Kyle Baker : un créateur hors norme
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Ce graphic novel est parue initialement en 1992 au début de la carrière de Kyle Baker, deux ans après La légende de Cowboy Wally et des épisodes délirants de The Shadow (avec Andy Helfer, chez DC Comics). À l'époque DC Comics disposait d'une branche d'édition (Piranha Press) pour les projets de comics qui ne ressemblait à rien de connu. Effectivement, Why I hate Saturn sort de tous les schémas traditionnels des comics et même de la bande dessinée.
Kyle Baker nous invite à suivre les mésaventures d'Anne, une jeune journaliste newyorkaise, peu sérieuse, très en retard, malchanceuse en amour, déjà cynique, travaillant pour un magazine de tendances et dotée d'une sœur peu commune. Sa sœur est une végétarienne, elle est persuadé qu'elle vient de la planète Saturne et il s'avère qu'elle est poursuivie par un amoureux transi peu commode. Les deux tiers de l'action se déroulent à New York entre des bars, le bureau de l'éditeur du magazine et l'appartement d'Anne. le dernier tiers se déroule en Californie, entre les fauteuils des gares routières, la rue (Anne devient même SDF pendant quelques jours) et une escapade dans le désert de l'Arizona, passage qui évoque Thelma & Louise en plus drôle.
Cette histoire appartient en premier lieu au registre de l'humour, version dialogues piquants basés sur les petites et grandes absurdités de notre société. La trame de l'intrigue permet à Kyle Baker de dessiner autre chose que des têtes en train de parler.
Premier constat : Kyle Baker dispose d'un humour drôle qui fait mouche à chaque fois et je me suis surpris à pouffer à haute voix à plusieurs reprises (sous les regards navrés de mon entourage). Deuxième constat : les différents personnages sont tous dotés d'une personnalité très crédible et réaliste. Ils sont attachants et il est impossible de ne pas se reconnaître dans certaines de leurs manies ou de leurs jugements de valeur. Ensuite, cette histoire n'a pas vieillie, l'humour est toujours aussi pertinent : peut être même encore plus cruel en ce qui concerne l'ultramoderne solitude et l'invisibilité des SDF. Les illustrations de Kyle Baker sont très particulières : des visages en très gros plans, avec des traits simplifiés (on est à l'opposé du photoréalisme) et des expressions faciales exagérées qui sont irrésistibles.
La suite de la carrière de Kyle Baker est tout aussi imprévisible et éclectique : de l'humour de superhéros avec Plastic Man (On The Lam), des commentaires sociaux avec Nat Turner, des récits bibliques avec King David ou de la dénonciation de l'oppression des noirs avec une histoire de Captain America (Truth) et même des classiques de l'autre côté du miroir de Lewis Carroll.
J'ai adoré comme beaucoup les 3 premiers tomes. Cependant au vu du peu d'album durant ses décennies, j'ai comme l'impression que Franck Pé aime moins son personnage que nous. D'ailleurs je n'arrive pas à comprendre pourquoi il y en a si peu.
Je ne peux pas vivre dans un univers dépourvu de sens.
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Ce tome correspond à une biographie s'étalant de 1831 à 1881, de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881). Elle a été réalisée par Chantal van den Heuvel pour le récit, et par Henrik Rehr pour les dessins et les couleurs. Sa première publication date de 2023. Elle comprend cent-vingt-cinq pages de bande dessinée. Elle se termine avec sept pages de recherches graphiques, une liste des œuvres de l'écrivain publiées aux éditions Gallimard, et de la collection Bibliothèque de la Pléiade. La dernière page liste les œuvres des mêmes auteurs.
22 décembre 1849, Saint-Pétersbourg, forteresse Pierre et Paul. Les soldats emmènent un groupe de prisonniers dans lequel se trouve Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski. Ils les font sortir de prison et les emmènent en fourgons tirés par des chevaux. Après huit mois de cachot, ils sont ravis de pouvoir revoir le soleil, tout en étant un peu inquiets de savoir ce qui les attend. Lorsque les fourgons s'arrêtent, ils doivent en descendre sans ménagement, et ils découvrent des poteaux auxquels ils vont être ligotés pour être fusillés. Nikolaï Spechnev et Dostoïevski sont parmi les trois premiers à être dirigés vers les poteaux d'exécution. L'écrivain se souvient de sa jeunesse. En 1831, à l'âge de dix ans, il se trouvait avec son frère Mikhaïl dans les couloirs d'attente de l'hôpital Marinsky à Moscou, où travaillait son père. Ils observaient les pauvres en train d'attendre pour leur consultation, en constatant leur laideur. Leur père sort de son cabinet, constate qu'ils sont là à ne rien faire. Il les prend par le col et les ramène dans le salon et les force à s'assoir à table pour reprendre leurs devoirs. La mère préfèrerait qu'il se montre moins dur. Fiodor refuse de baisser les yeux, le dévisageant avec insistance.
Pour la santé de la mère, la famille déménage dans une petite propriété à cent-cinquante verstes de Moscou, Daravoié, que le père a pu acheter, ainsi que le village attenant Tchermachnia. Là, la mère retrouve sa santé, et le jeune Fiodor, encore un petit garçon, peut jouer avec les fils de paysans. Il prend conscience que ces derniers sont au service de son père qui peut les faire battre en guise de justice. Il est la victime d'une plaisanterie de Pavel, un de ses amis, lui faisant croire qu'il y a des loups dans la région. Il est rassuré par un vieux moujik qui lui assure que le Christ est avec lui. Puis Fiodor repense au décès de sa mère, à son père qui noie son chagrin et cherche du réconfort dans l'alcool. Puis viennent les années d'études passées à l'école centrale du génie militaire de Saint-Pétersbourg, son père payant des études à ses fils. D'un côté, Fiodor peut lire des auteurs comme Honoré de Balzac et Victor Hugo ; de l'autre côté, il ne parvient pas à s'intégrer au milieu des autres élèves qui n'hésitent pas à maltraiter les serviteurs pour leur amusement. Il ne comprend pas qu'on ne puisse pas éprouver de la pitié pour des malheureux sans défense.
Voilà une entreprise quelque peu intimidante : relater la vie d'un écrivain, un des plus grands romanciers russes, pas moins que l'auteur de Crime et châtiment (1866), et mettre en regard la production ou l'écriture de ses œuvres. Pour autant, le média qu'est la bande dessinée se prête bien à cet exercice, donnant à voir cette reconstitution qui sinon pourrait être encore plus intimidante ou parfois paradoxalement quelque peu désincarnée ou trop romanesque. La scénariste a donc choisi de commencer son ouvrage en bousculant quelque peu la chronologie pour agripper le lecteur d'entrée de jeu, avec l'exécution par fusillade de l'écrivain. Puis retour en 1831. Ce n'est qu'à partir de la page quatre-vingt-huit qu'elle abandonne ce dispositif de retour en arrière pour reprendre une chronologie linéaire. Cette façon de faire permet au lecteur de découvrir les commentaires de Fiodor Dostoïevski sur telle ou telle partie de sa vie. Par exemple, il explique à sa nouvelle secrétaire qui doit prendre la dictée de ses romans en sténographie, les séquelles qu'il a gardées de ses quatre années de bagne, ainsi que les observations qu'il a pu faire sur ses compagnons de bagne, des prisonniers de droit commun, des Russes du peuple. le lecteur remarque assez aisément qu'à d'autres moments, la scénariste place dans la bouche du personnage, des citations extraites de la bibliographie du romancier, souvent de ses romans. Il s'agit d'un dispositif qu'elle utilise avec parcimonie et à-propos.
La vie même de Fiodor Dostoïevski constitue un véritablement roman : ses débuts d'écrivain, son comportement ingrat vis-à-vis de son père qui finance tant bien que mal son train de vie, ses convictions et ses activités politiques, son premier mariage, son évolution en tant qu'auteur, son passage au bagne puis dans l'armée, son second mariage, ses problèmes d'argent, ses soucis de santé, son addiction au jeu, ses pérégrinations en Europe, les exigences déraisonnables des membres de sa famille qu'il entretient, etc. le lecteur découvre ou retrouve la mise en scène des différentes phases de la vie du romancier, au travers de moment choisis, avec cette proximité qu'offre la bande dessinée, le lecteur pouvant voir les personnages, leurs activités, leur condition de vie.
Le dessinateur a donc fort à faire pour montrer la vie de Fiodor Dostoïevski : une reconstitution historique pour les lieux, les tenues vestimentaires, les accessoires de la vie courante de tout ordre, mais aussi insuffler de la vie aux personnages, les rendre identifiables, se montrer conforme aux photographies de l'écrivain et de son entourage, concevoir des mises en scène visuelles quand Dostoïevski se met à déclamer. le lecteur constate que les lieux ne bénéficient pas d'une description qui serait d'un niveau photographique, et pour autant chaque endroit s'appuie sur des recherches, avec un niveau de détail déjà exigeant. Rien que dans les deux premières pages, Henrik Rehr doit représenter une vue du ciel de la forteresse Pierre et Paul conforme à la disposition des bâtiments qui la composent, représenter le bon modèle de fourgon à cheval utilisé à l'époque, reproduire avec exactitude les uniformes de la police et leurs armes. Par la suite, la biographie de Dostoïevski lui mène la vie dure, à commencer par ses années d'errance. L'artiste représente des lieux aussi variés que la campagne russe l'été avec de belles zones herbeuses et un ravin angoissant (très beau jeu de couleurs s'assombrissant), la grande bibliothèque de la demeure bourgeoise des Dostoïevski, la scène d'un théâtre où se tient un ballet d'opéra, une vue du ciel d'un quartier de Saint-Pétersbourg, le quartier des prostituées de la même ville, un grande salle réception mondaine, d'autres vues du ciel de différents quartiers de Saint-Pétersbourg, les baraques du bagne d'Omsk en Sibérie sous la neige, le bureau assez simple de Dostoïevski dans un appartement modeste, la façade du Crystal Palace à Londres, les toits de Paris, la campagne italienne, Naples, Moscou, Dresde, Genève, Florence, Optina, etc.
La représentation des personnages est gérée avec la même approche : un bon niveau de détails pour leur visage pour les rendre plus facilement reconnaissables, pour leur tenue vestimentaire, avec parfois une augmentation du niveau de détails quand la séquence le requiert. La scénariste pense sa narration en termes visuelles et le dessinateur conçoit des plans de prises de vue qui ouvre le champ de vision du lecteur, ne se limitant pas à des cadrage plan taille avec un fond vide. À l'opposé d'une enfilade de dialogues, la narration visuelle réserve moult surprises : la découverte des poteaux d'exécution, la présence d'un hamac dans une chambre pour se reposer, la circulation de voitures à cheval et de traineaux sur la Neva gelée, la longue file des bagnards avec leur chaîne à la cheville progressant dans un champ de neige, l'envol d'un corbeau vers la liberté, le recours à des chameaux comme bête de somme, la foule des miséreux s'avançant vers le Crystal Palace pour une métaphore visuelle terrifiante, des pourceaux habités par l'esprit de démons se précipitant de la montagne dans un lac pour une autre métaphore, etc.
Voici donc le lecteur à même de découvrir la vie de cet immense auteur russe, et il vaut mieux avoir une petite idée de la saveur de son écriture pour apprécier ces différents moments, en particulier son sentiment de culpabilité, sa relation douloureuse à la morale chrétienne, sa sensation de fatalité, sinon certains passages sembleront alourdis par un pathos exacerbé. La scénariste relie donc l’œuvre du romancier avec sa vie que ce soit les quatre ans de bagne, ou l'exposé de projets de roman. Elle met en scène la dimension économique et financière de sa vie, ses engagements politiques, sa tendance à fuir quand la pression de la famille ou des créanciers devient trop forte, des anecdotes incroyables (l'éditeur escroc Stallovski), la reproduction de certains schémas comme les enfants ou la famille proche qui vit aux crochets du père. Les auteurs savent montrer les conditions dans lesquelles naissent l’œuvre de Fiodor Dostoïevski. Ils ont fait le choix de s'attacher à cette dimension de sa vie, plutôt qu'à la teneur de son œuvre, rien ne remplaçant la lecture de ses romans. La dernière page tournée, le lecteur peut éventuellement rester avec un questionnement sur le sens à donner au soleil noir évoqué dans le titre : l'écrivain lui-même, la réalité historique de la société dans laquelle il a vécu ?
Au vu de l'immensité imposante de l’œuvre de Fiodor Dostoïevski et de sa notoriété intimidante, les auteurs doivent faire des choix quant à ce qu'ils souhaitent évoquer, développer, représenter. le lecteur peut entretenir un petit a priori sur la consistance des dessins en feuilletant l'album. À la lecture, il découvre une densité d'informations visuelles apportant une consistance remarquable aux nombreux endroits et aux personnages, pour une reconstitution historique de qualité. La vie de l'écrivain russe lui apparaît à la fois dans sa matérialité, sa relation avec ses proches, avec sa compagne, le bagne, l'exil, les voyages en Europe, à la fois dans ses idées et ses principes, sa conviction sociale, la dimension spirituelle de ses réflexions, sa discipline de travail, ses failles comme son recours au jeu avec l'espoir d'améliorer sa situation financière. Le lecteur en ressort avec la sensation d'avoir côtoyé Fiodor Dostoïevski pendant toutes ces années, à la fois impressionné, à la fois un peu étourdi après tant d'événements, à la fois habité par une commisération pour ses souffrances morales.
La vie est faite de musique, et dans une bonne musique les notes s'accordent et se confrontent.
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Ce tome contient un récit complet, indépendant de toute autre. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins, sans oublier l'expérience de vie. Il comprend soixante-treize pages de bandes dessinées en noir & blanc.
Grenoble : une ville. Avec son agglomération, 510.000 humains vivent ici. C'est la plus grande métropole des Alpes, devant Innsbruck et Bolzano. Deux mille ans d'histoire. Stendhal est né dans cette ville. Il disait d'elle : Au bout de chaque rue, une montagne. Grenoble est un radeau sur une mer démontée. Les vagues qui l'environnent ont des noms : le Vercors, la Chartreuse, Taillefer et Belledonne. Si l'on va sur la crête d'une des vagues, il y a certains jours où la ville est invisible. Sous la mer. Une mer de nuages. Grenoble se cache le visage, souvent. Edmond veut pourtant essayer de faire son portrait. Qu'elle fasse son autoportrait. Elles disent beaucoup les rues de Grenoble, souvent austères à ses yeux de niçois. Hors le centre, pas de cohérence. Grenoble, c'est Marseille en montagne. Son visage est celui d'une vieille dame qui rajeunit, non pas qui se maquille, non pas qui mute. C'est une sensation, il n'a pas connu Grenoble avant aujourd'hui. Et aujourd'hui, il veut faire son portrait. Celui d'un instant puisque, très vite, elle sera autre. La vie pulse à Grenoble. Et la vie c'est l'humanité. Alors, faire son portrait, c'est faire celui de ses habitants. de ceux qui sont nés ici, de ceux qui y vivent, de ceux qui y passent. Dessiner le visage des habitants de la ville, ceux qu'il va rencontrer. Échanger ce dessin contre une réponse à la question : Dis-moi toi et Grenoble ? En ce début de 2021, je rêve. En mars 2020, nous étions sept milliards huit cent millions sur la planète Terre. La plupart du temps, nous nous croisons sans nous arrêter. Et nous sommes aujourd'hui si nombreux à marcher sur les chemins qu'on ne se dit plus bonjour. Faire le portrait de quelqu'un, c'est s'arrêter avec ce quelqu'un un moment qui fait en sorte qu'un nom, un prénom se met à exister sur le visage.
Jean répond à la question de Baudoin en indiquant qu'il voudrait un monde plus apaisé et, pour la ville de Grenoble, une plus grande préoccupation dans son patrimoine. Mohamed répond à la question de Baudoin : Grenoble pour lui, c'est la soeur jumelle de la Kabylie. C'est pour cette raison qu'il l'a choisie il y a plus de quinze ans. Ici, il y a les Alpes ; là-bas la chaîne de Djurjura qui revêt son blanc manteau en hiver. Les montagnes et la nature le rassurent, l'émerveillent en permanence. Elles sont, à son sens, une porte directe qui donne sur la poésie qui permet de vivre dans la poésie véritable. Cette poésie qui permet de vivre dans la sérénité malgré la violence du monde. Grenoble, c'est aussi une terre vivante culturellement et maintenant des amitiés multiples.
C'est le quatrième album de l'artiste fonctionnant sur le principe de la question posée à des habitants, avec un portrait d'eux pour les remercier de leur réponse : Viva la vida (2011) avec Troubs, Le goût de la terre (2013) avec Troubs, Gens de Clamecy (2017), Humains : La Roya est un fleuve (2018) avec Troubs. À chaque fois, Edmond Baudoin s'éloigne encore plus de la bande dessinée. Il n'y a qu'à regarder la mise en page. La première est constituée d'une case de la largeur de la page, qui en occupe la moitié, un dessin à l'encre, une vue de Grenoble à moitié esquissée, avec de nombreux traits pour rendre compte d'une texture, et du texte en dessous évoquant la ville. La suivante est composée de deux cases de la largeur de la page, une vue des montagnes et des sapins et une sorte de carte avec des reliefs simplifiés, avec quatre phrases écrites entre les deux cases. Dans la suivante, le texte l'emporte avec deux illustrations, l'une d'une tête sculptée, l'autre de Baudoin en plan rapproché. Page dix, l'artiste a intégré deux portraits qu'il a réalisés, avec le texte de la réponse à la question : Dis-moi toi et Grenoble ? Ainsi qu'une frise de têtes indistinctes en haut de page, et une autre de têtes distinctes en bas de page. Dans la suivante, le lecteur découvre une autre réponse à la question, et puis dans la seconde moitié de la page, une vue de la place Saint André par temps de Covid.
