Vraiment très surpris de tous les avis négatifs.
On parle d’une BD ciblant un public d’enfants, avec il me semble des avis négatifs par des adultes.
Je raffole des dessins, des jeux de mots (même si leur force diminue avec le nombre de tomes), et des scénarios intéressants. Avec les derniers tomes, il y a quand même un moins bien, mais on ne s’en lasse pas !
C’est une BD décalée et un peu loufoque, mais qui entraîne les petits dans un domaine de la science-fiction impossible. Ça reste un jour peut être réalisable; Tintin me semble des fois très éloigné du possible.
C’est pour ça qu’il faut savoir être joyeux. Et savoir sourire…
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Ce tome constitue une biographie de Germaine Richier (1902-1959) qui ne nécessite pas de connaissance préalable de l’œuvre de la sculptrice. La première parution de l’ouvrage date de 2023. Il a été réalisé par Olivia Sautreuil pour les dessins et les couleurs présentes dans les dix dernières pages, par Laurence Durieu pour les textes, avec la collaboration de Sandra Tosello. Il comprend cent-soixante-trois pages de bande dessinée. Il se termine avec une photographie de Germaine Richier, un lexique de quinze termes (Assy, buste, Bourdelle, document, espace, famille, gravure, hybride, modèles, Otto Bänninger, photo, René de Solier, Saint-Tropez, triangulation, 36 avenue de Châtillon), une bibliographie sélective de neuf ouvrages, catalogues d’exposition et textes, et enfin des remerciements.
Paris, musée d’art moderne, 9 octobre 1956 : ouverture d’une exposition consacrée aux œuvres de la sculptrice Germaine Richier. Jean Cassou, conservateur du musée, débute son discours. Il indique que la sculptrice est l’artiste le plus complet qui soit, doué d’une bouleversante imagination poétique. Sa technique est la technique de la nature. Partout elle perçoit un mouvement biologique. Son art est une initiation aux mystères. Art dur, art métallique, art de la métamorphose, où le noir et le blanc tendent à la couleur. Femme de tête qui, de sa terre ensoleillée et féconde en herbes odorantes, a reçu en don les plus robustes vertus vitales. Le petit groupe déambule parmi les pièces de l’exposition, entre les statues, et Richier interrompt le conservateur pour indiquer qu’elle doit dire bonjour à une vieille amie. Elle va se positionner devant la sculpture La Sauterelle et lui parle en la caressant : quel chemin parcouru ! Derrière elle, deux femmes échangent leurs impressions : Ces sculptures sont vraiment impressionnantes du tourment, de la radicalité. L’autre indique que ça la met mal à l’aise. Sa copine la reprend : elle espère qu’elle ne va pas lui parler d’eczéma sculpté, comme dans cet article assassin qu’elle vient de lire. Quelle vision ! Elle imagine l’énergie déployée pour l’imposer.
Castelnau-le-Lez, printemps 1912. La jeune Germaine est en train de se promener dans la nature. Elle remarque une sauterelle qu’elle parvient à capturer dans ses mains. Elle lui parle pour la rassurer : elle veut juste l’observer. L’insecte lui répond : elle lui demande d’ouvrir sa main, car elle ne s’enfuira pas. Enfin, de l’aise pour ses pattes ! Elle continue : Germaine vient ici tous les jours et elle a fini par la connaître. D’ailleurs ne devrait-elle pas être à l’école au lieu d’arpenter la garrigue ? Germaine répond qu’elle aussi a des pattes, qu’ici elle respire la liberté, que ce qu’elle aime c’est le parfum des rochers, des oliviers desséchés par le vent, les bois cassants, les bords du Lez, et le Prado avec la maison de sa famille. Elle ramasse encore quelques petits cailloux, des cocons et morceaux d’écorce et elle rentre. Le souper va être servi. Sa mère s’enquiert de savoir où elle était encore passée, car l’éducation ce n’est pas qu’à la maison. Germaine aimerait bien pouvoir choisir son professeur, un qui leur apprendrait des choses mystérieuses. Et puis, ce n’est pas à l’école qu’elle rencontrerait une si belle sauterelle, une magicienne dentelée.
Une bande dessinée biographique utilisant une structure très classique : une scène introductive attestant de la renommée de l’artiste, de son importance culturelle grâce à un discours d’une autorité en la matière, puis un retour à l’enfance pour raconter sa vie suivant un fil chronologique, jusqu’à son décès et une rétrospective posthume à Antibes, à partir du 17 juillet 1959. Les autrices mêlent les principaux moments de sa vie d’artiste et les principaux moments de sa vie personnelle. L’enfance à se promener dans la garrigue, à ramasser des brindilles et des cocons et à faire la rencontre d’une sauterelle. La représentation des personnages s’inscrit dans la tradition de la ligne claire avec des contours et des visages un peu simplifiés, une approche descriptive, avec un bon niveau de détails, des visages expressifs. Le lecteur peut voir les costumes très formels de ces messieurs, les toilettes plus variées des femmes, les vêtements tout simples de Germaine enfant et son entrain, sa curiosité, son émerveillement devant ce qu’elle découvre. Par comparaison, il voit que la représentation de la nature se charge plus en aplats de noir, avec des formes plus complexes, des aspérités, des volumes, des reliefs. Dans cette séquence d’enfance, le lecteur comprend que la future artiste assouvit sa curiosité dans le milieu naturel où elle vit, ce qui construit sa personnalité et ses goûts.
Au printemps 1914, à Arles, à l’occasion de la fête des gardians, son père l’emmène admirer la cathédrale et le cloître Saint-Trophime, avec le tympan et l’archivolte sculptés du portail, et les galeries avec ses sculptures. La dessinatrice s’investit pour rendre compte de l’impression que peut faire le tympan finement ouvragé, les différentes sculptures, en jouant sur le noir & blanc, en inversant le contraste pour certaines cases, c’est-à-dire des traits de contour blancs sur fond noir. Dans cette séquence également, les autrices choisissent de mettre en scène comment cette visite s’imprime de manière indélébile dans l’esprit de l’enfant, générant ou au moins nourrissant son imaginaire et cristallisant sa vocation. La narration visuelle montre cet instant de manière subjective, comme le ressent Germaine. À plusieurs reprises, le lecteur peut ainsi voir le monde par les yeux de la sculptrice : la densité du feuillage des arbres d’alignement devant les Beaux-Arts de Montpellier, les décorations sculptées de l’opéra de Marseille, le feuillage des arbres de la nouvelle maison des Richier à Mudaison, ses mains travaillant la matière de ses têtes sculptées, ses œuvres successives alternativement des masses noires parcourues de traits blancs ou l’inverse. La dessinatrice ne cherche pas à réaliser une représentation de nature photographique des œuvres de la sculptrice, mais à faire apparaître la structure et l’élan qui les sous-tendent, en les rattachant aux éléments naturels qui inspirent la créatrice, à ces morceaux qu’elle peut inclure dans ses œuvres et qu’elle qualifie de documents.
Le fil de la biographie suit le déroulement de la vie de Germaine Richier : journées passées à l’atelier de Charles Amans à Castelnau-le-Lez, pensionnat Veyziat à Montpellier, études aux Beaux-Arts à Montpellier, montée à Paris en 1926 pour essayer de rencontrer Émile-Antoine Bourdelle (1861-1929), passage par l’atelier de Robert Coutin (1891-1965), rencontre puis mariage avec Otto Bänninger (1897-1973), ouverture de son propre atelier, première exposition, séjour en Suisse dans sa belle-famille à partir de 1939 prolongé pendant la durée de la seconde guerre mondiale, retour à Paris après la guerre, et poursuite de sa carrière avec créations dont la Pomone (1945), l’orage (1947/48), l’ouragane (1949), le Christ d’Assy (1950), le berge des Landes (1951), le Tombeau de l'orage (1957), l'Ombre de l'ouragane (1957), la montagne (1957). Le lecteur peut ainsi se découvrir le déroulement de la vie de cette artiste, et une partie de ses créations, parmi les plus célèbres. Les autrices n’adoptent pas un ton hagiographique : elles rendent compte des éléments constitutifs de sa vie.
Cette bande dessinée évoque à grands traits la formation de sa vision artistique qui trouve ses racines dans son enfance. Elle aborde de manière tout aussi rapide ce qui fait l’originalité et la personnalité de ses œuvres, tout d’abord avec le discours introductif du conservateur, puis avec une phrase rapide de quatre personnalités : Brassaï (Gyula Halász, 1899-1984), Francis Ponge (1899-1988), René de Solier (1914-1974), Georges Limbour (1900-1970). Les autrices mentionnent le principe d’hybridation. Elles consacrent dix pages à la commande, la réalisation et la réception du Christ d’Assy, une commande des pères Couturier et Devémy qui font bâtir une nouvelle église dans les Alpe, une modeste église de montagne, qu’ils décorent avec les œuvres de Roualt, Bonnard, Matisse, référant des génies sans foi que des artistes croyants sans talent. La sculpture est instrumentalisée par monseigneur l’archevêque d’Annecy, ce qui débouche sur la querelle de l’art sacré.
Les autrices se lancent dans la biographie d’une sculptrice ayant marqué le vingtième siècle avec le projet de la présenter. La narration visuelle navigue entre deux modes. Une forme de ligne claire immédiatement accessible pour les éléments biographiques, constituant une solide reconstitution historique. Et une forme plus expressionniste pour les éléments artistiques et la manière dont Germaine Richier regarde et perçoit le monde, ce qui permet au lecteur de se faire une idée sur la sensibilité que la sculptrice exprime à travers ses créations. Elles ont pris le parti de prendre un point de vue sur l’inspiration de ces créations, à la fois dans la jeunesse de Richier, et dans le traumatisme de la seconde guerre mondiale et de l’hécatombe provoquée par la bombe atomique. Le lecteur ressort de cet ouvrage avec la curiosité de pouvoir contempler ces œuvres par lui-même, et l’avantage de disposer ainsi de deux guides qui ont déjà effectué un travail de transmission, de passage pour lui permettre de les aborder en ayant déjà eu un aperçu de l’esprit qui les a engendrées.
Je suis toujours ravi quand une BD me donne envie de mettre comme seul commentaire : lisez-la, et qu'elle me fait fermer ma gueule. Parce que je pourrais l'ouvrir tout grand pendant des heures sans pour autant arriver à expliquer ce qu'il faudrait, l'essentiel restant uniquement de la lire.
Mais essayons un peu ...
Parlons de ce dessin, magnifique avec un mélange de gravure sur bois et de dessin au crayon, quelques touches de couleurs hautement symboliques. De ces cases où s'empilent des allégories, des métaphores, des dessins d'après photo, des textes. De ces longues et grandes planches, pour comprendre l'enfermement.
Parlons de cette histoire, de l'humanité qui s'en dégage. De cet homme enfermé, de cette femme libre, de leur correspondance, de tout ce qu'elle découvre petit à petit : l'injustice dans la justice, la violence dans la répression, la prison, l'autre monde ...
Parlons des sujets traités : l'art, la rédemption, la justice, l'humanité, le racisme. Les questions qui restent après lecture : comment peut-on justifier une telle violence envers ceux qui l'ont eux-mêmes exercés. Le questionnement de ce qu'on veut comme société, nous mettre face à ces choix difficiles que souvent on évacue sous le tapis, laissant d'autres s'en préoccuper.
Et si je dois dire une dernière chose, c'est que cette BD nous met le nez dans cette question, nous oblige à nous la poser : que voulons-nous comme justice ? La BD rappelle qu'aujourd'hui une majorité des français sont favorables au retour de la peine de mort. Cette BD nous crie que cette question décide du sort d'êtres humains. Et qu'il ne faut pas, jamais, considérer que c'est une question légère.
Une BD indispensable. Une BD profondément humaine.
Bande dessinée d’idées ou une idée de la bande dessinée ?
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Ce tome contient un récit autobiographique complet, s’appréciant mieux avec une connaissance élémentaire du réalisateur Jean-Luc Godard et de quelques-unes des caractéristiques de ses films. Sa parution initiale date de 2023. Il a entièrement été réalisé par Philippe Dupuy. Il comprend cent pages de bandes dessinées, certaines en noir & blanc, d’autres en couleurs. Il se termine avec une liste de référence des films cités ou évoqués dans l’ouvrage : Visages villages (2017) d’Agnès Varda & JR, Orphée de Jean Cocteau (1889-1963), ainsi que dix-neuf films de Godard : À bout de souffle (1960), Le petit soldat (1960), Une femme et une femme (1961), Vivre sa vie (1962), Les carabiniers (1963), Le mépris (1963), Bande à part (1964), Alphaville (1965), Pierrot le fou (1965), Masculin féminin (1966), Made in USA (1966), Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967), Week-end (1967), One + One (1968), Vladimir et Rosa (1970), Passion (1982), Prénom Carmen (1983), Je vous salue Marie (1985), Novelle vague (1990). Cette page référence également une citation de Robert Redeker provenant d’un entretien donné par JLG aux Cahiers du cinéma le dix-huit septembre 2019, et en page soixante-dix-neuf une évocation d’œuvres de Paul Klee, Edgar Degas, Pablo Picasso, Henri Matisse, Auguste Renoir, Amadeo Modigliani, Vincent van Gogh
Philippe est en route pour aller voir JLG. Enfin, disons plutôt qu’il est en route pour ne pas le voir. On plus précisément, il veut s’assurer qu’il ne le verra pas. Un jour il est tombé sur une citation de Godard. Celui-ci déclarait que s’il savait dessiner, il y aurait beaucoup de dessins. C’est quelque chose que le cinéaste regrette, ça, d’avoir oublié. Il savait un peu dessiner, et puis il n’a pas pratiqué ça ; et aujourd’hui il a un peu la flemme, mais il aimerait bien savoir dessiner, même pas habilement comme les dessinateurs de bandes dessinées, sans talent, mais dessiner à peu près correctement, dessiner quelque chose, il pense qu’il s’en servirait beaucoup. Déclaration faite dans Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Albatros, 1980.
Au volant de sa voiture, Philippe a conduit sur l’autoroute, franchit des villes, des villages, des forêts, d’autres villes, des routes pour automobiles le long d’un pont avec des arches, d’une suite de poteaux électriques, d’un mur antibruit, et enfin il a pris la sortie pour Rolle. Dans cette commune de Suisse du canton de Vaud, il parcourt les rues très tranquilles. Il cherche la maison de JLG : la trouver ou pas ? Il repense à la fameuse scène du film d’Agnès Varda dont tout le monde lui parle dès qu’il dit qu’il va aller à Rolle pour essayer de voir Godard. Dans Visages Villages, Varda et le coréalisateur JR s’arrêtent devant la maison de Godard : ils ne voient pas de sonnette, c’est fermé à clé. JR toque à la porte. Pas de réponse. Varda remarque un mot posé sur la porte : À la ville de Douarnenez, Du côté de la côte. Elle comprend qu’il évoque la mémoire de son époux Jacques Demy.
Charles Dupuy et Philippe Berberian ont formé un duo réalisant des bandes dessinées à quatre mains pendant vingt-cinq ans de 1985 à 2009, comme les séries Henriette, Monsieur Jean, ou Boboland. Puis, ils s’en sont allés chacun de leur côté, le dernier réalisant des œuvres plus aventureuses comme J’aurais voulu faire de la bande dessinée (2020), Peindre ou ne pas peindre (2021), Mon papa dessine des femmes nues (2022). La couverture avec son esthétique très particulière peut rebuter : prééminence de graphies irrégulières et hétéroclites, collage de petits dessins proches de l’esquisse. La quatrième de couverture s’apparente à un format de bandes dessinées, formulant explicitement les réticences du potentiel lecteur : encore un biopic, Godard est insupportable, incapacité à voir un seul de ses films jusqu’au bout. En page soixante-sept, l’auteur met en scène des réactions de lecteurs à sa bande dessinée : Qui aime entrer dans un album de BD comme on enfilerait des vêtements confortables à force d’être usés va être désarçonné. Difficile de mettre des mots sur des albums échappant à toute étiquette. Graphisme très rudimentaire. On a l’impression d’avoir un story-board entre les mains, avec des dessins corrigés grossièrement au Tipp-ex. Inclassable. Dessin faussement jeté. C’est un livre difficile et prétentieux. Ces dessins malhabiles faits de la main gauche avec cette justification… Ça pose le livre du côté d’un art conceptuel qui gave toujours. Ça fait poseur. C’est une bande dessinée à la frontière. Plus de questions que de réponses. Le lecteur sourit en se disant que ces objections peuvent être transposées aux films de Godard. Quelle étrange envie également de raconter une rencontre qui ne se fait pas. Au fil des réflexions de l’auteur, le lecteur relève encore le constat de Dupuy : le voilà sur un malentendu, au beau milieu d’un livre en forme d’interrogation qui prend des allures de labyrinthe. Et les remarques d’un avatar du cinéaste s’adressant à Dupuy : En fait vous vous dîtes que vous faîtes là un livre foutraque. Foutraque et égaré. Mais arrêtez donc de vous excuser. Vous craignez qu’il soit incompréhensible ? Et alors ? Dîtes-vous que ce sont parfois les autres qui sont incompréhensibles.
