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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Dreaming Eagles
Dreaming Eagles

Un pays capable d'évoluer - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, ne nécessitant pas de connaissance préalable. Il comprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2016, écrits par Garth Ennis, dessinés et encrés par Simon Coleby, avec une mise en couleurs réalisée par John Kalisz. Les splendides couvertures iconiques ont été réalisées par Francesco Francavilla. Le tome se termine avec une postface de 4 pages rédigée par Garth Ennis, explicitant au travers d'une anecdote les choix qu'il a effectués et la part de vérité historique du récit. Il contient aussi les couvertures alternatives réalisées par Brian Stelfreeze, Phil Hester, Declan Shalvey, le script d'Ennis pour le premier épisode, et les recherches graphiques de Francavilla pour la composition des couvertures. En 1966, à New York ou à Chicago, Reggie Atkison prend l'air sur le pas de porte de son bar le Silver Pony. Il voit son fils Lee rentrer en catimini en passant par derrière. Il le rejoint dans la pièce qui sert de réserve et de toilettes. Il constate qu'il est blessé, et qu'il a un cocard à l'œil droit. Il comprend qu'il s'est rendu à une marche menée par Martin Luther King (1929-1968) et qu'il s'est battu contre des blancs qui les ont insultés avec un terme raciste. Son fils estime que ça valait le coup de les entendre hurler de douleur, alors que son père condamne cette action violente. Lee lui rétorque qu'il a bien tué des hommes pendant la guerre, même s'il s'agissait de soldats nazis ce qui n'excuse rien. Reggie lui répond qu'il n'avait l'impression qu'il s'agissait d'êtres humains, qu'il tirait sur des avions, par sur des hommes. La nuit, Reggie ne dort pas, repensant à un combat aérien pendant la seconde guerre mondiale, quand il était un pilote dans l'un des 4 escadrons de chasse du 332d Fighter Group, après avoir appris à piloter à l'école de vol de Tuskegee dans l'Alabama. Il repense à ce pilote allemand qu'il a vu s'éjecter de son cockpit avec son parachute. Le lendemain, Lee fait mine de faire amende honorable en repeignant la palissade. Il discute avec Alison, sa mère, qui est assise sur la véranda en train de siroter de la limonade. Il se plaint du comportement de son père qui ne le laisse pas se battre pour ses droits. Alison rentre dans le bar et explique à son mari ce qui mine leur fils. Elle insiste doucement sur le fait que Lee a le droit de savoir qui est son père, d'en apprendre plus sur ce qu'il a fait pendant la guerre. Le soir, Lee est toujours en train de repeindre la palissade. Son père l'interpelle depuis la véranda, il a amené 2 bières et en tend une à son fils, assez décontenancé que son père lui propose de l'alcool. Reggie Atkinson a pris la décision de raconter à son fils comment c'était à l'armée quand il était un pilote pendant la seconde guerre mondiale, parce qu'il ne veut pas lui mentir, même par omission. C'est la deuxième histoire coup sur coup que Garth Ennis écrit au sujet d'un aviateur pendant la seconde guerre mondiale, la précédente étant Johnny Red: The Hurricane (2015/2016) avec Keith Burns. Il s'agissait alors d'un personnage de fiction de la bande dessinée anglaise auquel il rendait hommage. Cette fois-ci, il rend hommage à un corps de pilotes américains ayant réellement existé. Il explique dans la postface qu'il a pris le parti de raconter des faits réels, mais en mettant en scène des personnages fictifs, à une ou deux exceptions près. Il a donc effectué un travail de recherche conséquent à la fois sur l'escadron de chasse du 332d Fighter Group, à la fois sur les avions utilisés à l'époque, allant même jusqu'à profiter de l'occasion de voler dans l'un d'eux, un modèle Curtiss P-40 Warhawk (ce qui lui permit de comprendre la problématique de visibilité). Pour les personnages, il préfère mettre en scène des individus à qui il peut faire dire ce qu'il souhaite en tant qu'auteur, plutôt qu'une recréation forcément faussée, au risque de placer des opinions faisant contresens par rapport à l'individu concerné. La plus grande exception à cette règle réside dans Benjamin Oliver Davis (1912-2002), du fait de son rôle crucial dans la gestion desdits escadrons. Garth Ennis donne l'impression de commencer de manière assez pataude, avec cette mise en écho de la situation du fils Lee souhaitant combattre pour ses droits civiques, et la démarche similaire de son père 20 ans plutôt. Le parallèle ainsi établit débouche sur une soirée confession, au cours de laquelle le paternel déballe tout à son fils, dans une forme de confession artificielle. Le lecteur identifie là une construction romanesque pour créer cette résonnance entre les 2 situations. La dramatisation se trouve ainsi un peu appuyée dans le premier épisode. Pour autant, le dispositif ne rate pas complètement son objectif car dans le même temps, Ennis se montre plus sensible que d'habitude dans sa caractérisation du fils et de sa relation au père. Il ne s'agit pas d'un jeune chien fou en opposition de principe à la position paternelle, mais plutôt d'un jeune homme engagé qui souhaite l'approbation de son père. Dans les dernières pages du premier épisode, le lecteur en