Les derniers avis (7327 avis)

Par grogro
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Rébétissa (L'Antidote)
Rébétissa (L'Antidote)

Je peux arrêter de lire des BD jusqu’à ma mort après cette plongée dans les bas-fonds du Pirée en compagnie de ces attachants Rébètes. David Prudhomme, en sortant une suite (et fin ?) à Rébétiko (je n’osais même pas en rêver), vient en effet d’accomplir un petit exploit : faire mieux que Rébétiko ! Que dire ? Par où commencer ? Rébétissa (l’antidote) m’a procuré un tel bonheur et a généré en moi des émotions si vigoureuses que je ne me sens pas du tout à la hauteur pour rédiger une critique. Peut-être par-là : j’étais l’un des musiciens, et tous à la fois. J’étais même les chanteuses, Béba ou Marika. J’ai ressenti leur colère, leur force intérieure inébranlable face à l’inéluctable. J’étais de leur combat et de toutes leurs petites combines. J’ai fumé le narguilé avec eux, j’ai voulu me battre, défendre moi aussi le café de Katina. J’ai voulu fuir, tout quitter. Et j’ai chialé comme un gosse dans les dernières pages. L’essentiel passe par le dessin dément de David Prudhomme. Dans cette version en noir et blanc, bien meilleure selon moi que la version colorisée (qui est elle-même moins réussie que pour Rébétiko, voire carrément ratée), le lecteur en prend plein les mirettes. L'écrin est magnifique. Les fonds couleur crème font ressortir le trait. C'est magnifique. Prudhomme fait preuve d’une maitrise totale des jeux d’ombre et de lumière. Le dessin s’anime, on entend penser tout haut les personnages, on voit leurs idées flotter dans l’air et se mêler à la petite fumée du haschich. A la faveur d’un regard, l’émotion éclabousse la page. Tous dansent, chantent, fument, tentent de faire bonne figure face à l’adversité, et dignes. Oui, j’insiste : on peut même les entendre penser ! Qu’est-ce qu’ils sont beaux ces personnages ! Perso, j’adore le fanfaronnant Stavros ou l’espiègle Batis, mais tous sans exception sont attachants jusque dans leurs travers. Et même les nouveaux que l’on découvre sont extrêmement soignés, à l'image de la savoureuse Katina. Le scénario prend ici un relief qui en comparaison semble à peine esquissé dans Rébétiko. Dans ce volume, la situation devient réellement tragique car l’étau de la dictature se resserre. Les personnages sont amenés à faire des choix qui les engagent totalement tant ils se retrouvent acculés, et face à la répression, toutes et tous restent dignes jusqu'au bout. On ne pouvait rêver plus beau chant du cygne. Les dialogues ne gâchent rien, même si par-ci par-là, le lecteur pointilleux pourra relever quelques futilités qui auraient pu ne pas exister pour laisser d’avantage de place au dessin. Mais franchement, vue la qualité exceptionnelle de l’ensemble, on oublie… Rébétissa s’inscrit dans la grande lignée des tragédies grecques. Mais au-delà de toutes ces considérations, ce récit saisit quelque chose du monde d’aujourd’hui. J’aimerais ne pas trop en dire afin de laisser le plaisir de la découverte, mais oui, nous sommes, Nous, collectivement, les Rébètes. Pour reprendre les paroles de l'un d'entre eux, "nous avons le malheur de n'être que ce que nous sommes, dans un monde qui ne veut plus de ce que nous sommes". J'avoue que ce sentiment de décalage s'accorde en tous points avec mon propre ressenti. A moins que ce ne soit Prudhomme lui-même qui nous exhorte à le devenir ? Fin d’un monde, fin d’une culture, mise en place d’une dictature… Mais c’est véritablement la toute fin qui saute à la gueule. Il y a dans cette dernière scène une métaphore subtile, à la fois touchante, mélancolique et effrayante... Juste pour dire comment j'ai transposé tellement le tableau est vivant... Voilà dit dans un désordre abominable tout le bien que je pense de cette BD. Bien entendu, mes centres d’intérêt personnels y sont pour quelque chose. Ma passion pour la musique, et en particulier le Blues et le personnage d’Alan Lomax (qu’on retrouve d’ailleurs un peu sous les traits du personnage de Péristéris) n’a fait que décupler mon affection pour cette histoire. Mais y a pas à tortiller : Rébétissa (l’antidote) est l’œuvre d’un grand !

11/04/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Le Démon de mamie ou la sénescence enchantée
Le Démon de mamie ou la sénescence enchantée