Ainsi bien conscient de ses a priori sur la narration visuelle et sur le thème en lui-même, le lecteur sait qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même d’avoir choisi une telle bande dessinée, et qu’il s’y lance en toute connaissance de cause. Tout du long de ces cent pages, il va retrouver des marques et des artefacts de la réalisation artisanale de l’ouvrage : une pince double clip pour la page de titre pour montrer qu’il s’agit d’une pile de feuilles mises ensemble, un fond légèrement grisé pour chaque feuille pour évoquer un papier d’une qualité pas parfaite (vraisemblablement les photocopies authentiques et non retouchées des pages réelles) ; des dessins malhabiles avec des contours pas assurés et tremblotants, des textes écrits sans ligne bien droite, des mots en majuscule pour les faire ressortir, des mots parfois écrits au feutre rouge ou bleu, des petits rectangles de papier comme collés sur la page, quelques minuscules photographies au gros grain, incorporées au petit bonheur sur une page ou une autre, des graphies expérimentales évoquant un psychédélisme bon marché, une longue séquence muette sous influence onirique ou flux de pensées (pages 24 à 38), des éléments schématiques, etc. Et pour autant, les pages se lisent toutes seules, sans difficultés, sans problème de déchiffrage, ou de logique séquentielle d’une case à l’autre.
Le bédéiste maîtrise sa narration visuelle, même si l’apparence peut paraître malhabile. Le lecteur identifie aisément tout ce qui est représenté : les différentes zones traversées en voiture pour se rendre à Rolle, les conversations avec un avatar de Jean-Luc Godard dans un café, dans une barque sur le lac, dans son musée imaginaire, dans son bureau, l’extrait du film Visages Villages, la séance de dédicaces, l’évocation de l’état d’esprit de l’enfance, la reconstitution d’une scène du film Le mépris (1963), etc. En consacrant un peu d’attention, le lecteur relève la maîtrise des techniques de narration visuelle : des plans de prise de vue sophistiqués pour rendre visuellement intéressantes des conversations entre deux personnages assis, le recours au collage, la mise en œuvre de symboles jouant parfois sur les formes, parfois sur les couleurs pour relier entre eux des éléments distants de plusieurs pages, la déconstruction du dessin de la silhouette humaine sous forme d’ellipses rouges et de cercles bleus, quelques images conceptuelles allant jusqu’à l’abstraction, le jeu sur la forme des cases jusqu’à les transformer en des cubes, c’est-à-dire des éléments en trois dimensions qui s’assemble ou se bousculent sur la page en deux dimensions, de courtes expressions inscrites dans la perspective d’un dessin comme pouvait le faire Steve Ditko, des dessins minuscules accolés les uns aux autres, avec les mots dissociés disposés dans une colonne à part ou en dessous, un escalier en spirale rappelant la structure en double hélice de l’ADN, des facsimilés de tableaux classiques, etc.
Le lecteur accompagne l’auteur dans un voyage qu’il devine destiné à l’échec : d’ailleurs la visite futile d’Agnès Varda l’annonce, surtout en se disant qu’elle est plus légitime que Dupuy pour imposer ou même solliciter cette visite au réalisateur. La solution narrative s’impose d’elle-même : introduite par la citation Déjà la fiction l’emporte sur le réel (extrait de Made in USA), Philippe Dupuy commence par discuter avec un autre lui-même, tous les deux assis à la même table dans un café, puis JLG lui-même entre dans ce café et s’assoit à une autre table, indiquant explicitement à Dupuy qu’il n’est pas là, pas plus qu’ils ne sont deux. Tout cela, c’est quelque chose que le bédéiste fait parce ça l’arrange, c’est ce qu’on appelle un procédé. Il s’engage ainsi une discussion interne sous une forme de discussion entre personnages, dans différents lieux. Le lecteur voit que l’auteur met en scène sa démarche d’apprivoisement du créateur Jean-Luc Godard, au travers de ses œuvres, de quelques interviews et déclarations, de ce qu’il lui est possible de percevoir pour décortiquer sa démarche créative, son mode d’expression artistique, et, plus difficile, ce qu’il exprime, ce qu’il fait. Philippe Dupuy se montre un narrateur prévenant, même s’il craint d’être incompréhensible. Par ce mode de dialogue entre ses interrogations d’auteur et les créations du cinéaste, il fouaille sa démarche artistique, avec une honnêteté remarquable et une intimité pudique, une humilité sincère en se comparant à un monstre sacré en la matière, sans renier le caractère intellectuel de sa démarche. Il l’assume avec une citation de Simone de Beauvoir, dans Les mandarins (1954) : Je suis une intellectuelle. Ça m’agace qu’on fasse de ce mot une insulte : les gens ont l’air de croire que le vide de leur cerveau leur meuble les couilles.
Une bande dessinée qui n’est pas pour tout le monde : c’est une évidence dès la couverture, et il suffit de lire le titre ou de la feuilleter pour en avoir la certitude. Pour autant, il s’agit d’une lecture très accessible, facile même. L’apparence hasardeuse et bâclées des dessins se dissipe dès la première séquence : la narration visuelle s’avère solide et fluide, avec la mise en œuvre de nombreux outils spécifiques à la bande dessinée, en toute simplicité. Un auteur parle de sa recherche de sens dans sa démarche artistique en imaginant un dialogue avec l’un des auteurs les éminents du vingtième siècle. À l’opposé d’un pensum vaniteux et stérile, le lecteur voyage dans un questionnement essentiel et vrai, sur le sens à donner ou à rechercher à son métier, à l’acte de s’exprimer, à la façon de s’extraire des schémas habituels, un peu comme Edmond Baudoin peut questionner les modalités d’expression dans Le corps collectif : Danser l’invisible (2019).
Après lecture de ces deux tomes, on se rend compte que Pizza Roadtrip n’était qu’une entrée de choix (appétissante et fort réussie) mais le plat de résistance le voici !
Cha et Eldiablo remettent donc le couvert avec ce récit exceptionnel sur bien des points. Il y avait fort longtemps que je n’avais pas été aussi surpris autant par une histoire aussi originale que par son traitement graphique : j’ai rarement autant ressenti une harmonie parfaite entre le scénario et sa mise en scène.
Parler de l’histoire m’est par contre bien plus compliqué. Il y aura donc les gens qui auront gouté à ce récit et qui savent au vu des avis précédents qu’on est devant une œuvre atypique mais il y a les curieux comme moi avant cette lecture qui n’aimeraient pas qu’on en dévoile trop tant le plaisir de la découverte se veut ludique et attractif.
Il s’agit essentiellement d’un face à face entre deux êtres que tout oppose : le mal absolu d’une part et sa nemesis. La conversation va amener bien des explications au rythme élevé sous forme de flashbacks sur plusieurs époques au parti graphique différent : estampe orientale, traitement rétro, image doublée ou couleurs kitsch et j’en passe : il y en a pour tous les styles. Chacune de ces histoires pourrait presque être pris à part comme une anthologie regroupée par un fil rouge mais cela permet de construire la légende autour du personnage principal.
Personnage principal au traitement vraiment inédit et original : déjà j’ai peu de souvenirs d’avoir eu connaissance d’un tel antagoniste et la construction du récit rappelant fortement celle du film « Usual Suspects », on sent les influences pulp comme de contes pour enfants d’Eldiablo qui livre ici probablement à mes yeux son meilleur travail avec Monkey Bizness.
Quant au dessin de Cha, s’il ne paraissait pas adapté à l’origine vu la gravité du récit (certaines scènes sont à déconseiller pour leur traitement graphique et leur cruauté), l’autrice s’en sort haut la main en appliquant une touche et une mise en scène inédites ! Depuis Pizza Roadtrip, je ne doutais en aucun cas de son travail mais après avoir reposé ce livre, je ne peux même plus m’imaginer un autre dessin que le sien et ce n’est pas un mince compliment.
Ajoutons à cela quelques twists (dont un dernier que je n’avais pas vu venir malgré les indices posés ici et là) relançant constamment l’intérêt de cette lecture et on tient ici un ouvrage qui fera date et met les crocs au sens propre comme figuré. D’ailleurs, Eldiablo comme Cha, si vous m’entendez : remettez le couvert s’il vous plait : ON A FAIM !
Il ne me reste qu'une chose à faire : me mettre en jachère.
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Cette bande dessinée correspond à un journal réalisé sur le thème de la ménopause de l'autrice. La première édition date de 2017 dans les Pays-Bas, et de 2023 pour la version française. Il a été réalisé par Francine Oomen, autrice complète et, scénario & dessins, également autrice de nombreux ouvrages pour jeunes enfants et pour adolescents. Cet ouvrage compte deux-cent-quarante pages.
Elle se présente : Francine Oomen. Jusqu'à l'âge de cinquante-deux ans, elle était une mère, une fille, une amoureuse, une auteure à succès de livres pour enfants et une jongleuse émérite. Elle pouvait garder toutes ses quilles en l'air les doigts dans le nez… Mais un jour, une par une, elles se sont écrasées sur le sol. Il ne lui restait qu'une seule chose à faire : se mettre en jachère. Ce livre est le récit de cette aventure. À 52 ans, elle en avait ras-le-bol d'être elle. Cerveau en compote. Pas de doute, soit elle avait fait un AVC, soit elle était atteinte de démence précoce. Peut-être les deux. Ses neurones étaient à peu près dans le même état que ceux de sa mère, 87 ans, qui était en maison de retraite et tout à fait dingo. Quelques exemples. Un jour, Francine avait retrouvé son téléphone dans le congélo (il fonctionnait encore). Une autre fois, ses clés avaient atterri dans une chaussure (Logique non ? On rentre chez soi, on retire ses chaussures et on balance ses clés dedans). Sa carte de crédit ? Elle l'avait fait bloquée, paniquée, avant de s'apercevoir qu'elle était dans la machine à laver. Elle était foutue. Chez elle, au bout de trois pas, elle oubliait ce qu'elle voulait faire. Pas moyen de se souvenir du nom des gens et des mots les plus ordinaires.
En pleine tirade enflammée, il arrivait même à Francine d'oublier ce qu'elle voulait dire. Trou de mémoire ! Son sens d'orientation (enfin, le peu qu'elle en avait) s'était volatilisé. Flippant… Surtout que ça a faisait forcément penser à sa mère. Tout ça ne l'angoissait pas qu'un peu. Mais il y avait pire. Parfois, assise à sa table de travail, elle ne se souvenait plus de quoi parle son bouquin. Impossible de réfléchir. Son cerveau, son terrain de jeu favori, pédalait dans la choucroute. Avant, écrire un chapitre lui prenait une heure. À présent, une semaine ! Tout ça pour un piètre résultat. Ça empirait chaque jour ! Mais elle n'osait en parler à personne. En face de son éditrice qui lui propose de jeter un œil au planning de l'année suivante, Francine fait le décompte : trois livres, magazine, promo, site web, merchandising, signature du contrat, oui, oui. Parfait, pas de problème. Parfait ? Pas de problème ? Pendant des mois, elle réussit tant bien que mal à donner le change. du moins, elle l'espérait. Elle fournit des excuses de plus en plus minces, tout en s'inquiétant régulièrement de ne pas savoir où elle a rangé son téléphone portable. Sans parler des doutes à n'en plus finir à propos des choses les plus insignifiantes. Faire les courses ? Et une fois au magasin impossible de retrouver son porte-monnaie. Ou le code de sa carte.
Le titre s'avère très explicite, et l'autrice commence par se présenter avec une note d'humour dépréciateur sur le premier rabat intérieur. Puis elle se met en scène en train de chercher un titre, quelque chose avec le mot ménopause. Elle se lance alors dans la description de son état à cinquante-deux ans : un cerveau en compote et la grosse inquiétude d'être atteinte de sénilité précoce, ce dont souffre sa mère à cette époque. le lecteur constate qu'il ne s'agit pas vraiment d'une bande dessinée, plutôt d'un texte illustré, ou de courtes phrases par groupe de deux ou trois avec un dessin en correspondance en vis-à-vis, à raison de trois par page en moyenne. L'autrice a choisi de conserver un facsimilé de pages de cahier avec des lignes horizontales en fond de chaque page, et ce tout du long de l'ouvrage, avec quelques exceptions. Sur ce fond qui fait penser à un cahier de notes avec un vague relent scolaire ou appliqué, elle se dessine dans un registre simplifié, avec un trait de contour assez fin, un peu irrégulier, et une mise en couleurs de type aquarelle, généralement des personnages comme collés sur la page, sans arrière-plan. Elle utilise une écriture de type manuscrite, sans être cursive, des phrases courtes, un style plutôt oral et vivant, que très écrit. Son avatar et les autres personnes représentés présentent des caractéristiques faisant parfois penser à des adultes avec des mimiques d'enfant : émotion se lisant sur le visage, posture ou mouvement pas tout à fait maîtrisé, réaction infantile, ce qui rend la lecture très agréable, amenant souvent un sourire sur le visage du lecteur, avec un effet irrépressible d'empathie.
Étrangement ce parfum d'enfance véhiculé par la forme narrative correspond parfaitement à la sensation de désemparement éprouvée par l'autrice confrontée aux symptômes et aux effets de la ménopause. Voilà que sa vie bien ordonnée, sa rigueur professionnelle, ses capacités mentales, sa physiologie sont remises en question, la plongeant dans l'incompréhension, la confusion et la détresse de ne plus rien contrôler, d'être à nouveau soumise à des impondérables arbitraires qui lui donnent la sensation d'être diminuée, d'être le jouet d'un corps déréglé dont elle ne peut que subir le comportement erratique. En fonction de la phase qu'elle traverse, qu'elle soit en train de subir, ou qu'elle soit en train de passer par l'un ou l'autre état du processus de changement en cherchant comment s'y adapter, l'artiste peut changer de registre visuel de manière très libre. Ainsi le lecteur peut découvrir des pages avec des dessins en noir & blanc, une petite illustration en bas de page, en dessous d'une liste de mot écrits en gros caractère pour insister sur leur intensité (un jeu sur la forme d'écriture), un collage d'une image sur la page de carnet, des mots tapés à la machine et comme découpé dans de petits rectangle pour être collés sur la page, juste trois silhouettes (mère Tapedur et ses deux factotums Marteau & Enclume) en ombre chinoise, une vingtaine de petites silhouettes disposées sur quatre lignes en train de faire des exercices de yoga (de type ashtanga), un dessin en surimpression sur une page de texte de type livre, une peinture en pleine page, des paysages peints en double page ne laissant pas apparaître les lignes du cahier, une photographie de l'autrice jeune enfant, une photographie de la main droite de l'autrice, un facsimilé de la carte de la Grande Prêtresse dans un jeu de tarot pour illustrer un texte de Rachel Pollack (1945-2023), des dessins de type botanique représentant une fleur à différents stades de développement, la photographie d'un seau rouge, des facsimilés de l'application Tinder sur téléphone, une photographie de la boîte de peinture à l'eau utilisée par l'artiste, des pages de recettes de confiture, un labyrinthe, un mots croisés, quelques visuels récurrents comme un cachalot ou une éruption volcanique, etc.