oublie jusqu'au dispositif alors qu'il se plonge dans l'histoire de Reggie Atkinson. Du fait des détails intégrés dans la narration, il comprend, s'il ne le sait déjà, qu'il s'agit d'une reconstitution historique de faits réels. Ce n'est pas la première fois que des comics traitent de l'engagement d'afro-américains dans la seconde guerre mondiale, pour un pays pratiquant encore la ségrégation avec les lois dites Jim Crow, voir par exemple l'étonnant Captain America: Truth (2003) de Robert Morales & Kyle Baker. Mais ici, l'auteur réussit à la perfection la dimension biographique, sur fonds historique. Simon Coleby est un artiste qui a précédemment travaillé pour l'hebdomadaire 2000 AD, par exemple sur des histoires de Judge Dredd. Il réalise des dessins de type réaliste, avec un bon niveau de détails. Par la force des choses, il a investi beaucoup de temps dans la recherche de références de matériels militaires, à commencer par les uniformes, et surtout les avions de chasse, car Ennis en laisse passer aucun écart, aucune erreur en termes de reconstitution. Le lecteur apprécie que l'artiste se tienne éloigné des trucs et astuces pour dramatiser les situations de manière artificielles, tels que les cadrages ou les postures exagérées des personnages. Les différents protagonistes présentent des morphologies normales, et effectuent des mouvements mesurés d'adulte. Sans tomber dans le photoréalisme, Coleby s'investit pour représenter les décors avec une grande régularité, là encore en veillant à la conformité historique. Le lecteur peut donc se projeter à chaque endroit et côtoyer des individus qui lui semblent réels, et pas des icônes ou des idéalisations d'êtres humains. John Kalisz utilise une palette de couleurs un peu sombre, avec des bruns et des gris. Cela n'aboutit pas à une sensation cafardeuse, mais à une ambiance lumineuse réaliste. S'il a suivi la carrière de Garth Ennis, le lecteur se rend compte qu'il a fait des efforts impressionnants pour proscrire les longues scènes de copieux dialogues, au profit d'une narration plus naturaliste. Il répartit les informations de manière plus fluide et naturelle, à la fois dans les séquences de dialogue et dans les scènes de combat. Simon Coleby fait preuve d'une grande maîtrise de la mise en scène, évitant les plans trop basiques de têtes en train de parler, pour des plans de prise de vue plus enveloppant, montrant l'environnement dans lequel se trouvent les interlocuteurs, ainsi que leurs gestes. Il doit également représenter des combats aériens à plusieurs reprises, ce qu'il fait avec une grande clarté. Il joue sur les angles de vue, la profondeur de champ et le positionnement respectif des avions de chasse et des bombardiers pour rendre compte de leurs mouvements, de leurs attaques, de leur avancée relative, dans des séquences compréhensibles au premier coup d'œil, qui se passent d'explication dans les récitatifs. Le lecteur plonge donc dans une reconstitution historique de qualité, aux côtés de Reggie Atkinson, jeune homme afro-américain, bien décidé à participer à l'effort de guerre et à prouver qu'un afro-américain fait un aussi bon pilote qu'un blanc. Garth Ennis évoque, comme il sait si bien le faire, l'organisation militaire, ainsi que les caractéristiques des différents modèles d'avion de chasse, et les tactiques de combat aérien, lui aussi de manière parfaitement intelligible. Même s'il n'éprouve pas de goût particulier pour lesdits combats, le lecteur se surprend à s'impliquer émotionnellement dans ces explications qui ont une incidence directe et cruciale sur la vie de ces pilotes. Au travers des réflexion de Reggie et de ses collègues, il comprend comme eux les enjeux du convoyage de bombardiers, ou d'affrontements contre des avions allemands. Il les écoute parler des informations partielles glanées sur les changements de commandant de la base, sur leurs prochaines missions, leurs prochaines affectations, sur les auditions militaires se déroulant aux États-Unis, sur les nouveaux modèles d'avion de chasse mis en service et peut-être bientôt intégrés au parc de leur base. Il devine comme eux les enjeux liés à l'existence d'un escadron de pilotes de chasse composé uniquement d'afro-américains. Il voit s'exprimer le racisme ordinaire, ainsi que les idées puantes du KKK reprises par un ou deux militaires. Il perçoit la pertinence des choix narratifs de l'auteur qui peut ainsi mettre en évidence les conflits socio-culturels au travers de ses personnages, de manière adroite, au second plan. Ennis ne joue pas sur la dramatisation, ce qui donne plus de force et de conviction à ce qui est montré, et ce qui rend encore plus terrible et réelle la scène de retour au pays, après la fin de période militaire. Ce récit est à ranger parmi les chefs d'œuvre d'histoire de guerre écrits par Garth Ennis, en particulier aux côtés de Dear Billy (2009, dans la série Battlefields) avec Peter Snejbjerg. Simon Coleby effectue un travail remarquable de reconstitution historique et de direction d'acteurs. Garth Ennis fait preuve d'une écriture en retenue très rigoureuse, entièrement au service de Reggie Atkinson, sans pitrerie, extraordinaire autant pour l'évocation de l'histoire de cet escadron, que pour le contexte et les enjeux socio-culturels de l'époque.

