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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Blue in green
Blue in green

Il n'y a pas de honte à être insignifiant. - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre, parue d'un seul tenant, sans prépublication. La première édition date de 2020. L'histoire a été écrite par Ram V, dessinée et encrée par Anand RK, et mise en couleurs par John Pearson. L'ouvrage a bénéficié d'un design conçu par Tom Muller. Il contient également les couvertures variantes d'Aaron Campbell, Khary Randolph, Declan Shalvey, Elsa Charretier, Evan Cage, Jorge Fornes, Matt Griffin, Anand RK. Au temps présent, Erik Dieter est un saxophoniste de jazz, plutôt bon, mais pas extraordinaire. Il a opté pour une carrière de professeur de son instrument de prédilection dans une université. Ce samedi-là, il a fini de donner sa dernière classe à 11h00 et un élève vient lui poser une question sur son jeu, pour savoir s'il a une chance de devenir un jour un excellent musicien, car il n'a pas envie de finir professeur dans une université. Dieter s'excuse : il ne peut pas répondre car il doit prendre un appel urgent sur son portable. C'est sa sœur Dinah qui lui annonce le décès de leur mère Alana Joseph Roux. Il prend l'avion le lendemain et se rend à l'enterrement. En vol, il imagine un accident et les passagers qui chutent à travers le ciel comme des flocons de neige, disparaissant avant d'attendre le sol. Pendant la cérémonie, devant la tombe de sa mère, il passe le bras autour des épaules de sa sœur, chose qu'il n'a pas faite depuis des années. le soir, ils reçoivent les condoléances des proches au cours d'une réception donnée dans la maison de la défunte. Dieter se dit que ces retrouvailles avec des gens perdus de vue se déroulent toutes de la même manière, en parlant des succès de chacun dans la vie qu'il ou elle a menée. En passant de groupe en groupe, il aperçoit Vera Carter, celle qui fut son premier amour au lycée. Erik Dieter finit par pouvoir aborder Vera Carter : elle est devenue responsable d'une galerie d'art, et elle continue à peindre pour elle. Il s'enquiert de son mari Travis : elle a divorcé. Elle le quitte car il faut qu'elle aille coucher ses enfants, mais elle reste encore quelques jours dans la chambre d'ami. Les invités s'en vont progressivement, et il se retrouve seul avec sa sœur qui est dans la cuisine. Elle a un petit coup dans le nez et elle lui reproche son absence, le fait qu'il n'ait pas rendu visite à leur mère pendant toutes ces années. Elle finit par se calmer et s'endormir sur le canapé. Il va se coucher mais il ne trouve pas le sommeil. Il pense au corps de sa mère qui va se décomposer, sans ressentir ni chagrin, ni peine, ni tristesse. Il finit par se relever pour aller dans le bureau de sa mère : il y voit un spectre blanchâtre en train de fouiller dans ses papiers, qui se retourne vers lui et qui lui demande s'il joue toujours et s'il souffre pour sa musique. Il n'y a qu'à regarder la couverture pour se rendre compte que c'est une bande dessinée très personnelle. Au bout de quelques séquences, il apparaît que c'est l'histoire d'un musicien, un saxophoniste de jazz, qui s'interroge sur la direction qu'a prise sa vie, et qui s'interroge sur la jeunesse de sa mère. C'est donc une forme d'introspection existentielle, narrée avec une grande fluidité. Il y a bien évidemment des cartouches de flux de pensée et de réflexions intérieures, mais aussi des dialogues, et es pages muettes, la narration visuelle ne se limitant pas à juste montrer les personnages et les lieux. Son apparence est très sophistiquée : un rendu peint, avec des contours encrés en dessous, et l'utilisation de plusieurs effets spéciaux permis par l'infographie, toujours au service du récit, ne supplantant jamais l'histoire pour impressionner le lecteur. du coup, ce dernier peut être partagé entre une forte curiosité pour une narration aussi élaborée, et la crainte d'un produit un peu prétentieux, à la fois sur la recherche personnelle et sur la mise en forme visuelle, et pas forcément à la hauteur de ses prétentions. La scène d'ouverture rassure tout de suite avec une chaude ambiance mordorée, des dessins entremêlant réalisme photographique et ressenti impressionniste dans un tout cohérent, et une situation très terre à terre (le jeune élève posant une question insultante sans s'en rendre compte). Effectivement, il est possible de lire cette bande dessinée au premier degré : l'histoire d'un musicien qui s'est rendu compte qu'il était juste bon, et pas génial, incapable d'exprimer des émotions de manière poignante ou universelle, de les transmettre à ses auditeurs. Il se retrouve face à son premier véritable amour à qui il n'a jamais su le dire. Il doit faire face à ses choix de vie : se tenir éloigné de sa mère, sans lui rendre visite, et en laisser la responsabilité à sa sœur. Il ne peut que constater qu'il ne laissera pas de trace après sa mort. Il est accablé par le fait qu'il