Il va être difficile pour moi de rester un minimum rationnel et objectif dans mon propos tant j'ai vraiment adoré cette BD !
Globalement, je trouve que ce que fait Emmanuel Lepage est toujours, ou presque, de qualité. Il nous a habitué depuis quelques temps déjà à faire des sortes de reportages / documentaires / carnets de voyage (ou tout cela à la fois) dans ses précédentes productions, on pense à Voyage aux îles de la Désolation, et surtout à Un printemps à Tchernobyl (je dois avouer ne pas avoir encore lu 'La lune est blanche', ni Ar-Men ), mais là, c'est autre chose, on est bien au-delà de ça. Un vrai scénar, pour une vraie BD !
Sur un plan graphique, on retrouve toujours ce superbe travail, ce dessin, en particulier de bateaux et de la mer qui accompagne (ou donne naissance ?) au souffle épique qui traverse tout l'ouvrage.
Sur le fond, c'est fin, c'est intelligent, c'est bien senti, le lecteur plonge dans cette histoire avec plaisir, délectation, et soif de connaissances. Un vrai beau voyage dans, et devant, la BD en somme !
Si vous lisez ce petit avis en vous demandant si la BD vaut le coup d'être achetée, franchement, n'hésitez pas un seul instant, c'est beau et atypique, il serait plus qu'étonnant que cela vous laisse indifférent(e).
Peut-être dans mon top 10, ou top 15, tous styles confondus. C'est dire.... !
Bref, ne tournons pas autour du pot : chef-d'oeuvre !
La haine se répand comme la peste, mais elle attaque l’âme, pas le corps.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s’inscrit dans un cycle thématique des auteurs, commencé avec Vincent - Un saint au temps des mousquetaires (2016). Sa première publication date de 2019. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins et les couleurs, avec un lettrage réalisé par Joëlle François. Il s’ouvre avec une introduction d’une page, écrite par le scénariste dans laquelle il évoque la réputation de Charles de Foucault, ainsi que la tentation qui fut la sienne dans le désert algérien. Il conclut avec ces phrases : Car l’autre, le frère d’en face, n’est qu’un enrichissement de notre moi. Il dédie ensuite cet ouvrage à ses amis musulmans, à ses amis juifs. Il y a une table où il partagera le pain et le vin avec eux. Vœu pieu ? Ainsi vont ses croyances, en tout cas.
I. Temps des extravagances. En France, dans la petite commune de Pont-à-Mousson, en 1880. La fête bat son plein, avec un bal organisé par l'école spéciale militaire de Saint-Cyr. Philippe Pétain demande à trois officiers s’ils savent où se trouve Charles, car il le cherche depuis une demi-heure. L’un d’eux répond qu’il est entré à l’intérieur, avec la petite Joséphine Gillain. Pétain se dit qu’il ne devrait pas le déranger, mais le Dom Pérignon manque, à rendre la situation intenable. Dans le grand salon, la jeune femme demande à Charles pour quelle raison, il ne veut pas d’elle. Elle l’aime, que doit-elle faire pour l’en convaincre ? Il lui répond qu’il ne connaît pas personne plus adorable, plus exquise qu’elle, mais il ne pourrait que la décevoir. Là où elle ne met que de la vie, de la gaieté, de la beauté, lui ne ressent que de la lassitude. Il se sent vide, sans consistance, comme ces épouvantails qui grincent au vent. Les convenances n’encombrent guère la vie qu’il mène, et il lui arrive parfois de le regretter.
Charles de Foucauld décide de partir de la fête et il enlève sa veste. Le régisseur le prend pour un assistant de cuisine et le charge de tâches de manutention. Il s’en acquitte, puis décide de suivre une jeune chanteuse juive dont le régisseur vient de refuser l’offre de service. II. Vipère à cornes. Dans le désert proche de Tamanrasset en Algérie, en 1916. Un groupe de bédouins montant des dromadaires s’arrêtent en découvrant un homme couché sur le sol, le visage tourné vers le sable. L’un d’eux descend de sa monture en dégainant son épée. Il tranche en deux la vipère à cornes qui vient de mordre Charles de Foucauld. Kaocen, de la tribu des Ikaskazen, demande à Saïd, de ramener le marabout au fortin. Le soir, Saïd a brûlé la plaie au fer rouge, mais le blessé ne réagit pas. Kaocen lui ordonne de lui brûler la plante des pieds : il réagira. Effectivement, Charles pousse un cri de douleur. Kaocen ordonne qu’on lui apporte du lait de chèvre, même si un de ses hommes lui répond qu’il ne comprend pas pour quelle raison sauver cet homme, vu que c’est un Français. Pendant plusieurs jours, la vie de Charles de Foucauld, le marabout, ne tient qu’à un fil.
Avec Vincent de Paul (1581-1660), les auteurs mettaient en scène un homme pieux dans une enquête qui lui faisait rencontrer des individus de tout horizon social, et le montrait pratiquer sa Foi au quotidien. Avec ce deuxième tome consacré à un saint homme, ils s’aventurent un peu plus loin en mettant en scène la tentation dans le désert, celle de l’orgueil. Dans l’introduction, le scénariste prévient que l’ouvrage ne constitue ni une biographie, ni une hagiographie de Charles de Foucauld (1858-1916), mais quelques moments de la vie d’un homme, pas d’un saint, la marche vers la lumière, le dépouillement. Il précise également qu’il y a eu plusieurs Foucauld, comme il y a eu plusieurs Philippe Pétain, et que le premier est parvenu à dépasser certains stéréotypes colonialistes de son époque, pour devenir un défricheur, un frère universel. Après s’être ainsi justifié, il commence son récit en rappelant ce lien entre Foucauld et Pétain, avec la scène introductive en 1880 : voici d’où vient le religieux, il fut un officier de cavalerie de l'armée française, il est sorti de Saint Cyr. C’est un homme de son époque. Après cette scène de six pages, le récit passe en 1916, pour les derniers jours de la vie de Charles de Foucauld, et sa tentation dans le désert.
Comme pour le premier tome, la narration visuelle appartient au registre descriptif et réaliste. Pour la scène introductive, Martin Jamar nage dans son élément : une reconstitution historique dans avec uniformes, belles toilettes de soirée pour les dames, un magnifique bâtiment, etc. C’est un vrai plaisir pour le lecteur de pouvoir ainsi se projeter dans ces lieux, de suivre Pétain passer du bal en extérieur à l’atmosphère plus feutrée à l’intérieur, de prendre le temps de regarder la multitude de détails : les violons, les boutons d’uniforme, les décorations florales, le modèle des verres en cristal, les cageots de légumes, les plans de travail en cuisine, etc. Puis vient le temps du désert, des bédouins, de fort Motylinski, situé à Taghaouhaout, à cinquante kilomètres environ à l'est de Tamanrasset. En fin de tome, l’artiste remercie deux membres de sa famille pour leurs photographies d’Algérie qui l’ont aidé plus qu’ils ne le pensent. Beaucoup de sable à perte de vue, de ciel bleu et quelques dunes, mais pas seulement. Le dessinateur se montre tout autant investi dans la représentation des costumes, des harnachements des dromadaires et des selles avec leur tapis, des armes et bien sûr des sandales. Il représente avec le même souci du détail authentique les constructions et le fort Motylinski, ou encore la tente de la Damassine et le festin qui s’y déroule. Le lecteur sait qu’il regarde des visuels fiables sur le plan historique. Il observe des êtres humains normaux en train d’interagir. Il peut croire pleinement et sans réserve à ce qui lui est montré.
Ces dernières semaines de la vie de Charles de Foucauld ne se limitent pas à une sortie dans le désert pour se confronter à la tentation de l’orgueil, à l’instar des quarante jours passés dans le désert par Jésus où il fut soumis à la tentation par le Diable. La vie de ce religieux s’inscrit dans un contexte historique : celui de confrontations entre tribus du désert, de la colonisation, de la cohabitation entre les Algériens et les blancs. La vie de cet homme est tributaire de la réalité géopolitique. Dans l’introduction, le scénariste indique qu’il a choisi de montrer un homme qui est parvenu à dépasser les stéréotypes de son époque : Charles de Foucauld parvient à mettre en œuvre la charité telle qu’elle est définie dans la théologie chrétienne, c’est-à-dire l'amour de l'homme envers son prochain en tant que créature de Dieu. Comme pour le tome consacré à Vincent de Paul, les auteurs ne font pas acte de prosélytisme, ils ne cherchent pas à convertir qui que ce soit. Ils souhaitent montrer un homme de Foi vivant conformément aux préceptes moraux de sa Foi, sans le dissocier de sa croyance. Ainsi, une fois passée la scène introductive à Pont-à-Mousson, Charles de Foucauld porte la bure blanche ornée du cœur surmonté de la croix. Il se livre à la prière à deux ou trois reprises. Il fait preuve de tolérance, de refus de combattre, d’acceptation des conséquences de s’en remettre à Dieu, d’amour envers son prochain quelles que soient son origine et ses croyances. Par ailleurs, lors d’une discussion avec Elizabeth Archer journaliste au San Francisco Chronicle, la discussion revient sur son parcours : cartes des pistes au Maroc (de par ses études et son investissement, il a étendu de plus de 2.250 kilomètres les itinéraires connus dans le pays), commentaires de poèmes touareg, éléments de grammaire sur le Coran, notes sur Les élévations sur les mystères, de Bossuet, dictionnaire français-touareg, etc. Ce à quoi, de Foucauld répond qu’on ne peut pas aimer son prochain sans le comprendre.
Le lecteur perçoit donc d’abord Charles de Foucauld comme un officier, puis comme un moine itinérant dans une région désertique de l’Algérie colonisée, étant la proie de guerres entre tribus, et parfois contre la présence française. Puis, il le voit accepter le dialogue avec tout le monde, officiers de l’armée française, comme bédouins. Ce n’est qu’ensuite qu’il perçoit la tentation qui donne son nom au titre du récit. En réponse à une remarque de la journaliste, il répond qu’il reste une proie pour l’ombre, l’ombre qui danse, qui invite l’individu à la rejoindre, une ombre prête à l’engloutir. L’ombre des facilités, des leurres, de l’orgueil de la lumière fausse, une ombre qu’il doit affronter. Il décide alors de s’éloigner, de s’avancer dans le désert pour se confronter à des convictions qu’il ne peut pas maîtriser. Le voilà confronté à un mirage, ou à des hallucinations dans une scène de quatre pages, planches trente-et-un à trente-quatre, entre manifestation de l’inconscient et expérience mystique, les auteurs laissant le choix de l’interprétation au lecteur. D’un côté, celui-ci peut n’y voir qu’élucubrations induites par une forme d’auto-persuasion, ou un moment de grâce divine. Dans un cas comme dans l’autre, ce moment participe à décrire un individu animé par une Foi qui connaît le doute, et par voie de conséquence la remise en question, et ayant un comportement guidé par des valeurs morales admirables. Pour la deuxième fois, les auteurs ont réussi leur pari : mettre en scène un croyant digne d’admiration qu’on partage sa Foi ou non.
Mettre en scène la vie d’un saint homme, ou même une partie de sa vie, voilà une gageure singulière, la proposition d’un récit générant des a priori irrépressibles, et les critiques qui vont avec, avant même d’avoir lu la première page. Comme d’habitude, le sérieux et la solidité de la narration visuelle de Martin Jamar désamorcent toute forme de moquerie ou de mépris, attestant de l’investissement d’un professionnel de très haut niveau. Ensuite, l’investissement de Jean Dufaux est indéniable : il a fait le choix de réaliser ce récit qui a de l’importance pour lui. Il s’en suit une lecture qui sort de l’ordinaire, qui ose mettre en scène un homme religieux, sans questionner le dogme qu’il vénère et ses pratiques, la réalité des actions guidées par une Foi, un être humain qui mérite le respect quelles que soient les convictions du lecteur.
Que faire de ma vie ?
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Ce tome regroupe les épisodes 51 à 55 de la série de Daredevil débutée en 1998. Il vaut mieux avoir lu Tranche de vide avant.
Maya Lopez est sourde. Elle a revêtu pendant une courte période un costume et porté le nom d'Echo. Wilson Fisk l'avait envoyé se battre contre Daredevil et elle était tombé amoureuse de Matt Murdock. Avec ce tome, David Mack revient au personnage pour une histoire complète qu'il écrit et illustre.
Sous la forme d'une introspection, Maya Lopez cherche sa voie. Elle se souvient de son père, des histoires qu'il lui racontait grâce au langage des signes quand elle était encore enfant. Elle se rappelle du temps qu'il a fallu pour que son entourage se rende compte qu'elle était sourde, et non pas attardé. Elle se remémore sa découverte des œuvres d'art picturales et du sens qu'elle leur a accordé. Elle repense à la manière dont sa surdité innée a façonné sa vision et sa compréhension du monde et de la question qu'elle se posait sur le son provoqué par les nuages ou par la queue d'un chien en train de remuer.
En fait Maya Lopez est à un moment de sa vie où elle ne sait plus que faire. Sa liaison avec Matt Murdock est arrivée à son terme. Les liens qui l'unissaient à Wilson Fisk se sont révélés faux et artificiels. Elle décide donc de se rendre dans la réserve indienne où son père l'emmenait parfois passer quelques jours. Elle y retrouve un vieil indien, un homme médecine avec qui son père entretenait des relations amicales. Elle le retrouve à peine plus âgé que dans son souvenir et elle lui demande comment accomplir une quête de la vision, un rite de passage indien.
David Mack est un créateur complet (scénario et illustration) qui évolue dans une classe où il n'y a que lui. Il a acquis une maîtrise sans pareille de tous les styles graphiques de l'esquisse la plus pure à la peinture abstraite. Il aborde des thèmes philosophiques et spirituels. Il marie les deux aspects de son art (histoire et illustration) dans une fusion où la forme compte autant que le fond et transmet également autant d'information. Son œuvre principale est la série Kabuki et parfois son génie produit des pages tellement denses en information, complexes en structure et intellectuelles que le lecteur peut se sentir perdu.
Pour cette histoire, il utilise toutes ces techniques au service d'un récit accessible, sans rien perdre de sa profondeur. Il a franchi un nouveau palier pour atteindre un mode de communication qui n'appartient qu'à lui, mais qui est accessible à tous. Par contre, Daredevil n'apparaît que le tant d'une poignée de pages et les autres superhéros n'ont qu'un rôle secondaire (sauf Logan) ; il s'agit avant tout de l'histoire d'un moment charnière de la vie de Maya Lopez, jeune femme sourde et surdouée, artiste géniale.
Je suis tombé en pamoison devant la beauté et la richesse de certaines pages. J'ai été transporté par cette quête de sens à donner à sa vie, de recherche de direction et de repères qui m'a éclairé d'un point de vue que j'ai trouvé valide et intelligent. Et j'ai été diverti par ce conte pour adultes qui ne repose ni sur la violence, ni sur la provocation, et encore moins sur une gratification sexuelle immédiate.
David Mack déroule un conte, presqu'une légende dans laquelle une femme capable de tout faire, une artiste exceptionnelle, un individu qui a surmonté son handicap (sa surdité) au point de mieux comprendre son prochain que les bien-entendants ne sait pas à quoi utiliser tous ces dons.
David Mack aborde des thèmes complexes sans jamais perdre son lecteur, ni paraître pédant ou présenter son point de vue comme une vérité universelle. Il traite de la manière dont le langage forme la réalité et la limite, de la transmission de sens des parents aux enfants, d'une approche du sens de l'histoire de l'art pictural, de la fonction des contes pour les enfants, de la forme des mythologies modernes, du développement intérieur de chacun, de la relation à autrui, de mes obligations d'être humain, des conséquences de mon agressivité, etc. David Mack ne révolutionne pas la philosophie, il ne propose une pensée unique miraculeuse, il donne à voir son cheminement intérieur, ses propres interrogations et l'orientation qu'il a donné à sa vie après avoir acquis une maîtrise quasi-parfaite des techniques picturales qui s'offraient à lui. Ces différentes thématiques s'imbriquent les unes dans les autres pour constituer un gestalt lumineux, intelligent et simple. Il n'y a finalement que lorsque qu'il satisfait à ses obligations contractuelles de lier son héroïne à l'univers Marvel que la narration retombe ; heureusement cela ne concerne que 13 pages. En fait aussi improbable que cela puisse paraître, seule l'apparition de Wolverine s'intègre harmonieusement au récit.
