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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Vincent - Un saint au temps des mousquetaires
Vincent - Un saint au temps des mousquetaires

La méchanceté est souvent une souillure qui recouvre bien des fragilités. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, mettant en scène Vincent de Paul (1581-1660). Sa première publication date de 2016. Elle a été réalisée par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins et les couleurs, et le lettrage a été réalisé par Joëlle François. L'ouvrage commence par une introduction d'une page, écrite par le scénariste en 2016, évoquant le fait qu'il s'agit avant tout d'une évidence, mais aussi d'un pari, d'écrire une bande dessinée mettant en scène un saint homme. Il se termine avec un texte de dix pages, illustré de crayonnés de Jamar, rédigé par Marie-Joëlle Guillaume, historienne, autrice de Vincent de Paul, un saint au Grand Siècle (2015). Elle évoque le temps des mousquetaires et le siècle des saints en plusieurs chapitres : la France au XVIIe siècle, Paris au temps de Louis XIII une ville et des personnages hauts en couleurs, Ce siècle a eu Vincent, L'odyssée du petit paysan des Landes, Saint-Lazare et compagnie, Les femmes à l'honneur, le secret de Vincent. Paris. Maison de Saint-Lazare. Avril 1643. Au petit Matin. Vincent de Paul, aumônier général des galères, est en train de prier seul devant l'autel de l'église. Antoine un adolescent arrive accompagné d'une jeune demoiselle et il lui fait observer que les prières de Monsieur Vincent sont de plus en plus courtes. Et ses journées de plus en plus remplies. Il craint qu'il ne se casse le dos à courir ainsi dans tout Paris. La demoiselle ajoute que ce qui l'inquiète elle, ce sont ces vilaines personnes qu'il fréquente. Vincent de Paul s'est relevé et il se dirige vers eux : aujourd'hui Antoine et lui se rendent chez Madame Marguerite-Claude, marquise de Magnelais, sœur du général des galères, Philippe-Emmanuel de Gondi. Monsieur Vincent vient solliciter un don de six mille livres pour acheter la liberté de Manon, une jeune prostituée de quinze ans. La marquise y consent avec quelques réticences, bien évidemment du fait de la somme, mais aussi de la consacrer à une prostituée. Monsieur Vincent se rend seul dans le quartier de la tour de Nesles en fin de matinée. Il s'assoit à une table d'une auberge, en face du chevalier d'Aubrac, proxénète. Il lui a apporté la somme dite, elle correspond au salaire annuel d'un maître de camp ce que fut l'homme. La discussion s'engage et Monsieur Vincent fait observer que son interlocuteur exerce un négoce qui le perdra, car il n'y a guère d'espoir dans la voie qu'il s'est choisie. Monsieur d'Aubrac lui expose les circonstances de sa vie. Sa mère est morte en couches. Son père l'a élevé seul. Il était de petite noblesse. Il l'a jeté dans l'armée. Ce n'était pas idiot. Par son nom, par quelques coups d'éclats dus à la jeunesse, il a gagné sa place de maître de camp. Et puis, une femme lui a fait perdre la tête. Elle avait un défaut, elle avait un mari. Il a tué le mari. Ses supérieurs l'ont chassé. Il s'est retrouvé sans le sou. Mais comme il plaisait aux femmes, il s'est laissé gagner par d'autres pratiques. Plus reposantes que la vie de régiment. L'introduction du scénariste est pile entre les deux yeux : elle établit clairement le défi de mettre en scène un homme qui a été canonisé, de trouver le bon dosage pour montrer l'importance de la Foi dans sa vie sans faire de prosélytisme, de montrer ses pratiques cultuelles sans tomber dans le catéchisme, de mettre en lumière en quoi ses croyances guident sa vie. Pour se lancer dans ce défi, il bénéficie de la narration visuelle impeccable d'un dessinateur avec qui il avait déjà réalisé Les Voleurs d'empires, tome 7 : Derrière le masque (sept tomes de 1993 à 2002), puis Double Masque, tome 1 : La Torpille (six tomes de 2004 à 2011). La reconstitution historique s'avère être d'une solidité impressionnante, montrant l'évidence de la présence des hommes d'Église dans la société de l'époque. Pour ce récit, les auteurs ne cherchent pas à réaliser une analyse sociétale, politique ou philosophique de la matérialité de la religion. Leur projet réside dans la mise en scène de cet aumônier au travers de ses actes, de ses interactions avec les autres, de son quotidien, pratique de la prière comprise. le lecteur pratiquant n'y trouve pas un moyen d'approfondir sa Foi, le lecteur athée n'est pas pris en otage par une apologie du saint homme. Monsieur Vincent agit en cohérence avec les préceptes de sa religion, à commencer par la charité. Cette bande dessinée s'ouvre avec une vue en élévation de la maison de Saint-Lazare, dans une reconstitution minutieuse et précise, réalisée sur la base d'une documentation solide et fournie. le lecteur peut passer rapidement à la case suivante, mû par le désir de découvrir l'intrigue, ou il peut choisir de savourer cette vue. Il découvre alors les bâtiments en pierre, leur architecture impeccablement reproduite, les toitures et leurs ardoises, les individus en train de s'affairer, les carrioles, une brouette, ainsi que les alentours tel un verger. Déjà lors de leurs précédentes collaborations, le scénariste avait loué les talents de Martin Jamar, son degré d'implication dans les recherches de référence, son application dans la reproduction exacte. le lecteur avait pu se projeter dans la reconstitution soignée des rues de Paris. Cette bande dessinée bénéficie du même savoir-faire et c'est un délice que de pouvoir ainsi visiter Paris en 1643, la Maison de Saint-Lazare, l'hôtel de Marguerite-Claude, marquise de Maignelais, aussi bien sa façade que ses salons, le quartier de la tour de Nesles, l'intérieur de la Maison Sant-Lazare avec son hospice et son réfectoire, les quais de Seine, le cimetière des Innocents, l'hôtel particulier de madame Marie Lumague, le campement de gitans le long de l'enceinte du palais Cardinal, les quartiers mal famés de Paris dont le quartier des Halles, l'hôtel d'Entragues, le quartier de Notre Dame, etc. Dans la planche cinquante-trois, le lecteur découvre une vue d'une étroite artère de Paris en élévation, dans laquelle un chariot s'est renversé, le cheval à terre. Ces deux cases et celles de la page suivante fourmillent de détails montrant les différents badauds, les petits métiers, la violence avec laquelle le cocher du carrosse du duc d'Entragues se fraye un chemin de force. C'est un véritable délice. Le dessinateur apporte bien sûr le même soin pour les accessoires de la vie de tous les jours, et pour les tenues vestimentaires. Ses personnages disposent de physiques réalistes, avec des formes de visages différentes, des barbes ou des moustaches pour les hommes, des coiffures différentes, etc. Les postures appartiennent à un registre réalise, sans exagération, avec un sens remarquable de la mise en scène, en particulier pour les scènes de groupe, ou les actions complexes avec des déplacements des uns par rapport aux autres. L'artiste réalise une mise en couleurs riche et dense, apportant des informations visuelles supplémentaires (par exemple un tableau dans un salon), sans pour autant supplanter les traits encrés. du grand art. le lecteur peut très lire chaque planche sans prêter une quelconque attention à toutes ces caractéristiques de la narration visuelle, sans même se rendre compte du volume d'informations qu'il absorbe ainsi. Très conscient des qualités de ladite narration, le scénariste se repose dessus pour pouvoir raconter une histoire consistante et roborative. La couverture laisse à penser que Monsieur Vincent s'apprête à se lancer au combat, prêt à frapper avec la croix dans sa main. le lecteur comprend vite que l'histoire repose sur l'élucidation d'un meurtre, celui de Jérôme, pensionnaire à la Maison de Saint-Lazare. Monsieur Vincent enquête à sa manière, posant des questions à ses interlocuteurs, certains venant le voir, d'autres chez qui il se rend. Il discute naturellement avec les uns et les autres, plutôt de manière naturelle, sans jamais que le récit ne prenne l'allure d'un interrogatoire formalisé. Cette démarche amène Monsieur Vincent à s'entretenir aussi bien avec des riches et puissants, qu'avec des manants et même des proxénètes, voleurs à la tire, ou va-nu-pieds, c'est-à-dire toutes les strates de la société dont il sonde le fonctionnement implicite. le mobile du meurtre n'est pas bien difficile à anticiper pour le lecteur, mais l'intérêt du récit se trouve ailleurs. Outre l'immersion dans le Paris du dix-septième siècle, l'intrigue permet de plonger dans l'Histoire, auprès de personnages comme le duc d'Entragues, Jean-François Paul de Gondi, et même le roi Louis XIII sur son lit de mort. le lecteur note deux scènes qui détonnent un peu par rapport à l'enquête : l'entretien entre Vincent de Paul et Jean-François Paul de Gondi, puis celui entre Vincent de Paul et le roi. Il se dit que Jean Dufaux en a profité pour évoquer une facette de l'époque qui lui tient à cœur. Il conserve cette idée à l'esprit lors d'autres conversations, au cours desquelles Vincent de Paul dit simplement ses convictions, sur le chagrin, sur la Providence, sur la beauté féminine, sur la méchanceté, sur les moments pénibles. Dans ces moments-là, le lecteur sent bien que Jean Dufaux dit son admiration pour ces valeurs, pour un individu capable de vivre selon de tels préceptes. D'un côté, le lecteur craint de tomber sur une bondieuserie ; de l'autre, il a déjà pu apprécier la qualité extraordinaire des précédentes bandes dessinées de ce duo de créateurs. Il se lance dans les premières pages et il retrouve toute la richesse des pages de Martin Jamar, la consistance de la reconstitution historique, la clarté de la narration visuelle, la nature organique de ce qui est montré. Il comprend qu'il s'agit d'une enquête de type policière dont le mobile est très classique, et dont le déroulement permet de rencontrer des individus issus de toutes les couches sociales. Il ressent rapidement l'implication de Jean Dufaux : ce récit lui tient à cœur et il ne l'a pas écrit pour faire plaisir à son artiste, mais plutôt il s'appuie sur ce dernier pour faire honneur à son ambition. Extraordinaire.

