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Couverture de la série Stacy
Stacy

Gipi Gipi deux fois oui... Fan absolu de cet auteur, je me suis jeté sur les deux dernières productions publiés en France en cette fin d'été 2024, Barbarone sorti "plus anonymement" chez les rêveurs et donc Stacy destiné potentiellement à un public plus large parue chez Futuropolis. Bon, allons-y gaiement et rentrons derechef dans le vif du sujet: STACY. Cette BD est très difficile à cerner et apprivoiser. La couverture est frappante dans ce sens car n'invite pas forcément à l'achat et à la lecture, une grosse prise de risque (probablement une balle dans le pied pour l'éditeur) mais prévient du contenu du livre. Il est sans concession. Il est complexe dans les ressentis qu'il procure. Il est vraiment sans concession. Un visage émacié recouvert par des lettres incandescentes, qui forment un mot, un prénom "STACY". Paraissant indélébile comme marqué aux fers rouges, le personnage, hanté ne pourra s'en défaire. On comprendra aisément la raison de cette couverture, le dérapage verbal au travers d'une banal interview pour une émission radio à l'auditoire restraint mais qui engendrera à l'heure des réseaux sociaux un lynchage sociétal dont on ne se remet pas. L'auteur l'a vécu, il sait ce que ça fait et à la lecture on comprends qu'il ne l'a pas digéré et qu'il ne le digérera probablement jamais. A la fois dure, caustique, cruelle, dérangeante, ironique, mordante, drôle, touchante, amère, acerbe. On ressort un peu déboussolé de la première lecture dont brille tout de même une certaine poésie dans le texte, poésie propre à l'auteur. On n'est pas non plus dépaysé par le dessin, c'est du Gipi et ça se reconnait. Mais, avec Stacy, qu'est-ce-que veut nous dire, transmettre l'auteur (ou son double)? Quel est son message? En fait, à tout bien réfléchir, je dirais RIEN, pas de leçons, de jugements ou de grand discours, juste un partage d'émotions (de la colère, beaucoup de colère), d'une experience et d'un constat. On en ressort pas indemne nous non plus et on s'interroge. La marque des grands livres. Oeuvre insaisissable, à la manière d'un Fight Club, l'épreuve du temps nous dira si ce Stacy rejoindra le pantheon des chef d'oeuvres de cet auteur: Notes pour une histoire de guerre, La Terre des fils et Moments extraordinaires sous faux applaudissements. Du très très bon GIPI mais pas son livre le plus abordable et que je recommanderai pour un néophyte. Pour ma part, un immanquable de 2024 de plus.

24/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Les Sauvages (Nadar/Julien Frey)
Les Sauvages (Nadar/Julien Frey)

Avec la pluie, leurs bouses arrivent jusqu’ici et contaminent les éléphants. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Julien Frey pour le récit, Nadar pour le dessin et la couleur, et les exposés ont été réalisés par Joanne Frey. Il s’achève avec une postface rédigée par Johan Michaux, professeur à l’Université de Liège, directeur de recherche au FNRS (Fonds national de la recherche scientifique, équivalent belge du CNRS), conseiller scientifique et chroniqueur à la RTBF pour les émissions Le jardin extraordinaire, et C’est pas fini. Il y aborde le nombre de morts causées par la pandémie de Covid-19, les hypothèses sur l’origine du virus, la destruction des forêts particulièrement en régions tropicales, le commerce d’animaux sauvages à des fins médicinales, le risque d’apparition de nouvelles maladies transmises à l’humain par les animaux, le taux d’extinction des espèces, les solutions comme la lutte contre le réchauffement climatique, contre la déforestation, contre les pollutions chimiques, la régulation des populations humaines, la gestion des espèces domestiques, l’impulsion de changements venant de la population, selon une stratégie partant du grand public vers les décideurs. Juin 2019, cela fait un an que la famille Frey a quitté Montpellier pour vivre à Sarlat dans une belle maison, avec un grand terrain. Le paradis pour les deux enfants Joanne et Benjamin, qui profitent de la balançoire pendant que Aude la mère se détend dans un transat. L’enfer pour Julien, le père, qui tond la pelouse : 3.123 mètres carrés de jardin, deux heures pour tondre le terrain. Cette année, ils récoltent trente kilos de cerises, quarante kilos de prunes, dix kilos de figues. Aude a l’impression que faire des confitures ne s’arrêtera jamais. Julien en rajoute : ça s’arrêtera en octobre avec les noix. Joanne souhaite savoir ce qu’il y a à manger le midi, son père lui demande de mettre un teeshirt, et elle trouve que ce n’est pas juste car son petit frère n’en a pas, c’est juste parce que c’est une fille. Joanne a dix ans. Elle lit, parfois elle parle à son père comme une adolescente, parfois elle lui demande un câlin encore comme une enfant. Ils se sont installés à Sarlat pour le travail de Aude : elle dirige un centre de formation pour adultes. Deux mois après son arrivée, le siège a réorganisé l’activité et a doublé son secteur. Le monde doit tourner de plus en plus vite, alors Aude, roule, roule, roule. Lui n’a pas d’atelier pour travailler à Sarlat, mais il y a pire pour écrire. Il s’installe à la terrasse d’un café pour écrire, et regarde les gens passer. Puis il va s’installer dans une pièce de leur maison mais le chien aboie et le distrait de trop. Joanne parle souvent des animaux sauvages comme les éléphants ou les orangs outans et elle s’inquiète de leur disparition. Julien décide que plutôt que laisser passer le rêve de sa fille, il pourrait en faire quelque chose : scénariste de BD et sa fille de dix ans qui aime les animaux, cherchent mission scientifique pour voir animaux en voie de disparition et faire une bande dessinée. Johan Michaux, biologiste et chercheur de l’Université de Liège leur répond. Ainsi, en février 2020 Julien et sa fille Joanne partent avec le professeur Michaux et une étudiante en mission en Indonésie. Cette bande dessinée réalisée par Julien (et illustrée par Nadar) raconte le séjour du père et de la fille à partir de Bandar Lampung, vers le parc de Way Kambas, avec un bref séjour sur l’île de Rinca. Ils commencent par voir des éléphants, mais des éléphants captifs, puis ils auront l’occasion de voir plusieurs animaux de l’île : héron pourpré (page 52), ibis (p.52), faisan (p.56), serpent liane (Ahaetulla prasina, p.57), grenouille (p.59), rhinocéros (p.61), gecko (p.66), barbu bigarré (p.67), pygargue (p.72), gibbon siamang (p.79), périophtalme (p.88), ours malais (p.97), orang-outan (p.98), raie manta (p.109), dragon de Komodo (p.114). En fonction du lieu et de la faune, Joanne peut réaliser un exposé sur le vif, pendant une page, le plus souvent interrompue par une remarque, plus moins saugrenue, de son père. Ce dernier se rend compte qu’il est beaucoup plus ignorant que sa fille sur lesdits animaux, et sur leur milieu naturel. Au fur et à mesure des environnements qu’ils découvrent, ils bénéficient des explications soit du directeur de recherche, soit de son étudiante Chloé, soit de Wishu, le collègue indonésien du professeur. Ces explications sont courtes et précises, reprises pour partie et développées pour une autre dans la postface. De prime abord, le lecteur se trouve attiré par la couverture : une jolie teinte de vert rendant bien la fraîcheur de l’ombre produite par un feuillage dense, le sympathique gecko au premier plan, et le rappel de la forêt en aquarelle dans l’arrière-plan. De fait l’artiste dose élégamment les éléments descriptifs délimités par des traits encrés, et ceux évoqués par la peinture, comme en couleur directe. Le lecteur relève les détails concrets donnant de la consistance et une impression de réel : l’abri pour mettre la voiture à l’ombre, le grand fait-tout pour les confitures, les crans sur les montants du transat pour régler son inclinaison, un recueil de Love and the Rockets, des frères Gilbert & Jaime Hernandez lu par Julien, le bazar sur le bureau d’écolière de Joanne, le portique décoré à l’entrée du parc national Way Kambas, les chaises en plastique sur la terrasse du site d’étude, le grand canot à moteur pour naviguer sur le fleuve, les serres abritant les pousses de palétuvier, le parc aquatique surdimensionné, le centre d’affaires de Jakarta, les rues plus traditionnelles alentour, etc. Par comparaison, l’évocation des milieux naturels terrestres semblent plus reposer sur la couleur directe : pour rendre compte de la verdure, des zones humides. Pour autant, ces environnements ne finissent pas tous par se ressembler, car l’artiste leur donne à chaque fois une disposition, une profondeur différente, rien à voir entre l’immense enclos pour les éléphants en captivité ou la mangrove. Le lecteur observe les personnages, et se rend compte qu’ils sont à la fois très normaux, banals mêmes, et qu’il s’y attache très rapidement. Joanne apparaît comme une jeune demoiselle bien élevée, d’une humeur quasi égale du début à la fin, sans comédie, ou simagrées, souriant la plupart du temps. Julien se montre calme, souvent réservé, régulièrement surpris par la faune, par des informations qui le désarçonnent. Les autres personnages se comportent avec naturel, bienveillants et pédagogiques. De temps à autre, un des personnages manifeste plus de curiosité, un peu de déception quand l’accès au parc naturel leur est refusé, une pointe d’agacement pour Wishnu devant les réactions des Européens. L’artiste met en œuvre une direction d’acteur des plus naturalistes, sans éclat spectaculaire, avec un respect palpable et une réelle gentillesse. Les séquences de découverte d’animaux sont mises en scène avec le même naturel et la même évidence, dans sensationnalisme, sans même l’émerveillement touristique… Jusqu’à la page cent-sept où le petit groupe effectue du snorkeling. Là, le miroitement de l’eau de la surface vue d’en-dessous, la variété des poissons exotiques, et la grâce des raies mantas suscitent tout naturellement l’émerveillement du lecteur, qu’il ait déjà pratiqué cette activité dans de tels eaux, ou non. Tout naturellement, Joanne et son père se posent des questions sur ce qu’ils vont découvrir, puis sur ce qui les entoure. Cela commence dès le voyage en avion au cours duquel le professeur Michaux et son étudiante expliquent les méthodes du laboratoire Géolab, un des premiers laboratoires européens à étudier les animaux en utilisant des techniques non invasives, c’est-à-dire qui ne perturbent pas l’animal. Il est possible d’étudier les animaux sans les voir, sans les déranger : en récupérant quelques gouttes de salive, quelques poils ou un échantillon de crotte. Au fil du séjour, le petit groupe parle de plusieurs sujets, Julien jouant souvent le rôle de béotien. Certains échanges portent sur des sujets connexes comme le sujet du mémoire de Chloé (L’impact des bruits urbains sur le chant des fauvettes à tête noire), la tâche de stimuler la prostate d’un éléphant pour recueillir son sperme, la diffusion progressive du Covid-19 en Europe, etc. La majeure partie des discussions porte sur la faune d’Indonésie et son territoire qui diminue d’année en année. Les personnages évoquent ainsi la population d’éléphants à Sumatra (entre 1.000 et 2.000), de rhinocéros à Sumatra et Bornéo (entre trente et quatre-vingts) ou de dragons de Komodo (entre 3.000 et 5.000), le besoin en nourriture d’un éléphant sauvage (150 kilos d’herbe et de fourrage par jour), la culture de l’huile de palme et l’enjeu économique, la récolte de l’hévéa et son enjeu économique, le risque de l’exploitation minière, la croissance de la population indonésienne et son besoin de logements, la possibilité du déplacement de la capitale de l’Indonésie, etc. En milieu d’ouvrage, une déclaration à l’emporte-pièce du quarante-cinquième président des États-Unis sur l’absence de Coronavirus sur le sol américain établit un contraste saisissant avec la réalité de ce que vivent les voyageurs. Emmené par une narration visuelle élégamment composée entre éléments détourés et évocations en couleur directe, le lecteur accompagne le scénariste et sa fille dans un voyage en Indonésie, pour aller voir des animaux exotiques dans leur habitat naturel, des sauvages. Il bénéficie des remarques éclairantes d’un professeur d’Université et d’une étudiante, sans pédanterie ni exposé magistral, en faisant l’expérience par lui-même de l’observation de la faune, et de la mise en perspective de l’évolution de leur environnement. Cette nature si riche et si fragile.