Le lecteur peut ainsi prendre note des différentes structures de page qui font autant de surprises : la reproduction d'une affiche pour la saison 99/2000 du théâtre de Grenoble en page 14, neuf portraits en plan rapproché sagement disposés en bande avec des bordures de case en page 15, des dessins en double page de Grenoble, dépourvus de texte (pages 24 & 25, 34 & 35, 40 & 41, 60 & 61, 70 & 71), une poignée de portraits réalisés par les interrogés eux-mêmes, quelques dessins à la plume, d'autres vues de Grenoble, un extrait de la bande dessinée Personne ici ne sait qui je suis (réalisée par Coline, dont le titre est une phrase extraite de Nous réfugiés, d'Hannah Arendt), une photographie en noir & blanc de Grenoble, un portrait de l'artiste assis sur une chaise, exécuté par lui-même, un texte de deux tiers de la page écrit par Delphine sur sa grand-mère Colette, l'idéogramme japonais qui signifie le voyage, un dessin du matériel que Baudoin utilise pour dessiner (son pinceau en poil de martre et son encrier japonais en cuivre), et même deux pages de bandes dessinées traditionnelles avec des cases disposées en bande (pages 56 & 57). Il peut même se permettre de terminer en consacrant la dernière page à un texte que lui a remis Carole, une Grenobloise, évoquant et développant sa condition de planéterrienne, ne possédant rien, ne disposant que de peu de temps, portant son chez soi en elle-même, bousculant ses habitudes, accouchant de ses rêves, croyant en la vie, sachant lâcher prise, inventant, etc.
Est-ce encore de la bande dessinée ? Comme pour beaucoup d'ouvrages de cet auteur, cette question ne présente pas d'intérêt. Ce créateur effectue un séjour du 18 janvier au 5 mai 2021 dans cette cité. Il souhaite retranscrire son séjour et les rencontres qu'il y a faites. Il parvient à concilier une vision et une expérience qui lui sont propres, avec sa personnalité et la temporalité de son séjour, avec une approche holistique sophistiquée, en mettant bout à bout les réponses des habitants qu'il a croisés, en insérant de ci de là quelques pensées personnelles. Il brosse ainsi le portrait de Grenoble, non pas dans sa totalité, mais au travers des réponses des individus qu'il a rencontrés, c'est-à-dire de l'expérience personnelle qu'il a eu de cette ville, en mentionnant les rues désertes confinement oblige. le lecteur éprouve la sensation de faire l'expérience de Grenoble comme Edmond Baudoin l'a faite, à travers ces rencontres, mais aussi avec sa sensibilité et ses centres d'intérêt développés tout au long de sa vie.
Cette lecture constitue une évocation à l'opposé d'un article encyclopédique. le lecteur n'y trouvera pas un ensemble d'informations structurées de manière académique, mais des petites touches individuelles qui transcrivent chacune un échange entre l'auteur et un habitant. Mohamed qui est venu de Kabylie il y a quinze ans et qui s'est établi à Grenoble. Tess qui est née à Grenoble, qui est montée à Paris et qui est revenue pour retrouver l'odeur et les couleurs des saisons, s'apaiser au creux des montagnes. Magali qui a quitté la capitale pour venir y faire ses études et qui s'y est installée, qui y élève ses trois enfants. Mousskid et Ali arrivés de Guinée en 2016. Richard, directeur de Point d'eau, une boutique de solidarité de la Fondation Abbé Pierre dont les deux activités principales sont l'hygiène et la santé, et l'accompagnement social, et qui accueillent d'autres associations comme Le Planning Familial, AIDES, EMLPP, Prométhée. Rachid qui enseigne bénévolement à Point d'eau. Baptiste en formation de guide, Damien accompagnateur en montagne, Benoît guide. Mohamed Boumeghra comédien, metteur en scène, calligraphe, directeur de la compagnie de théâtre Sud Est théâtre. Céline bibliothécaire aux Eaux-Claires qui s'exprime sur la politique culturelle de la ville. Bruno scientifique à l'institut Laue-Langevin, organisme de recherche spécialisé en sciences et technologies neutroniques exploite un réacteur à Haut Flux de neutrons pour la recherche. Patrick Souillot qui, avec la Fabrique Opéra, depuis quinze ans, a créé un projet d'opéra coopératif qui correspond à l'esprit d'innovation, de solidarité, de culture. Etc.
Le titre de cet ouvrage s'avère des plus explicites et des plus adéquats : Edmond Baudoin compose des pages sur la base du portrait en très gros plan qu'il a fait de plus de soixante-dix Grenoblois rencontrés durant son séjour dans la ville d'un peu plus de quatre mois. Comme il l'écrit lui-même : Faire le portrait de quelqu'un, c'est s'arrêter avec ce quelqu'un un moment qui fait en sorte qu'un nom, un prénom se met à exister sur le visage. Le lecteur croise ces êtres humains et s'arrête avec l'auteur pour les écouter parler de leur ville. Un portrait se constitue, une réponse après l'autre, de Grenoble, ou tout du moins de la vision et du vécu qu'en a chaque habitant rencontré. Une lecture peu commune, bénéficiant de la bienveillance inconditionnelle d'Edmond Baudoin, de curiosité insatiable, de son appétence pour les rencontres vraies.
Identité, langage, solitude : un questionnement philosophique et intellectuel
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Il s'agit de l'adaptation en bande dessinée du roman Cité de verre (1985) de Paul Auster. La transposition du roman sous forme de scénario a été réalisée par Paul Karasik, et la mise en images par David Mazzucchelli. Cette version date de 1994.
Tout commence par un faux numéro, une erreur d'identité. Une femme cherche à joindre le détective privé Paul Auster, mais ses appels aboutissent chez Daniel Quinn, un écrivain vivant seul qui publie des romans policiers sous le pseudonyme de William Wilson. Quinn a perdu sa femme et son enfant et il vit dans l'ombre de William Wilson, et de son détective privé de papier appelé Max Work. Dans cet état d'esprit un peu particulier, il finit par endosser le nom de Paul Auster et accepter de rencontrer Virginia Stillman, la correspondante souhaitant l'engager. Il se rend chez elle, dans un appartement cossu et luxueux et rencontre son fils Peter. Celui-ci souffre d'une difficulté de langage et explique péniblement qu'il a été victime de maltraitance de son père qui a été condamné et qui doit sortir de prison bientôt, après 13 ans d'incarcération. Quinn accepte d'épier Peter Stillman père dès qu'il remettra les pieds à New York.
Je n'ai pas lu le roman de Paul Auster, et je ne pourrais donc pas établir de comparaison entre cette adaptation et l'original. Le premier point positif est que le lecteur a la sensation de lire une vraie bande dessinée, et pas une adaptation qui essaye de caser autant de textes d'origine que possible. Il subsiste, dans la narration, un parfum très littéraire : les thèmes abordés et la structure du récit relèvent d'une construction littéraire sophistiquée et complexe.
Le premier signe de mise en abyme réside dans la nature du personnage principal qui est un écrivain (double fictif et déformé de l'auteur). le deuxième signe apparaît quand le lecteur apprend que cet écrivain utilise un nom de plume. Et l'étendue du jeu de miroir prend de l'ampleur avec la mention (et plus tard l'apparition) d'un personnage appelé Paul Auster. Il faut également prendre en compte que Peter Stillman (le père) est également un écrivain qui a effectué des recherches sur la nature théologique du langage, et Peter Stillman (le fils) est un poète de renom. Pourtant ce qui pourrait être un dispositif vertigineux, complexe et lourd s'avère naturel dans le cadre de ce récit qui revêt les apparences d'une enquête policière.
Paul Auster (le vrai, l'auteur) enchevêtre avec habilité les fils narratifs de l'intrigue policière, les réflexions philosophiques et existentielles de Daniel Quinn, et les métacommentaires de nature postmoderne. Il est très facile pour le lecteur de ressentir de l'empathie pour cet individu qui a organisé sa vie de manière à se mettre à l'abri de la souffrance psychologique, qui profite de la solitude propre aux grandes métropoles et qui succombe à la tentation de renouer des contacts avec d'autres êtres humains en se protégeant derrière une usurpation d'identité.
En tant que bande dessinée, l'adaptation de Karasik et Mazzucchelli constitue une expérience envoutante, à la hauteur des thématiques littéraires. Mazzucchelli utilise un style plutôt réaliste, un peu épuré et simplifié pour les personnages, plus rigoureux et méticuleux pour les décors. Dès la deuxième page, il apparaît que les illustrations font écho aux thèmes, avec une mise en abyme visuelle à partir d'un téléphone. Ces six cases forment un enchaînement très impressionnant dans le sens où la première est entièrement abstraite, la seconde comprend un symbole numérique (le chiffre zéro), la signification de la troisième n'est pas compréhensible hors du contexte des autres cases, la quatrième ne comprend qu'une icône (au sens de symbole graphique) et les deux dernières donnent du sens à ce travelling arrière. Les images de cette bande dessinée couvrent un spectre visuel s'étendant de la représentation concrète des personnages et de leur environnement, jusqu'à l'abstraction en passant par les icônes. Peu d'illustrateurs sont capables d'utiliser autant de registres graphiques à bon escient. C'est bien en ça que cette adaptation justifie son existence : elle ne se limite pas à une mise en images compétente du roman. Les images de cette bande dessinée offre une visualisation des concepts philosophiques et métaphysiques au cœur de la narration. Elles complémentent et illustrent des concepts complexes. Karasik et Mazzucchelli ont su trouver des solutions graphiques efficaces et compréhensibles pour parler de questionnements fondamentaux sur l'identité, le langage, la représentation du réel. Il n'y a qu'une seule séquence qui m'a perdu, ce sont les illustrations du monologue de Peter Stillman fils.
Ce roman graphique propose une histoire postmoderne passionnante comme un roman policier, sous la forme d'une bande dessinée qui utilise à plein ses spécificités pour exprimer visuellement des concepts philosophiques et existentiels, sans perdre le lecteur.
Délicatement ouvragé, grâce à Barry Windsor Smith
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Ce tome contient les épisodes 53, 186, 198, 205 et 214 de la série Uncanny X-Men (UXM en abrégé). Ces 5 épisodes présentent la particularité d'avoir tous été illustrés par Barry Windsor Smith (BWS en abrégé).
Épisode 186 Lifedeath (octobre 1984, scénario Chris Claremont, dessins de BWS, encrage de Terry Austin) - Storm (Ororo) a été touchée par un rayon issu d'un pistolet expérimental qui l'a privée de ses pouvoirs. Elle est recueillie par Forge (un mutant employé par le gouvernement et qui a conçu l'arme en question). Elle découvre peu à peu les conséquences de l'absence de ses pouvoirs, son nouvel état d'humaine normale et les particularités de son hôte. Pendant ce temps là, les Dire Wraiths (extraterrestres issus de la série Rom, the spaceknight) remplacent des terriens pour mieux préparer leur invasion.
Épisode 198 Lifedeath II (octobre 1985, scénario Chris Claremont, dessins, encrage et couleurs de BWS) - Ororo est en Afrique noire pour une raison indéterminée. Elle n'a pas recouvré ses pouvoirs, elle est prise dans une terrible tempête et doit prendre en charge une femme sur le point d'accoucher, au milieu de nulle part.
Épisode 205 Wounded wolf (scénario Chris Claremont & BWS, dessins, encrage et couleurs de BWS) - Yuriko Oyama a subi une opération qui l'a transformée en cyborg (Lady Deathstrike) avec des serres effilées capables de rivaliser avec les griffes de Wolverine. Elle a tendu une embuscade à ce dernier et Energizer (Katie Power) se retrouve mêlée à ce combat en pleine tempête de neige dans les rues New York.
Épisode 214 With Malice toward all (scénario Chris Claremont, dessins de BWS, encrage de Bob Wiacek) - Lila Cheney donne un concert devant ses fans quand tout à coup Alison Blair (Dazzler, qui joue des claviers dans son groupe) lui vole la vedette en faisant usage de ses pouvoirs de mutante devant tous les spectateurs. Malice (une entité désincarnée des Marauders) s'est emparée de son esprit. Les X-Men (Ororo, Rogue, Pyslocke et Wolverine) interviennent pour essayer de comprendre les actes de Dazzler.
C'était l'époque bénie où Claremont pouvait encore faire évoluer ses personnages et où chaque personnage avait sa personnalité, sans être réduit à une caricature de lui-même. Avec les épisodes 186 et 198, Claremont parachève sa déconstruction de Storm. Il la descend de son piédestal de déesse des éléments naturels pour en faire une femme avec ses sentiments contradictoires, ses imperfections et ses coups de cœur (la première étape avait été la rencontre avec Yukio et le passage d'une coupe de cheveux sage à une iroquoise, épisode réédité par exemple dans Wolverine).
Dans l'épisode 214, le lecteur retrouve une histoire plus traditionnelle des X-Men dans laquelle le groupe lutte contre le méchant du mois et gagne grâce à la force de la volonté de l'un de ses membres.
Mais la vraie raison de cette réédition (j'aurais même préféré une version en format plus grand de type Deluxe) réside dans l'identité de l'illustrateur : Barry Windsor Smith. Il est surtout resté dans les mémoires pour avoir donné une forme inoubliable aux premières aventures de Conan en comics. Il s'agit d'un illustrateur exceptionnel à la délicatesse incroyable et au sens des couleurs inégalés. Alors que l'épisode 186 n'aurait pu être qu'un mélodrame au rabais, les illustrations de BWS font exister Ororo et Forge comme deux êtres fragiles et habités par leurs émotions. Impossible d'oublier Ororo en train de boire du champagne pour la première fois, dans sa salopette, ou Ororo découvrant la prothèse de Forge. Les illustrations de BWS portent l'épisode 198 dans un territoire encore plus incroyable. L'histoire oscille entre la réalité de la famine, le conte traditionnel, les visions oniriques grâce à une mise en page qui laisse les dessins raconter l'histoire, grâce à des expressions délicates des visages, grâce aux jeux des couleurs qui n'appartient qu'à BWS. C'est magnifique de bout en bout et ce conte délicat ne s'extrait de l'histoire moralisatrice bêtifiante que par la magie des visuels. du grand art. Un troisième Lifedeath avait été prévu, mais BWS ayant définitivement arrêté de travaillé pour Marvel, il l'a transformé en une histoire d'un de ses propres personnages dans Adastra in Africa.
L'épisode 205 sert en quelque sorte de coda à Wolverine : Weapon X (également de BWS). Claremont développe l'aspect paternaliste de Logan (déjà à l'œuvre avec Kitty Pride, puis plus tard avec Jubilee) en lui associant la toute jeune Katie Power (moins de 10 ans, membre du groupe Power Pack). BWS retourne à la beauté férale de Wolverine ensanglanté sous la neige pour une lutte à mort magnifiquement chorégraphiée sous des jeux de lumière qui vous feront croire qu'un flocon de neige peut être rose.
Avec l'épisode 214, le lecteur retrouve une histoire très classique des X-Men et BWS un peu moins concerné puisqu'il ne s'encre pas lui-même, ni ne réalise la mise en couleurs. le résultat reste splendide, même si son implication est inférieure.
Episode 53 The rage of Blastaar (février 1969, scénario d'Arnold Drake, dessins de BWS, encrage de Michael Dee) - Jean Grey (Marvel Girl) teste une machine du professeur X. L'expérience dégénère et l'énergie ainsi libérée à pour effet de permettre à Blastaar d'accéder à l'école de Westchester. Les 5 X-Men originaux (Cyclops, Beast, Iceman, Angel et Marvel Girl) et Blastaar s'affrontent. le scénario est risible de simplisme : il s'agit du combat du mois, sans aucun intérêt. Les illustrations de BWS se cantonne à copier avec talent (mais en moins bien) le style de Jack Kirby.
Le tome se clôt sur la reprographie d'une vingtaine de couvertures réalisées par BWS pour des séries Marvel telles que UXM ou les New Mutants (dont l'envoutant portrait d'Illyana pour la couverture de New Mutants 45).
La réédition soignée de ces épisodes était indispensable. Grâce aux phylactères chargés de Claremont, il est facile de se repérer dans la continuité des X-Men et de ressentir les émotions des personnages. Grâce aux illustrations divines de BWS, ces récits de superhéros sont transfigurés pour atteindre une fresque envoutante, magique, éthérée, séduisante, irrésistible. Par la suite BWS a encore réalisé quelques comics inoubliables tels que Archer & Armstrong, Rune et une anthologie Storyteller (partiellement rééditée dans The Freebooters et Young Gods and Friends).
Devoir de mémoire, avec un point de vue intelligent et sensible
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Il s'agit d'un récit complet et indépendant de tout autre, initialement paru en 2003, écrit et dessiné par Joe Kubert. le récit est en noir & blanc, les dessins ne sont pas encrés.