David Mack est un créateur complet et ses illustrations racontent aussi bien les actions de Maya Lopez et les lieux dans lesquels elle évolue, que ses états d'âme, ses sensations, sa façon de penser, sa vision du monde et les sentiments qu'elle éprouve. David Mack est à l'opposé du dessinateur cherchant à épater le lecteur en étalant un catalogue de tous les styles qu'il sait imiter. Au contraire, chaque style n'apparaît qu'en fonction de la narration. Chaque style sert à évoquer un état d'âme, conjurer une ambiance, refléter l'état d'esprit de Maya Lopez. Il est facile de se focaliser sur les hommages à Picasso à Vincent van Gogh ou à Gustav Klimt. Mais il ne s'agit pas pour Mack de dresser un catalogue de sa culture picturale, il s'agit de montrer comment Maya Lopez a cherché à comprendre des langages autres que parlés en étudiant les arts. Chaque planche est une composition sophistiquée étudiée pour refléter un amalgame du monde extérieur et du monde intérieur de l'héroïne. Chaque page est d'une beauté confondante, chaque image apporte une myriade d'informations que le langage écrit est incapable de transcrire.
C'est la raison pour laquelle (malheureusement, je m'en rends compte) ce piètre commentaire est incapable de faire honneur à cet incroyable voyage intérieur doté de visuels d'une richesse extraordinaire et d'une spiritualité intelligente, à mille lieux d'un new-age de pacotille. Je suis ressorti de cette lecture, plus intelligent et plus sensible à ce qui m'entoure, avec une proposition constructive et pertinente de quoi faire d'une partie de ma vie (proposition qui me parle et dont j'ai déjà pu apprécier la richesse). Merci monsieur David Mack.
Séduction graphique
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Le tandem Jeph Loeb + Tim Sale s'est rendu célèbre pour avoir réalisé de mémorables histoires de Batman (par exemple Catwoman à Rome, même s'il s'agit plus de Catwoman). Après ces histoires chez DC, ils viennent mettre en œuvre leur magie chez Marvel. Cela donnera 3 histoires : Daredevil jaune (en 2001), Spider-Man bleu (en 2002) et Hulk gris (en 2003). Puis plus tard, Captain America Blanc (2015/2016).
Peter Parker est en train de confier ses pensées à un magnétophone à cassettes. Il explique qu'il va parler de sa relation avec Gwen Stacy, et comment elle s'inscrit dans une thématique illustrant que dans sa vie les choses doivent vraiment se dégrader et empirer, avant de pouvoir s'améliorer. Tout commence avec une rencontre décisive contre Green Goblin (Norman Osborn) qui a appris l'identité secrète de Spider-Man. Fort heureusement, à l'issue du combat contre son ennemi juré, il est victime d'une amnésie qui lui fait oublier cette information cruciale. Peter Parker est encore à la fac et il cachetonne pour le Daily Bugle qui le paye à la semaine. Comme Peter tire le diable par la queue, il préfèrerait être payé dès ses clichés remis à J. Jonah Jameson. Peter va rendre visite à Norman Osborn sur son lit d'hôpital où il commence à se lier d'amitié avec son fils et où il rencontre une blonde sublime dans les couloirs Gwen Stacy. Dans l'ombre un de ses ennemis non identifié s'arrange pour libérer ou faire échapper plusieurs supercriminels, à commencer par Rhino (Aleksei Mikhailovich Sytsevich). Ah, oui, il y a aussi une rousse flamboyante, fille d'Anna Watson, un déménagement à New York et un copain qui s'engage dans l'armée pour faire quelque chose de sa vie, etc.
Alors que pour Hulk et Daredevil, Jeph Loeb revenait sur les premiers épisodes de leur série respective, pour Peter Parker, il commence un peu plus tard. le combat décisif contre Green Goblin se déroule pendant les épisodes 39 et 40 de la série, publiés en 1966. Loeb se complait à évoquer cette époque du tisseur, en utilisant toutes les caractéristiques correspondantes, qui sont devenues autant de clichés au fil des années. Bizarrement, il évite de citer Betty Brant (l'amour précédent de Peter), certainement pour ne pas alourdir la narration.
Si vous avez lu les épisodes originaux de cette période, l'aspect nostalgique confine au copiage, plus qu'à l'hommage. Contrairement à Jaune et à Gris, Loeb semble tellement impressionné et respectueux des originaux qu'il n'arrive pas à les dépasser pour leur donner plus de sens ou plus d'émotion, pour dégager une nouvelle thématique avec le recul des années. Loeb reprend la relation entre Parker et Jameson en l'état, sans la développer ou l'approfondir. Jonah est juste irascible et impatient devant ce jeune dans le besoin, mais rien de plus. Peter est de nouveau tiraillé entre la rousse et la bonde, comme l'écrivait Stan Lee, dépassé par la situation. Les ennemis croisés ont une personnalité aussi épaisse qu'une feuille de papier à cigarette. Et tout semble juste une resucée de l'original, avec la même fibre naïve un peu irritante, un peu enfantine.
Par contre, Tim Sale s'est surpassé. Il écrit dans les brèves notes de fin de volume qu'il souhaitait retrouver l'élégance du trait de John Romita senior, tout en y incorporant son propre style. Et il a parfaitement réussi. Il capture le style graphique des années 1960, en particulier en copiant le style vestimentaire. Mais les personnages ont acquis une dimension supplémentaire qui les sort de la naïveté des illustrations de l'époque en leur conférant une part d'ombre suggérée. Comme à son habitude, Tim Sale adopte une mise en page aérée de 3 ou 4 cases par page en moyenne, pour pouvoir réaliser de plus grands dessins. Il insère évidemment quelques pleines pages, voire doubles pages, mais en nombre raisonnable : Spider-Man se balançant au bout de sa toile, Gwen en passagère sur la moto de Peter, Spider-Man en train de prendre connaissance de la une du Daily Bugle, la tête en bas à hauteur du kiosque de journaux, ..., et bien sûr celle que tout le monde attend, à savoir la première apparition de MJ déclarant : Face it, tiger. You've just hit the jackpot. Elle est absolument magnifique car elle combine cette innocence propre aux comics des années 1960, avec une présence extraordinaire et une sensualité torride.
Certes, Tim Sale évoque avec talent l'élégance de John Romita senior pour les scènes en civil, et il capture un petit peu de la spécificité de Steve Ditko pour les scènes de Spider-Man en costume. Mais le vrai spectacle, les visuels irrésistibles sont ceux où apparaissent Gwen ou MJ, ou les 2. Il faut voir la subtilité avec laquelle il met en scène l'inimitié de bon aloi entre les deux, alors qu'elles rendent visite en même temps à un pauvre Peter alité par un bon rhume. Tim Sale renoue avec la sophistication des meilleures comédies romantiques de l'âge d'or du cinéma américain.
Du point de vue du scénario, ce tome n'est pas le meilleur car Jeph Loeb reste trop fidèle au modèle original. Par contre du point de vue graphique, Tim Sale marie les styles de l'époque avec ses encrages un peu appuyés pour mettre en images une comédie sentimentale subtile et magnifique. Il transforme un scénario nostalgique à l'excès en un tour de force graphique au pouvoir de séduction ravageur.
Mais désigner une victime, n’est-ce pas aussi grave que de la tuer ?
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, une biographie parcellaire du grand-père paternel de l’auteur. Sa première publication date de 2013. Cette bande dessinée est l’œuvre d’Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins, les couleurs. Elle est en noir & blanc et compte quatre-vingt-sept pages.
Sur la photo : l’arrière-grand-père d’Edmond Baudoin. Il ne sait pas qui est la femme, pas la sienne. Son arrière-grand-père est morte jeune. C’est peut-être Son arrière-arrière-grand-mère ? Son grand-père Félix est né sous le règne de Napoléon III, en 1863. À la Trinité-Victor, près de Nice. Félix se souvenait d’avoir assisté à un passage de prisonniers de guerre allemands. La guerre de 1870. Il est mort à 96 ans, il avait 17 ans. Son père, veuf très tôt, avec une fille et deux garçons, savait bien mieux distribuer les coups que les caresses. Félix est allé à l’école, celle du curé, c’était la seule. Il a appris un peu de latin et la certitude que Dieu n’existe pas. Le reste du temps, il courait dans les collines avec des collets pour piéger les lapins. Et, pressé de quitter la maison familiale, il s’est engagé à Nice comme mitron chez un boulanger de la rue Pairolière. De temps en temps, tout en livrant, il faisait un détour par le port et ne se lassait pas de regarder les bateaux partir. Il avait 12 ans. À force de regarder les bateaux, il a fini par embarquer sur un voilier en qualité de mousse.
Le père Jean Baudoin raconte la suite à ses deux enfants Piero et Edmond qui dorment dans le même lit : les mers, les océans, c’est immense. Les bateaux ont emmené leur grand-père sur la mer de Chine, la mer Rouge. Il a fait deux fois naufrage sur les côtes d’Amérique. Il sait qu’une fois c’était à Valparaiso, une ville du Chili. Ils ont peut-être remarqué la peau du visage de pépé, toute martelée de petits trous. C’est à cause de la variole. Félix l’avait attrapé à la Havane, à Cuba. Il a été attaché à un mât du navire pour qu’il ne se gratte pas. On lui donnait la soupe au bout d’un bâton pour ne pas être contaminé. Il a guéri tout seul. Avec son frère, Edmond écoutait Jean, leur papa qui leur racontait la vie de son papa Félix. Ils ne savaient pas si tout était vrai, ils n’osaient pas demander au grand-père, sa barbe blanche et ses yeux transparents les impressionnaient beaucoup trop. Mais, bien plus tard, ils ont fait des recherches, ils ont questionné des oncles et des tantes. Et la saga de Félix s’est confirmée, avec des compléments d’aventures encore plus extraordinaires. Leur grand-père s’est alors engagé sur un baleinier. Félix était jeune, léger et fort, il travailla donc dans les voiles. Et sur le baleinier on lui donna le poste de vigie. Il ne tua donc pas de baleines avec ses mains. Mais désigner une victime, n’est-ce pas aussi grave que de la tuer ? Les conditions de vie étaient infernales à bord et pour éviter les désertions, le baleinier n’accostait que dans les îles. Heureusement une grave avarie contraignit le navire à entrer dans un vrai port. Et presque tout l’équipage, dont Félix, se libéra.
Pour ceux qui en ont déjà lu, ouvrir une bande dessinée de cet auteur contient toujours l’assurance de retrouver ses idiosyncrasies narratives, et de découvrir un récit totalement original et différent de toutes ses autres œuvres. Dès la première page (numérotée trois), il constate que ce bédéiste impose son approche de la narration mêlant texte et image, sans contrainte de devoir s’astreindre aux usages ou aux habitudes d’une bande dessinée. Cette page comporte une seule case de la taille de la planche, composée d’une photographie retouchée, celle de l’arrière-grand-père avec peut-être l’arrière-arrière-grand-mère, un pavé de texte en haut à gauche, six mots au milieu à droite pour situer la ville, et un dessin en bas à droite de La Trinité-Victor, apparaissant comme si cette partie se trouvait en-dessous de la photographie dont le coin aurait été déchiré. Chacune des deux pages suivantes se compose uniquement de deux cases de la largeur de la page avec du texte apposé en-dessous. Puis vient une peinture en pleine page, suivie par deux cases en noir & blanc réalisée à l’encre.
Tout du long du récit, le lecteur découvre des mises en forme attestant de la liberté de narration de l’auteur. D’autres photographies : une prise devant la maison de Nice avec le grand-père Félix, le père Jean et les frères Piero et Edmond, une de Félix en tenue militaire de la marine des États-Unis en 1887, le bâtiment le Lancaster de la marine militaire, les documents américains du service de Félix dans la marine, une photographie de famille avec quinze membres de la famille Baudoin. De très belles peintures, en particulier des marines avec le navire sur lequel se trouve le grand-père à ce moment-là de sa vie et de très belles représentations vivantes de l’océan, une magnifique plage non loin de San Francisco lors du deuxième naufrage, un portrait de plein pied avec Sitting Bull et Buffalo Bill côte à côte, une vue à couper le souffle de Félix sur un hauban du pont de Brooklyn en cours de construction, une cérémonie indienne animée par Sitting Bull, etc. Régulièrement le lecteur éprouve le plaisir de découvrir une autre mise en forme pour mettre en valeur le moment correspondant : les dessins en noir & blanc à l’encre pour rendre compte de la représentation un peu vague du moment dans l’esprit des enfants, des représentations de type rupestre de bisons pourchassés par un cow-boy sur une grande plaine verte, un indien sur son cheval avec une parure représenté dans une veine expressionniste pour faire ressortir sa dimension sacrificielle, un fac-similé d’affiche pour annoncer l’arrivée du cirque de Buffalo Bill (Wild West and Congress of rough riders of the World), une case reprise d’une autre bande dessinée de l’auteur (Couma acò, 1991), des interprétations d’art des Premières Nations (La mue du hibou de Pitaloosie Saita, Ève et le serpent de Pitseolak Ashoona, À portée d’arc-en-ciel de Napachie Pootoogook, Oiseau aux ailes déployées de Lucy Qinnuayuak), une aventure de sept page de l’Inuit Rouge Gorge dessinée comme des pages franco-belge traditionnel. Avec le recul, le lecteur se rend compte l’artiste évoque ainsi comment l’art des Inuits a nourri ses propres représentations. Il a également utilisé une page de texte sans aucun dessin.
Sous réserve qu’il accepte de tenter l’aventure de lire une telle bande dessinée oscillant entre texte illustré et narration d’une action en plusieurs cases, le lecteur découvre donc la biographie de Félix Baudoin, factuelle chaque fois que l’auteur a pu en vérifier la réalité historique, teintée de ses souvenirs de temps à autre. La vie de cet homme l’a amené à bourlinguer à partir de douze ans, à rencontrer Sitting Bull (1831-1890, Taureau assis ou Bison qui s’assoit), William Frederick Cody (1846- 1917, Buffalo Bill), et même à fonder une famille. Baudoin évoque rapidement sa vieillesse, la rencontre entre ce grand-père et John Carney (dont il a évoqué la vie dans Couma acò , 1991). Puis la bande dessinée continue sous la forme d’une page de texte dans laquelle l’auteur fait le constat que cette collection de faits ne peut pas rendre compte de l’expérience de la vie de Félix Baudoin : la réalité de son quotidien (par exemple les douleurs corporelles accompagnant de longues chevauchées, ou le froid et la solitude de nuits à la belle étoile), ni de ses actes. Cette histoire est trop didactique à ses yeux. Son grand-père n’a pas tué de baleines, mais il remplissait le rôle de vigie : désigner une victime, n’est-ce pas aussi grave que de la tuer ? Il a peut-être participé à des atrocités, contre les Indiens, violé des Indiennes ? Suit alors une deuxième partie de seize pages dans laquelle Edmond évoque une facette de son séjour au Canada : la découverte des arts des Premières Nations, sa rencontre avec Doreen Stevens, artiste algonquine de Kitiganzibi, la découverte de la région de l’Outaouais au Canada, du canton de La Vérendrye, d’une longue marche dans une zone naturelle, également évoquée dans Les essuie-glaces (2006). Puis il parle des pensionnats pour autochtones et des décisions de Duncan Campbell Scott, surintendant général des affaires indiennes du gouvernement, pour se débarrasser du problème indien. Enfin le lecteur découvre une aventure de Rouge Gorge, Inuit, défendant sa tribu contre les colonisateurs, à la manière d’une aventure de Jerry Spring, une forme de juste retour des choses, mais aussi une aventure en miroir pour montrer comment les vainqueurs accaparent le récit culturel.
Comme à son habitude, Edmond Baudoin se lance dans une aventure narrative : cette fois-ci une biographie d’un membre de sa famille. Il fait preuve de rigueur en précisant ce qui relève des faits vérifiables, ce qui relève de la tradition orale de sa famille, ce qui relève de son ressenti. Il raconte visuellement cette histoire avec sa personnalité entière, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une bande dessinée traditionnelle, que parfois le lecteur pense plus à un texte illustré, mais la narration visuelle ne peut pas non plus être réduite à ça. Qu’il s’agisse de tableaux en peinture directe ou de cases qui semblent avoir été griffonnées à l’encre, les images disent beaucoup de chose, toujours porteuses du point de vue de l’auteur. Après s’être contraint à rester dans le domaine de la biographie pure, Edmond Baudoin fait le constat que le récit qui en découle est trompeur par omission, ou plutôt s’avère frustrant par ce qu’il ne dit pas. Il relate alors sa propre découverte du Canada et de l’histoire des Premières Nations dans laquelle son grand-père a joué un petit rôle, celui d’un aventurier comme tant d’autres. Le tome se clôt avec une bande dessinée d’aventure de sept pages, très premier degré, une inversion des rôles entre cow-boys et Indiens qui ne fait pas office de revanche basique, car il s’agit d’une inversion culturelle plus que de domination conquérante.