10/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Léopoldville 60
Léopoldville 60

Bref, la grande histoire passée au tamis de la petite. - Ce tome est le deuxième de la série consacrée à Kathleen Van Overstraeten, en termes d’ordre de parution, et également le deuxième, à ce jour, par ordre chronologique de sa vie. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par Patrick Weber pour le scénario, Baudouin Deville pour les dessins et l'encrage, Bérengère Marquebreucq pour la mise couleurs, qualifiée de mise en lumière, c’est-à-dire la même équipe que celle des quatre autres albums de la série : Bruxelles 43 (paru en 2020), Sourire 58 (paru 2018), Berlin 61 (paru en 2023), Innovation 67 (paru en 2021). Ce tome comporte cinquante-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de huit pages, agrémenté de photographies, intitulé Le Congo belge et Léopoldville, retour dans des mondes disparus, découpé en plusieurs articles : une page de contexte rédigée par Patrick Weber, Une histoire de femmes et d’homme, de noirs et de blancs, L’ombre de Tintin, Petit guide de Léopoldville (L’hôtel Memling, le jardin zoologique, le marché indigène, le musée indigène, l’aérogare, la statue de Stanley, la statue de Léopold II, le quartier indigène), l’enjeu de l’uranium, un voyage secret, la manne de l’uranium, Indépendance cha-cha, témoignages d’époque (un second pilote de la Sabena, un steward), 30 juin 1960 indépendance du Congo et après. Dernier article : une interview de Robert Van Michel chef de secteur de la Sabena à l’époque, intitulée le pont aérien Sabena de 1960 une odyssée humaine. À bord d’un vol Bruxelles-Léopoldville, l’hôtesse de l’air Kathleren Ovserstraeten répond à l’appel d’un passager qui souhaite encore avoir un scotch whisky. La responsable du vol Francine Merckx lui indique discrètement de lui méfier de cet oiseau, car quelque chose lui dit qu’il lui faudra beaucoup plus qu’un scotch pour se rafraîchir le gosier. Kathleen doit le servir car le client est roi, mais s’il dépasse les limites madame Merckx se fera un plaisir de lui rappeler les vertus de la sobriété. Le client est satisfait et il tend sa carte à Kathleen lui précisant qu’il descend à l’hôtel Regina et que si le cœur en dit à la jeune femme, ce sera à son tour à lui de lui offrir un verre. La discussion se poursuit ensuite entre madame Merckx et Kathleen dont c’est le premier vol à destination de l’Afrique. En janvier 1960, à Léopoldville, Célestin Bembé est reçu par Pierre Stevens et Arsène Jeanmart qui lui proposent le poste de contrôleur de gestion pour leur agence de Boma. Bembé répond de manière véhémente que c’est très généreux de leur part, mais qu’il ne peut pas accepter. Il ajoute qu’ils ne comprennent pas ce qui se passe ici : bientôt c’est eux qui le solliciteront pour un emploi, car ce pays est aux Africains ! Ils le congédient, ce qui n’atteint pas Bembé convaincu que l’histoire est en marche. Le soir, à la mine d’or d’Uvira au sud Kivu, un individu s’introduit subrepticement sur le site et cloue un masque de sorcier sur la porte du bâtiment principal. En découvrant ce masque le lendemain, les ouvriers africains refusent de travailler dans la mine. Comme pour les autres albums, les auteurs ont choisi une année clé dans l’histoire de la Belgique : l’indépendance du Congo belge a été déclarée le 30 juin 1960, après avoir été une colonie depuis le 15 novembre 1908, soit pendant cinquante-deux ans. Dans son introduction au dossier en fin d’ouvrage, le scénariste précise la nature de cette bande dessinée et son ambition : cet album n’ambitionne pas de porter un jugement sur l’entreprise colonisatrice, sur sa fin et encore moins sur ce qu’il est advenu du Congo depuis son indépendance. Les historiens n’ont pas fini de se pencher sur ces épisodes souvent tragiques et toujours contrastés de la saga nationale congolaise. À travers l’héroïne Kathleen apparue dans l’album Sourire 58, les auteurs ont voulu présenter les événements de 60 sous un angle particulier. Simple et individuel, d’abord parce tous les épisodes historiques se vivent d’abord d’un point de vue personnel. Dans les deux camps, comment les protagonistes ont-ils eu peur ou faim ? Quels étaient leurs regrets ou leurs espérances ? Leurs joies et leurs peines ? Bref, la grande histoire passée au tamis de la petite. De fait, la narration présente les choses elles sont, ou plutôt comme elles étaient, à la fois en termes de représentation visuelle, et en termes de relations sociales, sans révisionnisme politiquement correct. Par exemple, les Congolais appellent les métropolitains par le terme de Bwana, et réciproquement les blancs parlent des Évolués pour désigner la classe moyenne noire qui s’européanisa au Congo belge. Comme dans les autres tomes, le positionnement des dessins dans un registre réaliste et descriptif apparenté à la ligne claire s’avère parfait pour montrer les choses, pour donner à voir des quartiers de Léopoldville, les véhicules, les tenues vestimentaires. Tout commence avec une vue magnifique du d’un avion de la Sabena en plein vol : un Douglas DC6, avion quadrimoteur utilisé par la Société Anonyme Belge d'Exploitation de la Navigation Aérienne, compagnie aérienne nationale belge (1923-2001). Le lecteur garde les yeux grands ouverts pour ne rien perdre : une vue extérieure de l’hôtel Memling à Léopoldville, les wagonnets de la mine d’or d’Uvira, plusieurs artères de la capitale congolaise, les belles voitures, quelques restaurants, la statue de Henry Morton Stanley (1841-1904, journaliste et explorateur) dans le site de son ancien camp retranché, le jardin zoologique de Léopoldville, un bar dans le quartier indigène de Bandalungwa, le musée de la vie indigène, l’aéroport d’Elisabethville à Katanga, des demeures dans le quartier blanc, des maisons dans un quartier indigène, l’avenue Baron van Eetvelde, une séquence dans la brousse, le marché indigène, les bureaux de la Sabena, et un des cinq Boeing 707 affectés à la Sabena pour l’évacuation. La richesse du récit permet également au lecteur de prendre le temps de passer par une rue de New York, plusieurs rues de Bruxelles et même un café pris à l’hôtel Métropole sur la place De Brouckère où se trouve la fontaine Anspach, l’aéroport de Zaventem, une pharmacie bruxelloise pour faire le plein de produit anti-cafards. Les auteurs respectent leur note d’intention et l’Histoire se vit à hauteur d’être humain. Le lecteur retrouve avec plaisir Kathleen Overstraeten et son amie Monique. L’artiste reste dans un registre de type ligne claire, avec un degré de simplification dans leur représentation, tout en conservant un bon niveau de détails, avec une physiologie spécifique pour chacun, des tenues vestimentaires appropriées et en accord avec leur personnalité, et une direction d’acteur de type naturaliste. De temps à autre, une expression de visage peut être un peu exagérée, pour accentuer une émotion, une fois de temps en temps pour un effet comique. Le dessinateur accorde la même valeur à chaque être humain, quelle que soit son origine, ce qui fait ressortir le comportement condescendant au mieux, méprisant au pire des colons, envers les évolués et les non-évolués. La coloriste effectue un travail remarquable de mise en lumière, utilisant avec à propos les aplats de couleurs pour apporter une forte consistance à certaines zones détourées, pour ajouter une forme d’ombrage à d’autres pour accentuer le relief. Elle conçoit une palette restreinte spécifique à chaque séquence pour rendre compte de l’ambiance lumineuse, et de l’environnement, plutôt urbain ou plutôt végétal. Comme à son habitude, le scénariste entremêle une reconstitution historique avec une intrigue romanesque, et une fibre sentimentale. La reconstitution historique visuelle est complétée par de nombreuses références dans les dialogues : le nzombo (plat de poisson fumé), le moambe (plat préparé à base de chair de noix de palme à laquelle on rajoute la viande et les condiments), le terme Évolué (terme utilisé pour décrire la classe moyenne noire qui s’européanisa au Congo belge), Henry Morton Stanley (1841-1904, journaliste et explorateur), les scheutistes (congrégation religieuse missionnaire fondée à Scheut en 1862 par le prêtre Théophile Verbist, 1823-1868). L’intrigue romanesque comprend une composante d’espionnage industriel, avec manipulations, agitations et même un enlèvement. D’un côté, le lecteur retrouve cet ingrédient présent dans chaque tome de la série ; de l’autre, il s’agit d’une réalité historique générée par l’intérêt économique et stratégique pour un minerai bien particulier et essentiel dans l’histoire de cette colonie et du pays colonisateur. Dans ce tome, l’histoire personnelle des protagonistes se développe de manière organique, que ce soit Kathleen devenue hôtesse de l’air, ou les parents de son amie Monique installés à Léopoldville, ou encore la relation amoureuse de Monique avec Célestin Bembé. Le lecteur apprécie la référence à l’album Sourire 58 (2018) au cours duquel les deux jeunes femmes s’étaient liées d’amitié. Il identifie du premier coup d’œil un autre personnage présent dans ce précédent album, créant ainsi une continuité légère qu’il n’est pas indispensable de connaître pour apprécier le récit. Les personnages blancs représentent la majorité des protagonistes avec des dialogues, pour autant les Africains sont également présents et ils ne sont pas cantonnés à de la figuration en arrière-plan. Le dossier en fin d’album s’avère agréable à lecture, facile d’accès, tout en fournissant des compléments et une ouverture sur d’autres dimensions de la colonisation qui ne pouvaient pas être exposés dans l’histoire principale faute de place. Ce deuxième album de la série par ordre de parution s’avère une excellente réussite, tout comme le premier. Les auteurs réalisent une bande dessinée de grande qualité, avec une narration visuelle de type ligne claire très réussie, une histoire mêlant Histoire, intrigue d’espionnage, enjeux personnels aussi bien sociaux qu’émotionnels, pour évoquer la période complexe de la fin d’une colonie belge avec un point de vue à hauteur d’être humain.