La vieillesse est si longue qu’il ne faut pas la commencer trop. Benoîte Groult - Ce tome contient une histoire complète qui peut être lue indépendamment de toute autre. Il s’inscrit également dans une série thématique : Le Démon de midi ou Changement d'herbage réjouit les veaux (1996), Le Démon d'après Midi... (2005), et Le Démon du soir ou la ménopause héroïque (2013). Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Florence Cestac pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-neuf pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une préface d’une page, rédigée par Albert Algoud, louant la manière dont l’autrice possède le sens du burlesque, tout en réussissant à marier le réalisme à la caricature et l’ironie à la plus vive à la bienveillance amusée. Dans un parc ou un jardin public, un groupe d’une demi-douzaine de femmes âgées papotent, alors que des enfants crient : Mamie ! Mamie ! Mamie ! Mamie ! Mamie ! Noémie se rend compte que ce sont ses petits-enfants qui l’appellent. Ces dames évoquent les différents noms qui leur ont été donnés : Mamie pour la plupart, mais aussi Mémé, Mamour, Mam, Bonne-Maman, Nona, Babou, Mamibolo (car elle est la reine des spaghettis bolognaise, et c’est tous les mercredis midi. Noémie explique que la voilà grand-mère, deux fois avec son fils. Sa fille, elle, a décidé de ne pas se reproduire : planète pourrie, trop de monde sur terre, climat qui… La demoiselle en question l’interrompt pour rappeler qu’elle préfère les filles. La grand-mère évoque alors le souvenir de la naissance du premier : la visite à la maternité, et c’est parti pour un tour du gâtisme postnatal. Les démonstrations d’affection de Noémie, et déjà les conseils des parents : ne jamais mettre le bébé sur le ventre dans son berceau (risque de morts inattendues du nourrisson), coussin pour éviter la plagiocéphalie, etc. Noémie continue en expliquant la découverte du matos exponentiel pour le jeune enfant. Au moins deux couffins. Un pour la maison, et un autre pour la poussette et la voiture. La table à langer avec tout son équipement. Le porte-bébé devant. Le porte-bébé derrière. Et l’écharpe de portage. La baignoire pliable avec son thermomètre. Plusieurs kilos de vêtements. Coussin d’allaitement, sac à langer, tire-lait, cocon, nid, couches. Tapis d’éveil, le mobile, la petite veilleuse, le doudou, l’indémodable Sophie la girafe. La tétine lumineuse, le babyphone connecté avec sa caméra. Le siège auto, le siège vélo, le lit pliant évolutif. La poussette 3 en 1, la chaise haute, le parc en bois, le lit à barreaux. Le hamac, le transat, les biberons, le chauffe-biberon, le stérilisateur. Trois tonnes de jouets et jeux divers… Pour la page : le maillot et tee-shirt anti-UV, le bob, les lunettes, la crème solaire. Les brassards, les bouées, le seau, la pelle, le râteau, les méduses. La tente, la serviette, la trousse de secours, le goûter, la gourde. Le chariot de marche, le siège suspendu, le youpala. La balancelle berceuse électrique et programmable. Puis vient le soir où on vous demande de garder le petit… Quatrième tome de cette série : après la quarantaine et le démon de midi, la cinquantaine et la ménopause, la soixantaine et l’arrivée de la retraite, voici la phase vers les soixante-dix ans, mise en scène par l’autrice. Comme dans les tomes précédents, elle opte pour une présentation en scènes courtes de trois ou quatre pages, pour aborder une situation après l’autre. Elle utilise une mise en scène qui entremêle Noémie (un avatar composite d’elle-même et de plusieurs autres femmes) en train de s’adresser aux lectrices face caméra, des suites de vignettes montrant différentes variations d’une situation donnée (par exemple les rencontres avec de nouveaux hommes) et le texte qui court de case en case, et enfin des séquences narratives plus classiques une même action se déroulant dans une succession de cases (comme la déambulation dans l’allée du parc ou le voyage en train avec deux enfants en bas âge). Le lecteur retrouve la personnalité graphique de l’autrice : des dessins descriptifs avec un degré de simplification, réaliste avec une touche d’exagération. Elle continue de rester fidèle aux gros nez pour les personnages, et aux mains à quatre doigts. Ce choix rend tous les personnages immédiatement sympathiques, et très expressifs. Impossible de résister à l’enthousiasme exubérant et sans retenue des enfants, aux réactions pas toujours mesurées qu’ils provoquent chez les adultes de tout poil, et aux marques de la vieillesse physique. Le lecteur retrouve avec plaisir et sympathie Noémie / Florence. Le choix de parler à la quasi première personne induit que l’autrice parle d’elle-même, de son expérience personnelle, et en même temps son avatar évoque différentes configurations, indiquant implicitement que la bédéaste évoque également l’expérience d’autres femmes de cette tranche d’âge, car toutes ne sont pas compatibles entre elles (elle ne peut pas à la fois être célibataire et en couple, par exemple). Comme l’indique Algoud dans sa préface, Florence Cestac a l’art et la manière de concilier des points de vue différents dans une même narration, à la fois du vécu et des ressentis très personnels, à la fois un panorama d’autres possibilités, sans toutefois verser dans le catalogue. Par exemple, lorsqu’elle évoque le club Tamalou, c’est-à-dire, la propension des personnes âgées à aborder un sujet qui les préoccupe au quotidien, leur santé, le lecteur voit des personnages énoncer leurs soucis. Lombalgie, rhumatismes articulaires, acouphènes, crise de goutte, ulcère à l’estomac, trop de cholestérol, trop de glycémie, diabète, crise de colique néphrétique, polypes colorectaux, foie gras, apnées du sommeil, cataracte, descente d’organes. Le lecteur voit plus d’une douzaine de personnages, à raison de deux par case, dans une même page, chacun avec leur expression et leur posture propres, entre résignation et douleur de fond, tous criants de vérité, regardés avec gentillesse par l’artiste. De la même manière, l’autrice passe en revue les différentes occupations possibles à cet âge de la vie : salle de gym, aquagym, marche aquatique côtière, randonnée pédestre genre les chemins de Compostelle, les sorties touristiques dites La ménopause en vadrouille, le jardinage sous l’œil amusé du paysan du coin, les jeux de société comme le scrabble, le bridge, faire de l’art comme la poterie ou la peinture, la visite d’une exposition en troupeau, la séance de cinéma en avant-première avec réu-débat après, etc. Chaque situation fait l’objet d’une à trois cases : une mise en scène qui apporte des éléments d’informations supplémentaires et souvent un regard amusé, entre réalité peu clémente, et éléments comiques. Ainsi la marche aquatique côtière (très en vogue) s’effectue sous la pluie en combinaison intégrale, et le lecteur peut remarquer un monsieur avec une pipe à la bouche évoquant Popeye. Il faut voir Noémie batailler avec ses aiguilles pour produire un tricot informe, ou encore la réaction du chef cuisinier à ce qu’elle lui présente à l’issue du cours. Le lecteur se rend compte que le sourire né dès les premières pages ne le quitte plus tout du long. Il repense à l’introduction et partage le jugement de son auteur. Florence Cestac sait manier le burlesque avec élégance et dextérité, des touches de bouffonnerie outrée : la quantité de régurgitation d’un nouveau-né, ses cris inextinguibles et perçants, sa façon de recracher la nourriture en la projetant partout, la surexcitation de ces dames en évoquant bruyamment leurs frasques passées autour d’un verre au café (pour la plus grande exaspération des plus jeunes), la difficulté de l’effort physique pour monsieur en plein acte sexuel, Noémie en tenue paramilitaire arcboutée à sa porte blindée en pleine crise de délire de persécution, etc. Ces moments sont imparables car elle sait marier le réalisme à la caricature, ses idiosyncrasies de dessin gommant tout risque de hiatus entre ces deux registres. Et puis, elle fait preuve d’une grande empathie, pour les seniors encore plus âgés ayant perdu une partie de leurs moyens soit physiques, soit mentaux, et pour chaque individu devenu sénile. Le lecteur se retrouve à verser une larme alors qu’une dame étreint Noémie, par gratitude dans le cadre de la distribution de denrées alimentaires. Au fil des situations et des facettes de la vieillesse mises en scène, le lecteur ressent l’honnêteté de cette présentation, les différentes facettes de cette réalité, les différentes circonstances en fonction de sa situation de famille, de santé. Il se sent réconforté par les différents personnages, comprenant que cette sensation qui le rassérène provient du regard avec lequel l’autrice les considère, avec bienveillance. Elle montre chaque individu sans fard, avec ses défauts, avec la distance qui s’installe avec l’âge, par exemple dans les relations amoureuses, aussi bien sentimentales que physiques. Il ressent également l’acceptation de l’autrice quant aux évolutions qui accompagnent cet âge. Cela produit un effet bien différent de la résignation. Il repense à cette notion de temps additionnel, selon la formule de Christian Boltanski (1944-2021), artiste plasticien français. La mort devenant une perspective de plus en plus tangible, les années se condensent, la forces des intentions aussi, le temps additionnel a une intensité bien différente. La perspective de découvrir une bande dessinée parlant de la vieillesse peut doucher l’enthousiasme du lecteur, d’autant que la couverture annonce des aspects peu reluisants du grand âge. D’un autre côté, la verve de Florence Cestac fait des merveilles à chaque fois, aussi bien dans les observations, les situations et les dialogues, que dans les dessins avec un sens formidable du burlesque. Elle parle aussi bien des pertes successives de toute nature, que de la capacité de l’individu à s’y adapter, à parvenir à l’acceptation, et à profiter de ce temps additionnel. Ravigotant et rassénérant.