Ils craignent la vérité que tu leur imposes.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première publication date de 2023. Il a entièrement été réalisé par Arnaud Nebbache, scénario, dessins, couleurs. Elle comprend cent-vingt pages de bandes dessinées.
Fin 1906 ou début 1907, Constantin Brâncu?i travaille dans l’atelier d’Auguste Rodin à Meudon : il y étudie et il participe à la réalisation de moulage pour ses sculptures. Un jour, il est appelé par le maître dans le statuaire. Le sculpteur lui explique l’enjeu. Il lui demande de regarder ces statues de danseurs, d’observer, car il faut saisir le geste vrai. Saisir le geste au plus près de la vérité du mouvement. C’est la transition d’une attitude à une autre qu’il faut voir. Brâncu?i doit transmettre ce mouvement. C’est la relation du corps à l’espace qui l’environne. Il faut sentir l’air qui les entoure, inspirer. Il faut jouer avec la résistance de l’air, il faut le déplacer. C’est dans cet espace que la figure doit se déployer. Il faut sentir cet espace. Dans l’espace, la figure doit se révéler, s’élever, se brandir, s’envoler. C’est dans le ciel qu’il faut regarder. On ne peut pas faire de la sculpture en regardant la Terre. Il faut voir plus loin ! L’instant d’après, la figure est dans l’air. Alors, c’est l’air autour de soi qu’on sculpte. C’est l’air autour qui est la matière. C’est l’espace qui doit être sculpté. Après cette leçon à laquelle se sont joints les autres apprentis de l’atelier, Brâncu?i sort dans le grand jardin, avec un bras de statue sous le sien. Il y retrouve Edward Steichen en train de s’exercer à la photographie. Ils discutent ensemble. Le sculpteur se demande comment il peut s’accomplir dans son métier, caché derrière ce vieux chêne de Rodin. Son ami lui conseille d’être patient et moins arrogant. Rodin a sûrement encore beaucoup de choses à lui apprendre. Son interlocuteur lui répond qu’il est bien décidé à partir : dès qu’il trouve un atelier, c’est terminé.
Vingt ans plus tard, en 1926, Constantin Brâncu?i se trouve dans son atelier : il se tient dans différents endroits pour se rendre compte de l’effet visuel de ses œuvres sous différents angles de vue. Il prend en photo son œuvre l’Oiseau dans l’espace. Marthe Lebherz, surnommée Tonton, entre dans l’atelier et lui demande ce qu’il cherche, à mitrailler le même oiseau depuis des heures : s’attend-il à ce qu’il s’envole ? Il répond qu’effectivement, il cherche l’envol, il cherche l’espace autour de l’oiseau. Cet espace autour qui lui permettra de prendre son envol. Il lui demande de se rapprocher et de danser pour lui, de danser autour de l’oiseau, pour lui montrer l’espace autour, pour lui montrer l’envol. Il lui explique que le vieux Rodin l’a bien fait lui. C’est l’espace qu’il sculptait avec ses danseuses. Il se souvient du nom qu’il donnait à ses dessins : Vol, L’envolée, Aviation, Aéroplane, Ardeur du ciel. C’est donc bien d’envol qu’il s’agit. Marthe lui répond que ça fait longtemps qu’elle ne danse plus assez, qu’elle n’a plus le talent. Elle lui suggère de demander à Lizica : elle est très douée, avec elle son oiseau s’envolera. Elle sort, Constantin s’assoit et considère ses œuvres. À New York, Marcel Duchamp contemple les gratte-ciels, en fumant une cigarette, pendant que les passants circulent autour de lui, et que le flux d’automobiles s’écoule. Il se rend à la galerie Brummer où doit se tenir une exposition des œuvres de Brâncu?i l’hiver prochain.
Dans un premier temps, le lecteur peut être déstabilisé. L’auteur a fait le choix d’une structure narrative dans laquelle les passages consacrés à Constantin Brâncu?i en France tiennent plus d’importance que le procès aux États-Unis, auquel il n’est donc pas présent. Il vaut donc mieux que le lecteur soit familier de l’enjeu du célèbre procès Brâncu?i contre États-Unis pour pouvoir apprécier pleinement l’intention de l’auteur dans les passages qui précèdent l’ouverture des auditions, le procès ne commençant qu’en page quarante. L’enjeu porte sur une œuvre d’art intitulé l’Oiseau dans l’espace, une sculpture de plus d’un mètre de haut, mince, fuselée et polie comme un miroir. En apparence un objet manufacturé, mais présentée par son créateur comme une œuvre d’art. Ainsi chaque scène, relatant le procès ou relatant la vie de Brâncu?i, participe à éclairer une facette des questions soulevées par ce procès. Quels sont les critères pour juger de la notion d'œuvre d'art ? Qui peut être qualifié d'artiste ? Qui est juge en la matière ? Avec cet enjeu en tête, le lecteur se trouve plus à même de comprendre l’intérêt de certaines scènes. Par exemple, la séquence d’ouverture dans l’atelier d’Auguste Rodin (1840-1917) peut sembler ne servir qu’à établir la volonté d’indépendance de Brâncu?i, l’origine de son questionnement et de son travail sur la représentation du mouvement. Puis survient l’ellipse de vingt ans pour arriver directement aux prémices du procès. Cependant, cette scène montre également un travail de fabrication et de reproduction de parties de sculptures, par moulage, déjà une forme d’industrialisation et de reprographie d’une œuvre d’art qui perd ainsi son unicité.
Dès la couverture, le lecteur peut avoir un aperçu des caractéristiques des dessins : pas de traits de contour systématiques, des contours qui peuvent comporter une part de flou dans la façon d’apposer les couleurs, un visage avec seulement un point pour les yeux, une bouche invisible derrière la barbe, mais des rides pour attester de l’âge de Constantin Brâncu?i (1876-1957), cinquante ans au moment du procès. La deuxième de couverture et la page en vis-à-vis accueillent une unique illustration monochrome, toute en ombre chinoise. Puis vient un dessin qui montre le sculpteur mettre le couvercle sur la caisse contenant l’Oiseau dans l’espace, pour son voyage transatlantique, vu en légère élévation : le sculpteur tenant le couvercle, la caisse avec la sculpture à l’intérieur, deux caisses fermées sur la gauche, une sculpture enveloppée dans du tissu avec une corde sur la droite, une longue scie, un marteau, une boîte de clous et deux planches, le tout sur un fond vierge tout blanc. En page sept, une grille de neuf cases de taille identique, disposées en groupe de trois sur trois bandes : des formes de statues de Rodin, une danseuse, avec un contour un peu imprécis et des couleurs qui ajoute à la difficulté de lire les formes. En page treize, les cases sont réalisées en couleur directe, sans trait de contour, avec une simplification des formes qui évoque par certains côtés des collages de papier découpé. Lors de la scène dans l’atelier entre Tantan et Tonton, le dessinateur passe en trichromie pour des contrastes très prononcés.
Tout du long de l’ouvrage, le lecteur remarque ces effets esthétiques variés en fonction de la nature de la séquence : silhouettes caricaturées lors de la visite à la Galerie Brummer, cases sans bordure avec uniquement la robe de Lizica Codreanu en train de danser, page sans texte (vingt-six au total) ou avec un unique phylactère pour une dizaine d’autres, quelques dessins en pleine page, le sculpteur en noir & blanc avec un trait de contour plus gras au milieu de personnages en couleur pour faire ressortir sa solitude et sa déconnexion par rapport à son environnement, experts en train de déposer au tribunal sous forme de buste avec du texte rattaché uniquement par un trait sans contour de bulle et le tout sur fond blanc, Brâncu?i perché au sommet de son œuvre la Colonne sans fin ou Colonne de l'infini (inaugurée à Târgu Jiu en Roumanie), dessins en noir & blanc en page cent-deux pour la dernière lettre de Marcel Duchamp, bichromie pour la dernière séquence avec Brâncu?i assis sur une plage du Nord, etc. L’artiste sait jouer avec les formes de mise en scène, de découpage, de rendus, tout en maintenant une unité cohérente du début à la fin, remarquable.
Le titre annonce donc l’objet : le procès qui a opposé le sculpteur au gouvernement des États-Unis pour la qualification de ses œuvres. Art ou produit industriel ? Le lecteur assiste donc aux dépositions et aux interrogatoires d’Edward Steichen (photographe et peintre) interrogé par maître Higginbotham, de Jacob Epstein (1880–1959, sculpteur américain), de Forbes Watson (rédacteur en chef de la revue The Arts), de Brâncu?i accompagné de Fernand Léger (1881-1955) à Paris, de Robert Ingersoll Aitken (1878-1949, sculpteur américain), de Thomas Hudson Jones (1892-1969, sculpteur), puis des secondes auditions de Steichen, d’Epstein, de Jones, et enfin du verdict du juge J. Waite.
L’enjeu apparaît clairement : officialiser réglementairement le fait que l’art n’est plus figuratif mais qu’il a déjà commencé à explorer bien des territoires conceptuels très éloignés de l’Homme de Vitruve (1490) de Léonard de Vinci (1452-1519). Au cours des pages consacrées au procès, le lecteur sourit en voyant comment les avocats ont toutes les peines du monde à établir la légitimité des intervenants, à justifier que leur avis fait autorité dans le monde de l’art, et qu’ils puissent donc être considérés comme une référence incontestable permettant de statuer sur la nature de l’Oiseau dans l’espace. Cela peut lui faire penser à la manière dont certains artistes contemporains sont qualifiés de tels par des experts dont les intérêts peuvent parfois être plus pécuniaires qu’esthétiques. Par la force des choses, un lecteur du vingt-et-unième siècle connaît déjà le verdict et a pu contempler des œuvres d’art bien plus conceptuelles que la sculpture objet du débat : il sourit donc devant des propos réactionnaires sur l’art car ça fait bien longtemps que l’art s’est libéré des préoccupations représentatives et de l’imitation de la nature. Il relève également le nombre d’artistes fréquentés par Brâncusi lui-même : Auguste Rodin (1840-1917), Marcel Duchamp (1887-1968), Erik Satie (1866-1925), Fernand Léger (1881-1955), Alexander Calder (1898-1957, sculpteur et peintre), Emmanuel Radnitsky (1890-1976, dit Man Ray, photographe). L’originalité et la force de cette bande dessinée est de mettre en scène le sculpteur tout du long, de montrer d’où lui vient ce projet de montrer le mouvement, de le regarder s’interroger sur son art, de le voir considérer des objets fabriqués dans une usine et de les rapprocher de ses propres productions sondant ainsi la porosité de la frontière entre l’art et la production de masse, ou plutôt ce qui sera plus tard qualifié de design.
Constantin Brâncusi est considéré comme ayant poussé l'abstraction sculpturale jusqu'à un stade jamais atteint ayant ouvert la voie à la sculpture surréaliste, ainsi qu'au courant minimaliste. Arnaud Nebbache raconte le procès qui a opposé le sculpteur au gouvernement des États-Unis, mais pas seulement. Il met aussi en scène l’artiste dans son quotidien, avec tout ce qu’il a d’extraordinaire, dans sa recherche artistique avec tout ce qu’elle a de pragmatique. La narration visuelle possède une forte personnalité, adaptée pour les dépositions presque dépersonnalisées, ainsi que pour les moments de la vie quotidienne et ceux de réflexion de l’artiste, avec une cohérence esthétique épatante du début à la fin, tout en faisant preuve de variété.
Cela faisait bien longtemps que je ne m'étais autant régalé sur un récit post-apocalyptique, genre usé jusqu'à la moëlle et dont je reste par nature toujours très friand.
Cette fois le monde s'écroule pour un énième virus dont on ne connaitra jamais l'origine même si on peut la deviner dans l'Ancien Testament (sic) : les humains contaminés se transforment lentement mais définitivement en criquets géants à l'appétit démesuré...
Comme bien souvent, le récit va se focaliser sur la destinée d'un homme tout à fait ordinaire dénommé Max, ancien marine devenu pécheur et vivant avec sa mère malade.
Comme bien souvent, le récit va détailler le début du chaos par la métamorphose et l'attaque spectaculaire des contaminés puis la survie de Max qui va traverser des contrées hostiles pour sauver Stella d'une secte de fanatiques religieux, une enfant pour laquelle il s'est pris d'affection.
Tout ceci rappelle effectivement La Route de McCarthy, le body horror de Cronenberg et n'importe quel récit d'anticipation "classique". Certes mais là où Locust crée la différence, c'est à la fois par le trait dynamique d'un prometteur Alex Nieto sous influence Mazzucchelli période Batman - Année Un (Year One) tant dans l'encrage que dans le choix des couleurs très sombres (voire trop par moments) mais également par le scénario dynamique de Massimo Rosi qui entremêle flashback et temps présent pour faire se rejoindre les deux périodes en un point convergent.
L’ambiance est volontairement anxiogène et parsemé de nombreuses scènes d'action comme de tension en conservant du début à la fin un rythme parfait et haletant. Le lore n'est pas mis de côté malgré la brièveté du récit (les 220 pages permettent fatalement un développement moins conséquent qu'une série au long cours comme Walking Dead qui finissait par ne plus raconter grand chose de pertinent sur la durée) et on s'attache rapidement à Max en se préoccupant du devenir de la petite Stella, seule figure innocente d'un monde en ruines.
Locust est donc un véritable coup de cœur qui réussit le pari d'être à la fois palpitant et émouvant. Une fois de plus, le plus grand danger ne vient pas forcément de la menace initiale mais des dérives humaines et religieuses. La fin répond à toutes les questions et attentes posées en cours de route et j'aurais apprécié quelques pages de plus pour développer cet univers sombre et violent (attention à certaines scènes bien dérangeantes). Un bien beau cadeau sorti de nulle part et en relation avec notre triste actualité (comportement post Covid, méfaits du puritanisme, menaces guerrières) que je relirais avec grand plaisir un jour de déprime.
Séduction et gangsters
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Ce tome comprend une histoire complète qu'il est possible de lire sans rien connaître au préalable des personnages. Il est en noir & blanc, écrit, dessiné et encré par Gilbert Hernandez (surnommé Beto). Les chapitres de cette histoire ont bénéficié d'une prépublication dans le magazine Love and Rockets 29 (mars 1989) à 40 (janvier 1993).
Tout commence alors qu'un riche propriétaire prend conscience que Luba sa fille (encore nourrisson) n'est pas de lui. Il enjoint à sa femme de partir sur le champ avec sa fille et sa femme de chambre, pour rejoindre Eduardo le vrai père, un paysan pauvre. Maria finit par abandonner mari et enfant. Eduardo se met alors en marche (littéralement, à pied) pour aller retrouver sa mère Hilda et sa sœur Ofelia, à qui il finit par abandonner sa fille Luba.
Peu avant ses 17 ans, Luba est remarquée par Peter Rio (un nom de scène), joueur de congas et imprésario du groupe, qui décide de l'épouser alors qu'il doit avoir une cinquantaine d'années. Peter Rio travaille aussi dans les affaires pour un certain señor Salas. Ce dernier est un trafiquant, mais aussi un homme aux convictions politiques affirmées.
"Poison river" est un roman d'une grande richesse, dense et foisonnant sans être étouffant, et même fluide. Gilbert Hernandez a structuré son roman sur la base de la vie de Luba, et des personnages qu'elle rencontre. Il montre une femme dotée d'une très forte poitrine, de jambes un peu trop fines pour être jolies et harmonieuses (des mollets de poulet), qui aime les relations sexuelles, et qui est un objet du désir pour pratiquement tous les mâles qu'elle croise (à part les homosexuels). Il s'agit d'une grande adolescente qui devient adulte peu à peu dans un monde qu'elle découvre, qui lui offre le confort matériel, et même le luxe (avec un accès à la piquouse).
Luba apprécie les relations sexuelles, même si elle doit en subir deux non consenties, mais qu'elle supporte comme faisant partie de sa vie. Peter son mari se révèle être un fétichiste (du nombril de sa femme), et même d'une autre nature (révélée dans le dernier quart du récit). le lecteur découvre également peu à peu que le choix de vie de Peter Rio est motivé par la relation difficile qu'il entretient avec son père Fermin. Gilbert Hernandez fuit le langage psychanalytique, préférant montrer plutôt que d'expliquer. Si le lecteur a conscience de cette dimension de la narration, il peut pleinement apprécier les séquences qui établissent progressivement la description de ce lien père / fils pas très sain.
Toutes les relations sexuelles s'intègrent dans la vie affective et intérieure des personnages. Il n'y pas de scène gratuite juste pour le plaisir du voyeurisme. L'auteur reste dans le domaine de l'érotisme finalement assez soft, n'hésitant pas à dessiner la nudité frontale (homme & femme), sans gros plan de pénétration. Pour Hernandez, la vie sexuelle ne se limite pas au couple hétérosexuel, il y a également des couples homosexuels qui se font et se défont, les émotions des partenaires dictant leur conduite. La distribution comprend également des transsexuels qui sont montrés avant tout comme des êtres humains, intégrés à la société et y participant de manière normale et productive.