10/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Par la force des arbres
Par la force des arbres

Le chêne, pas les chaînes - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2023. Il s’agit d’une transposition en bande dessinée du roman du même nom avec la participation de son auteur Édouard Cortès comme coscénariste, en équipe avec Dominique Mermoux coscénariste, et qui réalise également les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quatorze pages de bande dessinée. Dans le Périgord noir, dans une forêt en bordure d’un château et d’un village. À six mètres de hauteur, Édouard Cortès vit seul dans les branches d’un chêne. C’est le printemps. Il est entré dans sa cabane pour un long séjour de silence. Perché dans un arbre, il a la ferme intention de renaître avec lui. Il va nicher dans cette cachette construite de ses mains. Entre quatre branches, l’abri de bois et de verre le protège des regards et du bruit. Un lieu rare. Inespéré dans son état. Il se sentait fatigué du monde d’en bas et de lui-même, il est donc monté là-haut. Les autres, sans doute aussi, s’étaient lassés de lui. Il entreprend une métamorphose à l’ombre des forêts. Il veut voir à hauteur d’arbre. Ce 21 mars 2019 au matin, il a étreint sa femme Mathilde et ses deux enfants, enfilé ses bottes, supprimé ses comptes sur les réseaux sociaux, envoyé promener mille cinq cents amis invraisemblables pour en garder quatre ou cinq vrais. À presque quarante ans, il a beaucoup de doutes sur ses certitudes et peu de convictions sur ses illusions. Éloigné des hommes, il est décidé à arracher tout ce lierre qui l’étouffe. Quand la mort approchera, il aimerait pouvoir répondre sans crainte : A-t-il eu assez d’audace pour suivre son étoile ? Toute une civilisation est née dans l’humus des chênes du Quercy : c’est à leurs racines que se cache la truffe noire qu’il aime à caver avec son chien. C’est dans ce berceau de France, celui des souterrains médiévaux de Paluel, de la Vierge noir de Rocamadour, des duels du hussard Fournier, de Tounens roi de Patagonie, des expéditions de Larigaudie, des noix et des arbres truffiers qu’il a planté ses souvenirs d’enfance. Les faunes et les sylvains l’ont lié au pays De la servitude volontaire. Cet ancrage lui a-t-il accordé une certaine latitude dans ses chemins ? La lecture de La Boétie l’invite à plonger dans le vert. Le chêne pas les chaînes. Février. Un mois et demi plus tôt. L’idée de l’arbre lui a été soufflée par Cyrano. Il relisait un soir Rostand, s’attachant à la bravoure de son cadet de Gascogne comme à une caresse. Dans la dernière scène, il agonise. Il ne veut personne pour le soutenir. Le seul recours que M. de Bergerac s’autorise, c’est un tronc. Pour appuyer ses alexandrins, il touche l’écorce et trouve l’énergie des derniers vers, concluant en allant s’adosser à un arbre, et exigeant que personne ne le soutienne, rien que l’arbre ! Au matin, Édouard avait filé vers la forêt à dix kilomètres de sa maison. Un seul objectif : trouver son arbre. Il agissait par habitude, selon son principe : penser l’action, vivre comme il pense. Cette forêt, il la connaît bien pour s’y être perdu. Cette bande dessinée constitue l’adaptation d’un roman autobiographique, avec la participation de l’auteur, racontant son expérience de vivre dans un arbre au milieu d’une forêt, du 21 mars 2019 au 24 juin de la même année. Une décision simple : s’éloigner du monde pour prendre du recul, une forme de retraite, mais pas dans un monastère ou un ashram, au milieu de la nature dans les branches d’un arbre. Le lecteur peut ainsi l’accompagner dans les quelques semaines qui précèdent son installation dans son arbre, ou plutôt la cabane qu’il a construite dans le chêne qu’il s’est choisi, dans quelques retours en arrière quand il était éleveur de brebis, par deux fois dans son enfance, et dans son quotidien durant ces trois mois passés en hauteur. Il ne s’agit pas d’une retraite en ermite : il voit ses enfants et son épouse chaque dimanche car ils viennent manger avec lui. Vers la fin de son séjour, trois amis viennent passer une soirée avec lui et dormir dans sa cabane. Le récit présente l’organisation de ses journées avec son programme quotidien : sport, méditation, toilette, petit déjeuner, écriture, lecture, ménage, déjeuner, vaisselle, observation, activités manuelles, sport, dîner, harmonica, lecture. Il présente également l’agencement de sa cabane située à six mètres en hauteur : Au nord son vestiaire sur une étagère. Au centre du faîtage, une fenêtre de toit, ouvrable et assez large pour le laisser sortir. Il peut ainsi danser sur les tuiles de bois ou fuguer dans les branches hautes quand l’envie lui en prend. Fenêtre sur le ciel pour, de son lit, rêver les yeux ouverts. Et tous les jours ce puits de lumière inonde son habitat, panthéon miniature à la coupole de bois. Son lit mezzanine s’élève à un mètre et demi plus haut que le plancher. À l’est, vers le soleil levant, un oratoire sur une étagère : un crucifix, une icône de saint David dit le Dendrite (ermite retiré dans un arbre), deux bougies, du papier d’Arménie. Au nord-est, la cuisine : poêle et casserole, un deuxième banc-coffre avec la vaisselle usuelle et les condiments. À côté une petite cuisinière à gaz. Côté sud, son bureau et un tabouret. Sur l’étagère à mi-hauteur, des bocaux de verre (pâtes, riz, noix, fruits secs), son harmonica, des appeaux. Les livres de chevet : Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, L’enfer