04/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Strip-Tease
Strip-Tease

Crotte de nez - Ce tome est l'œuvre de Joe Matt (1963-2023, scénario, et illustrations en noir & blanc). Il regroupe des histoires (pour la majeure partie en 1 page) publiées entre 1987 et 1991. Comme son titre l'indique, il s'agit du journal autobiographique de Joe Matt, dessinateur de comics et névrosé. La première page de ce journal porte déjà toutes les caractéristiques de ces entrées très personnelles. Elle s'intitule Ce que vous devez d'abord savoir sur Joe Matt. Elle comporte 32 cases dépourvues de décors avec des fonds noirs. Chaque case comporte une courte phrase avec l'illustration permettant au lecteur de déterminer l'interprétation qu'il doit en faire. Par exemple la deuxième chose que doit savoir le lecteur est "Voici comment il (Joe Matt) se comporte", et le dessin représente un jeun enfant (2 ans) avec sa couche en train d'agiter la main. La narration est donc portée par les brefs textes et les dialogues qui dictent la nature des dessins. Au fil des entrées, le lecteur découvrira également des trames narratives plus traditionnelles dans lesquelles Joe Matt raconte un événement particulier dans une narration séquentielle avec écoulement du temps et décors situant l'action. Cette première page permet également de découvrir que ce journal a pour personnage principal son auteur (ce n'est pas une surprise), mais qu'il ne sera pas un héros. Matt indique qu'il souffre d'un sentiment de culpabilité lié à son éducation religieuse, qu'il est pingre; que sa mère est folle (au sens clinique du terme de son point de vue), qu'il a horreur du sport, qu'il a un égo surdimensionné, qu'il est indécis, etc. La page du 24 février 1988 expose son addiction à la pornographie. Et les pages 22 et 47 ajoutent quelques informations supplémentaires telles qu'il ne repasse jamais ses vêtements et qu'il mange ses crottes de nez. Au 26 novembre 1987, il explique que sa vie n'a rien d'extraordinaire et que les faits saillants sont finalement très banals. Et pourtant Peep show est une bande dessinée que je relis régulièrement et qui me fait toujours autant rire à chaque lecture. Joe Matt a pris le parti de se moquer de lui-même et de faire rire à ses dépends de tous ses défauts, de toutes ses mésaventures. Il utilise un style graphique simplifié, un peu élastique, aux expressions faciales caricaturales. Effectivement pour chaque individu, sa propre vie n'a rien d'extraordinaire, puisqu'il s'agit de son quotidien. Toutefois la verve comique de Joe Matt rend même ses séjours aux toilettes (oui, il y a une page entière qui est consacrée à comment couler un bronze en étant le plus discret possible, page 65) devient un spectacle drôle et irrésistible. Dans la mesure où il décrit sa vie, le lecteur découvre également sa recherche artistique pour trouver un mode d'expression adapté à son projet autobiographique, ses essais pour améliorer son art, et il explique quelques unes des techniques qu'il emploie. le constat est que Joe Matt a un sens inné de la mise en scène, de la concision et du minutage pour tout transformer en spectacle. Et puis sa vie, toute ordinaire qu'elle soit, permet au lecteur de découvrir sa famille dans la banlieue de Philadelphie, son quotidien à Montréal, puis à Toronto, son amitié avec Matt Wagner (Grendel, Mage), Bernie Mireault (illustrateur de The Devil inside), Seth (George Sprott) et Chester Brown (Le petit homme, Vingt-trois prostituées). Du coup il y a quand même un aspect exotique (ou au moins touristique), ainsi que des détails intéressants sur la vie de ces autres artistes. Et la vie quotidienne d'artiste fauché de Joe Matt présente des particularités très exotiques pour le commun des mortels. Au fil des pages, il est possible de découvrir comment il fait pour vivre sans revenu régulier, sa déclaration de revenu pour l'année se montant à 700$ (avec la réaction ahurie de son frère). Mais le plaisir de lecture ne s'arrête pas à un humour politiquement incorrect et une forme d'exotisme social, ou à l'intimité sordide d'un individu pathétique. Joe Matt dispose d'une capacité surnaturelle à faire émerger les aspects les moins reluisants de la condition humaine, et à transcrire les relations interpersonnelles. À la fois il apparaît comme un individu unique et particulier ; à la fois ses petites névroses, ses insécurités et ses défauts sont celles de tout être humain. Et il peut aussi bien passer de blagues potaches sur les odeurs corporelles, qu'à la réaction des individus face à la mort, ou la complexité de la vie de couple (entre mesquineries manipulatrices quotidiennes, et chaleur de la relation). Or comme Seth et Chester Brown, Joe Matt construit ses entrées de journal sur le sujet, sans jamais utiliser la psychanalyse. Il illustre également l'incidence de la foi catholique de sa mère sur la façon dont il a été élevé, ce qu'il est devenu et le poids de la culpabilité inhérente à la religion (avec une page très drôle sur les différentes façons de faire passer le temps lors de la messe, page 41). Au fur et à mesure des pages, Joe Matt s'interroge également sur son art ; il explique que dessiner est sa vocation, qu'il ne sait faire que ça et que seule l'autobiographie l'intéresse. Certaines planches servent à mettre en abyme son interrogation sur la nature même de son activité. Il se dessine en train d'essayer de réaliser une nouvelle planche, sans aucune inspiration, ayant épuisé toutes ses anecdotes. Au 15 septembre 1988, il met en scène un critique d'art fictif lui rendant visite et mettant en évidence l'influence (et la source d'inspiration) majeure de Joe Matt : Robert Crumb. Contrairement à la règle de base du prestidigitateur, Joe Matt n'hésite pas à montrer l'envers du décor, à expliquer comment il construit ses pages autobiographiques. À la fois il explicite le fait que chaque page est une construction artificielle d'un moment de sa vie ; à la fois il met en évidence sa maîtrise des techniques narratives. À la fois il met en scène son manque d'aspiration ; à la fois il décrit au lecteur son processus créatif. Or à chaque page, le lecteur est pleinement absorbé par ce que raconte Joe Matt au point d'en oublier la forme. Mais quand Matt pointe du doigt une de ses techniques, le lecteur se rend compte qu'il vient de terminer une page remplie de petites cases qui lui donne l'impression d'avoir lu une nouvelle. le summum de cette technique est atteint page 39 où Joe Matt utilise une mise en page comprenant 12 lignes de 8 cases chacune, soit un total de 96 cases en une page (= l'équivalent d'une histoire normale de 12 pages). Ouvrir et plonger dans Striptease, c'est découvrir un auteur à l'humour décapant, découvrir un individu minable et mesquin, découvrir un être humain qui ressemble au lecteur. Joe Matt a réalisé 3 autres albums après Striptease : Les Kids, Le pauvre type et Épuisé.

03/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Peepshow (Le Pauvre Type)
Peepshow (Le Pauvre Type)

Confession - Le pauvre type est le deuxième tome autobiographique écrit et illustré (en noir & blanc) par Joe Matt. Il reprend le cours de sa vie là où il l'avait laissé à la fin de Strip-tease. Il contient les chapitres prépubliés dans les numéros 1 à 6 de Peepshow, entre 1992 et 1994. Ce tome commence avec une séance de masturbation de Joe. Trish rentre de ses cours et lui demande ce qu'il a fait de sa journée ce qui l'énerve instantanément dans la mesure où il n'a pas la conscience tranquille. Ils habitent ensemble dans la banlieue de Toronto. Joe Matt passe ses journées à glander sans avancer dans ses bandes dessinées, pendant que Trish poursuit ses études de graphiste. de temps à autre, il se rend à Toronto pour papoter avec Chester Brown et Seth, deux autres auteurs de BD canadiens. Il mate les filles dans la rue et remarque une superbe métisse qui par hasard va être amenée à travailler avec Trish. Au fil des semaines ses relations avec Trish se détériorent et il finit par prendre la décision de louer une chambre chez un couple de retraité à Toronto même. Il fait tout pour éviter l'autre locataire un peu envahissant. Il ne voit plus Trish qu'un week-end sur deux. Il rencontre un fan (joueur de basse dans un groupe de rock) dans un magasin de comics et il continue de fréquenter Chester Brown et Seth. Il peut enfin visionner ses disques de personnages, et se masturber à volonté, sans ressentir de culpabilité. Avec ces épisodes, Joe Matt abandonne les tâtonnements graphiques pour adopter une mise en page rigoureuse de 6 cases par page (3 rangées de 2 cases), avec une fusion de temps à autre de 2 cases d'une même ligne, ou de 4 cases. Sa façon de dessiner les personnages oscille entre un style très simple à l'image de sa personne sur la couverture, ou des expressions plus travaillées pour le visage. Il a abandonné les rendus plus simplistes qu'il utilisait dans ses premières planches. Il continue d'exagérer les expressions des visages pour accentuer un sentiment, le plus souvent à des fins comiques, le plus souvent à ses dépends. Parfois il détaille plus un visage pour le rendre un peu plus réaliste ce qui a pour effet de faire changer l'individu de registre : d'un personnage imaginaire, il s'incarne pour se rapprocher de son modèle réel. Sans créer de véritable hiatus, ce glissement dans le mode de représentation rend les comportements et les réactions affectives plus proches des nôtres, et fait baisser le capital sympathie des protagonistes. Cela accentue l'amertume et l'alacrité des relations. Matt a pris le parti de systématiser les décors dans plus de 80?s cases. Ils sont dessinés avec le même niveau de simplification que les individus, tout en conservant un bon niveau de détails. du coup le lecteur peut se projeter dans l'environnement de Joe Matt, observer les intérieurs dans lesquels il évolue, marcher à ses cotés dans la rue, se faire une idée des cafés qu'il fréquente avec Chester Brown et Seth, ou avec une amie. Coté autobiographique, Joe Matt a également franchi un palier. La première page le dépeint comme à la recherche à tout prix du plaisir physique en solitaire. Ce n'est pas seulement l'aspect régulier et organisé de cette pratique qui marque le lecteur, c'est aussi la volonté de Matt de se dépeindre sous son jour le moins favorable. Les quatre premiers épisodes constituent une longue enfilade de mise en avant de ses travers, sans rien qui vienne contrebalancer cette approche. Il s'installe donc un malaise assez désagréable à assister à la dégradation systématique de Joe Matt, par l'illustration de tous ses travers. Ce malaise est renforcé par la force de conviction de la narration. Oui Joe Matt est égoïste, pingre, égocentrique, asocial, dépourvu d'empathie vis-à-vis de Trish, mesquin, dépourvu d'assurance et de confiance en lui, geignard, indécis, profiteur, etc. À force le lecteur finit par ressentir une forme de dégoût engendrée par le fait qu'il est facile de reconnaître en soi chacun de ces défauts. Cette accumulation finit par mettre mal à l'aise du fait que l'apparence de Joe Matt incite à l'empathie, alors qu'il se dénigre page après page, sans que n'apparaisse ne serait-ce qu'une seule qualité. le lecteur prend de plein fouet le manque de pudeur de Joe Matt quant à ses imperfections, et le fait de se reconnaître en lui. Heureusement, en cours de route Joe Matt prend soin de faire dire à son personnage que son double de papier n'est pas vraiment lui. Il faut se souvenir que cette autobiographie, comme tout récit basé sur le réel, est avant tout une construction narrative. À ce petit jeu, Matt est très fort pour construire un double de fiction qui concentre toutes ses névroses, sans aucune qualité rédemptrice. Il effectue un travail de réflexion sur lui-même pour montrer tous les mécanismes affectifs qui lui pourrissent la vie, qui font de lui un être humain à la fois méprisable, et pitoyable, humain comme tout à chacun. Dans les deux derniers chapitres, Joe regagne de l'entrain avec l'espoir de lier une nouvelle relation amoureuse. le ton de l'histoire s'en ressent et l'humour reprend le dessus sur l'amertume. Il apparaît également que Matt a du mal à dépasser le besoin d'absolu propre à l'adolescence. Sa quête de la femme parfaite évoque l'individu incapable d'accepter la réalité, de composer avec le quotidien. Loin d'être un simple journal intime dessiné au fil de l'eau, Le pauvre type est bel et bien un roman graphique bénéficiant d'une construction littéraire élaborée. Joe Matt expose ses défauts divers et variés dans une chronologie basique, tout en décortiquant ses sentiments pour les montrer et exposer l'intensité de son mal être. À la fin du tome, le lecteur a ressenti ce mal être avec acuité et il se rend compte que Matt a été capable de transmettre ses tourments, sans jamais recourir à un langage psychanalytique. Il a réussi le tour de force peu commun de parler de sa vie intérieure avec honnêteté et franchise, de ses sentiments, sans jamais s'appuyer sur une théorie psychologique ou une autre. Derrière une apparence visuelle simple, des récriminations et des jérémiades incessantes, Joe Matt expose sa vie intérieure et parle de la condition humaine, avec une sensibilité un peu masochiste et une pertinence qui touchera tous les lecteurs (masculins qui se reconnaîtront dans ces atermoiements et ces questionnements). Les lectrices auront une vision peu flatteuse de la condition masculine. Joe Matt continue son exhibitionnisme dans Épuisé.

