Robert et Raymonde BIDOCHON, couple de français moyen que rien (alors vraiment rien) ne destinait à entrer au panthéon ...
Et pourtant plus de 40 ans après leur apparition ils sont aujourd'hui les symboles de tous nos petits défauts (bon certains les cumulent plus que les autres)
Car oui on a tous en nous une part de Robert ou de Raymonde même si on ne veut pas se l'avouer (et encore moins aux autres).
Robert est lâche, prétentieux, de mauvaise foi (ah ça c'est pour ma pomme), condescendant, ...
Raymonde est blasée, soumise, pas très futée, pas courageuse, ...
Raymonde voulait un enfant, Robert a un problème de testicules. Heureusement pour la France ils ne se reproduiront pas, mais cela sera toute la tragédie de la vie de Raymonde ( et peut être pour nous aussi car j'aurai bien aimé les voir élever un enfant).
Ce gag est hilarant, il met pourtant le doigt sur une vraie souffrance. Et c'est là tout le génie de Binet que d'arriver à nous faire rire de ça.
Je trouve d'ailleurs que ce gag résume assez bien l'esprit "Bidochon". On peut arriver à rire de tout à condition que cela ne soit pas méchant.
Le fait que Binet est choisi de découper ses albums par thème est géniale car elle évite selon moi une certaine redondance des gags, ce qui est salvateur dans ce genre de série, mais elle permet également au lecteur de se projeter dans la situation et donc d'analyser ses propres comportements.
Cela lui permet également aussi de distiller une critique de la société de consommation dans laquelle on vit.
Les Bidochon c'est un MUST HAVE pour tout Bédéphile qui se respecte
T'as jamais rien compris au rock, Malc' ! T'es un type de la mode, c'est tout !
-
Ce tome correspond à une biographie, celle Malcolm McLaren (1946-2006), homme d'affaires, producteur de disques et agent artistique britannique. le scénario est de Manu Leduc & Marie Eynard, les dessins de Lionel Chouin, les couleurs de Philippe Ory. L'ouvrage commence avec une introduction d'une page écrite par Jean-Charles de Castelbajac. Il se termine avec un texte d'une page évoquant le retour de la paternité de la musique des Sex Pistols aux membres du groupe, les techniques initiées par McLaren (le buzz, la trash culture et le viral), la suite de sa carrière après ce groupe, le décès de McLaren et la destruction des archives et des objets du punk par son fils quarante ans après, et cinq pages d'étude graphique du dessinateur. Cette BD compte quatre-vingt-douze planches.
En Angleterre dans les années 1990, Stuart conduit sa voiture sur une route côtière de nuit. Il s'arrête devant un bunker sur lequel a été peint le nom de McLaren : il dépose Malcolm, enchanté de découvrir que son père vit dans un bunker. Un chien retenu par une chaîne au mur leur aboie dessus. Un homme sort du bunker, le fusil à la main et demande qui se trouve là. Son fils répond en s'identifiant : Malcolm McLaren. À Londres en 1947, dans le salon de l'appartement de Rose McLaren, la grand-mère, Stuart, le petit frère, regarde vaguement le poste de télévision : plus d'un million à regarder passer le carrosse de la princesse Elizabeth, future reine d'Angleterre, le mariage fastueux avec le prince Philip Mountbatten retransmis à la télévision pour la première fois. Malcolm joue aux petits soldats, organisant une bataille sur la table basse. Peter McLaren sonne à la porte et indique à sa belle-mère qu'il est venu voir ses fils. Celle-ci le met à la porte sans ménagement l'informant que ces fils n'ont pas besoin d'un père escroc.
Londres en 1953. le jeune Malcolm prend des leçons de piano : le professeur n'en peut plus des dissonances, sa grand-mère est tout sourire, sa mère souffre en silence. le professeur rend son avis : il n'a jamais eu un élève qui massacrait la musique à ce point, il n'y a rien à en faire, désolé. Sa mère explique que Malcolm est atteint du syndrome de la Tourette, c'est pour ça qu'il a des mouvements si désordonnés. Une fois dehors, la grand-mère rassérène son petit-fils : il n'a pas d'autre syndrome que le talent pur. Il ne massacre pas la musique, il la dépoussière. Sa mère part vaquer à ses occupations en recommandant à Rose de ne pas le coucher trop tard car il va à l'école le lendemain. Une fois la mère éloignée, la grand-mère rassure Malcolm : sa mère est tellement vieille Angleterre ! Elle ne comprend rien, et Rose est sûr qu'il deviendra un artiste. Il en profite pour demander s'il faut vraiment qu'il aille à l'école, il trouve le maître trop autoritaire. La grand-mère répond qu'autant qu'il n'y aille pas : il faut toujours se méfier des gens autoritaires, ils veulent que rien ne change pour garder leur petit pouvoir. Malcolm lui demande pourquoi il y a autant de gens avec des télévisions ?
Le texte de la quatrième couverture explicite l'enjeu de cette biographie, en commençant par la devise de l'insolent manager des New York Dolls et des Sex Pistols : Mieux vaut un échec retentissant qu'une réussite médiocre. Viennent ensuite les questions : commerçant, artiste, provocateur, visionnaire, pitre génial ? Et la réponse : Malcolm McLaren était tout cela à la fois. Cette biographie s'attache à la période de sa vie allant de son enfance et son adolescence, de 1946 à 1965 en une dizaine de pages, pour développer la période de 1965 à 1979, c'est-à-dire la mort et les obsèques de John Simon Ritchie. Au travers de cette biographie, le lecteur assiste à la naissance du punk par celui qui est présenté comme en étant l'instigateur, et même le concepteur. Pour pleinement apprécier cette biographie, il vaut mieux que le lecteur dispose déjà de quelques repères basiques sur ce mouvement, comme l'importance des Sex Pistols, celle des New York Dolls, et quelques noms en tête comme Steve Jones, Vivienne Westwood, Marc Zermatti (1945-2020). Il goûtera encore plus aux saveurs du récit s'il est familier avec le contexte culturel de l'époque, par exemple les films de Russ Meyer (ce dernier apparaissant le temps d'une page), la carrière de Richard Branson, les morceaux des Sex Pistols et les autres groupes infréquentables de l'époque comme les Ramones, ou leurs héritiers comme Siouxie and the Banshees, le célèbre passage des Sex Pistols à l'émission de Bill Grundy. Il vaut mieux qu'il ait déjà entendu parler de Sylvain Sylvain, Nick Kent, Bernie Rhodes, Jaimie Reid, Wally Nightingale, Jean-Charles de Castelbajac.
Le récit commence en douceur par une courte introduction de Jean-Charles de Castelbajac qui loue les qualités de son ami : enfant du situationnisme et frère d'âme du mouvement viennois des actionnistes, créateur avec une vision transversale, une approche artistique du décloisonnement, le génie du détournement, c'est-à-dire un précurseur de l'hybridité des styles. La bande dessinée s'ouvre avec un dessin en pleine page montrant une route côtière, avec un encrage un peu rugueux, une composante descriptive qui incorpore du ressenti, sans rechercher une précision photographique. À sa manière, l'artiste respecte le principe de désacraliser la narration ou l'art. Il refuse d'astreindre ses personnages à des cadres rigides, en s'affranchissant des bordures de case. Il utilise des perspectives isométriques qu'il tord pour apporter un aspect de guingois à chaque endroit. Pour autant, il s'implique pour représenter des environnements conformes à l'Angleterre des années traversées. le lecteur peut ainsi regarder les grilles qui bordent les entresols des immeubles sur le trottoir, l'intérieur d'une boutique de spiritueux, les pierres tombales d'un cimetière, un grand atelier d'artistes, des grands magasins en période de Noël, le magasin de fripes de Vivienne Westwood, le CBGB, des clubs minables où se produisent les Sex Pistols en Angleterre et dans les états du sud des États-Unis, les bureaux spartiates de la société de McLaren, le bureau luxueux d'un ponte d'EMI, le plateau télé de Bill Grundy, un quartier ensoleillé de Los Angeles, les grilles de Buckingham Palace, des aéroports, des hôpitaux, etc. En surface, ces décors semblent représentés avec désinvolture, avec parfois quelques inexactitudes sur le mobilier ou l'électroménager (pas forcément des modèles d'époque) ; dans le fond, le lecteur n'oublie jamais où l'action se situe, et il reconnaît au premier coup d’œil les sites célèbres.
Le dessinateur met en œuvre les mêmes principes pour représenter les personnages. Il se montre iconoclaste en simplifiant et en exagérant les traits de leur visage, en augmentant l'intensité des émotions, en leur donnant parfois des visages et des attitudes de gamins mal élevés et égocentriques. Difficile de prendre Malcolm McLaren au sérieux avec son nez en triangle pointu et sa chevelure volumineuse pleine d'arrondis enfantins. Dans le même temps, Lionel Chouin sait reproduire l'apparence des personnes connues avec fidélité, le lecteur les identifiant également du premier coup d'oeil, sauf peut-être Nick Kent avec une astérisque pour une note en bas de page indiquant, dans un élan d'autodérision, qu'il n'est pas très réussi. D'un côté, ces dessins jouant avec la caricature ont tendance à neutraliser les éléments les plus sordides ; de l'autre côté, le lecteur habitué à ces caractéristiques visuelles voit bien que de nombreux actes sont réprouvés par la morale, voire parfois par le bon sens. Dans le même temps, les auteurs ne mettent pas en scène les symptômes physiques de l'autodestruction : par exemple, ils ne montrent pas le perçage par épingle à nourrice. Cette forme de contradiction devient une évidence en page 39 quand Malcolm fuit une descente de police, tel un personnage de dessin animé, tout en poussant le landau dans lequel se trouve son fils. le lecteur peine à imaginer un adulte capable d'emmener son tout jeune fils dans une salle de concert où il a tout fait pour que ça dégénère.
Les scénaristes ont donc choisi d'adopter le point de vue de Malcolm McLaren pour raconter sa vie, de fait il apparaît comme le personnage principal, et comme le héros de sa propre vie. Il n'y a pas de questionnement moral sur sa façon de créer, ou tout du moins de se conduire en artiste. La première dizaine de pages établit quelques faits dans la jeunesse de McLaren, sans les monter en épingle comme expliquant tout son parcours d'adulte. Pour autant, libre de le faire, le lecteur relie par lui-même les points, que ce soit le situationnisme de Guy Debord, ou la séquence d'ouverture qui trouve sa conclusion à la fin et qui permet de considérer les motivations profondes de McLaren sous un autre angle, si cela sied au lecteur. La bande dessinée suit rigoureusement le fil chronologique de la vie de cet agitateur. Qu'il en soit familier ou non, le lecteur découvre une vision très cohérente de ce monsieur bien peu recommandable, mais à la vision artistique novatrice et d'une grande solidité. Un créateur intègre dans son œuvre, avec un égocentrisme en rapport pour pouvoir réaliser son œuvre. Au panégyrique dressé par Castelbajac, le lecteur est tenté d'ajouter de nombreux qualificatifs peu flatteurs, plus en cohérence avec la notion de grande escroquerie du rock'n'roll, que ce soit son comportement vis-à-vis de son fils (reproduisant ainsi le schéma de son propre père, d'une autre manière), sa façon de gérer les revenus financiers des Sex Pistols, de se déclarer seule véritable force créatrice du groupe, de leur coller l'étiquette de musiciens en-dessous de tout, ou de manipuler John Ritchie en flattant sa fibre autodestructrice jusqu'à la conclusion logique et inéluctable. Pour un lecteur qui n'entretiendrait pas d'admiration particulière pour cet individu, la bande dessinée apparaît globalement à charge.
Les Sex Pistols constituent une référence incontournable dans la culture populaire, que ce soit le slogan No Future, ou un comportement iconoclaste et autodestructeur sulfureux. Les auteurs montrent les coulisses en retraçant la vie de leur manager pendant ces années déterminantes. La narration visuelle apparaît également iconoclaste à sa manière, sans la dimension destructrice. Les choix opérés par les scénaristes donnent une impression d'évidence à chaque scène, que ce soit pour sa pertinence ou pour ce en quoi elle contribue à brosser le portrait de Malcolm McLaren. Les détails en passant finissent par produire un effet cumulé prouvant que les auteurs ont bien choisi un point de vue particulier qui apporte une dimension tragique et analytique à cet agitateur nihiliste.
En prise directe sur l'inconscient collectif
-
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il regroupe les 4 épisodes de la minisérie, dont les deux premiers sont initialement parus en 2018, écrits par Ann Nocenti, dessinés, encrés et mis en couleurs par David Aja qui a également réalisé le lettrage. C'est la première fois que les épisodes 3 & 4 sont publiés.
Elle est en train de me quitter. C'était une bonne fille, une bosseuse. On ne peut pas contrôler les filles sauvages et peut-être en attendais-tu trop d'elle. Astra est une journaliste : elle est train de prendre des photographies du mur de séparation entre la zone où elle habite, et la zone B dans laquelle les gens vivent sans technologie de communication. Elle pense au premier commandement du journalisme : il y a toujours deux facettes à chaque histoire. Elle estime qu'une approche plus juste serait de dire une cinquantaine de facettes. Elle voit un monsieur en train de regarder des photographies accrochées au mur : il explique qu'elle ne l'a pas quitté, mais qu'elle est partie pour sortir de ce monde pourri où elle était en train de devenir aveugle à forcer de travailler à regarder des écrans. Une enfant assise sur la bordure de trottoir, avec un masque à gaz sur le visage, indique que son père a fait le mur parce qu'il en avait assez de vivre dans l'ombre des gratte-ciels, dans l'ombre des nantis. Une autre jeune femme indique que son idiot de mari est passé de l'autre côté, comme un abruti parce qu'il n'est pas possible de revenir en arrière.
Astra continue de prendre quelques photographies, puis elle les envoie à son journal Scoop Weekly, et se décide à rentrer car un message diffusé par haut-parleur annonce une neige acide. Dans une chambre d'hôtel à bas prix, un homme avec un masque à gaz intégral regarde une femme nue se lever du lit. Elle a un gros idéogramme tatoué dans le dos et elle rattache son soutien-gorge. Elle se rend aux toilettes en s'appuyant lourdement sur ses deux cannes anglaises. Ils papotent. Lola demande à Race pourquoi il la quitte s'il l'aime : il doit récolter des graines. Il remarque que ses doigts tremblent. Elle s'est rhabillée et installée sur son fauteuil roulant. Elle lui demande s'il veut son numéro de téléphone portable. Il répond qu'il n'a pas de téléphone et qu'ils ne fonctionnent pas là où il va. Elle en déduit qu'il se rend de l'autre côté du mur, et lui souhaite bonne chance avec ça. Astra est arrivé dans les bureaux du journal, et elle se rend dans celui de Gabrielle la rédactrice en cheffe. Cette dernière lui indique que son histoire de famille brisée par le passage de l'autre côté du mur est ennuyeuse. Astra répond que cette histoire Club Death sent l'intox. Pour Gabrielle peu importe : si elle peut annoncer qu'il existe une drogue qui permet de voir sa mort, alors les lecteurs achèteront quoi qu'il en soit. Il suffit parfois de publier une histoire pour que les gens lui apportent de la réalité : une histoire inventée de toute pièce devient un mythe, et le mythe devient réalité. Gabrielle a besoin d'un scoop et vite.
En fonction de sa culture comics, le lecteur peut être attiré par cette histoire soit pour Ann Nocenti, scénariste d'épisodes inoubliables de Daredevil dessinés par John Romita junior et Al Williamson, de la série Kid Eternity avec Sean Phillips, de la série Ruby Falls avec Flavia Biondi, soit pour David Aja, dessinateur de la série Hawkeye de Matt Fraction, ou encore parce que ce récit est supervisé par Karen Berger. Il peut aussi être attiré par les pages après avoir feuilleter le tome, ou simplement par le texte de la quatrième de couverture, pourtant assez cryptique. de fait, la dynamique de la série est rapidement installée : un futur très proche, une ville séparée en deux avec une zone sans technologie informatique, la présence probable (mais pas certaines) d'extraterrestres, une journaliste qui doit rapporter un scoop, une prostituée en fauteuil roulant, un (peut-être) extraterrestre amoureux, sans oublier les abeilles et les graines. Oui, il y a bien une intrigue : l'enquête d'Astra sur les potentiels extraterrestres. Oui, l'intrigue est menée à son terme avec une résolution en bonne et due forme.
La scénariste sait insuffler une personnalité dans chaque protagoniste, par le biais de petites touches, à la fois leurs réactions, à la fois quelques brèves réflexions dans des cartouches. La narration visuelle s'avère effectivement très séduisante. L'artiste a choisi d'utiliser une seule couleur : un vert de gris. Il s'en sert aussi bien pour ajouter des précisions sur les sources de lumières, renforçant ainsi l'ombrage, que pour faire apparaître des éléments non délimités par un trait encré, ou encore pour créer une zone de contraste accentuant l'effet de profondeur. Aja renforce de petites zones colorées en vert par l'équivalent d'une trame de points, renforçant l'impression d'ombre, dans un degré entre le noir complet, et le simple vert. du coup en première impression, les pages dégagent une ambiance un peu chargée, et un peu pesante, vaguement déprimante. du côté avec la technologie, ce n'est pas la joie. Dans la deuxième page, le lecteur découvre un haut mur avec des barbelés au sommet, un véhicule militaire blindé, la silhouette de deux soldats en train de patrouiller avec casque, gilet pare-balle et arme automatique. Il y a des graffitis sur le mur. Les murs de la chambre d'hôtel donnent l'impression d'un revêtement craquelé et moisi par endroit, avec également quelques tags. Il en va de même pour ceux de la salle de bain. La salle de rédaction de Scoop Weekly est plus propre, mais plongée dans une pénombre laissant supposer que certains éléments ont commencé à être gagnés par l'usure. Il en va de même pour le court passage dans la boîte de nuit, et dans la ruelle à l'arrière. le dessinateur a l'art et la manière pour laisser supposer que ce milieu urbain n'est plus de première jeunesse. Cela devient explicite en passant dans la zone B de l'autre côté du mur avec des bâtiments décrépits, des déchets, des gravats.
L'artiste accentue encore cette sensation de malaise, ou plutôt de mal-être latent avec une maîtrise extraordinaire du niveau de détails, et avec la densité des zones de noir. À la simple lecture, les dessins donnent l'impression générale d'une photographie dont les contours auraient été simplifiés en augmentant les contrastes pour obtenir des traits un peu plus épais, et des surfaces intérieures dépourvues d'aspérité. Mais quand il laisse son regard s'attarder sur une case ou une autre, le lecteur prend conscience que l'artiste a su gommer les détails superficiels, donnant l'impression d'une grande précision, tout en allégeant la représentation, puis en passant en mode impressionniste avec la couleur et les trames. Cela conserve tout le naturel des personnages, tout en empêchant de les regarder avec insistance, comme si on les dévisageait longuement. Les pages combinent une apparence très claire, avec une impossibilité de saisir les menus détails, des cases ouvertes sur les paysages, avec une vision très cadrée dans des pages découpées sur une base de 9 cases de la même dimension, en 3 cases pour chacune des 3 bandes. Cette forme renforce la bizarrerie de certaines cases : une femme uniquement vêtue d'un soutien-gorge allant aux toilettes avec des cannes anglaises, un monsieur tout nu assis sur un fauteuil avec un masque à gaz lui couvrant le visage, un fusil dans la main gauche, pointé à la verticale, des agneaux dans un enclos, des porcs dans un autre, un squelette dans une combinaison d'astronaute dans un module s'étant écrasé sur une planète, etc. Sans oublier le motif géométrique récurrent de l'hexagone régulier.