24/10/2024 (modifier)
Couverture de la série Les Formidables Aventures de Lapinot
Les Formidables Aventures de Lapinot

Voilà bien une série qui m’a marqué ! Je me suis jeté dessus après avoir découvert l’auteur avec le 1er tome de Donjon. Depuis je l’ai lu, relu, re relu … les tomes ne se valent pas tous mais il y a de pures pépites. J’adorais aussi l’alternance entre période contemporaine et récits de genre. Et bien sûr c’est très très drôle, des bêtises toutes les 2 cases. A l’époque, je me rappelle ressortir des punch Line lors de soirées. Bref Les formidables aventures est une chouette série qui m’a accompagné. Je comprends très bien que certains trouvent ça peu folichon mais Trondheim a bien réussi son coup avec moi. Une série que je continuerai à relire et qui ne démérite pas son petit statut. Mes albums préférés : Slaloms, La vie comme elle vient, Blacktown et Walter.

22/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série L'Œuvre
L'Œuvre

Penser la lumière avant le trait. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1928. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par un procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface d’une page, écrite par Jacques de Loustal, bédéiste. Il se termine avec une postface de sept pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée Démon de la création, constituée des paragraphes : Hors-d’œuvre, Démon de la création, Esprit du Golem es-tu là ?, La critique à l’œuvre. Viennent ensuite six bois gravés annonciateurs de L’Œuvre, un texte d’une page sur les matrices retrouvées du présent roman, une biographie chronologique de quatre pages, et sept photographies de l’auteur. Il s’agit du sixième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur publié par cet éditeur, après 25 images de la passion d’un homme (1918), Mon livre d’heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices), Le soleil (1919, soixante-trois bois), Idée (1920, quatre-vingt-trois bois), La ville (1926, cent bois). Dans une grande pièce de plusieurs étages, aux murs de briquettes nues, l’artiste contemple un énorme bloc de roche, tenu à la verticale par d’épais étais en bois. Il positionne une très haute échelle contre ce bloc presque cylindrique, tout en hauteur, pour commencer à sculpter le sommet. Avec un simple marteau et un simple burin, il frappe pour faire émerger la tête, et l’ébauche des épaules. Repositionnant l’échelle au fur et à mesure, il taille ainsi la roche en partant du haut pour aller vers le bas, et lui donner ainsi la forme d’un homme géant, entre quinze et vingt mètres de haut. La nuit alors que le sculpteur dort dans un lit placé dans cette énorme pièce, le géant s’anime, comme doté de vie et de conscience. Il brise les énormes poutres servant d’étais, brise le mur de briquettes en le poussant avec la main et avec le pied. Le voilà libre de sortir dehors, : il passe à travers l’immense brèche qu’il a ouverte dans le mur. À ses pieds, minuscule, le créateur a été réveillé par le tumulte et il s’agite en pure perte, incapable d’attirer l’attention du géant. Grisé par sa liberté, le géant s’élance dans une large avenue de la cité, son créateur courant tant bien que mal derrière lui pour ne pas se faire distancer, sans plus réussir à attirer son attention. Toujours grisé, le géant court littéralement à travers la ville, dominant tous les bâtiments par sa haute sature, sa tête semblant se trouver à hauteur d’un nuage dans le lointain. Il finit par sortir de la ville et il pénètre dans une forêt aux arbres aussi hauts que lui. Alors que le soleil commence à poindre, il atteint un endroit de la forêt où sa tête dépasse de la canopée et il observe au loin pour choisir sa destination. Une fois décidé sur la direction à prendre, il se met en marche, il sort de la forêt et il arrive dans une nouvelle ville. Le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre avec ce titre cryptique, ce choix du bois en couverture, qui montre un géant passant la tête par la fenêtre. Quelle concept l’auteur va-t-il mettre en scène après l’histoire de la vie d’un homme en vingt-cinq images, celle d’un autre homme ayant voyagé, l’importance de la lumière du soleil, la vie et la diffusion d’une idée, les multiples facettes d’une journée dans la vie d’une ville ? Dès les premières images, la réponse apparaît : l’histoire narre la vie d’un géant, sculpté par un artiste, né géant, et évoluant aussi bien dans une grande ville que dans la forêt, jusqu’à rencontrer un être suprême et voyager plus loin encore. Pourquoi pas ? Toutefois le dessein de Masereel paraît plus difficile à cerner que dans ses œuvres précédentes. Il faut un peu de temps au lecteur pour saisir le sens du titre : l’œuvre évoquée n’est autre que le géant qui est littéralement l’œuvre du sculpteur. Cette histoire fonctionne comme les précédentes, c’est-à-dire sur la base d’une image par page sans aucun texte, ni dialogue, ni pensées, ni commentaires de l’éventuel narrateur. De fait, le lecteur n’a pas accès aux pensées du géant, et il ne peut que se perdre en conjecture sur les intentions qui l’animent, sur les raisons qui le poussent à agir comme il le fait. Cela confère au récit un goût de C’est comme ça ! Il n’y a rien à chercher à comprendre, il faut prendre les choses comme elles viennent. Cela aboutit à un enchaînement linéaire d’actions dans un ordre strictement chronologique, le géant étant présent dans chacun des soixante bois, même s’il est à l’état d’ébauche ou de matière brute dans les trois premiers. S’il a lu les précédents tomes, le lecteur constate que l’allure générale des images semble plus noire, avec des traits plus épais, des rendus plus grossiers, un ratio de noir par rapport au blanc plus élevé dans chaque image. Il se rend compte qu’il s’y reprend même à deux fois en page cinquante, la masse grouillante des citoyens se confondant avec le dos du géant. Pour autant, en lisant l’article Les matrices de l’Œuvre retrouvées, par Martin de Halleux, il apprend que les bois originaux sont à la disposition de l’éditeur : il en déduit donc qu’il regarde des images reprographiées au mieux, et que cette apparence un peu chargée aux traits épais correspond à l’intention de l’artiste, et qu’elle n’est pas imputable à une reproduction de qualité dégradée. Plus que dans les tomes précédents, les éléments dessinés semblent consistants et denses, très solides et présents. Cela vient des zones noires épaisses et des traits de contour gras. Le lecteur voit bien les étais massifs, le bloc de pierre dense et dur. Il contemple le mur de briquettes épais et massif. Les différents immeubles de la ville sont costauds et rigides. Les arbres de la forêt sont vigoureux et puissants. Ces environnements ne semblent pas mis en danger par la présence imposante du géant. Il faut qu’il déchaîne sa colère pour abattre des immeubles, ou même déraciner un arbre. Le lecteur comprend que la stature du géant n’est pas à prendre au premier degré que sa taille réelle fluctue en fonction du moment. Dans la seconde ville, il est plus grand que tous les immeubles, y compris une cathédrale. Dans un passage, il s’adosse à une des célèbres pyramides d’Égypte, et son dos est de la longueur d’un des pans inclinés. Pour autant, sur la couverture, sa tête passe sans difficulté par la simple fenêtre d’un immeuble classique. Le choix de traits de contour plus épais amène l’artiste à gérer différemment la densité d’informations : moins d’éléments, tout en conservant un bon niveau de détails. Les briquettes et les poutres dans l’immense atelier du sculpteur, les formes générales des immeubles avec de nombreuses silhouettes différentes, l’impression générale des feuillages des arbres, le cimetière au pied de l’église, les wagons du train, les différentes voies dans la gare, les nombreux habitants fuyant devant le géant, etc. Le lecteur remarque également que le dessinateur navigue entre