03/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Deadpool - Mercenaire Provocateur
Deadpool - Mercenaire Provocateur

Régressif & potache, avec de la violence qui tâche : du vrai Deadpool - Ce tome comprend les 13 épisodes de la série parue en 2009 et 2010, tous écrits par Victor Gischler. Deadpool s'apprête à s'écraser disgracieusement dans la Terre Sauvage à bord d'une minuscule capsule spatiale. Grâce à son pouvoir extraordinaire de régénération, il en ressort vivant, bien que complètement carbonisé. Il lui semble avoir devant lui un Tarzan blond à la Walt Disney, avec un gros chaton à ses cotés (il s'agit en fait d'une déformation due à la pool-o-vision). Le lecteur apprend alors que Deadpool a été engagé par l'AIM (Advanced Idea Mechanics) pour récupérer une arme bactériologique indéterminée dans la Savage Land, avant que les agents d'Hydra ne puissent mettre la main dessus. Une fois remis sur pied, il retrouve son contact agent de l'AIM : le docteur Betty Swanson. Au cours de ces 13 épisodes, Deadpool va mettre la main sur Headpool (comme le montre la couverture), il va croiser Ka-zar, se battre contre des dinosaures, se faire piétiner, dévaster une station spatiale, patauger jusqu'aux cuisses dans les marais des Everglades, se retrouver en caleçon à petits cœurs roses, bénéficier de l'aide de Brother Voodoo, endosser le costume de John Travolta dans la fièvre du samedi soir, passer quelques jours dans l'univers des zombies Marvel (terre 2149), trouver l'amour en la personne d'une femme folle de son corps, se recevoir un building sur la tête, chevaucher une superbe moto, etc. Incroyable, Victor Gischler a su trouver le bon dosage des ingrédients Deadpool pour raconter une vraie histoire qui soit également drôle, pleine de suspense, second degré, avec un peu de gore quand les katanas tranchent, un peu de titillation avec la pauvre Betty, et beaucoup, beaucoup de plaisir régressif. Victor Gischler sait parler aux fans de Deadpool. Ce dernier est indestructible grâce à son pouvoir de régénération. Il conduit des discussions entre sa personnalité et les deux autres voix qui habitent sa tête. Il y a quelques utilisations de la pool-o-vision, assez peu nombreuses. Il a une maîtrise peu commune des armes en tous genres, du katana à la mitrailleuse lourde (en passant par le rouleau de papier toilette). Il a un sens de l'humour à rebrousse-poil et il fait craquer les filles (enfin au moins une). Enfin il voit la réalité au travers d'un prisme déformant qui se révèle déconcertant et parfois satirique. Victo Gischler sait parler aux fans de l'univers Marvel. Au-delà de quelques personnages de deuxième et troisième ordres, il fait apparaître Antonio Rodriguez (Armadillo, mais si vous ne connaissez que lui). Il connaît par cœur la continuité de l'univers zombie. Il met en scène la rivalité qui existe entre l'AIM et Hydra. Seule sa version de Ted Sallis (Man-Thing) semble un peu trop éloignée du traitement habituel de ce personnage. Victor Gischler sait parler aux fans d'action avec plein de dinosaures, de zombies, de course-poursuite, de combats, d'échanges de coups de feu, de katanas, de hordes de barbares en furie, de volcans en éruption, etc. Victor Gischler sait parler à votre second degré avec un sens de l'humour qui joue sur plusieurs registres. Il va de références à d'obscures connaissances de geeks aux boulettes successives du chef de groupe incompétent de l'AIM. La dérision et l'auto-dérision règnent en maître. Deadpool ne se prend jamais au sérieux et se prend râteau sur râteau avec la très gironde Betty. La majeure partie des illustrations sont dessinées par Bong Dazo et encrées par José Pimentel. Rob Liefeld ne dessine que 11 pages, Das Pastoras dessine 3 pages, Kyle Baker en dessine 24. Jusqu'ici Bong Dazo (quel nom !) ne m'avait franchement pas impressionné. Ici, il se révèle parfait et minutieux. Il a un style un peu rond mais pas trop qui fait passer toutes les exagérations. Les encrages sont un peu appuyés mais pas trop pour donner de la substance et conférer de la densité. L'anatomie des personnages est parfois douteuse (la musculature défie les lois de la physiologie) mais sans trop distraire de la lecture. Les scènes un peu gores trouvent le juste milieu entre l'horreur et l'exagération comique. La tête de Deapool reste expressive bien qu'il porte son masque du début jusqu'à la fin. Betty Ross dispose de courbes généreuses et voluptueuses comme une scream-queen de luxe, mais sans être godiche ou potiche. Les tyrannosaures ont une dentition impressionnante et dégagent une vraie férocité. Chaque épisode dispose d'une superbe couverture d'Arthr Suydam, le peintre historique des couvertures des épisodes de Marvel Zombies. Chaque couverture constitue un pastiche d'une affiche de film telle que le Silence des Agneaux ou les Dents de la mer. Alors qu'en 2009 la multiplication des séries Deadpool s'accompagnait d'une dilution et d'une diminution de la qualité, Victor Gischler nous offre un scénario dense, sans temps morts avec des scènes d'action grand spectacle, un personnage principal sans concession et très à coté de la réalité, avec des illustrations en parfaite osmose. Après cette maxisérie, Victor Gischler a créé le Deadpool corps (le club des cinq), 5 fois plus de Deadpool pour 5 fois plus de délires mortels.