Il est possible que le lecteur finisse par se demander si l'assemblage de tous ces éléments hétéroclites a bien un sens. Finalement quel sens donner à la prolifération des abeilles ? Pourquoi des (peut-être) extraterrestres avec insémination de femmes et trépanation ? Et puis cette zone sans technologie de communication informatique ? Dans le même temps, cela provoque un ressenti déstabilisant, avec un peu de fin du monde (mais ce n'est pas sûr) des comportements bizarres, mais adaptés à l'environnement et à l'état de la société, des rapprochements saugrenus (par le biais du leitmotiv des hexagones), provoquant des résonnances avec le monde contemporain, et des artefacts culturels des quatre décennies passées. Ce n'est pas une écriture de type automatique, mais il y a une composante proche de l'onirisme. le lecteur peut être tenté de relever ces éléments presque superflus : la réflexion sur l'éthique du journalisme et les prophéties auto-réalisatrices, la neige acide qui renvoie à la pluie acide, le mur séparant la ville évoquant celui de Berlin avant 09 novembre 1989,la prolifération des abeilles à une époque où on craint leur disparition, l'éventualité de coloniser d'autres planètes mais réservée aux riches, la peur de la technologie informatique, le passage d'avions dans le ciel pouvant épandre toutes sortes de produits chimiques à l'insu de la population, et bien sûr les théories du complot telle que la présence d'extraterrestres sur Terre. Sous cet angle, cette bande dessinée renvoie le lecteur à un mélange d'informations et de rumeurs sensationnelles composant le bruit de fond de sa vie, ou en tout cas de celle de la scénariste. Une mythologie diffuse, invérifiable, dépassant l'individu, échappant à l'expérience directe, mais avec des effets très concrets au quotidien.
En découvrant cette histoire, le lecteur espère bien qu'il s'agit d'une œuvre d'auteurs : il n'est pas déçu. Ann Nocenti raconte bien une histoire avec une intrigue, mais avant tout elle évoque une forme de mythologie du quotidien mêlant réalisations technologiques rendues possibles par une science inaccessible au commun des mortels, et rumeurs aussi improbables que séduisantes. David Aja parvient à donner corps à ces ressentis avec des dessins combinant extraordinairement une précision palpable, avec une liberté onirique, dans une mise en page rigide qui offre une grande liberté de mouvements, et une des environnements très ouverts.
Aujourd'hui que sont devenus l'homme au ventilateur, la femme aux seins coupés, l'hôtesse de Tokyo ?
-
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2005. Cette bande dessinée a été réalisée par Edmond Baudoin pour le scénario, les dessins, et les couleurs et elle compte cinquante-deux pages. Elle a été rééditée dans Trois pas vers la couleur avec Les yeux dans le mur (2003), et Les essuie-glaces (2006).
Combien de marins, combien de capitaines, sous la surface dorment les baleines. Edmond se tient sur le pont d'un navire, un mât avec un drapeau juste à côté de l'endroit où il est accoudé au bastingage. Il fixe la ligne d'horizon au-dessus du bleu de l'océan, alors que le soleil se lève, la nuit cédant place au jour. Il s'interroge. Des bouts de phrase qui se répètent et qui fuient dans l'eau noire. Des idées molles englouties dans le remous des hélices. le jour se lève à la poupe. La nuit s'en va devant. Un homme, c'est un accord de musique. Des milliards d'hommes, des milliards d'accords, tous différents. Qu'est-ce que lui Edmond cherche ? Quelle est sa note ? Son accord de musique ? Qu'est-ce qu'il espère trouver dans ses départs sans arrivée ? Il n'a rien appris de plus que ce qu'il savait quand il a quitté son village. Mais il ne sait plus comment faire machine arrière. Trop de temps a passé. Personne ne l'attend plus nulle part depuis longtemps. Personne, et ça ne lui paraît même plus étrange. Tout lui semble normal. Il a sans doute dépassé la limite. Quelle limite ? Quelle musique ? Quelle musique ? Comment trouver sa note dans cette cacophonie ? Et surtout pourquoi essayer ?
Le navire en a croisé un autre, puis il est arrivé dans le port de la mégapole. Edmond a débarqué et il quitte les quais du port à pied. Il arrive dans le quartier d'affaires avec ses gratte-ciels, ses hommes en costume noir pendus au téléphone, et les femmes en tailleur noir, elles aussi collées au téléphone. Il marche à contre-courant de cette foule. Sur le bateau, un jeune homme lui avait dit que son projet était de se faire exploser au centre d'un centre commercial. Edmond lui a dit d'attendre qu'il n'y ait personne autour de lui. Se faire exploser ou essayer quelque chose comme écouter le chant des baleines, quelque chose comme ça. Entre ces deux extrêmes, y a-t-il un espace ? Les hommes et femmes d'affaires se sont mis à courir et Edmond court dans l'autre sens, sortant de la foule, sortant du quartier d'affaires, arrivant dans un parc, sans s'arrêter de courir. Il pense à une chose lue dans un journal au Québec : une femme s'était fait faire l'ablation des deux seins, de peur, plus tard, d'avoir un cancer. À Chicago, il a vu, sur une affiche, une femme tenant dans ses bras un bébé. le texte qui accompagnait cette scène expliquait qu'il est important de toucher ses enfants, que le contact avec les parents leur fait du bien. Un soir d'été, à Paris, à la terrasse du café le Bonaparte, un homme lui a dit qu'il ne pouvait plus dormir depuis que ses riches beaux-parents lui avaient enlevé l'autorisation de voir sa fille âgée de trois ans.
Ouvrir une bande dessinée d'Edmond Baudoin est une aventure à chaque fois, même si le lecteur est familier de son œuvre, de sa manière de dessiner, de ses thèmes de prédilection. La structure de la présente œuvre se dévoile assez rapidement : un voyage réalisé à pied, après la traversée d'océan en bateau. le personnage ne porte pas de nom, mais le lecteur y voit un avatar de l'auteur. Il avance : au cours du récit, il déclare qu'il souhaite découvrir ce qui se trouve derrière un col, derrière une colline, une montagne, derrière ce qui barre l'horizon. Son interlocuteur lui répond qu'il est allé de l'autre côté et qu'il n'y a rien de plus qu'ici, ce qui n'entame en rien la détermination d'Edmond. Au cours de ce périple, Edmond ne s'arrête que deux fois : une nuit à passer à dormir dans un champ aux côtés d'une jeune femme, un repas partagé avec un couple âgé dans leur maison isolée dans la montagne. le lecteur a tôt fait de comprendre qu'il ne doit pas prendre ce déplacement continu à pied, au sens littéral : il s'agit d'une métaphore. le marcheur avance dans la vie et il traverse différents paysages qui sont autant de phases de sa vie. Les dessins montrent littéralement quelqu'un qui va de l'avant, avec des cases majoritairement de largeur de la page. Comme dans la vie, il n'y a pas de retour en arrière possible, l'écoulement du temps ne se faisant que dans un sens.
Une fois que le lecteur a pris conscience de cette métaphore, le principe d'intrigue disparaît : Edmond met en scène son cheminement dans la vie. Il y a donc cette avancée en marchant, en traversant des paysages, parfois en interagissant avec eux, parfois en rencontrant un ou deux êtres humains., une fois une foule, et parfois la solitude. Pendant les cinq premières pages, il n'y a que des cases de la largeur de la page : cela donne plus d'ampleur au paysage dans des images panoramiques. L'artiste réalise ses dessins au pinceau, avec parfois un contour irrégulier, parfois épais, parfois très fin. La première case comprend deux silhouettes de baleine, noyées dans le bleu de l'océan, un équilibre calculé entre représentation et formes abstraites. Baudoin sait très bien jouer des possibilités entre ces deux extrêmes. En planche deux, la case du milieu présente un dégradé de bleu en fond pour le ciel, une grosse masse noire au milieu dans la moitié supérieure, et une forme écrasée brune avec un trait de contour, dans la moitié inférieure. le contexte, case d'avant et celle d'après, ne laisse planer aucun doute sur ce qui est représenté : le buste d'Edmond vu de derrière. Mais prise à part du flux narratif, cette case pourrait être interprétée différemment, voire rester abstraite. de temps à autre, le lecteur peut repérer une autre case fonctionnant ainsi, mais elles restent assez rares. D'autant plus que la couleur apporte des éléments d'information supplémentaires, entre naturalisme et expressionnisme, qui diminuent d'autant la latitude d'interprétation.
La troisième planche correspond à l'arrivée dans la mégapole, avec ses constructions qui deviennent de plus en plus porche comme dans un travelling avant. L'artiste représente beaucoup plus de choses : les nombreux buildings chacun avec leur architecture propre, les grues, les cheminées d'usine, le dôme d'un édifice religieux, etc. Dans la cinquième planche, le dessinateur réalise une case d'une demi-page permettant de découvrir un quartier de la ville dans une vue du ciel inclinée. La case du dessous montre Edmond, toujours de dos, marchant à contre-courant de la foule, avec le détail des façades d'immeuble, la signalisation verticale et ces individus au visage fermé et aux tenues vestimentaires austères. Par la suite, Baudoin donne à voir les arbres et les bacs d'un parc, un échangeur autoroutier de grande envergure, les vestiges d'une installation industrielle en périphérie, un pont ferroviaire métallique, de grands espaces naturels ouverts, les bâtiments en ruine d'une ville abandonnée, peut-être détruits par des bombardements et des affrontements armés, une guérilla urbaine, la maison à étage en bois du vieux couple, les formations rocheuses que gravit Edmond. de temps à autre, une case provoque de vagues réminiscences chez le lecteur sans qu'il ne parvienne à mettre un nom dessus. Il peut penser à Vincent van Gogh à un moment. Puis, lorsque le personnage traverse la ville en ruine, l'artiste indique par une petite note dans une graphie plus petite et plus légère le tableau dont il s'est inspiré. Il référence ainsi à six tableaux de Francisco de Goya (1746-1828).
Le lecteur relève d'autres références au fil des pages : à une exposition de Zoran Muši? (1909-2005, peintre et graveur), à P.J. Harvey, à Stina Nordenstam, à Billie Holiday, à Pier Paolo Pasolini (1922-1975) au travers d'une citation. Il sourit en voyant mentionnée la chanson le chien dans la vitrine (1953), de Lise Renaud (1928-), avec les aboiements de Roger Carel (1927-2020), car l'auteur y faisait déjà référence dans Couma acò (1991). Il mention également un séjour au Liban en 1987, et celui-ci avait donné lieux à une histoire courte dans Chroniques de l'éphémère (2000). Mais ces passages s'avèrent également compréhensibles si le lecteur n'a pas connaissance de ces autres œuvres. Avec cette liberté narrative dont il a le secret, Edmond Baudoin semble sauter du coq-à-l'âne au gré de sa fantaisie, comme une sorte d'état de fugue.
Au gré des pages, le lecteur relève des réflexions personnelles sur des sujets comme le rapport au corps, entre la peur du cancer du sein et le réconfort affectif du bébé en contact avec la peau de sa mère, la perception esthétique du sexe masculin, le hasard des rencontres fortuites entre deux étrangers, le souvenir de ses amours passés, le tumulte déshumanisant des grandes foules urbaines, le questionnement sur l'expression artistique (Comment dire, et, surtout, pourquoi essayer ?), le devoir filial vis-à-vis de sa mère, la beauté de la nature, la peur de l'autre lors de la rencontre avec un homme armé. Ce dernier déclare à Edmond : Vous ne devriez pas marcher sans arme, sur cette route. Personne ne le fait, alors ça fait peur à ceux qui vous croisent. Et quand on a peur, on tue. Ces phrases prennent toute leur ampleur quand le lecteur garde à l'esprit que cette route est une métaphore pour la vie. Si parfois, le flux de pensées de l'auteur semble vagabonder en s'éloignant du récit de voyage, il s'avère que qu'il n'en est rien : ce flux se nourrissant des situations, y répondant.
Qu'il ait lu de nombreuses BD de cet auteur ou que ce soit sa première, le lecteur effectue la même expérience unique. Personne ne dessine comme Edmond Baudoin, même s'il ne s'agit que de dessins au pinceau. Personne ne raconte comme lui, même si chaque page se présente sous la forme de cases sagement rectangulaires avec une bordure. Peu d'artistes savent exprimer leur personnalité et leur état d'esprit au travers leurs œuvres, avec la même sincérité, la même honnêteté, la même simplicité que lui. le lecteur se sent privilégié de pouvoir ainsi accompagner Edmond, de faire un bout de chemin avec lui, de partager sa vie avec une telle générosité.
Lorsque j'ai ouvert "Before Watchmen: Minutemen", j'ai été immédiatement plongé dans l'univers des années 40. Le dessin rétro de Darwyn Cooke m'a transporté dans une époque où les super-héros étaient encore des pionniers, des aventuriers costumés prêts à défendre la justice.
Derrière leurs masques, les Minutemen avaient des personnalités complexes, avec des secrets, des conflits internes et des motivations variées. Certains cherchaient la notoriété, tandis que d’autres luttaient pour la justice.
Le récit explore les aspects sombres du groupe, y compris des révélations sur les abus, la dépression, l’alcoolisme et la sexualité. Il montre que les super-héros ne sont pas toujours des modèles de vertu. L'intrigue sombre et réaliste m'a tenue en haleine. Les Minutemen ne sont pas des héros parfaits, mais des individus complexes avec leurs failles et leurs démons intérieurs. Les révélations sur leur passé ont ajouté une profondeur inattendue à l'histoire.
En lisant cette bande dessinée, j'ai ressenti une nostalgie pour une époque que je n'ai jamais connue. Les pages se sont enchaînées, et j'ai été captivé par les dilemmes moraux auxquels les Minutemen étaient confrontés.
Incarnation
-
Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est paru sans prépublication en 1986, publié par Ballantine Books. Le scénario est de Janwillem van de Wetering (1931-2008), les dessins de Paul Kirchner. Il s'agit d'une bande dessinée de 100 pages en noir & blanc. Ce tome comprend également une introduction de 3 pages datant de 2015, de l'artiste expliquant les circonstances de la genèse, de la réalisation et de la publication initiale de cet ouvrage. Il se termine par une copieuse postface de 11 pages, rédigée par Stephen R. Bissette passant en revue par le menu détail tout ce qui rend cette œuvre unique, ainsi que le contexte de sa parution.
Le Maine est l'état des vacances : c'est inscrit sur toutes les plaques minéralogiques des voitures. C'est un véritable paradis terrestre avec sa côte, ses îles, ses baies. Malheureusement, c'est un endroit accessible aux profiteurs à court terme. Que se passe-t-il quand deux des plus grandes forces des États-Unis s'y affronte dans un combat mortel, la quête pour la productivité, et l'envie d'un environnement vierge de toute souillure ? À Woodcock County, monsieur Jones vient de s'installer et d'acheter des terrains côtiers pour implanter une raffinerie de pétrole. C'est samedi, et monsieur Jones est en tenue décontractée avec son bob sur la tête, en train de pêcher sur le lac, bien installé dans sa barque avec sa maison bien en vue sur la rive. Tout en tenant sa canne à pêche de la main droite, Jones prend une canette de bière dans la glacière et en retire la languette pour en savourer le breuvage. Il sent une prise tirer sur la ligne et il jette la cannette à l'eau derrière lui pour s'occuper du poisson. Il a attrapé un beau morceau et le prend avec sa main droite pour l'assommer d'un geste violent contre le banc de nage. Il prend une autre canette pour se rincer le gosier et relance l'hameçon dans l'eau. Il remarque un avion jouet radio-contrôlé qui passe loin au-dessus de sa tête. Il l'observe du coin de l'œil.
L'avion radio-contrôlé effectue un passage juste devant le visage de monsieur Jones qui lève la main pour se protéger, et qui constate que l'aéronef a entaillé sa main droite qui saigne. L'avion effectue un deuxième passage, et Jones s'écarte plus vite, s'affalant au fond de l'embarcation. Il cherche alors à redémarrer son moteur pour rentrer à l'embarcadère, mais la personne contrôlant le modèle réduit le dirige droit sur le visage de Jones qui est frappé de plein fouet et tombe en arrière dans sa barque en perdant la vie. Il est temps de faire connaissance avec les habitants des quatre maisons sur le rivage proche. Monsieur Kane un homme âgé vivant en autonomie des produits de sa ferme, en solitaire. Il sait ce que monsieur Jones souhaitait construire et peut-être qu'il n'aimait pas Jones pour ça. Valerie Curtis, une femme encore jeune, vivant d'une rente, et cultivant ses plantes. Joe McLoon, un ancien rebelle paralysé en dessous de la ceinture, vivant avec deux jeunes aides-soignantes. Steve Goodrich, un ancien acteur millionnaire, avec son majordome Erik van Heineken. Le shérif est bientôt à pied d'œuvre pour examiner le cadavre.
Une couverture intrigante avec un dessin très propre sur lui, un revolver d'une taille réaliste, un détective privé avec un troisième œil, et un titre aguicheur promettant un meurtre par une méthode originale. Après cette invitation à passer des vacances dans le Maine, le lecteur plonge dans la préface de l'artiste, évoquant son rythme lent pour produire les pages, et le manque de succès de la première édition, malgré la renommée du scénariste, celui-ci étant un auteur de romans policiers, connu pour sa série Grijpstra et De Gier comptant plus de 15 tomes. Kirchner lui est connu pour des bandes surréalistes comme Dope Rider : Pour une poignée de délires. Il a connu le scénarise pour ses deux ouvrages biographiques traitant de sa pratique du Zen, et van de Wetering a apprécié ses premiers comics. Bissette développe en détails la genèse de ce comics, sortant complètement du moule de la chaîne de production des comics industriels, une exception remarquable pour l'époque. Tout commence comme un bon polar, avec une enquête sur un meurtre. Un magnat s'apprête à faire des affaires sur la côte, ce qui aura pour effet de détruire le paysage et la tranquillité. Le dessinateur réalise des images descriptives, avec des contours nets et précis, une représentation adulte et un peu épurée. Chaque case est ainsi très facile à lire quel que soit la densité d'informations visuelles, la profondeur de champ étant accentuée par de petits aplats de noir et des zones grisées, avec différentes nuances de gris.
Tout commence comme un meurtre dans la campagne, avec quatre ou cinq suspects : il ne manque que Jane Marple ou Hercule Poirot et une tasse de thé. Les voisins ne sont pas si caricaturaux que ça, et le shérif est immédiatement antipathique, pour son côté bourrin. Kirchner s'amuse bien à représenter lesdits voisins, avec un dessin en pleine page pour chacun et une case en insert, jouant sur des clichés. Kane en train de bichonner son tracteur John Deere, Valerie taillant délicatement un rosier dans une belle jupe et une pose gracieuse, Mcloon sur son chopper-tricycle avec deux belles poupées à l'arrière, Steve Goodrich en maillot de bain sur un transat avec son fume-cigarette et son serviteur lui apportant un cocktail sur un plateau. Le lecteur sourit et présume que cette forme discrète de dérision annonce un récit parodique sous couvert d'un roman policier. Ça change avec les planches 21 à 23 : l'inspecteur Jim Brady attend bien tranquillement sur banc devant la gare ferroviaire que le shérif vienne le chercher. Un habitant du coin s'assoit à côté de lui et évoque les siècles passés : les indiens, les vikings, les guerres franco-indiennes, les britanniques. Euh ?!? Le shérif arrive enfin et emmène l'inspecteur sur le rivage où le corps a été retrouvé. Toujours cintré dans sa gabardine fermée, Brady ne met pas longtemps à retrouver l'avion radiocommandé et les traces de sang. Cette fois-ci, le shérif a une tête de phacochère massif. Euh ?!? Les dessins sont toujours aussi précis et propres sur eux, premier degré, figuratifs.