Le lecteur ne risque pas de s'embêter à la lecture, avec l'inventivité visuelle de l'artiste, et le ton gentiment auto-dépréciateur. Francine Oomen n'est ni dans le défaitisme, ni dans la colère, en fait son développement n'est pas construit sur le principe du changement en cinq étapes (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation), il suit une autre structure. Elle expose son expérience de la ménopause, au travers de son cas personnel, sans rien généraliser. À l'occasion d'une étape ou d'un thème identifié, elle peut évoquer les connaissances médicales sur le sujet. Par exemple, un des premiers chapitres pose la question : Quand est-ce que ça commence ? Elle indique que pour son cas personnel, ça a commencé avant l'arrêt des menstruations, et que ces règles se sont manifestées à quelques reprises de manière erratique, avec une force imprévisible (par exemple, un soir au restau, où elle en avait jusqu'au milieu du dos). Elle évoque ces manifestations physiologiques de manière factuelle, les dessins simplifiés, avec leur touche humoristique, dédramatisant tout, et évitant toute impression désagréable ou vulgaire pour le lecteur. Dans le fil de la narration, elle évoque également une facette de sa vie psychique, plus particulièrement la forme et la personnalité que prend la petite voix intérieure qui la pousse à agir, personnifiée par une vieille dame, surnommée Mère Tapedur, et flanquée de deux factotums Marteau & Enclume.
Cette manière de raconter sa propre ménopause la rend très personnelle et indissociable du caractère de l'autrice, de son histoire personnelle, de sa construction, de son fonctionnement psychologique. Les changements générés par la ménopause s'apparentent parfois à des bouleversements, ayant des conséquences à court terme (la mémoire, les bouffées de chaleur qui la rendent incapable de faire quoi que ce soit sur l'instant), et à long terme. C'est ainsi qu'elle doit lutter contre une propension irrépressible à la procrastination, alors qu'elle était un véritable bourreau de travail, que sa compagne la quitte du fait de son changement de caractère. D'autres événements de la vie continuent de se produire pendant ce temps-là, comme le décès de sa mère, ou le départ des enfants qui prennent leur autonomie pleine et entière. L'humour de Francine fait des merveilles. Que ce soit une boutade en forme de devinette. Qu'y a-t-il de pire qu'une femme en pleine ménopause ? Bingo ! Deux femmes en pleine ménopause… (sans oublier son écho deux cents pages plus loin, avec une réponse alternative : Bingo ! Une femme ménopausée avec un ou plusieurs ados.). Ou que ce soit son analyse des catégories Tinder homme : Exhibant un poisson. Exhibant ses tatouages. Levant le pouce. Buvant l'apéro, souvent en levant le pouce. Prenant un selfie dans l'ascenseur ou dans la salle de bain. Posant devant un intérieur hideux. Faisant l'idiot devant une statue. Faisant l'idiot sans statue. Avec un chapeau dernier cri et une guitare. En voiture, ceinture attachée. Pas intéressé par les coups d'un soir. Replet, affalé sur un transat, le bidon rond comme un ballon (+ pouce levé, apéro, chapeau dernier cri). À bord d'une grosse cylindrée, d'un bateau, d'un avion qui ne lui appartient pas. Se décrivant comme : une belle prise, mieux que ton ex, 1,85m sans talonnettes. À chaque pot son couvercle.
Le récit relate également les actions entreprises par l'autrice pour s'adapter à ces changements physiologiques drastiques. Elle évoque ainsi le redoublement d'effort pour tenir le rythme professionnel sans rien lâcher, les solutions alternatives (le yoga, faire des confitures, le tarot, se mettre en jachère), évoquer la question avec des copines. En particulier l'une d'elles a opté pour l'hormonothérapie, ce qui conduit à Oomen à constater que la femme en pleine ménopause représente une véritable poule aux œufs d'or pour l'industrie pharmaceutique. Sa ménopause occasionne ainsi une remise en question de ses habitudes de vie, de son mode de vie même, l'amenant à se poser des questions difficiles, à entreprendre une thérapie (la mère Tapedur étant invitée à se reposer pour laisser Cinette s'exprimer), à se poser des questions sur quels sont ses engrais verts pour elle, quelles sont les pensées qui la nourrissent. Et elle expose ses réponses, toujours avec une forme visuelle inventive. Toujours avec cet humour chaleureux et plein d'humilité, elle répond à la question : Comment se comporter avec une femme en pleine ménopause ? Elle évoque même rapidement, en une page, le climactère masculin et ses effets.
Un ouvrage sur la ménopause : pas très folichon a priori. En fait, la lectrice tout comme le lecteur se trouve séduit dès les premières pages par le ton enjoué, par les petites piques gentiment moqueuses que l'autrice s'adresse. Francine Oomen parle de sa ménopause, visiblement assez intense, à la fois sur le plan des bouleversements personnels occasionnés dans sa chair et dans sa vie, en prenant du recul sur chaque facette évoquée. Elle raconte cette phase de sa vie intime avec une verve visuelle d'une variété et d'une gentillesse peu communes. Un ouvrage revigorant animé par un entrain chaleureux.
Hommage à Ayn Rand
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Ce tome fait suite à Give Me Liberty. L'ensemble des aventures de cette héroïne a bénéficié d'une intégrale.
L'action se déroule en 2014, Martha Washigton a 19 ans. Elle combat toujours pour les forces du Pax qui tentent de libérer le sud de ce qui fut les États-Unis de la domination de forces de Fat Boy (une multinationale spécialisée dans les hamburgers). Cette guerre est rendue plus complexe par des factions indépendantes agissant dans ce qu'il reste des États-Unis pour obtenir l'indépendance d'un état ou d'une ville. Chicago a été rayée de la carte par une explosion nucléaire. Martha finit par être grièvement blessée lors d'un lâcher de bombes sur le Texas. Les institutions de Pax la récupère, et la confie aux bons soins du Surgeon General (le responsable du gouvernement provisoire qui a pour devise que la maladie est un crime). Toutefois, l'administration de Pax et ses forces armées sont confrontées à deux problèmes majeurs : (1) leur technologie est de plus en plus victime de dysfonctionnements inexplicables et (2) des sortes de fantômes invisibles font sentir leur présence inopinément. À contrecœur, le Surgeon General va relâcher Martha pour la laisser enquêter pour le compte de Pax.
Frank Miller et Dave Gibbons poursuivent leur collaboration avec cette deuxième minisérie de 5 épisodes parus en 1994. Miller indique dans sa postface qu'il s'est franchement inspiré de Atlas Shrugged (La grève) d'Ayn Rand pour construire son récit. Celui-ci repose sur des séquences d'action rapides et à grand spectacle et sur l'éveil de Martha aux réalités politiques qui modèlent son monde. Coté grand spectacle, le lecteur passe d'un champ bataille à un autre et Dave Gibbons s'en donne à cœur joie pour inventer des technologies futuristes avec une énergie qui rappelle ses meilleures planches pour 2000AD. Le lecteur peut ainsi admirer et se repaître de deux chevauchées mémorables à moto, d'une poursuite moto/hélicoptère, d'un décollage de navette spatiale, d'une base atmosphérique portée par l'électromagnétisme, de soucoupes volantes, d'avions de chasse, etc. Gibbons utilise toujours son style simple, très prosaïque qui confère à chaque élément dessiné une haute probabilité, une évidence qui ne permet pas de douter de son existence. À la lecture, ces instruments futuristes vont de soi et le lecteur ne les remet pas en cause, or il faut en fait un vrai savoir faire pour faire croire à cette forme d'anticipation peu réaliste.
Miller développe également l'environnement de Martha. Elle évolue dans un pays qui a vu l'un de ses pires cauchemars devenir réalité : l'union n'est plus, les états se sont scindés en plusieurs parties différentes. Martha prend également peu à peu conscience qu'elle ne souhaite plus tuer comme une guerrière efficace, que le sens de ces affrontements finit par lui échapper et que les motivations des généraux et des donneurs d'ordre restent incompréhensibles, voire opposées à l'image qu'ils en donnent. Il profite de la destruction de Chicago pour développer une satire simple et efficace des télévangélistes. Dans un moment de préscience décontenançant, ce prédicateur parle de la chute des tours (de Chicago) en des termes qui évoquent ceux utilisés pour la chute des tours du World Trade Center (7 ans après la parution de ces épisodes). Plus intéressant, Miller insère dans sa narration la notion que dans notre monde de haute technologie il faut des gens compétents pour assurer le fonctionnement de nos appareils, que notre société est à quelques millimètres du dysfonctionnement, que tout ne tient qu'à des agents de maintenance qualifiés, que l'incompétence professionnelle sera la perte de notre mode de vie. Ce thème se révèle plus subtil que ce à quoi nous avait habitué Miller, et tellement plus pertinent et probable.
Enfin Miller et Gibbons continuent de faire de Martha Washington un individu crédible, complexe et très sympathique. Martha est un soldat très compétent doué d'un sens de l'initiative très développé. Malgré tout, elle n'est pas fermée à ses sentiments et elle retrouve les deux personnes qui lui étaient les plus proches : Raggyann et Wasserstein. Le récit ne verse pas pour autant dans la sitcom ou dans la comédie dramatique. Les auteurs gardent le postulat de base qui est que Martha est une professionnelle de terrain avant tout et qu'elle ne s'occupe de sa vie privée qu'à l'occasion du repos qui lui est accordé entre 2 missions. Il est impossible de ne pas s'attacher à cette jeune femme tête brûlée, butée, courageuse jusqu'à en être téméraire, mais aussi indépendante, solidaire de son prochain, toujours prête à défendre le plus faible.
Le style de Gibbons est devenu un peu moins raide pour les visages et les séquences d'action ; il indique avoir été influencé par les fondateurs d'Image Comics (je vous rassure tout est relatif et il est facile de reconnaître le style du dessinateur de Watchmen). La plus grande évolution réside dans la participation d'Angus McKie qui se charge de la mise en couleurs et d'étoffer les décors. À cette époque, l'industrie des comics intègre petit à petit l'outil informatique pour la mise en couleurs. McKie en fait un usage intelligent et efficace au vu de la technologie dont il dispose. Il ne cherche pas à mettre le plus de couleurs possibles, mais à créer des nuances jusqu'alors impossible à créer et à intégrer en douceur quelques références photographiques pour une poignée de décors. Le résultat enrichit les dessins de Gibbons et ne prête pas trop à sourire aujourd'hui encore (sauf peut être une ou deux textures).
Avec cette histoire, Miller et Gibbons continuent leur récit sur le mode aventure dans un monde d'anticipation, tout en passant au stade logique suivant sur le plan politique. Est-il possible de proposer une alternative gouvernementale réaliste à des politiciens tous plus pourris les uns que les autres (vision caricaturale chère à Frank Miller) ? Oui, Miller et Gibbons indiquent une piste concrète à peu de choses près possible (directement empruntée à Ayn Rand, philosophe rationaliste, créatrice de l'objectivisme). Dans le tome suivant, fini de rire, le sort de l'humanité est entre les mains de Martha dans Martha Washington Saves the World .
Dégraissé
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Ce tome contient le crossover issu de la série Venom , écrite par Donny Cates et lancée avec Ryan Stegman en 2018. Il regroupe les 5 épisodes de la minisérie, les 1 et 5 étant doubles, initialement parus en 2020/2021, écrits par Donny Cates, dessinés par Ryan Stegman, encrés par JP Mayer, avec l'aide de Stegman pour l'épisode 5, mis en couleurs par Frank Martin, avec l'aide de Jason Keith pour le 5. Les couvertures ont été réalisées par Stegman. Les couvertures variantes ont été réalisées par Peach Momoko, Superlog, Donny Cates, Ian Dederman (*6), Taurin Clarke, Ken Lashley, Declan Shalvey (*2), Paolo Rivera, Iban Coello, Ryan Stegman (*3), Joshua Cassara, Rahzzah, Gerardo Sandoval (*2), Philip Tan, Leinil Francis Yu, Todd Nauck, Alex Horley, Natacha Dustos, Skotie Young, Brett Booth.
Le temps est venu : Eddie et son symbiote le ressentent sans ambiguïté possible. Knull, le dieu des symbiotes, arrive, traversant les ténèbres de l'espace. Venom s'élance dans le vide depuis le sommet d'un building, après avoir averti les Avengers de l'arrivée imminente de Knull. Lui-même se dirige vers un appartement où il entre par la fenêtre et il contemple son fils endormi. Il aimerait tellement pouvoir le laisser dormir, que Dylan n'ait pas à faire face à toutes les horreurs de ce monde dans lequel il l'a entraîné. Il aurait tellement aimé que son fils n'hérite pas de ses ténèbres. Il le réveille et lui explique ce qui va se passer. Au coeur de la montagne des Avengers, Tony Stark est au pupitre de surveillance, avec à ses côtés Captain Ameirca (Steve Rogers), Captain Marvel (Carol Danvers) et She-Hulk (Jennifer Walters). Iron Man est confiant dans leur première ligne de défense : Captain America lui fait remarquer à quel point il aime bien transformer les choses en bombe, Stark le reconnaît bien volontiers. Carol dit qu'il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne : ça y est les radars ont localisé les ennemis. La mauvaise : ils vont avoir besoin d'une bombe plus grosse.
Effectivement la première vague de dragons symbiotes déferle dans l'espace proche de la Terre, et leurs pertes ne sont pas très élevées au regard de leur nombre. Stark reste confiant, et fait observer qu'il n'a pas encore appuyé sur le détonateur. Il le fait et c'est un carnage incendiaire. Dans son communicateur, Eddie les informe que ça a à peine tué une centaine de dragons symbiotes, mais ça ne les a pas ralentis dans leur progression. Captain America sonne l'alarme et appelle tous les Avengers à se rendre à New York. Pendant ce temps-là, Eddie est parvenu à la pièce sécurisée et il demande à son fils d'y pénétrer et d'y rester, ainsi il sera à l'abri, invisible pour Knull. Dylan lui fait promettre qu'il reviendra. À New York, les Avengers tiennent les symbiotes à l'écart des civils du mieux qu'ils peuvent, pour les évacuer. La deuxième vague de superhéros descend sur la ville : les X-Men.
A priori, pas beaucoup de surprises. Ce genre d'événement obéit à des contraintes formelles très codifiées : plein de superhéros partout, pas le temps de les développer, de l'action spectaculaire qui éclate de partout, un ennemi très méchant, pas de place pour la nuance ou pour la demi-mesure. C'est bien le cas ici. Les superhéros se battent contre un dieu des ténèbres, donc pas de questions morales à se poser : il faut l'exterminer car c'est la seule façon de l'empêcher de nuire. D'ailleurs Knull ne fait pas non plus les choses à moitié : il souhaite tuer tous les êtres humains. Ensuite, il faut plein d'ennemis pour que les superhéros aient quelqu'un contre qui se battre en quantité suffisante. Les dragons symbiotes remplissent cet office et en plus on peut les massacrer sans remords cas ils ne sont pas doués de conscience : juste de la chair à canon contre les gentils. Il faut plein de superhéros partout. le dessinateur joue également le jeu des cases grand format, avec des actions plus grandes que nature, des énergies qui pètent de partout, des symbiotes fluides, gluants, tentaculaires, sans oublier leurs grandes dents. Enfin, le coloriste s'en donne également à coeur joie avec des camaïeux de noir et de rouge, des paillettes d'énergie voletant au gré des destructions, des effets spéciaux pour accentuer la violence des coups et des explosions. Lui et le dessinateur effectuent un travail remarquable pour faciliter la reconnaissance des nombreux superhéros : Fantastic Four, Avengers, Spider-Man, Black Cat (Felicia Hardy), Lightning (Miguel Santos), Spectrum (Monica Rambeau), Cloak (Tyrone Johnson) et bien d'autres encore.
Le lecteur a pleinement conscience qu'une bonne partie de l'action se situe hors de ces épisodes, dans les nombreuses miniséries créées spécialement à l'occasion de cet événement, pour les valkyries, Namor et Atlantis, Avengers, Thunderbolts, Gwenom, et tant d'autres encore. Or, dans ce cas précis, cette forme de construction fonctionne bien : le lecteur n'éprouve pas la sensation de rater des choses. Il apprécie plutôt d'avoir l'essentiel, dégraissé du superflu, d'avoir l'intrigue de Donny Cates qui n'a pas trop à se préoccuper de caser toutes les accroches pour ces miniséries. En fait s'il a suivi la série Venom de l'auteur depuis le début, le lecteur y voit l'aboutissement de plusieurs fils d'intrigue, sans avoir la sensation qu'ils sont alourdis par des invités parasites. D'ailleurs, le responsable éditorial a eu du mal à assurer une continuité rigoureuse avec l'état des superhéros à ce moment-là dans l'univers partagé Marvel, Thor ayant encore ses deux yeux par exemple. D'un autre côté, le lecteur constate que l'auteur continue de développer sa propre continuité au sein de l'univers partagé Marvel, en particulier avec l'arrivée de Norrin Radd. Sous cet angle-là, le récit prend une saveur d'oeuvre personnelle très inattendue dans un tel exercice. de la même manière, le dessinateur reprend l'esthétique spécifique de la série Venom, entre saveur personnelle et hommage à Tod McFarlane, avec un entrain très particulier, mâtiné d'un peu de macabre. Il est visible qu'il prend grand plaisir à façonner les formes des symbiotes pour les rendre plus horrifiques et plus formidables.