Les rapports sexuels occupent une place dans le récit, mais n'en constituent pas l'épine dorsale. Comme dans les tomes précédents, les personnages sont au cœur du récit, leurs actes, les émotions, leurs motivations, mais toujours de manière incidente. Hernandez met en pratique qu'il vaut mieux montrer qu'expliquer dans un médium visuel comme la bande dessinée.
Au fil de ces 180 pages, le lecteur devient familier d'un nombre conséquent de personnages, tous aisément identifiables visuellement. Luba occupe donc une place de choix, ainsi que ses 2 amis Lucy et Pepa (elles aussi portées sur l'héroïne). Au fil des pages, le lecteur aura le plaisir de faire plus ample connaissance avec Ofelia (et son dos douloureux), Antonio et Sabastian (2 hippies revendeurs de drogue), Hilda la grand-mère aveugle, Fermin Rio un vieux monsieur au caractère inflexible, Ortiz un officier de police corrompu mais réaliste, Gorgo un tueur à gages inflexible, Blas le joueur de saxophone, etc. Chaque personnage dispose de son histoire personnelle, de ses préférences et de son caractère que le lecteur perçoit de manière naturelle au travers de ses actions (par opposition à des expositions artificielles au travers de soliloques peu plausibles, ou de bulles de pensée factice, ou même d'un texte d'exposition pataud).
Comme dans le récit précédent Human diastrophism, Gilbert Hernandez a choisi de se servir d'une toile de fond à base de polar, comme s'il n'avait pas assez confiance en la force de ses personnages pour porter le récit. Peter Rio trempe donc dans des affaires louches, prenant bien soin de ménager ses différents commanditaires, et de conserver sa place dans les transactions. Hernandez n'expose pas le détail de ses trafics ; il montre ses contacts téléphoniques et ses rendez-vous avec les gros bonnets, ainsi que l'aisance financière que cela lui procure (sans oublier ses relations avec son père, son sens des affaires avec le groupe de musique folklorique, ou en tant que gérant d'un club de transsexuels). Le lecteur a également l'occasion à plusieurs reprises de voir les affrontements se régler avec des armes à feu, et de voir des assassins professionnels à l'œuvre (dont un étrangleur très efficace).
Le fait qu'Hernandez tienne à distance les affaires louches permet de conserver au récit un forme de plausibilité, un peu mise à mal par les assassinats et règlements de compte (dont 1 proche de la caricature). D'un autre côté, Hernandez possède des notions réalistes de ce qu'il décrit, en particulier en matière de shoot. Lucy et Pepa apprennent à Luba à se piquer entre les doigts de pieds pour ne pas laisser de trace visible de sa consommation.
Toujours en prenant encore un peu de recul, le lecteur prend également conscience qu'Hernandez intègre une forme de courant social en toile de fond plus discrète. Ces trafiquants se préoccupent de lutter contre l'influence des communistes (le récit doit se dérouler dans fin des années 1950, début des années 1960, en pleine guerre froide) en Amérique Centrale, qui risquent de freiner leurs affaires. Le lecteur perçoit alors d'autres enjeux de nature politique, ayant une incidence directe sur la vie quotidienne des individus. Hernandez montre clairement que cet affrontement idéologique entre États-Unis et URSS se traduit par des échauffourées militaires sur des pays avoisinants, et l'arrivée de profiteurs de toutes sortes. Il met en scène une communauté de hippies venus s'installer pour vivre en amour libre et effectuer un retour vers la nature, grâce à des rentrées d'argent de provenance illégale.
En conteur habile, Gilbert Hernandez tisse une tapisserie où chaque personnage s'intègre parfaitement et participe à la cohérence du tout. L'un des personnages les plus emblématiques en la matière est Blas, le joueur de saxophone du groupe de Peter Rio. Il fait partie de ces individus sans gloire et sans panache, sans attache, magouillant à droite à gauche, évoluant dans des milieux louches, tout en essayant de ne pas trop se compromettre, et de ne pas se faire bouffer par les gros requins. Il est un bon joueur de saxophone qui ne rencontre pas le succès, un intermédiaire assez futé pour s'en tirer, mais pas assez pour vraiment en profiter, un imposteur capable de berner le monde, mais pas sur des sujets importants. Il fait le lien entre la vie de musicien de Peter Rio, les autres membres du groupe, l'existence de groupuscules gauchistes armés, le trafic de drogues, les amants homosexuels, touchant à tout sans être omniprésent, toujours sympathique malgré ses magouilles.
Pour ce récit, Gilbert Hernandez a choisi une approche un peu plus réaliste et peu plus détaillée dans ses dessins, avec une maîtrise grandissante du trait juste et élégant. En apparence, ses cases sont simples et faciles ; en réalité elles prouvent un art de la composition, avec uniquement des éléments graphiques utiles et nécessaires.
L'insoutenable légèreté de l'être
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Il s'agit d'un comics paru en feuilleton de 1993 à 1997. Il est découpé en 8 chapitres. Il constitue une histoire complète, et indépendante de toute autre.
Enid Coleslaw et Rebecca Doppelmeyer sont 2 copines inséparables de 18 ans qui se racontent tout et qui effectuent des sorties ensemble. Elles vivent dans une ville américaine indéterminée, très étendue, avec une densité de population assez faible. Il doit s'agit d'une période de vacances. Elles passent le temps dans leur chambre, dans la cafétéria du coin, à se promener. Elles fréquentent des individus qu'elles débinent systématiquement, dont certains très déconcertants (un ex-prêtre catholique s'adonnant à la représentation infographique d'enfants nus et ligotés). Leur occupation majoritaire semble bien être de critiquer tout, et tout le monde. En plus de leurs remarques acerbes et cyniques sur un humoriste, la presse féminine, etc., elles communiquent sous forme de vacheries avec Josh (un jeune adulte de leur âge travaillant dans une superette), Melorra (une copine se lançant dans une carrière de comédienne). Elles croisent Norman, un vieillard attendant un bus à un arrêt par lequel la ligne ne passe plus, Bob Skeetes un astrologue.
Ghost world est un comics indépendant devenu culte et ayant même été adapté au cinéma (Ghost World, avec Scarlett Johanson). Il s'apparente à un court roman (80 pages) avec une forme graphique un peu bohème. Clowes n'utilise qu'une seule couleur, un bleu vert de faible intensité, sans être délavé. Chaque page baigne dans une ambiance crépusculaire, sans être vraiment glauque. La mise en page est assez dense puisque Clowes dessine de 6 à 10 cases par page. Dès les premières pages, il s'avère être un metteur en scène intelligent et compétent. Il réfléchit à chaque séquence de manière à rendre les dialogues vivants et à ce que les dessins servent à amener des informations complémentaires sur le plan visuel. Il utilise à la fois la variété des angles de prises de vue, mais aussi la profondeur de champ pour faire exister la ville, ou pour décrire l'intérieur des pièces d'appartement. Il travaille également sur les tenues vestimentaires très ordinaires (sauf peut-être les couvre-chefs d'Enid), et les coupes de cheveux (en particulier l'évolution de celle d'Enid). le style graphique utilisé relève d'un parti pris étudié : Clowes se situe entre un parti pris très réaliste, et une épuration des traits pour assurer une meilleure lisibilité des cases. Il ne cherche en aucun cas à en mettre plein la vue au lecteur, mais ce dernier a l'impression de se promener vraiment dans cette banlieue dépourvue de personnalité, de voir toutes ces personnes, chacune particulière avec leur forme de visage, leur tenue vestimentaire. Il n'est pas possible de rester indifférent à l'apparente banalité de chacun, ou au physique ingrat de quelques uns.
Au fur et à mesure des chapitres, le lecteur peut prendre plaisir aux vacheries débitées par ces deux demoiselles. Mais il est vrai que leur vie respire l'ennui et la sourde angoisse du lendemain, l'entrée dans la vie active après le lycée. Elles ne semblent avoir aucun souci financier, aucun projet d'avenir, une culture contestataire superficielle, et toujours ce dénigrement lapidaire systématique à la bouche. Malgré la personnalité affirmée des individus qu'elles côtoient, il s'installe peu à peu un sentiment de vacuité terrible devant ces existences inutiles, tout juste taraudées par l'inquiétude hormonale de la sexualité. Elles vivent en vase clos, se confortant l'une l'autre de leurs certitudes et de leur dédain pour le reste de la race humaine (avec une exception passagère pour David Clowes, le double fictif de l'auteur durant 2 pages).
Cet enlisement dans un cynisme de façade et une position morale supérieure finit par lasser et le lecteur se désintéresse petit à petit. Toutefois cet immobilisme n'est qu'apparent et petit à petit la relation entre ces 2 jeunes femmes va évoluer insensiblement. À partir de la moitié de l'histoire, la dynamique de la relation entre Enid et Rebecca commencent à subir doucement les contraintes du réel. Daniel Clowes s'intéresse plus à Enid Coleslaw (dont le nom forme une anagramme de celui de l'auteur) et à son besoin de trouver une autre posture existentielle dans la vie. Cette jeune femme très critique perçoit l'obligation de changement, mais refuse de renoncer à son besoin d'absolu. Elle est le jouet de son système de valeurs qui la conduit dans une impasse, tout en refusant de renoncer à ses idéaux, et en étant dans l'impossibilité physiologique de lutter contre ses flux hormonaux. Sa provocation ne suffit plus à faire face à la réalité.
À partir de là, le positionnement d'Enid n'est plus seulement celui d'une jeune femme au seuil de la vie adulte. Clowes en fait lentement mais sûrement une personne à part entière qui se retrouve devant sa solitude, l'incommunicabilité, les valeurs qu'elle s'est choisies et forgées, et l'obligation de devoir vivre dans le monde qui l'entoure, alors que ses proches poursuivent eux aussi leur propre cheminement dans la vie. le dénouement du récit provoque une incroyable sensation d'achèvement, presque morbide malgré le renouveau qu'il annonce.
Cette histoire en 8 chapitres propose de suivre de jeunes femmes très critiques, peu constructives, dans une période de leur vie charnière, sans être remarquable ou spectaculaire. Autant il est difficile de ne pas ressentir l'ennui profond qui est le leur, autant la position inconfortable d'Enid renvoie chaque individu, quel que soit son âge, à ses propres choix dans la vie, à ces convictions, à sa solitude, d'une manière aussi douce qu'impitoyable, dans une narration très poignante.
Comme une pomme de terre anthropomorphe
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Il s'agit d'une histoire complète et indépendante initialement sérialisée dans les numéros 1 (août 1989) à 10 (février 1993) du magazine Eightball. Cette histoire est en noir & blanc avec des niveaux de gris, scénarisée et illustrée par Daniel Clowes.
Clay Loudermilk se rend dans un cinéma porno de quartier et assiste à la projection d'un film nommé Like a velvet glove cast in iron dans lequel il semble reconnaître l'une des actrices. le film mélange des scènes de copulation avec des comportements déviants. Les quelques spectateurs ont également des comportements dérangeants. À la fin de la projection, un autre spectateur lui conseille de se rendre dans les toilettes et qu'il ne le regrettera pas. Il le fait et apprend où se situent les locaux de la maison de production de ce film. Il décide d'effectuer le voyage jusqu'à ladite ville pour en apprendre plus sur cette actrice. Il lui faut d'abord réussir à emprunter une voiture à un pote. Sur la route, il va rencontrer des individus très étranges. Ça commence par une pochtronne qui l'embrasse à pleine bouche, une paire de policiers qui le passent à tabac et qui lui font une cicatrice en forme de logo de Mister Jones sous le pied droit. Au fur et à mesure de son errance, il rencontre des individus de plus en plus particuliers soit physiquement, soit psychologiquement. Parmi les plus décalés il y a cette jeune femme en forme de pomme de terre anthropomorphe sans bras ni jambe, ce chien sans orifice, cette jeune fille qui dessine en fumant la pipe, ce monsieur aux implants capillaires inachevés, cet homme persuadé d'être sur le point de comprendre une conspiration à l'échelle planétaire, etc.
Dès le deuxième page, le lecteur a plongé dans une vision du monde à nulle autre pareille, irrémédiablement décalée par rapport à ce qu'un individu de base considère être la réalité, et horriblement familière. Clay Loudermilk se rend dans un cinéma porno, il assume un comportement réprouvé par la société (mais permis puisque ces établissements existent, enfin existaient). le film qu'il visionne comprend une composante sexuelle mais plus dérangeante qu'excitante, parce que teintée par des images de soumissions et de régression infantile, avec des individus à la morphologie normale et un peu âgés (des quadras). le comportement des spectateurs est terrifiant, non pas parce qu'ils sont menaçants, mais parce qu'ils sont révélateurs de leur misère sexuelle, de leur écart par rapport à la norme sociale, de leur insécurité.
En 3 pages, Daniel Clowes a plongé le lecteur dans un récit surréaliste qui joue sur les phobies et les angoisses de l'être humain, au travers d'une intrigue linéaire et divertissant. La narration permet au lecteur de se laisser porter de rencontres improbables en situations impossibles, grâce au fil conducteur simple qui est pour Clay de retrouver cette actrice. Au fur et à mesure des rencontres et des avanies supportées par Clay, Daniel Clowes matérialise des interrogations philosophiques et existentielles, au travers du comportement de ces individus bizarres.
Parmi les questionnements, il y a bien sûr la perception de la sexualité, ou en tout cas de la relation sexuelle. Clay et ses partenaires d'un jour ou plus ont une attitude complètement déculpabilisé par rapport à ces rapports, tout en conservant une forte implication et un fort investissement émotionnel dans l'acte lui-même. C'est à la fois une activité totalement normale, acceptée et évidente, et à la fois une source de frustration. À chaque fois il y a satisfaction du besoin physique, et insatisfaction du besoin psychologique. Ce constat est rendu d'autant plus implacable par les illustrations qui ne cherchent jamais à rendre les choses jolies, mais pas non plus repoussantes.
Si la composante sexuelle est prégnante tout au long du récit, elle n'est pas la seule, ni même la plus importante. Tout au long du récit, Clay est à la recherche d'une forme de compréhension, de mode de déchiffrage des événements qu'il subit, du comportement des individus avec lesquels il interagit. À travers cette collection de situations absurdes et impossibles, Daniel Clowes confronte son personnage à l'arbitraire de la réalité, à l'obligation d'une interprétation des phénomènes, à l'impossibilité de la compréhension (ou de la révélation au sens religieux du terme) par l'être humain limité par ses sens et son imperfection ontologique. Pour cette thématique, Clowes a choisi le dispositif classique du complot global et l'a perverti à son objectif narratif par le biais d'un gugusse inquiétant et obsédé par sa quête de vérité. Convaincu par sa certitude, il en devient fermé à toute autre possibilité d'interprétation, de signification, il s'enferme lui-même dans son erreur. Clowes utilise une solution graphique aussi simple qu'efficace pour mettre en image ce thème : une icône sur la base d'un smiley qui crée un leitmotiv visuel aussi absurde qu'inquiétant.
Bien évidemment l'autre thème majeur est celui de l'altérité et l'incommunicabilité, couplé à l'universalité de certaines émotions. L'apparence grotesque des individus, leurs difformités anatomiquement impossibles sont autant de visualisation de la différence avec l'autre et de notre perception égocentrique de ce qui nous entoure. Par le biais de ces visuels surréalistes, Clowes matérialise la différence avec l'autre, la part de l'autre qui reste ineffable, inconnue, insondable, irréconciliable avec notre individualité, nos propres limites.
L'aspect graphique est très facile à lire et réserve beaucoup de moments inattendus. Daniel Clowes déstabilise son lecteur par des images surréalistes, sans jouer la fibre du misérabilisme ou de l'horreur. Il dessine chaque difformité tératologique (physiologiquement possible ou on) comme si elle allait de soi. Clay et les autres personnages ne remettent jamais en cause ce qu'ils ont sous les yeux. Chaque individu présente une morphologie et un visage qui lui sont propres.
Cet ouvrage est l'un des premiers créés par Daniel Clowes et il révèle un auteur déjà accompli qui utilise le surréalisme pour développer un point de vue construit et étayé sur le sens de la vie et la condition humaine. Il évite de recourir à des outils psychanalytiques (même si quelques images y font penser), pour rester dans un récit linéaire où chaque monstruosité n'est que l'apparence d'une différence étrangère au personnage principal, et pourtant acceptable.