10/04/2025 (modifier)
Par Ro
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série De pierre et d'os
De pierre et d'os

Dans ces lieux coupés du monde, un univers à part fait de glace, de neige et de roc, il est impossible de préciser une date... sans doute quelque part au 19e siècle. Il fait nuit, toute la famille dort sous l'abri de leur grand igloo quand Uqsuralik se lève et sort pour constater qu'elle a ses premières règles. Au même moment, la mer se déchaine et brise la banquise, séparant la jeune femme de sa famille qui part à la dérive sur la glace. Son père a tout juste le temps de lui lancer une peau d'ours et un harpon qui malheureusement se brise à l'impact. Uqsuralik n'a plus que cela et la compagnie d'un petit groupe des chiens de traineau de sa famille pour survivre dans l'hiver qui est encore loin de se terminer. C'est le début d'un périple pour la survie puis pour son existence elle-même de cette femme inuite que l'on va suivre sur les nombreuses années durant lesquelles elle nous fera découvrir la rudesse du quotidien dans le grand Nord, face aux éléments, face aux hommes et au destin. Et à travers elle, nous découvrirons la culture Inuite, en particulier ses mythes shamaniques qui font partie intégrante de leur façon d'agir et de penser, en accord avec la Nature et les esprits. De pierre et d'os est l'adaptation d'un roman de Bérengère Cournut, autrice dont les multiples oeuvres se focalisent souvent sur les peuples rares du monde, et leur rapport à la nature et à la spiritualité. Bien documentée, elle fait revivre de l'intérieur la culture et les traditions inuites, et nous entraine dans le conte d'une vie entière, faite de danger et d'épreuves, mais aussi de soulagements, de bonheur, d'amour, et d'un fort rapport au shamanisme et aux esprits. Jean-Paul Krassinsky met le récit en image dans un style à l'aquarelle empreint de beauté, de réalisme et d'onirisme. Le format presque carré de l'album permet des planches qui sortent des sentiers battus, emplies d'ambiance, de décors de glace, de neige et de nuit, mais aussi de réconfort et de la chaleur des abris humains. Sa manière semi-réaliste de dessiner les humains apporte une touche de légèreté qui contrebalance l'austérité du récit et rend plus amène et fluide la lecture, l'éloignant d'un documentaire aride. Il y a une vraie intensité dans ces planches. C'est une plongée dépaysante dans un univers visuel qui rend parfaitement hommage à la beauté cruelle de l'Arctique et au monde Inuit et à sa culture. L'album est long, son contenu souvent cruel et malheureux, mais c'est aussi le récit d'une vie, de la vie en général, avec d'innombrables moments de beauté, de bonheur simple malgré la tourmente, de force et d'émotion. Le personnage d'Uqsuralik est particulièrement judicieux car c'est à la fois une femme faible face aux éléments et à la volonté des hommes mauvais, mais aussi une personne intelligente, bonne chasseuse grâce à l'enseignement de son père, très consciente du monde qui l'entoure et de ses légendes, et compensant ses faiblesses par de la méfiance, de la méthode et beaucoup de courage et de volonté. On s'attache à elle et à travers elle à son peuple et à son monde, avec l'envie qu'elle trouve enfin le bonheur, pour elle et la famille qu'elle se construit. J'ai été proprement transporté par ce récit, intense et beau, exotique et instructif. C'est le récit d'un parcours humain, avec des émotions fortes et qui ont su me toucher, voire me mettre la larme à l'œil, larme de bonheur comme d'amertume. Et d'ailleurs, j'aurais presque préféré que le récit s'arrête avec son épilogue car cette fin là était à mes yeux bien plus émouvante que les quelques pages d'épilogue qui la suivent. C'est ma BD de l'année 2025 jusqu'à présent !

07/04/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Les Variations d'Orsay
Les Variations d'Orsay