Le récit commence le 19 avril 1943, dans les égouts du ghetto de Varsovie. Yossel est un tout jeune adolescent qui fait partie d'un petit groupe de résistants juifs qui se sont rebellés contre l'armée allemande lors de l'épuration du ghetto. Il dessine pour passer le temps et pour divertir ses camarades. Il se souvient de sa vie d'avant, avec son père (un boucher), sa mère, et sa sœur dans la petite ville d'Yzeran en Pologne, alors qu'il avait déjà un don pour le dessin et qu'il se préparait pour sa bar-mitsva. Un jour les soldats de l'armée allemande sont arrivés dans la ville et ont demandé à toutes les familles juives de prendre leurs affaires pour se rendre dans un quartier de Varsovie, séance tenante. Au terme d'une marche éprouvante, ils se sont retrouvés entassés dans un petit quartier, à plusieurs dans chaque pièce. La vie s'organise tant bien que mal, dans la hantise des rafles opérées par les soldats (des individus emmenés on ne sait où, et que personne ne revoient jamais). Yossel bénéficie de quelques menus avantages parce que ses dessins divertissent les autorités allemandes. Un jour, il aperçoit un vieillard au regard fou dans une rue. Il le prend en charge et l'amène à une réunion de ses copains. le vieil homme raconte qu'il s'est échappé d'un camp de concentration où il était devenu un Sonderkommando.
Un auteur de comics se lançant dans un récit de fiction mettant en scène une partie de l'Holocauste prend un vrai risque. Il s'agit d'un sujet qui ne souffre pas la médiocrité, or Joe Kubert n'est pas renommé pour la l'intelligence pénétrante des récits qu'il a réalisé tout seul, ou même avec un scénariste chevronné. Il explique dans l'introduction qu'il a eu l'idée de cette histoire en se demandant ce qui se serait passé si ses parents n'avaient pas pu émigrer aux États-Unis en 1926. À partir de ce point de départ qui ressemble à une fausse bonne idée (comme un jeu d'enfant "et si…"), Kubert met en scène un jeune garçon (de 2 ou 3 ans moins âgé que lui à la même époque) avec un don pour dessiner (comme lui, Joe Kubert). Au premier regard, la forme du récit provoque également un moment de recul. D'un point de vue esthétique, Kubert a chois de laisser ses dessins sans encrage, pas fini d'une certaine manière. Globalement le niveau de détail est satisfaisant, mais avec quelques images qui ressemblent quand même à des esquisses. En feuilletant rapidement l'ouvrage, le lecteur constate également que Kubert a opté pour des pavés de texte assez écrit, accolés à quelques images, 2 ou 3 par pages. C'est à dire qu'il ne s'agit pas d'une bande dessinée traditionnelle, avec des séquences d'action décomposées en cases. Enfin en lisant quelques pages, le lecteur constate que Kubert a choisi une approche un peu romancée, un peu éloignée des simples faits. Et pourtant…
Et pourtant le lecteur commence calmement l'histoire, sa curiosité éveillée. Il découvre la situation de Yossel dans les égouts, et son don pour le dessin. Puis il passe à ses souvenirs à Yzeran, ce qui maintient la curiosité du lecteur. Malgré ce texte un peu romancé, l'intérêt subsiste : il comprend une part d'ingénuité, tout à fait légitime dans la mesure où l'histoire est racontée par un jeune adolescent. C'est cette même ingénuité qui rend l'histoire supportable car l'espoir subsiste. C'est toujours cette même ingénuité qui fait accepter le concept que les illustrations sont celles qui auraient pu être celles réalisées par Yossel lui-même. Or Kubert s'avère assez adroit pour que le texte et les images soient en phase et rendent plausibles l'existence de Yossel, et la véracité de ses souvenirs. Tout d'un coup, le lecteur est dans la peau de Yossel, et là l'indifférence n'est plus possible parce que lorsqu'un officier allemand déclare au père de Yossel qu'il n'y a pas lieu d'être inquiet et que c'est pour leur propre bien, le lecteur sait ce que dissimulent ces propos. En outre l'apparence un peu lâche des dessins permet au lecteur de projeter cette anticipation de ce qui va arriver, dans la mesure où ils ne figent pas les individus et la situation comme le feraient une photographie. Imperceptiblement, la situation de Yossel devient celle du lecteur. La même alchimie opère lors du récit du Sonderkommando qui a réussit à s'échapper du camp de concentration.
Par ces caractéristiques, Yossel 19 Avril 1943 constitue déjà l'équivalent d'un bon roman capable de vous transporter dans l'environnement et la situation du personnage principal, sans que Kubert ne se repose sur des scènes chocs ou la description d'horreur pour provoquer la pitié. Mais petit à petit, cette histoire agit à plusieurs autres niveaux. Pour commencer, le point de départ et le don de Yossel en font le double de fiction de Joe Kubert. Au travers de son personnage, Kubert évoque ce don qui est celui de dessiner, et d'une manière plus générale, le don de créer. Il n'expose pas ses convictions religieuses, par contre il devient évident qu'il expose sa conviction que le don de créer constitue quelque chose de merveilleux dont tout le monde ne dispose pas et qu'il s'estime très heureux de l'avoir. Ce thème revient à plusieurs reprises dans le récit. La mise en abyme que constitue Kubert en train de raconter l'histoire au travers des images dessinées par Yossel signifie qu'au travers du personnage, c'est bien Kubert qui livre son point de vue sur ces faits historiques. S'il apparaît rapidement que Kubert s'est documenté de manière à ne pas raconter de bêtise, le récit ne se transforme pas en leçon d'Histoire, il reste un récit romanesque historiquement plausible, sans être superficiel. le travail de recherche de Kubert se remarque par l'absence d'incohérence historique, et par certains dessins qui rappellent des photographies d'époque. le point de vue de Kubert apparaît dans les jugements de valeur de Yossel et du rescapé du camp de concentration. le lecteur a la surprise de découvrir un point de vue pragmatique, avec une approche psychologique dénuée d'infantilisme. Il n'y a pas de sentiments exaltés, ou de noblesse d'âme trop pure pour être réaliste. Il y a bien une motivation de survie un peu simpliste, mais dans les rationalisations du survivant le lecteur ressent les horreurs vues et commises et une forme honnête d'expression de la volonté de vivre. À nouveau, en ne s'appesantissant pas sur les détails, les dessins transcrivent les caractéristiques principales de chaque situation avec une intensité encore plus vive. À nouveau, les descriptions donnent envie de vérifier par soi même la réalité historique de ce qui est décrit pour se faire une idée par soi-même.
Alors que la nature du projet et les travaux passés de l'auteur pouvaient faire craindre une histoire simpliste et jouant sur la pitié, Joe Kubert réalise une histoire très personnelle, intelligente, adulte et débarrassée de tout manichéisme. Grâce au commentaire de Bruce Tringale (un grand merci), j'ai pu dépasser mes a priori négatifs pour découvrir un auteur intelligent mariant le fond et la forme pour un résultat qui accomplit son devoir de mémoire, qui emmène le lecteur dans des zones inconfortables, et qui l'oblige à penser par lui-même. Indispensable.
On avait affaire à un graphe élémentaire et minimal, non ramifié…
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, il s’agit d’une adaptation du roman de 2010 portant le même titre de Michel Houellebecq, et ayant obtenu le prix Goncourt la même année. Cette adaptation a été réalisée par l’écrivain et par Louis Paillard pour les dessins et les couleurs. Sa parution date de 2022. L’ouvrage se présente dans un format à l’italienne, avec une reliure en partie supérieure et non sur le côté. Il compte cent-cinquante pages de bande dessinée, certaines pages en couleur, d’autres en noir & blanc.
Jeff Koons venait de se lever de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d’enthousiasme. Assis en face de lui sur un canapé de cuir blanc pareillement recouvert de soieries, un peu tassé sur lui-même, Damien Hirst semblait sur le point d’émettre une objection ; son visage était rougeaud, morose. Tous deux étaient vêtus d’un costume noir – celui de Koons à fines rayures -, d’une chemise blanche et d’une cravate noire. Entre les deux hommes, sur la table basse, était posée une corbeille de fruits confits à laquelle ni l’autre ne prêtait aucune attention ; Hirst buvait une Budweiser Light. La décoration de la chambre s’inspirait d’une publication de luxe allemande, de l’hôtel Emirates d’Abu Dhabi. Hirst était au fond facile à saisir ; on pouvait le faire brutal, cynique, genre : Je chie sur vous du haut de mon fric ; on pouvait aussi le faire Artiste révolté (mais quand même riche) poursuivant un travail angoissé sur la mort ; il y avait enfin dans son visage quelque chose de sanguin et de lourd, typiquement anglais, qui le rapprochait d’un fan de base d’Arsenal. En somme, il y avait différents aspects, mais que l’on pouvait combiner dans le portrait cohérent, représentable, d’un artiste britannique typique de sa génération. Alors que Koons semblait porter en lui quelque chose de double, comme une contradiction insurmontable entre la rouerie ordinaire du technico-commercial et l’exaltation de l’ascète.
Jed Martin est en train de peindre ce tableau : il se dit que le front de Koons est trop luisant, il y a décidément un problème avec lui. Cela faisait déjà trois semaines que Jed retouchait l’expression de Koons : c’était aussi difficile que de peindre un pornographe mormon. Aucune des photographiques de Jed ne parvenait à exprimer quoi que ce soit de la personnalité de Koons, à dépasser cette apparence de vendeur de décapotables Chevrolet qu’il avait choisi d’arborer face au monde. C’était véritablement exaspérant en somme. Pourtant il avait des photographies de Koons seul, en compagnie de Roman Abramovitch, Madonna, Bono, Barack Obama, Warren Buffet, Bill Gates. Depuis longtemps d’ailleurs les photographes exaspéraient Jed, en particulier les Grands Photographes avec leur prétention de révéler dans leurs clichés LA Vérité de leurs modèles ; ils ne révélaient rien du tout. Ils se contentaient de se placer devant vous et de déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de clichés au petit bonheur en poussant des gloussements…
Une entreprise un peu surprenante : tenter d’adapter un auteur comme celui-ci en bande dessinée, et en plus Michel Houellebecq y participe, avec de surcroît un bédéiste débutant. Un peu plus de quatre cents pages de roman en cent-cinquante pages de bande dessinée. Pour commencer, le format de l’ouvrage entraîne une maniabilité malaisée : la reliure sur le dessus et pas sur le côté, ainsi que ses dimensions 24,7 par 34,7cm, ce qui induit que le lecteur recherche la bonne manière de le tenir pour conserver un plaisir de lecture. Ensuite, les premières pages déconcertent : les images ne forment pas une narration visuelle du point de vue séquentiel, elles semblent plus s’apparenter à des illustrations explicitant une partie de ce que dit le texte. Par exemple : montrer le tableau en cours réalisation réunissant Jeff Koons et Damian Hirst, montrer Jed le pinceau à la main essayant de capturer la bonne expression sur le visage de Koons, le même Koons se tenant debout devant une belle voiture dans une illustration en pleine page, un éclaté technique du chauffe-eau de l’appartement de Jed. Le tableau avec Koons & Hirst est en couleur, mais la case suivante est en noir & blanc avec un effet de trame mécanographiée surimposée, puis la suivante est en noir & blanc, avec des pastilles de couleur par-dessus. L’illustration avec la voiture est en couleurs, celle des entrailles du chauffe-eau également. La mise en page correspond à des cases avec un dessin dedans, et le texte à l’extérieur des bordures de la case, en dessous ou à gauche, avec à de rares occasions un cartouche dans la case. En pages neuf et dix, ce sont des cases rondes, avec du texte à l’extérieur qui s’inscrit également dans une forme ronde. Surprise, en page vingt-sept, c’est deux bandes de cases avec des phylactères à l’intérieur.
Le lecteur s’adapte lentement à ces mises en forme qui relèvent plus du texte illustré que de la bande dessinée, et il découvre la vie de Jed Martin jeune artiste, cherchant le mode d’expression qui lui convient, très inquiet de l’état de son chauffe-eau, rendant de temps à autre visite à son père en banlieue au Raincy, évoquant sa jeunesse, parlant de sa mère, trouvant son inspiration dans les cartes Michelin. Le lecteur ne se prend pas vraiment d’amitié pour Jed Martin, il éprouve plutôt de la compassion pour un être humain, reconnaissant ses propres inquiétudes, ses propres insatisfactions dans ce jeune homme. Il se prend de curiosité pour sa trajectoire artistique, sa façon d’exprimer sa créativité : une forme d’exotisme dans cette carrière atypique et dans sa réussite, les milieux qu’il fréquente, le texte du catalogue de l’exposition pour la rétrospective Jed Martin, les années 2000, au Centre Pompidou (pages 41 & 42). La narration de Michel Houellebecq induit une forme de résignation chez le personnage, plus qu’une acceptation des choses de la vie, un fatalisme latent que rien ne peut être parfait et que les moments intéressants sont difficilement conquis. Mais la vie continue, le succès arrive, et avec lui l’aisance financière, un contentement matériel, sans oublier la rencontre avec Michel Houellebecq.
De la même manière que Jed Martin se fait à peu près à sa vie (une existence à laquelle il n’a jamais totalement adhéré, comme il le dira à la fin de ses jours), le lecteur se fait à la narration visuelle à la frontière de l’illustration de textes et de la bande dessinée. Il se rend compte que le bédéiste n’a pas la tâche facile : contraint par le fil que constitue le roman avec son écriture littéraire. Que peut-il ajouter à cela ? D’une manière évidente, il prend à sa charge les descriptions : les lieux pour commencer, de l’appartement de Jed à la gentilhommière de Houellebecq en Irlande, en passant par les sites accueillant les expositions de l’artiste. Puis les personnages, leur tenue vestimentaire, leurs expressions, leurs gestes. De manière moins évidente, ses dessins donnent à voir les personnalités et parfois les marques qui sont explicitement citées dans le texte : aussi bien un portrait de Philippe de Champaigne (1602-1674, peintre et graveur) ou de Frédéric Beigbeder, qu’un facsimilé du guide Michelin, ou des vues de face, de profil et en élévation du modèle Veyron 16.4 de la marque Bugatti.
Ensuite les dessins s’avèrent assez agréables : ils s’inscrivent dans un registre descriptif avec un niveau élevé de détails, une certaine fluctuation dans le rendu allant de traits de contours évoquant la ligne claire, à des traits de contours plus appuyés et moins nets pour une bande dessinée plus sombre. De temps à autre, le lecteur se dit qu’une case ou une page suscite en lui des réminiscences d’un autre artiste, sans bien réussir à le situer. Le déclic se produit en page 61 avec le lettrage : c’est celui des albums de Tintin, ou peut-être de Blake & Mortimer. D’ailleurs, Houellebecq en train de gesticuler en bas de la page soixante-deux évoque une posture d’un personnage dans un album de Tintin. S’il nourrit encore des doutes quant à cette potentielle ressemblance, le lecteur se trouve conforté dans cette idée quand il se rappelle que pages trente-neuf et quarante il avait relevé une signature dans une case et la mention de King Features Syndicate dans une gouttière : John Prentice (1920-1999), dessinateur de Rip Kirby (1956-1999, créé en 1946) après Alex Raymond (1909-1956). Il ne peut pas non plus rater les couvertures de Tales from the Crypt et Crime SuspenStories en pages cent-trois, ou encore le bas de page à La Barbarella de Jean-Claude Forest (1930-1998) en page cent-quarante-quatre, les machineries à la Jack Kirby (1917-1994) dans la page suivante, et celle à la Jim Steranko (1938-) dans la page d’après.
Une fois qu’il s’y est adapté, le lecteur prend conscience de tout ce qu’apporte la narration visuelle et qu’elle fait bien plus que donner à voir ce que dit le texte. Il se rend également compte de la densité de l’œuvre. Il y a bien une intrigue, ou au moins un fil directeur qui est la vie de Jed Martin, jusqu’à sa mort, ce qui conduit à une touche légère d’anticipation à la fin. Le personnage principal va rencontrer Michel Houellebecq qui se met donc en scène dans une autofiction, pas très tendre avec lui-même, jusqu’à son décès. Sa présence développe une mise en abîme avec Jed, comme si Houellebecq faisait office de mentor, ou comme s’il naissait un jeu de miroir entre un jeune créateur et un créateur confirmé. Voire, dans la troisième et dernière partie, le lecteur en vient à se demander si Jed Martin n’est pas un autre avatar de Houellebecq qui aurait choisi un autre domaine de création.
De plus, le personnage partage au lecteur ses remarques ses interrogations sur tout et sur rien, en tout cas sur ce qui retient son attention sur le moment. Et Houellebecq lui-même (le personnage) n’est pas avare en avis divers et variés. Cela peut aussi bien aller de réflexions sur la rareté des produits parfaits (il n’en a rencontré que trois au cours de sa vie : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend), à un village désert après la nuit tombée (Les aliens pourraient pénétrer dans les rues, tranquilles et restaurées, de la bourgade, et se réjouir de sa beauté mesurée. S’il s’agissait d’aliens dotés d’une sensibilité esthétique même rudimentaire, ils comprendraient rapidement la nécessité d’un entretien, et procéderaient aux restaurations nécessaires ; c’était une hypothèse rassurante et vraisemblable.), en passant par une plainte contre une société d’euthanasie (car la quantité de cendres et d’ossements humains qu’ils déversaient dans les eaux du lac était selon eux excessive, et avaient l’inconvénient de favoriser une espèce de carpe chinoise, au détriment de l’omble chevalier).