L'inspecteur rend alors visite successivement à chacun des quatre voisins, et leur forte personnalité apparaît à la fois dans leur intérieur et leur comportement, et à la fois dans des illustrations qui révèlent la manière dont ils se perçoivent, ou le mode de vie qu'ils incarnent, ou encore des souvenirs esthétiquement embellis. Il y a donc bien un glissement dans le surréalisme, pas parce que les auteurs utilisent leurs forces psychiques pour créer, mais parce que l'enquêteur perçoit la vie psychique de ses interlocuteurs. Cela donne lieu à de planches saisissantes : le shérif avec une tête de rhinocéros, un suspect assis sur une chaise posée sur dragon enveloppant un globe terrestre, une vision de Valerie en robe dans un atelier de sorcière regardant Jim comme une proie, Steve pilotant un ULM tous les deux miniaturisés volant à travers le grand hall de sa demeure, le shérif avec une immense mitrailleuse dans les mains, bardés de cartouchières, le shérif en tricératops, les deux aides-soignantes en princesse des mille et une nuits avec Joe sur son chopper gravissant un grand huit en arrière-plan, ou encore Kane en prédicateur d'une église ornée d'un gigantesque crâne de renne. D'un côté, ces images plongent dans l'absurde, avec une part d'exagération et de clichés visuels ridicules dans leur naïveté.
D'un autre côté, ces images révèlent les mythes et les illusions qui animent les individus concernés. Certes elles comprennent des clichés visuels, mais chaque composition prise dans son entièreté est originale, mêlant une forme de fierté de l'individu avec la dérision de la matérialité de ses rêves ainsi ramenés à de simples dessins. Ces derniers fonctionnent d'autant mieux que l'artiste ne change pas de registre graphique et qu'ils sont sur le même plan que les représentations très posées de la réalité normale, avec des détails remarquables comme un poisson, un oiseau, ou un animal sauvage. L'enquête acquiert alors une dimension psychique, que le lecteur peut également prendre comme étant l'expression de la forte empathie de l'inspecteur pour les personnes qu'ils rencontrent, sa capacité à les écouter vraiment, à percevoir leur personnalité profonde dans leur comportement et leurs propos. Ils sont à la fois de véritables individus animés par des valeurs et leur histoire personnelle, à la fois l'incarnation de grandes forces sociales, comme l'armée, la rébellion, la pulsion sexuelle, le désir de renommée, etc.
Voilà une bande dessinée singulière. La narration visuelle est très transparente, dans un registre descriptif appliqué et légèrement simplifié pour que les images soient assimilables instantanément. L'intrigue repose sur une enquête policière simple, bien construite et révélatrice à la fois des forces systémiques de cette petite communauté, à la fois des aspirations et de l'âme de chaque personnage. Le dénouement est clair et révèle le coupable avec ses motivations. En même temps, chaque personnage est une véritable allégorie, permettant de lire ce polar comme une radiographie de la société américaine, des rêves qu'elle véhicule, et de la violence consubstantielle de sa dynamique.
Les choses, de même qu'elles commencent, se terminent un jour.
-
Ce tome regroupe trois ouvrages de Carlos Giménez (scénario et dessin) : Chrysalide (2016), Un chant de Noël (2018), C'est aujourd'hui (2020). La première édition en français date de 2022, et la traduction a été réalisée par Hélène Dauniol-Renaud. Ces récits sont en noir & blanc. Chacun des trois récits dispose d'une préface rédigée par l'auteur. le premier s'accompagne d'un épilogue sous forme de texte consacré à Raúl, accompagné des dessins qu'il a fait de pépé Páquito.
Chrysalide, 58 pages. Pablo, bédéiste vieillissant, est assis à sa table de travail et annonce que son ami Raúl est décédé il y a quelques jours. Il devrait plutôt dire, pour reprendre l'expression précise qu'il employait, que son ami Raúl a fini de mourir. Il se souvient de l'une de leur conversation dans l'atelier de son ami. Ce dernier lui expliquait qu'on a l'idée que la mort tombe sur l'être humain. Par exemple : untel est mort mardi à 11h15. Mais ce n'est pas comme ça. À moins de passer sous un autobus ou de se faire tirer dessus, ce n'est pas comme ça. Untel a fini de mourir, mais en réalité sa mort avait commencé plusieurs années auparavant. On commence à mourir le jour où on commence à penser sérieusement à la mort, le jour où on prend conscience que la fin a commencé, qu'on est dans sa dernière ligne droite. C'est ce jour-là qu'autour de l'individu commence à se former une chrysalide. Il arrive un jour où tout autour de l'individu commence à se former une espèce de cocon, une chrysalide qui, peu à peu, couche après couche, durcit, l'emprisonne, le réduit. C'est ce jour-là que l'individu commence à mourir. Lui Raúl a commencé à mourir il y a onze ans, un 11 février pour être exact.
Un chant de Noël, une histoire de fantômes, 101 pages. Pour commencer, Raúl était mort. Pablo papote avec Páqui, sa femme de ménage. À sa question, il lui répond qu'il ne pense pas beaucoup à Raúl, normalement, de temps en temps. Ils évoquent les résultats de la loterie, puis elle lui demande où il va réveillonner pour la veillée. Il lui répond qu'il dîne toujours seul pour la veillée de Noël : il n'aime pas Noël, il n'en garde pas de bons souvenirs. Sa nièce Loli arrive pour l'inviter à venir manger chez elle avec tout le reste de la famille. Mais il refuse également. le soir-même, alors qu'il est dans sa chambre, le fantôme de Raúl lui apparaît pour le prévenir que trois autres spectres vont venir lui rendre visite.
C'est aujourd'hui, 94 pages. Pablo est chez lui, assis sur son lit en train de discuter avec un autre lui-même. le premier porte une couronne de carton sur la tête et il fait le constat à haute voix : Alors c'est aujourd'hui. Les deux Pablo commencent à papoter, à échanger des souvenirs, des anecdotes, à faire des constats sur l'état du monde, de la société, de ses habitudes.
Carlos Giménez est un bédéiste espagnol, né en 1941, ayant commencé sa carrière au tout début des années 1960. Il a acquis sa renommée avec des oeuvres autobiographiques, comme la série Paracuellos (Alfred du meilleur album au Festival d'Angoulême 1981 & Prix du patrimoine au Festival d'Angoulême 2010), et Los Profesionales. Dans les trois albums regroupés dans ce recueil, il se met en scène sous la forme d'un avatar dénommé Pablo, ce qui lui permet de raconter ses souvenirs, sans s'en tenir à une forme de vérité biographique. Dans la première histoire, il évoque son ami Raúl au travers de ses derniers jours, et de souvenirs de discussion. Dans la deuxième, il reprend le principe de Un chant de Noël (1843), de Charles Dickens (1812-1870), Pablo revisitant des moments de son passé, la réalité de son présent, et un futur possible. Dans le troisième, le titre du recueil prend tout son sens puisque Pablo vit son dernier jour en toute conscience de ce qu'il en est, en se parlant à un double fantomatique, évoquant à nouveau des souvenirs. Dans un premier temps, le lecteur peut être un peu appréhensif de la narration visuelle qui se compose à plus des deux tiers de personnages en plan taille ou en plan poitrine, souvent assis, souvent en train de papoter, et parfois en train de descendre un cocktail Cuba Libre (à base de rhum, citron vert, et cola). En plus, il s'agit essentiellement de dialogues entre hommes blancs d'un certain âge, vraisemblablement des septuagénaires. Les contours sont réalisés avec des traits un peu sec, quelques aplats de noir pour les ombres portées. Les personnages présentent de légères exagérations dans les expressions de visage, dans les coiffures, dans certaines postures. Bref, rien de folichon.
Chrysalide s'ouvre avec un texte en introduction dans lequel l'auteur regrette le manque d'expérimentations en BD, la rareté des transgressions, le fait que presque personne ne proteste contre rien, que la routine amène à gagner sa vie en faisant toujours les mêmes travaux, la nécessité de ne pas déranger l'éditeur, ni agacer le client. Ça sent un peu la personne âgée aigrie. de temps à autre, Raúl ou Pablo effectue constats ou des jugements de valeur négatifs : tout le monde ment, la décrépitude corporelle avec l'âge, la perte de pouvoirs des états face à l'économie de marché généralisée, la destruction des emplois non qualifiés par la technologie, la fossilisation des comportements de l'individu avec l'âge, la mainmise des religions prescriptrices, le sort des réfugiés traversant la mer méditerranée sur des embarcations de fortune, la fumisterie des euphémismes, l'insignifiance d'une vie humaine, le tabou à parler de sa mort. Or à la lecture, ces dialogues, ces souvenirs, ces considérations charrient une chaleur humaine, un goût de vivre, une humanité incroyables. D'un côté, le lecteur voit un vieux barbon pontifier allant parfois jusqu'à s'écouter parler ; de l'autre côté, il dévore ces paroles d'un individu humaniste avec une solide expérience de la vie dont chaque anecdote relève des petits riens de la vie pour en révéler l'infinité de saveurs.
Alors bien sûr, Carlos Gimenez a atteint son stade de maturité graphique depuis belle lurette et il ne faut pas attendre de lui qu'il innove. Alors bien sûr, un tel artiste n'a pas réussi à mener une aussi longue carrière juste sur un malentendu. Certes, il y a de nombreuses cases de Pablo en train de parler en plan taille, mais il bouge encore (il n'est pas vraiment mort), il s'emporte, il s'indigne, il va jusqu'à gesticuler parfois, exprimant ainsi son état d'esprit. En outre, la représentation des souvenirs s'accompagne souvent d'une représentation dudit passé, avec Pablo jeune homme, ou enfant, ou à un autre stade de sa vie, avec d'autres potes, des membres de sa famille, une copine. Dans ces circonstances, la prise de vue quitte le bureau de Pablo ou sa chambre à coucher pour s'aventurer dans la rue, dans d'autres intérieurs, dans une école, sur une plage, dans une chambre d'étudiant, dans un parc, etc. L'artiste représente tout ça avec une évidence et un naturel qui dénotent une longue pratique apportant une aisance donnant une impression de facilité trompeuse. S'il n'y prête pas attention, le lecteur peut même ne pas se rendre compte qu'à chaque retour dans le passé, la reconstitution de l'époque comporte des détails authentiques, directement issus de la mémoire de l'auteur. de même, il suffit d'une planche pour prouver sans doute possible la qualité de la narration visuelle : la planche 77 de Un chant de Noël, muette sans un seul mot, et reprenant la découverte du corps d'Aylan Kurdi, enfant kurde retrouvé mort sur une plage turque le 2 septembre 2015.
Quoi qu'il en soit, le lecteur oublie rapidement ses réserves sur la narration visuelle car Pablo se révèle être un homme singulièrement attachant, même sans partager toutes ses convictions. En fait, il ne raconte rien d'exceptionnel : des anecdotes sur sa vie, banales prises une à une. Elles dégagent un parfum un peu exotique car il s'agit de la vie d'un auteur espagnol de bande dessinée, peu probable que ce soit la situation du lecteur. D'un autre côté, elles brossent le portrait d'un homme ordinaire, commun, parfois médiocre, qualificatif qu'il utilise lui-même. En même temps, elles relatent l'expérience faite de la vie, l'expression d'une humanité universelle générant une empathie chez le lecteur. de temps à autre, ce dernier peut s'offusquer de se retrouver face à des certitudes défaitistes, certes construites à partir de nombreux constats faits au cours d'une vie riche de plusieurs décennies. Toutefois, il devient vite évident que ces anecdotes qui se rapportent toutes à Pablo (ou presque) parlent surtout des autres personnes qu'il a rencontrées ou côtoyées. Ces trois autofictions parlent de lui sans être nombrilistes ou égocentriques. Son évocation de la vie se fait avec la conscience explicite et exprimée de sa mort, sans rien de macabre ou de morbide. En cela, il applique le principe qu'il développe dans sa première introduction : une transgression majeure (parler de sa propre mort) et aborder des sujets personnels et d'actualité tels que certaines facettes de la société, ou l'état du monde.
En outre, Carlos Gimenez n'est pas un donneur de leçon : il exprime son opinion personnelle présentée comme telle, il expose sans fard les facettes les moins reluisantes de sa personne. Il sait mettre en lumière des aspects de la condition humaine aussi bien dans la vie de tous les jours (se baigner en été et découvrir à quel point le monde peut se passer de soi) que dans un fait divers atroce (la mort d'Aylan Kurdi et l'impuissance de l'individu à l'éviter, ainsi que l'obligation de savoir qu'on vit dans un monde qui s'accommode d'une telle tragédie), ou une tragédie meurtrière (l'attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015). Par ailleurs, au fil de ces trois récits, le lecteur comprend que l'auteur dispose d'une culture littéraire, sans qu'il n'ait besoin de l'étaler avec l'évocation en passant d'auteurs comme Gustavo Bécquer (1836-1870), Jack London (1876-1916), Guy de Maupassant (1850-1893), André Maurois (1885-1967), Francisco Candel (1925-2007), Charles Dickens (1812-1870), Omar Khayyam (1048-1131).
Feuilleter cette bande dessinée ne donne pas forcément envie de la lire. En revanche commencer à la lire donne une envie irrépressible de passer du temps en compagnie de Pablo / Carlos Giménez par ce moyen privilégié. La narration visuelle ne paye pas de mine, pour autant après quelques pages le lecteur ne peut pas l'imaginer sous une autre forme. Après quelques séquences, il a fait l'expérience de sa richesse sous-jacente. Au début, Pablo semble être un vieil oncle un peu casse-pied avec ses rengaines. Rapidement, il devient un homme expérimenté qu'on a envie d'écouter pour ses anecdotes sur sa vie, pour ses avis éclairants et tolérants. Lui-même dit qu'il est devenu l'homme âgé qu'adolescent ou jeune homme il considérait comme un fossile, un être humain dont le corps a commencé à dépérir, tout le contraire de l‘appétit de vie. le lecteur n'entretient aucun doute sur l'inéluctabilité de la fin de l'ouvrage, et c'est pourtant une vraie tristesse qui l'étreint. Formidable.
Dès le premier tome, la première image des aventures du quotidien de ce gamin écartelé entre trois continents donne le ton. Riad se représente à l’âge de deux ans, tel une sorte d’angelot doté d’une chevelure blonde imposante. Il était « l’homme parfait ». Maniant à merveille l’autodérision, il va nous narrer ses origines en partant de la rencontre improbable entre sa mère bretonne et son père syrien lorsque ce dernier était venu à Paris pour y faire des études grâce à une bourse de son gouvernement. Beaucoup plus tempérée et pragmatique — surtout très patiente — Clémentine devra souvent composer avec les sautes d’humeur d’un compagnon quelque peu lunaire et fantasque, personnage fanfaron sensible aux idées de progrès, mais parfois un peu obtus et contradictoire, tenant parfois des propos racistes ou belliqueux, avec cette obsession de porter le titre honorifique de « docteur »… Au fil des années, les relations entre ses parents vont se distendre, sa mère étant à la fois lassée des frasques de son mari et gagnée par le mal du pays. Jusqu’au point de non-retour, où ce dernier commettra l’irréparable…
La capacité de l’auteur à compiler quantité de petites anecdotes, souvent insignifiantes en apparence et pourtant toujours révélatrices d’un point de vue sociétal, est impressionnante. On se demande véritablement comment à cet âge un enfant peut avoir emmagasiné autant de souvenirs dans sa mémoire ! C’est toujours très juste et à travers les yeux de Riad, ces anecdotes prennent une dimension drolatique et jubilatoire, en particulier lorsque notre blondinet arrive à l’adolescence. Il n’est plus vraiment le mignon chérubin des débuts avec son visage constellé de boutons d’acné, même on sait bien que c’est l’âge des complexes…
Il n’y a assurément pas qu’une seule raison au succès du projet, la première étant assurément le talent de conteur de son auteur, de dessinateur aussi, avec ses petits personnages ronds et avenant, associés à son humour si particulier. En plus de ses qualités, le public, a fortiori français, n’a pu être qu’intrigué par ce titre extrêmement bien choisi dans un contexte où le terme « arabe » est depuis longtemps chargé de connotations, pas toujours forcément bienveillantes pour les intéressés… Et puis l’histoire personnelle de Riad, avec cette double culture qui lui a permis de vivre dans deux pays aux mœurs radicalement différentes, d’un côté la Syrie, où sa blondeur faisait de lui un être à part et où il n’a jamais vraiment « pris racine », d’un autre la Bretagne, où il était vu comme « le blondinet avec un nom arabe », et puis bien sûr les rapports compliqués avec son père. Un parcours atypique et certes enrichissant qui a donné naissance à un récit passionnant, le bouche à oreille ayant sans doute fait le reste, au-delà des frontières, à l’instar de « Persépolis ». Les témoignages sur une région du monde où certains archaïsmes peuvent autant révulser que fasciner intéressent le public… sans doute encore plus depuis le 11 septembre 2001.
La sortie du dernier volume de « L’Arabe du futur » en 2022 a fait office d’événement, et incontestablement, c’est la page d’une incroyable épopée qui s'est tournée, laissant peut-être aux aficionados un sentiment de vide, mais c’est sans compter sur la fantaisie et la créativité de son auteur, qui a sans doute plus d’un tour dans sa boîte à crayons. En attendant, ceux-ci pourront toujours se consoler avec sa nouvelle série très bien accueillie à sa sortie en 2021, "Le Jeune Acteur", qui raconte les débuts de Vincent Lacoste au cinéma.
Le marin rêve face à la mer, le gardien de phare face à la terre.
-
Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Publié pour la première fois en 2017, il est réalisé par Emmanuel Lepage, scénario, dessins et couleurs. Dans cette édition de 2022, se trouvent un dossier de dix pages, une rédigée par Claude Gendrot sur l'origine du projet, et les autres contenant de somptueuses illustrations préparatoires.
À l'école ou au café, Germain a toujours aimé la table du fond, dos au mur, seul dans son coin. Invisible, il écoutait bruisser les autres. Rien ne pouvait l'atteindre, il se sentait en sécurité. Il a choisi de vivre au fond du monde. Par temps clair, il croit apercevoir la silhouette sombre de la pointe du Raz qui s'avance comme une griffe. Au creux d'abers imprécis, les taches blanches des maisons de pécheurs se confondent avec l'écume qui ruisselle le long de falaises labourées d'entailles. Parfois il distingue la tour de la Vieille, qui semble s'arracher à ces tenailles pour gagner le large. À moins que ce soit la masse du phare de Tévennec, le phare maudit où aucun gardien ne veut vivre. Seule maison-phare en pleine mer, Tévennec est vide depuis des décennies, mais les légendes demeurent. Puis à l'ouest, l'île de Sein résiste aux assauts incessants d'une mer jamais tendre. Maigre échine d'une terre que l'on prétend aujourd'hui engloutie. Et puis un chapelet de roches qui court jusqu'à lui : la chaussée. On dit qu'un navigateur qui la traversait sans l'aide d'un bon pilote de l'île ne devrait son salut qu'à un heureux hasard. Pendant des siècles, les navires se sont fracassés sur ses récifs meurtriers, un cimetière. le territoire sacré du Bag Noz, le vaisseau fantôme des légendes bretonnes. À la barre œuvre l'Ankou, le valet de la mort. Au bout de cette basse froide, un fût de vingt-neuf mètres émerge des flots, Ar-Men. Il est le phare le plus exposé et le plus difficile d'accès de Bretagne, c'est-à-dire du monde. On le surnomme l'enfer des enfers.