Personne ne peut survivre aux tableaux. Eux, sont éternels. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, focalisée sur le musée d’Orsay. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Manuele Fior, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte soixante-quatre pages de bande dessinée. Il se termine par un dossier de quatre pages recensant les onze principales œuvres mises en scène dans l’ouvrage : le Métropolitain (1901) par Hector Guimard, Banquette de fumoir (1897) par Guimard, La gare Saint-Lazare (1877) par Claude Monet, la gare d’Orsay (construite entre 1901 et 1925), La charmeuse de serpents (1907) par Henri Rousseau, Repasseuses (entre 1884 et 1886) par Edgar Degas, Sémiramis construisant Babylone (1861) par Degas, Portrait de l’artiste au Christ jaune (1890-91) par Paul Gauguin, Romains de la décadence (1847) par Thomas Couture, La Source (1856) par Jean Auguste Dominique Ingres, Une moderne Olympia (1873-74) par Paul Cézanne. En 1900, Gisèle sort en courant de la station de métro appelée Le Début, avec son habillage de Hector Guimard, en appelant son amie Odile. Elle pénètre dans la gare d’Orsay, en continuant à se demander où son trouve son amie. Enfin elle la repère : Odile et Gisèle tombent dans les bras l’une de l’autre, la première souhaitant un bon anniversaire à la seconde. Cette dernière fait le constat qu’il aura fallu attendre l’exposition universelle de 1900 pour faire quitter sa campagne à la première. Elles sortent, prêtes à visiter Paris, tout en estimant que la gare qu’elles quittent est la plus belle de France. Au temps présent, les visiteurs déambulent dans le musée d’Orsay, écoutant leur audioguide. L’un évoque l’architecte italienne Gae Aulenti qui a été désigné en 1980 pour transformer le musée. Un autre présente Rousseau, peintre autodidacte et naïf qui n’a que très peu voyagé. Le commentaire continue : La plupart de ses jungles ont été réalisées au muséum national d’histoire naturelle et dans la grande serre du jardin des Plantes. Pourtant, dans cette Charmeuse de serpents, tout est nouveau. Le sujet d’abord. Une Ève noire, dans éden inquiétant… La gardienne assise à côté du tableau interpelle le visiteur, en lui rappelant de ne pas se tenir trop près du tableau. Elle explique qu’il s’agit d’une œuvre très fragile. Devant la grimace du visiteur, elle ajoute que ce n’est pas elle qui fait les règles. Il s’en va agacé. La gardienne lit la notice : Une asymétrie novatrice figée dans un étrange silence, La charmeuse de serpents annonce les rêves surréalistes à venir. En son for intérieur, elle se dit que ce tableau est trop moche, qu’on dirait la peinture d’un gamin de quatre ans. Elle ferme les yeux, et dans son esprit, une cigogne s’envole au-dessus d’une large étendue d’eau calme. Après avoir volé à l’horizontal, elle s’élève dans les airs. Assise sur un fauteuil devant le lac paisible, une femme noire se parle à elle-même. Elle est la gardienne de ce musée. Et elle connaît ce lieu depuis longtemps. Les œuvres, les coulisses, les passages interdits au public. Les codes de sécurité. Surtout, elle connait les artistes. Ils l’aiment tous. Ils sont tous à ses pieds. Henri. Claude. Auguste. Paul. Edmond. Edgar. Voici une bande dessinée estampillée Musée d’Orsay, publiée par Futuropolis, dans le cadre d’un partenariat avec cet établissement qui comprend également L'Art d'en bas au musée d'Orsay: La fantastique collection Hippolyte de L'Apnée (2016) de Plonk & Replonk, Les Disparues d'Orsay (2017) de Stéphane Levallois, Moderne Olympia (2020) de Catherine Meurisse. L’horizon d’attente du lecteur comprend donc une déclaration d’amour à ce musée. L’auteur tient cette promesse. Il cite et incorpore les œuvres citées ci-dessus. Il met en scène des artistes, essentiellement du courant impressionniste : Edgar Degas (1834-1917), Auguste Renoir (1841-1919), Camille Pissarro (1830-1903), Berthe Morisot (1841-1895), Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867). Il met également en scène Paul Valéry (1871-1945). Il montre quelques aspects du bâtiment du musée, évoquant sa fonction de gare, et le représentant dans sa fonction de musée. Lors d’une séquence de quatre pages, le lecteur accompagne un personnage qui descend à la chaufferie, située dans le sous-sol, puis dans les réserves qui contiennent de nombreux dessins. Les images appartiennent à un registre descriptif et réaliste, avec un degré significatif de simplification, la mise en couleurs venant donner de la consistance aux éléments représentés. En découvrant le début, le lecteur n’est pas trop sûr du mode d’hommage dans lequel l’auteur va se situer. Indéniablement, le bédéiste connaît le musée et il affiche une préférence pour certaines œuvres. En particulier pendant plusieurs pages, son personnage central est Edgar Degas (1834-1917). La narration visuelle se révèle être assez sophistiquée, s’adaptant à la nature de chaque scène, capable de restituer l’apparence de personnages connus, de tableaux de maître et de l’architecture du musée. En fonction de sa familiarité avec eux, le lecteur peut apprécier la ressemblance d’artistes tels que Degas, Ingres, ou encore Pissarro, Renoir et Berthe Morisot, dans dessins dépourvus de trais de contour, évoquant une technique ressemblant à du crayon gras. En fonction du moment et de leurs occupations, le dessinateur peut se focaliser sur le visage des personnages en plan poitrine ou en gros plan s’ils sont en train de discuter assis ou attablés, ou bien en train de vaquer à leurs occupations. Le lecteur apprécie leur expressivité et leur naturel, sans exagération de leurs expressions. Il se rend compte que l’air de rien l’artiste sait capturer des moments fugaces ou faire ressortir un geste particulier : un homme avec l’audioguide à l’oreille, la légère lassitude de la gardienne toujours confrontée aux mêmes comportements et effectuant les mêmes rappels, un personnage jouant du pipeau, un homme paressant au lit, une jeune femme morte dans son lit après une intoxication avec un mélange d’opium et de térébenthine, le regard condescendant d’un bourgeois raillant le manque de talent d’un artiste impressionniste, un vif direct du droit, un homme mordant une femme à la cheville, Gauguin montrant ses plaies aux pieds, ou encore une jeune femme allongée vêtue uniquement de bas serrant une panthère noire contre elle, etc. Dans un premier temps, il est possible que le lecteur ne discerne pas le fil directeur du récit. D’une séquence à l’autre, l’auteur passe des visiteurs du musée au temps présent, au tableau de la Charmeuse de serpents, au personnage central de ce tableau qui soliloque au profit du lecteur, à Degas rendant visite à Ingres, au tableau Sémiramis construisant Babylone, à la femme de ménage d’Ingres qui lui présente sa fille qui va servir de modèle à La Source, à une discussion dans un café entre Degas, Renoir, Pissarro et Morisot, puis au premier salon des Impressionnistes, pour déambuler ensuite dans les sous-sols du musée. Le lecteur détecte deux personnages principaux : Edgar Degas et la Charmeuse de serpents. Il constate que l’auteur accorde une importance primordiale aux Impressionnistes, avec une poignée de cases s’inspirant de leurs toiles : par exemple Impression, soleil levant, (1872) de Claude Monet (1840-1926), ou encore le portrait de Berthe Morisot au bouquet de violettes (1872) d’Édouard Manet. Il consacre une séquence également à la Première exposition des peintres impressionnistes (1874), avec une bagarre entre des visiteurs et des artistes. Il revient sur l’appellation même de ce mouvement : Impressionnistes pour les dénigrer, Indépendants pour Degas, Intransigeants pour les autres peintres. Il rappelle les propos insultants proférés à l’encontre de leurs œuvres par les visiteurs, ainsi que l’hétérogénéité des différentes toiles produites sous cette appellation, montrant aussi la sculpture La petite danseuse de 14 ans, de Degas. L’autre personnage principal surprend : il s’agit de la Charmeuse de serpents, du tableau du même nom du douanier Rousseau (Henri Rousseau, 1844-1910), représentant majeur de l’art naïf. Celle-ci annonce être la gardienne du musée. Elle assure la transition en indiquant qu’il est temps pour Edgar (Degas) de se lever. Elle revient à plusieurs reprises dans le récit. Tout d’abord pour des considérations sur la postérité de ces tableaux, contrastant avec le caractère mortel des artistes : Ces pauvres embobinés, célébrés, ridiculisés, ou bien ignorés de leur vivant, à présent empaillés dans les salles, ils sont devenus une attraction mondiale. Plus loin, elle se promène dans les sous-sols du musée pour mettre en évidence la fragilité des œuvres (obligation de la régulation de la température avec une variation inférieure à trois degrés), en la rapprochant aux souffrances physiques endurées par les artistes. Enfin, elle évoque la fin des maîtres et de l’art, des œuvres, des expositions et des salons, la fin des catalogues, des souvenirs et des audioguides. Elle établit que personne ne peut survivre aux tableaux, et que, eux, sont éternels. Insupportable n’est-ce pas ? Visuellement, un visiteur contemple un tableau de Degas : Sémiramis construisant Babylone, induisant un parallèle entre cette œuvre et la construction du musée d’Orsay, ainsi que sa fonction. Chanter les louanges d’un musée et mettre en scène l’importance que ce lieu et les œuvres qu’il abrite ont pu avoir sur sa propre vocation artistique et sa propre pratique : Manuele Fior se prête au jeu, avec une vraie personnalité. Ces images rendent hommage aux œuvres et à l’ambiance du musée, avec sensibilité, sur la base de choix clairs, les Impressionnistes et le Douanier Rousseau. La narration semble papillonner d’une scène à une autre, agréables pouvant sembler arbitraires dans un premier temps. Progressivement il apparaît que l’ouvrage est construit pour développer deux thèmes : l’impressionnisme, et la pérennité des œuvres d’art. Enchanteur et troublant.