de Dante, Les pensées de Marc-Aurèle. À l’ouest, le coin toilette : un miroir, une bassine en zinc, deux jerricans d’eau potable, un banc-coffre avec des outils. Côté sud-ouest, une petite terrasse qui s’avance dans le vide. Une branche maîtresse la soutient souplement. La corde permettant de monter les objets lourds ou encombrants. Au soleil le réservoir pour la douche. Ainsi, il peut vivre en autonomie, allant s’approvisionner en eau avec son âne et se nourrissant de provisions amenées avec lui, et de végétaux qu’il récupère. Le lecteur fait vite l’expérience que l’adaptation en BD reprend des portions du livre, rendant le récit copieux, instaurant un rythme de lecture posé. Dans le même temps, la bande dessinée commence par trois pages muettes. Cette adaptation ne se contente pas de montrer en images ce qui faisait l’objet de descriptions dans le livre, et de reprendre le flux de pensée de l’auteur, ses réflexions, ses ressentis. Il s’agit bien d’une bande dessinée, avec des cases disposées en bande ou d’une manière plus libre, sans bordure, et des séquences racontées par une narration visuelle. Le lecteur n’éprouve pas la sensation que les images reprennent des éléments déjà présents dans le récitatif. Le ressenti de la lecture atteste de la concertation entre l’auteur et le bédéiste pour adapter le roman. Régulièrement, la narration visuelle prend le dessus : un dessin en pleine page pour un cerf et une biche, la vue en coupe de la cabane, le déplacement pour aller chercher de l’eau, les activités de la journée, l’observation d’un cerf à la jumelle, une nuit d’orage en deux pages sans texte et le constat des dégâts au petit matin, l’utilisation d’une loupe de botaniste et ce qui apparaît alors, une pleine page pour une belle nuit étoilée, le déplacement d’un sanglier, l’observation d’une biche et de son faon, etc. L’artiste effectue un travail remarquable pour tous les éléments sylvicoles, botaniques et relatifs à la faune. Le lecteur comprend qu’Édouard Cortès dispose de connaissances sur la flore et la faune, et qu’il a emmené des livres pour continuer à se cultiver sur le sujet. Le lecteur peut ainsi voir représenté de nombreuses essences d’arbres (if à deux têtes, houx fragon, chêne, hêtre, tilleul, châtaigner, sorbier des oiseleurs, érable champêtre, merisier, alisier), d’arbustes (noisetier, houx, genévrier, cornouiller sanguin, prunelier, au sol le lierre) et des micro-plantes (hypne cyprès, dicrane en balais, sphaigne des marais). Les rencontres avec des animaux sont également nombreuses, à commencer par les oiseaux (rouge-gorge, geai des chênes, sitelles torchepots, mésanges bleues, pic épeiche, loriot), quelques insectes et coléoptères (fourmis, hanneton, imago du citron, aeshna cyanea, etc.). Ainsi que des animaux : âne, renard, loup, lapin, brebis, écureuil, sanglier, un rapace qui fond sur un pigeon ramier, etc. Dominique Mermoux réalise des dessins un registre réaliste et descriptif avec un petit degré de simplification. La mise en couleurs s’apparente à de l’aquarelle, avec un côté doux, rehaussant les reliefs, et filant une ambiance lumineuse tout du long d’une scène. Il utilise un ton brun – sépia pour les séquences du passé. L’auteur décide donc de se retirer du monde pour se déconnecter du flux incessant, et pour retrouver la sérénité qui l’a abandonné après qu’il ait dû liquider son affaire d’élevage. Ce séjour hors du monde lui permet de considérer la vie d’un arbre, ainsi que tout l’écosystème dont il fait partie. Il va évoquer ou développer des aspects divers : le cavage, le modèle qu’il souhaite donner à ses enfants en tant que père, le formicage, le cycle de l’eau à travers l’arbre et la fonction de climatiseur en période chaude, la médiocrité des objets du quotidien conçus pour devoir être rachetés sans fin, l’isolation des individus, l’affection moderne qu’est l’immédiateté, le chêne qui sacrifie ses branches les plus basses pour mieux se développer (Abandonner un peu de soi, laisser mourir certaines branches pour avancer.), la volonté de vivre (Dans ces instants, ce n’est pas de quitter la vie qui demande du courage, mais de puiser des forces pour la conserver.), le développement de la forêt française, la notion de bonheur (Mais le bonheur, n’est-ce pas d’accepter de n’être jamais absolument consolé ?), etc. Il fait le constat et l’expérience des merveilles de la nature, de l’interdépendance des différentes formes de vie d’un écosystème, de l’absurdité toxique de certaines facettes de la société de consommation. Dans le même temps, le lecteur voit que la démarche de cet homme ne relève pas de l’utopie de l’autarcie, car il continue d’utiliser des objets produits industriellement, et son séjour a une fin programmée. Une adaptation de roman réussie, qui aboutit à une vraie bande dessinée, et pas un texte illustré. Le lecteur partage la vie quotidienne, ses découvertes et les pensées d’Édouard Cortès effectuant une retraite du monde, sous la forme de trois ans passés dans une cabane qu’il a construite dans les branches d’un chêne. La narration visuelle emmène le lecteur dans cet environnement, le rendant témoin du quotidien dans toute sa banalité, et son unicité, à prendre conscience ou découvrir la flore et la faune, leurs interactions, leur interdépendance. Il ne s’agit pas d’une forme de retour naïve à un état de nature primitif, mais de prendre le temps d’observer la nature et de vivre à son rythme. Une lecture riche et apaisante.