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Les Voyages d'Ulysse
Il va être difficile pour moi de rester un minimum rationnel et objectif dans mon propos tant j'ai vraiment adoré cette BD ! Globalement, je trouve que ce que fait Emmanuel Lepage est toujours, ou presque, de qualité. Il nous a habitué depuis quelques temps déjà à faire des sortes de reportages / documentaires / carnets de voyage (ou tout cela à la fois) dans ses précédentes productions, on pense à Voyage aux îles de la Désolation, et surtout à Un printemps à Tchernobyl (je dois avouer ne pas avoir encore lu 'La lune est blanche', ni Ar-Men ), mais là, c'est autre chose, on est bien au-delà de ça. Un vrai scénar, pour une vraie BD ! Sur un plan graphique, on retrouve toujours ce superbe travail, ce dessin, en particulier de bateaux et de la mer qui accompagne (ou donne naissance ?) au souffle épique qui traverse tout l'ouvrage. Sur le fond, c'est fin, c'est intelligent, c'est bien senti, le lecteur plonge dans cette histoire avec plaisir, délectation, et soif de connaissances. Un vrai beau voyage dans, et devant, la BD en somme ! Si vous lisez ce petit avis en vous demandant si la BD vaut le coup d'être achetée, franchement, n'hésitez pas un seul instant, c'est beau et atypique, il serait plus qu'étonnant que cela vous laisse indifférent(e). Peut-être dans mon top 10, ou top 15, tous styles confondus. C'est dire.... ! Bref, ne tournons pas autour du pot : chef-d'oeuvre !
Foucauld - Une tentation dans le désert
La haine se répand comme la peste, mais elle attaque l’âme, pas le corps. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s’inscrit dans un cycle thématique des auteurs, commencé avec Vincent - Un saint au temps des mousquetaires (2016). Sa première publication date de 2019. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins et les couleurs, avec un lettrage réalisé par Joëlle François. Il s’ouvre avec une introduction d’une page, écrite par le scénariste dans laquelle il évoque la réputation de Charles de Foucault, ainsi que la tentation qui fut la sienne dans le désert algérien. Il conclut avec ces phrases : Car l’autre, le frère d’en face, n’est qu’un enrichissement de notre moi. Il dédie ensuite cet ouvrage à ses amis musulmans, à ses amis juifs. Il y a une table où il partagera le pain et le vin avec eux. Vœu pieu ? Ainsi vont ses croyances, en tout cas. I. Temps des extravagances. En France, dans la petite commune de Pont-à-Mousson, en 1880. La fête bat son plein, avec un bal organisé par l'école spéciale militaire de Saint-Cyr. Philippe Pétain demande à trois officiers s’ils savent où se trouve Charles, car il le cherche depuis une demi-heure. L’un d’eux répond qu’il est entré à l’intérieur, avec la petite Joséphine Gillain. Pétain se dit qu’il ne devrait pas le déranger, mais le Dom Pérignon manque, à rendre la situation intenable. Dans le grand salon, la jeune femme demande à Charles pour quelle raison, il ne veut pas d’elle. Elle l’aime, que doit-elle faire pour l’en convaincre ? Il lui répond qu’il ne connaît pas personne plus adorable, plus exquise qu’elle, mais il ne pourrait que la décevoir. Là où elle ne met que de la vie, de la gaieté, de la beauté, lui ne ressent que de la lassitude. Il se sent vide, sans consistance, comme ces épouvantails qui grincent au vent. Les convenances n’encombrent guère la vie qu’il mène, et il lui arrive parfois de le regretter. Charles de Foucauld décide de partir de la fête et il enlève sa veste. Le régisseur le prend pour un assistant de cuisine et le charge de tâches de manutention. Il s’en acquitte, puis décide de suivre une jeune chanteuse juive dont le régisseur vient de refuser l’offre de service. II. Vipère à cornes. Dans le désert proche de Tamanrasset en Algérie, en 1916. Un groupe de bédouins montant des dromadaires s’arrêtent en découvrant un homme couché sur le sol, le visage tourné vers le sable. L’un d’eux descend de sa monture en dégainant son épée. Il tranche en deux la vipère à cornes qui vient de mordre Charles de Foucauld. Kaocen, de la tribu des Ikaskazen, demande à Saïd, de ramener le marabout au fortin. Le soir, Saïd a brûlé la plaie au fer rouge, mais le blessé ne réagit pas. Kaocen lui ordonne de lui brûler la plante des pieds : il réagira. Effectivement, Charles pousse un cri de douleur. Kaocen ordonne qu’on lui apporte du lait de chèvre, même si un de ses hommes lui répond qu’il ne comprend pas pour quelle raison sauver cet homme, vu que c’est un Français. Pendant plusieurs jours, la vie de Charles de Foucauld, le marabout, ne tient qu’à un fil. Avec Vincent de Paul (1581-1660), les auteurs mettaient en scène un homme pieux dans une enquête qui lui faisait rencontrer des individus de tout horizon social, et le montrait pratiquer sa Foi au quotidien. Avec ce deuxième tome consacré à un saint homme, ils s’aventurent un peu plus loin en mettant en scène la tentation dans le désert, celle de l’orgueil. Dans l’introduction, le scénariste prévient que l’ouvrage ne constitue ni une biographie, ni une hagiographie de Charles de Foucauld (1858-1916), mais quelques moments de la vie d’un homme, pas d’un saint, la marche vers la lumière, le dépouillement. Il précise également qu’il y a eu plusieurs Foucauld, comme il y a eu plusieurs Philippe Pétain, et que le premier est parvenu à dépasser certains stéréotypes colonialistes de son époque, pour devenir un défricheur, un frère universel. Après s’être ainsi justifié, il commence son récit en rappelant ce lien entre Foucauld et Pétain, avec la scène introductive en 1880 : voici d’où vient le religieux, il fut un officier de cavalerie de l'armée française, il est sorti de Saint Cyr. C’est un homme de son époque. Après cette scène de six pages, le récit passe en 1916, pour les derniers jours de la vie de Charles de Foucauld, et sa tentation dans le désert. Comme pour le premier tome, la narration visuelle appartient au registre descriptif et réaliste. Pour la scène introductive, Martin Jamar nage dans son élément : une reconstitution historique dans avec uniformes, belles toilettes de soirée pour les dames, un magnifique bâtiment, etc. C’est un vrai plaisir pour le lecteur de pouvoir ainsi se projeter dans ces lieux, de suivre Pétain passer du bal en extérieur à l’atmosphère plus feutrée à l’intérieur, de prendre le temps de regarder la multitude de détails : les violons, les boutons d’uniforme, les décorations florales, le modèle des verres en cristal, les cageots de légumes, les plans de travail en cuisine, etc. Puis vient le temps du désert, des bédouins, de fort Motylinski, situé à Taghaouhaout, à cinquante kilomètres environ à l'est de Tamanrasset. En fin de tome, l’artiste remercie deux membres de sa famille pour leurs photographies d’Algérie qui l’ont aidé plus qu’ils ne le pensent. Beaucoup de sable à perte de vue, de ciel bleu et quelques dunes, mais pas seulement. Le dessinateur se montre tout autant investi dans la représentation des costumes, des harnachements des dromadaires et des selles avec leur tapis, des armes et bien sûr des sandales. Il représente avec le même souci du détail authentique les constructions et le fort Motylinski, ou encore la tente de la Damassine et le festin qui s’y déroule. Le lecteur sait qu’il regarde des visuels fiables sur le plan historique. Il observe des êtres humains normaux en train d’interagir. Il peut croire pleinement et sans réserve à ce qui lui est montré. Ces dernières semaines de la vie de Charles de Foucauld ne se limitent pas à une sortie dans le désert pour se confronter à la tentation de l’orgueil, à l’instar des quarante jours passés dans le désert par Jésus où il fut soumis à la tentation par le Diable. La vie de ce religieux s’inscrit dans un contexte historique : celui de confrontations entre tribus du désert, de la colonisation, de la cohabitation entre les Algériens et les blancs. La vie de cet homme est tributaire de la réalité géopolitique. Dans l’introduction, le scénariste indique qu’il a choisi de montrer un homme qui est parvenu à dépasser les stéréotypes de son époque : Charles de Foucauld parvient à mettre en œuvre la charité telle qu’elle est définie dans la théologie chrétienne, c’est-à-dire l'amour de l'homme envers son prochain en tant que créature de Dieu. Comme pour le tome consacré à Vincent de Paul, les auteurs ne font pas acte de prosélytisme, ils ne cherchent pas à convertir qui que ce soit. Ils souhaitent montrer un homme de Foi vivant conformément aux préceptes moraux de sa Foi, sans le dissocier de sa croyance. Ainsi, une fois passée la scène introductive à Pont-à-Mousson, Charles de Foucauld porte la bure blanche ornée du cœur surmonté de la croix. Il se livre à la prière à deux ou trois reprises. Il fait preuve de tolérance, de refus de combattre, d’acceptation des conséquences de s’en remettre à Dieu, d’amour envers son prochain quelles que soient son origine et ses croyances. Par ailleurs, lors d’une discussion avec Elizabeth Archer journaliste au San Francisco Chronicle, la discussion revient sur son parcours : cartes des pistes au Maroc (de par ses études et son investissement, il a étendu de plus de 2.250 kilomètres les itinéraires connus dans le pays), commentaires de poèmes touareg, éléments de grammaire sur le Coran, notes sur Les élévations sur les mystères, de Bossuet, dictionnaire français-touareg, etc. Ce à quoi, de Foucauld répond qu’on ne peut pas aimer son prochain sans le comprendre. Le lecteur perçoit donc d’abord Charles de Foucauld comme un officier, puis comme un moine itinérant dans une région désertique de l’Algérie colonisée, étant la proie de guerres entre tribus, et parfois contre la présence française. Puis, il le voit accepter le dialogue avec tout le monde, officiers de l’armée française, comme bédouins. Ce n’est qu’ensuite qu’il perçoit la tentation qui donne son nom au titre du récit. En réponse à une remarque de la journaliste, il répond qu’il reste une proie pour l’ombre, l’ombre qui danse, qui invite l’individu à la rejoindre, une ombre prête à l’engloutir. L’ombre des facilités, des leurres, de l’orgueil de la lumière fausse, une ombre qu’il doit affronter. Il décide alors de s’éloigner, de s’avancer dans le désert pour se confronter à des convictions qu’il ne peut pas maîtriser. Le voilà confronté à un mirage, ou à des hallucinations dans une scène de quatre pages, planches trente-et-un à trente-quatre, entre manifestation de l’inconscient et expérience mystique, les auteurs laissant le choix de l’interprétation au lecteur. D’un côté, celui-ci peut n’y voir qu’élucubrations induites par une forme d’auto-persuasion, ou un moment de grâce divine. Dans un cas comme dans l’autre, ce moment participe à décrire un individu animé par une Foi qui connaît le doute, et par voie de conséquence la remise en question, et ayant un comportement guidé par des valeurs morales admirables. Pour la deuxième fois, les auteurs ont réussi leur pari : mettre en scène un croyant digne d’admiration qu’on partage sa Foi ou non. Mettre en scène la vie d’un saint homme, ou même une partie de sa vie, voilà une gageure singulière, la proposition d’un récit générant des a priori irrépressibles, et les critiques qui vont avec, avant même d’avoir lu la première page. Comme d’habitude, le sérieux et la solidité de la narration visuelle de Martin Jamar désamorcent toute forme de moquerie ou de mépris, attestant de l’investissement d’un professionnel de très haut niveau. Ensuite, l’investissement de Jean Dufaux est indéniable : il a fait le choix de réaliser ce récit qui a de l’importance pour lui. Il s’en suit une lecture qui sort de l’ordinaire, qui ose mettre en scène un homme religieux, sans questionner le dogme qu’il vénère et ses pratiques, la réalité des actions guidées par une Foi, un être humain qui mérite le respect quelles que soient les convictions du lecteur.
Daredevil / Echo - Quête de Vision (Daredevil - Echo)
Que faire de ma vie ? - Ce tome regroupe les épisodes 51 à 55 de la série de Daredevil débutée en 1998. Il vaut mieux avoir lu Tranche de vide avant. Maya Lopez est sourde. Elle a revêtu pendant une courte période un costume et porté le nom d'Echo. Wilson Fisk l'avait envoyé se battre contre Daredevil et elle était tombé amoureuse de Matt Murdock. Avec ce tome, David Mack revient au personnage pour une histoire complète qu'il écrit et illustre. Sous la forme d'une introspection, Maya Lopez cherche sa voie. Elle se souvient de son père, des histoires qu'il lui racontait grâce au langage des signes quand elle était encore enfant. Elle se rappelle du temps qu'il a fallu pour que son entourage se rende compte qu'elle était sourde, et non pas attardé. Elle se remémore sa découverte des œuvres d'art picturales et du sens qu'elle leur a accordé. Elle repense à la manière dont sa surdité innée a façonné sa vision et sa compréhension du monde et de la question qu'elle se posait sur le son provoqué par les nuages ou par la queue d'un chien en train de remuer. En fait Maya Lopez est à un moment de sa vie où elle ne sait plus que faire. Sa liaison avec Matt Murdock est arrivée à son terme. Les liens qui l'unissaient à Wilson Fisk se sont révélés faux et artificiels. Elle décide donc de se rendre dans la réserve indienne où son père l'emmenait parfois passer quelques jours. Elle y retrouve un vieil indien, un homme médecine avec qui son père entretenait des relations amicales. Elle le retrouve à peine plus âgé que dans son souvenir et elle lui demande comment accomplir une quête de la vision, un rite de passage indien. David Mack est un créateur complet (scénario et illustration) qui évolue dans une classe où il n'y a que lui. Il a acquis une maîtrise sans pareille de tous les styles graphiques de l'esquisse la plus pure à la peinture abstraite. Il aborde des thèmes philosophiques et spirituels. Il marie les deux aspects de son art (histoire et illustration) dans une fusion où la forme compte autant que le fond et transmet également autant d'information. Son œuvre principale est la série Kabuki et parfois son génie produit des pages tellement denses en information, complexes en structure et intellectuelles que le lecteur peut se sentir perdu. Pour cette histoire, il utilise toutes ces techniques au service d'un récit accessible, sans rien perdre de sa profondeur. Il a franchi un nouveau palier pour atteindre un mode de communication qui n'appartient qu'à lui, mais qui est accessible à tous. Par contre, Daredevil n'apparaît que le tant d'une poignée de pages et les autres superhéros n'ont qu'un rôle secondaire (sauf Logan) ; il s'agit avant tout de l'histoire d'un moment charnière de la vie de Maya Lopez, jeune femme sourde et surdouée, artiste géniale. Je suis tombé en pamoison devant la beauté et la richesse de certaines pages. J'ai été transporté par cette quête de sens à donner à sa vie, de recherche de direction et de repères qui m'a éclairé d'un point de vue que j'ai trouvé valide et intelligent. Et j'ai été diverti par ce conte pour adultes qui ne repose ni sur la violence, ni sur la provocation, et encore moins sur une gratification sexuelle immédiate. David Mack déroule un conte, presqu'une légende dans laquelle une femme capable de tout faire, une artiste exceptionnelle, un individu qui a surmonté son handicap (sa surdité) au point de mieux comprendre son prochain que les bien-entendants ne sait pas à quoi utiliser tous ces dons. David Mack aborde des thèmes complexes sans jamais perdre son lecteur, ni paraître pédant ou présenter son point de vue comme une vérité universelle. Il traite de la manière dont le langage forme la réalité et la limite, de la transmission de sens des parents aux enfants, d'une approche du sens de l'histoire de l'art pictural, de la fonction des contes pour les enfants, de la forme des mythologies modernes, du développement intérieur de chacun, de la relation à autrui, de mes obligations d'être humain, des conséquences de mon agressivité, etc. David Mack ne révolutionne pas la philosophie, il ne propose une pensée unique miraculeuse, il donne à voir son cheminement intérieur, ses propres interrogations et l'orientation qu'il a donné à sa vie après avoir acquis une maîtrise quasi-parfaite des techniques picturales qui s'offraient à lui. Ces différentes thématiques s'imbriquent les unes dans les autres pour constituer un gestalt lumineux, intelligent et simple. Il n'y a finalement que lorsque qu'il satisfait à ses obligations contractuelles de lier son héroïne à l'univers Marvel que la narration retombe ; heureusement cela ne concerne que 13 pages. En fait aussi improbable que cela puisse paraître, seule l'apparition de Wolverine s'intègre harmonieusement au récit. David Mack est un créateur complet et ses illustrations racontent aussi bien les actions de Maya Lopez et les lieux dans lesquels elle évolue, que ses états d'âme, ses sensations, sa façon de penser, sa vision du monde et les sentiments qu'elle éprouve. David Mack est à l'opposé du dessinateur cherchant à épater le lecteur en étalant un catalogue de tous les styles qu'il sait imiter. Au contraire, chaque style n'apparaît qu'en fonction de la narration. Chaque style sert à évoquer un état d'âme, conjurer une ambiance, refléter l'état d'esprit de Maya Lopez. Il est facile de se focaliser sur les hommages à Picasso à Vincent van Gogh ou à Gustav Klimt. Mais il ne s'agit pas pour Mack de dresser un catalogue de sa culture picturale, il s'agit de montrer comment Maya Lopez a cherché à comprendre des langages autres que parlés en étudiant les arts. Chaque planche est une composition sophistiquée étudiée pour refléter un amalgame du monde extérieur et du monde intérieur de l'héroïne. Chaque page est d'une beauté confondante, chaque image apporte une myriade d'informations que le langage écrit est incapable de transcrire. C'est la raison pour laquelle (malheureusement, je m'en rends compte) ce piètre commentaire est incapable de faire honneur à cet incroyable voyage intérieur doté de visuels d'une richesse extraordinaire et d'une spiritualité intelligente, à mille lieux d'un new-age de pacotille. Je suis ressorti de cette lecture, plus intelligent et plus sensible à ce qui m'entoure, avec une proposition constructive et pertinente de quoi faire d'une partie de ma vie (proposition qui me parle et dont j'ai déjà pu apprécier la richesse). Merci monsieur David Mack.