des représentations de type descriptif et réaliste, et des représentations plus conceptuelles comme ces immeubles réduits à des parallélépipèdes rectangles avec des rectangles noirs pour figurer les fenêtres, lorsque le géant laisse sa colère éclater. Dans son introduction, Loustal développe ce principe de penser la lumière avant le trait : Contrairement à un dessinateur qui travaille sur la lumière absolue de la feuille de papier, le graveur part du noir. Il effectue un cheminement mental inverse qui se base sur l’ombre pour y amener la lumière. Ce qui est gravé dans le bois, le creux sous la gouge, sera le blanc sur le papier, exempt d’encre. Masereel ne dessine donc pas seulement à l’envers, puisqu’il imprime ensuite son dessin comme un tampon, mais il crée avec ses outils la lumière du dessin. Il ne trace pas des traits de noir, au contraire, il enlève de la matière pour apporter le blanc du dessin final. L’utilisation et l’équilibre du noir, du blanc et de la lumière sont à l’opposé de ceux du dessinateur classique. Loustal observe également que : Masereel réussit à faire oublier la gravure avec un trait qui reste toujours vif, spontané, sensible, où sa main et son inspiration prennent le pouvoir sur la dureté du bois, alors même qu’avec la xylogravure, le travail physique pour produire chaque trait réduit la liberté du geste qui n’est pas aussi souple et facile qu’avec un crayon, une plume ou un pinceau que l’on promène sur du papier. Un géant créé par un homme qui se déchaîne dans une ville… Dans son analyse, Samuel Dégardin pointe plusieurs analogies. Pour commencer, il fait remarquer que : Ce géant aux pieds d’argile et aux élans destructeurs qui prend vie et échappe à son créateur n’est pas sans rappeler le Golem, cet être de glaise façonné par le rabbin Loew au XVIe siècle pour protéger la communauté juive de Prague des pogroms. Ensuite, il effectue un rapprochement : Quant à la figure du géant aux prises avec une humanité un rien belliqueuse, on la retrouve dans les romans satiriques de Rabelais (Pantagruel, c. 1532 et Gargantua, c. 1534-1535) et Swift (Les voyages de Gulliver, 1726), mais également un peu tard sur les écrans, une fois l’invention des frères Lumière brevetée. La sortie en 1933 de King Kong, film fantastique réalisé et produit par Merian Caldwell Cooper et Ernest Beaumont Schoedsack, offre ainsi une étonnante proximité avec le roman en images de Masereel. Notamment lorsque l’immensurable gorille échappe à ses geôliers et sème la panique dans les rues de New York pour remettre la main sur la blonde créature qui lui avait fait tourner la tête sur l’île du crâne. Quant à lui, le lecteur peut voir également une nouvelle métaphore sur la création, après celle développée dans Idée : le géant est la création de l’artiste qui l’a sculpté, mais aussi la création de l’auteur. Il se promène dans la ville, dans les bois, comme une œuvre d’art peut voyager, être exposée d’un endroit à un autre, occasionnant des réactions parmi ceux qui viennent la voir, qui l’observent, qui la scrutent, qui l’admirent. Une œuvre d’art dont la puissance d’expression frappe le commun des mortels, bouleverse son existence, voire le traumatise. Sixième œuvre de Frans Masereel publiée par les éditions Martin de Halleux : toujours une aventure de lecture peu commune, avec une suite d’images, à raison d’une par page. Le lecteur note une forme de durcissement dans la narration visuelle, revenant à des partis pris plus tranchés. L’histoire du géant se déroule de manière linéaire, avec un dernier acte prenant une dimension inattendue, avec une touche d’humour, offrant plusieurs interprétations, celle du Golem, comme celle d’une métaphore. Captivant.

22/10/2024 (modifier)
Par Josq
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Baron (Masbou)
Le Baron (Masbou)

Aujourd'hui, s'il y a deux auteurs dont je suis l'actualité plus que tous les autres, c'est Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou, qui ont produit le plus grand chef-d'oeuvre de la BD contemporaine à mes yeux, avec De Cape et de crocs. Alors en attendant leur prochaine collaboration (on avait entendu parler d'un pastiche humoristique de Macbeth par les deux auteurs, espérons que le projet voie le jour dans un avenir pas trop éloigné), ils nous offrent de quoi patienter chacun de leur côté. Tandis qu'Ayroles sortait son chef-d'œuvre Les Indes fourbes, Jean-Luc Masbou n'en faisait pas moins de son côté, avec sa première oeuvre en solo. Et c'est un vrai bijou ! Visuellement, déjà, on renoue avec le style De Cape et de Crocs dans l'intrigue principale, qui met en scène le fameux baron de Münchhausen dans la réalité (puisqu'il s'agit d'un personnage réellement historique). Mais à chaque fois que le baron raconte une histoire, Jean-Luc Masbou s'envole dans un style graphique différent, ce qui donne une excellente dynamique au récit, car on se demande toujours, en plus de savoir ce que va raconter la prochaine histoire, quel style l'auteur aura choisi pour la mettre en scène. Le récit, lui, est très habilement construit sur une excellente mise en abyme, montrant le fameux baron de Münchhausen, habitué à raconter ses histoires fantaisistes, qui voit ces histoires lui revenir comme il ne s'y attendait pas, sous forme de livre. Cela permet bien sûr à Masbou d'introduire une réflexion fine et subtile sur la différence entre une histoire orale et une histoire écrite, et surtout, de rendre un hommage puissant à tous les raconteurs d'histoire de par le monde. L'auteur nous fait entrer dans un monde imaginaire qui, lui-même, nous ouvre la voie à un nombre illimité d'autres mondes. C'est drôle, léger et envoûtant, on veut toujours en savoir plus, au point qu'on ne soucie plus guère de voir avancer l'intrigue (le récit-cadre faisant du sur-place pendant la majorité de la bande dessinée). Seul petit bémol à mes yeux : alors que l'auteur nous dévoile tout le potentiel émotionnel de son récit, il ne s'en sert jamais tout-à-fait. J'aurais aimé que la fin m'émeuve davantage, tant il y avait quelque chose à faire autour de ce personnage recherchant une simplicité que son rang semble lui interdire et s'évadant pour cela dans des histoires fantasmées. En fait, il y a un élément que je trouve malheureusement sacrifié par Masbou alors que, pour ma part, je l'aurais mis au coeur du climax : il s'agit de la relation entre le baron et sa femme. Celle-ci prend un tour inattendu à un moment, mais aurait pu être davantage développée. En montrant le scepticisme et le mépris de la femme du baron pour ses histoires, Masbou aurait pu construire tout son climax autour d'elle et terminer sa BD sur le plus grand succès du baron : acquérir sa femme à la magie qu'il cherche à propager autour de lui, et qu'il aurait enfin réussi à introduire dans son foyer. Mais Masbou a choisi d'emprunter une autre voie, et il le fait tout de même très intelligemment. Simplement, je trouve que le personnage de la femme du baron n'est pas traité aussi bien qu'il aurait pu l'être. Enfin, je ne veux pas terminer cette critique sur cette note (très) légèrement négative, car Le Baron n'a rien d'une déception. C'est une bande dessinée très généreuse, tant envers son lecteur qu'envers tous ceux qui inventent, qui créent, qui écrivent ou qui dessinent des histoires. L'hommage au pouvoir de l'imagination et à tous les hommes qui s'en servent pour faire rêver les autres et rendre le monde meilleur (ou essayer) est touchant, poétique et s'achève sur une dernière page assez laconique et pourtant pleine de sens, même si elle est presque en trop (la lettre qui précède faisant déjà une excellente apothéose pleine d'émotion). En tous cas, Masbou relit de manière très intelligente l'univers fascinant du baron de Münchhausen (avec un joli pied-de-nez au récit sans doute le plus emblématique du baron), et ça m'a clairement donné envie de découvrir plus en détail cet univers !

