente un aspect discrètement gauchi, tout en préservant la perspective et les dimensions. Tout du long, les dessins construisent une reconstitution historique solide et fiable : les vêtements d’époque, les accessoires du quotidien, les appareils ménagers de ces années-là comme les postes de télévision ou les téléphones à cadran en bakélite, etc. Les postures et les mines des individus apparaissent faussement naïfs, avec une grande justesse dans l’expression corporelle, et dans les gestes de tous les jours, aussi bien les jeux d’enfants que les gestes plus mesurés des adultes, voire les comportements emprunts de défiance pour parer au risque de la délation par des citoyens intéressés. La réception de cette bande dessinée au ton si particulier va dépendre du parcours de vie du lecteur et de son âge. Il peut venir pétri d’a priori et de certitudes sur le régime communiste. Ce qu’il sait déjà lui saute aux yeux : le faible niveau de niveau des citoyens, les queues interminables devant des magasins où le rationnement et la pénurie règnent en maître. Des personnes exerçant un métier sans aucune motivation, un marché noir généralisé et pour tout, une élite qui ne manque de rien attestant d’une corruption systémique, un état totalitaire qui a la déportation facile pour les opposants et les rebelles. Voire s’il a été témoin de ces années au travers des médias, il retrouve tout ce qui était pointé du doigt : des queues interminables, à la délation. S’il est plus jeune, il est possible qu’il éprouve quelques difficultés à croire certaines situations, ou même le mode de fonctionnement d’un pays sous domination soviétique. Déporté en Sibérie pour avoir collé des affiches de protestation en Lituanie, vraiment ? Le lecteur peut également être pris au dépourvu par l’évocation de ce monde passé, au travers des yeux et des ressentis d’une fillette, qui n’a pas l’air de vivre ça mal. Il lui faut un petit temps de recul pour accepter certaines des choses auxquelles il assiste : le partage de chewing-gum qui passe de la bouche d’un enfant à un autre, jusqu’à une dizaine. Le festin de dégustation de pâté, de ce qu’il identifie immédiatement comme étant une boîte de nourriture pour chat, ne pas savoir qu’il faut enlever la peau d’une banane avant de la manger. Ce n’est plus la Lituanie communiste, c’est tout juste le moyen-âge ! Comment la propagande pouvait-elle avoir une telle force de conviction ? Il arrive alors aux cinq pages dessinées de postface, où GiedRé explicite la manière dont elle a procédé : Pour écrire cette BD, elle a beaucoup fait appel à sa mère pour qu’elle lui raconte, et à l’écouter parler, tout était horrible et affreux. D’un autre côté, l’autrice a vécu ces moments comme une petite fille, et elle a passé une enfance qu’elle juge heureuse. La narration qu’elle en fait ne nie pas les exactions et la répression, mais, elle, ça ne l’a jamais rendue triste de partager son chewing-gum. Impossible de ne pas partir avec des a priori divers et variés pour la lecture : entre ce que le lecteur connaît des chansons de l’autrice, ce qu’il sait de la domination de l’URSS sur les pays satellites, ou ce que l’image édulcorée de la couverture lui évoque. Il se retrouve surpris par l’évocation positive tout en étant honnête d’une enfance en Lituanie juste avant qu’elle ne recouvre son indépendance, totalement sous le charme de la narration à l’apparence enfantine, à la consistance et au sérieux adulte. Une enfance heureuse dans un pays sous un joug totalitaire.