C'est à Ar-Men que Germain s'est posé, adossé à l'océan. Loin de tout conflit, de tout engagement, il est libre. Ici, tout est à sa place… et il est à la sienne. Ce matin, c'est la relève, le pain frais. Pierrick qui est là depuis vingt jours cède sa place à Louis. Dix jours l'un, dix jours avec l'autre. Encore une dizaine pour Germain et il redescendra à Sein, si le temps le permet. Il aimerait parfois qu'on l'oublie là. Il se blottirait dans un coin et ne ferait plus de bruit. Quand Louis monte, ils se saluent à peine. Un bref kenavo à la Velléda, Louis rentre les épaules et dans le phare comme dans une mine. Gardien depuis dix-sept ans, et pourtant il semble surpris chaque fois de l'humidité glacée qui suinte des murs, été comme hiver, accablé de draps rêches, de l'odeur de pétrole qui imprègne tout, et du fracas des vagues. Louis râle. Germain est monté sur la galerie qui fait le tour du fanal au sommet du phare et il se plante sous les rayons du maigre soleil de novembre, à l'abri des lames du vent. Il attend que ça passe. Une fois installé, Louis prépare un repas, steak-frites, et ils écoutent la radio en mangeant : la dissolution de l‘assemblée voulue par le général De Gaulle a eu lieu.
Une marine magnifique en couverture, un titre explicite : le lecteur sait qu'il va séjourner dans ce phare construit à l'extrémité de la chaussée de Sein, entre 1867 et 1881, en mer d'Iroise. S'il a rapidement feuilleté la bande dessinée, il a pu découvrir de magnifiques planches rendant hommage à ce phare classé au titre des monuments historiques en 2017. En effet, le récit s'ouvre par une séquence de cinq pages évoquant un survol en hélicoptère, avec des grandes cases mettant en valeur la mer et son bleu unique, l'extrémité dénudée de l'île de Sein, la maison-phare de Tévennec, l'île de Sein dans une belle perspective donnant à la voir dans toute sa longueur, la chaussée à son extrémité, le vol gracieux d'un oiseau de mer, et un dessin en double page avec la mer et ses vaguelettes, ainsi que le phare au loin dans la partie de droite. Dans la postface de Claude Gendrot, le lecteur apprend qu'Emmanuel Lepage a joué son propre rôle dans le documentaire Les gardiens de nos côtes, réalisé par Herlé Jouon en 2017, et qu'il a été déposé sur Ar-Men, en étant hélitreuillé, vraisemblablement l'origine de ladite séquence d'ouverture. Par la suite, le lecteur trouve tous les plans qu'il attend sur le phare et bien d'autres. Page dix, une vue de la mer en plongée depuis la galerie du sommet du phare. Page treize, Germain se tient sur la galerie de nuit, se découpant en ombre chinoise devant la lumière du fanal. Page quatorze, la silhouette du phare est à demi mangée par la brume de nuit. Page vingt-trois, le phare est lui-même réduit à une ombre chinoise dans la nuit, alors que son faisceau la transperce. Page vingt-cinq, c'est une nuée d'oiseaux de mer qui passe de chaque côté de la lanterne. Page vingt-six un nuage chargé de pluie s'abat sur le phare dans une image saisissante, et en vis-à-vis, ce sont des vagues aussi hautes que le phare qui viennent s'écraser dessus. La mer est présente dans presque toutes les pages, l'artiste y transcrivant les changements de texture, de fluidité, de luminosité en fonction des courants, des tempêtes, de l'heure de la journée. C'est un délice visuel du début à la fin grâce à un artiste à l'évidence amoureux de cette mer, dans cette région.
Séduit par la promesse de séjourner dans ce phare, surnommé l'enfer des enfers, le lecteur ne s'interroge pas trop sur la nature du récit avant d'entamer la bande dessinée, certainement un séjour de plusieurs jours, voire de plusieurs années, en accompagnant un gardien. Cette portion de son horizon d'attente est bien comblée par l'auteur : séjourner dans le phare au quotidien avec Germain, sa relation avec Louis, à la fois quotidienne, à la fois distante, chacun ayant sa chambre à un étage différent, chacun respectant la volonté de solitude de l'autre. Les cases montrent deux hommes normaux, en bonne santé, sans musculature exagérée, sans dramatisation de leurs gestes ou de leurs humeurs. S'il n'y prête pas attention de prime abord, le lecteur finit par prendre conscience qu'en toute discrétion le dessinateur effectue également une, ou plutôt deux reconstitutions historiques : celle de l'époque du récit, c'est-à-dire 1962, et celle des années de construction du phare. Cela peut se voir dans les tenues vestimentaires, dans les outils et les équipements utilisés, ainsi que dans l'état du phare lui-même et les différents navires.
Le lecteur se tient donc aux côtés de Germain et perçoit le phare, ce qu'il représente par ses yeux. Il comprend rapidement que ce personnage a souhaité obtenir cette affection pour jouir du calme qui vient avec l'isolement du phare, la coupure d'avec le monde. En filigrane, il apparaît que d'un côté cet homme a besoin du calme qui vient avec cette vie très réglée dans un espace restreint, celui du phare et le rocher autour, et d'un autre côté il se sent rasséréné par son rôle, assurer le bon fonctionnement de cet équipement pour éviter tout naufrage, et par le besoin d'entretien, de petites tâches de maintenance et de réparation qui ne connaît jamais de fin, qui assure une occupation continue. Il n'y a pas à proprement parler de mystère concernant la jeune fille à qui il raconte la légende de la cité d'Ys le soir, le lecteur ayant tôt fait de comprendre qui elle est et quelle est sa nature. Lorsque Germain lui raconte ladite légende, cela constitue un fil narratif secondaire, venant répondre comme un reflet déformé à la nature du phare. Cela donne lieu à des pages à l'apparence un peu différente, avec une palette de couleurs spécifique pour faire apparaître qu'il s'agit d'un conte, une histoire dans l'histoire. L'engloutissement de la ville agit comme un écho des lames qui viennent recouvrir le phare. La légende a également pour effet d'inscrire le phare dans le folklore breton, la ville d'Ys, mais aussi les marins décédés en mer et l'Ankou.
À partir de la page trente-neuf apparaît un troisième fil narratif qui va prendre plus de place, et passer au premier plan à l'occasion de différentes séquences. Germain a découvert le journal de Moïzez, sous une forme originale, jeune homme ayant participé à la construction du phare, et étant devenu un de ses premiers gardiens. À l'opposé d'un artifice narratif pour remplir un quota de pages imposé, ce journal crée à la fois une profondeur de champ, la longue lignée d'hommes ayant officié comme gardiens de phare, et à la fois son origine même, ou plutôt l'histoire de sa construction, une entreprise humaine sortant de l'ordinaire. Moïzez est un orphelin découvert en tant que nourrisson en 1850, roux qui plus est. Il se porte volontaire pour construire le phare, lorsque que l'ingénieur Paul Joly et son chef viennent s'adresser aux îliens pour les informer du projet et requérir leur aide. L'auteur apporte plusieurs éléments historiques relatifs à ladite construction de 1867 à 1881 : la difficulté de travailler sur un rocher recouvert par la mer la plupart du temps, les risques de tempêtes, le travail en milieu humide, etc. Cette composante du récit est vécue au travers des yeux de Moïzez.
Le lecteur s'attend à séjourner dans le phare et à ressentir le choc d'énormes vagues venant s'écraser dessus, sur toute sa hauteur, comme il a déjà pu le voir sur des photographies spectaculaires. Il découvre un vrai récit, deux hommes devenus gardien pour jouir de la retraite du monde agité, chacun pour leur raison. Il constate dès la première séquence l'amour de l'artiste pour ce coin du monde, pour le phare et pour la mer perpétuellement en mouvement, dans des planches auxquelles il ne manque que l'odeur de sel. Il découvre une bande dessiné généreuse, évoquant avec émotion la construction du phare d'Ar-Men, et l'inscrivant dans les contes et légendes celtes et bretons. Une œuvre touchante imprégnée par les embruns.
Il n'y a pas de honte à être insignifiant.
-
Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, parue d'un seul tenant, sans prépublication. La première édition date de 2020. L'histoire a été écrite par Ram V, dessinée et encrée par Anand RK, et mise en couleurs par John Pearson. L'ouvrage a bénéficié d'un design conçu par Tom Muller. Il contient également les couvertures variantes d'Aaron Campbell, Khary Randolph, Declan Shalvey, Elsa Charretier, Evan Cage, Jorge Fornes, Matt Griffin, Anand RK.
Au temps présent, Erik Dieter est un saxophoniste de jazz, plutôt bon, mais pas extraordinaire. Il a opté pour une carrière de professeur de son instrument de prédilection dans une université. Ce samedi-là, il a fini de donner sa dernière classe à 11h00 et un élève vient lui poser une question sur son jeu, pour savoir s'il a une chance de devenir un jour un excellent musicien, car il n'a pas envie de finir professeur dans une université. Dieter s'excuse : il ne peut pas répondre car il doit prendre un appel urgent sur son portable. C'est sa sœur Dinah qui lui annonce le décès de leur mère Alana Joseph Roux. Il prend l'avion le lendemain et se rend à l'enterrement. En vol, il imagine un accident et les passagers qui chutent à travers le ciel comme des flocons de neige, disparaissant avant d'attendre le sol. Pendant la cérémonie, devant la tombe de sa mère, il passe le bras autour des épaules de sa sœur, chose qu'il n'a pas faite depuis des années. le soir, ils reçoivent les condoléances des proches au cours d'une réception donnée dans la maison de la défunte. Dieter se dit que ces retrouvailles avec des gens perdus de vue se déroulent toutes de la même manière, en parlant des succès de chacun dans la vie qu'il ou elle a menée. En passant de groupe en groupe, il aperçoit Vera Carter, celle qui fut son premier amour au lycée.
Erik Dieter finit par pouvoir aborder Vera Carter : elle est devenue responsable d'une galerie d'art, et elle continue à peindre pour elle. Il s'enquiert de son mari Travis : elle a divorcé. Elle le quitte car il faut qu'elle aille coucher ses enfants, mais elle reste encore quelques jours dans la chambre d'ami. Les invités s'en vont progressivement, et il se retrouve seul avec sa sœur qui est dans la cuisine. Elle a un petit coup dans le nez et elle lui reproche son absence, le fait qu'il n'ait pas rendu visite à leur mère pendant toutes ces années. Elle finit par se calmer et s'endormir sur le canapé. Il va se coucher mais il ne trouve pas le sommeil. Il pense au corps de sa mère qui va se décomposer, sans ressentir ni chagrin, ni peine, ni tristesse. Il finit par se relever pour aller dans le bureau de sa mère : il y voit un spectre blanchâtre en train de fouiller dans ses papiers, qui se retourne vers lui et qui lui demande s'il joue toujours et s'il souffre pour sa musique.
Il n'y a qu'à regarder la couverture pour se rendre compte que c'est une bande dessinée très personnelle. Au bout de quelques séquences, il apparaît que c'est l'histoire d'un musicien, un saxophoniste de jazz, qui s'interroge sur la direction qu'a prise sa vie, et qui s'interroge sur la jeunesse de sa mère. C'est donc une forme d'introspection existentielle, narrée avec une grande fluidité. Il y a bien évidemment des cartouches de flux de pensée et de réflexions intérieures, mais aussi des dialogues, et es pages muettes, la narration visuelle ne se limitant pas à juste montrer les personnages et les lieux. Son apparence est très sophistiquée : un rendu peint, avec des contours encrés en dessous, et l'utilisation de plusieurs effets spéciaux permis par l'infographie, toujours au service du récit, ne supplantant jamais l'histoire pour impressionner le lecteur. du coup, ce dernier peut être partagé entre une forte curiosité pour une narration aussi élaborée, et la crainte d'un produit un peu prétentieux, à la fois sur la recherche personnelle et sur la mise en forme visuelle, et pas forcément à la hauteur de ses prétentions. La scène d'ouverture rassure tout de suite avec une chaude ambiance mordorée, des dessins entremêlant réalisme photographique et ressenti impressionniste dans un tout cohérent, et une situation très terre à terre (le jeune élève posant une question insultante sans s'en rendre compte).
Effectivement, il est possible de lire cette bande dessinée au premier degré : l'histoire d'un musicien qui s'est rendu compte qu'il était juste bon, et pas génial, incapable d'exprimer des émotions de manière poignante ou universelle, de les transmettre à ses auditeurs. Il se retrouve face à son premier véritable amour à qui il n'a jamais su le dire. Il doit faire face à ses choix de vie : se tenir éloigné de sa mère, sans lui rendre visite, et en laisser la responsabilité à sa sœur. Il ne peut que constater qu'il ne laissera pas de trace après sa mort. Il est accablé par le fait qu'il ne connaissait pas vraiment sa mère. La narration visuelle est étonnante de bout en bout, rappelant les grandes heures de Bill Sienkiewicz, mais sans ses fulgurances les plus avant-gardistes. L'artiste maîtrise parfaitement le dessin réaliste, la mise en couleurs de type peinture, les collages, les surimpressions, des pages vraisemblablement réalisées à partir de différentes techniques, assemblées et complétées à l'infographie, sans la froideur qui y est parfois associée, en conservant la chaleur organique du dessin à l'ancienne. le lecteur est invité à suivre la prise de conscience progressive d'Erik Dieter, dans des pages diffusant doucement des émotions adultes. le scénariste développe son récit sur une structure d'enquête (Qui était Dalton Blakely ?), avec un unique élément surnaturel (le spectre blanchâtre), apportant une accroche divertissante, sans nuire à l'introspection du personnage principal.
Il est très difficile de parler musique en bande dessinée, car celle-ci ne permet pas de faire ressentir une mélodie, ou un rythme. Ici, les auteurs ont choisi de s'y prendre autrement. Erik Dieter est un saxophoniste professionnel et il joue du saxophone à quelques reprises, le lecteur pouvant voir la réaction des spectateurs touchés par sa musique, alors même que le récit ne précise pas dans quelle branche du jazz il s'inscrit. Pour autant, il ne fait nul doute que l'histoire se déroule bien sous l'influence du jazz. de temps à autre, le lecteur peut apercevoir un bout d'affiche ou de programme, avec une portion de nom. Ainsi même s'ils ne sont pas mentionnés explicitement, plusieurs grands noms sont présents en filigrane : Miles Davis (1926-1991), Charlie Parker (1920-1955), Charles Mingus (1922-1979), Thelonius Monk (1917-1982), Bill Evans (1929-1980), John Coltrane (1926-1967). C'est un moyen élégant de ne pas assommer le lecteur néophyte avec des références qui ne lui parleraient pas, en les conservant en arrière-plan, et également de faire des clins d'œil discrets au connaisseur.
Le lecteur se laisse donc envelopper par ces ambiances visuelles, ressentant les états d'esprit du personnage principal qui est presque de tous les plans, le suivant dans son questionnement. Effectivement, la narration visuelle s'avère riche et variée, très agréable, aussi sophistiquée qu'accessible, et suscitant des émotions aussi ténues que touchantes. Il devient vite évident que le scénariste a pensé sa narration en termes visuels, car ce n'est pas une suite de cases avec que des têtes en train de parler. Les personnages accomplissent des actions de la vie de tous les jours qui montrent une partie de leurs relations interpersonnelles. Les mises en page peuvent aussi bien être sous forme de bandes de cases rectangulaires, que sous forme d'illustration accolées, ou encore de cases en insert, de dessin en pleine page, etc. Pour autant, il se dégage une forte cohérence visuelle dans la narration. le lecteur se retrouve vite subjugué par le jeu entre réalisme et impressionnisme, par la mise en couleurs sans rapport avec un simple coloriage naturaliste, par des visuels saisissants sur le moment. Il découvre après coup que cette magnifique vue du dessus d'Erik Dieter montant un escalier en spirale constitue un motif visuel qui va revenir plus tard, donnant un autre sens à cette image. Anand RK sait combiner la banalité du monde avec l'unicité d'en faire l'expérience, à la fois physique et mentale, rendant évident l'état d'esprit du personnage alors que des processus mentaux complexes sont à l'œuvre.
Le lecteur ressent bien que le parcours d'Erik Dieter est celui d'un homme ayant déjà plusieurs décennies d'expérience, vraisemblablement un quadragénaire. Il découvre en même temps que lui une vision de la jeunesse d'Alana Roux sa mère, et sa fascination pour un musicien de jazz (un saxophoniste) qui n'a laissé aucune trace et qui est mort dans un incendie vraisemblablement criminel. L'enquête avance tranquillement de témoin en témoin, avec un bon coup de pouce d'un inspecteur de police sympathique. Mais l'intérêt du récit ne réside pas l'enquête, plus dans la manière dont elle éclaire les choix de vie de Dieter, et ce qu'elle apporte à sa compréhension du passé, de l'éducation qui lui a donné sa mère. L'élément surnaturel fait sens, comme la matérialisation d'un élément essentiel dans le jazz. La compréhension progressive d'Erik Dieter est celle d'un adulte qui prend la mesure de l'importance des choix de ses parents dans la construction de sa vie d'adulte, avec un regard pénétrant et intelligent de l'auteur.
La couverture et le design de cette bande dessinée contiennent la promesse d'un récit sophistiqué et adulte. Le lecteur a le plaisir de découvrir que la promesse est tenue, avec une narration visuelle épatante et pertinente, et une prise de conscience progressive et signifiante pour le personnage principal. Les auteurs ont réussi un magnifique portrait d'un professeur de saxophone jazz, découvrant un autre regard sur sa vie.
En France, les livres sont au même prix partout. C'est la loi !
Avec BDfugue, vous payez donc le même prix qu'avec les géants de la vente en ligne mais pour un meilleur service :
des promotions et des goodies en permanence
des réceptions en super état grâce à des cartons super robustes
une équipe joignable en cas de besoin
2. C'est plus avantageux pour nous
Si BDthèque est gratuit, il a un coût.
Pour financer le service et le faire évoluer, nous dépendons notamment des achats que vous effectuez depuis le site. En effet, à chaque fois que vous commencez vos achats depuis BDthèque, nous touchons une commission. Or, BDfugue est plus généreux que les géants de la vente en ligne !
3. C'est plus avantageux pour votre communauté
En choisissant BDfugue plutôt que de grandes plateformes de vente en ligne, vous faites la promotion du commerce local, spécialisé, éthique et indépendant.
Meilleur pour les emplois, meilleur pour les impôts, la librairie indépendante promeut l'émergence des nouvelles séries et donc nos futurs coups de cœur.
Chaque commande effectuée génère aussi un don à l'association Enfance & Partage qui défend et protège les enfants maltraités. Plus d'informations sur bdfugue.com
Pourquoi Cultura ?