12/11/2020 (MAJ le 21/10/2024) (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Contrôle des voyageurs
Contrôle des voyageurs

Un truc immersif. Il faut pousser le concept. - Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il s'agit d'un roman-photo de 176 pages en couleurs, réalisé par Xavier Courteix. Il se termine avec le nom des 18 interprètes ayant joué un rôle dans le récit. Dans un futur très proche, peut-être même le présent, Gilles arrive à son bureau à Paris. Il salue Emmanuel qui est déjà présent derrière son ordinateur. Gilles indique qu'il a rendez-vous avec une guide à l'instant : elle s'appelle Jihye et habite Séoul. Il se connecte sur son ordinateur portable et la salue : elle lui dit bonjour en coréen. Elle ne se trouve pas à Séoul, mais au mont Hallasan sur l'île de Jeju. Elle est chercheuse en géophysique et travaille sur l'inversion des pôles magnétiques. Elle se trouve Jeju pour aller ramasser des pierres de lave refroidie sur les pentes du volcan de l'île. Elle promet de lui faire visiter la prochaine qu'il se connectera. Il quitte son ordinateur et salue Aurore qui est arrivée entretemps. Elle leur indique que leur appli lui fait penser au jeu vidéo Myst, sauf que là il s'agit d'exploration réelle. Elle demande à essayer. Gilles et Emmanuel voient qu'il y a un guide appelé Roland disponible en Allemagne proche de la ville de Nauen, très exactement à la Nauen Transmitter Station, la plus vieille station émettrice, inaugurée en 1906. Comme convenu, Aurore se connecte à l'application le lendemain chez elle et entre en contact avec Roland qui habite dans la station émettrice. Il lui explique qu'il propage des sons à partir des antennes, à travers la ionosphère et autour du globe. Il enregistre les parasites et leurs perturbations au cours de leur transmission avant qu'ils ne reviennent sur mon récepteur radio. Aurore lui indique qu'elle aimerait bien revenir pour visiter la station le jour où il se livrera à cet exercice. Le lendemain Aurore retourne voir Gilles et Emmanuel et leur dit qu'elle a trouvé l'expérience géniale et qu'elle pense que l'appli présente un énorme potentiel commercial. Par contre, il faut trouver comment transformer cette expérience en histoire pour pouvoir accrocher les clients. Quelques jours plus tard, Gilles se reconnecte avec Jihye. Elle se trouve en vêtement de pluie en train de marcher sur une pente du mont Hallasan. Chemin faisant, en lui montrant les images avec son téléphone, elle explique qu'elle est liée à ce lieu par son histoire personnelle. Elle avait assisté à une reconstitution du soulèvement de Jeju en 1948. Elle lui parle aussi des souvenirs de sa mère qui était présente sur les lieux lors du soulèvement, avec sa propre mère, et qui était encore une petite fille à l'époque. Elle continue de marcher, s'enfonçant dans la forêt qui couvre la pente. À la fin de la balade, Gilles indique qu'il l'a beaucoup appréciée, Jihye lui répond que c'est réciproque. Ils conviennent que la prochaine fois, elle lui fera visiter Séoul. Quelques jours plus tard, Aurore, Gilles et Emmanuel ont une réunion de travail pour faire évoluer l'application dans le but de la commercialiser. Aurore indique qu'elle a trouvé le concept permettant d'en faire un produit vendeur : le tamagotchi. L'application s'appellera DOBLE. L'éditeur FLBLB publie régulièrement des romans-photos, format narratif peu usité en dehors des histoires de romance publiées par Nous Deux. Le précédent publié par FLBLB était Le syndicat des algues brunes (2018) d'Amélie Laval, récit d'anticipation prenant et dépaysant. Même s'il ne s'agit pas du même auteur, le lecteur ayant goûté au dépaysement provoqué par le format est prêt à tenter l'aventure une deuxième fois. Dès le départ, il constate que l'auteur a imaginé une histoire intrigante et intéressante : une appli qui permet de voyager à l'aide d'un guide qui fait le touriste, sans que le client n'ait à se déplacer. Xavier Courteix ne se contente pas d'évoquer des concepts avec des images de gugusses en train de parler. Il raconte son histoire en image, montrant les différentes étapes pour passer de l'état d'idée à une application fonctionnelle : la recherche d'une technologie greffée au guide DOBLE, la recherche d'une nourriture adaptée à la mission de guide, la recherche d'habitat à mettre à disposition du guide DOBLE, la recherche d'une tenue adaptée, et même l'opération de greffe sur Azwaw, premier guide DOBLE (pages 54 à 57). S'il arrive avec l'a priori que le roman-photo part avec le handicap d'une réalisation fauchée, le lecteur est très agréablement surpris. Il bénéficie lui aussi du tourisme proposé par l'application : visite de la station émettrice de Nauen (5 pages), balade sur la pente du mont Hallasan (8 pages), promenade dans plusieurs quartiers de Séoul (6 pages), petit tour le long d'un canal avec Azwaw (6 pages), etc. Au fur et à mesure de la progression du récit, le lecteur est même épaté par la diversité et la richesse des décors : les lieux visités par les DOBLES, mais aussi le bureau de Gilles, une salle d'opération dans un hôpital, une salle d'enregistrement d'une émission radiophonique, un bureau de ministre, une ville déserte la nuit. Il s'immerge avec facilité dans chacun de ces lieux, aux côtés des personnages qui interagissent avec les décors, avec les éléments des environnements. La narration visuelle ne s'apparente ni à une bande dessinée en photographies, ni à des arrêts sur image d'un film. Les pages sont construites sur la base d'un découpage en cases (en nombre variable, avec quelques photographies en pleine page ou en double page). Celles-ci se suivent dans l'ordre chronologique, soit sur la base du déroulement d'une scène, soit en alternant la vision d'un personnage dans un lieu, et celle d'un autre à un autre endroit. Les acteurs jouent dans un registre naturaliste, sans exagération, tout en prenant bien soin d'avoir des visages expressifs quand la scène le nécessite. Chaque scène est construite sur un plan de prise de vue spécifique, avec une lisibilité et une compréhension irréprochable. L'auteur utilise des cellules de texte (lettres blanches sur fond de couleur, avec une couleur différente pour chaque personnage), sans la pointe directrice des phylactères de bande dessinée. L'ensemble de ces techniques est admirablement bien intégré dans un tout cohérent en termes narratifs. Le ressenti de ce roman-photo est effectivement différent de celui d'un film (il n'y a pas le mouvement et le lecteur maîtrise sa vitesse de progression) et d'une bande dessinée. La nature même de la photographie induit une forte densité d'informations visuelles, par comparaison avec la bande dessinée où l'artiste choisit ce qu'il représente, ce qu'il détoure, ce qu'il met en couleurs. L'auteur a fait le choix de ne pas utiliser d'effets spéciaux, de retouches infographiques, ou alors de manière très limitée, ce qui conserve un aspect de réel sans comparaison possible avec la bande dessinée. À la lecture, l'effet est très différent de celui de la BD : le cerveau du lecteur oscille entre 2 modes de fonctionnement. Soit il détaille chaque photographie car il s'agit d'une fenêtre vers un endroit qu'il ne connaît pas avec des individus qu'il découvre, soit il passe rapidement n'y prêtant pas plus d'attention qu'aux milliers d'images qu'il peut voir chaque jour. Dans les 2 cas, les photographies induisent une sensation de réel sans commune mesure avec une bande dessinée. Le récit acquiert une plausibilité incroyable puisque le lecteur voit bien que c'est ce qui se passe en image sous ses yeux. Un peu déstabilisé par cette sensation de réel, le lecteur voit l'intrigue progresser tranquillement, sans idée préconçue de la direction qu'elle va prendre. Le titre semble indiquer une forme de contrôle par l'autorité qui assure le voyage, de type contrôleur dans les transports en commun, orientant l'esprit du lecteur dans cette direction. En fait, ce contrôle des voyageurs s'entend différemment dans cette histoire. De la même manière qu'il peut être surpris par la richesse des décors, le lecteur peut être surpris par l'ampleur que prend cette application DOBLE, par son succès et les transformations sociétales qu'elle provoque. Il s'attache plus ou moins aux personnages principaux : Gilles, Emmanuel, Aurore, Jihye. Il les côtoie comme il peut côtoyer des collègues de travail, apprenant quelques bribes d'information sur eux, devinant partiellement leur motivation. Cette distance relative avec eux ajoute encore à la sensation de réel. Le lecteur est le témoin privilégié du développement de DOBLE (l'entreprise), mais il n'est pas dans la tête de ses concepteurs. Xavier Courteix raconte un vrai récit d'anticipation. Il utilise avec astuce et à propos des éléments du quotidien (comme les modules de canalisation en béton de grande taille, les gens qui parlent à haute voix dans la rue) en les détournant de leur raison première. Il imagine une technologie n'existant pas tout à fait aujourd'hui, mais pas impossible dans quelques années. Il mène à bien son intrigue, tout en imaginant les ramifications d'une telle technologie. Il y a des questions éthiques (avec la mise en place d'un très caustique Indice de bonheur), des questions économiques (l'emploi créé par l'engouement pour devenir guide DOBLE), la force du lien intime qui unit client (Visiteur) et guide (DOBLE) assimilable à un contrat entre 2 individus, la généralisation de l'application qui échappe à ses créateurs, les réactions de la société civile en voyant émerger une nouvelle application omniprésente et en situation de monopole, etc. À chacune de ces occasions, le récit renvoie une image déformée d'une facette du monde réel, occasionnant une prise de conscience du lecteur, constituant une réflexion le sujet, amenant le lecteur à se rendre compte de son avis sur le sujet et à s'interroger sur ce qui peut lui apparaître comme des évidences. Même s'il s'agit d'une forme fortement connotée, le roman-photo a déjà prouvé par le passé sa capacité à être une forme narrative spécifique pouvant rivaliser avec les autres sur le plan de la complexité et de l'ambition, par exemple avec Droit de regards (1985) de Marie-Françoise Plissart & Benoît Peeters. Il dispose d'un historique attestant déjà de son potentiel, évoqué dans La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 26 - Le Roman-photo. Un genre entre hier et demain. (2018) de Jan Baetans & Clémentine Mélois. Avec Contrôle des voyageurs, Xavier Courteix fait preuve d'une maîtrise impressionnante de cette forme narrative, racontant une histoire originale et surprenante, divertissante sur le plan visuel, porteuse d'un regard enrichissant sur plusieurs questions sociétales.