05/04/2025 (modifier)
Par Mélusine
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Mélusine
Mélusine

Mélusine est un tout nouveau univers pour les jeunes comme les grands. Ce n'est pas trop une série, mais plutôt des gags qui se suivent. Mélusine est une femme forte, intelligente et débrouillarde, ce qui montre un regard nouveau sur les sorcières. Je trouve cela amusant, les illustrateurs ont mis du temps et de l'amour pour les dessins. Excellent.

03/04/2025 (modifier)
Couverture de la série Ailefroide - Altitude 3954
Ailefroide - Altitude 3954

Nul besoin d'être un grand cuisinier pour savourer cette liste de courses. Et même si cette liste n'a pas été conclue par l'"ASPI" comme guide , elle a fait de Jean-Marc Rochette un "Chef" accompli en une humanité découverte dans ses expériences de haute montagne. En inventant le genre autobiographique, JJ Rousseau pensait que son expérience personnelle pourrait servir de modèle pour de nombreux hommes. J'ai retrouvé cette idée en lisant cette formidable œuvre de Rochette. En effet le parcours du jeune Rochette pourrait être une véritable école de vie pour un grand nombre d'ados. L'enfant commence par une soif de découvrir par lui même. Découverte de la peinture de Chaïm Soutine au musée de Grenoble ou découverte de la montagne autour de Grenoble. C'est comme un appel du lieu où l'on vit à s'enrichir de ses propositions. Alors oui, le jeune ado est un écorché vif déjà meurtri par la vie qui lui a pris son père dans une guerre absurde. Souvent l'ado se rebelle contre son prof de Champollion ( le must à Grenoble) en défendant le figuratif contre "les petits carrés" ou contre sa mère qui les met en danger dans une escalade par son incompétence. C'est déjà une attirance vers la liberté qui se fait jour. Mais cette "révolte" est empreinte de sagesse et d'écoute. Il écoutera Sempé qui le guide dans ses premiers pas sur les parois. 20 pages pour décrire cette première initiation derrière son copain puis ami Sempé: le matos, la première paroi, les premiers gestes, les premiers mots. On ne se fait pas seul ou alors c'est une illusion. On retrouvera cette sagesse en de nombreux endroits: pour avertir des orages, des risques de caillasses et même jusqu'au la manif contre Superphénix. Enfin le jeune Jean-Marc apprend vite que la montagne est le domaine de la vérité. Il n'est nul besoin d'un superviseur pour vérifier qu'il a bien fait telle ou telle ascension. Heureuse jeunesse qui a pour écran récompense la notion immédiate de la beauté du monde. Le prix a payé peut être fort à travers la souffrance d'un accident grave ou la perte des amis en courses. L'importance de la présence de Soutine dans l'ouvrage me laisse à penser de son influence sur le style graphique de Rochette. C'est rude parfois tourmenté et ça sait aller au cœur du sujet en oubliant les artifices enjoliveurs. Pour autant cela dégage une grande tendresse et un énorme respect pour les hommes de l'art, montagnards ou peintres. Cette autobiographie a donc beaucoup à nous apprendre sur l'universel qui est en nous. Ce fut pour moi une lecture passionnante même si je suis resté loin des sommets. Un très bel ouvrage.

03/04/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Crétin qui a gagné la guerre froide
Le Crétin qui a gagné la guerre froide