Le lecteur se rend compte que le récit fait la part belle à Eddie Brock. Il éprouve l'impression de ne rien rater de ses faits et gestes, même s'il continue d'avoir sa série mensuelle continue en parallèle de ces épisodes, une étonnante maîtrise narrative de la part de l'auteur. Certes le symbiote a d'abord placé ce personnage du côté des criminels, s'en prenant à Spider-Man. Depuis quelques épisodes dans sa série, il est devenu plutôt un héros et a été pardonné pour ses précédentes activités criminelles. Il doit continuer à vivre avec les conséquences de ses actes, en particulier son lien avec le symbiote, et par lui avec Knull, conséquences qui rejaillissent directement sur son propre fils. Contre toute attente, le scénariste parvient à développer ce thème au milieu de cet affrontement plein de bruit et de fureur, ce qui permet à Eddie de conserver une accroche humaine générant de l'empathie chez le lecteur, évitant que le récit ne se réduise à une simple suite de combats cataclysmiques et pyrotechniques. Ce qui n'empêche pas le déroulement de ces derniers.
Dans Absolute Carnage , le précédent événement de cette ampleur issue de la série mensuelle Venom, le scénariste avait fini par perdre la vitesse acquise, sous l'inertie du nombre de personnages, et l'essoufflement de l'intrigue, alors que le dessinateur s'épuisait à vue d'oeil dès le troisième épisode. Ici, il est possible de déceler qu'il marque le coup de la cadence à partir de l'épisode 4, mais les coloristes pallient sa fatigue en composant des arrière-plans qui comprennent assez d'effets pour maintenir l'illusion de la présence de vagues bâtiments. Dans le même temps, il continue de s'éclater à composer des pages spectaculaires et des cases qui en mettent plein la vue et le lecteur s'en délecte : Venom et sa toile au-dessus des gratte-ciels, l'arrivée de Knull épée au poing en toute majesté, la chute d'Eddie Brock dans le vide sans son symbiote, l'arrivée tout en majesté de Thor, Iron Man chevauchant le dragon, la transformation de Stephen Strange, Dylan Brock tenant tête à Knull, etc. le grand spectacle attendu par le lecteur est au rendez-vous, et avec du panache à revendre. Dans le même temps, Cates garde le cap de son récit, ménage ses surprises avec l'arrivée de renforts attendus et inattendus. Pour stopper Knull, il revient à un constat très basique, dichotomique, mais qui fait sens. Il est évident qu'il y a un ennemi naturel à cette incarnation des ténèbres primordiales, et que cet ennemi à ses propres forces et faiblesses face aux ténèbres. S'il y est sensible, le lecteur peut détecter que cette opposition entre les ténèbres et son ennemi naturel peut aussi se comprendre comme deux forces psychiques se livrant bataille dans l'esprit d'Eddie, une métaphore facile et simple, mais qui parvient à exister dans ce maelstrom de combats physiques.
Alors oui, c'est un événement superhéroïque avec tout ce que ça implique de spectaculaire, de multitudes de superhéros qui ne se différencient que par les couleurs de leur costume et leurs superpouvoirs avec des combats d'une ampleur étourdissante. Contre toute attente, le dessinateur parvient à conserver son élan tout du long sans capituler au dernier ou à l'avant dernier épisode pour bâcler, et le scénariste parvient à conserver une fibre humaine à son héros, assurant que le lecteur puisse continuer à ressentir quelque chose pour lui. Cerise sur le gâteau : il est possible de déceler une légère fibre métaphorique pertinente et savoureuse.
Je me range du côté des admirateurs de cette série. Je ne suis ni breton ni marin ce qui ne m'a pas empêché d'être séduit , touché et très intéressé par le travail d'Emmanuel Lepage.
Dans un scénario bien construit, l'auteur introduit trois thèmes qui donnent une belle cohérence à l'ensemble de la série. On y trouve une partie légende axée sur l'histoire d'Ys, une partie historique sur la construction du phare d'Ar-Men ( mais pas seulement lui) en fin du XIXème siècle et une fiction très touchante qui fait la liaison avec les deux thèmes précédents.
On pourrait reprocher une certaine superficialité puisque chaque partie pourrait faire le sujet d'une série complète. Ici la forme choisie par l'auteur de documents lus impose cette contraction de l'histoire. Cela donne un fort rythme au récit et privilégie la dimension de la fragilité humaine face à l'océan.
Je n'ai trouvé aucun temps mort dans les articulations d'un thème à l'autre sont excellentes. L'humanité des différents personnages est souvent bouleversante et le lecteur peut y puiser matière à réflexion sur ses propres blessures et propres fantômes.
Le merveilleux graphisme de Lepage introduit l'océan et ses récifs comme des personnages incontournables du récit. Personnages muets et indifférents à la misère des hommes capables de fortunes et d'infortunes pour ceux qui croisent leur chemin.
Lepage réussit à nous procurer ce sentiment paradoxal d'enfermement au milieu d'une étendue presque infinie. Le travail sur le mouvement des vagues et le mouvement des hommes crée une harmonie entre le vivant et le minéral. Malheur à celui qui ne suit pas cette harmonie presque cosmique.
Une très belle création sensible, intelligente et belle. Excellente lecture.
Combattre l’ordre racial et l’ordre du genre contribue aussi à saper les bases du capitalisme.
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Ce tome contient un essai qui se suffit à lui-même et qui ne nécessite pas de lecture préalable. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Céline Bessière, Sibylle Gollac et Jeanne Puchol pour le scénario, et par cette dernière pour les dessins et les nuances de gris. Il comprend cent-vingt-trois pages de bande dessinée. Il se termine avec une liste d’une quinzaine d’ouvrages pour aller plus loin, écrits par Pierre Bourdieu, Collectif Onze, Christine Delphy, Sylvia Federici, Nicolas Frémeaux & Marion Leturcq, Camille Herlin-Giret, Ana Perrin Heredia, Thomas Picketty, Florence Weber, Viviana Zelizer. Mmes Bessière et Gollac avaient collaboré au Collectif Onze, auteur d’un ouvrage qui avait été adapté en bande dessinée par Baptiste Virot en 2020 : Au tribunal des couples (Enquête sur des affaires familiales).
Dans une cabane de fortune construite sur un rond-point, une gilet jaune est en train de dîner frugalement dans sa protestation pour la justice sociale et la justice fiscale, et contre la casse des services publics. Elle écoute la radio : Trois mois après son divorce, MacKenzie Bezos renonce à tous ses intérêts dans le Washington Post et dans Blue Origin, à 75% de ses actions Amazon, ainsi qu’à ses droits dans cette entreprise. Ceci afin de soutenir l’action de son ex-mari, a-t-elle précisé. Jeff Bezos garde donc le contrôle d’Amazon et reste l’homme le plus riche du monde. Les marchés financiers peuvent respirer. Un tel discours met la gilet jaune hors d’elle : à haute voix, elle suggère que McKenzie vienne partager ses fins de mois. Un chat a réussi à tromper sa vigilance et est en train de goûter au plat préparé sur la table. Elle le chasse, car elle n’a sûrement pas trop de quoi à manger. Il détale ventre à terre, il croise un autre chat et ils commencent à papoter. Le premier est à la rue parce que son humaine est morte subitement, et ses enfants, se disputant pour l’héritage, se sont débarrassés de lui. Le deuxième explique que ses humains sont en train de déménager et il ne sait pas s’ils vont le garder. Ils croisent un troisième chat qui interrompt leur conversation.
Ce dernier chat les emmène dans un coin sympa. Il explique que dans la séparation, c’est surtout l’humaine qui va y laisser des plumes dans le divorce. Non seulement, l’écart entre les revenus des plus riches et ceux des plus pauvres n’a jamais été aussi important, mais l’écart entre leurs patrimoines se creuse encore plus. Patrimoine, ou richesse ou capital, peu importe l’appellation : des terres, de l’immobilier, des actifs financiers, des entreprises. À une interrogation, il répond que les pauvres peuvent parfois y prétendre grâce au crédit ou à l’épargne. Alors que les plus riches en bénéficient souvent dès leur plus jeune âge, parce que ces biens se transmettent au sein de la famille. Bon, ces inégalités-là font beaucoup parler. On sait moins que les inégalités de patrimoine entre les femmes et les hommes augmentent elles aussi. Même si les femmes travaillent et gagnent leur argent, en moins de vingt ans, l’écart entre ce que détiennent les hommes et femmes a presque doublé.
Il s’agit d’un exposé condensé d’une enquête analysant les inégalités de patrimoines et économiques entre femmes et hommes, au sein de familles de classe sociale différente. Le défi impressionne : restituer une étude sociologique sous forme de bande dessinée. La forme narrative adoptée par les trois autrices fonctionne très bien. Quelques reconstitutions et mises en situation : des entretiens avec les deux sociologues, des discussions entre membres d’une même famille, des entretiens devant la ou le juge avec les avocats, des entretiens chez une avocate ou un avocat, chez une ou un notaire. Quelques moments d’une activité professionnelle ou d’une autre. La dessinatrice représente les trois autrices (dont elle-même) en train d’échanger en présentiel ou en distantiel pour approfondir une notion, ou demander un développement sur un constat contre-intuitif. Ces passages peuvent être représentés avec les trois autrices en situation, ou des gros plans sur leur visage simplifié et représenté comme des avatars infographiques. Le lecteur ne s’attend pas à la troisième forme d’exposition : des chats en train d’échanger entre eux sur leur situation personnelle, et par voie de conséquence la situation de leur maîtresse.
En feuilletant rapidement le tome, le lecteur pourrait entretenir quelques réserves sur ce qui donne l’impression d’une narration visuelle peut-être un peu pauvre (beaucoup de têtes en train de parler, des décors représentés sporadiquement), mais à la lecture il ressent toute la pertinence des choix effectués, car ainsi l’exposé devient vivant et coule de source, avec une forme de tension dramatique qui sert le propos, sans le sensationnaliser ou le dramatiser. Au fur et à mesure, il fait l’expérience que les pages présentent une grande variété d’éléments visuels : l’intérieur du cabanon sur le rond-point, les murs et les toits parcourus par les chats, les cabinets et bureaux, et des éléments avec une fonction symbolique comme une balance à plateau, un extrait de tableur, un plan de réaménagement d’un appartement, un caddie de supermarché, des arbres généalogiques, un plateau de Monopoly, des billets de banque qui poussent sur une plante en pot, etc. Le lecteur fait l’expérience de l’apport de la dessinatrice dans la conception des planches, dans la conception même de l’exposé pour qu’il ne soit pas juste un texte livré ficelé avec des images redondantes ou superfétatoires, mais bien un exercice pédagogique mettant à profit les possibilités du moyen d’expression, ainsi que ses spécificités. La facilité de la lecture rend le propos aisément accessible, et pourtant lorsqu’il prend un peu de recul en faisant une pause pour réfléchir à ce qu’il vient de lire, le lecteur prend conscience de la densité des informations, qu’il s’agisse des description des situations, de la démarche de recherche, des constats, des analyses, des conclusions. Il se rend également compte de la profondeur de la réflexion, nourrie par un travail conséquent de recherche et d’analyse. En prime, il est visible que Jeanne Puchol aime bien dessiner les chats et qu’elle en a longuement observés.
Les autrices affichent d’entrée jeu leur point de vue : analyser les inégalités de patrimoine et de richesse entre femmes et hommes, en défaveur de ces premières, avec le parti pris de l’écriture inclusive pour ne pas les invisibiliser. Ce positionnement n’affecte en rien la rigueur de leur enquête. L’annoncer permet au lecteur de savoir dans quelles directions ladite recherche va s’effectuer : il s’agit de repérer et d’analyser les mécanismes et les paramètres systémiques sociaux qui sont à l’œuvre dans l’apparition ou la reconduction de ces inégalités. L’exposé comprend plusieurs parties. Un premier exemple de succession dans la famille Pilon, avec utilisation du dispositif de donation-partage devant notaire, la veuve donnant la boulangerie ainsi que la maison attenante à son fils, ses trois filles recevant quelques biens immobiliers et terrains avoisinants. Des explications complémentaires issues des entretiens menés avec les différents membres de la famille. Vient ensuite la partie analytique et réglementaire exposée par les deux sociologues, relancées par les questions de la bédéiste. Suivent encore deux exemples de successions. Puis de des exemples choisis pour des situations particulières : femme âgée et démunie, méconnaissance du droit chez les modestes, rôles respectif des avocats et des notaires, autres situations de divorce, de succession, dans des milieux aisés, dans des milieux populaires, au sein d’une famille ou l’épouse a élevé les enfants et travaillé dans l’entreprise de son époux, ou bien s’est entièrement consacrée à la famille.
En annonçant leur positionnement en toute transparence, les autrices indiquent qu’elles se focalisent sur les mécanismes qui font perdurer les inégalités entre femmes et hommes dans ces situations, voire les aggravent, avec le constat de départ que les statistiques sur l’écart de richesse entre femme et homme est allé en grandissant ces dernières décennies. Leur exposé est donc orienté puisqu’elles partent d’un constat factuel et chiffré, dans le même temps l’analyse desdits mécanismes est menée avec rigueur et méthode. Les exemples sont choisis pour un jugement qui va dans le sens de la préservation ou de l’augmentation de la richesse de l’homme, et la diminution de celle de la femme. Les autrices exposent alors la situation de départ, les éléments qui motivent le jugement, le lecteur restant libre de se faire une idée par lui-même, de nourrir son opinion, et de relativiser comme il l’entend les conclusions des sociologues s’il estime que le constat de départ est trop prégnant. Il retrouve bien évidemment des idées féministes tel que l’invisibilisation des tâches domestiques, ainsi que la priorité donnée à la conservation du patrimoine familial lors de sa transmission d’une génération à l’autre. À nouveau, il peut exercer son libre-arbitre en fonction de ses convictions et de ses valeurs, que ce soit pour les questions de capital, de travail ou de famille. À chaque étape, les deux sociologues exposent la méthodologie qu’elles ont mise en œuvre, les moyens dont elles ont disposé, les entretiens qu’elles ont pu mener, les professionnels auxquels elles ont eu accès, les entretiens qu’elles ont pu observer, leur nombre et leur variété. Le lecteur peut donc également se faire une idée de leurs sources et de leur démarche.
Tout commence par un titre bien singulier et un a priori sur le fait que l’exposé sera orienté pour pointer du doigt des mécanismes favorisant les hommes aux dépens des femmes. Les autrices affichent que leur ouvrage va dans ce sens, libre au lecteur de le garder à l’esprit au cours de sa lecture. Réaliser un exposé en sciences humaines et sociales en bande dessinée constitue un défi délicat, car il faut savoir trouver le bon mode narratif pour réaliser une vraie bande dessinée (et pas un texte illustré) sans dénaturer les propos tenus. S’il peut entretenir quelques a priori sur les choix de la dessinatrice, le lecteur ressent rapidement qu’ils étaient infondés, et que le mode narratif a été conçu par la bédéiste avec les deux chercheuses, pour un résultat parfaitement adapté à l’exercice de la restitution d’une enquête et de l’analyse afférente. La lecture s’avère très agréable, avec ses différents niveaux narratifs (mises en situation, échanges entre les autrices, commentaires, analyses et conclusions), et la prise de recul sous la forme de la discussion entre des observateurs inattendus que sont les chats. Une lecture passionnante, éclairante, enrichissante, édifiante.