21/10/2024 (modifier)
Couverture de la série Perpendiculaire au soleil
Perpendiculaire au soleil

Voilà un album qui mérite amplement les louanges récoltées depuis sa sortie. En effet, c’est une réussite sur le fond autant que sur la forme. En tout cas j’ai été convaincu et conquis par ces deux aspects. Les dessins (différentes styles), gravures, se marient très bien avec les textes (essentiellement des échanges épistolaires). La lecture est très fluide et agréable, aérée et dense à la fois. Mais c’est un pavé qui se dévore rapidement, tant le sujet est prenant et bien traité. L’auteure est devenue correspondante d’un détenu du « couloir de la mort » d’une prison de Floride, Renaldo. Elle est devenue son amie aussi, et a réalisé avec lui cet album (même si la participation Renaldo n’a pu être directement créditée du fait de considérations juridiques). Nous voyons comment leur relation – très forte – se noue, mais aussi comment fonctionne le système pénitentiaire américain, et comment sont traités les détenus condamnés à mort. Le passage qui montre la censure sélective et raciste des documents que l’on peut faire parvenir aux détenus (en particulier tout ce qui de près ou de loin pourrait mettre en valeur les Noirs ou dénoncer leur discrimination) est instructif. Il y a dans cet album beaucoup d’humanité, et jamais l’auteure ne tombe dans un angélisme, ou une vision manichéenne des choses. Mais cela participe clairement d’un réquisitoire contre la peine de mort – quelques soient les faits reprochés au détenu. Un bel ouvrage, dans tous les sens du terme.

21/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Loi des Probabilités
La Loi des Probabilités