24/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Champ des possibles
Le Champ des possibles

Allez, viens ! On va jouer ! - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Véro Cazot pour le scénario, et par Anaïs Bernabé pour les dessins et les couleurs. Il comporte cent-vingt-sept pages de bande dessinée. La scénariste a également réalisé Betty Boob (2017) illustré par Julie Rocheleau, et Les petites distances (2018) avec Camille Benyamina. Quelque part sous les tropiques, sous un soleil chaleureux, en bordure d’une plage de rêve, dans une construction de plusieurs étages de forme ovoïde, l’architecte Marsu Chevalier est en train de parler à ce bâtiment qu’elle a conçue. Elle le rassure en lui indiquant qu’ils arrivent, ils viennent pour le rencontrer, des architectes comme elle, ou des bâtisseurs. Ils vont le regarder sous toutes les coutures et chercher tous ses secrets. Il n’a pas à s’inquiéter, ils vont l’adorer. Elle éprouve un petit recul quand le Cocon lui répond. Il a peur qu’ils ne s’essuient pas leurs pieds avant d’entrer, qu’ils lui trouvent des défauts, qu’ils ne le comprennent pas. Marsu comprend qu’il s’agit d’une personne en train d’imiter l’hôtel de l’autre côté de la cloison du balcon. Le monsieur se présente : Thom Robinson. Il a assisté à la présentation de son projet à Nantes, pas loin de la salle de concert qu’elle construit. Elle répond que son mari Harry parle aussi beaucoup aux objets. Il est potier, il parle à ses pots, à ses outils, il a même donné un nom à son four. Thom s’allume une cigarette, Marsu lui demande du feu et elle s’allume une cigarette imaginaire. Elle a arrêté il y a cinq ans. Plus tard, Marsu Chevalier présente son projet aux séminaristes rassemblés dans le grand hall : Les organes vivants sont capables de développer des stratégies complexes pour s’adapter aux contraintes de leur environnement. C’est une source d’inspiration extraordinaire pour construire des villes et des habitations écorégénératrices et durables. Conçu en collaboration avec des biologistes, le Cocon s’intègre parfaitement à l’écosystème qui l’accueille. Sa forme ovoïde est l’une des plus résistantes à l’usure et aux intempéries. Composé de matériaux issus du vivant, le Cocon respire et réagit à la lumière et aux températures intérieures et extérieures. Et elle commence à se demander s’il n’est pas sensible à aux émotions humaines. Elle demande aux auditeurs du premier rang s’ils ne l’ont pas vu rougir. Puis c’est au tour de Thom Robinson d’effectuer sa présentation : il est un architecte en réalité virtuelle et créateur de l’univers Athome. Il continue : Athome propose des espaces de rencontres de la simple salle de réunion à la villa de luxe. Il souhaite développer le marché du tourisme avec des lieux de vacances virtuels, une excellente alternative pour voyager à moindre coût. Athome recherche des partenariats avec des architectes de tous horizons, pour reproduire virtuellement les plus beaux hôtels, afin qu’un maximum de vacanciers puissent en bénéficier, l’hôtel étant dupliqué à volonté. Il s’adresse à Marsu car ce serait un immense honneur d’avoir le Cocon dans leur catalogue. L’immersion produit son plein effet dès la première page : le lecteur se retrouve dans cet endroit ensoleillé, paradisiaque, se sent immédiatement proche de Marsu Chevalier, il est en agréable compagnie. Le premier contact entre elle et Thom Robinson se déroule de manière naturelle et unique, apportant à la fois des informations sur leur personnalité et leur caractère comme lors d’une première prise de contact, un début d’information sur ce qu’ils font là, et également les prémices de leur relation. Le lecteur observe leurs postures, leurs petits gestes : leur langage corporel montre qu’ils s’entendent bien dès cette rencontre, une forme de compatibilité d’état d’esprit. La seconde séquence se déroule avec la même sensation d’évidence : un congrès réunissant différents types de bâtisseurs, à la fois la présentation à d’éventuels investisseurs ou acheteurs, à de simples curieux, mais aussi des contacts potentiels entre différents professionnels. Le lecteur déambule