La création de Cultura repose sur une vision de la culture, accessible et contributive. Nous avons ainsi considéré depuis toujours notre responsabilité sociétale, et par conviction, développé les pratiques durables et sociales. C’est maintenant au sein de notre stratégie de création de valeur et en accord avec les Objectifs de Développement Durable que nous déployons nos actions. Nous traitons avec lucidité l’impact de nos activités, avec une vision de long terme. Mais agir en responsabilité implique d’aller bien plus loin, en contribuant positivement à trois grands enjeux de développement durable.
Nos enjeux environnementaux
Nous sommes résolument engagés dans la réduction de notre empreinte carbone, pour prendre notre part dans la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de la planète.
Nos enjeux culturels et sociétaux
La mission de Cultura est de faire vivre et aimer la culture. Pour cela, nous souhaitons stimuler la diversité des pratiques culturelles, sources d’éveil et d’émancipation.
Nos enjeux sociaux
Nous accordons une attention particulière au bien-être de nos collaborateurs à la diversité, l’inclusion et l’égalité des chances, mais aussi à leur épanouissement, en encourageant l’expression des talents artistiques.
Votre vote
Les Bidochon
Robert et Raymonde BIDOCHON, couple de français moyen que rien (alors vraiment rien) ne destinait à entrer au panthéon ... Et pourtant plus de 40 ans après leur apparition ils sont aujourd'hui les symboles de tous nos petits défauts (bon certains les cumulent plus que les autres) Car oui on a tous en nous une part de Robert ou de Raymonde même si on ne veut pas se l'avouer (et encore moins aux autres). Robert est lâche, prétentieux, de mauvaise foi (ah ça c'est pour ma pomme), condescendant, ... Raymonde est blasée, soumise, pas très futée, pas courageuse, ... Raymonde voulait un enfant, Robert a un problème de testicules. Heureusement pour la France ils ne se reproduiront pas, mais cela sera toute la tragédie de la vie de Raymonde ( et peut être pour nous aussi car j'aurai bien aimé les voir élever un enfant). Ce gag est hilarant, il met pourtant le doigt sur une vraie souffrance. Et c'est là tout le génie de Binet que d'arriver à nous faire rire de ça. Je trouve d'ailleurs que ce gag résume assez bien l'esprit "Bidochon". On peut arriver à rire de tout à condition que cela ne soit pas méchant. Le fait que Binet est choisi de découper ses albums par thème est géniale car elle évite selon moi une certaine redondance des gags, ce qui est salvateur dans ce genre de série, mais elle permet également au lecteur de se projeter dans la situation et donc d'analyser ses propres comportements. Cela lui permet également aussi de distiller une critique de la société de consommation dans laquelle on vit. Les Bidochon c'est un MUST HAVE pour tout Bédéphile qui se respecte
Malcolm McLaren - L'Art du désastre
T'as jamais rien compris au rock, Malc' ! T'es un type de la mode, c'est tout ! - Ce tome correspond à une biographie, celle Malcolm McLaren (1946-2006), homme d'affaires, producteur de disques et agent artistique britannique. le scénario est de Manu Leduc & Marie Eynard, les dessins de Lionel Chouin, les couleurs de Philippe Ory. L'ouvrage commence avec une introduction d'une page écrite par Jean-Charles de Castelbajac. Il se termine avec un texte d'une page évoquant le retour de la paternité de la musique des Sex Pistols aux membres du groupe, les techniques initiées par McLaren (le buzz, la trash culture et le viral), la suite de sa carrière après ce groupe, le décès de McLaren et la destruction des archives et des objets du punk par son fils quarante ans après, et cinq pages d'étude graphique du dessinateur. Cette BD compte quatre-vingt-douze planches. En Angleterre dans les années 1990, Stuart conduit sa voiture sur une route côtière de nuit. Il s'arrête devant un bunker sur lequel a été peint le nom de McLaren : il dépose Malcolm, enchanté de découvrir que son père vit dans un bunker. Un chien retenu par une chaîne au mur leur aboie dessus. Un homme sort du bunker, le fusil à la main et demande qui se trouve là. Son fils répond en s'identifiant : Malcolm McLaren. À Londres en 1947, dans le salon de l'appartement de Rose McLaren, la grand-mère, Stuart, le petit frère, regarde vaguement le poste de télévision : plus d'un million à regarder passer le carrosse de la princesse Elizabeth, future reine d'Angleterre, le mariage fastueux avec le prince Philip Mountbatten retransmis à la télévision pour la première fois. Malcolm joue aux petits soldats, organisant une bataille sur la table basse. Peter McLaren sonne à la porte et indique à sa belle-mère qu'il est venu voir ses fils. Celle-ci le met à la porte sans ménagement l'informant que ces fils n'ont pas besoin d'un père escroc. Londres en 1953. le jeune Malcolm prend des leçons de piano : le professeur n'en peut plus des dissonances, sa grand-mère est tout sourire, sa mère souffre en silence. le professeur rend son avis : il n'a jamais eu un élève qui massacrait la musique à ce point, il n'y a rien à en faire, désolé. Sa mère explique que Malcolm est atteint du syndrome de la Tourette, c'est pour ça qu'il a des mouvements si désordonnés. Une fois dehors, la grand-mère rassérène son petit-fils : il n'a pas d'autre syndrome que le talent pur. Il ne massacre pas la musique, il la dépoussière. Sa mère part vaquer à ses occupations en recommandant à Rose de ne pas le coucher trop tard car il va à l'école le lendemain. Une fois la mère éloignée, la grand-mère rassure Malcolm : sa mère est tellement vieille Angleterre ! Elle ne comprend rien, et Rose est sûr qu'il deviendra un artiste. Il en profite pour demander s'il faut vraiment qu'il aille à l'école, il trouve le maître trop autoritaire. La grand-mère répond qu'autant qu'il n'y aille pas : il faut toujours se méfier des gens autoritaires, ils veulent que rien ne change pour garder leur petit pouvoir. Malcolm lui demande pourquoi il y a autant de gens avec des télévisions ? Le texte de la quatrième couverture explicite l'enjeu de cette biographie, en commençant par la devise de l'insolent manager des New York Dolls et des Sex Pistols : Mieux vaut un échec retentissant qu'une réussite médiocre. Viennent ensuite les questions : commerçant, artiste, provocateur, visionnaire, pitre génial ? Et la réponse : Malcolm McLaren était tout cela à la fois. Cette biographie s'attache à la période de sa vie allant de son enfance et son adolescence, de 1946 à 1965 en une dizaine de pages, pour développer la période de 1965 à 1979, c'est-à-dire la mort et les obsèques de John Simon Ritchie. Au travers de cette biographie, le lecteur assiste à la naissance du punk par celui qui est présenté comme en étant l'instigateur, et même le concepteur. Pour pleinement apprécier cette biographie, il vaut mieux que le lecteur dispose déjà de quelques repères basiques sur ce mouvement, comme l'importance des Sex Pistols, celle des New York Dolls, et quelques noms en tête comme Steve Jones, Vivienne Westwood, Marc Zermatti (1945-2020). Il goûtera encore plus aux saveurs du récit s'il est familier avec le contexte culturel de l'époque, par exemple les films de Russ Meyer (ce dernier apparaissant le temps d'une page), la carrière de Richard Branson, les morceaux des Sex Pistols et les autres groupes infréquentables de l'époque comme les Ramones, ou leurs héritiers comme Siouxie and the Banshees, le célèbre passage des Sex Pistols à l'émission de Bill Grundy. Il vaut mieux qu'il ait déjà entendu parler de Sylvain Sylvain, Nick Kent, Bernie Rhodes, Jaimie Reid, Wally Nightingale, Jean-Charles de Castelbajac. Le récit commence en douceur par une courte introduction de Jean-Charles de Castelbajac qui loue les qualités de son ami : enfant du situationnisme et frère d'âme du mouvement viennois des actionnistes, créateur avec une vision transversale, une approche artistique du décloisonnement, le génie du détournement, c'est-à-dire un précurseur de l'hybridité des styles. La bande dessinée s'ouvre avec un dessin en pleine page montrant une route côtière, avec un encrage un peu rugueux, une composante descriptive qui incorpore du ressenti, sans rechercher une précision photographique. À sa manière, l'artiste respecte le principe de désacraliser la narration ou l'art. Il refuse d'astreindre ses personnages à des cadres rigides, en s'affranchissant des bordures de case. Il utilise des perspectives isométriques qu'il tord pour apporter un aspect de guingois à chaque endroit. Pour autant, il s'implique pour représenter des environnements conformes à l'Angleterre des années traversées. le lecteur peut ainsi regarder les grilles qui bordent les entresols des immeubles sur le trottoir, l'intérieur d'une boutique de spiritueux, les pierres tombales d'un cimetière, un grand atelier d'artistes, des grands magasins en période de Noël, le magasin de fripes de Vivienne Westwood, le CBGB, des clubs minables où se produisent les Sex Pistols en Angleterre et dans les états du sud des États-Unis, les bureaux spartiates de la société de McLaren, le bureau luxueux d'un ponte d'EMI, le plateau télé de Bill Grundy, un quartier ensoleillé de Los Angeles, les grilles de Buckingham Palace, des aéroports, des hôpitaux, etc. En surface, ces décors semblent représentés avec désinvolture, avec parfois quelques inexactitudes sur le mobilier ou l'électroménager (pas forcément des modèles d'époque) ; dans le fond, le lecteur n'oublie jamais où l'action se situe, et il reconnaît au premier coup d’œil les sites célèbres. Le dessinateur met en œuvre les mêmes principes pour représenter les personnages. Il se montre iconoclaste en simplifiant et en exagérant les traits de leur visage, en augmentant l'intensité des émotions, en leur donnant parfois des visages et des attitudes de gamins mal élevés et égocentriques. Difficile de prendre Malcolm McLaren au sérieux avec son nez en triangle pointu et sa chevelure volumineuse pleine d'arrondis enfantins. Dans le même temps, Lionel Chouin sait reproduire l'apparence des personnes connues avec fidélité, le lecteur les identifiant également du premier coup d'oeil, sauf peut-être Nick Kent avec une astérisque pour une note en bas de page indiquant, dans un élan d'autodérision, qu'il n'est pas très réussi. D'un côté, ces dessins jouant avec la caricature ont tendance à neutraliser les éléments les plus sordides ; de l'autre côté, le lecteur habitué à ces caractéristiques visuelles voit bien que de nombreux actes sont réprouvés par la morale, voire parfois par le bon sens. Dans le même temps, les auteurs ne mettent pas en scène les symptômes physiques de l'autodestruction : par exemple, ils ne montrent pas le perçage par épingle à nourrice. Cette forme de contradiction devient une évidence en page 39 quand Malcolm fuit une descente de police, tel un personnage de dessin animé, tout en poussant le landau dans lequel se trouve son fils. le lecteur peine à imaginer un adulte capable d'emmener son tout jeune fils dans une salle de concert où il a tout fait pour que ça dégénère. Les scénaristes ont donc choisi d'adopter le point de vue de Malcolm McLaren pour raconter sa vie, de fait il apparaît comme le personnage principal, et comme le héros de sa propre vie. Il n'y a pas de questionnement moral sur sa façon de créer, ou tout du moins de se conduire en artiste. La première dizaine de pages établit quelques faits dans la jeunesse de McLaren, sans les monter en épingle comme expliquant tout son parcours d'adulte. Pour autant, libre de le faire, le lecteur relie par lui-même les points, que ce soit le situationnisme de Guy Debord, ou la séquence d'ouverture qui trouve sa conclusion à la fin et qui permet de considérer les motivations profondes de McLaren sous un autre angle, si cela sied au lecteur. La bande dessinée suit rigoureusement le fil chronologique de la vie de cet agitateur. Qu'il en soit familier ou non, le lecteur découvre une vision très cohérente de ce monsieur bien peu recommandable, mais à la vision artistique novatrice et d'une grande solidité. Un créateur intègre dans son œuvre, avec un égocentrisme en rapport pour pouvoir réaliser son œuvre. Au panégyrique dressé par Castelbajac, le lecteur est tenté d'ajouter de nombreux qualificatifs peu flatteurs, plus en cohérence avec la notion de grande escroquerie du rock'n'roll, que ce soit son comportement vis-à-vis de son fils (reproduisant ainsi le schéma de son propre père, d'une autre manière), sa façon de gérer les revenus financiers des Sex Pistols, de se déclarer seule véritable force créatrice du groupe, de leur coller l'étiquette de musiciens en-dessous de tout, ou de manipuler John Ritchie en flattant sa fibre autodestructrice jusqu'à la conclusion logique et inéluctable. Pour un lecteur qui n'entretiendrait pas d'admiration particulière pour cet individu, la bande dessinée apparaît globalement à charge. Les Sex Pistols constituent une référence incontournable dans la culture populaire, que ce soit le slogan No Future, ou un comportement iconoclaste et autodestructeur sulfureux. Les auteurs montrent les coulisses en retraçant la vie de leur manager pendant ces années déterminantes. La narration visuelle apparaît également iconoclaste à sa manière, sans la dimension destructrice. Les choix opérés par les scénaristes donnent une impression d'évidence à chaque scène, que ce soit pour sa pertinence ou pour ce en quoi elle contribue à brosser le portrait de Malcolm McLaren. Les détails en passant finissent par produire un effet cumulé prouvant que les auteurs ont bien choisi un point de vue particulier qui apporte une dimension tragique et analytique à cet agitateur nihiliste.
Semences
En prise directe sur l'inconscient collectif - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il regroupe les 4 épisodes de la minisérie, dont les deux premiers sont initialement parus en 2018, écrits par Ann Nocenti, dessinés, encrés et mis en couleurs par David Aja qui a également réalisé le lettrage. C'est la première fois que les épisodes 3 & 4 sont publiés. Elle est en train de me quitter. C'était une bonne fille, une bosseuse. On ne peut pas contrôler les filles sauvages et peut-être en attendais-tu trop d'elle. Astra est une journaliste : elle est train de prendre des photographies du mur de séparation entre la zone où elle habite, et la zone B dans laquelle les gens vivent sans technologie de communication. Elle pense au premier commandement du journalisme : il y a toujours deux facettes à chaque histoire. Elle estime qu'une approche plus juste serait de dire une cinquantaine de facettes. Elle voit un monsieur en train de regarder des photographies accrochées au mur : il explique qu'elle ne l'a pas quitté, mais qu'elle est partie pour sortir de ce monde pourri où elle était en train de devenir aveugle à forcer de travailler à regarder des écrans. Une enfant assise sur la bordure de trottoir, avec un masque à gaz sur le visage, indique que son père a fait le mur parce qu'il en avait assez de vivre dans l'ombre des gratte-ciels, dans l'ombre des nantis. Une autre jeune femme indique que son idiot de mari est passé de l'autre côté, comme un abruti parce qu'il n'est pas possible de revenir en arrière. Astra continue de prendre quelques photographies, puis elle les envoie à son journal Scoop Weekly, et se décide à rentrer car un message diffusé par haut-parleur annonce une neige acide. Dans une chambre d'hôtel à bas prix, un homme avec un masque à gaz intégral regarde une femme nue se lever du lit. Elle a un gros idéogramme tatoué dans le dos et elle rattache son soutien-gorge. Elle se rend aux toilettes en s'appuyant lourdement sur ses deux cannes anglaises. Ils papotent. Lola demande à Race pourquoi il la quitte s'il l'aime : il doit récolter des graines. Il remarque que ses doigts tremblent. Elle s'est rhabillée et installée sur son fauteuil roulant. Elle lui demande s'il veut son numéro de téléphone portable. Il répond qu'il n'a pas de téléphone et qu'ils ne fonctionnent pas là où il va. Elle en déduit qu'il se rend de l'autre côté du mur, et lui souhaite bonne chance avec ça. Astra est arrivé dans les bureaux du journal, et elle se rend dans celui de Gabrielle la rédactrice en cheffe. Cette dernière lui indique que son histoire de famille brisée par le passage de l'autre côté du mur est ennuyeuse. Astra répond que cette histoire Club Death sent l'intox. Pour Gabrielle peu importe : si elle peut annoncer qu'il existe une drogue qui permet de voir sa mort, alors les lecteurs achèteront quoi qu'il en soit. Il suffit parfois de publier une histoire pour que les gens lui apportent de la réalité : une histoire inventée de toute pièce devient un mythe, et le mythe devient réalité. Gabrielle a besoin d'un scoop et vite. En fonction de sa culture comics, le lecteur peut être attiré par cette histoire soit pour Ann Nocenti, scénariste d'épisodes inoubliables de Daredevil dessinés par John Romita junior et Al Williamson, de la série Kid Eternity avec Sean Phillips, de la série Ruby Falls avec Flavia Biondi, soit pour David Aja, dessinateur de la série Hawkeye de Matt Fraction, ou encore parce que ce récit est supervisé par Karen Berger. Il peut aussi être attiré par les pages après avoir feuilleter le tome, ou simplement par le texte de la quatrième de couverture, pourtant assez cryptique. de fait, la dynamique de la série est rapidement installée : un futur très proche, une ville séparée en deux avec une zone sans technologie informatique, la présence probable (mais pas certaines) d'extraterrestres, une journaliste qui doit rapporter un scoop, une prostituée en fauteuil roulant, un (peut-être) extraterrestre amoureux, sans oublier les abeilles et les graines. Oui, il y a bien une intrigue : l'enquête d'Astra sur les potentiels extraterrestres. Oui, l'intrigue est menée à son terme avec une résolution en bonne et due forme. La scénariste sait insuffler une personnalité dans chaque protagoniste, par le biais de petites touches, à la fois leurs réactions, à la fois quelques brèves réflexions dans des cartouches. La narration visuelle s'avère effectivement très séduisante. L'artiste a choisi d'utiliser une seule couleur : un vert de gris. Il s'en sert aussi bien pour ajouter des précisions sur les sources de lumières, renforçant ainsi l'ombrage, que pour faire apparaître des éléments non délimités par un trait encré, ou encore pour créer une zone de contraste accentuant l'effet de profondeur. Aja renforce de petites zones colorées en vert par l'équivalent d'une trame de points, renforçant l'impression d'ombre, dans un degré entre le noir complet, et le simple vert. du coup en première impression, les pages dégagent une ambiance un peu chargée, et un peu pesante, vaguement déprimante. du côté avec la technologie, ce n'est pas la joie. Dans la deuxième page, le lecteur découvre un haut mur avec des barbelés au sommet, un véhicule militaire blindé, la silhouette de deux soldats en train de patrouiller avec casque, gilet pare-balle et arme automatique. Il y a des graffitis sur le mur. Les murs de la chambre d'hôtel donnent l'impression d'un revêtement craquelé et moisi par endroit, avec également quelques tags. Il en va de même pour ceux de la salle de bain. La salle de rédaction de Scoop Weekly est plus propre, mais plongée dans une pénombre laissant supposer que certains éléments ont commencé à être gagnés par l'usure. Il en va de même pour le court passage dans la boîte de nuit, et dans la ruelle à l'arrière. le dessinateur a l'art et la manière pour laisser supposer que ce milieu urbain n'est plus de première jeunesse. Cela devient explicite en passant dans la zone B de l'autre côté du mur avec des bâtiments décrépits, des déchets, des gravats. L'artiste accentue encore cette sensation de malaise, ou plutôt de mal-être latent avec une maîtrise extraordinaire du niveau de détails, et avec la densité des zones de noir. À la simple lecture, les dessins donnent l'impression générale d'une photographie dont les contours auraient été simplifiés en augmentant les contrastes pour obtenir des traits un peu plus épais, et des surfaces intérieures dépourvues d'aspérité. Mais quand il laisse son regard s'attarder sur une case ou une autre, le lecteur prend conscience que l'artiste a su gommer les détails superficiels, donnant l'impression d'une grande précision, tout en allégeant la représentation, puis en passant en mode impressionniste avec la couleur et les trames. Cela conserve tout le naturel des personnages, tout en empêchant de les regarder avec insistance, comme si on les dévisageait longuement. Les pages combinent une apparence très claire, avec une impossibilité de saisir les menus détails, des cases ouvertes sur les paysages, avec une vision très cadrée dans des pages découpées sur une base de 9 cases de la même dimension, en 3 cases pour chacune des 3 bandes. Cette forme renforce la bizarrerie de certaines cases : une femme uniquement vêtue d'un soutien-gorge allant aux toilettes avec des cannes anglaises, un monsieur tout nu assis sur un fauteuil avec un masque à gaz lui couvrant le visage, un fusil dans la main gauche, pointé à la verticale, des agneaux dans un enclos, des porcs dans un autre, un squelette dans une combinaison d'astronaute dans un module s'étant écrasé sur une planète, etc. Sans oublier le motif géométrique récurrent de l'hexagone régulier. Il est possible que le lecteur finisse par se demander si l'assemblage de tous ces éléments hétéroclites a bien un sens. Finalement quel sens donner à la prolifération des abeilles ? Pourquoi des (peut-être) extraterrestres avec insémination de femmes et trépanation ? Et puis cette zone sans technologie de communication informatique ? Dans le même temps, cela provoque un ressenti déstabilisant, avec un peu de fin du monde (mais ce n'est pas sûr) des comportements bizarres, mais adaptés à l'environnement et à l'état de la société, des rapprochements saugrenus (par le biais du leitmotiv des hexagones), provoquant des résonnances avec le monde contemporain, et des artefacts culturels des quatre décennies passées. Ce n'est pas une écriture de type automatique, mais il y a une composante proche de l'onirisme. le lecteur peut être tenté de relever ces éléments presque superflus : la réflexion sur l'éthique du journalisme et les prophéties auto-réalisatrices, la neige acide qui renvoie à la pluie acide, le mur séparant la ville évoquant celui de Berlin avant 09 novembre 1989,la prolifération des abeilles à une époque où on craint leur disparition, l'éventualité de coloniser d'autres planètes mais réservée aux riches, la peur de la technologie informatique, le passage d'avions dans le ciel pouvant épandre toutes sortes de produits chimiques à l'insu de la population, et bien sûr les théories du complot telle que la présence d'extraterrestres sur Terre. Sous cet angle, cette bande dessinée renvoie le lecteur à un mélange d'informations et de rumeurs sensationnelles composant le bruit de fond de sa vie, ou en tout cas de celle de la scénariste. Une mythologie diffuse, invérifiable, dépassant l'individu, échappant à l'expérience directe, mais avec des effets très concrets au quotidien. En découvrant cette histoire, le lecteur espère bien qu'il s'agit d'une œuvre d'auteurs : il n'est pas déçu. Ann Nocenti raconte bien une histoire avec une intrigue, mais avant tout elle évoque une forme de mythologie du quotidien mêlant réalisations technologiques rendues possibles par une science inaccessible au commun des mortels, et rumeurs aussi improbables que séduisantes. David Aja parvient à donner corps à ces ressentis avec des dessins combinant extraordinairement une précision palpable, avec une liberté onirique, dans une mise en page rigide qui offre une grande liberté de mouvements, et une des environnements très ouverts.