02/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Amatlan
Amatlan

Rien ne finit, ça devient autre chose. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, le récit d’un voyage de l’auteur au Mexique. Sa première publication date de 2009. Cette bande dessinée est l’œuvre d’Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Elle est en noir & blanc et compte quatre-vingt-quatre pages. À Paris, le 30/10/2007, un dessin en pleine page : un homme debout nu contemple une femme allongée, nue également. Le cinq décembre 2007, au Mexique, à Amatlán, le jardin, vu de l’intérieur de la maison, les feuilles de lierre sont en fer forgé, derrière se trouvent une cour et un arbre. Le même jour, dans cette cour, deux chiens, un jaune et un noir, dorment au soleil. Le chien jaune a les yeux très bleus, avec une pupille noire au milieu, le souvenir d’un ancêtre du Grand Nord. Le même jour, la vue depuis la terrasse de la maison, deux vautours tournent là-haut, au-dessus des montagnes. Suit une représentation réalisée le lendemain, de la maison vue de la route pavée : elle se trouve à l’extrémité d’une allée, au milieu de la végétation. Toujours un dessin en pleine page : l’intérieur de la maison, il ne faut pas marcher pieds nus, il y a des scorpions. Un dessin d’église : Edmond indique qu’il est au Mexique puisqu’il dessine une église mexicaine, l’église Santa Maria à Tepoztlan, le six décembre 2007. Dans cette ville, il rencontre un Italien dans un café : il s’appelle Andrés, il vit ici. Ils se parlent, Edmond lui dit qu’il fait de la bande dessinée. Son interlocuteur lui répond qu’il y en a un qui vient ici tous les étés, un auteur comme lui. Qui ? Golo. Qui ? Golo ?... Edmond n’en revient pas : son ami Golo, parisien et égyptien, bientôt mexicain, ici ! Première promenade dans la montagne qui est derrière la maison le sept décembre 2007. Désir de voir, d’aller là où tournent les vautours, dans leur paix. Zapata s’est caché ici. De la vallée montent des hurlements qui n’ont pas de pauses, les aboiements des chiens, beaucoup de chiens, errants aussi. Peut-être qu’en bas, les hommes silencieux crient leurs misères à travers les gorges des chiens ? Le soleil se couche, il faut redescendre. Le lendemain, Edmond fait la connaissance de Manuel, Anne, Juan Pablo. En son for intérieur, il s’interroge. Encore une fois un livre. Encore ?... Un carnet de voyage ? Il est assis dans un jardin, quelque chose comme un jardin. La couleur dominante est celle de la brique, du beige aussi avec des taches vertes. On est environ à 1.700 mètres d’altitude, début décembre, il fait doux. Il y a des arbres dans ce jardin, des ciruelos, une espèce de prunier dont les fruits ont le goût des oranges, un peu, avec un gros noyau. Deux maisons se font face, dans celle qui est dans son dos il y a Anne, Anne écrit pour plusieurs journaux français. Devant, il y a celle où il loge avec elle, elle c’est Neige. Il l’entend rire avec Magali dans la cuisine. Magali donne des cours de philosophie dans une université à Cuernavaca. Qu’il soit familier de l’écriture d’Edmond Baudoin, ou qu’il le découvre avec cet ouvrage, le lecteur éprouve vite une forme d’accoutumance à la forme très libre de sa narration. Le récit commence sous la forme de dix illustrations pleine page, avec une date (celle à laquelle elle a été réalisée), un court texte explicitant ce qui est représenté. Le lecteur comprend que l’auteur a réalisé ces dessins sur le vif, parfois au pinceau, parfois à la plume. Il s’agit d’images descriptives où le lecteur peut reconnaître ce qui est représenté, avec un degré de précision variable, jamais avec un aspect photographique, que ce soit dans la précision ou dans le détail. En planche six, l’artiste s’attache à détourer chaque élément présent dans la grande pièce de la maison, mais avec des traits irréguliers, sans texture, et presqu’aucune ombre portée. En planche quatre, il reproduit l’impression que donnent les arbres devant la montagne, avec des traits de pinceau appuyés pour reproduire l’effet de silhouette de ces éléments, sans aucun détail sur l’intérieur des surfaces qu’il s’agisse des feuilles ou des troncs. Dans les pages suivantes, à une ou deux reprises, les images s’avèrent être composites associant deux ou trois éléments issus de prises différentes, encore accompagnées d’un texte soit laconique soit composé de plusieurs paragraphes. Ce n’est qu’à partir de la planche vingt-six que le lecteur découvre des compositions plus classiques de cases alignées en bande, la plupart avec une bordure de case, le temps de six pages. Puis revient le mode en illustration accompagnée d’un texte. Edmond Baudoin choisit la forme et la composition de chaque page comme bon lui semble, au gré de sa fantaisie. En tout cas, dans un premier temps, le lecteur se dit se dit que l’auteur suit l’inspiration du moment. Mais s’il a lu d’autres ouvrages, il sait qu’en fait Baudoin compose bel et bien chaque ouvrage, peut réaliser plusieurs brouillons d’une page, tout en s’accordant une liberté totale, sans se sentir contraint de respecter une attente implicite du lecteur sur un format de cases disposées en bande. L’effet ne s’apparente pas à celui d’une bande dessinée et déstabilise dans un premier temps car le lecteur ne retrouve pas l’effet de la régularité de disposition des cases, ou l’interaction attendue entre phylactères et images, et dans le même temps ce n’est pas un texte illustré, ou des images commentées. C’est une sensation de liberté peu commune en bande dessinée, à la fois des images et des mots sur des pages rectangulaires, à la fois quelque chose d’inattendu, d’impossible à anticiper à chaque découverte d’une nouvelle page. Même un lecteur familier de l’artiste se retrouve surpris. Tout d’abord en planche 18 quand il comprend qu’il lit les mots de Neige, Edmond ayant fait participer sa compagne : elle raconte son état d’esprit quand Edmond souhaite qu’elle vienne danser avec lui sous les yeux des villageois à une fête, et qu’elle ne se laisse pas convaincre. De la planche trente-six à la planche quarante-trois, le texte n’est plus manuscrit, mais en caractères d’imprimerie, Neige évoquant en prose le viol dont elle a été la victime et son incidence sur sa relation avec Edmond, les images devenant effectivement une illustration sur le bord, les planches quarante et quarante-et-un en étant même dépourvues. Pour autant, l’esprit du lecteur a eu le loisir de s’habituer à la malléabilité de la narration et il se lance dans ces pages de texte avec plaisir, sans même songer un instant à renâcler parce que ce n’est pas de la BD. En planches onze et treize, l’auteur développe un texte de plusieurs paragraphes dans lequel il s’interroge sur ce qu’il est en train de faire, sur la nature de son récit, de son ouvrage. Un carnet de voyage ? Encore une fois un livre… Pour dire quoi ? Le chemin ? Son chemin ? Le lecteur ressent au fil des pages que l’auteur n’agit pas par automatisme, qu’il ne se contente pas de raconter ce qu’il voit, ce qu’il ressent, sa façon de vivre sa relation avec sa compagne Neige. Il s’interroge sur la première planche avec l’homme et la femme nus, puis découvre ces images qui montrent les lieux qui entourent Edmond Baudoin, comme croqués sur le vif, mais en fait montrant ces endroits avec sa sensibilité, sa subjectivité. Il se dit d’ailleurs que le narrateur a opéré un choix dans ce qu’il montre, dans ce qu’il représente, que sa subjectivité s’exprime également dans ce qu’il a retenu pour être montré, qu’un autre auteur aurait fait d’autres choix, aurait montré d’autres lieux, ou les aurait montrés d’une autre manière. De ce point de vue, le récit s’apparente bien à un carnet de voyage, avec les lieux du quotidien, avec un peu de marches, de voyages qui s’apparente à du tourisme, mais à l’opposé de celui de masse. Le lecteur voit ces paysages par les yeux de l’artiste, et il perçoit que celui-ci est attaché à rendre compte de ce qu’il voit, pas à plaquer une conception préalable sur ce qu’il découvre. Cela donne un carnet de voyage très personnel. Toutefois, ces pages ne peuvent pas être réduite à un carnet de voyage à Amatlán et dans ses environs, parce qu’Edmond Baudoin raconte également sa relation avec Neige. Il le fait en assumant sa subjectivité personnelle, en la faisant ressortir. Il ne présente jamais ses pensées comme une vérité, mais bien comme sa perception des choses, de cet être humain qui n’est pas lui, de ses projections. Dès la planche treize, il indique explicitement qu’il a soixante-cinq ans lors de ce voyage, et que Neige en a trente. Il a une conscience aigüe à la fois de la transgression que cela constitue vis-à-vis des conventions sociales, sans développer le pourquoi desdites conventions, et de son désir pour elle. Il n’insiste pas particulièrement pour son respect pour elle, mais le lecteur qui déjà lu d’autres bandes dessinées abordant le sujet de ses relations avec la gent féminine, connaît à la fois son pouvoir de séduction, à la fois son respect absolu du consentement. Il ressent qu’Edmond ne veut en aucun cas mettre en œuvre une quelque forme d’ascendant que lui donnerait son âge sur elle. Le lecteur comprend que dans ces conditions l’auteur ait souhaité donner la parole à Neige, qu’elle ait pu exprimer son point de vue, ses ressentis, qu’ils figurent dans l’ouvrage. Cet aspect-là de la bande dessinée est traité avec une rare sensibilité : l’auteur se met à nu avec une honnêteté totale, tout en préservant une pudeur qui évite au lecteur de se sentir de trop, ou de devenir un voyeur. Cet album est également un carnet de voyage vers l’autre dans une relation amoureuse, dans toute sa singularité, et dans le même temps dans tout ce qu’elle peut avoir d’universelle, avec exécution d’une rare beauté. Une bande dessinée d’Edmond Baudoin de plus… Et c’est déjà beaucoup. Un carnet de voyage à nul autre pareil, dans lequel la sensibilité de l’auteur s’exprime dans chaque dessin, chaque phrase, chaque construction de page. Un voyage géographique en dehors des sentiers battus, avec une perception du quotidien et des paysages qui n’appartient qu’à cet auteur. Également un voyage amoureux, une relation fragile, délicate, difficile à faire accepter aux yeux des autres, et même aux yeux de l’auteur, avec une exigence de soi pour ne pas profiter de son charme et de son âge, ne pas abuser d’une forme d’ascendant, construire un consentement réciproque entre deux êtres uniques.