09/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Walk me to the corner
Walk me to the corner

Cela arrive souvent qu’on désire ce qu’on ne peut pas avoir. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021 pour la version française, de 2020 pour la version originale. Il a été réalisé par Anneli Furmark pour le scénario, les dessins et les couleurs, traduit du suédois par Florence Sisask. Il comporte deux-cent-vingt pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une citation de Leonard Cohen., un extrait de la chanson Hey that’s no way to say goodbye, qui donne son titre à l’ouvrage. Elise avait toujours cru que c’était une affaire de maîtrise de soi. C’était une soirée comme les autres. Le chat était couché à une distance respectueuse et ronronnait nonchalamment. Ses ronronnements s’arrêtaient puis reprenaient de plus belle. Du rez-de-chaussée lui parvenaient les jurons lancés par Henrik, occupé à décaper de vielles fenêtres qu’il avait dénichées et avec lesquelles il pensait construire une serre l’été prochain. Peut-être une vitre s’était-elle cassée. Elise avait consulté la sélection que Netflix lui avait créée tout spécialement pour elle. Mais pour qui me prennent-ils ? pensait-elle. Que savent-ils de moi, au juste ? Elise s’était mise à regarder quatre séries différentes qui l’avaient toutes rapidement ennuyée. Elle éprouvait une sorte de manque, cherchait à se rappeler la dernière fois qu’elle avait été captivée par quoi que ce soit à la télé. Le petit symbole indiquant l’arrivée d’un message surgit alors sur l’écran de son portable. Pourvu que ce soit elle, pourvue que ce soit elle, se répéta-t-elle. C’était bien elle. Elles s’étaient rencontrées dans une fête et s’étaient frôlées toute la soirée. Sans pouvoir engager la conversation. Il y avait une foule d’importuns autour d’elles. Cela n’empêchait pas Elise d’être intéressée, au contraire. Dagmar Janson Wright également, peut-être. Elise savait maintenant que tel était son nom. Tout rapprochement s’était avéré d’autant plus difficile qu’Elise avait été frappée d’un accès de timidité aussi inattendu qu’intense. Elise et Dagmar échangent quelques mots, la première sur un article que la seconde a lu, et cette dernière sur son métier d’otorhinolaryngologiste. Elles finissent par s’enlacer chastement l’espace de trois secondes pour se dire au revoir. Elise se tient dans la salle de bains et s’examine attentivement. Ses moindres imperfections lui sautent aux yeux. Ses rondeurs, ses pâleurs. Comme une ado peu sûre d’elle, elle voudrait tout changer. Pourrait-elle jamais se montrer nue à qui que ce soit d’autre ? se demande-t-elle. À quelqu’un qui ne serait pas Henrik ? Lui qui n’avait jamais prononcé le moindre mot désobligeant sur son physique. Ni rien de gentil non plus. Pas depuis plusieurs années, en tout cas. Non, de toute manière, il ne serait question de nudité avec quelqu’un d’autre ! Son imagination lui jouait des tours, voilà tout. Ces derniers temps, de nouvelles lignes profondes étaient également apparues sur son visage. Henrik, Elise disait que jamais, au grand jamais elle ne le quitterait. Une histoire d’amour ordinaire : une femme de cinquante-six ans, mariée depuis vingt-trois ans à un homme qu’elle aime, deux fils adultes et indépendants Felix et Leonard, tombe amoureuse d’une autre femme de son âge, en couple avec une compagne Jenny et parents de deux filles. En même temps, une histoire d’amour qui sort un peu de l’ordinaire du fait de l’âge de l’héroïne, du confort émotionnel et affectif de son mariage, du chemin tout tracé menant à la vieillesse et à son déroulement sans histoire. Le récit passe par les phases attendues : la valse des hésitations, la passion entre ces deux femmes, le choc pour Henrik le mari d’Elise, et la remise en cause de leur union, les rencontres à l’hôtel, le tourbillon émotionnel, le développement d’un amour à l’identique de celui de personnes plus jeunes. Les dialogues par SMS (Mais comment faisait-on pour communiquer avant ?), l’attrait de la nouveauté, le partage de choses appréciées (par exemple au travers de playlists, comprenant, entre autres, Hey, that’s no way to say goodbye, extrait de Songs of Leonard Cohen de 1967, A case of you, extrait de Blue, le premier album de Joni Mitchell en 1971), l’achat du premier cadeau (un parfum) qui ne rentre pas forcément dans le budget, les rencontres dans des lieux neutres éloignés du foyer familial respectif, la question du divorce qui remet en cause de nombreuses années de vie en commun, de bagages accumulés, de souvenirs partagés, le risque de tout perdre, la possibilité de retrouver la capacité d’être amoureuse, d’éprouver de la passion, mais aussi l’envie que le calme revienne à n’importe quel prix, ainsi que la sérénité. D’un point de vue narratif, la bande dessinée commence sous la forme de trois cases par page, les unes au-dessus des autres, et du texte en vis-à-vis. D’une certaine manière, le lecteur peut avoir l’impression que les images ne font que montrer une partie de ce qui est indiqué dans le texte. Cela change dès la troisième page alors que la conversation s’engage entre Elise et Dagmar, avec des phylactères. En page vingt-six commence une séquence muette, de quatre pages, durant laquelle la narration s’effectue exclusivement par les images. En fonction de la nature de la scène, l’autrice choisit son mode de narration visuelle, entre le texte illustré et la bande dessinée plus traditionnelle pour une narration séquentielle classique. Elle croque les personnages de manière simplifiée, sans chercher à les rendre jolis ou beaux, avec des traits de contours un peu grossiers tout en étant assurés. Il n’en découle pas une apparence infantile, mais plutôt une forme de ressenti, donnant la sensation de correspondre à l’état émotionnel d’Elise. Le lecteur observe également que les deux tiers de la narration se déroule dans des scènes de dialogue, et que l’artiste sait varier les plans de prise de vue, entre les gros plans, avec des plans plus larges montrant l’occupation de l’interlocuteur, le lieu où il se trouve. Le lecteur a vite fait de se prendre de sympathie pour ces êtres humains normaux, avec un langage corporel mesuré et expressif à bon escient. La narration visuelle emmène également le lecteur dans des lieux variés : le salon d’Elise et Henrik, leur chambre avec le lit conjugal, la chambre d’ami avec un lit une place, la salle de bains, la soirée où Elise rencontre Dagmar, le train, le bureau d’Elise, une plage, les rues d’une ville, une pelouse à l’ombre d’un châtaigner, deux balades en forêt, un carton de déménagement, le nouvel appartement d’Elise. La dessinatrice s’affranchit parfois de représenter les arrière-plans, pendant une séquence entière (la rencontre entre Elise et Dagmar) pour insister sur le fait que toute l’attention des personnages est focalisée sur les autres personnes présentes. Elle dose savamment les éléments représentés, les vues globales ou les détails : le lit deux places dans son entièreté ou une partie d’une patère. Le lecteur prend vite conscience également de l’usage personnel de la mise en couleurs. Le début baigne dans des tons gris-bleu, puis une teinte verdâtre leur succède. Des touches de couleurs apparaissent de temps à autre. Les nuances de gris reviennent. Un jaune délavé et triste pour la baignade. Du vert plus vif pour les promenades dans la nature, l’artiste passant alors en mode couleur directe. Le lecteur se rend compte qu’elle utilise ces teintes en mode expressionniste pour refléter l’état d’esprit émotionnel ou affectif d’Elise, son ressenti du moment, ou celui qu’elle éprouve en repensant à un moment du passé. Petit à petit, sans en avoir conscience, le lecteur est gagné par ces états d’esprit, le sien devenant en phase avec celui d’Elise, ce qui génère une forte empathie comme s’il avait accès à son intimité émotionnelle. Le lecteur se sent entièrement impliqué dans cet amour qui remet en cause la vie toute tracée et bien établie d’Elise. Il ne s’attend pas à de grandes révélations ou à un psychodrame : la vie suit son cours, tout en ayant dévié de celui le plus probable, sans heurt. Une histoire très classique, tout en étant unique parce qu’elle concerne ce personnage étoffé et pleinement développé aux yeux du lecteur et dans son cœur. La rencontre avec Dagmar a ranimé la passion dans son cœur et celle-ci s’accompagne de changements inéluctables. Plus que cela, elle éprouve la seule certitude de la vie : le doute. Pourra-t-elle concilier cette relation extraconjugale avec son mariage ? Quel sera le prix à payer ? Elle va apprendre à découvrir ce nouvel être cher, mais aussi elle va devoir apprendre comment gérer de nouvelles situations, de nouvelles démarches, ce qui représente un défi tout aussi grand. Tout du long, elle n’a aucune certitude de retrouver un bonheur équivalent à celui qu’elle pensait assuré avec son époux, construit pendant vingt-trois ans de mariage. Une histoire d’amour pour une épouse fidèle âgée de cinquante-six ans : voilà une histoire racontée avec une belle sensibilité. Une narration visuelle qui transmet organiquement l’état d’esprit d’Elise, sans chercher à l’enjoliver, créant tout naturellement une relation intime et délicate avec le lecteur. Une histoire banale et unique : pas un drame mais une remise en question d’un avenir assuré, le retour des émotions accompagnant la passion amoureuse, et en même temps le doute sur cette relation, sur son avenir. Touchant et émouvant.