Le Chant des baleines
Aujourd'hui que sont devenus l'homme au ventilateur, la femme aux seins coupés, l'hôtesse de Tokyo ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 2005. Cette bande dessinée a été réalisée par Edmond Baudoin pour le scénario, les dessins, et les couleurs et elle compte cinquante-deux pages. Elle a été rééditée dans Trois pas vers la couleur avec Les yeux dans le mur (2003), et Les essuie-glaces (2006). Combien de marins, combien de capitaines, sous la surface dorment les baleines. Edmond se tient sur le pont d'un navire, un mât avec un drapeau juste à côté de l'endroit où il est accoudé au bastingage. Il fixe la ligne d'horizon au-dessus du bleu de l'océan, alors que le soleil se lève, la nuit cédant place au jour. Il s'interroge. Des bouts de phrase qui se répètent et qui fuient dans l'eau noire. Des idées molles englouties dans le remous des hélices. le jour se lève à la poupe. La nuit s'en va devant. Un homme, c'est un accord de musique. Des milliards d'hommes, des milliards d'accords, tous différents. Qu'est-ce que lui Edmond cherche ? Quelle est sa note ? Son accord de musique ? Qu'est-ce qu'il espère trouver dans ses départs sans arrivée ? Il n'a rien appris de plus que ce qu'il savait quand il a quitté son village. Mais il ne sait plus comment faire machine arrière. Trop de temps a passé. Personne ne l'attend plus nulle part depuis longtemps. Personne, et ça ne lui paraît même plus étrange. Tout lui semble normal. Il a sans doute dépassé la limite. Quelle limite ? Quelle musique ? Quelle musique ? Comment trouver sa note dans cette cacophonie ? Et surtout pourquoi essayer ? Le navire en a croisé un autre, puis il est arrivé dans le port de la mégapole. Edmond a débarqué et il quitte les quais du port à pied. Il arrive dans le quartier d'affaires avec ses gratte-ciels, ses hommes en costume noir pendus au téléphone, et les femmes en tailleur noir, elles aussi collées au téléphone. Il marche à contre-courant de cette foule. Sur le bateau, un jeune homme lui avait dit que son projet était de se faire exploser au centre d'un centre commercial. Edmond lui a dit d'attendre qu'il n'y ait personne autour de lui. Se faire exploser ou essayer quelque chose comme écouter le chant des baleines, quelque chose comme ça. Entre ces deux extrêmes, y a-t-il un espace ? Les hommes et femmes d'affaires se sont mis à courir et Edmond court dans l'autre sens, sortant de la foule, sortant du quartier d'affaires, arrivant dans un parc, sans s'arrêter de courir. Il pense à une chose lue dans un journal au Québec : une femme s'était fait faire l'ablation des deux seins, de peur, plus tard, d'avoir un cancer. À Chicago, il a vu, sur une affiche, une femme tenant dans ses bras un bébé. le texte qui accompagnait cette scène expliquait qu'il est important de toucher ses enfants, que le contact avec les parents leur fait du bien. Un soir d'été, à Paris, à la terrasse du café le Bonaparte, un homme lui a dit qu'il ne pouvait plus dormir depuis que ses riches beaux-parents lui avaient enlevé l'autorisation de voir sa fille âgée de trois ans. Ouvrir une bande dessinée d'Edmond Baudoin est une aventure à chaque fois, même si le lecteur est familier de son œuvre, de sa manière de dessiner, de ses thèmes de prédilection. La structure de la présente œuvre se dévoile assez rapidement : un voyage réalisé à pied, après la traversée d'océan en bateau. le personnage ne porte pas de nom, mais le lecteur y voit un avatar de l'auteur. Il avance : au cours du récit, il déclare qu'il souhaite découvrir ce qui se trouve derrière un col, derrière une colline, une montagne, derrière ce qui barre l'horizon. Son interlocuteur lui répond qu'il est allé de l'autre côté et qu'il n'y a rien de plus qu'ici, ce qui n'entame en rien la détermination d'Edmond. Au cours de ce périple, Edmond ne s'arrête que deux fois : une nuit à passer à dormir dans un champ aux côtés d'une jeune femme, un repas partagé avec un couple âgé dans leur maison isolée dans la montagne. le lecteur a tôt fait de comprendre qu'il ne doit pas prendre ce déplacement continu à pied, au sens littéral : il s'agit d'une métaphore. le marcheur avance dans la vie et il traverse différents paysages qui sont autant de phases de sa vie. Les dessins montrent littéralement quelqu'un qui va de l'avant, avec des cases majoritairement de largeur de la page. Comme dans la vie, il n'y a pas de retour en arrière possible, l'écoulement du temps ne se faisant que dans un sens. Une fois que le lecteur a pris conscience de cette métaphore, le principe d'intrigue disparaît : Edmond met en scène son cheminement dans la vie. Il y a donc cette avancée en marchant, en traversant des paysages, parfois en interagissant avec eux, parfois en rencontrant un ou deux êtres humains., une fois une foule, et parfois la solitude. Pendant les cinq premières pages, il n'y a que des cases de la largeur de la page : cela donne plus d'ampleur au paysage dans des images panoramiques. L'artiste réalise ses dessins au pinceau, avec parfois un contour irrégulier, parfois épais, parfois très fin. La première case comprend deux silhouettes de baleine, noyées dans le bleu de l'océan, un équilibre calculé entre représentation et formes abstraites. Baudoin sait très bien jouer des possibilités entre ces deux extrêmes. En planche deux, la case du milieu présente un dégradé de bleu en fond pour le ciel, une grosse masse noire au milieu dans la moitié supérieure, et une forme écrasée brune avec un trait de contour, dans la moitié inférieure. le contexte, case d'avant et celle d'après, ne laisse planer aucun doute sur ce qui est représenté : le buste d'Edmond vu de derrière. Mais prise à part du flux narratif, cette case pourrait être interprétée différemment, voire rester abstraite. de temps à autre, le lecteur peut repérer une autre case fonctionnant ainsi, mais elles restent assez rares. D'autant plus que la couleur apporte des éléments d'information supplémentaires, entre naturalisme et expressionnisme, qui diminuent d'autant la latitude d'interprétation. La troisième planche correspond à l'arrivée dans la mégapole, avec ses constructions qui deviennent de plus en plus porche comme dans un travelling avant. L'artiste représente beaucoup plus de choses : les nombreux buildings chacun avec leur architecture propre, les grues, les cheminées d'usine, le dôme d'un édifice religieux, etc. Dans la cinquième planche, le dessinateur réalise une case d'une demi-page permettant de découvrir un quartier de la ville dans une vue du ciel inclinée. La case du dessous montre Edmond, toujours de dos, marchant à contre-courant de la foule, avec le détail des façades d'immeuble, la signalisation verticale et ces individus au visage fermé et aux tenues vestimentaires austères. Par la suite, Baudoin donne à voir les arbres et les bacs d'un parc, un échangeur autoroutier de grande envergure, les vestiges d'une installation industrielle en périphérie, un pont ferroviaire métallique, de grands espaces naturels ouverts, les bâtiments en ruine d'une ville abandonnée, peut-être détruits par des bombardements et des affrontements armés, une guérilla urbaine, la maison à étage en bois du vieux couple, les formations rocheuses que gravit Edmond. de temps à autre, une case provoque de vagues réminiscences chez le lecteur sans qu'il ne parvienne à mettre un nom dessus. Il peut penser à Vincent van Gogh à un moment. Puis, lorsque le personnage traverse la ville en ruine, l'artiste indique par une petite note dans une graphie plus petite et plus légère le tableau dont il s'est inspiré. Il référence ainsi à six tableaux de Francisco de Goya (1746-1828). Le lecteur relève d'autres références au fil des pages : à une exposition de Zoran Muši? (1909-2005, peintre et graveur), à P.J. Harvey, à Stina Nordenstam, à Billie Holiday, à Pier Paolo Pasolini (1922-1975) au travers d'une citation. Il sourit en voyant mentionnée la chanson le chien dans la vitrine (1953), de Lise Renaud (1928-), avec les aboiements de Roger Carel (1927-2020), car l'auteur y faisait déjà référence dans Couma acò (1991). Il mention également un séjour au Liban en 1987, et celui-ci avait donné lieux à une histoire courte dans Chroniques de l'éphémère (2000). Mais ces passages s'avèrent également compréhensibles si le lecteur n'a pas connaissance de ces autres œuvres. Avec cette liberté narrative dont il a le secret, Edmond Baudoin semble sauter du coq-à-l'âne au gré de sa fantaisie, comme une sorte d'état de fugue. Au gré des pages, le lecteur relève des réflexions personnelles sur des sujets comme le rapport au corps, entre la peur du cancer du sein et le réconfort affectif du bébé en contact avec la peau de sa mère, la perception esthétique du sexe masculin, le hasard des rencontres fortuites entre deux étrangers, le souvenir de ses amours passés, le tumulte déshumanisant des grandes foules urbaines, le questionnement sur l'expression artistique (Comment dire, et, surtout, pourquoi essayer ?), le devoir filial vis-à-vis de sa mère, la beauté de la nature, la peur de l'autre lors de la rencontre avec un homme armé. Ce dernier déclare à Edmond : Vous ne devriez pas marcher sans arme, sur cette route. Personne ne le fait, alors ça fait peur à ceux qui vous croisent. Et quand on a peur, on tue. Ces phrases prennent toute leur ampleur quand le lecteur garde à l'esprit que cette route est une métaphore pour la vie. Si parfois, le flux de pensées de l'auteur semble vagabonder en s'éloignant du récit de voyage, il s'avère que qu'il n'en est rien : ce flux se nourrissant des situations, y répondant. Qu'il ait lu de nombreuses BD de cet auteur ou que ce soit sa première, le lecteur effectue la même expérience unique. Personne ne dessine comme Edmond Baudoin, même s'il ne s'agit que de dessins au pinceau. Personne ne raconte comme lui, même si chaque page se présente sous la forme de cases sagement rectangulaires avec une bordure. Peu d'artistes savent exprimer leur personnalité et leur état d'esprit au travers leurs œuvres, avec la même sincérité, la même honnêteté, la même simplicité que lui. le lecteur se sent privilégié de pouvoir ainsi accompagner Edmond, de faire un bout de chemin avec lui, de partager sa vie avec une telle générosité.
Before Watchmen - Minutemen
Lorsque j'ai ouvert "Before Watchmen: Minutemen", j'ai été immédiatement plongé dans l'univers des années 40. Le dessin rétro de Darwyn Cooke m'a transporté dans une époque où les super-héros étaient encore des pionniers, des aventuriers costumés prêts à défendre la justice. Derrière leurs masques, les Minutemen avaient des personnalités complexes, avec des secrets, des conflits internes et des motivations variées. Certains cherchaient la notoriété, tandis que d’autres luttaient pour la justice. Le récit explore les aspects sombres du groupe, y compris des révélations sur les abus, la dépression, l’alcoolisme et la sexualité. Il montre que les super-héros ne sont pas toujours des modèles de vertu. L'intrigue sombre et réaliste m'a tenue en haleine. Les Minutemen ne sont pas des héros parfaits, mais des individus complexes avec leurs failles et leurs démons intérieurs. Les révélations sur leur passé ont ajouté une profondeur inattendue à l'histoire. En lisant cette bande dessinée, j'ai ressenti une nostalgie pour une époque que je n'ai jamais connue. Les pages se sont enchaînées, et j'ai été captivé par les dilemmes moraux auxquels les Minutemen étaient confrontés.