Il se produit une autre forme de mise en abîme du fait que les auteurs racontent le parcours professionnel d’un créateur, ce qu’ils sont eux aussi, et que le personnage s’interroge sur la notion d’art, en évoquant de nombreux artistes, certains dans des domaines traditionnels avec une notoriété datant de plusieurs siècles, d’autres contemporains dans le domaine de l’audiovisuel, comme Jean-Pierre Pernault ou Julien Lepers. Les auteurs ne font pas de distinction entre art noble et artisan populaire, ils n’établissent aucune hiérarchie entre les œuvres d’un artiste comme William Morris (1834-1896) ou des comics. Les horizons du lecteur se troublent d’autant plus que l’autofiction s’accompagne de la mise en scène de personnalités à commencer par Frédéric Beigbeder, mais aussi l’éditrice Teresa Cremisi, et d’autres encore. Le brouillage des frontières s’en trouve ainsi encore plus accentué.
Parti avec des tonnes d’a priori, le lecteur ressort de cette bande dessinée en ayant réalisé un voyage très riche, unique en son genre. Il a fini par découvrir une narration visuelle bien plus sophistiquée et cultivée que ce qu’il croyait, et une histoire débordant de remarques anodines sur la vie de tous les jours témoignant d’un regard critique et profond, racontant la vie d’un artiste à l’œuvre originale, mise en regard d’artistes célèbres et de créateurs inattendus dans ce contexte. Il a assisté à une vie de l’intérieur, en pleine empathie pour un individu à l’altérité évidente, et à l’humanité qu’il partage avec lui. Il comprend bien qu’on puisse préférer la carte au territoire, pour déformer la phrase d’Alfred Korzybski (1879-1950).
Brad Pitt, quand il est là, il n'a pas l'air de s'excuser.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2020. Vincent Zabus en a écrit le scénario, Thomas Campi en a réalisé les dessins et la mise en couleurs. Ces deux auteurs avaient déjà collaboré auparavant, par exemple pour Magritte : Ceci n'est pas une biographie (2016) et ont à nouveau collaboré ensemble par la suite pour Autopsie d'un imposteur (2021). Ce tome se termine avec un cahier graphique de cinq pages, et une postface d'une page, écrite par Paul Hermant, investi en permanence dans la vie citoyenne et culturelle belge, un des concepteurs et animateurs de la Quincaillerie dont parle cet album.
Dans une rue de Bruxelles, Arthur se promène en se parlant à lui-même. Il s'exhorte à se calmer. Il sait bien que ce n'est rien, mais il ne s'empêcher de s'angoisser : il se gâche la vie tout seul. Il fait l'effort conscient de se concentrer sur sa respiration, en se répétant qu'il n'a rien Il se tourne vers le lecteur et se présente : il s'appelle Arthur, et la scène se passe fin 2016 à Bruxelles. C'est ici que son histoire débute, un peu mal d'ailleurs parce qu'il a une étrange sensation dans les mains, comme un étrange picotement. Ça l'inquiète. Exactement le type de situation où son cerveau s'emballe et se focalise sur un scénario catastrophe, un symptôme insignifiant qui cache un truc gravissime. Là, c'est dans les mains. Dans la devanture d'un magasin, un poste de télé, avec le son à un volume élevé, diffuse les informations : si Clinton reste favorite des sondages, Trump pourrait créer la surprise. Même si une Amérique dirigée par Donal Trump paraît totalement inimaginable… Arthur continue : dans quelques minutes, un événement va radicalement changer sa vie, mais, ça, il l'ignore encore. Ça a un lien avec l'ombre de dinosaure projetée sur le mur derrière lui.
Arthur est enfin rentré dans son appartement où il peut commencer à se détendre : il stresse pour rien comme à chaque fois. Il continue d'expliquer au bénéfice du lecteur ; sur l'écran de sa télé, c'est Vertigo d'Alfred Hitchcock. Il l'a mis sur pause, juste avant son moment préféré, quand James Stewart habille et coiffe Kim Novak de manière à la rendre semblable à la femme qu'il aimait. Il regarde beaucoup de films pour se distraire de ses angoisses. D'aussi loin qu'il se souvienne, il a toujours été inquiet pour sa santé. Une version enfant de lui-même entre dans le salon en s'excusant, mais il a mal là, juste au cœur, et puis il voit moins bien d'un œil. Arthur adulte le rassure : vingt ans plus tard ils sont toujours là, bien vivants. Vivant, mais inquiet. Il remarque que son ordinateur est allumé : il ne peut pas résister à la tentation de chercher sur internet à quoi peuvent correspondre ses symptômes. Après avoir lu, il se demande pourquoi il a fait ça : son médecin lui avant bien dit de ne jamais aller sur internet. Il finit par décider de sortir pour marcher et se calmer. Une grosse branche d'arbre manque de lui tomber dessus. Il s'assoit par terre pour se remettre de ses émotions, et Sandrine, une jeune femme, l'aborde pour s'assurer que tout va bien, et lui demande de la suivre.
Une ouverture originale avec cette ombre de tyrannosaure ou de Godzilla dans le ciel de la première case, un personnage qui se présente en s'adressant directement au lecteur, un récit avec un marqueur temporel très précis (la première campagne électorale de Donald J. Trump), une version enfant d'Arthur qui vient s'adresser à lui, ses mains qui se détachent de son corps pour tomber par terre, la rencontre providentielle avec une belle jeune femme, un récit entre conte et tranche de vie. le lecteur n'en est que plus intrigué s'il a lu les huit courtes lignes du texte de la quatrième de couverture, ou la postface sur la réouverture d'une quincaillerie ixelloise, lieu de rassemblement éphémère associatif et militant bruxellois, pendant quelques mois d'existence, entre les négociations sur la dette grecque et les élections espagnoles, en passant par la COP 21 de Paris, un lieu d'ouverture aux débats agitant l'Europe. La narration visuelle génère un fort capital de sympathie avec des traits de contour fins et précis sans être stricts ou durs, et une mise en couleurs avec des nuances douces apportant de nombreux détails et une forte consistance à chaque élément visuel.
Le lecteur se rend vite compte que cette bande dessinée se lit toute seule : les dialogues ressortent comme naturels et justes, agréables sans êtres mièvres, intéressants avec un équilibre rare entre émotion et information. La narration visuelle révèle exactement les mêmes qualités, comme si scénario et dessins étaient l’œuvre d'un auteur complet. le lecteur se retrouve vite à mi-parcours, sans l'impression d'avoir dévoré chaque planche en oubliant de les savourer, ou d'avoir couru un marathon ayant nécessité un effort intellectuel ardu. Il a fait connaissance avec Arthur, jeune homme sympathique et sans prétention, mal dans sa peau à cause d'une hypocondrie caractérisée, sans être asocial ou aigri pour autant. Les dessins mettent en scène individu normal, un peu timoré, ce qui se voit dans ses gestes parfois mal assurés, ses expressions de visage douces et un peu timides, précautionneuses, sa façon à lui de s'étonner quand il ose quelque chose qu'il estime être risqué et qu'il n'a jamais fait. Une audace toute relative, une confiance en soi mise à rude épreuve quand il doit mentir effrontément à un policier en uniforme, Arthur ayant pleine conscience de sa situation illégale. Par comparaison, Sandrine, la jeune femme qui l'aborde, apparaît plus fantasque, plus prompte à agir sous l'impulsion d'une émotion, avec des gestes plus vifs et plus assurées, et mimiques enjouées ou mutines selon les circonstances.
Le lecteur se retrouve vite dépaysé par la narration visuelle, alors que toute l'histoire se situe dans un unique quartier de Bruxelles. Il y a évidemment des scènes d'extérieur et d'autres d'intérieur. Les premières permettent de se balader à pied en regardant les façades, l'urbanisme du quartier, mais aussi un arbre sur une placette, d'autres rues aux trottoirs plantés, un pont dont une culée a été comme griffée par un monstre géant, un jardin public, la façade du parlement fédéral De Belgique. Il suit Arthur dans son appartement avec son aménagement, dans la Quincaillerie nouvellement réouverte avec ses meubles aux innombrables tiroirs, dans un café de quartier, dans l'appartement de Sandrine à la décoration beaucoup plus sage que prévue, et, de manière plus inattendue, dans une chambre d'hôpital. L'artiste sait doser avec justesse le nombre d'éléments visuels et le niveau de détails dans lequel ils sont représentés, ainsi que l'ambiance lumineuse qu'il établit avec des palettes de couleurs adaptées à chaque scène.
Arthur fait donc la connaissance de Sandrine, une activiste qui l'entraîne dans son sillage, l'obligeant à s'aventurer loin de sa zone de confort, mais en fait de sa zone d'inconfort d'hypocondriaque. Pour autant, le lecteur ne plonge pas dans un ouvrage avec un message à marteler, ni un pamphlet. Il n'est même pas question de théorie du complot. L'objectif de Sandrine relève d'une nature différente. Elle commence par faire remarquer à Arthur qu'il vit dans une illusion : on ne maîtrise jamais rien, le plus simple est de l'accepter tout de suite, parce que le combat est inutile. Son objectif est de réveiller les consciences. En amenant les gens à se poser des questions. C'est là qu'intervient l'ombre du dinosaure ou du kaiju apparaissant dans le ciel de la première case. En fonction de ses convictions, le lecteur peut apprécier de ne pas être soumis à l'exposé d'une doctrine, ou trouver que dénoncer ne suffit pas. Pour autant, il ne ressort pas frustré de sa lecture. Il referme l'ouvrage fort ému par le devenir des deux personnages principaux, et complètement convaincu par la nécessité de faire preuve d'un esprit critique. Il se dit qu'en fait les auteurs ont pris sciemment le parti de ne pas proposer d'alternative à l'état et au fonctionnement du monde tel qu'il est, s'en tenant à la volonté de montrer qu'il est possible de ne pas se conformer à la pensée dominante, de faire valoir ses valeurs, d'agir en cohérence avec elles, de trouver, d'intégrer et de participer à un effort collectif d'un groupe qui pense différemment, qui ne se résigne pas à l'hypocrisie généralisée des discours officiels.
L'éveil : un terme qui peut sembler bien opportuniste en 2020 pour surfer sur un courant de pensée dit Woke. S'il n'a pas d'a priori de ce type, le lecteur fait connaissance avec un jeune homme timoré, bien sympathique dans ses inquiétudes, un peu agaçant dans ses hésitations apeurées, et avec une jeune femme qui semble un peu délurée. Les deux créateurs s'avèrent des conteurs d'une épatants par leur discrétion et l'évidence des dialogues et de la narration savoureuse sans être exubérante. Il découvre la communauté très lâche qui s'est formée autour de la réouverture d'un bâtiment ayant abrité une quincaillerie à l'ancienne, dans un local à la forte personnalité, tout en s'interrogeant sur les traces du passage d'un monstre géant qui laisse son empreinte sur la ville. Il se laisse surprendre par une activité inattendue d'Arthur, et par la manière dont sa maladresse apporte une forme de réconfort à une malade. Il ressort ragaillardie de sa lecture, non pas avec des étoiles dans les yeux et la promesse de jours meilleurs, mais avec la conviction qu'il peut agir dans ce monde, et contribuer à l'améliorer.
L'information objective ?
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Il s'agit d'un essai sur le journalisme et les informations en un tome, en bandes dessinées, récit indépendant de tout autre, paru initialement en 2011. le scénario est de Brooke Gladstone (une journaliste américaine animant une émission de radio régulière), et les illustrations de Josh Neufeld.
L'ouvrage se compose de 15 chapitres, précédés d'une introduction d'une vingtaine de pages dans laquelle l'auteure se présente, explique la soif d'objectivité et précise le sens du titre. Ce dernier point permet d'introduire la notion qui donne son titre à l'ouvrage : la croyance qu'il existe une force extérieure capable d'influencer l'individu au point de lui dicter sa conduite (par exemple les médias). Puis Brooke Gladstone introduit quelques éléments historiques en partant de la civilisation maya, en passant par la diffusion des décisions du sénat romain par Jules César pour unifier l'empire, jusqu'à l'invention de l'imprimerie. À partir de là, elle aborde la question de la liberté de la presse, essentiellement au travers des l'histoire des États-Unis avec un développement conséquent sur les différents revirements au vingtième siècle. Elle passe ensuite à un profil du journaliste, à une analyse de son métier, et des collusions, des conflits d'intérêt. Au fil des pages, elle contraste la notion d'information objective, avec les convictions personnelles des journalistes, les intérêts des groupes de presse, la perception d'une information par le lecteur ou l'auditeur, la crédibilité qu'il lui accorde, et pour terminer les conséquences des nouvelles technologies de l'information.
Dans l'introduction, Brooke Gladstone indique clairement qui elle est, son parcours professionnel et son intérêt dans les médias. La dernière page de l'introduction propose une vision très éclairante de la fonction de journaliste (une citation de 1922 de Walter Lippman), ainsi que le rappel d'un aphorisme cher à un journaliste de fiction (With great powers, comme great responsability, Peter Parker, alias Spider-Man). Son essai se décompose en 16 chapitres clairement identifiés. Les dessins de Josh Neufeld sont uniquement là pour illustrer de manière fonctionnelle les développements, sans effet de style. Il effectue son travail dans un style réaliste, un peu simplifié. Dans les deux tiers des pages, Brooke Gladstone est dessinée comme si elle donnait une conférence pour apporter un personnage vivant dans ces pages, désignant des représentations historiques, des graphiques, des journalistes célèbres et leurs citations. de page en page, il est possible d'apprécier la capacité de Neufeld à trouver les caractéristiques graphiques qui évoqueront avec conviction telle figure historique, ou telle époque. du fait de la nature de l'ouvrage, il est souvent amené à représenter le buste d'individus en train de parler, qu'il s'agisse d'un dialogue entre hommes politiques, de facsimilé de journal télévisé, ou de Gladstone elle-même en train d'énoncer une idée, ou d'effectuer une transition entre deux idées.
De part la fonction attribuée aux dessins, il est possible de ne voir en Neufeld, qu'un simple exécutant dessinant servilement des images qui ne forment une bande dessinée parce qu'elles sont juxtaposées et qu'il existe un lien temporel ou logique entre elles. Néanmoins, en y prêtant attention, le lecteur constate qu'il a trouvé des solutions graphiques pour représenter des concepts qui n'ont rien de visuel. Bien que Gladstone ait tendance à souvent répéter dans ces cellules de texte des informations qui sont déjà représentées visuellement, il est indéniable que Neufeld réussit à rendre la narration plus fluide, à représenter le stéréotype évoqué dans l'analyse, et à trouver quelques images saisissantes, telles les âmes des journalistes errant dans le Purgatoire décrit par Dante. L'usage de la couleur est limité à l'emploi d'une seule teinte bleu-vert assez pâle.
Au fil de la lecture, le choix de la bande dessinée s'impose comme une solution logique. Elle permet à l'auteure d'évoquer tous les individus réels de manière visuelle, sans avoir à gérer un stock de photographies, de reproduction de tableaux historiques, ou d'instantanés extraits d'émissions de télévision (et les questions de propriété intellectuelle qui vont avec). Pour un lecteur n'étant pas journaliste, cette forme est également beaucoup plus attractive qu'un essai d'une pagination équivalente. La narration de Brooke Gladstone alterne citations piquantes, faits historiques et arguments pour développer sa thèse. Il est probable que la majeure partie des points développés semblera classique pour un journaliste, il est sûr que pour un néophyte la réflexion de Gladstone ne se contente pas d'enfiler les idées superficielles et prédigérées.
La lecture de cet essai est plutôt facile et même distrayante de part sa forme (bande dessinée) et la verve de Gladstone qui entrelace ses interventions avec des points d'humour qui font mouche. de manière tout à fait logique, après une brève évocation historique qui passe par l'Europe, son propos se cantonne aux États-Unis. Dans la mesure où elle prend soin de contextualiser chacune de ses idées, cet aspect n'a pas d'incidence sur la validité de sa thèse. Tout au plus le lecteur pourra ne pas reconnaître certains journalistes dont la notoriété est cantonné à ce pays. Par rapport à une sensibilité européenne, il est également possible que Gladstone accorde plus de valeur à la notion de vérité absolue et objective qu'un européen. Il est d'ailleurs étonnant qu'elle ne parle pas d'Hunter Thompson et de son concept de journalisme subjectif. Pour le reste, son propos met habilement en évidence l'absence d'absolu au fil des siècles (pas de liberté de la presse assurée), l'incidence de la subjectivité du journaliste, et de la subjectivité du consommateur d'informations (avec des études universitaires aussi pointues que pragmatiques et édifiantes), les conséquences économiques du modèle capitaliste sur la vente d'informations (quel que soit le support), les diverses formes d'utilisation des canaux d'information pour un intérêt, et l'absence de complot mondial de maîtrise de l'information. Elle met également en évidence l'incidence des avancées technologiques sur le métier de journaliste et sur la nature de l'information, sur la demande et l'attente des lecteurs. Ce dernier point décortique le phénomène de chambre d'écho généré par les tribus se développant par internet, et le changement même de mode de lecture (préférence de lecture d'articles brefs et concis, à des lectures plus longues et plus ardues, une analyse sous l'angle de la lecture superficielle opposée à la lecture en profondeur).
Alors que le lecteur peut s'interroger sur la pertinence d'un essai sur le journalisme sous la forme d'une bande dessinée, la lecture de La machine à influencer permet de découvrir deux auteurs qui ont utilisé au mieux les capacités de ce média pour réaliser un essai plutôt vivant, bien documenté, et très intéressant.