ne connaissait pas vraiment sa mère. La narration visuelle est étonnante de bout en bout, rappelant les grandes heures de Bill Sienkiewicz, mais sans ses fulgurances les plus avant-gardistes. L'artiste maîtrise parfaitement le dessin réaliste, la mise en couleurs de type peinture, les collages, les surimpressions, des pages vraisemblablement réalisées à partir de différentes techniques, assemblées et complétées à l'infographie, sans la froideur qui y est parfois associée, en conservant la chaleur organique du dessin à l'ancienne. le lecteur est invité à suivre la prise de conscience progressive d'Erik Dieter, dans des pages diffusant doucement des émotions adultes. le scénariste développe son récit sur une structure d'enquête (Qui était Dalton Blakely ?), avec un unique élément surnaturel (le spectre blanchâtre), apportant une accroche divertissante, sans nuire à l'introspection du personnage principal. Il est très difficile de parler musique en bande dessinée, car celle-ci ne permet pas de faire ressentir une mélodie, ou un rythme. Ici, les auteurs ont choisi de s'y prendre autrement. Erik Dieter est un saxophoniste professionnel et il joue du saxophone à quelques reprises, le lecteur pouvant voir la réaction des spectateurs touchés par sa musique, alors même que le récit ne précise pas dans quelle branche du jazz il s'inscrit. Pour autant, il ne fait nul doute que l'histoire se déroule bien sous l'influence du jazz. de temps à autre, le lecteur peut apercevoir un bout d'affiche ou de programme, avec une portion de nom. Ainsi même s'ils ne sont pas mentionnés explicitement, plusieurs grands noms sont présents en filigrane : Miles Davis (1926-1991), Charlie Parker (1920-1955), Charles Mingus (1922-1979), Thelonius Monk (1917-1982), Bill Evans (1929-1980), John Coltrane (1926-1967). C'est un moyen élégant de ne pas assommer le lecteur néophyte avec des références qui ne lui parleraient pas, en les conservant en arrière-plan, et également de faire des clins d'œil discrets au connaisseur. Le lecteur se laisse donc envelopper par ces ambiances visuelles, ressentant les états d'esprit du personnage principal qui est presque de tous les plans, le suivant dans son questionnement. Effectivement, la narration visuelle s'avère riche et variée, très agréable, aussi sophistiquée qu'accessible, et suscitant des émotions aussi ténues que touchantes. Il devient vite évident que le scénariste a pensé sa narration en termes visuels, car ce n'est pas une suite de cases avec que des têtes en train de parler. Les personnages accomplissent des actions de la vie de tous les jours qui montrent une partie de leurs relations interpersonnelles. Les mises en page peuvent aussi bien être sous forme de bandes de cases rectangulaires, que sous forme d'illustration accolées, ou encore de cases en insert, de dessin en pleine page, etc. Pour autant, il se dégage une forte cohérence visuelle dans la narration. le lecteur se retrouve vite subjugué par le jeu entre réalisme et impressionnisme, par la mise en couleurs sans rapport avec un simple coloriage naturaliste, par des visuels saisissants sur le moment. Il découvre après coup que cette magnifique vue du dessus d'Erik Dieter montant un escalier en spirale constitue un motif visuel qui va revenir plus tard, donnant un autre sens à cette image. Anand RK sait combiner la banalité du monde avec l'unicité d'en faire l'expérience, à la fois physique et mentale, rendant évident l'état d'esprit du personnage alors que des processus mentaux complexes sont à l'œuvre. Le lecteur ressent bien que le parcours d'Erik Dieter est celui d'un homme ayant déjà plusieurs décennies d'expérience, vraisemblablement un quadragénaire. Il découvre en même temps que lui une vision de la jeunesse d'Alana Roux sa mère, et sa fascination pour un musicien de jazz (un saxophoniste) qui n'a laissé aucune trace et qui est mort dans un incendie vraisemblablement criminel. L'enquête avance tranquillement de témoin en témoin, avec un bon coup de pouce d'un inspecteur de police sympathique. Mais l'intérêt du récit ne réside pas l'enquête, plus dans la manière dont elle éclaire les choix de vie de Dieter, et ce qu'elle apporte à sa compréhension du passé, de l'éducation qui lui a donné sa mère. L'élément surnaturel fait sens, comme la matérialisation d'un élément essentiel dans le jazz. La compréhension progressive d'Erik Dieter est celle d'un adulte qui prend la mesure de l'importance des choix de ses parents dans la construction de sa vie d'adulte, avec un regard pénétrant et intelligent de l'auteur. La couverture et le design de cette bande dessinée contiennent la promesse d'un récit sophistiqué et adulte. Le lecteur a le plaisir de découvrir que la promesse est tenue, avec une narration visuelle épatante et pertinente, et une prise de conscience progressive et signifiante pour le personnage principal. Les auteurs ont réussi un magnifique portrait d'un professeur de saxophone jazz, découvrant un autre regard sur sa vie.