02/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Thor - Au nom d'Asgard
Thor - Au nom d'Asgard

Jeu mythologique - Ce tome regroupe les 6 épisodes de la minisérie parue en 2010/2011. Il s'agit d'une histoire complète, indépendante de la continuité de Thor, et dépourvue de superhéros. Robert Rodi (scénario) et Simone Bianchi (illustrations) racontent une histoire se déroulant sur Asgard, avant que Thor ne devienne un superhéros, avant qu'Odin n'ait perdu son œil. Odin a délaissé son trône en Asgard pour accomplir un voyage dont le but sera révélé au cours du récit. Il a installé Thor sur le trône pour assurer l'intérim. Ce dernier doit faire face à des insurrections, au sein d'Asgard, des peuples des 8 autres mondes qui se rebellent contre le pouvoir central des Asgardiens. L'histoire commence avec le récit d'un combat contre des géants de Jontunheim. Pour gagner la partie, les Asgardiens doivent se résoudre à tuer des civils, acte qui entache fortement la victoire. de retour au palais royal, Thor se retrouve partagé entre les conseils de Tyr (dieu de la guerre) qui prône une répression armée, et ceux de Sif qui souhaite tout négocier. Il doit également statuer sur une solution au problème d'Idunn : les pommiers dont les fruits assurent l'immortalité des dieux ne fleurissent plus du fait de l'hiver sans fin qui s'est installé sur Asgard. Pendant son sommeil, Thor est visité par l'âme de Balder dont il n'arrive pas à saisir le message. Enfin il est devenu incapable de soulever Mjolnir. Après l'excellent Loki (en 2004, illustré par Esad Ribic), Robert Rodi écrit un deuxième récit pour Thor, cette fois-ci sans aucune référence à sa carrière superhéroïque. le pauvre Thor est donc à la tête de l'un des 9 mondes nordiques et il doit faire face à plusieurs formes de séditions, ainsi qu'à son obligation d'accomplir des actes peu héroïques pour maintenir l'ordre. Il a le soutien de Frandall, Hoggun et Volstagg qui ne jouent qu'un rôle très mineur dans ce récit. Balder est mort, tué par Holder (Höld) comme le veut la légende, du fait de la malice de Loki. Et un dieu non identifié sème la zizanie en catimini. Rodi embrasse sans retenue la mythologie nordique assaisonnée à une forme de société moyenâgeuse. le lecteur habitué des comics de Thor reconnaîtra aisément les dieux habituels. Toutefois l'approche graphique de Bianchi transforme ces personnages aux costumes colorés en des guerriers issus d'une culture brutale. Thor est habillé de son costume conçu par Jack Kirby (sans l'armure ajoutée par Olivier Coipel dans Thor renaissance). Mais sous le pinceau de Bianchi, le casque ailé est ornée d'une tête de mort finement ouvragée sur le devant, la boucle de ceinture devient énorme avec un masque hurlant, les bottes s'ornent de fourrure, la cape est également bordée de fourrure. Thor devient un guerrier viking à la musculature impressionnante, à la présence imposante, au port altier. Chaque Asgardien dispose d'une tenue particulière aux décorations différentes. C'est un plaisir à chaque page que de détailler chaque personnage et son accoutrement. le lecteur découvre des individus plus grands que nature, empreints de majesté. Certains sont emportés par des combats brutaux et chevaleresques ; d'autres se sont lancés dans une quête épique, sur un chemin semé d'embuches fantastiques. Les qualités d'illustrateur de Simone Bianchi sautent également aux yeux pour chaque décor. En plus de l'encrage traditionnel délimitant les contours des formes et figurant l'ombrage, il utilise des lavis pour donner de la texture à chaque surface. Il est aidé dans cette phase du dessin par Andrea Silvestri pour les épisodes 3 à 6. Cette technique transforme les illustrations en leur donnant une densité peu commune, sans pour autant les surcharger. le travail de mise en couleurs de Simone Peruzzi utilise une palette éloignée des couleurs vives des comics pour tons plus chauds et plus sombres, avec une accentuation de la lumière mordorée qui baigne Asgard. Chaque lieu baigne dans cette lumière qui transforme l'atmosphère en lui conférant un soupçon d'irréalité parfaitement adapté à ce royaume des dieux nordiques. Bianchi dépeint avec minutie les aménagements d'Asgard en s'attardant aussi bien sur l'architecture du palis et des bâtiments, que sur les matériaux utilisés pour édifier ces constructions. le hall de célébration de Valhalla est aussi imposant que chaleureux. Et il illustre avec la même intelligence les scènes en décor naturel, avec des forêts fleurant bon l'abondance de l'été, ou les pleines enneigées en proie à la rigueur de l'hiver. L'implication et la conscience professionnelle de Bianchi s'étend également à tous les accessoires qui bénéficient du même degré de personnalisation que le reste, qu'il s'agisse du trône de Thor, de la table d'une taverne, des armes ouvragées, ou même d'un simple gobelet. Et pour parfaire le tout, le niveau de qualité des illustrations est identique du premier au dernier épisode. Bianchi, Silvestri et Peruzzi gardent le même niveau d'implication et de qualité du début jusqu'à la fin. Il semble que Robert Rodi ait une affinité toute particulière avec les récits mythologiques. Il sait entortiller le lecteur autour de la notion de changement à la fois inéluctable, et à la fois révocable car tout reviendra à son état habituel de manière cyclique. Encore que dans ce récit, le lecteur n'apprend finalement pas l'identité de celui qui sème la zizanie, et il n'assiste pas non plus au retour d'Odin sur le trône. Il s'amuse avec le fait que les mythes se présentent dans plusieurs versions du fait de leurs sources disparates ; c'est ainsi qu'Odin fait observer que Jord est également connue sous les noms de Gaea et Erda, sans que l'un ou l'autre soit plus exact que les autres. Finalement Rodi indique clairement que l'enjeu du récit ne se trouve pas dans sa résolution puisque tous ces changements s'inscrivent dans des cycles revenant à l'état intérieur. du coup la narration de Robert Rodi est à prendre au second degré pour sa capacité à mettre en scène les composantes de la mythologie nordique et à leur insuffler de la vie. Il s'empare de ces récits pour faire vivre les personnages en respectant leur histoire, et en effectuant des observations aussi bien sur le droit des minorités, les différences culturelles et l'intérêt commun. Or le plus fort, c'est qu'au premier degré les péripéties, les affrontements et les enjeux sont également prenants et divertissants. Robert Rodi et Simone Bianchi proposent une aventure de Thor avant qu'il ne devienne superhéros, mais déjà à l'âge adulte, bien enracinée dans la mythologie nordique, avec des visuels magnifiques, une intrigue pleine de suspense (qui laisse quelques questions en suspens à la fin) et des réflexions sur la nature même de la mythologie. Robert Rodi continue de jouer avec Thor et Asgard dans Les retrouvailles (2011), puis dans La saga des Déviants (2012).

01/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Thor - Loki
Thor - Loki

Mythologique - Cette édition contient les 4 épisodes de la minisérie Loki parue en 2004, scénario de Robert Rodi, illustrations et couleurs d'Esad Ribic. Loki Laufeyson est installé sur le trône d'Asgard, Thor enchaîné est à ses pieds, Odin est confiné dans ses quartiers, Balder est emprisonné, Sif également. Sa victoire est complète et totale. Il ne lui reste plus qu'à contenter les alliés qui lui ont permis cette victoire, décider du sort des vaincus, à commencer par celui de Thor, et s'installer à la tête d'Asgard. Pour l'accroche de cette série, Marvel avait choisi de mettre en avant qu'il était temps pour le lecteur de découvrir le point de vue de Loki, sur ses relations conflictuelles avec son frère. Robert Rodi a l'idée intéressante de placer Loki dans une situation où il a gagné et obtenu tout ce qu'il souhaite. le lecteur le découvre en train de mettre son frère plus bas que terre, en train de se vanter auprès de son père adoptif, en train de tenir la dragée haute à Hela, etc. Il lui reste à réinventer sa place à Asgard dans ce nouvel ordre des choses. Au fil de ses péroraisons, Loki se remémore quelques moments de sa vie et la manière dont les autres asgardiens l'ont traité, ce qui ont façonné son approche de la vie. Le premier plaisir immédiat de cette lecture se trouve dans les illustrations peintes d'Esad Ribic. Il emploie des couleurs délavées qui confère une ambiance intemporelle au récit. Ribic dépeint Asgard sous la forme d'un immense château, tout en blocs de taille énormes et massifs. de temps à autres, une poutre, elle aussi massive, renforce la structure. Au fil des pages, l'architecture d'Asgard évoque le haut moyen-âge, mais aussi les constructions plus anciennes de la Grèce antique. Ce décor souligne le fait que les personnages ne sont pas des mortels, mais des dieux évoluant dans un temps qui ne connaît pas le changement, dans des structures qui ne subissent pas l'érosion du temps. Les lieux deviennent immanents et permanents. Cette approche trouve sa limite quand Ribic se hasarde à montrer les constructions entourant le château principal d'Asgard. Lors de ces rares occurrences, il développe une société moyenâgeuse qui rompt le charme de l'immersion car elle ramène ces individus plus grands que nature à de simples seigneurs féodaux. Ribic a également l'art et la manière de dramatiser les scènes sans les rendre artificiellement théâtrale. La première image montre Thor à genoux sur un dallage de pierre, la tête baissée sous le poids d'un joug. Il est à la fois musculeux, et complètement soumis. L'image est saisissante tellement elle est éloquente. Tout au long des 4 épisodes, Ribic conjure d'étonnants visuels qui restent dans la mémoire, qu'il s'agisse de Thor enchaîné, de Sif dans sa cellule, Karnilla en pleine incantation, d'autres versions de Thor et Loki, etc. Ribic sait capturer la majesté de ces personnages, leur port altier et leur dimension shakespearienne. Il n'y a que les costumes de Hela et Sif (deux personnages féminins) qui semblent mal accordés à cette vision régalienne des personnages. Ribic a choisi de donner un corps d'athlète à Loki, et de l'affubler d'une dentition irrégulière avec des dents manquantes, comme s'il voulait combiner la divinité de Loki avec le coté pernicieux de sa malignité. Ce dernier point physique rejoint le parti pris de Rodi qui est de montrer Loki avec ses faiblesses. Alors qu'il se trouve sur le trône, Loki refuse de prendre les responsabilités de régent du royaume ; il remet au lendemain toutes les décisions relatives à la gestion des conflits et aux doléances des représentants de ses sujets. C'est comme si Rodi voulait attirer l'attention du lecteur sur le fait que Loki est d'essence mauvaise ; il n'est pas le héros du récit, mais simplement le personnage principal. Cette composante diminue un peu l'impact de la narration car elle insiste sur un clivage Bien / Mal. Rodi n'ose pas aller au bout de son idée et faire de Loki un héros incompris par le reste de ses pairs, le dieu de la malignité assurant son office de manière légitime. Mis à part ce manque d'audace, Robert Rodi réussit son pari de faire parler Loki tout au long du récit, sans tomber dans un soliloque trop artificiel, et de montrer son point de vue. Il embrasse complètement la mythologie nordique adaptée à la sauce Marvel et développée par Stan Lee et Jack Kirby (Balder, Heimdall, Sif, Karnilla), tout en réservant quelques surprises piochées dans le canon de cette mythologie. Mais le tour de force accompli par Rodi est de ne pas se laisser emprisonner par l'une ou l'autre des continuités (Marvel, ou mythologie nordique). Dans un moment exceptionnel, il embrasse les contradictions des différentes versions, tout en augmentant encore la dimension dramatique du personnage. Rodi réussit à convaincre le lecteur de l'évolution de Loki, de son revirement et de sa possible rédemption. Il bâtit avec aisance un portrait psychologique crédible de Loki qui justifie ses motivations et ses actes. Le scénariste et l'illustrateur se sont emparé du supercriminel Marvel pour lui redonner toute sa dimension mythologique et en faire un personnage repoussant pour lequel le lecteur ressent une forte empathie et finit par espérer une issue heureuse. Rodi et Ribic proposent une vision très personnelle d'Asgard, entièrement mythique, siège de drames shakespeariens, et totalement envoûtante. Robert Rodi a écrit 3 autres histoires pour Thor : Au nom d'Asgard, Les retrouvailles et La saga des Déviants.