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Pourquoi je déteste Saturne
Kyle Baker : un créateur hors norme - Ce graphic novel est parue initialement en 1992 au début de la carrière de Kyle Baker, deux ans après La légende de Cowboy Wally et des épisodes délirants de The Shadow (avec Andy Helfer, chez DC Comics). À l'époque DC Comics disposait d'une branche d'édition (Piranha Press) pour les projets de comics qui ne ressemblait à rien de connu. Effectivement, Why I hate Saturn sort de tous les schémas traditionnels des comics et même de la bande dessinée. Kyle Baker nous invite à suivre les mésaventures d'Anne, une jeune journaliste newyorkaise, peu sérieuse, très en retard, malchanceuse en amour, déjà cynique, travaillant pour un magazine de tendances et dotée d'une sœur peu commune. Sa sœur est une végétarienne, elle est persuadé qu'elle vient de la planète Saturne et il s'avère qu'elle est poursuivie par un amoureux transi peu commode. Les deux tiers de l'action se déroulent à New York entre des bars, le bureau de l'éditeur du magazine et l'appartement d'Anne. le dernier tiers se déroule en Californie, entre les fauteuils des gares routières, la rue (Anne devient même SDF pendant quelques jours) et une escapade dans le désert de l'Arizona, passage qui évoque Thelma & Louise en plus drôle. Cette histoire appartient en premier lieu au registre de l'humour, version dialogues piquants basés sur les petites et grandes absurdités de notre société. La trame de l'intrigue permet à Kyle Baker de dessiner autre chose que des têtes en train de parler. Premier constat : Kyle Baker dispose d'un humour drôle qui fait mouche à chaque fois et je me suis surpris à pouffer à haute voix à plusieurs reprises (sous les regards navrés de mon entourage). Deuxième constat : les différents personnages sont tous dotés d'une personnalité très crédible et réaliste. Ils sont attachants et il est impossible de ne pas se reconnaître dans certaines de leurs manies ou de leurs jugements de valeur. Ensuite, cette histoire n'a pas vieillie, l'humour est toujours aussi pertinent : peut être même encore plus cruel en ce qui concerne l'ultramoderne solitude et l'invisibilité des SDF. Les illustrations de Kyle Baker sont très particulières : des visages en très gros plans, avec des traits simplifiés (on est à l'opposé du photoréalisme) et des expressions faciales exagérées qui sont irrésistibles. La suite de la carrière de Kyle Baker est tout aussi imprévisible et éclectique : de l'humour de superhéros avec Plastic Man (On The Lam), des commentaires sociaux avec Nat Turner, des récits bibliques avec King David ou de la dénonciation de l'oppression des noirs avec une histoire de Captain America (Truth) et même des classiques de l'autre côté du miroir de Lewis Carroll.
Broussaille
J'ai adoré comme beaucoup les 3 premiers tomes. Cependant au vu du peu d'album durant ses décennies, j'ai comme l'impression que Franck Pé aime moins son personnage que nous. D'ailleurs je n'arrive pas à comprendre pourquoi il y en a si peu.
Dostoïevski - Le Soleil Noir
Je ne peux pas vivre dans un univers dépourvu de sens. - Ce tome correspond à une biographie s'étalant de 1831 à 1881, de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881). Elle a été réalisée par Chantal van den Heuvel pour le récit, et par Henrik Rehr pour les dessins et les couleurs. Sa première publication date de 2023. Elle comprend cent-vingt-cinq pages de bande dessinée. Elle se termine avec sept pages de recherches graphiques, une liste des œuvres de l'écrivain publiées aux éditions Gallimard, et de la collection Bibliothèque de la Pléiade. La dernière page liste les œuvres des mêmes auteurs. 22 décembre 1849, Saint-Pétersbourg, forteresse Pierre et Paul. Les soldats emmènent un groupe de prisonniers dans lequel se trouve Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski. Ils les font sortir de prison et les emmènent en fourgons tirés par des chevaux. Après huit mois de cachot, ils sont ravis de pouvoir revoir le soleil, tout en étant un peu inquiets de savoir ce qui les attend. Lorsque les fourgons s'arrêtent, ils doivent en descendre sans ménagement, et ils découvrent des poteaux auxquels ils vont être ligotés pour être fusillés. Nikolaï Spechnev et Dostoïevski sont parmi les trois premiers à être dirigés vers les poteaux d'exécution. L'écrivain se souvient de sa jeunesse. En 1831, à l'âge de dix ans, il se trouvait avec son frère Mikhaïl dans les couloirs d'attente de l'hôpital Marinsky à Moscou, où travaillait son père. Ils observaient les pauvres en train d'attendre pour leur consultation, en constatant leur laideur. Leur père sort de son cabinet, constate qu'ils sont là à ne rien faire. Il les prend par le col et les ramène dans le salon et les force à s'assoir à table pour reprendre leurs devoirs. La mère préfèrerait qu'il se montre moins dur. Fiodor refuse de baisser les yeux, le dévisageant avec insistance. Pour la santé de la mère, la famille déménage dans une petite propriété à cent-cinquante verstes de Moscou, Daravoié, que le père a pu acheter, ainsi que le village attenant Tchermachnia. Là, la mère retrouve sa santé, et le jeune Fiodor, encore un petit garçon, peut jouer avec les fils de paysans. Il prend conscience que ces derniers sont au service de son père qui peut les faire battre en guise de justice. Il est la victime d'une plaisanterie de Pavel, un de ses amis, lui faisant croire qu'il y a des loups dans la région. Il est rassuré par un vieux moujik qui lui assure que le Christ est avec lui. Puis Fiodor repense au décès de sa mère, à son père qui noie son chagrin et cherche du réconfort dans l'alcool. Puis viennent les années d'études passées à l'école centrale du génie militaire de Saint-Pétersbourg, son père payant des études à ses fils. D'un côté, Fiodor peut lire des auteurs comme Honoré de Balzac et Victor Hugo ; de l'autre côté, il ne parvient pas à s'intégrer au milieu des autres élèves qui n'hésitent pas à maltraiter les serviteurs pour leur amusement. Il ne comprend pas qu'on ne puisse pas éprouver de la pitié pour des malheureux sans défense. Voilà une entreprise quelque peu intimidante : relater la vie d'un écrivain, un des plus grands romanciers russes, pas moins que l'auteur de Crime et châtiment (1866), et mettre en regard la production ou l'écriture de ses œuvres. Pour autant, le média qu'est la bande dessinée se prête bien à cet exercice, donnant à voir cette reconstitution qui sinon pourrait être encore plus intimidante ou parfois paradoxalement quelque peu désincarnée ou trop romanesque. La scénariste a donc choisi de commencer son ouvrage en bousculant quelque peu la chronologie pour agripper le lecteur d'entrée de jeu, avec l'exécution par fusillade de l'écrivain. Puis retour en 1831. Ce n'est qu'à partir de la page quatre-vingt-huit qu'elle abandonne ce dispositif de retour en arrière pour reprendre une chronologie linéaire. Cette façon de faire permet au lecteur de découvrir les commentaires de Fiodor Dostoïevski sur telle ou telle partie de sa vie. Par exemple, il explique à sa nouvelle secrétaire qui doit prendre la dictée de ses romans en sténographie, les séquelles qu'il a gardées de ses quatre années de bagne, ainsi que les observations qu'il a pu faire sur ses compagnons de bagne, des prisonniers de droit commun, des Russes du peuple. le lecteur remarque assez aisément qu'à d'autres moments, la scénariste place dans la bouche du personnage, des citations extraites de la bibliographie du romancier, souvent de ses romans. Il s'agit d'un dispositif qu'elle utilise avec parcimonie et à-propos. La vie même de Fiodor Dostoïevski constitue un véritablement roman : ses débuts d'écrivain, son comportement ingrat vis-à-vis de son père qui finance tant bien que mal son train de vie, ses convictions et ses activités politiques, son premier mariage, son évolution en tant qu'auteur, son passage au bagne puis dans l'armée, son second mariage, ses problèmes d'argent, ses soucis de santé, son addiction au jeu, ses pérégrinations en Europe, les exigences déraisonnables des membres de sa famille qu'il entretient, etc. le lecteur découvre ou retrouve la mise en scène des différentes phases de la vie du romancier, au travers de moment choisis, avec cette proximité qu'offre la bande dessinée, le lecteur pouvant voir les personnages, leurs activités, leur condition de vie. Le dessinateur a donc fort à faire pour montrer la vie de Fiodor Dostoïevski : une reconstitution historique pour les lieux, les tenues vestimentaires, les accessoires de la vie courante de tout ordre, mais aussi insuffler de la vie aux personnages, les rendre identifiables, se montrer conforme aux photographies de l'écrivain et de son entourage, concevoir des mises en scène visuelles quand Dostoïevski se met à déclamer. le lecteur constate que les lieux ne bénéficient pas d'une description qui serait d'un niveau photographique, et pour autant chaque endroit s'appuie sur des recherches, avec un niveau de détail déjà exigeant. Rien que dans les deux premières pages, Henrik Rehr doit représenter une vue du ciel de la forteresse Pierre et Paul conforme à la disposition des bâtiments qui la composent, représenter le bon modèle de fourgon à cheval utilisé à l'époque, reproduire avec exactitude les uniformes de la police et leurs armes. Par la suite, la biographie de Dostoïevski lui mène la vie dure, à commencer par ses années d'errance. L'artiste représente des lieux aussi variés que la campagne russe l'été avec de belles zones herbeuses et un ravin angoissant (très beau jeu de couleurs s'assombrissant), la grande bibliothèque de la demeure bourgeoise des Dostoïevski, la scène d'un théâtre où se tient un ballet d'opéra, une vue du ciel d'un quartier de Saint-Pétersbourg, le quartier des prostituées de la même ville, un grande salle réception mondaine, d'autres vues du ciel de différents quartiers de Saint-Pétersbourg, les baraques du bagne d'Omsk en Sibérie sous la neige, le bureau assez simple de Dostoïevski dans un appartement modeste, la façade du Crystal Palace à Londres, les toits de Paris, la campagne italienne, Naples, Moscou, Dresde, Genève, Florence, Optina, etc. La représentation des personnages est gérée avec la même approche : un bon niveau de détails pour leur visage pour les rendre plus facilement reconnaissables, pour leur tenue vestimentaire, avec parfois une augmentation du niveau de détails quand la séquence le requiert. La scénariste pense sa narration en termes visuelles et le dessinateur conçoit des plans de prises de vue qui ouvre le champ de vision du lecteur, ne se limitant pas à des cadrage plan taille avec un fond vide. À l'opposé d'une enfilade de dialogues, la narration visuelle réserve moult surprises : la découverte des poteaux d'exécution, la présence d'un hamac dans une chambre pour se reposer, la circulation de voitures à cheval et de traineaux sur la Neva gelée, la longue file des bagnards avec leur chaîne à la cheville progressant dans un champ de neige, l'envol d'un corbeau vers la liberté, le recours à des chameaux comme bête de somme, la foule des miséreux s'avançant vers le Crystal Palace pour une métaphore visuelle terrifiante, des pourceaux habités par l'esprit de démons se précipitant de la montagne dans un lac pour une autre métaphore, etc. Voici donc le lecteur à même de découvrir la vie de cet immense auteur russe, et il vaut mieux avoir une petite idée de la saveur de son écriture pour apprécier ces différents moments, en particulier son sentiment de culpabilité, sa relation douloureuse à la morale chrétienne, sa sensation de fatalité, sinon certains passages sembleront alourdis par un pathos exacerbé. La scénariste relie donc l’œuvre du romancier avec sa vie que ce soit les quatre ans de bagne, ou l'exposé de projets de roman. Elle met en scène la dimension économique et financière de sa vie, ses engagements politiques, sa tendance à fuir quand la pression de la famille ou des créanciers devient trop forte, des anecdotes incroyables (l'éditeur escroc Stallovski), la reproduction de certains schémas comme les enfants ou la famille proche qui vit aux crochets du père. Les auteurs savent montrer les conditions dans lesquelles naissent l’œuvre de Fiodor Dostoïevski. Ils ont fait le choix de s'attacher à cette dimension de sa vie, plutôt qu'à la teneur de son œuvre, rien ne remplaçant la lecture de ses romans. La dernière page tournée, le lecteur peut éventuellement rester avec un questionnement sur le sens à donner au soleil noir évoqué dans le titre : l'écrivain lui-même, la réalité historique de la société dans laquelle il a vécu ? Au vu de l'immensité imposante de l’œuvre de Fiodor Dostoïevski et de sa notoriété intimidante, les auteurs doivent faire des choix quant à ce qu'ils souhaitent évoquer, développer, représenter. le lecteur peut entretenir un petit a priori sur la consistance des dessins en feuilletant l'album. À la lecture, il découvre une densité d'informations visuelles apportant une consistance remarquable aux nombreux endroits et aux personnages, pour une reconstitution historique de qualité. La vie de l'écrivain russe lui apparaît à la fois dans sa matérialité, sa relation avec ses proches, avec sa compagne, le bagne, l'exil, les voyages en Europe, à la fois dans ses idées et ses principes, sa conviction sociale, la dimension spirituelle de ses réflexions, sa discipline de travail, ses failles comme son recours au jeu avec l'espoir d'améliorer sa situation financière. Le lecteur en ressort avec la sensation d'avoir côtoyé Fiodor Dostoïevski pendant toutes ces années, à la fois impressionné, à la fois un peu étourdi après tant d'événements, à la fois habité par une commisération pour ses souffrances morales.