21/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Guerre des paysans
La Guerre des paysans

Omnia sunt communia. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, relatant un épisode historique se déroulant en 1525. Il a été réalisé par Gérard Mordillat pour le scénario, et par Éric Liberge pour les dessins en noir & blanc, avec des nuances de gris, avec une tache de couleur en page 105 et une en page 110, la dernière page du récit. le tome se termine avec une postface de trois pages, rédigée par Mordillat, à l'attention de Liberge, présentant la nature du récit, ainsi que par une page de chronologie de la guerre des paysans, de 1490 avec la naissance de Thomas Müntzer, à juillet 1525 avec la parution de Missive sur le dur opuscule contre les paysans, de Martin Luther. Rome, chantier de la basilique Saint Pierre, 1514. Il s'appelle Luca Ponti, mais il est un Médicis comme le saint père Léon X. Sa mère – dont la beauté excite encore la jalousie de toutes les romaines – travaillait comme chambrière au service des Médicis. Il est le fils de Jules de Médicis. le prince ne pouvait pas le reconnaître, mais il s'est chargé de lui faire donner une éducation chez les dominicains à Santa Sabina où il a appris le latin et le grec, le français et l'allemand. Il a été présenté à maître Raphaël par Margherita Luti, la fille d'un boulanger, sa maîtresse qui est une amie d'enfance de sa mère, et sa voisine dans le Trastevere. Dieu lui a donné un don et il peut presque recopier la nature à s'y tromper, y compris les visages. À quinze ans, il est entré en apprentissage dans son atelier pour y apprendre l'art de peindre. Il y travaille avec maître Raphaël depuis qu'il est le seul architecte à Saint Pierre. Aujourd'hui, avec Enrico Labate et Bernardo Tofoletti, maîtres charpentier et carrier du chantier, ils accompagnent le saint-père pour visiter les travaux de la basilique Saint Pierre que son maître doit reprendre après la mort de Bramante, l'architecte. Luca Ponti observe les ouvriers au travail sur la fresque, et il écoute Raphaël rendre compte de l'avancement du chantier, au pape. Celui-ci lui demande de finir le chantier avant que le Seigneur ne le rappelle à lui. Raphaël l'informe qu'avant de reprendre la construction, il doit corriger ce qui a été mal fait, ce qui se fissure, ce que Bramante a laissé inachevé. Leur conversation est interrompue par une sœur venue informer le pape que Albert de Bandebourg et le banquier Fugger l'attendent pour l'audience qu'ils ont demandée. le premier demande l'archevêché de de Mayence, le second se déclare prêt à consentir la somme nécessaire au premier pour acquérir ledit archevêché, car il sait que les indulgences garantiront un remboursement facile. L'accord est conclu. Plus tard, le pape confie une mission à Luca Ponti : suivre Tettzel qui va lever l'indulgence pour faire des rapports sur ce qu'il fait, sur l'argent qu'il ramasse, sur tout. Luca Ponti devient l'envoyé du pape. Il part pour l'Allemagne, malgré les cris et les pleurs de sa mère. Il lui faut près de deux mois pour arriver à Wittenberg, allant de monastère en monastère. Dans la postface, le scénariste évoque la genèse de ce récit : des lectures, le rêve inaccompli d'un film avec Roberto Rossellini et enfin cette œuvre graphique. C'est la troisième collaboration entre les deux créateurs, après la trilogie de le Suaire : Lirey, 1357 et Notre part des ténèbres (BD). Ils ont appris à travailler ensemble et il ne reste rien de la forme cinématographique : il s'agit bien d'une bande dessinée utilisant les spécificités de cette forme d'expression. le titre annonce clairement l'enjeu : une reconstitution historique d'une révolution paysanne en 1525. le récit commence à Rome et passe rapidement en Allemagne, où Martin Luther (1483-1546) joue un rôle de premier plan. En effet, le récit met en scène l'affichage de ses quatre-vingt-quinze thèses le 31 octobre 1517, le temps d'une page, puis la manière dont elles sont reprises par d'autres prêtres allemands, ainsi que les actions de l'Église, ou plutôt du pape et de ses envoyés, pour faire rentrer