Ma stratégie ? Elle tient en quatre mots : On gagne, ils perdent. - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, de nature historique. Son édition originale date de 2025. Il a été réalisé par Jean-Yves le Naour pour le scénario, et par Cédrick le Bihan pour les dessins et les couleurs. Il comprend cinquante-huit pages de bande dessinée. Convention républicaine à Detroit, le dix-sept juillet 1980 : la foule scande le nom de Reagan qui apparaît sur le podium. Dans le public, un politique rejoint Gerald Ford et ils médisent sur le dos du candidat. Barry Goldwater monte à la tribune avec ses deux cannes anglaises. Il dresse un panégyrique du candidat : si les États-Unis avaient eu un vrai leader comme Reagan, la guerre du Vietnam n'aurait pas duré plus de quelques jours, si le gouvernement américain avait des tripes l'Iran n'oserait pas prendre des Américains en otage. S'ils avaient un vrai président, l'URSS n'avancerait pas ses pions en Afghanistan ou au Nicaragua car elle aurait peur de la réaction des États-Unis. C'est au tour de Ronald Reagan lui-même de monter à la tribune et de prendre la parole : il fait une blague sur la présence des caméras de télévision, puis il évoque les États-Unis comme terre et refuge de la liberté, et il termine par un instant de prière. Plus tard, il regarde le film Law and order, avec son épouse Nancy à ses côtés. Un conseiller vient le chercher pour réviser les sujets qui seront abordés lors du débat télévisé du soir même avec le président Jimmy Carter. Ce dernier termine sa réponse sur la lutte contre la dépression économique, Reagan répond avec un bon mot : Récession, dépression… Puisque Jimmy Carter veut jouer sur les mots, il va lui donner des définitions. Une récession, c'est quand son voisin perd son boulot. Une dépression, c'est quand on perd le sien… Et la reprise, c'est quand Jimmy Carter perd le sien. Il termine en invitant à voter pour lui pour rendre sa grandeur à l'Amérique. Les élections se tiennent et les Républicains l'emportent largement dans quarante-quatre états. Le vingt janvier 1981, le président Carter cherche à joindre le président à venir, en vain, ce dernier dort et il ne veut pas être dérangé. Vient enfin la cérémonie d'investiture, mais Reagan ne souhaite toujours pas parler des otages en Iran avec Carter. Il prête serment, et dans son discours il pointe du doigt le fait que le pays souffre d'un trop gros fardeau fiscal, que les Américains ne peuvent pas vivre au-dessus de leurs moyens en empruntant toujours plus. Ils doivent agir aujourd'hui pour préserver demain. Il conclut dans un premier temps par : Dans la crise actuelle, le gouvernement n'est pas la solution, le gouvernement est le problème. Dans un second temps, il assène qu'ils peuvent accomplir de grandes choses, il suffit d'y croire, ils sont américains ! Les journalistes expliquent que le président Reagan a très nettement insisté sur la baisse des impôts et sur la nécessité d'une politique beaucoup moins interventionniste sur le plan économique, accompagnée d'une saine gestion des ressources de l'état fédéral. Au moins les auteurs annoncent clairement leur positionnement dès la couverture, que ce soit le titre qui qualifie le président quarantième président des États-Unis ou par l'image qui l'affuble d'une moustache de forme caractéristique, par l'espace laissé blanc. Ainsi bien conscient du parti pris affiché des auteurs, le lecteur sait qu'il va découvrir un récit à charge contre Ronald Reagan (1911-2004), pointant du doigt ses capacités intellectuelles limitées et une façon dictatoriale d'agir, ou plutôt démagogique. Ils établissent un portrait peu flatteur : une forme de narcissisme s'exprimant par un amour et une nostalgie pour les films dans lesquels il a tourné dans sa jeunesse, ainsi que des jugements de valeur peu flatteurs sur un acteur comme Rock Hudson. Il fait preuve de différentes formes d'irresponsabilité comme le fait de faire passer son sommeil (par exemple sa sieste) avant les affaires d'état, ou partir de manière impromptue dans sa résidence de vacances en laissant tous les dossiers en plan. Ils le dépeignent comme incapable d'assimiler les informations relatives à des dossiers complexes, de retenir le nom de ses interlocuteurs (par exemple d'autre chefs d'état), de s'arcbouter sur certaines décisions contre l'avis de ses conseillers et des experts (la guerre des étoiles en armant des satellites), sans oublier ses blagues pas toujours drôles, dont celles anti-communistes primaires racontées à Mikhaïl Gorbatchev (1931-2022). Évidemment, le lecteur sourit en voyant cet individu président de la première puissance mondiale, dépeint comme un crétin, un patriote aveugle content de lui-même, un homme politique qui y va au flanc, un bluffeur doué et chanceux, un homme persuadé de son propre bon sens, une incarnation sur pattes de l'effet Dunning-Kruger. Quel que soit ses convictions politiques, il est possible d'y voir une confirmation du peu d'estime que l'on peut entretenir vis-à-vis des hommes politiques, ou une caricature tellement forcée qu'elle est sans rapport avec la réalité, et qu'on ne saurait s'en trouver vraiment offensé. Les relations entre les deux blocs Est-Ouest deviennent une comédie virant à la farce, l'amitié naissante entre Reagan et Gorbatchev devient irrésistible entre le roublard médiatique et le bosseur responsable. De temps en temps, une affaire ressort, tellement grosse qu'elle aussi participe à cette ambiance humoristique. Donc, parce que quand même, l'affaire Iran-Contra (Contragate), c'est du lourd, que le lecteur la découvre dans la très courte présentation qui en est faite dans cette bande dessinée, ou qu'il en ait suivi les développements au fil des années, du scandale aux annulations de peine, immunités et pardons présidentiels. L'artiste réalise des dessins dans un registre réaliste et descriptif. Il sait très bien restituer l'apparence de Ronald Reagan, de Mikhail Gorbatchev, et des autres hommes politiques connus. Sa narration visuelle constitue une reconstitution historique solide et documentée, que ce soient les véhicules d'époque, ou les tenues. Il met en œuvre l'équivalent d'une discrète trame mécanographiée de couleur, évoquant à la fois une technique d'impression obsolète, et une sorte de voile qui ternit les souvenirs datant d'une autre époque. le lecteur apprécie l'évocation visuelle du passé très détaillée. Les différents lieux : les rues de Manhattan, la maison blanche, un porte-avion, Berlin et Checkpoint Charlie, la porte de Brandebourg, le ranch Reagan de Santa Barbara, l'ambassade de la Fédération de Russie, la statue de la Liberté, la grande salle de conférence de l'Organisation des Nations Unies, le Kremlin, la villa Fleur-d'Eau à Versoix dans le canton de Genève pour le sommet de 1985, Reykjavik pour le sommet suivant, la place rouge, etc. Au gré de la politique extérieure du président des États-Unis, le lecteur peut se retrouver au Nicaragua, ou en Iran, le temps d'une case. L'artiste impressionne par la consistance de ses pages et des cases, entre huit et dix par page. Il amalgame harmonieusement les visuels connus car diffusés par les médias, et les scènes de réunions officielles, de réunions de travail, de moments plus personnels de la vie de Reagan, souvent accompagné de son épouse Nancy Reagan (1921-2016). Le lecteur savoure les plans de prise de vue et la direction d'acteurs. L'artiste sait restituer la dimension humaine de chaque séquence, souvent grâce au comportement de Reagan lui-même, et aux réactions de son entourage, mises en scène également à charge la plupart du temps, en cohérence avec le scénario. Il représente le président avec les rides qui attestent de son âge, et la retenue qui sied à une telle fonction, tout en faisant ressortir une touche cowboy de temps à autre, avec une chemise ou un ceinturon. Sans verser dans la caricature ou l'exagération, il fait apparaître des expressions de visage révélatrices, soit de la rouerie de Reagan, soit de l'exaspération plus ou moins prononcée de ses interlocuteurs. Le lecteur découvre régulièrement une scène saisissante au détour d'une case, telle cette rencontre de Reagan avec ses généreux donateurs pour sa campagne de réélection, parmi lesquels il reconnaît du premier coup d’œil, un certain Donald J. Trump. De temps à autre, un comportement de Reagan ou une de ses décisions provoquent une prise de recul chez le lecteur. Pour commencer, il exerce l'autorité présidentielle, et il sait prendre quelques décisions. Ensuite, il réalise certains de ses discours lui-même, avec une sensibilité populiste qui leur confère une portée et une efficacité redoutable. Par ailleurs, le lecteur garde à l'esprit que personne ne pouvait être dans la tête du président quand il prenait une décision, et que ces scènes correspondent au mieux à des propos rapportés par des tiers, des témoins de premier rang, ou pour certaines à des articles de journaux. Ensuite, même sans connaître dans le détail les réalisations de l'administration de ces deux mandants, il se doute que d'autres choses ont été accomplies, par exemple l'amnistie de trois millions d'immigrés clandestins et la prise en charge d'urgence de tous les patients par les hôpitaux, percevant des aides au titre de Medicare. Et de nombreux faits sont omis, à commencer par la tentative d'assassinat du trente mars 1981 à l'encontre de Reagan qui fut touché d'une balle à la poitrine. Enfin, la gouvernance d'un pays, et a fortiori des États-Unis, relève d'une mécanique beaucoup plus complexe que les seuls choix de son président. Tout ceci renvoie le lecteur au parti prix explicite des auteurs et à la narration orientée qui en découle : partiale, certainement révélatrice d'un pan de la personnalité de Reagan, forcément incomplète, mettant en lumière qu'il ne s'agit que d'un homme avec ses imperfections, et la nécessité d'un contre-pouvoir. Mais quand même… Lorsque Trump déclare à son voisin que : Il ne faut pas se fier aux politiques, on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même, tant que les affairistes n'auront pas un des leurs installés à la Maison Blanche, ils seront exposés aux dangers de la démocratie, le lecteur sent un mélange d'indignation et de fatalité s'abattre sur lui. Un titre indiquant explicitement le parti pris des auteurs, et l'approche insolente de l'ouvrage. Ce choix induit également une forme de narration amusée très agréable à la lecture. Les auteurs font œuvre d'une solide reconstitution historique bien documentée, de cette période riche en événements. Ils ont choisi leur axe : le rôle de Ronald Reagan dans la fin de la guerre froide. En fonction de ses convictions, le lecteur se positionne par rapport à ce point de vue, la bande dessinée générant en lui une prise de recul l'incitant à réfléchir sur les différentes facettes de cette réalité complexe. Une œuvre salutaire de réflexion.