On a souvent des projets, des envies, mais on repousse… - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été écrit par Pascal Rabaté, dessiné et mis en couleurs par François Ravard. Il comprend quatre-vingt-quatre pages de bande dessinée. Ces deux créateurs avaient précédemment réalisé ensemble Didier, la 5e roue du tracteur (2018) Monsieur Martin Henry, un quadragénaire, peut-être quinquagénaire, attend paisiblement dans la salle d’attente du docteur Guarot, en lisant une revue, pendant qu’une femme pianote sur son portable et qu’un enfant dessine sur une table basse. Il relève un instant la tête, marquant une pause dans sa lecture, et sourit discrètement en voyant un oiseau sur une branche, à côté de son nid, de l’autre côté de la fenêtre. Le médecin ouvre la porte de son cabinet et appelle le prochain à passer : Monsieur Martin Henry. Ce dernier se lève en indiquant qu’il est en avance, ce que le médecin réfute. Le médecin s’assoit à son bureau et consulte la fiche de son patient sur l’écran de son ordinateur. Il se met une main devant le nez en fermant les yeux. Puis il annonce directement les nouvelles, sans en atténuer la brutalité : les résultats des examens sont arrivés et monsieur Henry en a pour trois mois au plus. Le patient ne comprend pas : trois mois de quoi ? Le docteur précise : trois mois à vivre, et il est large. Henry reprend : c’était un examen de routine, juste un contrôle. Le médecin rentre dans les détails : Le cœur est totalement usé, l’aorte est foutue et une greffe est impossible. Il raccompagne le patient à la porte, et le laisse aux bons soins de la secrétaire. Celle-ci indique que ça fera soixante-dix euros par chèque, ils ne prennent pas la carte bleue car la machine a rendu l’âme. Les machines sont programmées pour claquer dans les pattes des humains. On parle d’évolution, mais est-ce vraiment un progrès ? Monsieur Henry règle son dû, et sort calmement, les mains dans les poches de son blouson. Il croise un monsieur qui arrive en courant, essoufflé. Ce dernier s’excuse auprès de la secrétaire : il est en retard, mais en même temps on n’a pas idée d’installer un cabinet de cardiologie au quatrième sans ascenseur. Il donne son nom : Henri Martin. La secrétaire relève la proximité avec le nom du client précédent. Ce dernier prend un instant sur le palier pour retrouver son calme, et il descend. Dans le cabinet, monsieur Martin s’excuse : il était prématuré de trois semaines, et c’est la seule fois où il n’est pas arrivé en retard. Il demande s’il doit se mettre torse nu. Le docteur consulte sa fiche sur l’écran de son ordinateur. Il prend conscience de sa bévue et se lève soudainement. Il ouvre la porte et interpelle sa secrétaire en lui demandant si le patient d’avant est parti : il lui demande de l’appeler sur son portable et de se dépêcher. Elle s’exécute, mais elle tombe sur sa messagerie. Le médecin décide de lui courir après pour le rattraper. La secrétaire s’enquiert du patient dans le cabinet : il répond de le faire patienter, de toute façon il est condamné. Une histoire simple et linéaire se résumant en très peu de mots : une erreur de diagnostic incite un homme un peu empâté et débonnaire à faire le voyage au Québec avec son épouse, maintes fois remis à plus tard, pour aller voir les baleines. Ils croisent à plusieurs reprises un autre touriste français, importun mais pas méchant, et ils doivent composer avec une série de désagréments d’une banalité affligeante, sans importance. La narration visuelle participe de cette bonhomie tranquille : factuelle et dépourvue d’agressivité ou de sensationnel, avec une forme de légère simplification qui rend les dessins immédiatement lisibles, mais sans sacrifier aux détails. Le parti pris pour la mise en couleurs renforce encore l’impression d’ordinaire, presque sans relief, avec des teintes de bleu délavées, charrette, fumée, gris de lin, pervenche, pastel. Voilà une narration visuelle pleine d’humilité, se mettant comme en retrait, pour ne pas se faire remarquer, humble et effacée. Un récit réalisé par deux artisans qui ne payent pas de mine, qui ne font pas de vague, mais qui ne s’excusent pas non plus. Il reste au plus trois mois à vivre à Martin Henry, et celui-ci ne semble pas plus affecté que ça par cette annonce. Il ne s’emporte pas, il prend l’information avec calme. Le lecteur le regarde attentivement dans son fauteuil avec son écharpe de laine, purement utilitaire, dépourvue de tout signe remarquable. Le personnage se laisse tenter par un moment de déni, juste le temps de trois cases, avec deux gestes de la main, très mesurés, sans hausser la voix. Et c’est tout : pas de colère, pas de marchandage, pas de dépression, tout au plus un ou deux moments d’abattement. C’est comme s’il passait immédiatement à l’acceptation. Le lecteur observe juste ce moment de pause sur le palier après avoir refermé la porte du cabinet du médecin. Ah si, il arbore un air maussade le temps de trois cases en pages quatorze et quinze. En fonction de sa relation avec la maladie d’une manière générale, avec le cancer éventuellement, le lecteur peut éprouver des difficultés à retenir une réaction irrépressible face à cette injustice de la vie, face au manque total d’empathie du docteur absolument dépourvu de tact et de prévenance, la froideur toute professionnelle de la secrétaire qui demande le paiement, sans une pensée pour l’éventuelle souffrance de ce patient. Il pourrait avoir envie de secouer Martin, quasi léthargique, ou exiger le minimum humain de compassion chez ces professionnels du soin. Il se rassérène un tantinet en voyant la sollicitude d’un collègue de travail qui l’invite à venir voir le match au bar du coin après le boulot, mais qui ne peut pas deviner la terrible nouvelle qui a frappé Martin. Dans le même temps, le récit exhale une saveur bien à lui, rendant impossible toute risque d’insipidité. La gentillesse du regard de Martin Henry le rend immédiatement sympathique et agréable. L’absence de colère le rend facile à vivre : il ne s’en prend pas au médecin, encore moins à la secrétaire. Il prend sur lui et épargne cette charge à son épouse. Le lecteur envie la profonde tendresse qui existe entre elle et lui : une affection née de nombreuses années d’intimité, sans éclat, sans l’intensité de la passion, mais avec la solidité confortable et inestimable de nombreuses années vécues ensemble à s’épauler l’un l’autre, sans compétition ou confrontation, dans la compréhension et le réconfort mutuel. Les gestes affectueux prévenants attestent de cette connivence apaisée et constructive. Une fois acclimaté au caractère placide Martin Henry, le lecteur sait détecter ses réactions, il lit mieux les expressions de son visage. De petits changements qui pouvaient sembler presque insignifiants deviennent très parlants quant à son état d’esprit : un sourire en regardant l’affiche derrière son poste de travail (la queue d’une baleine sortant de l’eau, avec le mot Québec en dessous), le haussement du sourcil gauche en serrant la main de Séraphin Lanterne (un importun d’une rare ingénuité), les commissures des lèvres un tout petit peu affaissées (signe d’une contrariété qui le touche), le regard dans le vague (signe de son esprit qui vagabonde certainement en pensant à sa fin), etc. Il peut aussi s’agir d’une posture corporelle comme les bras croisés, en signe de protection ou de refus de réellement s’impliquer dans une conversation. Etc. S’il est d’un calme remarquable en toute circonstance, Martin Henry n’est pas mort intérieurement sur le plan émotionnel. Il paraît globalement imperturbable malgré l’annonce de sa mort très proche, pour autant il y réagit en agissant. Il ne se lamente pas, ni ne nie l’évidence : il se décide à faire ce qu’il a toujours repoussé en pensant qu’il en aurait le temps plus tard. Là encore, la narration visuelle semble sans relief, et pourtant quand il prend un instant de recul, le lecteur se rend compte qu’elle l’emmène dans des endroits divers et variés : un cabinet de docteur, des cubicules de bureau sur un plateau ouvert, dans un avion à côté d’un ronfleur impénitent, devant le tapis pour attendre des bagages qui ne viennent pas, sur des trottoirs verglacés, dans un voyage en car, sur une terrasse improbable jouxtant un cours de golf, dans l’embouchure du Saint Laurent, en forêt avec même le passage de deux orignaux. Le scénariste contribue également à la couleur locale avec des termes et des expressions canadiens : papillon (circulaire), par le saint calice, votre blonde (votre épouse), se prendre une brosse (se prendre une cuite), niaiser (tergiverser, languir). Ils font usage de deux références culturelles : La ballade des gens heureux (1975), de Gérard Lenormand (1975-), et plus inattendu un hommage à un personnage de Georges Rémi. À l’aéroport, Martin Henry, accompagné par son épouse, se fait percuter par Séraphin Lanterne, au point qu’ils tombent tous les deux par terre le second sur le premier. L’hommage est transparent : Séraphin Lampion (créé en 1956), appelé Monsieur Lanterne par Bianca Castafiore, dans les aventures de Tintin. Le lecteur perçoit un second clin d’œil alors les époux Henry regardent un Derby Demolition, évoquant la dernière épreuve du rallye automobile organisé par Lampion, président du Volant Club, dont la dernière épreuve se tient au château de Moulinsart (mis à part le cochon qui vole). Par comparaison, le lecteur en vient à considérer Martin Henry comme un homme sage, mesuré, capable de prendre le recul nécessaire en toute situation, toujours animé par une pulsion de vie qu’il a appris à canaliser. La dernière scène dans l’hôpital apporte un éclairage différent sur Séraphin Lanterne, amenant le lecteur à reconsidérer son comportement, peut-être une forme de sagesse au regard des aléas de sa vie. Une bande dessinée faite pour être vite lue, sans prétention, avec des auteurs d’une grande humilité. Mais aussi un personnage principal qui reste longtemps à l’esprit, son apparente apathie apparaissant comme être de surface, de nombreux éléments visuels et comportementaux, amenant à y voir une forme de sagesse paisible remarquable, une acceptation des difficultés de la vie, et une capacité remarquable à s’y adapter. Un modèle.