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Le Scrameustache
Vraiment très surpris de tous les avis négatifs. On parle d’une BD ciblant un public d’enfants, avec il me semble des avis négatifs par des adultes. Je raffole des dessins, des jeux de mots (même si leur force diminue avec le nombre de tomes), et des scénarios intéressants. Avec les derniers tomes, il y a quand même un moins bien, mais on ne s’en lasse pas ! C’est une BD décalée et un peu loufoque, mais qui entraîne les petits dans un domaine de la science-fiction impossible. Ça reste un jour peut être réalisable; Tintin me semble des fois très éloigné du possible.
Germaine Richier - La Femme sculpture
C’est pour ça qu’il faut savoir être joyeux. Et savoir sourire… - Ce tome constitue une biographie de Germaine Richier (1902-1959) qui ne nécessite pas de connaissance préalable de l’œuvre de la sculptrice. La première parution de l’ouvrage date de 2023. Il a été réalisé par Olivia Sautreuil pour les dessins et les couleurs présentes dans les dix dernières pages, par Laurence Durieu pour les textes, avec la collaboration de Sandra Tosello. Il comprend cent-soixante-trois pages de bande dessinée. Il se termine avec une photographie de Germaine Richier, un lexique de quinze termes (Assy, buste, Bourdelle, document, espace, famille, gravure, hybride, modèles, Otto Bänninger, photo, René de Solier, Saint-Tropez, triangulation, 36 avenue de Châtillon), une bibliographie sélective de neuf ouvrages, catalogues d’exposition et textes, et enfin des remerciements. Paris, musée d’art moderne, 9 octobre 1956 : ouverture d’une exposition consacrée aux œuvres de la sculptrice Germaine Richier. Jean Cassou, conservateur du musée, débute son discours. Il indique que la sculptrice est l’artiste le plus complet qui soit, doué d’une bouleversante imagination poétique. Sa technique est la technique de la nature. Partout elle perçoit un mouvement biologique. Son art est une initiation aux mystères. Art dur, art métallique, art de la métamorphose, où le noir et le blanc tendent à la couleur. Femme de tête qui, de sa terre ensoleillée et féconde en herbes odorantes, a reçu en don les plus robustes vertus vitales. Le petit groupe déambule parmi les pièces de l’exposition, entre les statues, et Richier interrompt le conservateur pour indiquer qu’elle doit dire bonjour à une vieille amie. Elle va se positionner devant la sculpture La Sauterelle et lui parle en la caressant : quel chemin parcouru ! Derrière elle, deux femmes échangent leurs impressions : Ces sculptures sont vraiment impressionnantes du tourment, de la radicalité. L’autre indique que ça la met mal à l’aise. Sa copine la reprend : elle espère qu’elle ne va pas lui parler d’eczéma sculpté, comme dans cet article assassin qu’elle vient de lire. Quelle vision ! Elle imagine l’énergie déployée pour l’imposer. Castelnau-le-Lez, printemps 1912. La jeune Germaine est en train de se promener dans la nature. Elle remarque une sauterelle qu’elle parvient à capturer dans ses mains. Elle lui parle pour la rassurer : elle veut juste l’observer. L’insecte lui répond : elle lui demande d’ouvrir sa main, car elle ne s’enfuira pas. Enfin, de l’aise pour ses pattes ! Elle continue : Germaine vient ici tous les jours et elle a fini par la connaître. D’ailleurs ne devrait-elle pas être à l’école au lieu d’arpenter la garrigue ? Germaine répond qu’elle aussi a des pattes, qu’ici elle respire la liberté, que ce qu’elle aime c’est le parfum des rochers, des oliviers desséchés par le vent, les bois cassants, les bords du Lez, et le Prado avec la maison de sa famille. Elle ramasse encore quelques petits cailloux, des cocons et morceaux d’écorce et elle rentre. Le souper va être servi. Sa mère s’enquiert de savoir où elle était encore passée, car l’éducation ce n’est pas qu’à la maison. Germaine aimerait bien pouvoir choisir son professeur, un qui leur apprendrait des choses mystérieuses. Et puis, ce n’est pas à l’école qu’elle rencontrerait une si belle sauterelle, une magicienne dentelée. Une bande dessinée biographique utilisant une structure très classique : une scène introductive attestant de la renommée de l’artiste, de son importance culturelle grâce à un discours d’une autorité en la matière, puis un retour à l’enfance pour raconter sa vie suivant un fil chronologique, jusqu’à son décès et une rétrospective posthume à Antibes, à partir du 17 juillet 1959. Les autrices mêlent les principaux moments de sa vie d’artiste et les principaux moments de sa vie personnelle. L’enfance à se promener dans la garrigue, à ramasser des brindilles et des cocons et à faire la rencontre d’une sauterelle. La représentation des personnages s’inscrit dans la tradition de la ligne claire avec des contours et des visages un peu simplifiés, une approche descriptive, avec un bon niveau de détails, des visages expressifs. Le lecteur peut voir les costumes très formels de ces messieurs, les toilettes plus variées des femmes, les vêtements tout simples de Germaine enfant et son entrain, sa curiosité, son émerveillement devant ce qu’elle découvre. Par comparaison, il voit que la représentation de la nature se charge plus en aplats de noir, avec des formes plus complexes, des aspérités, des volumes, des reliefs. Dans cette séquence d’enfance, le lecteur comprend que la future artiste assouvit sa curiosité dans le milieu naturel où elle vit, ce qui construit sa personnalité et ses goûts. Au printemps 1914, à Arles, à l’occasion de la fête des gardians, son père l’emmène admirer la cathédrale et le cloître Saint-Trophime, avec le tympan et l’archivolte sculptés du portail, et les galeries avec ses sculptures. La dessinatrice s’investit pour rendre compte de l’impression que peut faire le tympan finement ouvragé, les différentes sculptures, en jouant sur le noir & blanc, en inversant le contraste pour certaines cases, c’est-à-dire des traits de contour blancs sur fond noir. Dans cette séquence également, les autrices choisissent de mettre en scène comment cette visite s’imprime de manière indélébile dans l’esprit de l’enfant, générant ou au moins nourrissant son imaginaire et cristallisant sa vocation. La narration visuelle montre cet instant de manière subjective, comme le ressent Germaine. À plusieurs reprises, le lecteur peut ainsi voir le monde par les yeux de la sculptrice : la densité du feuillage des arbres d’alignement devant les Beaux-Arts de Montpellier, les décorations sculptées de l’opéra de Marseille, le feuillage des arbres de la nouvelle maison des Richier à Mudaison, ses mains travaillant la matière de ses têtes sculptées, ses œuvres successives alternativement des masses noires parcourues de traits blancs ou l’inverse. La dessinatrice ne cherche pas à réaliser une représentation de nature photographique des œuvres de la sculptrice, mais à faire apparaître la structure et l’élan qui les sous-tendent, en les rattachant aux éléments naturels qui inspirent la créatrice, à ces morceaux qu’elle peut inclure dans ses œuvres et qu’elle qualifie de documents. Le fil de la biographie suit le déroulement de la vie de Germaine Richier : journées passées à l’atelier de Charles Amans à Castelnau-le-Lez, pensionnat Veyziat à Montpellier, études aux Beaux-Arts à Montpellier, montée à Paris en 1926 pour essayer de rencontrer Émile-Antoine Bourdelle (1861-1929), passage par l’atelier de Robert Coutin (1891-1965), rencontre puis mariage avec Otto Bänninger (1897-1973), ouverture de son propre atelier, première exposition, séjour en Suisse dans sa belle-famille à partir de 1939 prolongé pendant la durée de la seconde guerre mondiale, retour à Paris après la guerre, et poursuite de sa carrière avec créations dont la Pomone (1945), l’orage (1947/48), l’ouragane (1949), le Christ d’Assy (1950), le berge des Landes (1951), le Tombeau de l'orage (1957), l'Ombre de l'ouragane (1957), la montagne (1957). Le lecteur peut ainsi se découvrir le déroulement de la vie de cette artiste, et une partie de ses créations, parmi les plus célèbres. Les autrices n’adoptent pas un ton hagiographique : elles rendent compte des éléments constitutifs de sa vie. Cette bande dessinée évoque à grands traits la formation de sa vision artistique qui trouve ses racines dans son enfance. Elle aborde de manière tout aussi rapide ce qui fait l’originalité et la personnalité de ses œuvres, tout d’abord avec le discours introductif du conservateur, puis avec une phrase rapide de quatre personnalités : Brassaï (Gyula Halász, 1899-1984), Francis Ponge (1899-1988), René de Solier (1914-1974), Georges Limbour (1900-1970). Les autrices mentionnent le principe d’hybridation. Elles consacrent dix pages à la commande, la réalisation et la réception du Christ d’Assy, une commande des pères Couturier et Devémy qui font bâtir une nouvelle église dans les Alpe, une modeste église de montagne, qu’ils décorent avec les œuvres de Roualt, Bonnard, Matisse, référant des génies sans foi que des artistes croyants sans talent. La sculpture est instrumentalisée par monseigneur l’archevêque d’Annecy, ce qui débouche sur la querelle de l’art sacré. Les autrices se lancent dans la biographie d’une sculptrice ayant marqué le vingtième siècle avec le projet de la présenter. La narration visuelle navigue entre deux modes. Une forme de ligne claire immédiatement accessible pour les éléments biographiques, constituant une solide reconstitution historique. Et une forme plus expressionniste pour les éléments artistiques et la manière dont Germaine Richier regarde et perçoit le monde, ce qui permet au lecteur de se faire une idée sur la sensibilité que la sculptrice exprime à travers ses créations. Elles ont pris le parti de prendre un point de vue sur l’inspiration de ces créations, à la fois dans la jeunesse de Richier, et dans le traumatisme de la seconde guerre mondiale et de l’hécatombe provoquée par la bombe atomique. Le lecteur ressort de cet ouvrage avec la curiosité de pouvoir contempler ces œuvres par lui-même, et l’avantage de disposer ainsi de deux guides qui ont déjà effectué un travail de transmission, de passage pour lui permettre de les aborder en ayant déjà eu un aperçu de l’esprit qui les a engendrées.
Perpendiculaire au soleil
Je suis toujours ravi quand une BD me donne envie de mettre comme seul commentaire : lisez-la, et qu'elle me fait fermer ma gueule. Parce que je pourrais l'ouvrir tout grand pendant des heures sans pour autant arriver à expliquer ce qu'il faudrait, l'essentiel restant uniquement de la lire. Mais essayons un peu ... Parlons de ce dessin, magnifique avec un mélange de gravure sur bois et de dessin au crayon, quelques touches de couleurs hautement symboliques. De ces cases où s'empilent des allégories, des métaphores, des dessins d'après photo, des textes. De ces longues et grandes planches, pour comprendre l'enfermement. Parlons de cette histoire, de l'humanité qui s'en dégage. De cet homme enfermé, de cette femme libre, de leur correspondance, de tout ce qu'elle découvre petit à petit : l'injustice dans la justice, la violence dans la répression, la prison, l'autre monde ... Parlons des sujets traités : l'art, la rédemption, la justice, l'humanité, le racisme. Les questions qui restent après lecture : comment peut-on justifier une telle violence envers ceux qui l'ont eux-mêmes exercés. Le questionnement de ce qu'on veut comme société, nous mettre face à ces choix difficiles que souvent on évacue sous le tapis, laissant d'autres s'en préoccuper. Et si je dois dire une dernière chose, c'est que cette BD nous met le nez dans cette question, nous oblige à nous la poser : que voulons-nous comme justice ? La BD rappelle qu'aujourd'hui une majorité des français sont favorables au retour de la peine de mort. Cette BD nous crie que cette question décide du sort d'êtres humains. Et qu'il ne faut pas, jamais, considérer que c'est une question légère. Une BD indispensable. Une BD profondément humaine.