dans le hall monumental qui accueille les interventions des professionnels, il assiste tout naturellement à leur prise de paroles, dans ce cadre prestigieux à la lumière dorée et chaude. Il assiste en direct à la proposition de l’architecte virtuel d’intégrer la réalisation de l’architecte dans le monde réel. En trois pages, les autrices ont mis en place la dynamique du récit avec une élégance rare, une complémentarité parfaite, le lecteur étant déjà devenu l’ami et confident des deux principaux personnages, scénariste et artiste racontant comme une seule et unique personne. Du grand art. Avant toute chose, ce récit constitue une histoire d’amour, une variation sophistiquée sur plusieurs configurations, mettant à profit les nouvelles technologies. De ce point de vue, il s’agit d’un récit d’anticipation : dans un futur proche, les mondes virtuels ont acquis une consistance et une cohérence permettant à chaque individu de s’y créer un chez soi personnalisé, voire un foyer, d’y accueillir des invités, et, pourquoi pas, de le faire évoluer à deux ou plus. Les autrices mettent en place cette évolution technologique avec une grande habileté : l’accès à ce monde virtuel se fait par l’utilisation d’un simple casque de réalité virtuel, un modèle à peine plus performant que ce qui existe déjà, plus accessible. La narration visuelle montre la facilité de s’en servir, le rendant très plausible, ainsi que l’effet d’immersion dans la réalité virtuelle : l’artiste réalise les dessins correspondant à la réalité avec un encrage au crayon et une mise en couleur numérique, ceux correspondant au virtuel sont réalisés au crayon de couleur. Le passage d’une réalité (physique) à l’autre (virtuelle) s’opère en douceur, sans contraste spectaculaire, ce qui contribue encore plus à rendre ce monde virtuel plausible et tangible, accessible, concret, un simple pas de côté par rapport à la réalité, tout en y étant très semblable, avec des éclairages différents permettant au lecteur de savoir s’il se trouve dans l’une ou l’autre. S’il est familier des récits d’anticipation relatifs aux mondes virtuels, le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité de la mise en œuvre qui permet de croire à ce procédé de vie virtuel, et de concomitance avec le réel. Il peut prêter attention aux détails : le nom Athome (une combinaison entre At home, c’est-à-dire au foyer, et avec le prénom Thom), la manière de nourrir ce monde virtuel avec les créations du réel, le confort qu’il présente visible dans chaque image avec des accessoires, des meubles, des lieux des aménagements qui combinent une sensation douillette et sécurisante, détente et relaxation à l’abri des agressions quotidiennes de la réalité. Les autrices ont conçu un équilibre qui rend cette virtualité d’autant plus plausible et probable, un dosage très bien pensé. Il se retrouve vite convaincu de la pertinence de baser ce monde sur les créations du réel, que ce soient les constructions architecturales, ou les éléments de la nature (faune et flore), avec quelques adaptations. Le principe de transposer les grandes créations de la nature et de l’humanité dans le virtuel offre de fait une richesse et une diversité infinies, une familiarité rendant ce monde plus plausible et facilitant l’adaptation, limitant la déréalisation. Au cours du récit, le lecteur peut voir comment les personnages y apportent leur touche personnelle entre suppression des inconvénients (par exemple air pollué et bruits pour un fac-similé de New York), expurgeant les éléments considérés comme nuisibles ou indésirables, un monde toujours neuf et propre, nettoyé et désinfecté, assaini et édulcoré, dépourvu de besoin de maintenance, insensible aux effets de l’entropie. D’un côté, ce parti pris fait sens pour créer un monde virtuel cohérent d’une telle ampleur, restant simple à appréhender par chaque individu ; de l’autre côté le questionnement sur les attentes relatives à un tel monde est bien présent de manière sous-jacente. À chaque immersion dans ce virtuel, le lecteur éprouve un plaisir esthétique de chaque case qui lui fait, lui aussi, éprouver l’envie irrépressible d’y