Spider-Man - Bleu
Séduction graphique - Le tandem Jeph Loeb + Tim Sale s'est rendu célèbre pour avoir réalisé de mémorables histoires de Batman (par exemple Catwoman à Rome, même s'il s'agit plus de Catwoman). Après ces histoires chez DC, ils viennent mettre en œuvre leur magie chez Marvel. Cela donnera 3 histoires : Daredevil jaune (en 2001), Spider-Man bleu (en 2002) et Hulk gris (en 2003). Puis plus tard, Captain America Blanc (2015/2016). Peter Parker est en train de confier ses pensées à un magnétophone à cassettes. Il explique qu'il va parler de sa relation avec Gwen Stacy, et comment elle s'inscrit dans une thématique illustrant que dans sa vie les choses doivent vraiment se dégrader et empirer, avant de pouvoir s'améliorer. Tout commence avec une rencontre décisive contre Green Goblin (Norman Osborn) qui a appris l'identité secrète de Spider-Man. Fort heureusement, à l'issue du combat contre son ennemi juré, il est victime d'une amnésie qui lui fait oublier cette information cruciale. Peter Parker est encore à la fac et il cachetonne pour le Daily Bugle qui le paye à la semaine. Comme Peter tire le diable par la queue, il préfèrerait être payé dès ses clichés remis à J. Jonah Jameson. Peter va rendre visite à Norman Osborn sur son lit d'hôpital où il commence à se lier d'amitié avec son fils et où il rencontre une blonde sublime dans les couloirs Gwen Stacy. Dans l'ombre un de ses ennemis non identifié s'arrange pour libérer ou faire échapper plusieurs supercriminels, à commencer par Rhino (Aleksei Mikhailovich Sytsevich). Ah, oui, il y a aussi une rousse flamboyante, fille d'Anna Watson, un déménagement à New York et un copain qui s'engage dans l'armée pour faire quelque chose de sa vie, etc. Alors que pour Hulk et Daredevil, Jeph Loeb revenait sur les premiers épisodes de leur série respective, pour Peter Parker, il commence un peu plus tard. le combat décisif contre Green Goblin se déroule pendant les épisodes 39 et 40 de la série, publiés en 1966. Loeb se complait à évoquer cette époque du tisseur, en utilisant toutes les caractéristiques correspondantes, qui sont devenues autant de clichés au fil des années. Bizarrement, il évite de citer Betty Brant (l'amour précédent de Peter), certainement pour ne pas alourdir la narration. Si vous avez lu les épisodes originaux de cette période, l'aspect nostalgique confine au copiage, plus qu'à l'hommage. Contrairement à Jaune et à Gris, Loeb semble tellement impressionné et respectueux des originaux qu'il n'arrive pas à les dépasser pour leur donner plus de sens ou plus d'émotion, pour dégager une nouvelle thématique avec le recul des années. Loeb reprend la relation entre Parker et Jameson en l'état, sans la développer ou l'approfondir. Jonah est juste irascible et impatient devant ce jeune dans le besoin, mais rien de plus. Peter est de nouveau tiraillé entre la rousse et la bonde, comme l'écrivait Stan Lee, dépassé par la situation. Les ennemis croisés ont une personnalité aussi épaisse qu'une feuille de papier à cigarette. Et tout semble juste une resucée de l'original, avec la même fibre naïve un peu irritante, un peu enfantine. Par contre, Tim Sale s'est surpassé. Il écrit dans les brèves notes de fin de volume qu'il souhaitait retrouver l'élégance du trait de John Romita senior, tout en y incorporant son propre style. Et il a parfaitement réussi. Il capture le style graphique des années 1960, en particulier en copiant le style vestimentaire. Mais les personnages ont acquis une dimension supplémentaire qui les sort de la naïveté des illustrations de l'époque en leur conférant une part d'ombre suggérée. Comme à son habitude, Tim Sale adopte une mise en page aérée de 3 ou 4 cases par page en moyenne, pour pouvoir réaliser de plus grands dessins. Il insère évidemment quelques pleines pages, voire doubles pages, mais en nombre raisonnable : Spider-Man se balançant au bout de sa toile, Gwen en passagère sur la moto de Peter, Spider-Man en train de prendre connaissance de la une du Daily Bugle, la tête en bas à hauteur du kiosque de journaux, ..., et bien sûr celle que tout le monde attend, à savoir la première apparition de MJ déclarant : Face it, tiger. You've just hit the jackpot. Elle est absolument magnifique car elle combine cette innocence propre aux comics des années 1960, avec une présence extraordinaire et une sensualité torride. Certes, Tim Sale évoque avec talent l'élégance de John Romita senior pour les scènes en civil, et il capture un petit peu de la spécificité de Steve Ditko pour les scènes de Spider-Man en costume. Mais le vrai spectacle, les visuels irrésistibles sont ceux où apparaissent Gwen ou MJ, ou les 2. Il faut voir la subtilité avec laquelle il met en scène l'inimitié de bon aloi entre les deux, alors qu'elles rendent visite en même temps à un pauvre Peter alité par un bon rhume. Tim Sale renoue avec la sophistication des meilleures comédies romantiques de l'âge d'or du cinéma américain. Du point de vue du scénario, ce tome n'est pas le meilleur car Jeph Loeb reste trop fidèle au modèle original. Par contre du point de vue graphique, Tim Sale marie les styles de l'époque avec ses encrages un peu appuyés pour mettre en images une comédie sentimentale subtile et magnifique. Il transforme un scénario nostalgique à l'excès en un tour de force graphique au pouvoir de séduction ravageur.
Les Enfants de Sitting Bull
Mais désigner une victime, n’est-ce pas aussi grave que de la tuer ? - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, une biographie parcellaire du grand-père paternel de l’auteur. Sa première publication date de 2013. Cette bande dessinée est l’œuvre d’Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins, les couleurs. Elle est en noir & blanc et compte quatre-vingt-sept pages. Sur la photo : l’arrière-grand-père d’Edmond Baudoin. Il ne sait pas qui est la femme, pas la sienne. Son arrière-grand-père est morte jeune. C’est peut-être Son arrière-arrière-grand-mère ? Son grand-père Félix est né sous le règne de Napoléon III, en 1863. À la Trinité-Victor, près de Nice. Félix se souvenait d’avoir assisté à un passage de prisonniers de guerre allemands. La guerre de 1870. Il est mort à 96 ans, il avait 17 ans. Son père, veuf très tôt, avec une fille et deux garçons, savait bien mieux distribuer les coups que les caresses. Félix est allé à l’école, celle du curé, c’était la seule. Il a appris un peu de latin et la certitude que Dieu n’existe pas. Le reste du temps, il courait dans les collines avec des collets pour piéger les lapins. Et, pressé de quitter la maison familiale, il s’est engagé à Nice comme mitron chez un boulanger de la rue Pairolière. De temps en temps, tout en livrant, il faisait un détour par le port et ne se lassait pas de regarder les bateaux partir. Il avait 12 ans. À force de regarder les bateaux, il a fini par embarquer sur un voilier en qualité de mousse. Le père Jean Baudoin raconte la suite à ses deux enfants Piero et Edmond qui dorment dans le même lit : les mers, les océans, c’est immense. Les bateaux ont emmené leur grand-père sur la mer de Chine, la mer Rouge. Il a fait deux fois naufrage sur les côtes d’Amérique. Il sait qu’une fois c’était à Valparaiso, une ville du Chili. Ils ont peut-être remarqué la peau du visage de pépé, toute martelée de petits trous. C’est à cause de la variole. Félix l’avait attrapé à la Havane, à Cuba. Il a été attaché à un mât du navire pour qu’il ne se gratte pas. On lui donnait la soupe au bout d’un bâton pour ne pas être contaminé. Il a guéri tout seul. Avec son frère, Edmond écoutait Jean, leur papa qui leur racontait la vie de son papa Félix. Ils ne savaient pas si tout était vrai, ils n’osaient pas demander au grand-père, sa barbe blanche et ses yeux transparents les impressionnaient beaucoup trop. Mais, bien plus tard, ils ont fait des recherches, ils ont questionné des oncles et des tantes. Et la saga de Félix s’est confirmée, avec des compléments d’aventures encore plus extraordinaires. Leur grand-père s’est alors engagé sur un baleinier. Félix était jeune, léger et fort, il travailla donc dans les voiles. Et sur le baleinier on lui donna le poste de vigie. Il ne tua donc pas de baleines avec ses mains. Mais désigner une victime, n’est-ce pas aussi grave que de la tuer ? Les conditions de vie étaient infernales à bord et pour éviter les désertions, le baleinier n’accostait que dans les îles. Heureusement une grave avarie contraignit le navire à entrer dans un vrai port. Et presque tout l’équipage, dont Félix, se libéra. Pour ceux qui en ont déjà lu, ouvrir une bande dessinée de cet auteur contient toujours l’assurance de retrouver ses idiosyncrasies narratives, et de découvrir un récit totalement original et différent de toutes ses autres œuvres. Dès la première page (numérotée trois), il constate que ce bédéiste impose son approche de la narration mêlant texte et image, sans contrainte de devoir s’astreindre aux usages ou aux habitudes d’une bande dessinée. Cette page comporte une seule case de la taille de la planche, composée d’une photographie retouchée, celle de l’arrière-grand-père avec peut-être l’arrière-arrière-grand-mère, un pavé de texte en haut à gauche, six mots au milieu à droite pour situer la ville, et un dessin en bas à droite de La Trinité-Victor, apparaissant comme si cette partie se trouvait en-dessous de la photographie dont le coin aurait été déchiré. Chacune des deux pages suivantes se compose uniquement de deux cases de la largeur de la page avec du texte apposé en-dessous. Puis vient une peinture en pleine page, suivie par deux cases en noir & blanc réalisée à l’encre. Tout du long du récit, le lecteur découvre des mises en forme attestant de la liberté de narration de l’auteur. D’autres photographies : une prise devant la maison de Nice avec le grand-père Félix, le père Jean et les frères Piero et Edmond, une de Félix en tenue militaire de la marine des États-Unis en 1887, le bâtiment le Lancaster de la marine militaire, les documents américains du service de Félix dans la marine, une photographie de famille avec quinze membres de la famille Baudoin. De très belles peintures, en particulier des marines avec le navire sur lequel se trouve le grand-père à ce moment-là de sa vie et de très belles représentations vivantes de l’océan, une magnifique plage non loin de San Francisco lors du deuxième naufrage, un portrait de plein pied avec Sitting Bull et Buffalo Bill côte à côte, une vue à couper le souffle de Félix sur un hauban du pont de Brooklyn en cours de construction, une cérémonie indienne animée par Sitting Bull, etc. Régulièrement le lecteur éprouve le plaisir de découvrir une autre mise en forme pour mettre en valeur le moment correspondant : les dessins en noir & blanc à l’encre pour rendre compte de la représentation un peu vague du moment dans l’esprit des enfants, des représentations de type rupestre de bisons pourchassés par un cow-boy sur une grande plaine verte, un indien sur son cheval avec une parure représenté dans une veine expressionniste pour faire ressortir sa dimension sacrificielle, un fac-similé d’affiche pour annoncer l’arrivée du cirque de Buffalo Bill (Wild West and Congress of rough riders of the World), une case reprise d’une autre bande dessinée de l’auteur (Couma acò, 1991), des interprétations d’art des Premières Nations (La mue du hibou de Pitaloosie Saita, Ève et le serpent de Pitseolak Ashoona, À portée d’arc-en-ciel de Napachie Pootoogook, Oiseau aux ailes déployées de Lucy Qinnuayuak), une aventure de sept page de l’Inuit Rouge Gorge dessinée comme des pages franco-belge traditionnel. Avec le recul, le lecteur se rend compte l’artiste évoque ainsi comment l’art des Inuits a nourri ses propres représentations. Il a également utilisé une page de texte sans aucun dessin. Sous réserve qu’il accepte de tenter l’aventure de lire une telle bande dessinée oscillant entre texte illustré et narration d’une action en plusieurs cases, le lecteur découvre donc la biographie de Félix Baudoin, factuelle chaque fois que l’auteur a pu en vérifier la réalité historique, teintée de ses souvenirs de temps à autre. La vie de cet homme l’a amené à bourlinguer à partir de douze ans, à rencontrer Sitting Bull (1831-1890, Taureau assis ou Bison qui s’assoit), William Frederick Cody (1846- 1917, Buffalo Bill), et même à fonder une famille. Baudoin évoque rapidement sa vieillesse, la rencontre entre ce grand-père et John Carney (dont il a évoqué la vie dans Couma acò , 1991). Puis la bande dessinée continue sous la forme d’une page de texte dans laquelle l’auteur fait le constat que cette collection de faits ne peut pas rendre compte de l’expérience de la vie de Félix Baudoin : la réalité de son quotidien (par exemple les douleurs corporelles accompagnant de longues chevauchées, ou le froid et la solitude de nuits à la belle étoile), ni de ses actes. Cette histoire est trop didactique à ses yeux. Son grand-père n’a pas tué de baleines, mais il remplissait le rôle de vigie : désigner une victime, n’est-ce pas aussi grave que de la tuer ? Il a peut-être participé à des atrocités, contre les Indiens, violé des Indiennes ? Suit alors une deuxième partie de seize pages dans laquelle Edmond évoque une facette de son séjour au Canada : la découverte des arts des Premières Nations, sa rencontre avec Doreen Stevens, artiste algonquine de Kitiganzibi, la découverte de la région de l’Outaouais au Canada, du canton de La Vérendrye, d’une longue marche dans une zone naturelle, également évoquée dans Les essuie-glaces (2006). Puis il parle des pensionnats pour autochtones et des décisions de Duncan Campbell Scott, surintendant général des affaires indiennes du gouvernement, pour se débarrasser du problème indien. Enfin le lecteur découvre une aventure de Rouge Gorge, Inuit, défendant sa tribu contre les colonisateurs, à la manière d’une aventure de Jerry Spring, une forme de juste retour des choses, mais aussi une aventure en miroir pour montrer comment les vainqueurs accaparent le récit culturel. Comme à son habitude, Edmond Baudoin se lance dans une aventure narrative : cette fois-ci une biographie d’un membre de sa famille. Il fait preuve de rigueur en précisant ce qui relève des faits vérifiables, ce qui relève de la tradition orale de sa famille, ce qui relève de son ressenti. Il raconte visuellement cette histoire avec sa personnalité entière, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une bande dessinée traditionnelle, que parfois le lecteur pense plus à un texte illustré, mais la narration visuelle ne peut pas non plus être réduite à ça. Qu’il s’agisse de tableaux en peinture directe ou de cases qui semblent avoir été griffonnées à l’encre, les images disent beaucoup de chose, toujours porteuses du point de vue de l’auteur. Après s’être contraint à rester dans le domaine de la biographie pure, Edmond Baudoin fait le constat que le récit qui en découle est trompeur par omission, ou plutôt s’avère frustrant par ce qu’il ne dit pas. Il relate alors sa propre découverte du Canada et de l’histoire des Premières Nations dans laquelle son grand-père a joué un petit rôle, celui d’un aventurier comme tant d’autres. Le tome se clôt avec une bande dessinée d’aventure de sept pages, très premier degré, une inversion des rôles entre cow-boys et Indiens qui ne fait pas office de revanche basique, car il s’agit d’une inversion culturelle plus que de domination conquérante.