J'aurais voulu voir Godard
Bande dessinée d’idées ou une idée de la bande dessinée ? - Ce tome contient un récit autobiographique complet, s’appréciant mieux avec une connaissance élémentaire du réalisateur Jean-Luc Godard et de quelques-unes des caractéristiques de ses films. Sa parution initiale date de 2023. Il a entièrement été réalisé par Philippe Dupuy. Il comprend cent pages de bandes dessinées, certaines en noir & blanc, d’autres en couleurs. Il se termine avec une liste de référence des films cités ou évoqués dans l’ouvrage : Visages villages (2017) d’Agnès Varda & JR, Orphée de Jean Cocteau (1889-1963), ainsi que dix-neuf films de Godard : À bout de souffle (1960), Le petit soldat (1960), Une femme et une femme (1961), Vivre sa vie (1962), Les carabiniers (1963), Le mépris (1963), Bande à part (1964), Alphaville (1965), Pierrot le fou (1965), Masculin féminin (1966), Made in USA (1966), Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967), Week-end (1967), One + One (1968), Vladimir et Rosa (1970), Passion (1982), Prénom Carmen (1983), Je vous salue Marie (1985), Novelle vague (1990). Cette page référence également une citation de Robert Redeker provenant d’un entretien donné par JLG aux Cahiers du cinéma le dix-huit septembre 2019, et en page soixante-dix-neuf une évocation d’œuvres de Paul Klee, Edgar Degas, Pablo Picasso, Henri Matisse, Auguste Renoir, Amadeo Modigliani, Vincent van Gogh Philippe est en route pour aller voir JLG. Enfin, disons plutôt qu’il est en route pour ne pas le voir. On plus précisément, il veut s’assurer qu’il ne le verra pas. Un jour il est tombé sur une citation de Godard. Celui-ci déclarait que s’il savait dessiner, il y aurait beaucoup de dessins. C’est quelque chose que le cinéaste regrette, ça, d’avoir oublié. Il savait un peu dessiner, et puis il n’a pas pratiqué ça ; et aujourd’hui il a un peu la flemme, mais il aimerait bien savoir dessiner, même pas habilement comme les dessinateurs de bandes dessinées, sans talent, mais dessiner à peu près correctement, dessiner quelque chose, il pense qu’il s’en servirait beaucoup. Déclaration faite dans Introduction à une véritable histoire du cinéma, Paris, Albatros, 1980. Au volant de sa voiture, Philippe a conduit sur l’autoroute, franchit des villes, des villages, des forêts, d’autres villes, des routes pour automobiles le long d’un pont avec des arches, d’une suite de poteaux électriques, d’un mur antibruit, et enfin il a pris la sortie pour Rolle. Dans cette commune de Suisse du canton de Vaud, il parcourt les rues très tranquilles. Il cherche la maison de JLG : la trouver ou pas ? Il repense à la fameuse scène du film d’Agnès Varda dont tout le monde lui parle dès qu’il dit qu’il va aller à Rolle pour essayer de voir Godard. Dans Visages Villages, Varda et le coréalisateur JR s’arrêtent devant la maison de Godard : ils ne voient pas de sonnette, c’est fermé à clé. JR toque à la porte. Pas de réponse. Varda remarque un mot posé sur la porte : À la ville de Douarnenez, Du côté de la côte. Elle comprend qu’il évoque la mémoire de son époux Jacques Demy. Charles Dupuy et Philippe Berberian ont formé un duo réalisant des bandes dessinées à quatre mains pendant vingt-cinq ans de 1985 à 2009, comme les séries Henriette, Monsieur Jean, ou Boboland. Puis, ils s’en sont allés chacun de leur côté, le dernier réalisant des œuvres plus aventureuses comme J’aurais voulu faire de la bande dessinée (2020), Peindre ou ne pas peindre (2021), Mon papa dessine des femmes nues (2022). La couverture avec son esthétique très particulière peut rebuter : prééminence de graphies irrégulières et hétéroclites, collage de petits dessins proches de l’esquisse. La quatrième de couverture s’apparente à un format de bandes dessinées, formulant explicitement les réticences du potentiel lecteur : encore un biopic, Godard est insupportable, incapacité à voir un seul de ses films jusqu’au bout. En page soixante-sept, l’auteur met en scène des réactions de lecteurs à sa bande dessinée : Qui aime entrer dans un album de BD comme on enfilerait des vêtements confortables à force d’être usés va être désarçonné. Difficile de mettre des mots sur des albums échappant à toute étiquette. Graphisme très rudimentaire. On a l’impression d’avoir un story-board entre les mains, avec des dessins corrigés grossièrement au Tipp-ex. Inclassable. Dessin faussement jeté. C’est un livre difficile et prétentieux. Ces dessins malhabiles faits de la main gauche avec cette justification… Ça pose le livre du côté d’un art conceptuel qui gave toujours. Ça fait poseur. C’est une bande dessinée à la frontière. Plus de questions que de réponses. Le lecteur sourit en se disant que ces objections peuvent être transposées aux films de Godard. Quelle étrange envie également de raconter une rencontre qui ne se fait pas. Au fil des réflexions de l’auteur, le lecteur relève encore le constat de Dupuy : le voilà sur un malentendu, au beau milieu d’un livre en forme d’interrogation qui prend des allures de labyrinthe. Et les remarques d’un avatar du cinéaste s’adressant à Dupuy : En fait vous vous dîtes que vous faîtes là un livre foutraque. Foutraque et égaré. Mais arrêtez donc de vous excuser. Vous craignez qu’il soit incompréhensible ? Et alors ? Dîtes-vous que ce sont parfois les autres qui sont incompréhensibles. Ainsi bien conscient de ses a priori sur la narration visuelle et sur le thème en lui-même, le lecteur sait qu’il ne peut s’en prendre qu’à lui-même d’avoir choisi une telle bande dessinée, et qu’il s’y lance en toute connaissance de cause. Tout du long de ces cent pages, il va retrouver des marques et des artefacts de la réalisation artisanale de l’ouvrage : une pince double clip pour la page de titre pour montrer qu’il s’agit d’une pile de feuilles mises ensemble, un fond légèrement grisé pour chaque feuille pour évoquer un papier d’une qualité pas parfaite (vraisemblablement les photocopies authentiques et non retouchées des pages réelles) ; des dessins malhabiles avec des contours pas assurés et tremblotants, des textes écrits sans ligne bien droite, des mots en majuscule pour les faire ressortir, des mots parfois écrits au feutre rouge ou bleu, des petits rectangles de papier comme collés sur la page, quelques minuscules photographies au gros grain, incorporées au petit bonheur sur une page ou une autre, des graphies expérimentales évoquant un psychédélisme bon marché, une longue séquence muette sous influence onirique ou flux de pensées (pages 24 à 38), des éléments schématiques, etc. Et pour autant, les pages se lisent toutes seules, sans difficultés, sans problème de déchiffrage, ou de logique séquentielle d’une case à l’autre. Le bédéiste maîtrise sa narration visuelle, même si l’apparence peut paraître malhabile. Le lecteur identifie aisément tout ce qui est représenté : les différentes zones traversées en voiture pour se rendre à Rolle, les conversations avec un avatar de Jean-Luc Godard dans un café, dans une barque sur le lac, dans son musée imaginaire, dans son bureau, l’extrait du film Visages Villages, la séance de dédicaces, l’évocation de l’état d’esprit de l’enfance, la reconstitution d’une scène du film Le mépris (1963), etc. En consacrant un peu d’attention, le lecteur relève la maîtrise des techniques de narration visuelle : des plans de prise de vue sophistiqués pour rendre visuellement intéressantes des conversations entre deux personnages assis, le recours au collage, la mise en œuvre de symboles jouant parfois sur les formes, parfois sur les couleurs pour relier entre eux des éléments distants de plusieurs pages, la déconstruction du dessin de la silhouette humaine sous forme d’ellipses rouges et de cercles bleus, quelques images conceptuelles allant jusqu’à l’abstraction, le jeu sur la forme des cases jusqu’à les transformer en des cubes, c’est-à-dire des éléments en trois dimensions qui s’assemble ou se bousculent sur la page en deux dimensions, de courtes expressions inscrites dans la perspective d’un dessin comme pouvait le faire Steve Ditko, des dessins minuscules accolés les uns aux autres, avec les mots dissociés disposés dans une colonne à part ou en dessous, un escalier en spirale rappelant la structure en double hélice de l’ADN, des facsimilés de tableaux classiques, etc. Le lecteur accompagne l’auteur dans un voyage qu’il devine destiné à l’échec : d’ailleurs la visite futile d’Agnès Varda l’annonce, surtout en se disant qu’elle est plus légitime que Dupuy pour imposer ou même solliciter cette visite au réalisateur. La solution narrative s’impose d’elle-même : introduite par la citation Déjà la fiction l’emporte sur le réel (extrait de Made in USA), Philippe Dupuy commence par discuter avec un autre lui-même, tous les deux assis à la même table dans un café, puis JLG lui-même entre dans ce café et s’assoit à une autre table, indiquant explicitement à Dupuy qu’il n’est pas là, pas plus qu’ils ne sont deux. Tout cela, c’est quelque chose que le bédéiste fait parce ça l’arrange, c’est ce qu’on appelle un procédé. Il s’engage ainsi une discussion interne sous une forme de discussion entre personnages, dans différents lieux. Le lecteur voit que l’auteur met en scène sa démarche d’apprivoisement du créateur Jean-Luc Godard, au travers de ses œuvres, de quelques interviews et déclarations, de ce qu’il lui est possible de percevoir pour décortiquer sa démarche créative, son mode d’expression artistique, et, plus difficile, ce qu’il exprime, ce qu’il fait. Philippe Dupuy se montre un narrateur prévenant, même s’il craint d’être incompréhensible. Par ce mode de dialogue entre ses interrogations d’auteur et les créations du cinéaste, il fouaille sa démarche artistique, avec une honnêteté remarquable et une intimité pudique, une humilité sincère en se comparant à un monstre sacré en la matière, sans renier le caractère intellectuel de sa démarche. Il l’assume avec une citation de Simone de Beauvoir, dans Les mandarins (1954) : Je suis une intellectuelle. Ça m’agace qu’on fasse de ce mot une insulte : les gens ont l’air de croire que le vide de leur cerveau leur meuble les couilles. Une bande dessinée qui n’est pas pour tout le monde : c’est une évidence dès la couverture, et il suffit de lire le titre ou de la feuilleter pour en avoir la certitude. Pour autant, il s’agit d’une lecture très accessible, facile même. L’apparence hasardeuse et bâclées des dessins se dissipe dès la première séquence : la narration visuelle s’avère solide et fluide, avec la mise en œuvre de nombreux outils spécifiques à la bande dessinée, en toute simplicité. Un auteur parle de sa recherche de sens dans sa démarche artistique en imaginant un dialogue avec l’un des auteurs les éminents du vingtième siècle. À l’opposé d’un pensum vaniteux et stérile, le lecteur voyage dans un questionnement essentiel et vrai, sur le sens à donner ou à rechercher à son métier, à l’acte de s’exprimer, à la façon de s’extraire des schémas habituels, un peu comme Edmond Baudoin peut questionner les modalités d’expression dans Le corps collectif : Danser l’invisible (2019).
Un homme de goût
Après lecture de ces deux tomes, on se rend compte que Pizza Roadtrip n’était qu’une entrée de choix (appétissante et fort réussie) mais le plat de résistance le voici ! Cha et Eldiablo remettent donc le couvert avec ce récit exceptionnel sur bien des points. Il y avait fort longtemps que je n’avais pas été aussi surpris autant par une histoire aussi originale que par son traitement graphique : j’ai rarement autant ressenti une harmonie parfaite entre le scénario et sa mise en scène. Parler de l’histoire m’est par contre bien plus compliqué. Il y aura donc les gens qui auront gouté à ce récit et qui savent au vu des avis précédents qu’on est devant une œuvre atypique mais il y a les curieux comme moi avant cette lecture qui n’aimeraient pas qu’on en dévoile trop tant le plaisir de la découverte se veut ludique et attractif. Il s’agit essentiellement d’un face à face entre deux êtres que tout oppose : le mal absolu d’une part et sa nemesis. La conversation va amener bien des explications au rythme élevé sous forme de flashbacks sur plusieurs époques au parti graphique différent : estampe orientale, traitement rétro, image doublée ou couleurs kitsch et j’en passe : il y en a pour tous les styles. Chacune de ces histoires pourrait presque être pris à part comme une anthologie regroupée par un fil rouge mais cela permet de construire la légende autour du personnage principal. Personnage principal au traitement vraiment inédit et original : déjà j’ai peu de souvenirs d’avoir eu connaissance d’un tel antagoniste et la construction du récit rappelant fortement celle du film « Usual Suspects », on sent les influences pulp comme de contes pour enfants d’Eldiablo qui livre ici probablement à mes yeux son meilleur travail avec Monkey Bizness. Quant au dessin de Cha, s’il ne paraissait pas adapté à l’origine vu la gravité du récit (certaines scènes sont à déconseiller pour leur traitement graphique et leur cruauté), l’autrice s’en sort haut la main en appliquant une touche et une mise en scène inédites ! Depuis Pizza Roadtrip, je ne doutais en aucun cas de son travail mais après avoir reposé ce livre, je ne peux même plus m’imaginer un autre dessin que le sien et ce n’est pas un mince compliment. Ajoutons à cela quelques twists (dont un dernier que je n’avais pas vu venir malgré les indices posés ici et là) relançant constamment l’intérêt de cette lecture et on tient ici un ouvrage qui fera date et met les crocs au sens propre comme figuré. D’ailleurs, Eldiablo comme Cha, si vous m’entendez : remettez le couvert s’il vous plait : ON A FAIM !
Déréglée - Journal d'une ménopause
Il ne me reste qu'une chose à faire : me mettre en jachère. - Cette bande dessinée correspond à un journal réalisé sur le thème de la ménopause de l'autrice. La première édition date de 2017 dans les Pays-Bas, et de 2023 pour la version française. Il a été réalisé par Francine Oomen, autrice complète et, scénario & dessins, également autrice de nombreux ouvrages pour jeunes enfants et pour adolescents. Cet ouvrage compte deux-cent-quarante pages. Elle se présente : Francine Oomen. Jusqu'à l'âge de cinquante-deux ans, elle était une mère, une fille, une amoureuse, une auteure à succès de livres pour enfants et une jongleuse émérite. Elle pouvait garder toutes ses quilles en l'air les doigts dans le nez… Mais un jour, une par une, elles se sont écrasées sur le sol. Il ne lui restait qu'une seule chose à faire : se mettre en jachère. Ce livre est le récit de cette aventure. À 52 ans, elle en avait ras-le-bol d'être elle. Cerveau en compote. Pas de doute, soit elle avait fait un AVC, soit elle était atteinte de démence précoce. Peut-être les deux. Ses neurones étaient à peu près dans le même état que ceux de sa mère, 87 ans, qui était en maison de retraite et tout à fait dingo. Quelques exemples. Un jour, Francine avait retrouvé son téléphone dans le congélo (il fonctionnait encore). Une autre fois, ses clés avaient atterri dans une chaussure (Logique non ? On rentre chez soi, on retire ses chaussures et on balance ses clés dedans). Sa carte de crédit ? Elle l'avait fait bloquée, paniquée, avant de s'apercevoir qu'elle était dans la machine à laver. Elle était foutue. Chez elle, au bout de trois pas, elle oubliait ce qu'elle voulait faire. Pas moyen de se souvenir du nom des gens et des mots les plus ordinaires. En pleine tirade enflammée, il arrivait même à Francine d'oublier ce qu'elle voulait dire. Trou de mémoire ! Son sens d'orientation (enfin, le peu qu'elle en avait) s'était volatilisé. Flippant… Surtout que ça a faisait forcément penser à sa mère. Tout ça ne l'angoissait pas qu'un peu. Mais il y avait pire. Parfois, assise à sa table de travail, elle ne se souvenait plus de quoi parle son bouquin. Impossible de réfléchir. Son cerveau, son terrain de jeu favori, pédalait dans la choucroute. Avant, écrire un chapitre lui prenait une heure. À présent, une semaine ! Tout ça pour un piètre résultat. Ça empirait chaque jour ! Mais elle n'osait en parler à personne. En face de son éditrice qui lui propose de jeter un œil au planning de l'année suivante, Francine fait le décompte : trois livres, magazine, promo, site web, merchandising, signature du contrat, oui, oui. Parfait, pas de problème. Parfait ? Pas de problème ? Pendant des mois, elle réussit tant bien que mal à donner le change. du moins, elle l'espérait. Elle fournit des excuses de plus en plus minces, tout en s'inquiétant régulièrement de ne pas savoir où elle a rangé son téléphone portable. Sans parler des doutes à n'en plus finir à propos des choses les plus insignifiantes. Faire les courses ? Et une fois au magasin impossible de retrouver son porte-monnaie. Ou le code de sa carte. Le titre s'avère très explicite, et l'autrice commence par se présenter avec une note d'humour dépréciateur sur le premier rabat intérieur. Puis elle se met en scène en train de chercher un titre, quelque chose avec le mot ménopause. Elle se lance alors dans la description de son état à cinquante-deux ans : un cerveau en compote et la grosse inquiétude d'être atteinte de sénilité précoce, ce dont souffre sa mère à cette époque. le lecteur constate qu'il ne s'agit pas vraiment d'une bande dessinée, plutôt d'un texte illustré, ou de courtes phrases par groupe de deux ou trois avec un dessin en correspondance en vis-à-vis, à raison de trois par page en moyenne. L'autrice a choisi de conserver un facsimilé de pages de cahier avec des lignes horizontales en fond de chaque page, et ce tout du long de l'ouvrage, avec quelques exceptions. Sur ce fond qui fait penser à un cahier de notes avec un vague relent scolaire ou appliqué, elle se dessine dans un registre simplifié, avec un trait de contour assez fin, un peu irrégulier, et une mise en couleurs de type aquarelle, généralement des personnages comme collés sur la page, sans arrière-plan. Elle utilise une écriture de type manuscrite, sans être cursive, des phrases courtes, un style plutôt oral et vivant, que très écrit. Son avatar et les autres personnes représentés présentent des caractéristiques faisant parfois penser à des adultes avec des mimiques d'enfant : émotion se lisant sur le visage, posture ou mouvement pas tout à fait maîtrisé, réaction infantile, ce qui rend la lecture très agréable, amenant souvent un sourire sur le visage du lecteur, avec un effet irrépressible d'empathie. Étrangement ce parfum d'enfance véhiculé par la forme narrative correspond parfaitement à la sensation de désemparement éprouvée par l'autrice confrontée aux symptômes et aux effets de la ménopause. Voilà que sa vie bien ordonnée, sa rigueur professionnelle, ses capacités mentales, sa physiologie sont remises en question, la plongeant dans l'incompréhension, la confusion et la détresse de ne plus rien contrôler, d'être à nouveau soumise à des impondérables arbitraires qui lui donnent la sensation d'être diminuée, d'être le jouet d'un corps déréglé dont elle ne peut que subir le comportement erratique. En fonction de la phase qu'elle traverse, qu'elle soit en train de subir, ou qu'elle soit en train de passer par l'un ou l'autre état du processus de changement en cherchant comment s'y adapter, l'artiste peut changer de registre visuel de manière très libre. Ainsi le lecteur peut découvrir des pages avec des dessins en noir & blanc, une petite illustration en bas de page, en dessous d'une liste de mot écrits en gros caractère pour insister sur leur intensité (un jeu sur la forme d'écriture), un collage d'une image sur la page de carnet, des mots tapés à la machine et comme découpé dans de petits rectangle pour être collés sur la page, juste trois silhouettes (mère Tapedur et ses deux factotums Marteau & Enclume) en ombre chinoise, une vingtaine de petites silhouettes disposées sur quatre lignes en train de faire des exercices de yoga (de type ashtanga), un dessin en surimpression sur une page de texte de type livre, une peinture en pleine page, des paysages peints en double page ne laissant pas apparaître les lignes du cahier, une photographie de l'autrice jeune enfant, une photographie de la main droite de l'autrice, un facsimilé de la carte de la Grande Prêtresse dans un jeu de tarot pour illustrer un texte de Rachel Pollack (1945-2023), des dessins de type botanique représentant une fleur à différents stades de développement, la photographie d'un seau rouge, des facsimilés de l'application Tinder sur téléphone, une photographie de la boîte de peinture à l'eau utilisée par l'artiste, des pages de recettes de confiture, un labyrinthe, un mots croisés, quelques visuels récurrents comme un cachalot ou une éruption volcanique, etc. Le lecteur ne risque pas de s'embêter à la lecture, avec l'inventivité visuelle de l'artiste, et le ton gentiment auto-dépréciateur. Francine Oomen n'est ni dans le défaitisme, ni dans la colère, en fait son développement n'est pas construit sur le principe du changement en cinq étapes (déni, colère, marchandage, dépression, acceptation), il suit une autre structure. Elle expose son expérience de la ménopause, au travers de son cas personnel, sans rien généraliser. À l'occasion d'une étape ou d'un thème identifié, elle peut évoquer les connaissances médicales sur le sujet. Par exemple, un des premiers chapitres pose la question : Quand est-ce que ça commence ? Elle indique que pour son cas personnel, ça a commencé avant l'arrêt des menstruations, et que ces règles se sont manifestées à quelques reprises de manière erratique, avec une force imprévisible (par exemple, un soir au restau, où elle en avait jusqu'au milieu du dos). Elle évoque ces manifestations physiologiques de manière factuelle, les dessins simplifiés, avec leur touche humoristique, dédramatisant tout, et évitant toute impression désagréable ou vulgaire pour le lecteur. Dans le fil de la narration, elle évoque également une facette de sa vie psychique, plus particulièrement la forme et la personnalité que prend la petite voix intérieure qui la pousse à agir, personnifiée par une vieille dame, surnommée Mère Tapedur, et flanquée de deux factotums Marteau & Enclume. Cette manière de raconter sa propre ménopause la rend très personnelle et indissociable du caractère de l'autrice, de son histoire personnelle, de sa construction, de son fonctionnement psychologique. Les changements générés par la ménopause s'apparentent parfois à des bouleversements, ayant des conséquences à court terme (la mémoire, les bouffées de chaleur qui la rendent incapable de faire quoi que ce soit sur l'instant), et à long terme. C'est ainsi qu'elle doit lutter contre une propension irrépressible à la procrastination, alors qu'elle était un véritable bourreau de travail, que sa compagne la quitte du fait de son changement de caractère. D'autres événements de la vie continuent de se produire pendant ce temps-là, comme le décès de sa mère, ou le départ des enfants qui prennent leur autonomie pleine et entière. L'humour de Francine fait des merveilles. Que ce soit une boutade en forme de devinette. Qu'y a-t-il de pire qu'une femme en pleine ménopause ? Bingo ! Deux femmes en pleine ménopause… (sans oublier son écho deux cents pages plus loin, avec une réponse alternative : Bingo ! Une femme ménopausée avec un ou plusieurs ados.). Ou que ce soit son analyse des catégories Tinder homme : Exhibant un poisson. Exhibant ses tatouages. Levant le pouce. Buvant l'apéro, souvent en levant le pouce. Prenant un selfie dans l'ascenseur ou dans la salle de bain. Posant devant un intérieur hideux. Faisant l'idiot devant une statue. Faisant l'idiot sans statue. Avec un chapeau dernier cri et une guitare. En voiture, ceinture attachée. Pas intéressé par les coups d'un soir. Replet, affalé sur un transat, le bidon rond comme un ballon (+ pouce levé, apéro, chapeau dernier cri). À bord d'une grosse cylindrée, d'un bateau, d'un avion qui ne lui appartient pas. Se décrivant comme : une belle prise, mieux que ton ex, 1,85m sans talonnettes. À chaque pot son couvercle. Le récit relate également les actions entreprises par l'autrice pour s'adapter à ces changements physiologiques drastiques. Elle évoque ainsi le redoublement d'effort pour tenir le rythme professionnel sans rien lâcher, les solutions alternatives (le yoga, faire des confitures, le tarot, se mettre en jachère), évoquer la question avec des copines. En particulier l'une d'elles a opté pour l'hormonothérapie, ce qui conduit à Oomen à constater que la femme en pleine ménopause représente une véritable poule aux œufs d'or pour l'industrie pharmaceutique. Sa ménopause occasionne ainsi une remise en question de ses habitudes de vie, de son mode de vie même, l'amenant à se poser des questions difficiles, à entreprendre une thérapie (la mère Tapedur étant invitée à se reposer pour laisser Cinette s'exprimer), à se poser des questions sur quels sont ses engrais verts pour elle, quelles sont les pensées qui la nourrissent. Et elle expose ses réponses, toujours avec une forme visuelle inventive. Toujours avec cet humour chaleureux et plein d'humilité, elle répond à la question : Comment se comporter avec une femme en pleine ménopause ? Elle évoque même rapidement, en une page, le climactère masculin et ses effets. Un ouvrage sur la ménopause : pas très folichon a priori. En fait, la lectrice tout comme le lecteur se trouve séduit dès les premières pages par le ton enjoué, par les petites piques gentiment moqueuses que l'autrice s'adresse. Francine Oomen parle de sa ménopause, visiblement assez intense, à la fois sur le plan des bouleversements personnels occasionnés dans sa chair et dans sa vie, en prenant du recul sur chaque facette évoquée. Elle raconte cette phase de sa vie intime avec une verve visuelle d'une variété et d'une gentillesse peu communes. Un ouvrage revigorant animé par un entrain chaleureux.