retourner, d’y séjourner. Les autrices intègrent d’autres questionnements sur les mondes virtuels de manière tout aussi pragmatique. Marsu Chevalier (un autre nom chargé de sens) éprouve a priori une défiance pour cette technologie qui la coupe du réel, et elle fait l’expérience du temps qu’elle y consacre, presqu’à son insu, en tout cas contre son gré. Le lecteur y voit le principe implicite du fonctionnement des réseaux sociaux dématérialisés : capter l’attention, la retenir, pour monopoliser un temps de cerveau disponible allant toujours en augmentant. Les échanges entre personnages et les mises en situation emploient un vocabulaire et des mises en scène terre à terre, tout en fonctionnant sur les principes du système de récompense, du conditionnement opérant, du processus de renforcement. Sous la narration douce et prévenante, les thèmes de fond sont bien présents. Vu sous cet angle, les autrices mettent en œuvre un mode narratif ouvert à tous, avec la possibilité d’identifier différents éléments culturels pour ceux qui s’y sont déjà intéressés. Un exemple parlant réside dans la réparation d’une tasse par Harry : il l’a offerte à Marsu qui la laisse tomber dans un moment d’inadvertance, et il la répare avec une technique à base de laque saupoudrée de poudre d’or. L’image est très belle, servant également de métaphore pour recoller les morceaux dans une relation, et celui qui en est familier identifie l’art japonais du Kintsugi (ou Kintsukuroi). Comme l’évoque la première scène, il s’agit également d’une histoire d’amour : Marsu et Thom partagent une même façon de penser pour ce qui est de leur mode de création, ce qui se traduit par une affinité spirituelle, et une attraction amoureuse. Le lecteur peut littéralement la voir dans leur langage corporel, les expressions passant sur leur visage, leurs petites attentions l’un envers l’autre. Il est touché par leur gentillesse respective et cette intimité d’esprit. Le champ des possibles du titre évoque celui de la virtualité, ainsi que celui des modes amoureux. Harry et Marsu forment un couple qui n’entrave pas leur liberté, l’un comme l’autre pouvant aller voir ailleurs, ce qui n’entame pas leur amour réciproque. Thom découvre même qu’il existe une forme de trouple avec leur amie Clémence. Le monde virtuel ouvre le champ des possibles à d’autres configurations amoureuses pour la relation entre Marsu et Thom. Le lecteur voit leur relation évoluer, l’attirance, les émotions positives qui en découlent et qui renforcent même les sentiments de Marsu pour son époux. Il voit et il ressent leur frustration quand le rapprochement physique ne fonctionne pas, quelles que soient leur envie et leur tendresse. La relation dématérialisée s’offre alors comme une évidence, y compris pour le lecteur, à la fois par la solidité et l’intelligence du dispositif Athome, à la fois par les dessins qui montrent ce monde virtuel, avec des touches expressionnistes discrètes et raffinées. Même s’il s’agit d’une évidence, cette relation est à construire, à développer, à faire croître en s’y impliquant, en s’adaptant à ses conséquences, pour les amoureux et pour le conjoint. Ce n’est pas du tout la même dynamique entre une relation physique et une relation dématérialisée. Une histoire d’amour, un récit d’anticipation, une intrigue romantique non-conformiste avec des beaux dessins : tout ça et bien plus encore. Le sentiment amoureux s’avère protéiforme : les réseaux sociaux et le distantiel, la réalité virtuelle offrent de nouvelles possibilités, ou en tout cas des moyens différents, s’inscrivant ainsi dans de précédents modes alternatifs comme les relations épistolaires, les textos, les sextos, les visios, etc. Les deux autrices explorent ce potentiel, au travers d’un roman chaleureux et solaire, avec gentillesse, et sans faiblesse. Comme le dit Clémence, Marsu est toujours à fond : à la fois consciente des risques d’addiction, à la fois déterminée à rendre féconde cette nouvelle forme de relation. Ces deux créatrices réenchantent le monde, savent en mettre en valeur le merveilleux, avec un esprit ludique. Un enchantement.

21/11/2024 (modifier)