02/04/2025 (modifier)
Couverture de la série Kiss the Sky
Kiss the Sky

Même si je suis resté nostalgique des musiques 70's, Jimi Hendrix n'a jamais été un de mes interprètes favoris. Toutefois j'ai beaucoup aimé ce tome de la biographie de l'artiste. J-M Dupont a pris le temps de présenter avec soin les racines du jeune Jimi. Un métissage Cherokee Afro-américain d'une mère volage et alcoolique et d'un père violent qui alterne jobs et misère, une fratrie confiée aux services sociaux, Hendrix n'est pas du Sud mais a vécu la misère qui a donné une dimension supplémentaire à de nombreux musiciens américains. C'est donc un récit très social que propose l'auteur. Cela rend le jeune Hendrix très attachant dans sa volonté de s'en sortir grâce à sa guitare. Le récit fourmille d'anecdotes signifiantes et produit une belle cohérence dans le parcours du guitariste. On y rencontre de nombreux noms célèbres des 60's mais cette suite de tournées ne fait pas catalogue car les auteurs ont su nous faire partager l'intimité de l'artiste comme si nous y étions. Graphiquement le style employé par Mezzo ne laisse pas indifférent. Son N&B tourmenté où les noirs prédominent en fait un récit visuel où l'émotion est omniprésente. J'ai eu parfois l'impression de retrouver certaines planches de Perpendiculaire au soleil. Ce n'est pas très surprenant tant le parcours de Jimi aurait pu être celui de Renaldo en plusieurs occasions. J'ai même eu l'impression de me retrouver dans une ambiance underground parfaite pour exprimer ces années 60/70's. Une biographie très intéressante. J'espère que le tome 2 verra le jour prochainement. Pour plus de détails je renvoie à l'avis de Solo dont je partage le ressenti enthousiaste sur cette lecture.

01/04/2025 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5
Couverture de la série Les Travailleurs de la mer
Les Travailleurs de la mer