07/10/2024 (modifier)
Couverture de la série Furieuse
Furieuse

J'ai trouvé cette lecture très atypique, originale et pleine de créativité. Pourtant j'ai commencé par râler fortement contre un vocabulaire très relâché en début d'album pour un "tous publics". Puis au fur et à mesure de la quête d'Ysa, en s'éloignant du château genre crade de son père Arthur tout change. C'est une des trouvailles ingénieuses des auteurs qui donnent de la force à la parole et à la pensée d'Ysabelle dès qu'elle s'affranchit de l'ambiance nauséabonde des villes du royaume. Les auteurs s ingénient à mélanger les références littéraires. On peut évidemment retrouver un détournement de la légende du roi Arthur mâtinée d'une scène du Seigneur des anneaux avec la déchéance du roi qui se jette dans le vide. De plus il n'est pas interdit de retrouver les malheurs de la Cunégonde de Candide à travers les affres de la condition féminine des siècles durant. On peut y lire un petit conte philosophique à la portée du plus grand nombre (Tous publics, non ?). Monde réussit une construction très pointue avec un rythme, des rebondissements et des surprises du début à la fin du récit. Il y ajoute de nombreuses touches d'humour avec ce dialogue très drôle entre Ysa et son épée (et d'autres). Comme le dessin de Mathieu Burniat est très moderne avec la tête d'Ysa parfois en mode Garulfo à la fois expressive et comique. Malgré un nombre de pages important, on ne s'ennuie jamais. Il faut souligner que Burniat réussit à contourner le scabreux de certaines situations grâce à beaucoup d'humour dans son dessin (encore tous publics ok j'arrête). Une lecture pleine d'humour, d'intelligence, d'originalité et de créativité. Un vrai régal.

07/10/2024 (modifier)
Par Jetjet
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Les Navigateurs
Les Navigateurs

Il semblerait que l'ami Alix aime les accroches d'introduction aussi en voilà une : sans une p@@@in de conjonctivite, j'aurais dévoré ce récit d'une seule traîte tellement je l'ai trouvé fascinant ! En effet, se pénaliser l'oeil droit par une pommade antibiotique n'aide pas à une lecture sereine. Pourtant un seul suffit à admirer les dessins de Stéphane De Caneva et à savourer l'histoire prenante concoctée une fois de plus par le génial Serge Lehman. Leur travail commun sur le fascinant Metropolis (Delcourt) était amplement suffisant pour me précipiter dans ma librairie favorite sur ce livre. Et quel joli objet entre les mains ! Dos toilé, couverture dorée rappelant les éditions Hetzel pour Jules Verne et titre mystérieux, tout est réuni pour une évasion totale et dépaysante : contrat largement respecté ! Ce ne sera pas une surprise mais la seule facilité est de reprendre un peu les ficelles de L'Homme gribouillé en entremêlant un quotidien ordinaire avec un soupçon de....... rêverie (afin d'éviter tout spoil et de rester cohérent). La présentation de cette bande de copains d'enfance aux destinées différentes dans un passé qui me parle (je dois avoir peu ou prou le même âge que les protagonistes et partage leurs goûts musicaux) sur une trentaine de pages est tout simplement accrocheuse. L'arrivée de Neige au sein de cette bande apporte le charme nécessaire. C'est à l'aube de leur quarantaine lorsque cette dernière disparait brutalement que l'histoire principale prend son envol définitif avec l'enquête liée qui donne une lecture différente de la ville de Paris, un soupçon d'investigations dignes de Lovecraft et un maître mot : l'amitié et la rupture d'une vie rangée. Comme déjà écrit plus bas par Pol, l'intensité ne retombe jamais, les rebondissements fusent et la mécanique tourne du tonnerre. De Canépa ose même dans les dernières pages un style graphique en noir et blanc encore plus intense qui m'a même fait décrocher la machoire. Ok j'ai eu mal aux yeux mais ça valait largement le détour, voici à coup sûr un des meilleures lectures de cette rentrée 2024. Il y a encore probablement plein de bons livres à venir mais il y aura pour moi un avant et un après "Navigateurs". Et ce n'est pas une fichue conjonctivite qui m'en aura gâché le plaisir. Au contraire, elle m'aura permis de lire ceci en deux soirées et donc d'en ressentir 2X plus de délectation.

06/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Astonishing Spider-Man & Wolverine - Une erreur de plus
Astonishing Spider-Man & Wolverine - Une erreur de plus