01/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Motel art improvement service
Motel art improvement service

Ingénu, chaleureux et roublard - Il s'agit d'une histoire complète et indépendante. Lors une soirée dans un appartement à New York en plein été, Bee (18 ans) fait la queue devant les toilettes. L'un des invités en sort et la porte se referme. Elle se rouvre et sa copine l'attrape par la main pour l'attirer vers l'intérieur (elle vient de se taper l'invité en question). Pendant que Bee fait ses besoins, elles papotent un brin évoquant sa virginité, l'approche de sa période de règles et son départ le lendemain. Bee a décidé de traverser les États-Unis en bicyclette. le départ se déroule sans encombre sous un ciel bleu, mis à part qu'elle se fait doubler par un bande de djeuns pas finauds qui se moquent de la largeur de son derrière. La scène change et se déroule dans un motel. le lecteur suit l'homme de ménage (une trentaine d'années) qui fait le lit, remplace les serviettes, pique quelques comprimés dans la trousse à pharmacie et remplace le tableau accroché au mur par un autre. Suite à un accident matériel qui la laisse sans vélo, Bee est obligée de séjourner dans ce motel. Il se trouve qu'un couple de jeunes dealers s'y arrête également. Ça faisait longtemps que je n'avais pas lu une bande dessinée qui me donne envie de la relire aussitôt terminée. Rien que la lecture du titre met la puce à l'oreille : le service d'amélioration des peintures exposées dans les chambres de motel. Jason Little met en scène une jeune femme sérieusement travaillée par ses hormones (il est évident qu'elle part avec l'idée bien arrêtée de perdre sa virginité lors de ce périple) qui n'est ni blasée, ni naïve, avec un esprit ouvert. le lecteur suit Bee dans des aventures qui comprennent leur lot de courses-poursuites. À aucun moment, Jason Little ne se prend au sérieux, il a construit un scénario avec des rebondissements avec une histoire de deal de drogues contrarié. D'un autre coté le ton qu'il adopte montre que si les enjeux sont réels, les principaux personnages (Bee et Cyrus, le peintre - homme de ménage) ne courent pas beaucoup de risques. L'un des attraits de ce récit réside dans l'absence d'angoisse et de violence exacerbée. Pour autant, le lecteur ne se retrouve pas dans un Tintin, ne serait-ce déjà que par la présence de relations sexuelles et par le deal de pilules du bonheur. Encore que les illustrations peuvent également évoquer un parfum de bandes dessinées pour jeunesse avec un style évoquant la ligne claire européenne. La mise en couleurs repose sur des teintes claires (sans être pastels ni délavées) qui évoquent aussi une certaine légèreté. Enfin, Little a choisi un format comics mais en orientation paysage plutôt que portrait, ce qui crée un décalage très agréable. Ces 4 particularités (action sans angoisse, dessins arrondis de formes simples, couleurs gaies sans êtres criardes et format inhabituel) font de cette bande dessinée une lecture très séduisante. Mais ses bons cotés de s'arrêtent pas là et plusieurs éléments lui permettent d'accéder à la catégorie inoubliable. Il est évident que l'inclusion d'une activité sexuelle saine qui ne tombe pas dans la pornographie est toujours attirante ; Jason Little présente son héroïne comme décidée sans pour tomber dans la caricature ou la facilité. Il y a la silhouette de Bee qui n'est pas celle d'un top modèle, éloigné des clichés des magazines de mode ou de charme. Puis il y a l'activité de Cyrus : modifier les toiles des motels, activité à la fois subversive et dérisoire. Il y a l'activité même de nettoyer les chambres ; je ne sais pas si Little a déjà exercé ce métier, mais les anecdotes présentes sonnent véridiques. Il y a la page relative à l'architecture de l'hôtel de luxe qui attire l'attention sur une autre dimension de ces lieux de vie. Jason Little truffe son récit de nombreux passages plus calmes qui emmènent le lecteur explorer rapidement un endroit inattendu, qui amène une réflexion surprenante. Jason Little aime bien également insérer des détails superflus (ou en tout cas non essentiel) dans les cases. Dès les premières pages, cette volonté de faire évoluer ces personnages dans des lieux plus développés que ne le nécessite l'histoire saute aux yeux. Lors de la soirée dans l'appartement, chaque invité possède des traits distincts et une tenue vestimentaire particulière. Page 14, il s'attarde sur les décors de la ville que traverse Bee en vélo, ainsi que sur les deux ponts sur lesquels elle passe. Lorsque Cyrus pousse son chariot de chambre en chambre, il s'agit d'un modèle réaliste avec les ustensiles nécessaires à la tâche. Little ne se contente pas d'esquisser vaguement, il apparaît qu'il sait de quoi il parle et qu'il dessine des objets qu'il connaît. Page 54, une dealeuse compte le nombre de pilules pour la commande qu'elle prépare. Little conçoit l'environnement particulier de cette pièce, entre chambre d'adolescente et professionnelle de la chimie (poster de rock, flyer pour une manifestation en faveur de l'homosexualité féminine, peluche, livres de chimie, modèle d'ADN, etc.). L'utilisation d'une ligne claire permet que chaque case reste lisible malgré un nombre de détails qui peut être élevé. Enfin, Little tire le meilleur parti du format paysage, y compris pour les scènes d'action. Page 159, Cyrus est poursuivi par un militaire en goguette, pris en chasse à son tour par Bee, dans les couloirs et les escaliers d'un hôtel de luxe. Little a découpé sa page en trois colonnes : la première pour la course dans les couloirs, la deuxième pour situer en 1 case les 3 personnages sur 3 paliers différents de l'escalier, et de même pour la troisième. Cette mise en page est aussi intelligente qu'efficace et simple. Et Little ne triche jamais sur le plan graphique puisque le lecteur a même droit de contempler plusieurs tableaux améliorés par Cyrus. Le contenu de cette bande dessinée tient toutes les promesses du titre décalé. Jason Little construit une intrigue bien structurée sur fond de deal de drogue mal goupillé, pour raconter l'histoire d'une jeune dame futée, avec un artiste peintre dans une démarche particulière, avec des illustrations plaisantes et riches.

30/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Araucaria - Carnets du Chili
Araucaria - Carnets du Chili