Cet effarement dura peu. - Ce tome correspond à une adaptation du roman de Victor Hugo (1802-1885), du même nom, publié en 1866. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Michel Durand pour l’adaptation et les dessins. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc. Il comprend cent-quarante-neuf pages de bande dessinée. À l’extrémité de la banque du Bû de la rue, il y avait une grande roche que l’on appelait la Corne de la bête. La curiosité de ce rocher, c’était du côté de la mer, une sorte de chaise naturelle creusée par la vague et polie par la pluie. Cette chaise était traître. On y était insensiblement amené par la beauté de la vue. Rien de plus simple que de s’oublier dans ce fauteuil. On contemplait la mer et c’était une volupté que de fermer les yeux. Tout à coup la marée avait grossi. Peu à peu, on était perdu. La chaise Gild-Holm-‘Ur ou Qui dort meurt était la voisine du Bû de la rue. Gilliatt venait souvent là et s’y asseyait. Méditait-il ? Non, il songeait. Le matin de cette Christmas, la route qui longe la mer de Saint Pierre-Port au Valle était toute blanche. Vers neuf heures, le chemin était à peu près désert. Il n’y avait que deux passants, un homme et une femme. Ces deux passants n’avaient visiblement aucun lien entre eux. L’homme, jeune encore, semblait quelque chose comme un ouvrier ou un matelot. La passante dans sa tenue d’église allait devant elle avec une vivacité libre et légère et à cette marche on devinait une jeune fille. L’homme, quand elle se retourna pour la seconde fois, reconnut Déruchette, une ravissante fille du pays. Son regard tomba machinalement sur l’endroit où la jeune fille s’était arrêtée. Il lut ce mot tracé par elle dans la neige : Gilliatt. Ce mot épelait son nom : il s’appelait Gilliatt. Gilliatt habitait la paroisse de Saint-Sampson. Il n’y était pas aimé. Il y avait des raisons pour cela. D’abord il avait pour logis une maison visionnée. Elle se nommait le Bû de la rue. Anciennement, le diable y venait la nuit. La maison qu’habitait Gilliatt avait été visionnée et ne l’était plus. Elle n’en était que plus suspecte. Personne n’ignore que lorsqu’un sorcier s’installe dans un logis hanté, le diable juge le logement suffisamment tenu, et fait au sorcier la politesse de ne plus y venir… Rien n’est moins rare qu’un sorcier à Guernesey. Ils ont des pratiques criminelles… Ils font bouillir de l’or, ils regardent de travers les bestiaux des gens. L’un d’eux, un jour, en mars 1819, a constaté dans l’eau d’un malade sept diables. Ils sont redoutés et redoutables. Quelques sorciers sont complaisants, et pour deux ou trois guinées, ils vous prennent vos maladies. Alors ils se roulent sur leur lit en poussant des cris. Pendant qu’ils se tordent, vous dites : Tiens, je n’ai plus rien. Gilliatt, nous l’avons dit, n’était pas aimé dans la paroisse. Rien de plus naturel que cette antipathie, les motifs abondaient. Il avait un faible pour les oiseaux. C’est un signe auquel on reconnaît généralement les magiciens. Il achetait tous les oiseaux qu’on lui apportait et les mettait en liberté. Une petite fille avait des poux. Il avait frotté l’enfant avec un onguent et Gilliatt lui avait ôté ses poux, ce qui prouve que Gilliatt les lui avait donnés… Il faut oser… L’auteur se lance dans l’adaptation d’une œuvre hugolienne, l’écrivain surnommé l’Homme siècle, poète, dramaturge, écrivain, romancier et dessinateur romantique, également personnalité politique et intellectuel engagé. Il faut donc une bonne dose de courage ou d’inconscience pour adapter un tel créateur, pour donner sa version d’un classique qui peut être considéré comme intouchable. À l’évidence, l’adaptateur va respecter l’intrigue du récit, et il apparaît dès les premières pages que l’implication de Michel Durand se place au plus haut niveau possible. Le lecteur peut retrouver des morceaux du texte de Hugo, tout en évitant les copier-coller de gros pavés de texte. Quelques pages, peu nombreuses, peuvent s’apparenter à des illustrations du texte original réparti en plusieurs petits cartouches. 90% de l’ouvrage relève bien de la bande dessinée : des cases majoritairement dépourvues de bordure, des actions racontées sur plusieurs cases contigües, régulièrement des phylactères, une véritable narration en art séquentiel. Dès les premières pages, le lecteur est frappé par les caractéristiques apparentes des dessins : évoquant des gravures de Gustave Doré, des illustrations, des influences de Bernie Wrightson (1948-2017) pour son adaptation de Frankenstein (1983), ou encore certaines planches d’Andreas (Martens). L’artiste a indiqué s’être inspiré de Franklin Booth (1874-1948), pour la technique. Le lecteur tombe vite sous le charme des traits encrés : fins, solides, souples. L’artiste use avec finesse des variations d’épaisseur de traits pour donner plus de consistance, plus de force à certains éléments comme la roche ou les vagues. Il met en œuvre de fines hachures pour donner corps à chaque élément, sans avoir à tracer de traits de contour. Il met en œuvre avec parcimonie des effets d’espaces négatifs, d’effacement de certaines parties dans des cases. Il joue avec les textures, jusqu’à des effets conceptuels où le dessin peut allier une approche descriptive et un effet conceptuel, nécessitant d’avoir à l’esprit le contexte apporté par les cases précédentes pour disposer d’une certitude sur ce qui est représenté, par exemple lors de forts mouvements de houle ou de tempête. Le lecteur remarque également que la sensation d’uniformité n’est que de surface. L’artiste conçoit chaque découpage de planche en fonction du moment et du contexte. Il utilise des cases en insert sur une illustration en pleine page, des cases avec bordure comme collées sur une plus grande case sans bordure, des jeux avec des traits horizontaux figurant d’abord l’horizon puis un découpage de cases en bande plus bas, des formes pouvant passer d’une case à l’autre par-dessus les gouttière (par exemple des poissons), des onomatopées et des bruitages se déroulant en volute, des personnages sur fond blanc virginal, des conceptions de page à l’échelle des deux pages en vis-à-vis, des notes de musique s’échappant d’une case pour s’élever au-dessus de sa bordure supérieure, des textures densifiées par exemple sur la peau humaine, une carte sommaire, des végétaux poussant sur deux illustrations distinctes, des cases de la largeur de la page, le rendu de la mer qui peut passer d’un blanc immaculé (pour une mer étale), à des zones fortement hachurées (pour une mer démontée), des cases dépourvues de mot, des dessins en pleine page ou en double page, etc. Le lecteur ressent les effets de la forte personnalité de la narration visuelle. Pour commencer, il voit que cette adaptation s’inscrit dans une démarche de rendre hommage à l’œuvre originale et de transmettre les visions qu’elle a générées dans l’esprit du lecteur qui est devenu l’auteur de cette bande dessinée. Régulièrement, le lecteur éprouve la sensation de lire le roman de Victor Hugo avec les yeux de Michel Durand. Chaque œuvre se transforme en quelque chose de chaque fois différent en fonction de la personne qui la lit, de son vécu, de sa culture, de son âge, de ses origines sociales, de l’époque à laquelle il l’a lue. Le bédéiste déploie tout son talent pour restituer comment il a reçu ce livre. Bien sûr, il respecte l’intrigue : cet homme aux valeurs morales inflexibles qu’est Gilliatt, l’armateur entretenant un rapport affectif avec son navire à moteur (Mess Lethierrey et la Durande), ce jeune révérend anglican Joe Ebenezer Caudray qui a l’avenir devant lui. L’adaptateur ne les restitue pas exactement comme les écrit le romancier : il en donne plus son ressenti que son interprétation. Par exemple, Déruchette reste une créature pure et attentionnée, sans jugement de valeur ou d’explication sur ce qui la conduite à écrire le nom de Gilliatt dans la neige, ou sur son comportement général, autre d’une vision romanesque traditionnelle. D’un côté, le lecteur peut estimer que cette adaptation édulcore les personnages, leur fait perdre de leur épaisseur ; de l’autre côté, il retrouve bien ou il découvre Gilliatt, Déruchette Mess Lethierry, Sieur Clubin, Rentaine, Joe Ebenezer Caudray, et la Durande, dont l’esprit est respecté, sans trahison. Le lecteur commence par s‘immerger dans ces dessins à la forte personnalité, décrivant un environnement singulier, allant de très belles compositions florales, au milieu hostile de la mer, de beaux ciels paisibles, à des tempêtes, d’une ville accueillante et protectrice à des milieux sauvages où la présence de l’homme semble incongrue. L’adaptateur donne à voir Guernesey sous forme d’une reconstitution, avec un investissement affectif, différent de celui de Victor Hugo, mais pas moins sincère et intense, un bel hommage également. Il met en scène des personnages disposant chacun de leur personnalité propre, de leurs motivations propres, la cupidité sans foi ni loi de certains, trouvant son contrepoint dans l’innocence et la joie de vivre d’autres. Gilliatt conserve sa place centrale dans le récit. Le lecteur voit se dessiner son portrait dans des moments intenses, correspondant à ceux du roman, en particulier dans le sauvetage de la machine de la Durande, dans le combat sous-marin, dans l’observation enamourée et furtive de Déruchette. Il ne peut pas s’empêcher d’admirer le personnage pour sa rectitude morale, pour son courage, pour sa force et sa dureté à la tâche, et en même temps de porter un jugement sur son comportement, entre incompréhension et consternation. En fonction de ses inclinations, il se retrouve ballotté de l’indignation contre cette forme de destin implacable, et de compréhension devant cet individu qui accepte sa nature profonde en harmonie avec le milieu dans lequel il vit, l’île de Guernesey. Adapter Victor Hugo : une gageure ? Bien sûr, car personne ne peut écrire comme lui. Il apparaît immédiatement que la démarche et l’intention de l’auteur relève de l’hommage, d’une forme de témoignage de gratitude envers cette œuvre, en faisant preuve d’un investissement total, en respectant l’esprit de l’œuvre originale, et en partageant son ressenti ses émotions à sa lecture, avec générosité, au travers d’une narration visuelle solide, riche et superbe.

29/03/2025 (modifier)
Par Bruno
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Dans ses yeux
Dans ses yeux

Un récit touchant, ponctué de moments très drôle. Une lecture qui fait du bien, et qui aborde la malvoyance d'une manière complètement nouvelle : avec humour et honnêteté.

28/03/2025 (modifier)