Martha Washington - Temps de guerre (Goes to War)
Hommage à Ayn Rand - Ce tome fait suite à Give Me Liberty. L'ensemble des aventures de cette héroïne a bénéficié d'une intégrale. L'action se déroule en 2014, Martha Washigton a 19 ans. Elle combat toujours pour les forces du Pax qui tentent de libérer le sud de ce qui fut les États-Unis de la domination de forces de Fat Boy (une multinationale spécialisée dans les hamburgers). Cette guerre est rendue plus complexe par des factions indépendantes agissant dans ce qu'il reste des États-Unis pour obtenir l'indépendance d'un état ou d'une ville. Chicago a été rayée de la carte par une explosion nucléaire. Martha finit par être grièvement blessée lors d'un lâcher de bombes sur le Texas. Les institutions de Pax la récupère, et la confie aux bons soins du Surgeon General (le responsable du gouvernement provisoire qui a pour devise que la maladie est un crime). Toutefois, l'administration de Pax et ses forces armées sont confrontées à deux problèmes majeurs : (1) leur technologie est de plus en plus victime de dysfonctionnements inexplicables et (2) des sortes de fantômes invisibles font sentir leur présence inopinément. À contrecœur, le Surgeon General va relâcher Martha pour la laisser enquêter pour le compte de Pax. Frank Miller et Dave Gibbons poursuivent leur collaboration avec cette deuxième minisérie de 5 épisodes parus en 1994. Miller indique dans sa postface qu'il s'est franchement inspiré de Atlas Shrugged (La grève) d'Ayn Rand pour construire son récit. Celui-ci repose sur des séquences d'action rapides et à grand spectacle et sur l'éveil de Martha aux réalités politiques qui modèlent son monde. Coté grand spectacle, le lecteur passe d'un champ bataille à un autre et Dave Gibbons s'en donne à cœur joie pour inventer des technologies futuristes avec une énergie qui rappelle ses meilleures planches pour 2000AD. Le lecteur peut ainsi admirer et se repaître de deux chevauchées mémorables à moto, d'une poursuite moto/hélicoptère, d'un décollage de navette spatiale, d'une base atmosphérique portée par l'électromagnétisme, de soucoupes volantes, d'avions de chasse, etc. Gibbons utilise toujours son style simple, très prosaïque qui confère à chaque élément dessiné une haute probabilité, une évidence qui ne permet pas de douter de son existence. À la lecture, ces instruments futuristes vont de soi et le lecteur ne les remet pas en cause, or il faut en fait un vrai savoir faire pour faire croire à cette forme d'anticipation peu réaliste. Miller développe également l'environnement de Martha. Elle évolue dans un pays qui a vu l'un de ses pires cauchemars devenir réalité : l'union n'est plus, les états se sont scindés en plusieurs parties différentes. Martha prend également peu à peu conscience qu'elle ne souhaite plus tuer comme une guerrière efficace, que le sens de ces affrontements finit par lui échapper et que les motivations des généraux et des donneurs d'ordre restent incompréhensibles, voire opposées à l'image qu'ils en donnent. Il profite de la destruction de Chicago pour développer une satire simple et efficace des télévangélistes. Dans un moment de préscience décontenançant, ce prédicateur parle de la chute des tours (de Chicago) en des termes qui évoquent ceux utilisés pour la chute des tours du World Trade Center (7 ans après la parution de ces épisodes). Plus intéressant, Miller insère dans sa narration la notion que dans notre monde de haute technologie il faut des gens compétents pour assurer le fonctionnement de nos appareils, que notre société est à quelques millimètres du dysfonctionnement, que tout ne tient qu'à des agents de maintenance qualifiés, que l'incompétence professionnelle sera la perte de notre mode de vie. Ce thème se révèle plus subtil que ce à quoi nous avait habitué Miller, et tellement plus pertinent et probable. Enfin Miller et Gibbons continuent de faire de Martha Washington un individu crédible, complexe et très sympathique. Martha est un soldat très compétent doué d'un sens de l'initiative très développé. Malgré tout, elle n'est pas fermée à ses sentiments et elle retrouve les deux personnes qui lui étaient les plus proches : Raggyann et Wasserstein. Le récit ne verse pas pour autant dans la sitcom ou dans la comédie dramatique. Les auteurs gardent le postulat de base qui est que Martha est une professionnelle de terrain avant tout et qu'elle ne s'occupe de sa vie privée qu'à l'occasion du repos qui lui est accordé entre 2 missions. Il est impossible de ne pas s'attacher à cette jeune femme tête brûlée, butée, courageuse jusqu'à en être téméraire, mais aussi indépendante, solidaire de son prochain, toujours prête à défendre le plus faible. Le style de Gibbons est devenu un peu moins raide pour les visages et les séquences d'action ; il indique avoir été influencé par les fondateurs d'Image Comics (je vous rassure tout est relatif et il est facile de reconnaître le style du dessinateur de Watchmen). La plus grande évolution réside dans la participation d'Angus McKie qui se charge de la mise en couleurs et d'étoffer les décors. À cette époque, l'industrie des comics intègre petit à petit l'outil informatique pour la mise en couleurs. McKie en fait un usage intelligent et efficace au vu de la technologie dont il dispose. Il ne cherche pas à mettre le plus de couleurs possibles, mais à créer des nuances jusqu'alors impossible à créer et à intégrer en douceur quelques références photographiques pour une poignée de décors. Le résultat enrichit les dessins de Gibbons et ne prête pas trop à sourire aujourd'hui encore (sauf peut être une ou deux textures). Avec cette histoire, Miller et Gibbons continuent leur récit sur le mode aventure dans un monde d'anticipation, tout en passant au stade logique suivant sur le plan politique. Est-il possible de proposer une alternative gouvernementale réaliste à des politiciens tous plus pourris les uns que les autres (vision caricaturale chère à Frank Miller) ? Oui, Miller et Gibbons indiquent une piste concrète à peu de choses près possible (directement empruntée à Ayn Rand, philosophe rationaliste, créatrice de l'objectivisme). Dans le tome suivant, fini de rire, le sort de l'humanité est entre les mains de Martha dans Martha Washington Saves the World .
King in Black - Le Roi en noir
Dégraissé - Ce tome contient le crossover issu de la série Venom , écrite par Donny Cates et lancée avec Ryan Stegman en 2018. Il regroupe les 5 épisodes de la minisérie, les 1 et 5 étant doubles, initialement parus en 2020/2021, écrits par Donny Cates, dessinés par Ryan Stegman, encrés par JP Mayer, avec l'aide de Stegman pour l'épisode 5, mis en couleurs par Frank Martin, avec l'aide de Jason Keith pour le 5. Les couvertures ont été réalisées par Stegman. Les couvertures variantes ont été réalisées par Peach Momoko, Superlog, Donny Cates, Ian Dederman (*6), Taurin Clarke, Ken Lashley, Declan Shalvey (*2), Paolo Rivera, Iban Coello, Ryan Stegman (*3), Joshua Cassara, Rahzzah, Gerardo Sandoval (*2), Philip Tan, Leinil Francis Yu, Todd Nauck, Alex Horley, Natacha Dustos, Skotie Young, Brett Booth. Le temps est venu : Eddie et son symbiote le ressentent sans ambiguïté possible. Knull, le dieu des symbiotes, arrive, traversant les ténèbres de l'espace. Venom s'élance dans le vide depuis le sommet d'un building, après avoir averti les Avengers de l'arrivée imminente de Knull. Lui-même se dirige vers un appartement où il entre par la fenêtre et il contemple son fils endormi. Il aimerait tellement pouvoir le laisser dormir, que Dylan n'ait pas à faire face à toutes les horreurs de ce monde dans lequel il l'a entraîné. Il aurait tellement aimé que son fils n'hérite pas de ses ténèbres. Il le réveille et lui explique ce qui va se passer. Au coeur de la montagne des Avengers, Tony Stark est au pupitre de surveillance, avec à ses côtés Captain Ameirca (Steve Rogers), Captain Marvel (Carol Danvers) et She-Hulk (Jennifer Walters). Iron Man est confiant dans leur première ligne de défense : Captain America lui fait remarquer à quel point il aime bien transformer les choses en bombe, Stark le reconnaît bien volontiers. Carol dit qu'il y a une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne : ça y est les radars ont localisé les ennemis. La mauvaise : ils vont avoir besoin d'une bombe plus grosse. Effectivement la première vague de dragons symbiotes déferle dans l'espace proche de la Terre, et leurs pertes ne sont pas très élevées au regard de leur nombre. Stark reste confiant, et fait observer qu'il n'a pas encore appuyé sur le détonateur. Il le fait et c'est un carnage incendiaire. Dans son communicateur, Eddie les informe que ça a à peine tué une centaine de dragons symbiotes, mais ça ne les a pas ralentis dans leur progression. Captain America sonne l'alarme et appelle tous les Avengers à se rendre à New York. Pendant ce temps-là, Eddie est parvenu à la pièce sécurisée et il demande à son fils d'y pénétrer et d'y rester, ainsi il sera à l'abri, invisible pour Knull. Dylan lui fait promettre qu'il reviendra. À New York, les Avengers tiennent les symbiotes à l'écart des civils du mieux qu'ils peuvent, pour les évacuer. La deuxième vague de superhéros descend sur la ville : les X-Men. A priori, pas beaucoup de surprises. Ce genre d'événement obéit à des contraintes formelles très codifiées : plein de superhéros partout, pas le temps de les développer, de l'action spectaculaire qui éclate de partout, un ennemi très méchant, pas de place pour la nuance ou pour la demi-mesure. C'est bien le cas ici. Les superhéros se battent contre un dieu des ténèbres, donc pas de questions morales à se poser : il faut l'exterminer car c'est la seule façon de l'empêcher de nuire. D'ailleurs Knull ne fait pas non plus les choses à moitié : il souhaite tuer tous les êtres humains. Ensuite, il faut plein d'ennemis pour que les superhéros aient quelqu'un contre qui se battre en quantité suffisante. Les dragons symbiotes remplissent cet office et en plus on peut les massacrer sans remords cas ils ne sont pas doués de conscience : juste de la chair à canon contre les gentils. Il faut plein de superhéros partout. le dessinateur joue également le jeu des cases grand format, avec des actions plus grandes que nature, des énergies qui pètent de partout, des symbiotes fluides, gluants, tentaculaires, sans oublier leurs grandes dents. Enfin, le coloriste s'en donne également à coeur joie avec des camaïeux de noir et de rouge, des paillettes d'énergie voletant au gré des destructions, des effets spéciaux pour accentuer la violence des coups et des explosions. Lui et le dessinateur effectuent un travail remarquable pour faciliter la reconnaissance des nombreux superhéros : Fantastic Four, Avengers, Spider-Man, Black Cat (Felicia Hardy), Lightning (Miguel Santos), Spectrum (Monica Rambeau), Cloak (Tyrone Johnson) et bien d'autres encore. Le lecteur a pleinement conscience qu'une bonne partie de l'action se situe hors de ces épisodes, dans les nombreuses miniséries créées spécialement à l'occasion de cet événement, pour les valkyries, Namor et Atlantis, Avengers, Thunderbolts, Gwenom, et tant d'autres encore. Or, dans ce cas précis, cette forme de construction fonctionne bien : le lecteur n'éprouve pas la sensation de rater des choses. Il apprécie plutôt d'avoir l'essentiel, dégraissé du superflu, d'avoir l'intrigue de Donny Cates qui n'a pas trop à se préoccuper de caser toutes les accroches pour ces miniséries. En fait s'il a suivi la série Venom de l'auteur depuis le début, le lecteur y voit l'aboutissement de plusieurs fils d'intrigue, sans avoir la sensation qu'ils sont alourdis par des invités parasites. D'ailleurs, le responsable éditorial a eu du mal à assurer une continuité rigoureuse avec l'état des superhéros à ce moment-là dans l'univers partagé Marvel, Thor ayant encore ses deux yeux par exemple. D'un autre côté, le lecteur constate que l'auteur continue de développer sa propre continuité au sein de l'univers partagé Marvel, en particulier avec l'arrivée de Norrin Radd. Sous cet angle-là, le récit prend une saveur d'oeuvre personnelle très inattendue dans un tel exercice. de la même manière, le dessinateur reprend l'esthétique spécifique de la série Venom, entre saveur personnelle et hommage à Tod McFarlane, avec un entrain très particulier, mâtiné d'un peu de macabre. Il est visible qu'il prend grand plaisir à façonner les formes des symbiotes pour les rendre plus horrifiques et plus formidables. Le lecteur se rend compte que le récit fait la part belle à Eddie Brock. Il éprouve l'impression de ne rien rater de ses faits et gestes, même s'il continue d'avoir sa série mensuelle continue en parallèle de ces épisodes, une étonnante maîtrise narrative de la part de l'auteur. Certes le symbiote a d'abord placé ce personnage du côté des criminels, s'en prenant à Spider-Man. Depuis quelques épisodes dans sa série, il est devenu plutôt un héros et a été pardonné pour ses précédentes activités criminelles. Il doit continuer à vivre avec les conséquences de ses actes, en particulier son lien avec le symbiote, et par lui avec Knull, conséquences qui rejaillissent directement sur son propre fils. Contre toute attente, le scénariste parvient à développer ce thème au milieu de cet affrontement plein de bruit et de fureur, ce qui permet à Eddie de conserver une accroche humaine générant de l'empathie chez le lecteur, évitant que le récit ne se réduise à une simple suite de combats cataclysmiques et pyrotechniques. Ce qui n'empêche pas le déroulement de ces derniers. Dans Absolute Carnage , le précédent événement de cette ampleur issue de la série mensuelle Venom, le scénariste avait fini par perdre la vitesse acquise, sous l'inertie du nombre de personnages, et l'essoufflement de l'intrigue, alors que le dessinateur s'épuisait à vue d'oeil dès le troisième épisode. Ici, il est possible de déceler qu'il marque le coup de la cadence à partir de l'épisode 4, mais les coloristes pallient sa fatigue en composant des arrière-plans qui comprennent assez d'effets pour maintenir l'illusion de la présence de vagues bâtiments. Dans le même temps, il continue de s'éclater à composer des pages spectaculaires et des cases qui en mettent plein la vue et le lecteur s'en délecte : Venom et sa toile au-dessus des gratte-ciels, l'arrivée de Knull épée au poing en toute majesté, la chute d'Eddie Brock dans le vide sans son symbiote, l'arrivée tout en majesté de Thor, Iron Man chevauchant le dragon, la transformation de Stephen Strange, Dylan Brock tenant tête à Knull, etc. le grand spectacle attendu par le lecteur est au rendez-vous, et avec du panache à revendre. Dans le même temps, Cates garde le cap de son récit, ménage ses surprises avec l'arrivée de renforts attendus et inattendus. Pour stopper Knull, il revient à un constat très basique, dichotomique, mais qui fait sens. Il est évident qu'il y a un ennemi naturel à cette incarnation des ténèbres primordiales, et que cet ennemi à ses propres forces et faiblesses face aux ténèbres. S'il y est sensible, le lecteur peut détecter que cette opposition entre les ténèbres et son ennemi naturel peut aussi se comprendre comme deux forces psychiques se livrant bataille dans l'esprit d'Eddie, une métaphore facile et simple, mais qui parvient à exister dans ce maelstrom de combats physiques. Alors oui, c'est un événement superhéroïque avec tout ce que ça implique de spectaculaire, de multitudes de superhéros qui ne se différencient que par les couleurs de leur costume et leurs superpouvoirs avec des combats d'une ampleur étourdissante. Contre toute attente, le dessinateur parvient à conserver son élan tout du long sans capituler au dernier ou à l'avant dernier épisode pour bâcler, et le scénariste parvient à conserver une fibre humaine à son héros, assurant que le lecteur puisse continuer à ressentir quelque chose pour lui. Cerise sur le gâteau : il est possible de déceler une légère fibre métaphorique pertinente et savoureuse.