21/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Pudique
Pudique

Féministe, mais pudibonde !!! Ha ! Ha ! Ça ne fait pas très XXIe siècle ! - Ce tome contient un récit autobiographique, indépendant de tout autre. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Claire Roquigny, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend deux-cent-cinquante-deux pages de bande dessinée. Claire et une copine sont au musée. Elles admirent des toiles de maître : La jardinière surprise (1737) de François Boucher, Suzanne et les vieillards (1856) de Théodore Chassériau, La sortie du bain (1846) d’Edgar Degas, Le déjeuner sur l’herbe (1863) d’Édouard Manet, une aquarelle d’Auguste Rodin, La vision de Tondale d’un disciple de Jérôme Bosch. Elles se font la remarque qu’elles ne se verraient pas poser comme ça, tout en se demandant ce que serait l’histoire de l’art sans les femmes à poil. Sa copine lui demande où elle en est de sa BD sur la pudeur. Claire répond qu’elle a abandonné. Elle est au-dessus de toutes ces questions désormais. Et puis ça ressemblerait trop à un règlement de compte avec les proches, genre : elle est mal dans sa peau et c’est leur faute. Elle n’en veut à personne : fini les névroses, à bas les complexes, place à l’avenir ! Elles passent ensuite devant L’origine du monde (11866) de Gustave Courbet, et elles se font la réflexion que c’est un bel hommage, qu’aujourd’hui on sait qui était le modèle. Comment réagirait-elle si elle était vivante ? Fière ou gênée ? En fait, c’est surtout le titre qui est beau. Elles terminent leur visite. Suivre le fil. Dans un avion de ligne, Claire est en train de donner le sein à son bébé, son voisin, chauve avec de grosses lunettes, est incapable de se retenir de tourner la tête pour reluquer de manière ostensible. Elle finit par être horriblement gênée. Elle se demande comment font les autres filles, comment on fait pour être moins pudique, pour se moquer du regard des autres. La pudeur : vertu des jeunes filles bien élevées ? Pourtant quand elle était petite, elle n’était pas pudique. En Normandie, en 1982, Claire a deux ans et elle court toute nue dans la salle de bain, elle en sort pour aller montrer le résultat dans son pot, aux invités. Sa mère ne se cachait pas : la petite Claire entre dans la salle de bains et elle trouve bizarre la ficelle qui dépasse là de son entrejambe. Sa mère lui répond vivement de ne pas toucher, et ajoute plus doucement un S’il te plaît. La petite fille redescend au rez-de-chaussée du pavillon et elle tire sur la ficelle qui dépasse de l’abat-jour d’une lampe. Puis elle va dans sa chambre et tire sur la ficelle de la tortue jouet : celle-ci se met à avancer en faisant de la musique. - Vu à la télé. L’autrice s’interroge s’il fallait pour autant avoir des réponses à toutes ses questions. Déjà, la télé se chargeait de leur en montrer trop. Extrait de scène de sexe du film du soir avant le programme L’île aux enfants, par exemple. Grandir dans les années 80, ça voulait dire être bombardée de culs et de nichons à longueur de journée. La Cicciolina et ses seins dénudés par exemple. Le clip de Sabrina pour Boys boys boys, les Coco-girls, les clips de Mylène Farmer, etc. La couverture annonce un récit de nature autobiographique, sur le thème de la pudeur féminine, avec une parodie du tableau La Naissance de Vénus (1484/1485) de Sandro Botticelli (1445-1510). La scène d’introduction dans le musée permet d’établir l’importance culturelle de la nudité féminine dans les arts, sa place essentielle, et la réification du corps du modèle, en particulier la vulve de Constance Quéniaux (1832-1908), même si depuis l’identité du modèle de L’origine du monde a été remis en question. Le lecteur suppose alors que le récit va aborder la question de la pudeur sous une forme thématique : il s’avère que l’autrice s’en tient à une autobiographie, sous l’angle de sa propre pudeur. Le récit se compose de plusieurs chapitres de longueur inégale : une introduction, Suivre le fil, Vu à la télé, Béquémiette, Châtain clair, Angiens, Formée, On ne naît pas femme, Torre Annunziata, Barcelone. Chaque chapitre comporte une mise en scène de sa vie à l’époque correspondante, il peut s’écouler quelques semaines entre deux chapitres, comme une dizaine d’années. Elle aborde donc cette situation de donner le sein dans un lieu public avec un voisin d’avion incapable de contenir sa curiosité masculine, l’utilisation du corps féminin comme accroche dans n’importe quelle émission de télévision, sa maigreur et son appétit d’oiseau, la tentative de suicide de sa mère, l’apparition des premiers poils pubiens et leur couleur, la maison de campagne, les vêtements amples, la survenance des premières règles, la classe préparatoire d’hypokhâgne, quinze jours de vacances à Naples pour trouver l’amour à l’occasion d’un chantier de bénévoles, ses débuts de journaliste dont une interview de Virginie Despentes à Barcelone, sa relation aux féminismes, son regret de n’avoir jamais parlé de la condition féminine et de leur histoire personnelle avec les femmes de sa famille. La lecture s’avère très agréable, facile d’accès. Passées les cinq premières pages avec des reproductions de tableau, l’autrice adopte une narration visuelle à base de silhouettes simples, d’éléments de décors très simplifiés et représentés uniquement s’ils sont indispensables à la compréhension de la scène, c’est-à-dire qu’il y a majoritairement des cases avec des personnages se tenant sur un fond vide, comme des acteurs sur une scène dépouillée. Pour autant, lorsque la séquence le requiert, l’artiste peut également représenter les décors dans le détail, avec ces mêmes traits de contour évoquant des croquis sur le vif : sa chambre avec son lit d’enfant, une vue en élévation de la rue où se trouve sa maison, la salle à manger de ses grands-parents, le jardin et les pièces de la maison de campagne, l’improbable aménagement de la maison du Marabout de Ficelle (qui ressemble comme deux gouttes d’eau à son voisin d’avion), un amphithéâtre du XVIIe siècle pour une séance de démonstration de médecine afin de réveiller les sens de Claire prise dans un bloc de glace, plusieurs endroits de Naples jusqu’à une randonnée en montagne, une rue de Saint-Valéry-en-Caux, des vues en élévation de Nancy, etc. Les dessins des personnages prennent également l’apparence de croquis vite faits, sans finition sur les traits de contour, leur conférant ainsi une forme de vitalité. La mise en scène et la direction d’acteurs leur donnent vie, transmettant leur état d’esprit ou leurs émotions en fonction de la situation. D’ailleurs, la narration visuelle présente de nombreuses surprises que le lecteur n’aurait pas supposé possibles dans un tel registre graphique. Sous une apparente uniformité, avec une mise en couleur de type bichromie, l’artiste met à profit de nombreuses possibilités : les facsimilés en couleur des tableaux de maître, un plan fixe quand Claire donne le sein en avion, des silhouettes en ombre chinoise pour évoquer les créateurs qui mettent la nudité féminine à toutes les sauces à la télévision, un passage cauchemardesque en trait fins et rectilignes (comme tirés à la règle) pour évoquer un moment que la petite fille ne peut pas comprendre (sa mère emmenée par une ambulance après sa tentative de suicide), le retour de la couleur le temps de quelques cases, une allégorie (sa mère tenant les tables de la loi), des lames de rasoir sur fond blanc pour évoquer l’automutilation, une pantomime de Claire s’adressant à un garçon pour une danse de la séduction, trois pages floues en aquarelle pour une subjective de ce que perçoit Claire avec des lentilles défectueuses, une séquence finale sous forme de bain dans un lac naturel des femmes de la famille, etc. Ayant compris que cet ouvrage relève de la biographie thématique, le lecteur découvre le regard de Claire sur sa pudeur, la manière dont elle s’en est accommodée, les éléments familiaux ou culturels qui l’ont renforcée. Il s’agit d’un récit très personnel, parsemé de références culturelles propres à l’autrice : la chanson Teach your children, de Crosby, Stills, Nash and Young, extraite de l’album Déjà-Vu (1969), son admiration pour Guillaume Galienne (1972-), Anne Frank (1929-1945) et son journal, Le chef-d’œuvre inconnu (1831) d’Honoré de Balzac (1799-1850), Le deuxième sexe (1949) de Simone de Beauvoir (1908-1986), King kong Théorie (2006) de Virginie Despentes (1969-), Ballade de Mélody Nelson (1971) de Serge Gainsbourg (1928-1991), Benoîte Groult (1920-2016). D’un côté, le lecteur perçoit la question de la nudité de Claire, son refus de se montrer, ses stratégies pour déjouer les injonctions à se conformer à l’image normée de la femme que lui renvoient la télévision, les autres femmes, les attentes des hommes, comment son comportement évolue au fil des années qui passent, des situations, de ses envies. D’un autre côté, ces injonctions se trouvent contextualisées à la fois par rapport à l’époque, à la fois dans une perspective féministe. Le lecteur partage son malaise, sa fragilité, son manque de confiance, avec des réflexions très touchantes (par exemple, elle indique qu’enfant elle faisait tout pour être aimée, elle avait l’impression d’y arriver de justesse), dans le même temps la narration ne vire jamais au règlement de compte, et il ne s’agit pas d’un ouvrage militant. Pas facile de grandir en tant que femme quand la société impose des attentes et des visions normatives de ce que doit être une femme, souvent contradictoires. L’autrice évoque son enfance et le début de l’âge adulte sous cet angle, entre malaise et manque de confiance, avec une narration visuelle douce et gentille, sachant se faire aussi bien dramatique qu’humoristique. Une franchise tout en nuances avec une sensibilité délicate.

20/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Ville (Frans Masereel)
La Ville (Frans Masereel)