Grenoble en portrait(s)
La vie est faite de musique, et dans une bonne musique les notes s'accordent et se confrontent. - Ce tome contient un récit complet, indépendant de toute autre. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Edmond Baudoin pour le scénario et les dessins, sans oublier l'expérience de vie. Il comprend soixante-treize pages de bandes dessinées en noir & blanc. Grenoble : une ville. Avec son agglomération, 510.000 humains vivent ici. C'est la plus grande métropole des Alpes, devant Innsbruck et Bolzano. Deux mille ans d'histoire. Stendhal est né dans cette ville. Il disait d'elle : Au bout de chaque rue, une montagne. Grenoble est un radeau sur une mer démontée. Les vagues qui l'environnent ont des noms : le Vercors, la Chartreuse, Taillefer et Belledonne. Si l'on va sur la crête d'une des vagues, il y a certains jours où la ville est invisible. Sous la mer. Une mer de nuages. Grenoble se cache le visage, souvent. Edmond veut pourtant essayer de faire son portrait. Qu'elle fasse son autoportrait. Elles disent beaucoup les rues de Grenoble, souvent austères à ses yeux de niçois. Hors le centre, pas de cohérence. Grenoble, c'est Marseille en montagne. Son visage est celui d'une vieille dame qui rajeunit, non pas qui se maquille, non pas qui mute. C'est une sensation, il n'a pas connu Grenoble avant aujourd'hui. Et aujourd'hui, il veut faire son portrait. Celui d'un instant puisque, très vite, elle sera autre. La vie pulse à Grenoble. Et la vie c'est l'humanité. Alors, faire son portrait, c'est faire celui de ses habitants. de ceux qui sont nés ici, de ceux qui y vivent, de ceux qui y passent. Dessiner le visage des habitants de la ville, ceux qu'il va rencontrer. Échanger ce dessin contre une réponse à la question : Dis-moi toi et Grenoble ? En ce début de 2021, je rêve. En mars 2020, nous étions sept milliards huit cent millions sur la planète Terre. La plupart du temps, nous nous croisons sans nous arrêter. Et nous sommes aujourd'hui si nombreux à marcher sur les chemins qu'on ne se dit plus bonjour. Faire le portrait de quelqu'un, c'est s'arrêter avec ce quelqu'un un moment qui fait en sorte qu'un nom, un prénom se met à exister sur le visage. Jean répond à la question de Baudoin en indiquant qu'il voudrait un monde plus apaisé et, pour la ville de Grenoble, une plus grande préoccupation dans son patrimoine. Mohamed répond à la question de Baudoin : Grenoble pour lui, c'est la soeur jumelle de la Kabylie. C'est pour cette raison qu'il l'a choisie il y a plus de quinze ans. Ici, il y a les Alpes ; là-bas la chaîne de Djurjura qui revêt son blanc manteau en hiver. Les montagnes et la nature le rassurent, l'émerveillent en permanence. Elles sont, à son sens, une porte directe qui donne sur la poésie qui permet de vivre dans la poésie véritable. Cette poésie qui permet de vivre dans la sérénité malgré la violence du monde. Grenoble, c'est aussi une terre vivante culturellement et maintenant des amitiés multiples. C'est le quatrième album de l'artiste fonctionnant sur le principe de la question posée à des habitants, avec un portrait d'eux pour les remercier de leur réponse : Viva la vida (2011) avec Troubs, Le goût de la terre (2013) avec Troubs, Gens de Clamecy (2017), Humains : La Roya est un fleuve (2018) avec Troubs. À chaque fois, Edmond Baudoin s'éloigne encore plus de la bande dessinée. Il n'y a qu'à regarder la mise en page. La première est constituée d'une case de la largeur de la page, qui en occupe la moitié, un dessin à l'encre, une vue de Grenoble à moitié esquissée, avec de nombreux traits pour rendre compte d'une texture, et du texte en dessous évoquant la ville. La suivante est composée de deux cases de la largeur de la page, une vue des montagnes et des sapins et une sorte de carte avec des reliefs simplifiés, avec quatre phrases écrites entre les deux cases. Dans la suivante, le texte l'emporte avec deux illustrations, l'une d'une tête sculptée, l'autre de Baudoin en plan rapproché. Page dix, l'artiste a intégré deux portraits qu'il a réalisés, avec le texte de la réponse à la question : Dis-moi toi et Grenoble ? Ainsi qu'une frise de têtes indistinctes en haut de page, et une autre de têtes distinctes en bas de page. Dans la suivante, le lecteur découvre une autre réponse à la question, et puis dans la seconde moitié de la page, une vue de la place Saint André par temps de Covid. Le lecteur peut ainsi prendre note des différentes structures de page qui font autant de surprises : la reproduction d'une affiche pour la saison 99/2000 du théâtre de Grenoble en page 14, neuf portraits en plan rapproché sagement disposés en bande avec des bordures de case en page 15, des dessins en double page de Grenoble, dépourvus de texte (pages 24 & 25, 34 & 35, 40 & 41, 60 & 61, 70 & 71), une poignée de portraits réalisés par les interrogés eux-mêmes, quelques dessins à la plume, d'autres vues de Grenoble, un extrait de la bande dessinée Personne ici ne sait qui je suis (réalisée par Coline, dont le titre est une phrase extraite de Nous réfugiés, d'Hannah Arendt), une photographie en noir & blanc de Grenoble, un portrait de l'artiste assis sur une chaise, exécuté par lui-même, un texte de deux tiers de la page écrit par Delphine sur sa grand-mère Colette, l'idéogramme japonais qui signifie le voyage, un dessin du matériel que Baudoin utilise pour dessiner (son pinceau en poil de martre et son encrier japonais en cuivre), et même deux pages de bandes dessinées traditionnelles avec des cases disposées en bande (pages 56 & 57). Il peut même se permettre de terminer en consacrant la dernière page à un texte que lui a remis Carole, une Grenobloise, évoquant et développant sa condition de planéterrienne, ne possédant rien, ne disposant que de peu de temps, portant son chez soi en elle-même, bousculant ses habitudes, accouchant de ses rêves, croyant en la vie, sachant lâcher prise, inventant, etc. Est-ce encore de la bande dessinée ? Comme pour beaucoup d'ouvrages de cet auteur, cette question ne présente pas d'intérêt. Ce créateur effectue un séjour du 18 janvier au 5 mai 2021 dans cette cité. Il souhaite retranscrire son séjour et les rencontres qu'il y a faites. Il parvient à concilier une vision et une expérience qui lui sont propres, avec sa personnalité et la temporalité de son séjour, avec une approche holistique sophistiquée, en mettant bout à bout les réponses des habitants qu'il a croisés, en insérant de ci de là quelques pensées personnelles. Il brosse ainsi le portrait de Grenoble, non pas dans sa totalité, mais au travers des réponses des individus qu'il a rencontrés, c'est-à-dire de l'expérience personnelle qu'il a eu de cette ville, en mentionnant les rues désertes confinement oblige. le lecteur éprouve la sensation de faire l'expérience de Grenoble comme Edmond Baudoin l'a faite, à travers ces rencontres, mais aussi avec sa sensibilité et ses centres d'intérêt développés tout au long de sa vie. Cette lecture constitue une évocation à l'opposé d'un article encyclopédique. le lecteur n'y trouvera pas un ensemble d'informations structurées de manière académique, mais des petites touches individuelles qui transcrivent chacune un échange entre l'auteur et un habitant. Mohamed qui est venu de Kabylie il y a quinze ans et qui s'est établi à Grenoble. Tess qui est née à Grenoble, qui est montée à Paris et qui est revenue pour retrouver l'odeur et les couleurs des saisons, s'apaiser au creux des montagnes. Magali qui a quitté la capitale pour venir y faire ses études et qui s'y est installée, qui y élève ses trois enfants. Mousskid et Ali arrivés de Guinée en 2016. Richard, directeur de Point d'eau, une boutique de solidarité de la Fondation Abbé Pierre dont les deux activités principales sont l'hygiène et la santé, et l'accompagnement social, et qui accueillent d'autres associations comme Le Planning Familial, AIDES, EMLPP, Prométhée. Rachid qui enseigne bénévolement à Point d'eau. Baptiste en formation de guide, Damien accompagnateur en montagne, Benoît guide. Mohamed Boumeghra comédien, metteur en scène, calligraphe, directeur de la compagnie de théâtre Sud Est théâtre. Céline bibliothécaire aux Eaux-Claires qui s'exprime sur la politique culturelle de la ville. Bruno scientifique à l'institut Laue-Langevin, organisme de recherche spécialisé en sciences et technologies neutroniques exploite un réacteur à Haut Flux de neutrons pour la recherche. Patrick Souillot qui, avec la Fabrique Opéra, depuis quinze ans, a créé un projet d'opéra coopératif qui correspond à l'esprit d'innovation, de solidarité, de culture. Etc. Le titre de cet ouvrage s'avère des plus explicites et des plus adéquats : Edmond Baudoin compose des pages sur la base du portrait en très gros plan qu'il a fait de plus de soixante-dix Grenoblois rencontrés durant son séjour dans la ville d'un peu plus de quatre mois. Comme il l'écrit lui-même : Faire le portrait de quelqu'un, c'est s'arrêter avec ce quelqu'un un moment qui fait en sorte qu'un nom, un prénom se met à exister sur le visage. Le lecteur croise ces êtres humains et s'arrête avec l'auteur pour les écouter parler de leur ville. Un portrait se constitue, une réponse après l'autre, de Grenoble, ou tout du moins de la vision et du vécu qu'en a chaque habitant rencontré. Une lecture peu commune, bénéficiant de la bienveillance inconditionnelle d'Edmond Baudoin, de curiosité insatiable, de son appétence pour les rencontres vraies.
Cité de verre
Identité, langage, solitude : un questionnement philosophique et intellectuel - Il s'agit de l'adaptation en bande dessinée du roman Cité de verre (1985) de Paul Auster. La transposition du roman sous forme de scénario a été réalisée par Paul Karasik, et la mise en images par David Mazzucchelli. Cette version date de 1994. Tout commence par un faux numéro, une erreur d'identité. Une femme cherche à joindre le détective privé Paul Auster, mais ses appels aboutissent chez Daniel Quinn, un écrivain vivant seul qui publie des romans policiers sous le pseudonyme de William Wilson. Quinn a perdu sa femme et son enfant et il vit dans l'ombre de William Wilson, et de son détective privé de papier appelé Max Work. Dans cet état d'esprit un peu particulier, il finit par endosser le nom de Paul Auster et accepter de rencontrer Virginia Stillman, la correspondante souhaitant l'engager. Il se rend chez elle, dans un appartement cossu et luxueux et rencontre son fils Peter. Celui-ci souffre d'une difficulté de langage et explique péniblement qu'il a été victime de maltraitance de son père qui a été condamné et qui doit sortir de prison bientôt, après 13 ans d'incarcération. Quinn accepte d'épier Peter Stillman père dès qu'il remettra les pieds à New York. Je n'ai pas lu le roman de Paul Auster, et je ne pourrais donc pas établir de comparaison entre cette adaptation et l'original. Le premier point positif est que le lecteur a la sensation de lire une vraie bande dessinée, et pas une adaptation qui essaye de caser autant de textes d'origine que possible. Il subsiste, dans la narration, un parfum très littéraire : les thèmes abordés et la structure du récit relèvent d'une construction littéraire sophistiquée et complexe. Le premier signe de mise en abyme réside dans la nature du personnage principal qui est un écrivain (double fictif et déformé de l'auteur). le deuxième signe apparaît quand le lecteur apprend que cet écrivain utilise un nom de plume. Et l'étendue du jeu de miroir prend de l'ampleur avec la mention (et plus tard l'apparition) d'un personnage appelé Paul Auster. Il faut également prendre en compte que Peter Stillman (le père) est également un écrivain qui a effectué des recherches sur la nature théologique du langage, et Peter Stillman (le fils) est un poète de renom. Pourtant ce qui pourrait être un dispositif vertigineux, complexe et lourd s'avère naturel dans le cadre de ce récit qui revêt les apparences d'une enquête policière. Paul Auster (le vrai, l'auteur) enchevêtre avec habilité les fils narratifs de l'intrigue policière, les réflexions philosophiques et existentielles de Daniel Quinn, et les métacommentaires de nature postmoderne. Il est très facile pour le lecteur de ressentir de l'empathie pour cet individu qui a organisé sa vie de manière à se mettre à l'abri de la souffrance psychologique, qui profite de la solitude propre aux grandes métropoles et qui succombe à la tentation de renouer des contacts avec d'autres êtres humains en se protégeant derrière une usurpation d'identité. En tant que bande dessinée, l'adaptation de Karasik et Mazzucchelli constitue une expérience envoutante, à la hauteur des thématiques littéraires. Mazzucchelli utilise un style plutôt réaliste, un peu épuré et simplifié pour les personnages, plus rigoureux et méticuleux pour les décors. Dès la deuxième page, il apparaît que les illustrations font écho aux thèmes, avec une mise en abyme visuelle à partir d'un téléphone. Ces six cases forment un enchaînement très impressionnant dans le sens où la première est entièrement abstraite, la seconde comprend un symbole numérique (le chiffre zéro), la signification de la troisième n'est pas compréhensible hors du contexte des autres cases, la quatrième ne comprend qu'une icône (au sens de symbole graphique) et les deux dernières donnent du sens à ce travelling arrière. Les images de cette bande dessinée couvrent un spectre visuel s'étendant de la représentation concrète des personnages et de leur environnement, jusqu'à l'abstraction en passant par les icônes. Peu d'illustrateurs sont capables d'utiliser autant de registres graphiques à bon escient. C'est bien en ça que cette adaptation justifie son existence : elle ne se limite pas à une mise en images compétente du roman. Les images de cette bande dessinée offre une visualisation des concepts philosophiques et métaphysiques au cœur de la narration. Elles complémentent et illustrent des concepts complexes. Karasik et Mazzucchelli ont su trouver des solutions graphiques efficaces et compréhensibles pour parler de questionnements fondamentaux sur l'identité, le langage, la représentation du réel. Il n'y a qu'une seule séquence qui m'a perdu, ce sont les illustrations du monologue de Peter Stillman fils. Ce roman graphique propose une histoire postmoderne passionnante comme un roman policier, sous la forme d'une bande dessinée qui utilise à plein ses spécificités pour exprimer visuellement des concepts philosophiques et existentiels, sans perdre le lecteur.
X-Men - La vie, la mort
Délicatement ouvragé, grâce à Barry Windsor Smith - Ce tome contient les épisodes 53, 186, 198, 205 et 214 de la série Uncanny X-Men (UXM en abrégé). Ces 5 épisodes présentent la particularité d'avoir tous été illustrés par Barry Windsor Smith (BWS en abrégé). Épisode 186 Lifedeath (octobre 1984, scénario Chris Claremont, dessins de BWS, encrage de Terry Austin) - Storm (Ororo) a été touchée par un rayon issu d'un pistolet expérimental qui l'a privée de ses pouvoirs. Elle est recueillie par Forge (un mutant employé par le gouvernement et qui a conçu l'arme en question). Elle découvre peu à peu les conséquences de l'absence de ses pouvoirs, son nouvel état d'humaine normale et les particularités de son hôte. Pendant ce temps là, les Dire Wraiths (extraterrestres issus de la série Rom, the spaceknight) remplacent des terriens pour mieux préparer leur invasion. Épisode 198 Lifedeath II (octobre 1985, scénario Chris Claremont, dessins, encrage et couleurs de BWS) - Ororo est en Afrique noire pour une raison indéterminée. Elle n'a pas recouvré ses pouvoirs, elle est prise dans une terrible tempête et doit prendre en charge une femme sur le point d'accoucher, au milieu de nulle part. Épisode 205 Wounded wolf (scénario Chris Claremont & BWS, dessins, encrage et couleurs de BWS) - Yuriko Oyama a subi une opération qui l'a transformée en cyborg (Lady Deathstrike) avec des serres effilées capables de rivaliser avec les griffes de Wolverine. Elle a tendu une embuscade à ce dernier et Energizer (Katie Power) se retrouve mêlée à ce combat en pleine tempête de neige dans les rues New York. Épisode 214 With Malice toward all (scénario Chris Claremont, dessins de BWS, encrage de Bob Wiacek) - Lila Cheney donne un concert devant ses fans quand tout à coup Alison Blair (Dazzler, qui joue des claviers dans son groupe) lui vole la vedette en faisant usage de ses pouvoirs de mutante devant tous les spectateurs. Malice (une entité désincarnée des Marauders) s'est emparée de son esprit. Les X-Men (Ororo, Rogue, Pyslocke et Wolverine) interviennent pour essayer de comprendre les actes de Dazzler. C'était l'époque bénie où Claremont pouvait encore faire évoluer ses personnages et où chaque personnage avait sa personnalité, sans être réduit à une caricature de lui-même. Avec les épisodes 186 et 198, Claremont parachève sa déconstruction de Storm. Il la descend de son piédestal de déesse des éléments naturels pour en faire une femme avec ses sentiments contradictoires, ses imperfections et ses coups de cœur (la première étape avait été la rencontre avec Yukio et le passage d'une coupe de cheveux sage à une iroquoise, épisode réédité par exemple dans Wolverine). Dans l'épisode 214, le lecteur retrouve une histoire plus traditionnelle des X-Men dans laquelle le groupe lutte contre le méchant du mois et gagne grâce à la force de la volonté de l'un de ses membres. Mais la vraie raison de cette réédition (j'aurais même préféré une version en format plus grand de type Deluxe) réside dans l'identité de l'illustrateur : Barry Windsor Smith. Il est surtout resté dans les mémoires pour avoir donné une forme inoubliable aux premières aventures de Conan en comics. Il s'agit d'un illustrateur exceptionnel à la délicatesse incroyable et au sens des couleurs inégalés. Alors que l'épisode 186 n'aurait pu être qu'un mélodrame au rabais, les illustrations de BWS font exister Ororo et Forge comme deux êtres fragiles et habités par leurs émotions. Impossible d'oublier Ororo en train de boire du champagne pour la première fois, dans sa salopette, ou Ororo découvrant la prothèse de Forge. Les illustrations de BWS portent l'épisode 198 dans un territoire encore plus incroyable. L'histoire oscille entre la réalité de la famine, le conte traditionnel, les visions oniriques grâce à une mise en page qui laisse les dessins raconter l'histoire, grâce à des expressions délicates des visages, grâce aux jeux des couleurs qui n'appartient qu'à BWS. C'est magnifique de bout en bout et ce conte délicat ne s'extrait de l'histoire moralisatrice bêtifiante que par la magie des visuels. du grand art. Un troisième Lifedeath avait été prévu, mais BWS ayant définitivement arrêté de travaillé pour Marvel, il l'a transformé en une histoire d'un de ses propres personnages dans Adastra in Africa. L'épisode 205 sert en quelque sorte de coda à Wolverine : Weapon X (également de BWS). Claremont développe l'aspect paternaliste de Logan (déjà à l'œuvre avec Kitty Pride, puis plus tard avec Jubilee) en lui associant la toute jeune Katie Power (moins de 10 ans, membre du groupe Power Pack). BWS retourne à la beauté férale de Wolverine ensanglanté sous la neige pour une lutte à mort magnifiquement chorégraphiée sous des jeux de lumière qui vous feront croire qu'un flocon de neige peut être rose. Avec l'épisode 214, le lecteur retrouve une histoire très classique des X-Men et BWS un peu moins concerné puisqu'il ne s'encre pas lui-même, ni ne réalise la mise en couleurs. le résultat reste splendide, même si son implication est inférieure. Episode 53 The rage of Blastaar (février 1969, scénario d'Arnold Drake, dessins de BWS, encrage de Michael Dee) - Jean Grey (Marvel Girl) teste une machine du professeur X. L'expérience dégénère et l'énergie ainsi libérée à pour effet de permettre à Blastaar d'accéder à l'école de Westchester. Les 5 X-Men originaux (Cyclops, Beast, Iceman, Angel et Marvel Girl) et Blastaar s'affrontent. le scénario est risible de simplisme : il s'agit du combat du mois, sans aucun intérêt. Les illustrations de BWS se cantonne à copier avec talent (mais en moins bien) le style de Jack Kirby. Le tome se clôt sur la reprographie d'une vingtaine de couvertures réalisées par BWS pour des séries Marvel telles que UXM ou les New Mutants (dont l'envoutant portrait d'Illyana pour la couverture de New Mutants 45). La réédition soignée de ces épisodes était indispensable. Grâce aux phylactères chargés de Claremont, il est facile de se repérer dans la continuité des X-Men et de ressentir les émotions des personnages. Grâce aux illustrations divines de BWS, ces récits de superhéros sont transfigurés pour atteindre une fresque envoutante, magique, éthérée, séduisante, irrésistible. Par la suite BWS a encore réalisé quelques comics inoubliables tels que Archer & Armstrong, Rune et une anthologie Storyteller (partiellement rééditée dans The Freebooters et Young Gods and Friends).