Ar-Men - L'Enfer des enfers
Je me range du côté des admirateurs de cette série. Je ne suis ni breton ni marin ce qui ne m'a pas empêché d'être séduit , touché et très intéressé par le travail d'Emmanuel Lepage. Dans un scénario bien construit, l'auteur introduit trois thèmes qui donnent une belle cohérence à l'ensemble de la série. On y trouve une partie légende axée sur l'histoire d'Ys, une partie historique sur la construction du phare d'Ar-Men ( mais pas seulement lui) en fin du XIXème siècle et une fiction très touchante qui fait la liaison avec les deux thèmes précédents. On pourrait reprocher une certaine superficialité puisque chaque partie pourrait faire le sujet d'une série complète. Ici la forme choisie par l'auteur de documents lus impose cette contraction de l'histoire. Cela donne un fort rythme au récit et privilégie la dimension de la fragilité humaine face à l'océan. Je n'ai trouvé aucun temps mort dans les articulations d'un thème à l'autre sont excellentes. L'humanité des différents personnages est souvent bouleversante et le lecteur peut y puiser matière à réflexion sur ses propres blessures et propres fantômes. Le merveilleux graphisme de Lepage introduit l'océan et ses récifs comme des personnages incontournables du récit. Personnages muets et indifférents à la misère des hommes capables de fortunes et d'infortunes pour ceux qui croisent leur chemin. Lepage réussit à nous procurer ce sentiment paradoxal d'enfermement au milieu d'une étendue presque infinie. Le travail sur le mouvement des vagues et le mouvement des hommes crée une harmonie entre le vivant et le minéral. Malheur à celui qui ne suit pas cette harmonie presque cosmique. Une très belle création sensible, intelligente et belle. Excellente lecture.
Le Genre du Capital
Combattre l’ordre racial et l’ordre du genre contribue aussi à saper les bases du capitalisme. - Ce tome contient un essai qui se suffit à lui-même et qui ne nécessite pas de lecture préalable. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Céline Bessière, Sibylle Gollac et Jeanne Puchol pour le scénario, et par cette dernière pour les dessins et les nuances de gris. Il comprend cent-vingt-trois pages de bande dessinée. Il se termine avec une liste d’une quinzaine d’ouvrages pour aller plus loin, écrits par Pierre Bourdieu, Collectif Onze, Christine Delphy, Sylvia Federici, Nicolas Frémeaux & Marion Leturcq, Camille Herlin-Giret, Ana Perrin Heredia, Thomas Picketty, Florence Weber, Viviana Zelizer. Mmes Bessière et Gollac avaient collaboré au Collectif Onze, auteur d’un ouvrage qui avait été adapté en bande dessinée par Baptiste Virot en 2020 : Au tribunal des couples (Enquête sur des affaires familiales). Dans une cabane de fortune construite sur un rond-point, une gilet jaune est en train de dîner frugalement dans sa protestation pour la justice sociale et la justice fiscale, et contre la casse des services publics. Elle écoute la radio : Trois mois après son divorce, MacKenzie Bezos renonce à tous ses intérêts dans le Washington Post et dans Blue Origin, à 75% de ses actions Amazon, ainsi qu’à ses droits dans cette entreprise. Ceci afin de soutenir l’action de son ex-mari, a-t-elle précisé. Jeff Bezos garde donc le contrôle d’Amazon et reste l’homme le plus riche du monde. Les marchés financiers peuvent respirer. Un tel discours met la gilet jaune hors d’elle : à haute voix, elle suggère que McKenzie vienne partager ses fins de mois. Un chat a réussi à tromper sa vigilance et est en train de goûter au plat préparé sur la table. Elle le chasse, car elle n’a sûrement pas trop de quoi à manger. Il détale ventre à terre, il croise un autre chat et ils commencent à papoter. Le premier est à la rue parce que son humaine est morte subitement, et ses enfants, se disputant pour l’héritage, se sont débarrassés de lui. Le deuxième explique que ses humains sont en train de déménager et il ne sait pas s’ils vont le garder. Ils croisent un troisième chat qui interrompt leur conversation. Ce dernier chat les emmène dans un coin sympa. Il explique que dans la séparation, c’est surtout l’humaine qui va y laisser des plumes dans le divorce. Non seulement, l’écart entre les revenus des plus riches et ceux des plus pauvres n’a jamais été aussi important, mais l’écart entre leurs patrimoines se creuse encore plus. Patrimoine, ou richesse ou capital, peu importe l’appellation : des terres, de l’immobilier, des actifs financiers, des entreprises. À une interrogation, il répond que les pauvres peuvent parfois y prétendre grâce au crédit ou à l’épargne. Alors que les plus riches en bénéficient souvent dès leur plus jeune âge, parce que ces biens se transmettent au sein de la famille. Bon, ces inégalités-là font beaucoup parler. On sait moins que les inégalités de patrimoine entre les femmes et les hommes augmentent elles aussi. Même si les femmes travaillent et gagnent leur argent, en moins de vingt ans, l’écart entre ce que détiennent les hommes et femmes a presque doublé. Il s’agit d’un exposé condensé d’une enquête analysant les inégalités de patrimoines et économiques entre femmes et hommes, au sein de familles de classe sociale différente. Le défi impressionne : restituer une étude sociologique sous forme de bande dessinée. La forme narrative adoptée par les trois autrices fonctionne très bien. Quelques reconstitutions et mises en situation : des entretiens avec les deux sociologues, des discussions entre membres d’une même famille, des entretiens devant la ou le juge avec les avocats, des entretiens chez une avocate ou un avocat, chez une ou un notaire. Quelques moments d’une activité professionnelle ou d’une autre. La dessinatrice représente les trois autrices (dont elle-même) en train d’échanger en présentiel ou en distantiel pour approfondir une notion, ou demander un développement sur un constat contre-intuitif. Ces passages peuvent être représentés avec les trois autrices en situation, ou des gros plans sur leur visage simplifié et représenté comme des avatars infographiques. Le lecteur ne s’attend pas à la troisième forme d’exposition : des chats en train d’échanger entre eux sur leur situation personnelle, et par voie de conséquence la situation de leur maîtresse. En feuilletant rapidement le tome, le lecteur pourrait entretenir quelques réserves sur ce qui donne l’impression d’une narration visuelle peut-être un peu pauvre (beaucoup de têtes en train de parler, des décors représentés sporadiquement), mais à la lecture il ressent toute la pertinence des choix effectués, car ainsi l’exposé devient vivant et coule de source, avec une forme de tension dramatique qui sert le propos, sans le sensationnaliser ou le dramatiser. Au fur et à mesure, il fait l’expérience que les pages présentent une grande variété d’éléments visuels : l’intérieur du cabanon sur le rond-point, les murs et les toits parcourus par les chats, les cabinets et bureaux, et des éléments avec une fonction symbolique comme une balance à plateau, un extrait de tableur, un plan de réaménagement d’un appartement, un caddie de supermarché, des arbres généalogiques, un plateau de Monopoly, des billets de banque qui poussent sur une plante en pot, etc. Le lecteur fait l’expérience de l’apport de la dessinatrice dans la conception des planches, dans la conception même de l’exposé pour qu’il ne soit pas juste un texte livré ficelé avec des images redondantes ou superfétatoires, mais bien un exercice pédagogique mettant à profit les possibilités du moyen d’expression, ainsi que ses spécificités. La facilité de la lecture rend le propos aisément accessible, et pourtant lorsqu’il prend un peu de recul en faisant une pause pour réfléchir à ce qu’il vient de lire, le lecteur prend conscience de la densité des informations, qu’il s’agisse des description des situations, de la démarche de recherche, des constats, des analyses, des conclusions. Il se rend également compte de la profondeur de la réflexion, nourrie par un travail conséquent de recherche et d’analyse. En prime, il est visible que Jeanne Puchol aime bien dessiner les chats et qu’elle en a longuement observés. Les autrices affichent d’entrée jeu leur point de vue : analyser les inégalités de patrimoine et de richesse entre femmes et hommes, en défaveur de ces premières, avec le parti pris de l’écriture inclusive pour ne pas les invisibiliser. Ce positionnement n’affecte en rien la rigueur de leur enquête. L’annoncer permet au lecteur de savoir dans quelles directions ladite recherche va s’effectuer : il s’agit de repérer et d’analyser les mécanismes et les paramètres systémiques sociaux qui sont à l’œuvre dans l’apparition ou la reconduction de ces inégalités. L’exposé comprend plusieurs parties. Un premier exemple de succession dans la famille Pilon, avec utilisation du dispositif de donation-partage devant notaire, la veuve donnant la boulangerie ainsi que la maison attenante à son fils, ses trois filles recevant quelques biens immobiliers et terrains avoisinants. Des explications complémentaires issues des entretiens menés avec les différents membres de la famille. Vient ensuite la partie analytique et réglementaire exposée par les deux sociologues, relancées par les questions de la bédéiste. Suivent encore deux exemples de successions. Puis de des exemples choisis pour des situations particulières : femme âgée et démunie, méconnaissance du droit chez les modestes, rôles respectif des avocats et des notaires, autres situations de divorce, de succession, dans des milieux aisés, dans des milieux populaires, au sein d’une famille ou l’épouse a élevé les enfants et travaillé dans l’entreprise de son époux, ou bien s’est entièrement consacrée à la famille. En annonçant leur positionnement en toute transparence, les autrices indiquent qu’elles se focalisent sur les mécanismes qui font perdurer les inégalités entre femmes et hommes dans ces situations, voire les aggravent, avec le constat de départ que les statistiques sur l’écart de richesse entre femme et homme est allé en grandissant ces dernières décennies. Leur exposé est donc orienté puisqu’elles partent d’un constat factuel et chiffré, dans le même temps l’analyse desdits mécanismes est menée avec rigueur et méthode. Les exemples sont choisis pour un jugement qui va dans le sens de la préservation ou de l’augmentation de la richesse de l’homme, et la diminution de celle de la femme. Les autrices exposent alors la situation de départ, les éléments qui motivent le jugement, le lecteur restant libre de se faire une idée par lui-même, de nourrir son opinion, et de relativiser comme il l’entend les conclusions des sociologues s’il estime que le constat de départ est trop prégnant. Il retrouve bien évidemment des idées féministes tel que l’invisibilisation des tâches domestiques, ainsi que la priorité donnée à la conservation du patrimoine familial lors de sa transmission d’une génération à l’autre. À nouveau, il peut exercer son libre-arbitre en fonction de ses convictions et de ses valeurs, que ce soit pour les questions de capital, de travail ou de famille. À chaque étape, les deux sociologues exposent la méthodologie qu’elles ont mise en œuvre, les moyens dont elles ont disposé, les entretiens qu’elles ont pu mener, les professionnels auxquels elles ont eu accès, les entretiens qu’elles ont pu observer, leur nombre et leur variété. Le lecteur peut donc également se faire une idée de leurs sources et de leur démarche. Tout commence par un titre bien singulier et un a priori sur le fait que l’exposé sera orienté pour pointer du doigt des mécanismes favorisant les hommes aux dépens des femmes. Les autrices affichent que leur ouvrage va dans ce sens, libre au lecteur de le garder à l’esprit au cours de sa lecture. Réaliser un exposé en sciences humaines et sociales en bande dessinée constitue un défi délicat, car il faut savoir trouver le bon mode narratif pour réaliser une vraie bande dessinée (et pas un texte illustré) sans dénaturer les propos tenus. S’il peut entretenir quelques a priori sur les choix de la dessinatrice, le lecteur ressent rapidement qu’ils étaient infondés, et que le mode narratif a été conçu par la bédéiste avec les deux chercheuses, pour un résultat parfaitement adapté à l’exercice de la restitution d’une enquête et de l’analyse afférente. La lecture s’avère très agréable, avec ses différents niveaux narratifs (mises en situation, échanges entre les autrices, commentaires, analyses et conclusions), et la prise de recul sous la forme de la discussion entre des observateurs inattendus que sont les chats. Une lecture passionnante, éclairante, enrichissante, édifiante.