Aventure distrayante et imaginative - Ce tome comprend les 6 épisodes de la minisérie parue en 2011. Il peut se lire indépendamment de la continuité de Spider-Man et de Wolverine. Au Crétacé, Peter Parker s'est fait un bandana avec la partie rouge de son costume. Il s'est fabriqué une lunette d'observation qui lui permet d'apercevoir la météorite qui va transformer les dinosaures en espèce disparue. Dans son antre, il a capturé plusieurs espèces d'araignées qu'il a mises en cage. Et il s'adonne à la sculpture sur bois, pour représenter à chaque fois le même visage d'une jeune femme (Sara Bailey). Devant l'annihilation imminente de son écosystème, il va rendre visite à Logan qui règne sur une tribu de primates (un peu trop proche d'hominidés pour être honnête à l'époque du Crétacé). Peter se souvient que tout a commencé quand Wolverine et lui se sont interposés lors d'un braquage de banque, perpétré par The Orb (Drake Shannon) et ses hommes de main, pour dérober d'étranges diamants. Cette situation sortant de l'ordinaire va projeter les deux superhéros dans différentes époques, sans rime ni raison. Ils auront bien du mal à reprendre le dessus. Attirer de nouveaux lecteurs est un défi sans cesse renouvelé pour les deux grands éditeurs que sont Marvel et DC Comics dont les revenus dépendent de l'exploitation de personnages bénéficiant (ou traînant derrière eux) plusieurs dizaines d'années de continuité. Régulièrement ils tentent de nouvelles initiatives pour aller chercher ces clients potentiels qui ne lisent pas de comics. Au début des années 2000, Marvel décide de proposer des histoires faiblement connectées à la continuité en les repérant par l'adjectif Astonishing (ce qui est le cas de cette histoire, ou de Astonishing X-Men ou Astonishing Thor). La mission de Jason Aaron : raconter une histoire divertissante, mettant en avant Spider-Man et Wolverine, sans se perdre dans les méandres d'une continuité plusieurs fois décennales. Mission accomplie : Aaron balade ses deux superhéros d'une situation rocambolesque inventive à l'autre, avec une décontraction éhontée très agréable. Jason Aaron va piocher de ci de là dans les recoins de l'univers Marvel pour alimenter son récit haut en couleurs. Il n'hésite pas à s'autoréférencer avec The Orb qu'il avait déjà remis au goût du jour dans Ghost Riders - Heaven's on fire. Et ce personnage est aussi grotesque et bancal que bien mis en valeur. C'est avec la même maestria qu'il propose des versions loufoques ou menaçantes selon les cas de différents personnages Marvel, connus ou méconnus (tel que le passage gratuit de Devil Dinosaur ). Pour les connaisseurs de l'univers partagé Marvel, il s'agit d'autant de clins d'œil savoureux, pour les autres ces éléments ajoutent à l'exotisme du récit. En prime, Aaron va également piocher un personnage connu pour occasionner le genre de désagréments subis par Spider-Man et Wolverine et en profite pour glisser subrepticement et discrètement un petit métacommentaire assez savoureux sur l'industrie du divertissement (dont font partie les comics et donc celui que le lecteur est en train de lire). Les six épisodes sont dessinés par Adam Kubert, encrés par Mark Morales (épisodes 1 et 2) et Mark Roslan (épisodes 3 à 6). Je ne suis pas un grand admirateur d'Adam Kubert dont je trouve le style assez fade, malgré des postures ou des compositions de cases parfois intéressantes. Ici, force m'est de reconnaître qu'il est dans une grande forme. Le lecteur retrouve son style caractéristique et ses tics de composition, et de rendus des contours. Mais entraîné par la vivacité du scénario et les situations inventives, Adam Kubert imagine des visuels qui retiennent l'attention par leurs détails et leur ambiance générale. Même si son rendu des décors reste imprégné d'une once de naïveté premier degré, elle sied bien à ces situations improbables. Le regard de Kubert transcrit l'émerveillement nécessaire à ces aventures plus grandes que nature. Certes l'antre de Peter Parker au Crétacé n'a rien de réaliste, mais elle dégage une ambiance en adéquation avec cette situation extraordinaire. Adam Kubert rend l'apparence de Orb au premier degré, ce qui transforme une idée ridicule (un œil géant à la place de la tête) en un élément bizarre et dérangeant. De même la description factuelle de l'ersatz de costume de Spider-Man dans l'épisode 2 le rend à la fois digne de respect et ridicule. Pour une fois Kubert s'intéresse également aux décors qui ont une importance majeure dans l'histoire du début jusqu'à la fin (avec une petite baisse uniquement dans l'épisode 5). Cet investissement de temps dans le dessin des décors permet au lecteur de continuer à s'immerger dans les différents endroits aussi improbables soient ils. Sur un ton léger et badin, Aaron assaisonne grand spectacle, péripéties rocambolesques, sans oublier une interaction savoureuse entre ses deux superhéros, dans la plus pure tradition des couples mal assortis. Il joue aussi bien sur le registre de la comédie humoristique, que sur des sentiments plus profonds sans être exacerbés ou téléphonés. Impossible de bouder son plaisir à la lecture de cette histoire de superhéros bien ficelée, sans être compliquée, référentielle sans être indémêlable, pleine de vie avec un peu de profondeur de temps en temps.

06/10/2024 (modifier)
Par Johanne
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Adieu mon royaume
Adieu mon royaume

J'ai beaucoup aimé ce roman graphique dont les 8 "contes" et les destins des 8 heros singuliers se déroulent simultanément dans un Royaume medieval imaginaire. Le graphisme est vraiment tres riche, parfois tres ciselé mais fluide, raccord avec l’imaginaire medieval. Les dialogues sont musicaux, l’histoire étrange fait réfléchir et donne envie d’y revenir. Les couleurs originales et la bichromie par personnage rythment le récit. Une BD qui sort du lot.

06/10/2024 (modifier)
Par Lyon55
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Chez Adolf
Chez Adolf

Ces 4 albums constituent un pur chef d’œuvre. L'éternelle question "qu'aurai je fait si j'avais été jeune majeur en 1940" est magistralement traitée au travers des aventures de cet allemand lambda Karl Stieg. Le plus surprenant peut être est de découvrir que ces aventures n'en ont que le nom puisqu'il s'agit ici de la version, sans doute romancée, de véritables destins. Le dessin est très agréable, très fouillé et très précis. Le scénario est impeccable et les couleurs inspirantes. Je ne peux que conseiller l'achat des 4 volumes de la série. Bravo aux auteurs.

06/10/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Killing Joke (Batman - The Killing Joke/Rire et Mourir/Souriez !)
Killing Joke (Batman - The Killing Joke/Rire et Mourir/Souriez !)

Le sens de la vie selon le Joker - Ce tome est la réédition version luxe (grand format et nouvelle mise en couleur) d'un comics de 46 pages paru en 1988. L'histoire commence avec Batman qui se rend compte que le Joker s'est échappé une nouvelle fois d'Arkham. À partir de ce point de départ le lecteur est invité à assister aux exactions sadiques du Joker perpétrées à l'encontre de James et Barbara Gordon, à la confrontation qui s'en suit avec Batman et à découvrir l'une des origines possibles du personnage. Les exégètes estiment qu'Alan Moore n'était pas au meilleur de sa forme quand il a écrit ce scénario. Néanmoins le personnage du Joker et sa psychologie sont admirablement bien rendus. La folie destructrice du Joker est palpable, ses exactions font naître un vrai malaise et une répulsion horrifiée chez le lecteur. Batman est sombre et ténébreux à souhait, même si Alan Moore bafoue quelques traditions comportementales (par exemple il entre par la porte au lieu d'utiliser les fenêtres). Cette histoire se situe bien au-dessus du reste de la production et elle mérite sans conteste sa place parmi les 10 meilleures histoires de Batman. De plus les atrocités commises par le Joker envers Barbara Gordon ont imprimé une marque indélébile sur ce personnage, sur Gotham et sur l'univers DC en général. À eux seuls, les dessins de Brian Bolland font gagner ses cinq étoiles à cette histoire. Ce dessinateur rare réalise des planches d'une beauté exquise et d'une méticulosité à nulle autre pareille. Chaque expression faciale est travaillée pour devenir unique, chaque posture trouve l'équilibre parfait entre le caractère du personnage et l'efficacité de l'action, sans tomber dans le maniérisme. Chaque planche bénéficie d'une composition étudiée, privilégiant l'efficacité et la sobriété, sans tomber dans le tape-à-l'œil. Chaque case est d'une finesse extrême. C'est un délice rare pour les yeux. Cette édition est dite Deluxe pour les raisons suivantes. (1) Brian Bolland a refait la mise en couleur en adoptant des tons plus nuancé et moins criards. (2) Il a retouché une partie des dessins en particulier en supprimant l'ovale jaune qui servait de fond à la chauve-souris sur le costume de Batman. (3) Certains croquis et esquisses préparatoires ont été insérés à la fin du volume. (4) Une autre histoire de Batman (8 pages) illustrée par Brian Bolland a été mise en couleurs et intégrée. (5) Le format adopté est plus grand que celui des comics traditionnels. La découverte ou la relecture de cette histoire permet de découvrir le sort de Barbara Gordon et de rencontrer un Joker inquiétant, dérangé, sadique, fou, voulant à tout prix imposer sa vision de la vie à son ennemi de toujours.

05/10/2024 (modifier)