Yossel
Devoir de mémoire, avec un point de vue intelligent et sensible - Il s'agit d'un récit complet et indépendant de tout autre, initialement paru en 2003, écrit et dessiné par Joe Kubert. le récit est en noir & blanc, les dessins ne sont pas encrés. Le récit commence le 19 avril 1943, dans les égouts du ghetto de Varsovie. Yossel est un tout jeune adolescent qui fait partie d'un petit groupe de résistants juifs qui se sont rebellés contre l'armée allemande lors de l'épuration du ghetto. Il dessine pour passer le temps et pour divertir ses camarades. Il se souvient de sa vie d'avant, avec son père (un boucher), sa mère, et sa sœur dans la petite ville d'Yzeran en Pologne, alors qu'il avait déjà un don pour le dessin et qu'il se préparait pour sa bar-mitsva. Un jour les soldats de l'armée allemande sont arrivés dans la ville et ont demandé à toutes les familles juives de prendre leurs affaires pour se rendre dans un quartier de Varsovie, séance tenante. Au terme d'une marche éprouvante, ils se sont retrouvés entassés dans un petit quartier, à plusieurs dans chaque pièce. La vie s'organise tant bien que mal, dans la hantise des rafles opérées par les soldats (des individus emmenés on ne sait où, et que personne ne revoient jamais). Yossel bénéficie de quelques menus avantages parce que ses dessins divertissent les autorités allemandes. Un jour, il aperçoit un vieillard au regard fou dans une rue. Il le prend en charge et l'amène à une réunion de ses copains. le vieil homme raconte qu'il s'est échappé d'un camp de concentration où il était devenu un Sonderkommando. Un auteur de comics se lançant dans un récit de fiction mettant en scène une partie de l'Holocauste prend un vrai risque. Il s'agit d'un sujet qui ne souffre pas la médiocrité, or Joe Kubert n'est pas renommé pour la l'intelligence pénétrante des récits qu'il a réalisé tout seul, ou même avec un scénariste chevronné. Il explique dans l'introduction qu'il a eu l'idée de cette histoire en se demandant ce qui se serait passé si ses parents n'avaient pas pu émigrer aux États-Unis en 1926. À partir de ce point de départ qui ressemble à une fausse bonne idée (comme un jeu d'enfant "et si…"), Kubert met en scène un jeune garçon (de 2 ou 3 ans moins âgé que lui à la même époque) avec un don pour dessiner (comme lui, Joe Kubert). Au premier regard, la forme du récit provoque également un moment de recul. D'un point de vue esthétique, Kubert a chois de laisser ses dessins sans encrage, pas fini d'une certaine manière. Globalement le niveau de détail est satisfaisant, mais avec quelques images qui ressemblent quand même à des esquisses. En feuilletant rapidement l'ouvrage, le lecteur constate également que Kubert a opté pour des pavés de texte assez écrit, accolés à quelques images, 2 ou 3 par pages. C'est à dire qu'il ne s'agit pas d'une bande dessinée traditionnelle, avec des séquences d'action décomposées en cases. Enfin en lisant quelques pages, le lecteur constate que Kubert a choisi une approche un peu romancée, un peu éloignée des simples faits. Et pourtant… Et pourtant le lecteur commence calmement l'histoire, sa curiosité éveillée. Il découvre la situation de Yossel dans les égouts, et son don pour le dessin. Puis il passe à ses souvenirs à Yzeran, ce qui maintient la curiosité du lecteur. Malgré ce texte un peu romancé, l'intérêt subsiste : il comprend une part d'ingénuité, tout à fait légitime dans la mesure où l'histoire est racontée par un jeune adolescent. C'est cette même ingénuité qui rend l'histoire supportable car l'espoir subsiste. C'est toujours cette même ingénuité qui fait accepter le concept que les illustrations sont celles qui auraient pu être celles réalisées par Yossel lui-même. Or Kubert s'avère assez adroit pour que le texte et les images soient en phase et rendent plausibles l'existence de Yossel, et la véracité de ses souvenirs. Tout d'un coup, le lecteur est dans la peau de Yossel, et là l'indifférence n'est plus possible parce que lorsqu'un officier allemand déclare au père de Yossel qu'il n'y a pas lieu d'être inquiet et que c'est pour leur propre bien, le lecteur sait ce que dissimulent ces propos. En outre l'apparence un peu lâche des dessins permet au lecteur de projeter cette anticipation de ce qui va arriver, dans la mesure où ils ne figent pas les individus et la situation comme le feraient une photographie. Imperceptiblement, la situation de Yossel devient celle du lecteur. La même alchimie opère lors du récit du Sonderkommando qui a réussit à s'échapper du camp de concentration. Par ces caractéristiques, Yossel 19 Avril 1943 constitue déjà l'équivalent d'un bon roman capable de vous transporter dans l'environnement et la situation du personnage principal, sans que Kubert ne se repose sur des scènes chocs ou la description d'horreur pour provoquer la pitié. Mais petit à petit, cette histoire agit à plusieurs autres niveaux. Pour commencer, le point de départ et le don de Yossel en font le double de fiction de Joe Kubert. Au travers de son personnage, Kubert évoque ce don qui est celui de dessiner, et d'une manière plus générale, le don de créer. Il n'expose pas ses convictions religieuses, par contre il devient évident qu'il expose sa conviction que le don de créer constitue quelque chose de merveilleux dont tout le monde ne dispose pas et qu'il s'estime très heureux de l'avoir. Ce thème revient à plusieurs reprises dans le récit. La mise en abyme que constitue Kubert en train de raconter l'histoire au travers des images dessinées par Yossel signifie qu'au travers du personnage, c'est bien Kubert qui livre son point de vue sur ces faits historiques. S'il apparaît rapidement que Kubert s'est documenté de manière à ne pas raconter de bêtise, le récit ne se transforme pas en leçon d'Histoire, il reste un récit romanesque historiquement plausible, sans être superficiel. le travail de recherche de Kubert se remarque par l'absence d'incohérence historique, et par certains dessins qui rappellent des photographies d'époque. le point de vue de Kubert apparaît dans les jugements de valeur de Yossel et du rescapé du camp de concentration. le lecteur a la surprise de découvrir un point de vue pragmatique, avec une approche psychologique dénuée d'infantilisme. Il n'y a pas de sentiments exaltés, ou de noblesse d'âme trop pure pour être réaliste. Il y a bien une motivation de survie un peu simpliste, mais dans les rationalisations du survivant le lecteur ressent les horreurs vues et commises et une forme honnête d'expression de la volonté de vivre. À nouveau, en ne s'appesantissant pas sur les détails, les dessins transcrivent les caractéristiques principales de chaque situation avec une intensité encore plus vive. À nouveau, les descriptions donnent envie de vérifier par soi même la réalité historique de ce qui est décrit pour se faire une idée par soi-même. Alors que la nature du projet et les travaux passés de l'auteur pouvaient faire craindre une histoire simpliste et jouant sur la pitié, Joe Kubert réalise une histoire très personnelle, intelligente, adulte et débarrassée de tout manichéisme. Grâce au commentaire de Bruce Tringale (un grand merci), j'ai pu dépasser mes a priori négatifs pour découvrir un auteur intelligent mariant le fond et la forme pour un résultat qui accomplit son devoir de mémoire, qui emmène le lecteur dans des zones inconfortables, et qui l'oblige à penser par lui-même. Indispensable.
La Carte et le Territoire
On avait affaire à un graphe élémentaire et minimal, non ramifié… - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, il s’agit d’une adaptation du roman de 2010 portant le même titre de Michel Houellebecq, et ayant obtenu le prix Goncourt la même année. Cette adaptation a été réalisée par l’écrivain et par Louis Paillard pour les dessins et les couleurs. Sa parution date de 2022. L’ouvrage se présente dans un format à l’italienne, avec une reliure en partie supérieure et non sur le côté. Il compte cent-cinquante pages de bande dessinée, certaines pages en couleur, d’autres en noir & blanc. Jeff Koons venait de se lever de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d’enthousiasme. Assis en face de lui sur un canapé de cuir blanc pareillement recouvert de soieries, un peu tassé sur lui-même, Damien Hirst semblait sur le point d’émettre une objection ; son visage était rougeaud, morose. Tous deux étaient vêtus d’un costume noir – celui de Koons à fines rayures -, d’une chemise blanche et d’une cravate noire. Entre les deux hommes, sur la table basse, était posée une corbeille de fruits confits à laquelle ni l’autre ne prêtait aucune attention ; Hirst buvait une Budweiser Light. La décoration de la chambre s’inspirait d’une publication de luxe allemande, de l’hôtel Emirates d’Abu Dhabi. Hirst était au fond facile à saisir ; on pouvait le faire brutal, cynique, genre : Je chie sur vous du haut de mon fric ; on pouvait aussi le faire Artiste révolté (mais quand même riche) poursuivant un travail angoissé sur la mort ; il y avait enfin dans son visage quelque chose de sanguin et de lourd, typiquement anglais, qui le rapprochait d’un fan de base d’Arsenal. En somme, il y avait différents aspects, mais que l’on pouvait combiner dans le portrait cohérent, représentable, d’un artiste britannique typique de sa génération. Alors que Koons semblait porter en lui quelque chose de double, comme une contradiction insurmontable entre la rouerie ordinaire du technico-commercial et l’exaltation de l’ascète. Jed Martin est en train de peindre ce tableau : il se dit que le front de Koons est trop luisant, il y a décidément un problème avec lui. Cela faisait déjà trois semaines que Jed retouchait l’expression de Koons : c’était aussi difficile que de peindre un pornographe mormon. Aucune des photographiques de Jed ne parvenait à exprimer quoi que ce soit de la personnalité de Koons, à dépasser cette apparence de vendeur de décapotables Chevrolet qu’il avait choisi d’arborer face au monde. C’était véritablement exaspérant en somme. Pourtant il avait des photographies de Koons seul, en compagnie de Roman Abramovitch, Madonna, Bono, Barack Obama, Warren Buffet, Bill Gates. Depuis longtemps d’ailleurs les photographes exaspéraient Jed, en particulier les Grands Photographes avec leur prétention de révéler dans leurs clichés LA Vérité de leurs modèles ; ils ne révélaient rien du tout. Ils se contentaient de se placer devant vous et de déclencher le moteur de leur appareil pour prendre des centaines de clichés au petit bonheur en poussant des gloussements… Une entreprise un peu surprenante : tenter d’adapter un auteur comme celui-ci en bande dessinée, et en plus Michel Houellebecq y participe, avec de surcroît un bédéiste débutant. Un peu plus de quatre cents pages de roman en cent-cinquante pages de bande dessinée. Pour commencer, le format de l’ouvrage entraîne une maniabilité malaisée : la reliure sur le dessus et pas sur le côté, ainsi que ses dimensions 24,7 par 34,7cm, ce qui induit que le lecteur recherche la bonne manière de le tenir pour conserver un plaisir de lecture. Ensuite, les premières pages déconcertent : les images ne forment pas une narration visuelle du point de vue séquentiel, elles semblent plus s’apparenter à des illustrations explicitant une partie de ce que dit le texte. Par exemple : montrer le tableau en cours réalisation réunissant Jeff Koons et Damian Hirst, montrer Jed le pinceau à la main essayant de capturer la bonne expression sur le visage de Koons, le même Koons se tenant debout devant une belle voiture dans une illustration en pleine page, un éclaté technique du chauffe-eau de l’appartement de Jed. Le tableau avec Koons & Hirst est en couleur, mais la case suivante est en noir & blanc avec un effet de trame mécanographiée surimposée, puis la suivante est en noir & blanc, avec des pastilles de couleur par-dessus. L’illustration avec la voiture est en couleurs, celle des entrailles du chauffe-eau également. La mise en page correspond à des cases avec un dessin dedans, et le texte à l’extérieur des bordures de la case, en dessous ou à gauche, avec à de rares occasions un cartouche dans la case. En pages neuf et dix, ce sont des cases rondes, avec du texte à l’extérieur qui s’inscrit également dans une forme ronde. Surprise, en page vingt-sept, c’est deux bandes de cases avec des phylactères à l’intérieur. Le lecteur s’adapte lentement à ces mises en forme qui relèvent plus du texte illustré que de la bande dessinée, et il découvre la vie de Jed Martin jeune artiste, cherchant le mode d’expression qui lui convient, très inquiet de l’état de son chauffe-eau, rendant de temps à autre visite à son père en banlieue au Raincy, évoquant sa jeunesse, parlant de sa mère, trouvant son inspiration dans les cartes Michelin. Le lecteur ne se prend pas vraiment d’amitié pour Jed Martin, il éprouve plutôt de la compassion pour un être humain, reconnaissant ses propres inquiétudes, ses propres insatisfactions dans ce jeune homme. Il se prend de curiosité pour sa trajectoire artistique, sa façon d’exprimer sa créativité : une forme d’exotisme dans cette carrière atypique et dans sa réussite, les milieux qu’il fréquente, le texte du catalogue de l’exposition pour la rétrospective Jed Martin, les années 2000, au Centre Pompidou (pages 41 & 42). La narration de Michel Houellebecq induit une forme de résignation chez le personnage, plus qu’une acceptation des choses de la vie, un fatalisme latent que rien ne peut être parfait et que les moments intéressants sont difficilement conquis. Mais la vie continue, le succès arrive, et avec lui l’aisance financière, un contentement matériel, sans oublier la rencontre avec Michel Houellebecq. De la même manière que Jed Martin se fait à peu près à sa vie (une existence à laquelle il n’a jamais totalement adhéré, comme il le dira à la fin de ses jours), le lecteur se fait à la narration visuelle à la frontière de l’illustration de textes et de la bande dessinée. Il se rend compte que le bédéiste n’a pas la tâche facile : contraint par le fil que constitue le roman avec son écriture littéraire. Que peut-il ajouter à cela ? D’une manière évidente, il prend à sa charge les descriptions : les lieux pour commencer, de l’appartement de Jed à la gentilhommière de Houellebecq en Irlande, en passant par les sites accueillant les expositions de l’artiste. Puis les personnages, leur tenue vestimentaire, leurs expressions, leurs gestes. De manière moins évidente, ses dessins donnent à voir les personnalités et parfois les marques qui sont explicitement citées dans le texte : aussi bien un portrait de Philippe de Champaigne (1602-1674, peintre et graveur) ou de Frédéric Beigbeder, qu’un facsimilé du guide Michelin, ou des vues de face, de profil et en élévation du modèle Veyron 16.4 de la marque Bugatti. Ensuite les dessins s’avèrent assez agréables : ils s’inscrivent dans un registre descriptif avec un niveau élevé de détails, une certaine fluctuation dans le rendu allant de traits de contours évoquant la ligne claire, à des traits de contours plus appuyés et moins nets pour une bande dessinée plus sombre. De temps à autre, le lecteur se dit qu’une case ou une page suscite en lui des réminiscences d’un autre artiste, sans bien réussir à le situer. Le déclic se produit en page 61 avec le lettrage : c’est celui des albums de Tintin, ou peut-être de Blake & Mortimer. D’ailleurs, Houellebecq en train de gesticuler en bas de la page soixante-deux évoque une posture d’un personnage dans un album de Tintin. S’il nourrit encore des doutes quant à cette potentielle ressemblance, le lecteur se trouve conforté dans cette idée quand il se rappelle que pages trente-neuf et quarante il avait relevé une signature dans une case et la mention de King Features Syndicate dans une gouttière : John Prentice (1920-1999), dessinateur de Rip Kirby (1956-1999, créé en 1946) après Alex Raymond (1909-1956). Il ne peut pas non plus rater les couvertures de Tales from the Crypt et Crime SuspenStories en pages cent-trois, ou encore le bas de page à La Barbarella de Jean-Claude Forest (1930-1998) en page cent-quarante-quatre, les machineries à la Jack Kirby (1917-1994) dans la page suivante, et celle à la Jim Steranko (1938-) dans la page d’après. Une fois qu’il s’y est adapté, le lecteur prend conscience de tout ce qu’apporte la narration visuelle et qu’elle fait bien plus que donner à voir ce que dit le texte. Il se rend également compte de la densité de l’œuvre. Il y a bien une intrigue, ou au moins un fil directeur qui est la vie de Jed Martin, jusqu’à sa mort, ce qui conduit à une touche légère d’anticipation à la fin. Le personnage principal va rencontrer Michel Houellebecq qui se met donc en scène dans une autofiction, pas très tendre avec lui-même, jusqu’à son décès. Sa présence développe une mise en abîme avec Jed, comme si Houellebecq faisait office de mentor, ou comme s’il naissait un jeu de miroir entre un jeune créateur et un créateur confirmé. Voire, dans la troisième et dernière partie, le lecteur en vient à se demander si Jed Martin n’est pas un autre avatar de Houellebecq qui aurait choisi un autre domaine de création. De plus, le personnage partage au lecteur ses remarques ses interrogations sur tout et sur rien, en tout cas sur ce qui retient son attention sur le moment. Et Houellebecq lui-même (le personnage) n’est pas avare en avis divers et variés. Cela peut aussi bien aller de réflexions sur la rareté des produits parfaits (il n’en a rencontré que trois au cours de sa vie : les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable-imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend), à un village désert après la nuit tombée (Les aliens pourraient pénétrer dans les rues, tranquilles et restaurées, de la bourgade, et se réjouir de sa beauté mesurée. S’il s’agissait d’aliens dotés d’une sensibilité esthétique même rudimentaire, ils comprendraient rapidement la nécessité d’un entretien, et procéderaient aux restaurations nécessaires ; c’était une hypothèse rassurante et vraisemblable.), en passant par une plainte contre une société d’euthanasie (car la quantité de cendres et d’ossements humains qu’ils déversaient dans les eaux du lac était selon eux excessive, et avaient l’inconvénient de favoriser une espèce de carpe chinoise, au détriment de l’omble chevalier). Il se produit une autre forme de mise en abîme du fait que les auteurs racontent le parcours professionnel d’un créateur, ce qu’ils sont eux aussi, et que le personnage s’interroge sur la notion d’art, en évoquant de nombreux artistes, certains dans des domaines traditionnels avec une notoriété datant de plusieurs siècles, d’autres contemporains dans le domaine de l’audiovisuel, comme Jean-Pierre Pernault ou Julien Lepers. Les auteurs ne font pas de distinction entre art noble et artisan populaire, ils n’établissent aucune hiérarchie entre les œuvres d’un artiste comme William Morris (1834-1896) ou des comics. Les horizons du lecteur se troublent d’autant plus que l’autofiction s’accompagne de la mise en scène de personnalités à commencer par Frédéric Beigbeder, mais aussi l’éditrice Teresa Cremisi, et d’autres encore. Le brouillage des frontières s’en trouve ainsi encore plus accentué. Parti avec des tonnes d’a priori, le lecteur ressort de cette bande dessinée en ayant réalisé un voyage très riche, unique en son genre. Il a fini par découvrir une narration visuelle bien plus sophistiquée et cultivée que ce qu’il croyait, et une histoire débordant de remarques anodines sur la vie de tous les jours témoignant d’un regard critique et profond, racontant la vie d’un artiste à l’œuvre originale, mise en regard d’artistes célèbres et de créateurs inattendus dans ce contexte. Il a assisté à une vie de l’intérieur, en pleine empathie pour un individu à l’altérité évidente, et à l’humanité qu’il partage avec lui. Il comprend bien qu’on puisse préférer la carte au territoire, pour déformer la phrase d’Alfred Korzybski (1879-1950).