Meurtre télécommandé
Incarnation - Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il est paru sans prépublication en 1986, publié par Ballantine Books. Le scénario est de Janwillem van de Wetering (1931-2008), les dessins de Paul Kirchner. Il s'agit d'une bande dessinée de 100 pages en noir & blanc. Ce tome comprend également une introduction de 3 pages datant de 2015, de l'artiste expliquant les circonstances de la genèse, de la réalisation et de la publication initiale de cet ouvrage. Il se termine par une copieuse postface de 11 pages, rédigée par Stephen R. Bissette passant en revue par le menu détail tout ce qui rend cette œuvre unique, ainsi que le contexte de sa parution. Le Maine est l'état des vacances : c'est inscrit sur toutes les plaques minéralogiques des voitures. C'est un véritable paradis terrestre avec sa côte, ses îles, ses baies. Malheureusement, c'est un endroit accessible aux profiteurs à court terme. Que se passe-t-il quand deux des plus grandes forces des États-Unis s'y affronte dans un combat mortel, la quête pour la productivité, et l'envie d'un environnement vierge de toute souillure ? À Woodcock County, monsieur Jones vient de s'installer et d'acheter des terrains côtiers pour implanter une raffinerie de pétrole. C'est samedi, et monsieur Jones est en tenue décontractée avec son bob sur la tête, en train de pêcher sur le lac, bien installé dans sa barque avec sa maison bien en vue sur la rive. Tout en tenant sa canne à pêche de la main droite, Jones prend une canette de bière dans la glacière et en retire la languette pour en savourer le breuvage. Il sent une prise tirer sur la ligne et il jette la cannette à l'eau derrière lui pour s'occuper du poisson. Il a attrapé un beau morceau et le prend avec sa main droite pour l'assommer d'un geste violent contre le banc de nage. Il prend une autre canette pour se rincer le gosier et relance l'hameçon dans l'eau. Il remarque un avion jouet radio-contrôlé qui passe loin au-dessus de sa tête. Il l'observe du coin de l'œil. L'avion radio-contrôlé effectue un passage juste devant le visage de monsieur Jones qui lève la main pour se protéger, et qui constate que l'aéronef a entaillé sa main droite qui saigne. L'avion effectue un deuxième passage, et Jones s'écarte plus vite, s'affalant au fond de l'embarcation. Il cherche alors à redémarrer son moteur pour rentrer à l'embarcadère, mais la personne contrôlant le modèle réduit le dirige droit sur le visage de Jones qui est frappé de plein fouet et tombe en arrière dans sa barque en perdant la vie. Il est temps de faire connaissance avec les habitants des quatre maisons sur le rivage proche. Monsieur Kane un homme âgé vivant en autonomie des produits de sa ferme, en solitaire. Il sait ce que monsieur Jones souhaitait construire et peut-être qu'il n'aimait pas Jones pour ça. Valerie Curtis, une femme encore jeune, vivant d'une rente, et cultivant ses plantes. Joe McLoon, un ancien rebelle paralysé en dessous de la ceinture, vivant avec deux jeunes aides-soignantes. Steve Goodrich, un ancien acteur millionnaire, avec son majordome Erik van Heineken. Le shérif est bientôt à pied d'œuvre pour examiner le cadavre. Une couverture intrigante avec un dessin très propre sur lui, un revolver d'une taille réaliste, un détective privé avec un troisième œil, et un titre aguicheur promettant un meurtre par une méthode originale. Après cette invitation à passer des vacances dans le Maine, le lecteur plonge dans la préface de l'artiste, évoquant son rythme lent pour produire les pages, et le manque de succès de la première édition, malgré la renommée du scénariste, celui-ci étant un auteur de romans policiers, connu pour sa série Grijpstra et De Gier comptant plus de 15 tomes. Kirchner lui est connu pour des bandes surréalistes comme Dope Rider : Pour une poignée de délires. Il a connu le scénarise pour ses deux ouvrages biographiques traitant de sa pratique du Zen, et van de Wetering a apprécié ses premiers comics. Bissette développe en détails la genèse de ce comics, sortant complètement du moule de la chaîne de production des comics industriels, une exception remarquable pour l'époque. Tout commence comme un bon polar, avec une enquête sur un meurtre. Un magnat s'apprête à faire des affaires sur la côte, ce qui aura pour effet de détruire le paysage et la tranquillité. Le dessinateur réalise des images descriptives, avec des contours nets et précis, une représentation adulte et un peu épurée. Chaque case est ainsi très facile à lire quel que soit la densité d'informations visuelles, la profondeur de champ étant accentuée par de petits aplats de noir et des zones grisées, avec différentes nuances de gris. Tout commence comme un meurtre dans la campagne, avec quatre ou cinq suspects : il ne manque que Jane Marple ou Hercule Poirot et une tasse de thé. Les voisins ne sont pas si caricaturaux que ça, et le shérif est immédiatement antipathique, pour son côté bourrin. Kirchner s'amuse bien à représenter lesdits voisins, avec un dessin en pleine page pour chacun et une case en insert, jouant sur des clichés. Kane en train de bichonner son tracteur John Deere, Valerie taillant délicatement un rosier dans une belle jupe et une pose gracieuse, Mcloon sur son chopper-tricycle avec deux belles poupées à l'arrière, Steve Goodrich en maillot de bain sur un transat avec son fume-cigarette et son serviteur lui apportant un cocktail sur un plateau. Le lecteur sourit et présume que cette forme discrète de dérision annonce un récit parodique sous couvert d'un roman policier. Ça change avec les planches 21 à 23 : l'inspecteur Jim Brady attend bien tranquillement sur banc devant la gare ferroviaire que le shérif vienne le chercher. Un habitant du coin s'assoit à côté de lui et évoque les siècles passés : les indiens, les vikings, les guerres franco-indiennes, les britanniques. Euh ?!? Le shérif arrive enfin et emmène l'inspecteur sur le rivage où le corps a été retrouvé. Toujours cintré dans sa gabardine fermée, Brady ne met pas longtemps à retrouver l'avion radiocommandé et les traces de sang. Cette fois-ci, le shérif a une tête de phacochère massif. Euh ?!? Les dessins sont toujours aussi précis et propres sur eux, premier degré, figuratifs. L'inspecteur rend alors visite successivement à chacun des quatre voisins, et leur forte personnalité apparaît à la fois dans leur intérieur et leur comportement, et à la fois dans des illustrations qui révèlent la manière dont ils se perçoivent, ou le mode de vie qu'ils incarnent, ou encore des souvenirs esthétiquement embellis. Il y a donc bien un glissement dans le surréalisme, pas parce que les auteurs utilisent leurs forces psychiques pour créer, mais parce que l'enquêteur perçoit la vie psychique de ses interlocuteurs. Cela donne lieu à de planches saisissantes : le shérif avec une tête de rhinocéros, un suspect assis sur une chaise posée sur dragon enveloppant un globe terrestre, une vision de Valerie en robe dans un atelier de sorcière regardant Jim comme une proie, Steve pilotant un ULM tous les deux miniaturisés volant à travers le grand hall de sa demeure, le shérif avec une immense mitrailleuse dans les mains, bardés de cartouchières, le shérif en tricératops, les deux aides-soignantes en princesse des mille et une nuits avec Joe sur son chopper gravissant un grand huit en arrière-plan, ou encore Kane en prédicateur d'une église ornée d'un gigantesque crâne de renne. D'un côté, ces images plongent dans l'absurde, avec une part d'exagération et de clichés visuels ridicules dans leur naïveté. D'un autre côté, ces images révèlent les mythes et les illusions qui animent les individus concernés. Certes elles comprennent des clichés visuels, mais chaque composition prise dans son entièreté est originale, mêlant une forme de fierté de l'individu avec la dérision de la matérialité de ses rêves ainsi ramenés à de simples dessins. Ces derniers fonctionnent d'autant mieux que l'artiste ne change pas de registre graphique et qu'ils sont sur le même plan que les représentations très posées de la réalité normale, avec des détails remarquables comme un poisson, un oiseau, ou un animal sauvage. L'enquête acquiert alors une dimension psychique, que le lecteur peut également prendre comme étant l'expression de la forte empathie de l'inspecteur pour les personnes qu'ils rencontrent, sa capacité à les écouter vraiment, à percevoir leur personnalité profonde dans leur comportement et leurs propos. Ils sont à la fois de véritables individus animés par des valeurs et leur histoire personnelle, à la fois l'incarnation de grandes forces sociales, comme l'armée, la rébellion, la pulsion sexuelle, le désir de renommée, etc. Voilà une bande dessinée singulière. La narration visuelle est très transparente, dans un registre descriptif appliqué et légèrement simplifié pour que les images soient assimilables instantanément. L'intrigue repose sur une enquête policière simple, bien construite et révélatrice à la fois des forces systémiques de cette petite communauté, à la fois des aspirations et de l'âme de chaque personnage. Le dénouement est clair et révèle le coupable avec ses motivations. En même temps, chaque personnage est une véritable allégorie, permettant de lire ce polar comme une radiographie de la société américaine, des rêves qu'elle véhicule, et de la violence consubstantielle de sa dynamique.
C'est aujourd'hui
Les choses, de même qu'elles commencent, se terminent un jour. - Ce tome regroupe trois ouvrages de Carlos Giménez (scénario et dessin) : Chrysalide (2016), Un chant de Noël (2018), C'est aujourd'hui (2020). La première édition en français date de 2022, et la traduction a été réalisée par Hélène Dauniol-Renaud. Ces récits sont en noir & blanc. Chacun des trois récits dispose d'une préface rédigée par l'auteur. le premier s'accompagne d'un épilogue sous forme de texte consacré à Raúl, accompagné des dessins qu'il a fait de pépé Páquito. Chrysalide, 58 pages. Pablo, bédéiste vieillissant, est assis à sa table de travail et annonce que son ami Raúl est décédé il y a quelques jours. Il devrait plutôt dire, pour reprendre l'expression précise qu'il employait, que son ami Raúl a fini de mourir. Il se souvient de l'une de leur conversation dans l'atelier de son ami. Ce dernier lui expliquait qu'on a l'idée que la mort tombe sur l'être humain. Par exemple : untel est mort mardi à 11h15. Mais ce n'est pas comme ça. À moins de passer sous un autobus ou de se faire tirer dessus, ce n'est pas comme ça. Untel a fini de mourir, mais en réalité sa mort avait commencé plusieurs années auparavant. On commence à mourir le jour où on commence à penser sérieusement à la mort, le jour où on prend conscience que la fin a commencé, qu'on est dans sa dernière ligne droite. C'est ce jour-là qu'autour de l'individu commence à se former une chrysalide. Il arrive un jour où tout autour de l'individu commence à se former une espèce de cocon, une chrysalide qui, peu à peu, couche après couche, durcit, l'emprisonne, le réduit. C'est ce jour-là que l'individu commence à mourir. Lui Raúl a commencé à mourir il y a onze ans, un 11 février pour être exact. Un chant de Noël, une histoire de fantômes, 101 pages. Pour commencer, Raúl était mort. Pablo papote avec Páqui, sa femme de ménage. À sa question, il lui répond qu'il ne pense pas beaucoup à Raúl, normalement, de temps en temps. Ils évoquent les résultats de la loterie, puis elle lui demande où il va réveillonner pour la veillée. Il lui répond qu'il dîne toujours seul pour la veillée de Noël : il n'aime pas Noël, il n'en garde pas de bons souvenirs. Sa nièce Loli arrive pour l'inviter à venir manger chez elle avec tout le reste de la famille. Mais il refuse également. le soir-même, alors qu'il est dans sa chambre, le fantôme de Raúl lui apparaît pour le prévenir que trois autres spectres vont venir lui rendre visite. C'est aujourd'hui, 94 pages. Pablo est chez lui, assis sur son lit en train de discuter avec un autre lui-même. le premier porte une couronne de carton sur la tête et il fait le constat à haute voix : Alors c'est aujourd'hui. Les deux Pablo commencent à papoter, à échanger des souvenirs, des anecdotes, à faire des constats sur l'état du monde, de la société, de ses habitudes. Carlos Giménez est un bédéiste espagnol, né en 1941, ayant commencé sa carrière au tout début des années 1960. Il a acquis sa renommée avec des oeuvres autobiographiques, comme la série Paracuellos (Alfred du meilleur album au Festival d'Angoulême 1981 & Prix du patrimoine au Festival d'Angoulême 2010), et Los Profesionales. Dans les trois albums regroupés dans ce recueil, il se met en scène sous la forme d'un avatar dénommé Pablo, ce qui lui permet de raconter ses souvenirs, sans s'en tenir à une forme de vérité biographique. Dans la première histoire, il évoque son ami Raúl au travers de ses derniers jours, et de souvenirs de discussion. Dans la deuxième, il reprend le principe de Un chant de Noël (1843), de Charles Dickens (1812-1870), Pablo revisitant des moments de son passé, la réalité de son présent, et un futur possible. Dans le troisième, le titre du recueil prend tout son sens puisque Pablo vit son dernier jour en toute conscience de ce qu'il en est, en se parlant à un double fantomatique, évoquant à nouveau des souvenirs. Dans un premier temps, le lecteur peut être un peu appréhensif de la narration visuelle qui se compose à plus des deux tiers de personnages en plan taille ou en plan poitrine, souvent assis, souvent en train de papoter, et parfois en train de descendre un cocktail Cuba Libre (à base de rhum, citron vert, et cola). En plus, il s'agit essentiellement de dialogues entre hommes blancs d'un certain âge, vraisemblablement des septuagénaires. Les contours sont réalisés avec des traits un peu sec, quelques aplats de noir pour les ombres portées. Les personnages présentent de légères exagérations dans les expressions de visage, dans les coiffures, dans certaines postures. Bref, rien de folichon. Chrysalide s'ouvre avec un texte en introduction dans lequel l'auteur regrette le manque d'expérimentations en BD, la rareté des transgressions, le fait que presque personne ne proteste contre rien, que la routine amène à gagner sa vie en faisant toujours les mêmes travaux, la nécessité de ne pas déranger l'éditeur, ni agacer le client. Ça sent un peu la personne âgée aigrie. de temps à autre, Raúl ou Pablo effectue constats ou des jugements de valeur négatifs : tout le monde ment, la décrépitude corporelle avec l'âge, la perte de pouvoirs des états face à l'économie de marché généralisée, la destruction des emplois non qualifiés par la technologie, la fossilisation des comportements de l'individu avec l'âge, la mainmise des religions prescriptrices, le sort des réfugiés traversant la mer méditerranée sur des embarcations de fortune, la fumisterie des euphémismes, l'insignifiance d'une vie humaine, le tabou à parler de sa mort. Or à la lecture, ces dialogues, ces souvenirs, ces considérations charrient une chaleur humaine, un goût de vivre, une humanité incroyables. D'un côté, le lecteur voit un vieux barbon pontifier allant parfois jusqu'à s'écouter parler ; de l'autre côté, il dévore ces paroles d'un individu humaniste avec une solide expérience de la vie dont chaque anecdote relève des petits riens de la vie pour en révéler l'infinité de saveurs. Alors bien sûr, Carlos Gimenez a atteint son stade de maturité graphique depuis belle lurette et il ne faut pas attendre de lui qu'il innove. Alors bien sûr, un tel artiste n'a pas réussi à mener une aussi longue carrière juste sur un malentendu. Certes, il y a de nombreuses cases de Pablo en train de parler en plan taille, mais il bouge encore (il n'est pas vraiment mort), il s'emporte, il s'indigne, il va jusqu'à gesticuler parfois, exprimant ainsi son état d'esprit. En outre, la représentation des souvenirs s'accompagne souvent d'une représentation dudit passé, avec Pablo jeune homme, ou enfant, ou à un autre stade de sa vie, avec d'autres potes, des membres de sa famille, une copine. Dans ces circonstances, la prise de vue quitte le bureau de Pablo ou sa chambre à coucher pour s'aventurer dans la rue, dans d'autres intérieurs, dans une école, sur une plage, dans une chambre d'étudiant, dans un parc, etc. L'artiste représente tout ça avec une évidence et un naturel qui dénotent une longue pratique apportant une aisance donnant une impression de facilité trompeuse. S'il n'y prête pas attention, le lecteur peut même ne pas se rendre compte qu'à chaque retour dans le passé, la reconstitution de l'époque comporte des détails authentiques, directement issus de la mémoire de l'auteur. de même, il suffit d'une planche pour prouver sans doute possible la qualité de la narration visuelle : la planche 77 de Un chant de Noël, muette sans un seul mot, et reprenant la découverte du corps d'Aylan Kurdi, enfant kurde retrouvé mort sur une plage turque le 2 septembre 2015. Quoi qu'il en soit, le lecteur oublie rapidement ses réserves sur la narration visuelle car Pablo se révèle être un homme singulièrement attachant, même sans partager toutes ses convictions. En fait, il ne raconte rien d'exceptionnel : des anecdotes sur sa vie, banales prises une à une. Elles dégagent un parfum un peu exotique car il s'agit de la vie d'un auteur espagnol de bande dessinée, peu probable que ce soit la situation du lecteur. D'un autre côté, elles brossent le portrait d'un homme ordinaire, commun, parfois médiocre, qualificatif qu'il utilise lui-même. En même temps, elles relatent l'expérience faite de la vie, l'expression d'une humanité universelle générant une empathie chez le lecteur. de temps à autre, ce dernier peut s'offusquer de se retrouver face à des certitudes défaitistes, certes construites à partir de nombreux constats faits au cours d'une vie riche de plusieurs décennies. Toutefois, il devient vite évident que ces anecdotes qui se rapportent toutes à Pablo (ou presque) parlent surtout des autres personnes qu'il a rencontrées ou côtoyées. Ces trois autofictions parlent de lui sans être nombrilistes ou égocentriques. Son évocation de la vie se fait avec la conscience explicite et exprimée de sa mort, sans rien de macabre ou de morbide. En cela, il applique le principe qu'il développe dans sa première introduction : une transgression majeure (parler de sa propre mort) et aborder des sujets personnels et d'actualité tels que certaines facettes de la société, ou l'état du monde. En outre, Carlos Gimenez n'est pas un donneur de leçon : il exprime son opinion personnelle présentée comme telle, il expose sans fard les facettes les moins reluisantes de sa personne. Il sait mettre en lumière des aspects de la condition humaine aussi bien dans la vie de tous les jours (se baigner en été et découvrir à quel point le monde peut se passer de soi) que dans un fait divers atroce (la mort d'Aylan Kurdi et l'impuissance de l'individu à l'éviter, ainsi que l'obligation de savoir qu'on vit dans un monde qui s'accommode d'une telle tragédie), ou une tragédie meurtrière (l'attentat contre Charlie Hebdo le 7 janvier 2015). Par ailleurs, au fil de ces trois récits, le lecteur comprend que l'auteur dispose d'une culture littéraire, sans qu'il n'ait besoin de l'étaler avec l'évocation en passant d'auteurs comme Gustavo Bécquer (1836-1870), Jack London (1876-1916), Guy de Maupassant (1850-1893), André Maurois (1885-1967), Francisco Candel (1925-2007), Charles Dickens (1812-1870), Omar Khayyam (1048-1131). Feuilleter cette bande dessinée ne donne pas forcément envie de la lire. En revanche commencer à la lire donne une envie irrépressible de passer du temps en compagnie de Pablo / Carlos Giménez par ce moyen privilégié. La narration visuelle ne paye pas de mine, pour autant après quelques pages le lecteur ne peut pas l'imaginer sous une autre forme. Après quelques séquences, il a fait l'expérience de sa richesse sous-jacente. Au début, Pablo semble être un vieil oncle un peu casse-pied avec ses rengaines. Rapidement, il devient un homme expérimenté qu'on a envie d'écouter pour ses anecdotes sur sa vie, pour ses avis éclairants et tolérants. Lui-même dit qu'il est devenu l'homme âgé qu'adolescent ou jeune homme il considérait comme un fossile, un être humain dont le corps a commencé à dépérir, tout le contraire de l‘appétit de vie. le lecteur n'entretient aucun doute sur l'inéluctabilité de la fin de l'ouvrage, et c'est pourtant une vraie tristesse qui l'étreint. Formidable.
L'Arabe du futur
Dès le premier tome, la première image des aventures du quotidien de ce gamin écartelé entre trois continents donne le ton. Riad se représente à l’âge de deux ans, tel une sorte d’angelot doté d’une chevelure blonde imposante. Il était « l’homme parfait ». Maniant à merveille l’autodérision, il va nous narrer ses origines en partant de la rencontre improbable entre sa mère bretonne et son père syrien lorsque ce dernier était venu à Paris pour y faire des études grâce à une bourse de son gouvernement. Beaucoup plus tempérée et pragmatique — surtout très patiente — Clémentine devra souvent composer avec les sautes d’humeur d’un compagnon quelque peu lunaire et fantasque, personnage fanfaron sensible aux idées de progrès, mais parfois un peu obtus et contradictoire, tenant parfois des propos racistes ou belliqueux, avec cette obsession de porter le titre honorifique de « docteur »… Au fil des années, les relations entre ses parents vont se distendre, sa mère étant à la fois lassée des frasques de son mari et gagnée par le mal du pays. Jusqu’au point de non-retour, où ce dernier commettra l’irréparable… La capacité de l’auteur à compiler quantité de petites anecdotes, souvent insignifiantes en apparence et pourtant toujours révélatrices d’un point de vue sociétal, est impressionnante. On se demande véritablement comment à cet âge un enfant peut avoir emmagasiné autant de souvenirs dans sa mémoire ! C’est toujours très juste et à travers les yeux de Riad, ces anecdotes prennent une dimension drolatique et jubilatoire, en particulier lorsque notre blondinet arrive à l’adolescence. Il n’est plus vraiment le mignon chérubin des débuts avec son visage constellé de boutons d’acné, même on sait bien que c’est l’âge des complexes… Il n’y a assurément pas qu’une seule raison au succès du projet, la première étant assurément le talent de conteur de son auteur, de dessinateur aussi, avec ses petits personnages ronds et avenant, associés à son humour si particulier. En plus de ses qualités, le public, a fortiori français, n’a pu être qu’intrigué par ce titre extrêmement bien choisi dans un contexte où le terme « arabe » est depuis longtemps chargé de connotations, pas toujours forcément bienveillantes pour les intéressés… Et puis l’histoire personnelle de Riad, avec cette double culture qui lui a permis de vivre dans deux pays aux mœurs radicalement différentes, d’un côté la Syrie, où sa blondeur faisait de lui un être à part et où il n’a jamais vraiment « pris racine », d’un autre la Bretagne, où il était vu comme « le blondinet avec un nom arabe », et puis bien sûr les rapports compliqués avec son père. Un parcours atypique et certes enrichissant qui a donné naissance à un récit passionnant, le bouche à oreille ayant sans doute fait le reste, au-delà des frontières, à l’instar de « Persépolis ». Les témoignages sur une région du monde où certains archaïsmes peuvent autant révulser que fasciner intéressent le public… sans doute encore plus depuis le 11 septembre 2001. La sortie du dernier volume de « L’Arabe du futur » en 2022 a fait office d’événement, et incontestablement, c’est la page d’une incroyable épopée qui s'est tournée, laissant peut-être aux aficionados un sentiment de vide, mais c’est sans compter sur la fantaisie et la créativité de son auteur, qui a sans doute plus d’un tour dans sa boîte à crayons. En attendant, ceux-ci pourront toujours se consoler avec sa nouvelle série très bien accueillie à sa sortie en 2021, "Le Jeune Acteur", qui raconte les débuts de Vincent Lacoste au cinéma.