Ces chiens sont si souvent battus qu'ils sont très soumis, sans aucune agressivité envers les humains. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, le récit d'un voyage de l'auteur au Chili. Sa première publication date de 2004 dans la collection Mimolette, et il a été réédité en 2017 dans une version augmentée et modifiée. Cette bande dessinée est l’œuvre d'Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Elle est en noir & blanc et compte soixante-deux pages. En octobre 2003, Edmond Baudoin a été invité au Chili par la bibliothèque de l'institut culturel franco-chilien, à Santiago. le 12/10/2003 dans l'avion. Il aime regarder les écrans avec les cartes, il rêve. Une escale à Buenos Aires. La ville de Breccia, José Muñoz, Carlos Sampayo, Jorge Zentner… Borges… Julio Cortázar… 11.887 mètres plus bas, une hacienda aux environs de Córdoba. Il est possible que les paysans qui travaillent pour le propriétaire n'auront jamais assez d'argent pour s'en acheter une. La cordillère des Andes, un mur. L'Aconcagua, il a une boule dans la gorge. Puis très vite le Pacifique devant, la cordillère derrière, dessous, Santiago. le lendemain de son arrivée, le 13/10. Il rencontre une première fois les étudiants des beaux-arts de l'université catholique de Santiago. le soir, seul enfin. Dans un restaurant. Octobre, c'est le printemps au Chili… Il est au Chili. Il observe les clients, la rue, les serveurs. Certains étaient pour Pinochet, d'autres luttaient contre. 14/10. le cours de dessin. Il demande s'il est possible d'avoir un modèle vivant... C'est un problème la nudité (en 2003) dans cette université catholique. Difficile dans une classe. Les professeurs décident que ce sera dans la chapelle, un lieu moins passant… Les étudiants rient et sont ravis. La chapelle est bondée. Comme dans ses cours au Québec, il demande aux étudiants de prendre la pose du modèle 5 minutes avant de commencer à dessiner. Il veut qu'ils expérimentent dans leur corps les tensions qu'inflige une pose. Qu'ils lui dessinent l'extérieur et l'intérieur. Ils sont très forts, c'est du bonheur de travailler avec eux. le 14 octobre c'est l'anniversaire de son frère Piero. le modèle s'appelleValéria. Elle est belle avec un corps de baleine. Il l'imagine être née dans les îles du Pacifique. Il pense à Gauguin. Plus tard, il sera invité par Valéria et Rip (son ami, un musicien américain) et il apprendra qu'elle n'est pas du tout des îles sous le vent, mais simplement née à Santiago comme beaucoup de monde ici. 15 octobre 2003. Il attend le taxi qui doit l'emmener à l'université. À partir de six heures du matin, la ville est sillonnée par des milliers de bus jaunes qui font la course dans les rues. Les chauffeurs sont payés en fonction des ventes, un peu comme les taxis. Plus ils font de trajets, plus ils gagnent de fric. Et Edmond sait que le hurlement de ces machines va le réveiller tous les matins, en se rappelant que le syndicat des transporteurs a largement contribué à renverser Allende. En trois jours, il a rencontré beaucoup de beaux êtres humains. Sous une couverture un peu cryptique qui trouve son explication dans le récit, le lecteur se retrouve à voyager avec l'auteur au Chili en 2003, la majeure partie de son séjour s'effectuant à Santiago. Comme à son habitude, il raconte au gré de sa fantaisie, dans une narration qui peut donner une impression décousue, ne répondant qu'à l'inspiration du moment. Pour autant, l'auteur respecte un déroulement chronologique du douze octobre 2003 au dix décembre de la même année. Il donne des cours de dessins à l'université, il voyage dans le pays, il observe les gens dans la rue, il en rencontre des hôtes, que ce soit à l'occasion de nuits passées, ou d'une soirée. Il effectue des remarques sur ce qu'il lui est donné de voir, exprimant ainsi sa propre sensibilité. Sur le plan pictural, Edmond Baudoin se montre incontrôlable comme à son habitude : hors de question pour lui de s'en tenir à des cases bien alignées dans des bandes, ou de tracer des bordures de cases à la règle, ou même de s'en tenir à de la bande dessinée. Il peut aussi bien réaliser une ou deux pages muettes avec des cases pour raconter, pour montrer ce qu'il a observé, que reproduire un texte écrit par lui, pour une revue littéraire (sous forme de texte tapé à la machine à écrire, avec des corrections au crayon), en passant par des paragraphes de texte accompagnés d'une ou deux illustrations (à moins que ce ne soit l'inverse), et même un ou deux collages de tickets de bus, sans oublier quelques courtes remarques écrites à la verticale sur le bord d'une image. Le lecteur abandonne donc les a priori de son horizon d'attente, si ce n'est celui de faire l'expérience du Chili par les yeux et la sensibilité d'Edmond Baudoin. Les modalités d'expression de l'auteur ne correspondent pas à de l'excentricité pour faire original, mais bien à la personnalité de l'auteur. Ce constat s'opère dès la première page : d'abord deux phrases écrites en lettres capitales disposées en lieu et place d'une première bande de cases, puis une mince frise géométrique irrégulière pour séparer la bande suivante qui est constituée d'un dessin et d'un texte, puis une autre séparation suivie par une carte sommaire avec une phrase de commentaire, une vue du dessus simpliste de la Cordillère des Andes avec une phrase de commentaire, et une vue du dessus de parcelles de champ avec un autre commentaire. À ce stade, le lecteur pourrait croire qu'Edmond Baudoin raconte son séjour comme les idées lui passent par la tête. Les pages suivantes lui permettent de mieux saisir la démarche : un déroulement chronologique solide, des remarques en passant générées par le lieu, par une sensation du moment, ou un souvenir, un échange avec une personne. Fort logiquement, l'artiste adapte son mode de dessin à la nature de ce qu'il raconte, de ce dont il se souvient. D'une certaine manière, les cases réalisées au pinceau peuvent s'apparenter au mode narratif principal, ou plutôt aux séquences qui s'enchaînent pour former la colonne vertébrale de l'ouvrage. Pour les réflexions au fil de l'eau, elles sont dessinées en fonction de leur nature, des bourgeons ou des fleurs se déployant à partir du tronc du récit. Lors de la première séance de pose, l'artiste intègre ses propres dessins de la modèle, au pinceau. Lorsqu'il se promène dans la rue, il opte pour des esquisses à l'encre, avec une écriture manuscrite cursive comme s'il s'agissait de notes prises sur le vif. Une fois qu'il s'est adapté à cette forme narrative, le lecteur trouve du sens à la structure du récit, et il peut apprécier chaque considération passant au premier plan, le temps d'une case ou d'une page. Il se rend compte que, prise une par une, chaque séquence relève de l'anecdote qui donne lieu à des réflexions de l'auteur, dans une direction historique, ou sociale, ou politique, ou morale, ou existentielle, etc. Ainsi, au fil des pages, il peut donner l'impression de sauter du coq à l'âne, car il aborde aussi bien la pauvreté des paysans et le capitalisme, des leçons de dessin et de nu, le sort de Salvador Allende, le sort des Mapuches, la torture et la guerre, le sort des chiens errants de Santiago, l'art mural de la ville, le port de lunettes de soleil, la dictature d'Augusto Pinochet, l'arbre Araucaria, l'irréalité de se retrouver au Chili, la répression, la douceur des gens qui ressemble à de la soumission, le souvenir de son ami Joël Biddle, sa rencontre avec Pablo Neruda à l'ambassade du Chili en France, etc. Chaque séquence semble un petit souvenir, raconté avec simplicité, et dans le même temps raconté avec la personnalité de Baudoin. L'effet cumulatif de ces séquences aboutit à une lecture très dense, abordant de nombreux thèmes. Au bout d'un certain temps, le lecteur n'est plus très sûr de ce qu'il est en train de lire : des souvenirs de voyage, une vision culturelle du monde ? En effet, il se produit également un effet cumulatif des écrivains et des artistes cités : Gilles Deleuze, Alberto Breccia, José Muñoz, Carlos Sampayo, Jorge Zentner, José Luis Borges, Julio Cortázar, Gauguin, Frida Kahlo. Il ne s'agit pas pour l'auteur d'en mettre plein la vue au lecteur, ou de légitimer son œuvre sur le plan littéraire. Là encore, cet ingrédient fait partie de la personnalité de l'auteur : il l'intègre parce que sa perception de ce qui l'entoure en est indissociable. Chaque séquence prise une par une s'apparente à un regard différent sur une facette du Chili. L'ensemble de ces séquences brosse un portrait complexe du pays, tel que Baudoin en a fait l'expérience, cette année-là, pour l'individu qu'il est, dans le contexte qui l'a amené à y séjourner. le lecteur repense alors à la couverture et au titre. Cette femme nue est celle qui sert de modèle pendant les cours de dessins, et les individus autour d'elle sont les élèves qui prennent la même pose qu'elle pour ressentir les tensions musculaires qui en découlent. le lecteur peut également le comprendre comme Baudoin se rendant au Chili et vivant comme un habitant pour prendre conscience des caractéristiques systémiques de cette société. Au cours d'une des remarques poussant à partir de la narration, l'auteur développe les caractéristiques de l'araucaria du Chili, une espèce de conifères, et le lecteur est tenté d'y voir une métaphore des chiliens, ou peut-être des Mapuches. L’œuvre d'Edmond Baudoin est indissociable de sa vie. Il voyage au Chili du fait de sa condition d'artiste et de professeur de dessin. Il raconte ce séjour en tant qu'artiste, relatant ses rencontres et les paysages, ainsi que les réactions qu'ils suscitent en lui, adaptant son mode narratif et graphique à chaque passage, pouvant expliciter une expérience passée dans la mesure où elle donne du sens à ce qu'il observe. Un carnet de voyage incroyable témoignant du pays visité, des individus rencontrés, avec cette vision subjective qui est celle de l'auteur.

30/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Mécanique des Vides
La Mécanique des Vides