Brancusi contre États-Unis
Ils craignent la vérité que tu leur imposes. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première publication date de 2023. Il a entièrement été réalisé par Arnaud Nebbache, scénario, dessins, couleurs. Elle comprend cent-vingt pages de bandes dessinées. Fin 1906 ou début 1907, Constantin Brâncu?i travaille dans l’atelier d’Auguste Rodin à Meudon : il y étudie et il participe à la réalisation de moulage pour ses sculptures. Un jour, il est appelé par le maître dans le statuaire. Le sculpteur lui explique l’enjeu. Il lui demande de regarder ces statues de danseurs, d’observer, car il faut saisir le geste vrai. Saisir le geste au plus près de la vérité du mouvement. C’est la transition d’une attitude à une autre qu’il faut voir. Brâncu?i doit transmettre ce mouvement. C’est la relation du corps à l’espace qui l’environne. Il faut sentir l’air qui les entoure, inspirer. Il faut jouer avec la résistance de l’air, il faut le déplacer. C’est dans cet espace que la figure doit se déployer. Il faut sentir cet espace. Dans l’espace, la figure doit se révéler, s’élever, se brandir, s’envoler. C’est dans le ciel qu’il faut regarder. On ne peut pas faire de la sculpture en regardant la Terre. Il faut voir plus loin ! L’instant d’après, la figure est dans l’air. Alors, c’est l’air autour de soi qu’on sculpte. C’est l’air autour qui est la matière. C’est l’espace qui doit être sculpté. Après cette leçon à laquelle se sont joints les autres apprentis de l’atelier, Brâncu?i sort dans le grand jardin, avec un bras de statue sous le sien. Il y retrouve Edward Steichen en train de s’exercer à la photographie. Ils discutent ensemble. Le sculpteur se demande comment il peut s’accomplir dans son métier, caché derrière ce vieux chêne de Rodin. Son ami lui conseille d’être patient et moins arrogant. Rodin a sûrement encore beaucoup de choses à lui apprendre. Son interlocuteur lui répond qu’il est bien décidé à partir : dès qu’il trouve un atelier, c’est terminé. Vingt ans plus tard, en 1926, Constantin Brâncu?i se trouve dans son atelier : il se tient dans différents endroits pour se rendre compte de l’effet visuel de ses œuvres sous différents angles de vue. Il prend en photo son œuvre l’Oiseau dans l’espace. Marthe Lebherz, surnommée Tonton, entre dans l’atelier et lui demande ce qu’il cherche, à mitrailler le même oiseau depuis des heures : s’attend-il à ce qu’il s’envole ? Il répond qu’effectivement, il cherche l’envol, il cherche l’espace autour de l’oiseau. Cet espace autour qui lui permettra de prendre son envol. Il lui demande de se rapprocher et de danser pour lui, de danser autour de l’oiseau, pour lui montrer l’espace autour, pour lui montrer l’envol. Il lui explique que le vieux Rodin l’a bien fait lui. C’est l’espace qu’il sculptait avec ses danseuses. Il se souvient du nom qu’il donnait à ses dessins : Vol, L’envolée, Aviation, Aéroplane, Ardeur du ciel. C’est donc bien d’envol qu’il s’agit. Marthe lui répond que ça fait longtemps qu’elle ne danse plus assez, qu’elle n’a plus le talent. Elle lui suggère de demander à Lizica : elle est très douée, avec elle son oiseau s’envolera. Elle sort, Constantin s’assoit et considère ses œuvres. À New York, Marcel Duchamp contemple les gratte-ciels, en fumant une cigarette, pendant que les passants circulent autour de lui, et que le flux d’automobiles s’écoule. Il se rend à la galerie Brummer où doit se tenir une exposition des œuvres de Brâncu?i l’hiver prochain. Dans un premier temps, le lecteur peut être déstabilisé. L’auteur a fait le choix d’une structure narrative dans laquelle les passages consacrés à Constantin Brâncu?i en France tiennent plus d’importance que le procès aux États-Unis, auquel il n’est donc pas présent. Il vaut donc mieux que le lecteur soit familier de l’enjeu du célèbre procès Brâncu?i contre États-Unis pour pouvoir apprécier pleinement l’intention de l’auteur dans les passages qui précèdent l’ouverture des auditions, le procès ne commençant qu’en page quarante. L’enjeu porte sur une œuvre d’art intitulé l’Oiseau dans l’espace, une sculpture de plus d’un mètre de haut, mince, fuselée et polie comme un miroir. En apparence un objet manufacturé, mais présentée par son créateur comme une œuvre d’art. Ainsi chaque scène, relatant le procès ou relatant la vie de Brâncu?i, participe à éclairer une facette des questions soulevées par ce procès. Quels sont les critères pour juger de la notion d'œuvre d'art ? Qui peut être qualifié d'artiste ? Qui est juge en la matière ? Avec cet enjeu en tête, le lecteur se trouve plus à même de comprendre l’intérêt de certaines scènes. Par exemple, la séquence d’ouverture dans l’atelier d’Auguste Rodin (1840-1917) peut sembler ne servir qu’à établir la volonté d’indépendance de Brâncu?i, l’origine de son questionnement et de son travail sur la représentation du mouvement. Puis survient l’ellipse de vingt ans pour arriver directement aux prémices du procès. Cependant, cette scène montre également un travail de fabrication et de reproduction de parties de sculptures, par moulage, déjà une forme d’industrialisation et de reprographie d’une œuvre d’art qui perd ainsi son unicité. Dès la couverture, le lecteur peut avoir un aperçu des caractéristiques des dessins : pas de traits de contour systématiques, des contours qui peuvent comporter une part de flou dans la façon d’apposer les couleurs, un visage avec seulement un point pour les yeux, une bouche invisible derrière la barbe, mais des rides pour attester de l’âge de Constantin Brâncu?i (1876-1957), cinquante ans au moment du procès. La deuxième de couverture et la page en vis-à-vis accueillent une unique illustration monochrome, toute en ombre chinoise. Puis vient un dessin qui montre le sculpteur mettre le couvercle sur la caisse contenant l’Oiseau dans l’espace, pour son voyage transatlantique, vu en légère élévation : le sculpteur tenant le couvercle, la caisse avec la sculpture à l’intérieur, deux caisses fermées sur la gauche, une sculpture enveloppée dans du tissu avec une corde sur la droite, une longue scie, un marteau, une boîte de clous et deux planches, le tout sur un fond vierge tout blanc. En page sept, une grille de neuf cases de taille identique, disposées en groupe de trois sur trois bandes : des formes de statues de Rodin, une danseuse, avec un contour un peu imprécis et des couleurs qui ajoute à la difficulté de lire les formes. En page treize, les cases sont réalisées en couleur directe, sans trait de contour, avec une simplification des formes qui évoque par certains côtés des collages de papier découpé. Lors de la scène dans l’atelier entre Tantan et Tonton, le dessinateur passe en trichromie pour des contrastes très prononcés. Tout du long de l’ouvrage, le lecteur remarque ces effets esthétiques variés en fonction de la nature de la séquence : silhouettes caricaturées lors de la visite à la Galerie Brummer, cases sans bordure avec uniquement la robe de Lizica Codreanu en train de danser, page sans texte (vingt-six au total) ou avec un unique phylactère pour une dizaine d’autres, quelques dessins en pleine page, le sculpteur en noir & blanc avec un trait de contour plus gras au milieu de personnages en couleur pour faire ressortir sa solitude et sa déconnexion par rapport à son environnement, experts en train de déposer au tribunal sous forme de buste avec du texte rattaché uniquement par un trait sans contour de bulle et le tout sur fond blanc, Brâncu?i perché au sommet de son œuvre la Colonne sans fin ou Colonne de l'infini (inaugurée à Târgu Jiu en Roumanie), dessins en noir & blanc en page cent-deux pour la dernière lettre de Marcel Duchamp, bichromie pour la dernière séquence avec Brâncu?i assis sur une plage du Nord, etc. L’artiste sait jouer avec les formes de mise en scène, de découpage, de rendus, tout en maintenant une unité cohérente du début à la fin, remarquable. Le titre annonce donc l’objet : le procès qui a opposé le sculpteur au gouvernement des États-Unis pour la qualification de ses œuvres. Art ou produit industriel ? Le lecteur assiste donc aux dépositions et aux interrogatoires d’Edward Steichen (photographe et peintre) interrogé par maître Higginbotham, de Jacob Epstein (1880–1959, sculpteur américain), de Forbes Watson (rédacteur en chef de la revue The Arts), de Brâncu?i accompagné de Fernand Léger (1881-1955) à Paris, de Robert Ingersoll Aitken (1878-1949, sculpteur américain), de Thomas Hudson Jones (1892-1969, sculpteur), puis des secondes auditions de Steichen, d’Epstein, de Jones, et enfin du verdict du juge J. Waite. L’enjeu apparaît clairement : officialiser réglementairement le fait que l’art n’est plus figuratif mais qu’il a déjà commencé à explorer bien des territoires conceptuels très éloignés de l’Homme de Vitruve (1490) de Léonard de Vinci (1452-1519). Au cours des pages consacrées au procès, le lecteur sourit en voyant comment les avocats ont toutes les peines du monde à établir la légitimité des intervenants, à justifier que leur avis fait autorité dans le monde de l’art, et qu’ils puissent donc être considérés comme une référence incontestable permettant de statuer sur la nature de l’Oiseau dans l’espace. Cela peut lui faire penser à la manière dont certains artistes contemporains sont qualifiés de tels par des experts dont les intérêts peuvent parfois être plus pécuniaires qu’esthétiques. Par la force des choses, un lecteur du vingt-et-unième siècle connaît déjà le verdict et a pu contempler des œuvres d’art bien plus conceptuelles que la sculpture objet du débat : il sourit donc devant des propos réactionnaires sur l’art car ça fait bien longtemps que l’art s’est libéré des préoccupations représentatives et de l’imitation de la nature. Il relève également le nombre d’artistes fréquentés par Brâncusi lui-même : Auguste Rodin (1840-1917), Marcel Duchamp (1887-1968), Erik Satie (1866-1925), Fernand Léger (1881-1955), Alexander Calder (1898-1957, sculpteur et peintre), Emmanuel Radnitsky (1890-1976, dit Man Ray, photographe). L’originalité et la force de cette bande dessinée est de mettre en scène le sculpteur tout du long, de montrer d’où lui vient ce projet de montrer le mouvement, de le regarder s’interroger sur son art, de le voir considérer des objets fabriqués dans une usine et de les rapprocher de ses propres productions sondant ainsi la porosité de la frontière entre l’art et la production de masse, ou plutôt ce qui sera plus tard qualifié de design. Constantin Brâncusi est considéré comme ayant poussé l'abstraction sculpturale jusqu'à un stade jamais atteint ayant ouvert la voie à la sculpture surréaliste, ainsi qu'au courant minimaliste. Arnaud Nebbache raconte le procès qui a opposé le sculpteur au gouvernement des États-Unis, mais pas seulement. Il met aussi en scène l’artiste dans son quotidien, avec tout ce qu’il a d’extraordinaire, dans sa recherche artistique avec tout ce qu’elle a de pragmatique. La narration visuelle possède une forte personnalité, adaptée pour les dépositions presque dépersonnalisées, ainsi que pour les moments de la vie quotidienne et ceux de réflexion de l’artiste, avec une cohérence esthétique épatante du début à la fin, tout en faisant preuve de variété.
Locust
Cela faisait bien longtemps que je ne m'étais autant régalé sur un récit post-apocalyptique, genre usé jusqu'à la moëlle et dont je reste par nature toujours très friand. Cette fois le monde s'écroule pour un énième virus dont on ne connaitra jamais l'origine même si on peut la deviner dans l'Ancien Testament (sic) : les humains contaminés se transforment lentement mais définitivement en criquets géants à l'appétit démesuré... Comme bien souvent, le récit va se focaliser sur la destinée d'un homme tout à fait ordinaire dénommé Max, ancien marine devenu pécheur et vivant avec sa mère malade. Comme bien souvent, le récit va détailler le début du chaos par la métamorphose et l'attaque spectaculaire des contaminés puis la survie de Max qui va traverser des contrées hostiles pour sauver Stella d'une secte de fanatiques religieux, une enfant pour laquelle il s'est pris d'affection. Tout ceci rappelle effectivement La Route de McCarthy, le body horror de Cronenberg et n'importe quel récit d'anticipation "classique". Certes mais là où Locust crée la différence, c'est à la fois par le trait dynamique d'un prometteur Alex Nieto sous influence Mazzucchelli période Batman - Année Un (Year One) tant dans l'encrage que dans le choix des couleurs très sombres (voire trop par moments) mais également par le scénario dynamique de Massimo Rosi qui entremêle flashback et temps présent pour faire se rejoindre les deux périodes en un point convergent. L’ambiance est volontairement anxiogène et parsemé de nombreuses scènes d'action comme de tension en conservant du début à la fin un rythme parfait et haletant. Le lore n'est pas mis de côté malgré la brièveté du récit (les 220 pages permettent fatalement un développement moins conséquent qu'une série au long cours comme Walking Dead qui finissait par ne plus raconter grand chose de pertinent sur la durée) et on s'attache rapidement à Max en se préoccupant du devenir de la petite Stella, seule figure innocente d'un monde en ruines. Locust est donc un véritable coup de cœur qui réussit le pari d'être à la fois palpitant et émouvant. Une fois de plus, le plus grand danger ne vient pas forcément de la menace initiale mais des dérives humaines et religieuses. La fin répond à toutes les questions et attentes posées en cours de route et j'aurais apprécié quelques pages de plus pour développer cet univers sombre et violent (attention à certaines scènes bien dérangeantes). Un bien beau cadeau sorti de nulle part et en relation avec notre triste actualité (comportement post Covid, méfaits du puritanisme, menaces guerrières) que je relirais avec grand plaisir un jour de déprime.