L’espace d’une journée, Masereel livre une vision cinématique et kaléidoscopique mêlée. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1925. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par un procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface d’une page, écrite par Charles Berberian, bédéiste. Il se termine avec une postface de sept pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée La ville mode d’emploi, constituée des paragraphes : Tentaculaire, Une ville peut en cacher une autre, Vingt-quatre heures de la vie d’une ville, Transport critique, Symphonies urbaines. Vient ensuite une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du cinquième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur publié par cet éditeur, après 25 images de la passion d’un homme (1918), Mon livre d’heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices), Le soleil (1919, soixante-trois bois), Idée (1920, quatre-vingt-trois bois). Un homme, assis au sommet d’un talus en pelouse avec des fleurs, contemple la ville qui s’étale devant lui avec ses nombreuses cheminées et leur panache montant juste au-dessus des constructions. Les locomotives à vapeur circulent sur le faisceau de voies ferrées qui alimentent la gare ferroviaire, chacune produisant également leur colonne de fumée. Un train s’arrête en quai dans la gare, des voyageurs en descendent, certains retrouvant des amis ou de la famille, certains avec des valises, d’autres non. Les grandes artères de la ville grouillent de monde : beaucoup d’hommes avec un pardessus et un couvre-chef marchant dans une direction ou une autre, quelques femmes, des voitures à cheval, des voitures et des autobus à moteur, des fenêtres qui ne laissent rien deviner de ce qui se passe derrière. Quelques rues plus loin, la foule s’est arrêtée, les personnes au premier rang contemplent un homme étendu sur la chaussée, inanimé, derrière les immeubles restent impersonnels, une masse compacte sans âme. En prenant un peu de hauteur, les immeubles semblent former comme une muraille, et la circulation automobile ne laisse que peu de place à l’être humain sur les trottoirs étroits. À un étage élevé dans l’un de ces immeubles, dans une grande pièce avec une hauteur sous-plafond équivalente à deux étages, des dizaines d’hommes sont penchés sur des tables inclinées disposées en rangées, en train de travailler sur des plans. Dans un autre immeuble, il est possible de voir les habitants vaquer à leur occupation : une femme arrosant ses fleurs, à l’étage du dessous un homme accoudé à la rambarde regardant à l’extérieur, encore en dessous une femme enceinte en train de s’habiller, dans les immeubles derrière, une femme à la fenêtre, un couple en train de s’enlacer, des rideaux tirés masquant ce qui se passe, etc. En bas, au niveau de la rue, des ouvriers travaillent sur un chantier de terrassement. Une suite de cent images, à raison d’une par page, sans aucun mot, une invitation pour le lecteur à établir des liens de cause à effet, des liens logiques, qu’ils découlent d’un thème présent dans deux dessins à suivre, ou d’un rapprochement à partir d’un élément visuel similaire d’une image à l’autre. Par comparaison avec les ouvrages antérieurs de ce créateur, celui-ci ne comporte pas de personnage qui soit présent du début jusqu’à la fin, soit un homme pour sa vie, soit un avatar de l’auteur évoquant son parcours de vie entre récit biographie et autofiction, ou bien encore un soleil symbolique, ou encore une allégorie de l’Idée. Le titre s’avère explicite : l’auteur évoque une mégapole. Dans le dossier de fin, Samuel Dégardin exprime sa vision de l’ouvrage : vingt-quatre heures de la vie d’une ville, comme sujet et comme représentation. Il développe : La narration, plus elliptique que jamais, privilégie la multiplicité des points de vue. L’espace d’une journée, Masereel livre une vision cinématique et kaléidoscopique mêlée, ce livre offre une synthèse remarquable de l’œuvre au noir de son auteur. L’auteur ne raconte pas une histoire avec une intrigue, ni l’évolution d’une ou plusieurs situations sous forme chorale ou à partir d’un lieu unique. Pour autant, chaque image respecte un ordre chronologique, commençant à l’aube pour se terminer après la nuit tombée, après la fête. Pour le coup, le lecteur se retrouve réellement décontenancé : comment lire un tel ouvrage dont la seule ligne directrice est que chaque scène se déroule une seule et même grande métropole ? Charge à lui de projeter ses interprétations. Rapidement, il devient très tentant de prendre les pages deux par deux, c’est-à-dire de voir une unité entre les deux pages en vis-à-vis. Bois deux & trois : les trains entrent en gare sur la page de gauche, les passagers en sont sortis et se trouvent sur le quai page de droite. Bois quatre & cinq : le flot des usagers se presse sur les trottoirs et celui des véhicules sur les chaussées, en vis-à-vis l’écoulement de ce flot s’interrompt à cause d’un individu étendu sur la chaussée. Bois six & sept : à gauche une vision des façades des grands immeubles, à droite une représentation de ce qui se passe dans l’un d’eux. Etc. Bois soixante-douze & soixante-treize : à gauche un couple de bourgeois avec des vêtements de soirée luxueux traversant la chaussée entre les véhicules pour se rendre au spectacle, à droite un couple dans sa modeste salle à manger, madame attablée, monsieur debout lui tournant le dos, le lien entre les deux images se trouve dans l’opposition née de la comparaison des deux situations. Ce principe d’opposition peut prendre des formes moins évidentes, par exemple bois soixante-dix-huit & soixante-dix-neuf, d’un côté une rue avec un homme esseulé et un autre enlaçant une femme vraisemblablement une prostituée, de l’autre côté un spectacle de trapéziste dans un théâtre, le lecteur se disant que le couple de trapéziste partage une forme de complicité, de chaleur humaine véritable dans la communion du spectacle, de façon publique sous le regard émerveillé des spectateurs, à l’opposé de la relation tarifée sous l’œil d’un vieil homme indifférent. Ce principe de lier les deux pages en vis-à-vis fonctionne bien, en revanche il ne s’applique pas entre une page de droite, et la suivante de gauche une fois que le lecteur a tourné ladite page. À part l’écoulement chronologique, le lecteur ne discerne pas ce qui guide l’auteur de deux pages en vis-à-vis aux deux suivantes. Il s’attache alors plutôt à savourer la diversité de ce qui est montré, que ce soient les lieux publics ou les intérieurs privés, les scènes en extérieur ou celles en intérieur, les personnes seules isolées chez elles ou bien solitaires dans l’anonymat de la foule, et celles accompagnées partageant quelque chose avec d’autres. Il se retrouve vite impressionné par la diversité de ce qui est représenté : les usines, les trains, la gare, les différents modes de déplacement, les ouvriers sur le chantier, les employés dans des bureaux, les grands magasins, le grand bureau avec des secrétaires en batterie en train de taper des courriers, un cortège funèbre, une cour d’un quartier populaire, un cheval mort à la tâche sur la voie publique encore attelé, la bourse, une chambre où la famille vient se recueillir devant le lit du mort, un mariage, une péniche sur le fleuve, un amphithéâtre de l’université de médecine, etc. À quelques reprises, il pense déceler une forme de suite : par exemple, l’enterrement (bois trente-trois) qui répond comme un prolongement du cortège funèbre (bois dix-sept). La technique de réalisation de chaque image sur bois reste identique aux ouvrages précédents : d’abord un dessin sur une feuille, parfois après plusieurs esquisses, la reproduction en image inversée sur un bloc de bois, du poirier dur et séché, puis la reprographie avec des presses mécaniques ou à bras. À nouveau, le lecteur est frappé par la qualité de l’impression de chaque image : des zones noires bien nettes qui ne bavent pas, des détails d’une grande finesse (le bois quarante-sept avec les dizaines de livres dans le bureau d’un érudit). Les blancs impeccables. Chaque image comprend une forte densité d’informations visuelles, avec des compositions remarquables : le magnifique escalier sinueux descendu par un chat dans le bloc quatre-vingt-sept, les scènes de foules, la densité des constructions. Le lecteur prend le temps de détailler chaque page, à la fois pour la richesse des informations visuelles, à la fois pour le rendu, descriptif et réaliste, mais aussi avec une élégance dans la composition entre zones noires et zones blanches, et aussi un goût pour la structure géométrique et ordonnée de chaque composition. Indubitablement, l’auteur a construit son récit pour montrer toute la diversité des activités que peut abriter une ville, soit publiquement, soit dans l’intimité d’un appartement. De fait, le lecteur ne ressent aucune répétition, et dans le même temps il ne se produit pas d’impression de catalogue, grâce à la consistance et les tonalités variées de chaque image. Il se dit que Masereel a construit son récit avec une optique holistique en tête : dresser un panorama complet de la vie d’une ville, en donnant à voir une facette différente dans chaque bois. Bientôt, il ressent que le regard de l’auteur n’est pas neutre. À l’évidence, le regard porté sur les individus comprend une forme d’empathie et un parti pris en faveur des victimes (il y a même un meurtre). Le point de vue de l’auteur comprend également une dimension politique et sociale, humaniste. Des images du prolétariat, que ce soient des ouvriers, des secrétaires, des dessinateurs techniques. À l’évidence, les individus disposant d’une once de pouvoir en profitent pour maltraiter leurs subordonnés, les asservir d’une manière ou d’une autre. La parade militaire peut sembler montrée de manière purement factuelle, mais elle apparaît froide et sinistre. Les classes ouvrières vivent dans des conditions matérielles précaires. Les femmes subissent la domination masculine sous forme de violence physique, de prostitution. Une manifestation populaire est réprimée dans la violence policière. Etc. Le dossier rédigé par Samuel Dégardin complète cette approche de la domination économique et offre également une mise en perspective par rapport aux arts visuels de l’époque. Les précédents ouvrages de Frans Masereel impressionnaient déjà par la force des images, leur esthétisme, la qualité de l’expression littéraire de l’auteur, et sa sensibilité sociale. Ce cinquième ouvrage publié par les éditions Martin de Halleux déroute un peu au départ par son absence de personnage humain comme fil conducteur. L’auteur se montre amitieux en racontant la journée d’une grande ville dans toute sa diversité, tant en termes d’animations et d’événements, que d’individus de classes sociales différentes. La narration visuelle s’avère incroyablement plus riche que la collection de cent images, chacune racontant sa propre histoire. Formidable.

19/10/2024 (modifier)