Des années qu'il traque cette espèce si précieuse : l'évidence sauvage. - Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre. Sa première publication date de 2022. Il a été réalisé par Zéphir, pour le scénario, les dessins, les couleurs. Cet artiste avait déjà collaboré avec Maximilien le Roy pour L'esprit rouge (2016). Dans une interview, il a indiqué que la genèse de cet album se trouve dans un voyage de plus de deux ans au Brésil, dans une citation de Bouvier sur les mots sentinelles Indicible & Ineffable, dans des instants où plus rien ne fait sens, où il avait l'impression que le monde entier se faisait sans lui. Une forêt pleine de nuit. La femme salue une dernière fois celle qui l'a vue grandir. Cette jungle, elle y est née quand les routes étaient encore sentier. Elle a vu de jeunes pousses devenir troncs et s'effondrer des arbres au moins trois fois centenaires. Elle a grandi avec ces histoires d'esprits qui changent de forme au gré de leurs envies. Quand elle ne s'y promenait pas, elle dévorait des livres qui racontaient ces lieux. Les mots la nourrissaient, rongeaient ses pensées parasites. Elle passait de longues heures, solitaire et heureuse, à déclamer des phrases à ce qui poussait là. Sa voix si pleine de vie ensemençait les sols. D'étranges fleurs naissaient quand elle lisait tout haut. de ces plantes enfantées par des mots, elle récoltait les graines. Les gardait avec soin dans un grand sac en toile. Et un jour – elle a fini par voir. le village devenu ville ne se trouvait plus dans la jungle ; c'était lui qui doucement se mettait à la contenir. Quelque chose se brisa en elle, quand gueulèrent les machines. Quand débuta la Grande Aspiration. Ainsi la salue-t-elle, celle qui l'a vue grandir. Elle cède à cette voix qui la creuse depuis des mois. Elle va semer du sens là où ses pieds la mènent. Elle ira au hasard faire pousser des récits. Au centre d'une caverne souterraine, une sphère d'un bleu spectral irradie doucement, reliée par un cordon vertical à un point inconnu. Ce cordon spectral serpente au travers des tunnels, des crevasses, et des boyaux, jusqu'à un homme endormi, couché à même la terre nue. de son nom, il ne sait rien. de son âge non plus. Il a depuis longtemps cessé de chercher un sens aux faits qu'il s'apprête à décrire. Il a été mis au monde par les entrailles d'une terre folle. Il est arrivé en ces lieux déjà adulte. Il n'a pas le souvenir d'avoir vécu avant ça. Tout commence par une phrase : C'est ici que tout s'achève. C'est avec ces quelques mots vissés dans le crâne qu'il a pour la première fois ouvert les yeux. C'est d'abord l'odeur forte qui le frappe quand il prend conscience. le sol vibre contre lui, il est humide et chaud. Ses yeux doucement s'habituent à la pénombre. Une migraine lui vrille les tempes. Il ne comprend pas ce qu'il voit. Il ne pense à rien, une sorte d'instinct le pousse à s'enfoncer dans l'étroit tunnel. L'homme s'est relevé et il suit le cordon spectral pour en déterminer l'origine. Toujours sous terre, il parvient dans une caverne haute de plafond, avec quelques champignons sphériques de ci de là. Il voit le cordon bleuté s'enfoncer dans une paroi. Il tire fortement dessus pour l'en arracher. le cordon finit par venir et l'extrémité par sortir du mur. Celle-ci à la forme d'un visage à l'identique de celui de l'homme. Bientôt, le visage se transforme en tête de serpent et celui-ci s'éloigne d'un bond de l'homme. Une couverture aussi énigmatique qu'onirique : une longue pirogue sans balancier vogue dans les cieux avec à son bord trois silhouettes dont une petite, et une grosse masse nuageuse en toile de fond. Effectivement, le lecteur va pouvoir suivre le voyage de trois individus à bord d'une longue barque volant dans les cieux : une femme Irma, une enfant Ocarina, un homme qu'elles vont appeler Scrib. Effectivement la première séquence permet de découvrir cet homme couché à même le sol, revenant à lui, et marchant pour déterminer l'origine d'un cordon bleuté. Ce cordon finit par prendre la forme d'un serpent, et ce dernier se pose sur le sol, se mord la queue, formant un cercle. le lecteur comprend qu'il ne doit pas prendre ce qui est montré au premier degré. Les symboles sont apparents : le serpent qui se mord la queue évoque un symbole aux significations multiples en fonction des civilisations. Un symbole de rajeunissement et de résurrection, un symbole d'autodestruction et d'anéantissement, mais aussi un cycle d'évolution refermé sur lui-même, une forme circulaire s'opposant à une évolution linéaire, une forme qui se ferme sur elle-même, s'enferme dans son propre cycle. L'homme finit par sortir de cette caverne, après avoir été libéré de ce cordon, peut-être ombilical, spectral. Il découvre qu'il ne sait pas comment il s'appelle, il finit par rencontrer une jeune demoiselle et sa mère, Ocarina & Irma, en page 50. C'est un récit qui prend son temps, ou plutôt il apparaît que l'auteur a pu négocier sa pagination de manière à raconter son histoire à son rythme. L'homme que les deux femmes vont appeler Scrib commence par marcher, puis la pirogue avance tranquillement et sûrement, dans un monde où il n'y a plus de mode de déplacement supersonique ou même motorisé. le voyage prend du temps, et le bédéiste en rend compte en prenant des pages. Quelques séquences sont muettes : la narration se fait sans mot. Les dessins présentent une apparence un peu esquissée, éloignée d'un rendu photographique, avec des traits de contour qui peuvent sembler parfois un peu frustes, pas jointifs, avec des angles, sans lissage pour de plus jolis arrondis. La densité d'informations visuelles varie en fonction des séquences, parfois d'une case à l'autre. le lecteur peut aussi bien se retrouver face à l'enchevêtrement des végétaux de la jungle avec des animaux, qu'au buste d'un personnage en train de parler sur un fond vide. Pour autant, il est réellement transporté dans chaque lieu : les cavernes souterraines, la montagne de déchets industriels, la jungle, le ciel, le volcan, le désert, la forêt, le monde aquatique du fleuve. Le voyage se déroule, d'abord à pied, puis en pirogue volante. le lecteur regarde Scrib escalader la montagne de carcasses de voiture. Il voit bien que dans sa nudité, il ne porte pas de chaussures qui éviteraient les coupures : il s'agit donc d'une représentation qui n'est pas premier degré, une forme de métaphore visuelle, de l'individu qui surmonte l'écran des possessions matérielles frappées d'obsolescence pour voir plus loin que la profusion d'objets mis à sa disposition. Par la suite, l'artiste réalise de magnifiques séquences de voyage dans le ciel, la pirogue filant doucement et sans bruit, accostant même un nuage où ses passagers vont se dégourdir les jambes, faire un peu d'escalade. L'onirisme fonctionne parfaitement : comme les personnages, le lecteur éprouve la sensation d'avoir laissé derrière lui tout le poids de la matérialité, tous ces objets, accessoires, ustensiles, biens matériels qui encombrent et alourdissent son quotidien, qui font écran avec le monde naturel. À partir de la page trente-huit et dix pages durant, le lecteur se retrouve aux côtés d'autres voyageurs : des esprits naturels, deux consciences distinctes capables de prendre une existence corporelle, mais aussi de passer d'une forme à une autre, d'un élément à un autre. Les couleurs changent alors, se situant plutôt dans le bleu et le gris pour un autre type de voyage, plus à l'intérieur de la flore, en discutant avec les esprits du monde végétal. Là aussi, le rythme est celui de la nature, parfois rapide comme le courant d'un fleuve, parfois lent comme celui de la nage du poisson au fond de l'eau. Au gré de ces voyages, les personnages échangent sur des sujets divers, ou Scrib se retrouve à réfléchir, et le lecteur à suivre le cours de ses pensées. L'introduction écrite donne le thème principal : celui de la destruction des milieux naturels par l'homme, en particulier la dévoration de la jungle par les bulldozers et les pelles mécaniques. Les esprits de la jungle souhaitent coucher par écrit les merveilles de la nature, pour pouvoir les communiquer aux êtres humains, leur faire prendre conscience de ce qu'ils détruisent irrémédiablement. le lecteur découvre par les yeux de ces esprits de la nature la richesse biologique d'un milieu aquatique, la complexité d'un écosystème, sans que ne soient mentionnés de noms de plantes ou d'espèces animales. Avec eux, il plonge aussi bien dans le lit d'une rivière, qu'il vole au-dessus de la canopée. le passage le plus surprenant intervient sans nul doute en pages 122 & 123, quand un esprit choisit une forme qu'on ne voit pas : c'est par ses odeurs qu'il aime connaître la jungle. La narration visuelle passe alors dans le domaine de l'art abstrait, le dessin chaque case évoquant une sensation sans aucun élément figuratif. Le voyage de Scrib s'avère tout aussi ambitieux. Sa dernière étape repose également sur des dessins abstraits de la page 183 à la page 200, à raison de deux cases par page, de la largeur de la page. Avec le symbole du serpent évoquant le jardin d'Éden, puis l'Ouroboros, l'esprit du lecteur est attentif à tout élément qui pourrait s'apparenter à un symbole, et revêtir un sens conceptuel. Lorsque Scrib se fait la réflexion qu'il regarde le monde et qu'il sait le nom des choses, le lecteur se dit qu'il y a là une réflexion sur la force du langage, sur le principe de nommer les choses. Quelques dizaines de pages plus loin, Scrib écrit des lettres sur un morceau de papier et voilà qu'elles s'animent et sortent de la page, s'élancent hors du carnet pour disparaître sous les montagnes de détritus. Irma décide que l'objet de leur voyage en pirogue sera littéralement de suivre les mots écrits de Scrib qui s'enfuient et laissent une trace. Quelques pages plus loin, le lecteur sourit à une remarque d'Irma : Les mots, ça germe mieux avec de la salive. L'auteur s'amuse à montrer des graines qu'il faut planter, humecter avec de la salive : elles grandissent en quelques minutes et donnent un fruit qui s'avère être un texte écrit. En filigrane dans le récit, le lecteur relève les observations ayant trait aux fonctions du langage, oscillant entre défiance, et outil de déchiffrage de la réalité. D'un côté, le langage est vu comme un obstacle : il fige la réalité, il devient un intermédiaire entre elle et l'individu. Un personnage constate que les êtres humains voient le monde à travers tout un tas de mots, il paraît qu'ils ne peuvent plus regarder quoi que ce soit sans en avoir en tête. On dit même que si certains de leurs mots changent, c'est toute leur réalité qui se modifie du même coup. D'un autre côté, Ocarina finit par nommer l'homme tout nu qui s'est présenté devant sa mère et elle, parce que finalement les êtres humains ne peuvent pas parler du monde sans mots. Les esprits de la nature ont même le souci de trouver les mots justes pour décrire ce qu'ils voient, afin de le transmettre aux humains. Mais dans le même temps, Ocarina explique que les graines de plantes à mots s'adaptent à celui qui la plante, que leur fruit, le texte qui éclot dépende de celui à qui la graine est destinée : cette métaphore introduit ainsi la subjectivité de chaque texte découlant de la façon dont le lecteur le reçoit, dont il l'interprète au travers de sa culture, de son éducation, de son expérience de vie. L'auteur s'amuse aussi à mettre en scène de manière littérale soit des individus déformant les sens en ayant un usage vicié du langage, par exemple des monologueurs (des politiciens déversant leur idéologie industrialisée) ou des énarks (belle homophonie), mais aussi des expressions comme donner sa parole (Irma donnant littéralement sa parole à Scrib dans une belle représentation visuelle). du coup, la réflexion balance entre le principe de suivre son instinct et de ressentir son environnement, le monde, et le langage comme outil d'appréhension et de compréhension du monde. de la même manière, l'écriture a pour effet de figer le monde, mais aussi de témoigner de l'existant, de permettre un travail de mémoire. Finalement, ressentir et décrire ne s'opposent pas forcément, ils peuvent se compléter. Pour autant, l'auteur ne va pas jusqu'à s'aventurer à des considérations articulant les différentes fonctions du langage pour proposer une théorie qui réconcilierait ces caractéristiques paradoxales. Une belle couverture qui évoque un conte pour enfant avec une pirogue qui vogue dans les airs. Un récit qui commence par un enfantement, celui d'un homme sortant des entrailles de la Terre. Un monde qui évoque une civilisation industrielle s'étant effondrée, les esprits de la nature qui cherchent à communiquer avec les êtres humains pour leur survie. Une narration visuelle directe, facile à lire, sans chichis, qui sait se faire spectaculaire, qui montre les différents éléments, l'air (le vol des oiseaux), la terre (les cavernes souterraines), l'eau (le fleuve, l'océan), le feu (le volcan et la lave), qui fait voyager le lecteur. Un voyage onirique servant de matrice à une réflexion sur le langage oral et écrit, outil de compréhension, mais aussi intermédiaire s'interposant l'individu et la réalité. Tout au long de sa bande dessinée, Zéphir met en œuvre cette dualité des mots composant le langage, utilisant la narration visuelle pour en réconcilier les aspects contradictoires. Une œuvre extraordinaire.

29/07/2024 (modifier)