L'Éveil (Delcourt)
Brad Pitt, quand il est là, il n'a pas l'air de s'excuser. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa première publication date de 2020. Vincent Zabus en a écrit le scénario, Thomas Campi en a réalisé les dessins et la mise en couleurs. Ces deux auteurs avaient déjà collaboré auparavant, par exemple pour Magritte : Ceci n'est pas une biographie (2016) et ont à nouveau collaboré ensemble par la suite pour Autopsie d'un imposteur (2021). Ce tome se termine avec un cahier graphique de cinq pages, et une postface d'une page, écrite par Paul Hermant, investi en permanence dans la vie citoyenne et culturelle belge, un des concepteurs et animateurs de la Quincaillerie dont parle cet album. Dans une rue de Bruxelles, Arthur se promène en se parlant à lui-même. Il s'exhorte à se calmer. Il sait bien que ce n'est rien, mais il ne s'empêcher de s'angoisser : il se gâche la vie tout seul. Il fait l'effort conscient de se concentrer sur sa respiration, en se répétant qu'il n'a rien Il se tourne vers le lecteur et se présente : il s'appelle Arthur, et la scène se passe fin 2016 à Bruxelles. C'est ici que son histoire débute, un peu mal d'ailleurs parce qu'il a une étrange sensation dans les mains, comme un étrange picotement. Ça l'inquiète. Exactement le type de situation où son cerveau s'emballe et se focalise sur un scénario catastrophe, un symptôme insignifiant qui cache un truc gravissime. Là, c'est dans les mains. Dans la devanture d'un magasin, un poste de télé, avec le son à un volume élevé, diffuse les informations : si Clinton reste favorite des sondages, Trump pourrait créer la surprise. Même si une Amérique dirigée par Donal Trump paraît totalement inimaginable… Arthur continue : dans quelques minutes, un événement va radicalement changer sa vie, mais, ça, il l'ignore encore. Ça a un lien avec l'ombre de dinosaure projetée sur le mur derrière lui. Arthur est enfin rentré dans son appartement où il peut commencer à se détendre : il stresse pour rien comme à chaque fois. Il continue d'expliquer au bénéfice du lecteur ; sur l'écran de sa télé, c'est Vertigo d'Alfred Hitchcock. Il l'a mis sur pause, juste avant son moment préféré, quand James Stewart habille et coiffe Kim Novak de manière à la rendre semblable à la femme qu'il aimait. Il regarde beaucoup de films pour se distraire de ses angoisses. D'aussi loin qu'il se souvienne, il a toujours été inquiet pour sa santé. Une version enfant de lui-même entre dans le salon en s'excusant, mais il a mal là, juste au cœur, et puis il voit moins bien d'un œil. Arthur adulte le rassure : vingt ans plus tard ils sont toujours là, bien vivants. Vivant, mais inquiet. Il remarque que son ordinateur est allumé : il ne peut pas résister à la tentation de chercher sur internet à quoi peuvent correspondre ses symptômes. Après avoir lu, il se demande pourquoi il a fait ça : son médecin lui avant bien dit de ne jamais aller sur internet. Il finit par décider de sortir pour marcher et se calmer. Une grosse branche d'arbre manque de lui tomber dessus. Il s'assoit par terre pour se remettre de ses émotions, et Sandrine, une jeune femme, l'aborde pour s'assurer que tout va bien, et lui demande de la suivre. Une ouverture originale avec cette ombre de tyrannosaure ou de Godzilla dans le ciel de la première case, un personnage qui se présente en s'adressant directement au lecteur, un récit avec un marqueur temporel très précis (la première campagne électorale de Donald J. Trump), une version enfant d'Arthur qui vient s'adresser à lui, ses mains qui se détachent de son corps pour tomber par terre, la rencontre providentielle avec une belle jeune femme, un récit entre conte et tranche de vie. le lecteur n'en est que plus intrigué s'il a lu les huit courtes lignes du texte de la quatrième de couverture, ou la postface sur la réouverture d'une quincaillerie ixelloise, lieu de rassemblement éphémère associatif et militant bruxellois, pendant quelques mois d'existence, entre les négociations sur la dette grecque et les élections espagnoles, en passant par la COP 21 de Paris, un lieu d'ouverture aux débats agitant l'Europe. La narration visuelle génère un fort capital de sympathie avec des traits de contour fins et précis sans être stricts ou durs, et une mise en couleurs avec des nuances douces apportant de nombreux détails et une forte consistance à chaque élément visuel. Le lecteur se rend vite compte que cette bande dessinée se lit toute seule : les dialogues ressortent comme naturels et justes, agréables sans êtres mièvres, intéressants avec un équilibre rare entre émotion et information. La narration visuelle révèle exactement les mêmes qualités, comme si scénario et dessins étaient l’œuvre d'un auteur complet. le lecteur se retrouve vite à mi-parcours, sans l'impression d'avoir dévoré chaque planche en oubliant de les savourer, ou d'avoir couru un marathon ayant nécessité un effort intellectuel ardu. Il a fait connaissance avec Arthur, jeune homme sympathique et sans prétention, mal dans sa peau à cause d'une hypocondrie caractérisée, sans être asocial ou aigri pour autant. Les dessins mettent en scène individu normal, un peu timoré, ce qui se voit dans ses gestes parfois mal assurés, ses expressions de visage douces et un peu timides, précautionneuses, sa façon à lui de s'étonner quand il ose quelque chose qu'il estime être risqué et qu'il n'a jamais fait. Une audace toute relative, une confiance en soi mise à rude épreuve quand il doit mentir effrontément à un policier en uniforme, Arthur ayant pleine conscience de sa situation illégale. Par comparaison, Sandrine, la jeune femme qui l'aborde, apparaît plus fantasque, plus prompte à agir sous l'impulsion d'une émotion, avec des gestes plus vifs et plus assurées, et mimiques enjouées ou mutines selon les circonstances. Le lecteur se retrouve vite dépaysé par la narration visuelle, alors que toute l'histoire se situe dans un unique quartier de Bruxelles. Il y a évidemment des scènes d'extérieur et d'autres d'intérieur. Les premières permettent de se balader à pied en regardant les façades, l'urbanisme du quartier, mais aussi un arbre sur une placette, d'autres rues aux trottoirs plantés, un pont dont une culée a été comme griffée par un monstre géant, un jardin public, la façade du parlement fédéral De Belgique. Il suit Arthur dans son appartement avec son aménagement, dans la Quincaillerie nouvellement réouverte avec ses meubles aux innombrables tiroirs, dans un café de quartier, dans l'appartement de Sandrine à la décoration beaucoup plus sage que prévue, et, de manière plus inattendue, dans une chambre d'hôpital. L'artiste sait doser avec justesse le nombre d'éléments visuels et le niveau de détails dans lequel ils sont représentés, ainsi que l'ambiance lumineuse qu'il établit avec des palettes de couleurs adaptées à chaque scène. Arthur fait donc la connaissance de Sandrine, une activiste qui l'entraîne dans son sillage, l'obligeant à s'aventurer loin de sa zone de confort, mais en fait de sa zone d'inconfort d'hypocondriaque. Pour autant, le lecteur ne plonge pas dans un ouvrage avec un message à marteler, ni un pamphlet. Il n'est même pas question de théorie du complot. L'objectif de Sandrine relève d'une nature différente. Elle commence par faire remarquer à Arthur qu'il vit dans une illusion : on ne maîtrise jamais rien, le plus simple est de l'accepter tout de suite, parce que le combat est inutile. Son objectif est de réveiller les consciences. En amenant les gens à se poser des questions. C'est là qu'intervient l'ombre du dinosaure ou du kaiju apparaissant dans le ciel de la première case. En fonction de ses convictions, le lecteur peut apprécier de ne pas être soumis à l'exposé d'une doctrine, ou trouver que dénoncer ne suffit pas. Pour autant, il ne ressort pas frustré de sa lecture. Il referme l'ouvrage fort ému par le devenir des deux personnages principaux, et complètement convaincu par la nécessité de faire preuve d'un esprit critique. Il se dit qu'en fait les auteurs ont pris sciemment le parti de ne pas proposer d'alternative à l'état et au fonctionnement du monde tel qu'il est, s'en tenant à la volonté de montrer qu'il est possible de ne pas se conformer à la pensée dominante, de faire valoir ses valeurs, d'agir en cohérence avec elles, de trouver, d'intégrer et de participer à un effort collectif d'un groupe qui pense différemment, qui ne se résigne pas à l'hypocrisie généralisée des discours officiels. L'éveil : un terme qui peut sembler bien opportuniste en 2020 pour surfer sur un courant de pensée dit Woke. S'il n'a pas d'a priori de ce type, le lecteur fait connaissance avec un jeune homme timoré, bien sympathique dans ses inquiétudes, un peu agaçant dans ses hésitations apeurées, et avec une jeune femme qui semble un peu délurée. Les deux créateurs s'avèrent des conteurs d'une épatants par leur discrétion et l'évidence des dialogues et de la narration savoureuse sans être exubérante. Il découvre la communauté très lâche qui s'est formée autour de la réouverture d'un bâtiment ayant abrité une quincaillerie à l'ancienne, dans un local à la forte personnalité, tout en s'interrogeant sur les traces du passage d'un monstre géant qui laisse son empreinte sur la ville. Il se laisse surprendre par une activité inattendue d'Arthur, et par la manière dont sa maladresse apporte une forme de réconfort à une malade. Il ressort ragaillardie de sa lecture, non pas avec des étoiles dans les yeux et la promesse de jours meilleurs, mais avec la conviction qu'il peut agir dans ce monde, et contribuer à l'améliorer.
La Machine à influencer
L'information objective ? - Il s'agit d'un essai sur le journalisme et les informations en un tome, en bandes dessinées, récit indépendant de tout autre, paru initialement en 2011. le scénario est de Brooke Gladstone (une journaliste américaine animant une émission de radio régulière), et les illustrations de Josh Neufeld. L'ouvrage se compose de 15 chapitres, précédés d'une introduction d'une vingtaine de pages dans laquelle l'auteure se présente, explique la soif d'objectivité et précise le sens du titre. Ce dernier point permet d'introduire la notion qui donne son titre à l'ouvrage : la croyance qu'il existe une force extérieure capable d'influencer l'individu au point de lui dicter sa conduite (par exemple les médias). Puis Brooke Gladstone introduit quelques éléments historiques en partant de la civilisation maya, en passant par la diffusion des décisions du sénat romain par Jules César pour unifier l'empire, jusqu'à l'invention de l'imprimerie. À partir de là, elle aborde la question de la liberté de la presse, essentiellement au travers des l'histoire des États-Unis avec un développement conséquent sur les différents revirements au vingtième siècle. Elle passe ensuite à un profil du journaliste, à une analyse de son métier, et des collusions, des conflits d'intérêt. Au fil des pages, elle contraste la notion d'information objective, avec les convictions personnelles des journalistes, les intérêts des groupes de presse, la perception d'une information par le lecteur ou l'auditeur, la crédibilité qu'il lui accorde, et pour terminer les conséquences des nouvelles technologies de l'information. Dans l'introduction, Brooke Gladstone indique clairement qui elle est, son parcours professionnel et son intérêt dans les médias. La dernière page de l'introduction propose une vision très éclairante de la fonction de journaliste (une citation de 1922 de Walter Lippman), ainsi que le rappel d'un aphorisme cher à un journaliste de fiction (With great powers, comme great responsability, Peter Parker, alias Spider-Man). Son essai se décompose en 16 chapitres clairement identifiés. Les dessins de Josh Neufeld sont uniquement là pour illustrer de manière fonctionnelle les développements, sans effet de style. Il effectue son travail dans un style réaliste, un peu simplifié. Dans les deux tiers des pages, Brooke Gladstone est dessinée comme si elle donnait une conférence pour apporter un personnage vivant dans ces pages, désignant des représentations historiques, des graphiques, des journalistes célèbres et leurs citations. de page en page, il est possible d'apprécier la capacité de Neufeld à trouver les caractéristiques graphiques qui évoqueront avec conviction telle figure historique, ou telle époque. du fait de la nature de l'ouvrage, il est souvent amené à représenter le buste d'individus en train de parler, qu'il s'agisse d'un dialogue entre hommes politiques, de facsimilé de journal télévisé, ou de Gladstone elle-même en train d'énoncer une idée, ou d'effectuer une transition entre deux idées. De part la fonction attribuée aux dessins, il est possible de ne voir en Neufeld, qu'un simple exécutant dessinant servilement des images qui ne forment une bande dessinée parce qu'elles sont juxtaposées et qu'il existe un lien temporel ou logique entre elles. Néanmoins, en y prêtant attention, le lecteur constate qu'il a trouvé des solutions graphiques pour représenter des concepts qui n'ont rien de visuel. Bien que Gladstone ait tendance à souvent répéter dans ces cellules de texte des informations qui sont déjà représentées visuellement, il est indéniable que Neufeld réussit à rendre la narration plus fluide, à représenter le stéréotype évoqué dans l'analyse, et à trouver quelques images saisissantes, telles les âmes des journalistes errant dans le Purgatoire décrit par Dante. L'usage de la couleur est limité à l'emploi d'une seule teinte bleu-vert assez pâle. Au fil de la lecture, le choix de la bande dessinée s'impose comme une solution logique. Elle permet à l'auteure d'évoquer tous les individus réels de manière visuelle, sans avoir à gérer un stock de photographies, de reproduction de tableaux historiques, ou d'instantanés extraits d'émissions de télévision (et les questions de propriété intellectuelle qui vont avec). Pour un lecteur n'étant pas journaliste, cette forme est également beaucoup plus attractive qu'un essai d'une pagination équivalente. La narration de Brooke Gladstone alterne citations piquantes, faits historiques et arguments pour développer sa thèse. Il est probable que la majeure partie des points développés semblera classique pour un journaliste, il est sûr que pour un néophyte la réflexion de Gladstone ne se contente pas d'enfiler les idées superficielles et prédigérées. La lecture de cet essai est plutôt facile et même distrayante de part sa forme (bande dessinée) et la verve de Gladstone qui entrelace ses interventions avec des points d'humour qui font mouche. de manière tout à fait logique, après une brève évocation historique qui passe par l'Europe, son propos se cantonne aux États-Unis. Dans la mesure où elle prend soin de contextualiser chacune de ses idées, cet aspect n'a pas d'incidence sur la validité de sa thèse. Tout au plus le lecteur pourra ne pas reconnaître certains journalistes dont la notoriété est cantonné à ce pays. Par rapport à une sensibilité européenne, il est également possible que Gladstone accorde plus de valeur à la notion de vérité absolue et objective qu'un européen. Il est d'ailleurs étonnant qu'elle ne parle pas d'Hunter Thompson et de son concept de journalisme subjectif. Pour le reste, son propos met habilement en évidence l'absence d'absolu au fil des siècles (pas de liberté de la presse assurée), l'incidence de la subjectivité du journaliste, et de la subjectivité du consommateur d'informations (avec des études universitaires aussi pointues que pragmatiques et édifiantes), les conséquences économiques du modèle capitaliste sur la vente d'informations (quel que soit le support), les diverses formes d'utilisation des canaux d'information pour un intérêt, et l'absence de complot mondial de maîtrise de l'information. Elle met également en évidence l'incidence des avancées technologiques sur le métier de journaliste et sur la nature de l'information, sur la demande et l'attente des lecteurs. Ce dernier point décortique le phénomène de chambre d'écho généré par les tribus se développant par internet, et le changement même de mode de lecture (préférence de lecture d'articles brefs et concis, à des lectures plus longues et plus ardues, une analyse sous l'angle de la lecture superficielle opposée à la lecture en profondeur). Alors que le lecteur peut s'interroger sur la pertinence d'un essai sur le journalisme sous la forme d'une bande dessinée, la lecture de La machine à influencer permet de découvrir deux auteurs qui ont utilisé au mieux les capacités de ce média pour réaliser un essai plutôt vivant, bien documenté, et très intéressant.