Ar-Men - L'Enfer des enfers
Le marin rêve face à la mer, le gardien de phare face à la terre. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Publié pour la première fois en 2017, il est réalisé par Emmanuel Lepage, scénario, dessins et couleurs. Dans cette édition de 2022, se trouvent un dossier de dix pages, une rédigée par Claude Gendrot sur l'origine du projet, et les autres contenant de somptueuses illustrations préparatoires. À l'école ou au café, Germain a toujours aimé la table du fond, dos au mur, seul dans son coin. Invisible, il écoutait bruisser les autres. Rien ne pouvait l'atteindre, il se sentait en sécurité. Il a choisi de vivre au fond du monde. Par temps clair, il croit apercevoir la silhouette sombre de la pointe du Raz qui s'avance comme une griffe. Au creux d'abers imprécis, les taches blanches des maisons de pécheurs se confondent avec l'écume qui ruisselle le long de falaises labourées d'entailles. Parfois il distingue la tour de la Vieille, qui semble s'arracher à ces tenailles pour gagner le large. À moins que ce soit la masse du phare de Tévennec, le phare maudit où aucun gardien ne veut vivre. Seule maison-phare en pleine mer, Tévennec est vide depuis des décennies, mais les légendes demeurent. Puis à l'ouest, l'île de Sein résiste aux assauts incessants d'une mer jamais tendre. Maigre échine d'une terre que l'on prétend aujourd'hui engloutie. Et puis un chapelet de roches qui court jusqu'à lui : la chaussée. On dit qu'un navigateur qui la traversait sans l'aide d'un bon pilote de l'île ne devrait son salut qu'à un heureux hasard. Pendant des siècles, les navires se sont fracassés sur ses récifs meurtriers, un cimetière. le territoire sacré du Bag Noz, le vaisseau fantôme des légendes bretonnes. À la barre œuvre l'Ankou, le valet de la mort. Au bout de cette basse froide, un fût de vingt-neuf mètres émerge des flots, Ar-Men. Il est le phare le plus exposé et le plus difficile d'accès de Bretagne, c'est-à-dire du monde. On le surnomme l'enfer des enfers. C'est à Ar-Men que Germain s'est posé, adossé à l'océan. Loin de tout conflit, de tout engagement, il est libre. Ici, tout est à sa place… et il est à la sienne. Ce matin, c'est la relève, le pain frais. Pierrick qui est là depuis vingt jours cède sa place à Louis. Dix jours l'un, dix jours avec l'autre. Encore une dizaine pour Germain et il redescendra à Sein, si le temps le permet. Il aimerait parfois qu'on l'oublie là. Il se blottirait dans un coin et ne ferait plus de bruit. Quand Louis monte, ils se saluent à peine. Un bref kenavo à la Velléda, Louis rentre les épaules et dans le phare comme dans une mine. Gardien depuis dix-sept ans, et pourtant il semble surpris chaque fois de l'humidité glacée qui suinte des murs, été comme hiver, accablé de draps rêches, de l'odeur de pétrole qui imprègne tout, et du fracas des vagues. Louis râle. Germain est monté sur la galerie qui fait le tour du fanal au sommet du phare et il se plante sous les rayons du maigre soleil de novembre, à l'abri des lames du vent. Il attend que ça passe. Une fois installé, Louis prépare un repas, steak-frites, et ils écoutent la radio en mangeant : la dissolution de l‘assemblée voulue par le général De Gaulle a eu lieu. Une marine magnifique en couverture, un titre explicite : le lecteur sait qu'il va séjourner dans ce phare construit à l'extrémité de la chaussée de Sein, entre 1867 et 1881, en mer d'Iroise. S'il a rapidement feuilleté la bande dessinée, il a pu découvrir de magnifiques planches rendant hommage à ce phare classé au titre des monuments historiques en 2017. En effet, le récit s'ouvre par une séquence de cinq pages évoquant un survol en hélicoptère, avec des grandes cases mettant en valeur la mer et son bleu unique, l'extrémité dénudée de l'île de Sein, la maison-phare de Tévennec, l'île de Sein dans une belle perspective donnant à la voir dans toute sa longueur, la chaussée à son extrémité, le vol gracieux d'un oiseau de mer, et un dessin en double page avec la mer et ses vaguelettes, ainsi que le phare au loin dans la partie de droite. Dans la postface de Claude Gendrot, le lecteur apprend qu'Emmanuel Lepage a joué son propre rôle dans le documentaire Les gardiens de nos côtes, réalisé par Herlé Jouon en 2017, et qu'il a été déposé sur Ar-Men, en étant hélitreuillé, vraisemblablement l'origine de ladite séquence d'ouverture. Par la suite, le lecteur trouve tous les plans qu'il attend sur le phare et bien d'autres. Page dix, une vue de la mer en plongée depuis la galerie du sommet du phare. Page treize, Germain se tient sur la galerie de nuit, se découpant en ombre chinoise devant la lumière du fanal. Page quatorze, la silhouette du phare est à demi mangée par la brume de nuit. Page vingt-trois, le phare est lui-même réduit à une ombre chinoise dans la nuit, alors que son faisceau la transperce. Page vingt-cinq, c'est une nuée d'oiseaux de mer qui passe de chaque côté de la lanterne. Page vingt-six un nuage chargé de pluie s'abat sur le phare dans une image saisissante, et en vis-à-vis, ce sont des vagues aussi hautes que le phare qui viennent s'écraser dessus. La mer est présente dans presque toutes les pages, l'artiste y transcrivant les changements de texture, de fluidité, de luminosité en fonction des courants, des tempêtes, de l'heure de la journée. C'est un délice visuel du début à la fin grâce à un artiste à l'évidence amoureux de cette mer, dans cette région. Séduit par la promesse de séjourner dans ce phare, surnommé l'enfer des enfers, le lecteur ne s'interroge pas trop sur la nature du récit avant d'entamer la bande dessinée, certainement un séjour de plusieurs jours, voire de plusieurs années, en accompagnant un gardien. Cette portion de son horizon d'attente est bien comblée par l'auteur : séjourner dans le phare au quotidien avec Germain, sa relation avec Louis, à la fois quotidienne, à la fois distante, chacun ayant sa chambre à un étage différent, chacun respectant la volonté de solitude de l'autre. Les cases montrent deux hommes normaux, en bonne santé, sans musculature exagérée, sans dramatisation de leurs gestes ou de leurs humeurs. S'il n'y prête pas attention de prime abord, le lecteur finit par prendre conscience qu'en toute discrétion le dessinateur effectue également une, ou plutôt deux reconstitutions historiques : celle de l'époque du récit, c'est-à-dire 1962, et celle des années de construction du phare. Cela peut se voir dans les tenues vestimentaires, dans les outils et les équipements utilisés, ainsi que dans l'état du phare lui-même et les différents navires. Le lecteur se tient donc aux côtés de Germain et perçoit le phare, ce qu'il représente par ses yeux. Il comprend rapidement que ce personnage a souhaité obtenir cette affection pour jouir du calme qui vient avec l'isolement du phare, la coupure d'avec le monde. En filigrane, il apparaît que d'un côté cet homme a besoin du calme qui vient avec cette vie très réglée dans un espace restreint, celui du phare et le rocher autour, et d'un autre côté il se sent rasséréné par son rôle, assurer le bon fonctionnement de cet équipement pour éviter tout naufrage, et par le besoin d'entretien, de petites tâches de maintenance et de réparation qui ne connaît jamais de fin, qui assure une occupation continue. Il n'y a pas à proprement parler de mystère concernant la jeune fille à qui il raconte la légende de la cité d'Ys le soir, le lecteur ayant tôt fait de comprendre qui elle est et quelle est sa nature. Lorsque Germain lui raconte ladite légende, cela constitue un fil narratif secondaire, venant répondre comme un reflet déformé à la nature du phare. Cela donne lieu à des pages à l'apparence un peu différente, avec une palette de couleurs spécifique pour faire apparaître qu'il s'agit d'un conte, une histoire dans l'histoire. L'engloutissement de la ville agit comme un écho des lames qui viennent recouvrir le phare. La légende a également pour effet d'inscrire le phare dans le folklore breton, la ville d'Ys, mais aussi les marins décédés en mer et l'Ankou. À partir de la page trente-neuf apparaît un troisième fil narratif qui va prendre plus de place, et passer au premier plan à l'occasion de différentes séquences. Germain a découvert le journal de Moïzez, sous une forme originale, jeune homme ayant participé à la construction du phare, et étant devenu un de ses premiers gardiens. À l'opposé d'un artifice narratif pour remplir un quota de pages imposé, ce journal crée à la fois une profondeur de champ, la longue lignée d'hommes ayant officié comme gardiens de phare, et à la fois son origine même, ou plutôt l'histoire de sa construction, une entreprise humaine sortant de l'ordinaire. Moïzez est un orphelin découvert en tant que nourrisson en 1850, roux qui plus est. Il se porte volontaire pour construire le phare, lorsque que l'ingénieur Paul Joly et son chef viennent s'adresser aux îliens pour les informer du projet et requérir leur aide. L'auteur apporte plusieurs éléments historiques relatifs à ladite construction de 1867 à 1881 : la difficulté de travailler sur un rocher recouvert par la mer la plupart du temps, les risques de tempêtes, le travail en milieu humide, etc. Cette composante du récit est vécue au travers des yeux de Moïzez. Le lecteur s'attend à séjourner dans le phare et à ressentir le choc d'énormes vagues venant s'écraser dessus, sur toute sa hauteur, comme il a déjà pu le voir sur des photographies spectaculaires. Il découvre un vrai récit, deux hommes devenus gardien pour jouir de la retraite du monde agité, chacun pour leur raison. Il constate dès la première séquence l'amour de l'artiste pour ce coin du monde, pour le phare et pour la mer perpétuellement en mouvement, dans des planches auxquelles il ne manque que l'odeur de sel. Il découvre une bande dessiné généreuse, évoquant avec émotion la construction du phare d'Ar-Men, et l'inscrivant dans les contes et légendes celtes et bretons. Une œuvre touchante imprégnée par les embruns.
Blue in green
Il n'y a pas de honte à être insignifiant. - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, parue d'un seul tenant, sans prépublication. La première édition date de 2020. L'histoire a été écrite par Ram V, dessinée et encrée par Anand RK, et mise en couleurs par John Pearson. L'ouvrage a bénéficié d'un design conçu par Tom Muller. Il contient également les couvertures variantes d'Aaron Campbell, Khary Randolph, Declan Shalvey, Elsa Charretier, Evan Cage, Jorge Fornes, Matt Griffin, Anand RK. Au temps présent, Erik Dieter est un saxophoniste de jazz, plutôt bon, mais pas extraordinaire. Il a opté pour une carrière de professeur de son instrument de prédilection dans une université. Ce samedi-là, il a fini de donner sa dernière classe à 11h00 et un élève vient lui poser une question sur son jeu, pour savoir s'il a une chance de devenir un jour un excellent musicien, car il n'a pas envie de finir professeur dans une université. Dieter s'excuse : il ne peut pas répondre car il doit prendre un appel urgent sur son portable. C'est sa sœur Dinah qui lui annonce le décès de leur mère Alana Joseph Roux. Il prend l'avion le lendemain et se rend à l'enterrement. En vol, il imagine un accident et les passagers qui chutent à travers le ciel comme des flocons de neige, disparaissant avant d'attendre le sol. Pendant la cérémonie, devant la tombe de sa mère, il passe le bras autour des épaules de sa sœur, chose qu'il n'a pas faite depuis des années. le soir, ils reçoivent les condoléances des proches au cours d'une réception donnée dans la maison de la défunte. Dieter se dit que ces retrouvailles avec des gens perdus de vue se déroulent toutes de la même manière, en parlant des succès de chacun dans la vie qu'il ou elle a menée. En passant de groupe en groupe, il aperçoit Vera Carter, celle qui fut son premier amour au lycée. Erik Dieter finit par pouvoir aborder Vera Carter : elle est devenue responsable d'une galerie d'art, et elle continue à peindre pour elle. Il s'enquiert de son mari Travis : elle a divorcé. Elle le quitte car il faut qu'elle aille coucher ses enfants, mais elle reste encore quelques jours dans la chambre d'ami. Les invités s'en vont progressivement, et il se retrouve seul avec sa sœur qui est dans la cuisine. Elle a un petit coup dans le nez et elle lui reproche son absence, le fait qu'il n'ait pas rendu visite à leur mère pendant toutes ces années. Elle finit par se calmer et s'endormir sur le canapé. Il va se coucher mais il ne trouve pas le sommeil. Il pense au corps de sa mère qui va se décomposer, sans ressentir ni chagrin, ni peine, ni tristesse. Il finit par se relever pour aller dans le bureau de sa mère : il y voit un spectre blanchâtre en train de fouiller dans ses papiers, qui se retourne vers lui et qui lui demande s'il joue toujours et s'il souffre pour sa musique. Il n'y a qu'à regarder la couverture pour se rendre compte que c'est une bande dessinée très personnelle. Au bout de quelques séquences, il apparaît que c'est l'histoire d'un musicien, un saxophoniste de jazz, qui s'interroge sur la direction qu'a prise sa vie, et qui s'interroge sur la jeunesse de sa mère. C'est donc une forme d'introspection existentielle, narrée avec une grande fluidité. Il y a bien évidemment des cartouches de flux de pensée et de réflexions intérieures, mais aussi des dialogues, et es pages muettes, la narration visuelle ne se limitant pas à juste montrer les personnages et les lieux. Son apparence est très sophistiquée : un rendu peint, avec des contours encrés en dessous, et l'utilisation de plusieurs effets spéciaux permis par l'infographie, toujours au service du récit, ne supplantant jamais l'histoire pour impressionner le lecteur. du coup, ce dernier peut être partagé entre une forte curiosité pour une narration aussi élaborée, et la crainte d'un produit un peu prétentieux, à la fois sur la recherche personnelle et sur la mise en forme visuelle, et pas forcément à la hauteur de ses prétentions. La scène d'ouverture rassure tout de suite avec une chaude ambiance mordorée, des dessins entremêlant réalisme photographique et ressenti impressionniste dans un tout cohérent, et une situation très terre à terre (le jeune élève posant une question insultante sans s'en rendre compte). Effectivement, il est possible de lire cette bande dessinée au premier degré : l'histoire d'un musicien qui s'est rendu compte qu'il était juste bon, et pas génial, incapable d'exprimer des émotions de manière poignante ou universelle, de les transmettre à ses auditeurs. Il se retrouve face à son premier véritable amour à qui il n'a jamais su le dire. Il doit faire face à ses choix de vie : se tenir éloigné de sa mère, sans lui rendre visite, et en laisser la responsabilité à sa sœur. Il ne peut que constater qu'il ne laissera pas de trace après sa mort. Il est accablé par le fait qu'il ne connaissait pas vraiment sa mère. La narration visuelle est étonnante de bout en bout, rappelant les grandes heures de Bill Sienkiewicz, mais sans ses fulgurances les plus avant-gardistes. L'artiste maîtrise parfaitement le dessin réaliste, la mise en couleurs de type peinture, les collages, les surimpressions, des pages vraisemblablement réalisées à partir de différentes techniques, assemblées et complétées à l'infographie, sans la froideur qui y est parfois associée, en conservant la chaleur organique du dessin à l'ancienne. le lecteur est invité à suivre la prise de conscience progressive d'Erik Dieter, dans des pages diffusant doucement des émotions adultes. le scénariste développe son récit sur une structure d'enquête (Qui était Dalton Blakely ?), avec un unique élément surnaturel (le spectre blanchâtre), apportant une accroche divertissante, sans nuire à l'introspection du personnage principal. Il est très difficile de parler musique en bande dessinée, car celle-ci ne permet pas de faire ressentir une mélodie, ou un rythme. Ici, les auteurs ont choisi de s'y prendre autrement. Erik Dieter est un saxophoniste professionnel et il joue du saxophone à quelques reprises, le lecteur pouvant voir la réaction des spectateurs touchés par sa musique, alors même que le récit ne précise pas dans quelle branche du jazz il s'inscrit. Pour autant, il ne fait nul doute que l'histoire se déroule bien sous l'influence du jazz. de temps à autre, le lecteur peut apercevoir un bout d'affiche ou de programme, avec une portion de nom. Ainsi même s'ils ne sont pas mentionnés explicitement, plusieurs grands noms sont présents en filigrane : Miles Davis (1926-1991), Charlie Parker (1920-1955), Charles Mingus (1922-1979), Thelonius Monk (1917-1982), Bill Evans (1929-1980), John Coltrane (1926-1967). C'est un moyen élégant de ne pas assommer le lecteur néophyte avec des références qui ne lui parleraient pas, en les conservant en arrière-plan, et également de faire des clins d'œil discrets au connaisseur. Le lecteur se laisse donc envelopper par ces ambiances visuelles, ressentant les états d'esprit du personnage principal qui est presque de tous les plans, le suivant dans son questionnement. Effectivement, la narration visuelle s'avère riche et variée, très agréable, aussi sophistiquée qu'accessible, et suscitant des émotions aussi ténues que touchantes. Il devient vite évident que le scénariste a pensé sa narration en termes visuels, car ce n'est pas une suite de cases avec que des têtes en train de parler. Les personnages accomplissent des actions de la vie de tous les jours qui montrent une partie de leurs relations interpersonnelles. Les mises en page peuvent aussi bien être sous forme de bandes de cases rectangulaires, que sous forme d'illustration accolées, ou encore de cases en insert, de dessin en pleine page, etc. Pour autant, il se dégage une forte cohérence visuelle dans la narration. le lecteur se retrouve vite subjugué par le jeu entre réalisme et impressionnisme, par la mise en couleurs sans rapport avec un simple coloriage naturaliste, par des visuels saisissants sur le moment. Il découvre après coup que cette magnifique vue du dessus d'Erik Dieter montant un escalier en spirale constitue un motif visuel qui va revenir plus tard, donnant un autre sens à cette image. Anand RK sait combiner la banalité du monde avec l'unicité d'en faire l'expérience, à la fois physique et mentale, rendant évident l'état d'esprit du personnage alors que des processus mentaux complexes sont à l'œuvre. Le lecteur ressent bien que le parcours d'Erik Dieter est celui d'un homme ayant déjà plusieurs décennies d'expérience, vraisemblablement un quadragénaire. Il découvre en même temps que lui une vision de la jeunesse d'Alana Roux sa mère, et sa fascination pour un musicien de jazz (un saxophoniste) qui n'a laissé aucune trace et qui est mort dans un incendie vraisemblablement criminel. L'enquête avance tranquillement de témoin en témoin, avec un bon coup de pouce d'un inspecteur de police sympathique. Mais l'intérêt du récit ne réside pas l'enquête, plus dans la manière dont elle éclaire les choix de vie de Dieter, et ce qu'elle apporte à sa compréhension du passé, de l'éducation qui lui a donné sa mère. L'élément surnaturel fait sens, comme la matérialisation d'un élément essentiel dans le jazz. La compréhension progressive d'Erik Dieter est celle d'un adulte qui prend la mesure de l'importance des choix de ses parents dans la construction de sa vie d'adulte, avec un regard pénétrant et intelligent de l'auteur. La couverture et le design de cette bande dessinée contiennent la promesse d'un récit sophistiqué et adulte. Le lecteur a le plaisir de découvrir que la promesse est tenue, avec une narration visuelle épatante et pertinente, et une prise de conscience progressive et signifiante pour le personnage principal. Les auteurs ont réussi un magnifique portrait d'un professeur de saxophone jazz, découvrant un autre regard sur sa vie.