La Rivière Empoisonnée
Séduction et gangsters - Ce tome comprend une histoire complète qu'il est possible de lire sans rien connaître au préalable des personnages. Il est en noir & blanc, écrit, dessiné et encré par Gilbert Hernandez (surnommé Beto). Les chapitres de cette histoire ont bénéficié d'une prépublication dans le magazine Love and Rockets 29 (mars 1989) à 40 (janvier 1993). Tout commence alors qu'un riche propriétaire prend conscience que Luba sa fille (encore nourrisson) n'est pas de lui. Il enjoint à sa femme de partir sur le champ avec sa fille et sa femme de chambre, pour rejoindre Eduardo le vrai père, un paysan pauvre. Maria finit par abandonner mari et enfant. Eduardo se met alors en marche (littéralement, à pied) pour aller retrouver sa mère Hilda et sa sœur Ofelia, à qui il finit par abandonner sa fille Luba. Peu avant ses 17 ans, Luba est remarquée par Peter Rio (un nom de scène), joueur de congas et imprésario du groupe, qui décide de l'épouser alors qu'il doit avoir une cinquantaine d'années. Peter Rio travaille aussi dans les affaires pour un certain señor Salas. Ce dernier est un trafiquant, mais aussi un homme aux convictions politiques affirmées. "Poison river" est un roman d'une grande richesse, dense et foisonnant sans être étouffant, et même fluide. Gilbert Hernandez a structuré son roman sur la base de la vie de Luba, et des personnages qu'elle rencontre. Il montre une femme dotée d'une très forte poitrine, de jambes un peu trop fines pour être jolies et harmonieuses (des mollets de poulet), qui aime les relations sexuelles, et qui est un objet du désir pour pratiquement tous les mâles qu'elle croise (à part les homosexuels). Il s'agit d'une grande adolescente qui devient adulte peu à peu dans un monde qu'elle découvre, qui lui offre le confort matériel, et même le luxe (avec un accès à la piquouse). Luba apprécie les relations sexuelles, même si elle doit en subir deux non consenties, mais qu'elle supporte comme faisant partie de sa vie. Peter son mari se révèle être un fétichiste (du nombril de sa femme), et même d'une autre nature (révélée dans le dernier quart du récit). le lecteur découvre également peu à peu que le choix de vie de Peter Rio est motivé par la relation difficile qu'il entretient avec son père Fermin. Gilbert Hernandez fuit le langage psychanalytique, préférant montrer plutôt que d'expliquer. Si le lecteur a conscience de cette dimension de la narration, il peut pleinement apprécier les séquences qui établissent progressivement la description de ce lien père / fils pas très sain. Toutes les relations sexuelles s'intègrent dans la vie affective et intérieure des personnages. Il n'y pas de scène gratuite juste pour le plaisir du voyeurisme. L'auteur reste dans le domaine de l'érotisme finalement assez soft, n'hésitant pas à dessiner la nudité frontale (homme & femme), sans gros plan de pénétration. Pour Hernandez, la vie sexuelle ne se limite pas au couple hétérosexuel, il y a également des couples homosexuels qui se font et se défont, les émotions des partenaires dictant leur conduite. La distribution comprend également des transsexuels qui sont montrés avant tout comme des êtres humains, intégrés à la société et y participant de manière normale et productive. Les rapports sexuels occupent une place dans le récit, mais n'en constituent pas l'épine dorsale. Comme dans les tomes précédents, les personnages sont au cœur du récit, leurs actes, les émotions, leurs motivations, mais toujours de manière incidente. Hernandez met en pratique qu'il vaut mieux montrer qu'expliquer dans un médium visuel comme la bande dessinée. Au fil de ces 180 pages, le lecteur devient familier d'un nombre conséquent de personnages, tous aisément identifiables visuellement. Luba occupe donc une place de choix, ainsi que ses 2 amis Lucy et Pepa (elles aussi portées sur l'héroïne). Au fil des pages, le lecteur aura le plaisir de faire plus ample connaissance avec Ofelia (et son dos douloureux), Antonio et Sabastian (2 hippies revendeurs de drogue), Hilda la grand-mère aveugle, Fermin Rio un vieux monsieur au caractère inflexible, Ortiz un officier de police corrompu mais réaliste, Gorgo un tueur à gages inflexible, Blas le joueur de saxophone, etc. Chaque personnage dispose de son histoire personnelle, de ses préférences et de son caractère que le lecteur perçoit de manière naturelle au travers de ses actions (par opposition à des expositions artificielles au travers de soliloques peu plausibles, ou de bulles de pensée factice, ou même d'un texte d'exposition pataud). Comme dans le récit précédent Human diastrophism, Gilbert Hernandez a choisi de se servir d'une toile de fond à base de polar, comme s'il n'avait pas assez confiance en la force de ses personnages pour porter le récit. Peter Rio trempe donc dans des affaires louches, prenant bien soin de ménager ses différents commanditaires, et de conserver sa place dans les transactions. Hernandez n'expose pas le détail de ses trafics ; il montre ses contacts téléphoniques et ses rendez-vous avec les gros bonnets, ainsi que l'aisance financière que cela lui procure (sans oublier ses relations avec son père, son sens des affaires avec le groupe de musique folklorique, ou en tant que gérant d'un club de transsexuels). Le lecteur a également l'occasion à plusieurs reprises de voir les affrontements se régler avec des armes à feu, et de voir des assassins professionnels à l'œuvre (dont un étrangleur très efficace). Le fait qu'Hernandez tienne à distance les affaires louches permet de conserver au récit un forme de plausibilité, un peu mise à mal par les assassinats et règlements de compte (dont 1 proche de la caricature). D'un autre côté, Hernandez possède des notions réalistes de ce qu'il décrit, en particulier en matière de shoot. Lucy et Pepa apprennent à Luba à se piquer entre les doigts de pieds pour ne pas laisser de trace visible de sa consommation. Toujours en prenant encore un peu de recul, le lecteur prend également conscience qu'Hernandez intègre une forme de courant social en toile de fond plus discrète. Ces trafiquants se préoccupent de lutter contre l'influence des communistes (le récit doit se dérouler dans fin des années 1950, début des années 1960, en pleine guerre froide) en Amérique Centrale, qui risquent de freiner leurs affaires. Le lecteur perçoit alors d'autres enjeux de nature politique, ayant une incidence directe sur la vie quotidienne des individus. Hernandez montre clairement que cet affrontement idéologique entre États-Unis et URSS se traduit par des échauffourées militaires sur des pays avoisinants, et l'arrivée de profiteurs de toutes sortes. Il met en scène une communauté de hippies venus s'installer pour vivre en amour libre et effectuer un retour vers la nature, grâce à des rentrées d'argent de provenance illégale. En conteur habile, Gilbert Hernandez tisse une tapisserie où chaque personnage s'intègre parfaitement et participe à la cohérence du tout. L'un des personnages les plus emblématiques en la matière est Blas, le joueur de saxophone du groupe de Peter Rio. Il fait partie de ces individus sans gloire et sans panache, sans attache, magouillant à droite à gauche, évoluant dans des milieux louches, tout en essayant de ne pas trop se compromettre, et de ne pas se faire bouffer par les gros requins. Il est un bon joueur de saxophone qui ne rencontre pas le succès, un intermédiaire assez futé pour s'en tirer, mais pas assez pour vraiment en profiter, un imposteur capable de berner le monde, mais pas sur des sujets importants. Il fait le lien entre la vie de musicien de Peter Rio, les autres membres du groupe, l'existence de groupuscules gauchistes armés, le trafic de drogues, les amants homosexuels, touchant à tout sans être omniprésent, toujours sympathique malgré ses magouilles. Pour ce récit, Gilbert Hernandez a choisi une approche un peu plus réaliste et peu plus détaillée dans ses dessins, avec une maîtrise grandissante du trait juste et élégant. En apparence, ses cases sont simples et faciles ; en réalité elles prouvent un art de la composition, avec uniquement des éléments graphiques utiles et nécessaires.
Ghost World
L'insoutenable légèreté de l'être - Il s'agit d'un comics paru en feuilleton de 1993 à 1997. Il est découpé en 8 chapitres. Il constitue une histoire complète, et indépendante de toute autre. Enid Coleslaw et Rebecca Doppelmeyer sont 2 copines inséparables de 18 ans qui se racontent tout et qui effectuent des sorties ensemble. Elles vivent dans une ville américaine indéterminée, très étendue, avec une densité de population assez faible. Il doit s'agit d'une période de vacances. Elles passent le temps dans leur chambre, dans la cafétéria du coin, à se promener. Elles fréquentent des individus qu'elles débinent systématiquement, dont certains très déconcertants (un ex-prêtre catholique s'adonnant à la représentation infographique d'enfants nus et ligotés). Leur occupation majoritaire semble bien être de critiquer tout, et tout le monde. En plus de leurs remarques acerbes et cyniques sur un humoriste, la presse féminine, etc., elles communiquent sous forme de vacheries avec Josh (un jeune adulte de leur âge travaillant dans une superette), Melorra (une copine se lançant dans une carrière de comédienne). Elles croisent Norman, un vieillard attendant un bus à un arrêt par lequel la ligne ne passe plus, Bob Skeetes un astrologue. Ghost world est un comics indépendant devenu culte et ayant même été adapté au cinéma (Ghost World, avec Scarlett Johanson). Il s'apparente à un court roman (80 pages) avec une forme graphique un peu bohème. Clowes n'utilise qu'une seule couleur, un bleu vert de faible intensité, sans être délavé. Chaque page baigne dans une ambiance crépusculaire, sans être vraiment glauque. La mise en page est assez dense puisque Clowes dessine de 6 à 10 cases par page. Dès les premières pages, il s'avère être un metteur en scène intelligent et compétent. Il réfléchit à chaque séquence de manière à rendre les dialogues vivants et à ce que les dessins servent à amener des informations complémentaires sur le plan visuel. Il utilise à la fois la variété des angles de prises de vue, mais aussi la profondeur de champ pour faire exister la ville, ou pour décrire l'intérieur des pièces d'appartement. Il travaille également sur les tenues vestimentaires très ordinaires (sauf peut-être les couvre-chefs d'Enid), et les coupes de cheveux (en particulier l'évolution de celle d'Enid). le style graphique utilisé relève d'un parti pris étudié : Clowes se situe entre un parti pris très réaliste, et une épuration des traits pour assurer une meilleure lisibilité des cases. Il ne cherche en aucun cas à en mettre plein la vue au lecteur, mais ce dernier a l'impression de se promener vraiment dans cette banlieue dépourvue de personnalité, de voir toutes ces personnes, chacune particulière avec leur forme de visage, leur tenue vestimentaire. Il n'est pas possible de rester indifférent à l'apparente banalité de chacun, ou au physique ingrat de quelques uns. Au fur et à mesure des chapitres, le lecteur peut prendre plaisir aux vacheries débitées par ces deux demoiselles. Mais il est vrai que leur vie respire l'ennui et la sourde angoisse du lendemain, l'entrée dans la vie active après le lycée. Elles ne semblent avoir aucun souci financier, aucun projet d'avenir, une culture contestataire superficielle, et toujours ce dénigrement lapidaire systématique à la bouche. Malgré la personnalité affirmée des individus qu'elles côtoient, il s'installe peu à peu un sentiment de vacuité terrible devant ces existences inutiles, tout juste taraudées par l'inquiétude hormonale de la sexualité. Elles vivent en vase clos, se confortant l'une l'autre de leurs certitudes et de leur dédain pour le reste de la race humaine (avec une exception passagère pour David Clowes, le double fictif de l'auteur durant 2 pages). Cet enlisement dans un cynisme de façade et une position morale supérieure finit par lasser et le lecteur se désintéresse petit à petit. Toutefois cet immobilisme n'est qu'apparent et petit à petit la relation entre ces 2 jeunes femmes va évoluer insensiblement. À partir de la moitié de l'histoire, la dynamique de la relation entre Enid et Rebecca commencent à subir doucement les contraintes du réel. Daniel Clowes s'intéresse plus à Enid Coleslaw (dont le nom forme une anagramme de celui de l'auteur) et à son besoin de trouver une autre posture existentielle dans la vie. Cette jeune femme très critique perçoit l'obligation de changement, mais refuse de renoncer à son besoin d'absolu. Elle est le jouet de son système de valeurs qui la conduit dans une impasse, tout en refusant de renoncer à ses idéaux, et en étant dans l'impossibilité physiologique de lutter contre ses flux hormonaux. Sa provocation ne suffit plus à faire face à la réalité. À partir de là, le positionnement d'Enid n'est plus seulement celui d'une jeune femme au seuil de la vie adulte. Clowes en fait lentement mais sûrement une personne à part entière qui se retrouve devant sa solitude, l'incommunicabilité, les valeurs qu'elle s'est choisies et forgées, et l'obligation de devoir vivre dans le monde qui l'entoure, alors que ses proches poursuivent eux aussi leur propre cheminement dans la vie. le dénouement du récit provoque une incroyable sensation d'achèvement, presque morbide malgré le renouveau qu'il annonce. Cette histoire en 8 chapitres propose de suivre de jeunes femmes très critiques, peu constructives, dans une période de leur vie charnière, sans être remarquable ou spectaculaire. Autant il est difficile de ne pas ressentir l'ennui profond qui est le leur, autant la position inconfortable d'Enid renvoie chaque individu, quel que soit son âge, à ses propres choix dans la vie, à ces convictions, à sa solitude, d'une manière aussi douce qu'impitoyable, dans une narration très poignante.
Comme un gant de velours pris dans la fonte
Comme une pomme de terre anthropomorphe - Il s'agit d'une histoire complète et indépendante initialement sérialisée dans les numéros 1 (août 1989) à 10 (février 1993) du magazine Eightball. Cette histoire est en noir & blanc avec des niveaux de gris, scénarisée et illustrée par Daniel Clowes. Clay Loudermilk se rend dans un cinéma porno de quartier et assiste à la projection d'un film nommé Like a velvet glove cast in iron dans lequel il semble reconnaître l'une des actrices. le film mélange des scènes de copulation avec des comportements déviants. Les quelques spectateurs ont également des comportements dérangeants. À la fin de la projection, un autre spectateur lui conseille de se rendre dans les toilettes et qu'il ne le regrettera pas. Il le fait et apprend où se situent les locaux de la maison de production de ce film. Il décide d'effectuer le voyage jusqu'à ladite ville pour en apprendre plus sur cette actrice. Il lui faut d'abord réussir à emprunter une voiture à un pote. Sur la route, il va rencontrer des individus très étranges. Ça commence par une pochtronne qui l'embrasse à pleine bouche, une paire de policiers qui le passent à tabac et qui lui font une cicatrice en forme de logo de Mister Jones sous le pied droit. Au fur et à mesure de son errance, il rencontre des individus de plus en plus particuliers soit physiquement, soit psychologiquement. Parmi les plus décalés il y a cette jeune femme en forme de pomme de terre anthropomorphe sans bras ni jambe, ce chien sans orifice, cette jeune fille qui dessine en fumant la pipe, ce monsieur aux implants capillaires inachevés, cet homme persuadé d'être sur le point de comprendre une conspiration à l'échelle planétaire, etc. Dès le deuxième page, le lecteur a plongé dans une vision du monde à nulle autre pareille, irrémédiablement décalée par rapport à ce qu'un individu de base considère être la réalité, et horriblement familière. Clay Loudermilk se rend dans un cinéma porno, il assume un comportement réprouvé par la société (mais permis puisque ces établissements existent, enfin existaient). le film qu'il visionne comprend une composante sexuelle mais plus dérangeante qu'excitante, parce que teintée par des images de soumissions et de régression infantile, avec des individus à la morphologie normale et un peu âgés (des quadras). le comportement des spectateurs est terrifiant, non pas parce qu'ils sont menaçants, mais parce qu'ils sont révélateurs de leur misère sexuelle, de leur écart par rapport à la norme sociale, de leur insécurité. En 3 pages, Daniel Clowes a plongé le lecteur dans un récit surréaliste qui joue sur les phobies et les angoisses de l'être humain, au travers d'une intrigue linéaire et divertissant. La narration permet au lecteur de se laisser porter de rencontres improbables en situations impossibles, grâce au fil conducteur simple qui est pour Clay de retrouver cette actrice. Au fur et à mesure des rencontres et des avanies supportées par Clay, Daniel Clowes matérialise des interrogations philosophiques et existentielles, au travers du comportement de ces individus bizarres. Parmi les questionnements, il y a bien sûr la perception de la sexualité, ou en tout cas de la relation sexuelle. Clay et ses partenaires d'un jour ou plus ont une attitude complètement déculpabilisé par rapport à ces rapports, tout en conservant une forte implication et un fort investissement émotionnel dans l'acte lui-même. C'est à la fois une activité totalement normale, acceptée et évidente, et à la fois une source de frustration. À chaque fois il y a satisfaction du besoin physique, et insatisfaction du besoin psychologique. Ce constat est rendu d'autant plus implacable par les illustrations qui ne cherchent jamais à rendre les choses jolies, mais pas non plus repoussantes. Si la composante sexuelle est prégnante tout au long du récit, elle n'est pas la seule, ni même la plus importante. Tout au long du récit, Clay est à la recherche d'une forme de compréhension, de mode de déchiffrage des événements qu'il subit, du comportement des individus avec lesquels il interagit. À travers cette collection de situations absurdes et impossibles, Daniel Clowes confronte son personnage à l'arbitraire de la réalité, à l'obligation d'une interprétation des phénomènes, à l'impossibilité de la compréhension (ou de la révélation au sens religieux du terme) par l'être humain limité par ses sens et son imperfection ontologique. Pour cette thématique, Clowes a choisi le dispositif classique du complot global et l'a perverti à son objectif narratif par le biais d'un gugusse inquiétant et obsédé par sa quête de vérité. Convaincu par sa certitude, il en devient fermé à toute autre possibilité d'interprétation, de signification, il s'enferme lui-même dans son erreur. Clowes utilise une solution graphique aussi simple qu'efficace pour mettre en image ce thème : une icône sur la base d'un smiley qui crée un leitmotiv visuel aussi absurde qu'inquiétant. Bien évidemment l'autre thème majeur est celui de l'altérité et l'incommunicabilité, couplé à l'universalité de certaines émotions. L'apparence grotesque des individus, leurs difformités anatomiquement impossibles sont autant de visualisation de la différence avec l'autre et de notre perception égocentrique de ce qui nous entoure. Par le biais de ces visuels surréalistes, Clowes matérialise la différence avec l'autre, la part de l'autre qui reste ineffable, inconnue, insondable, irréconciliable avec notre individualité, nos propres limites. L'aspect graphique est très facile à lire et réserve beaucoup de moments inattendus. Daniel Clowes déstabilise son lecteur par des images surréalistes, sans jouer la fibre du misérabilisme ou de l'horreur. Il dessine chaque difformité tératologique (physiologiquement possible ou on) comme si elle allait de soi. Clay et les autres personnages ne remettent jamais en cause ce qu'ils ont sous les yeux. Chaque individu présente une morphologie et un visage qui lui sont propres. Cet ouvrage est l'un des premiers créés par Daniel Clowes et il révèle un auteur déjà accompli qui utilise le surréalisme pour développer un point de vue construit et étayé sur le sens de la vie et la condition humaine. Il évite de recourir à des outils psychanalytiques (même si quelques images y font penser), pour rester dans un récit linéaire où chaque monstruosité n'est que l'apparence d'une différence étrangère au personnage principal, et pourtant acceptable.