Luther dans le rang et protéger leurs intérêts financiers. S'il a déjà lu le suaire, le lecteur connaît déjà clairement la position du scénariste sur l'Église catholique et sa hiérarchie : une véritable haine. Il n'est donc pas surpris par la condamnation des indulgences, ni par l'angle d'attaque sur l'hypocrisie d'une institution dont les responsables se gavent, alors que leurs fidèles se privent pour payer les divers impôts. Il peut même trouver que Mordillat fait presque preuve de retenue. Les deux auteurs font preuve d'une implication totale pour réaliser une reconstitution historique tangible et plausible. Pour commencer, le scénariste situe les principales figures religieuses : Martin Luther, Thomas Müntzer (1489-1525), Jean Huss, (1372-1415), le pape Léon X (1475-1521), Andreas Rudolf Bodenstein (1486-1541), Philipp Melanchton (1497-1560). Les personnages développent l'avancement du chantier de la basilique Saint Pierre à Rome et son financement, les conditions de vie des paysans, la violence des révoltes, les enjeux d'une traduction de la Bible en langue commune, dire la messe en allemand, l'excommunication de Martin Luther, son mariage, les conditions de travail dans une mine, le nombre de soldats (40.000) face aux paysans (8.000), etc. le lecteur constate l'habileté élégante avec laquelle le scénariste sait distiller un grand nombre d'informations historiques et religieuses dans les dialogues, et quelques cartouches d'exposition. Il apprécie qu'il sache expliquer les enjeux théologiques dans un langage accessible, sans en sacrifier l'importance, et évitant toute formulation moqueuse, sarcastique ou agressive. le récit du déroulement des faits historiques parle de lui-même et le scénariste n'a pas besoin d'en rajouter. Ensuite, l'artiste épate le lecteur du début à la fin par sa capacité à insuffler de la vie dans chaque séquence, même les passages de prêche ou de discussions statiques, avec un soin remarquable dans le détail. L'album s'ouvre avec un dessin en pleine page : une vue de Rome, avec le chantier de la basilique en arrière-plan, et il ne maque aucune maison, aucune façade, aucune toiture. Par la suite, plusieurs scènes se déroulent dans des églises, ou des abbayes, des monastères, dont l'architecture est à chaque fois représentée de manière à bien montrer le style correspondant, qu'il s'agisse des façades de ces monuments, ou des arches, des ogives, des piliers à l'intérieur, attestant du goût de Liberge pour ces monuments. Les cases avec des décors de village, de milieux plus modestes ou pauvres, ou des étendues naturelles offrent à chaque fois une tangibilité assurant une visite de grande qualité au lecteur, une remarquable immersion, passant par une étable, les Enfers, le pied de remparts, l'arrière d'un chariot, une grange avec du foin, le champ de bataille, une presse à imprimer, un bûcher. le soin apporté aux personnages relève du même niveau : les tenues vestimentaires (robe de bure, habits religieux, vêtements simples de paysans, riches atours des nobles et des hommes d'église de rang élevé), les coiffures (naturelles, ou tonsures), les accessoires que ce soient des outils agricoles, des accessoires du culte, la vaisselle des banquets, etc. À chaque séquence, le dessinateur conçoit un plan de prises de vue spécifique, que ce soit une succession rapide de cases pour un échange énervé ou une joute verbale, ou des plans larges pour rendre compte du nombre de personnes et l'ampleur d'un mouvement. La coordination entre scénariste et dessinateur apparaît très rapidement : page 9 une demi-page sous forme d'un dessin simple accompagnant un texte sur un parchemin, pages 12 & 13 des dessins de la largeur de la page pour évoquer les tourments en enfer, pages 16, 21 et 24 des dessins sans nuance de gris avec le personnage au centre et des évocations de sa vie autour, pour présenter respectivement la vie de Martin Luther, celle de Thomas Müntzer, Jean de Médicis. Puis les pages 36, 37 et 38 forment une séquence dépourvue de tout texte, de tout mot, attestant de la confiance totale que le scénariste accorde au dessinateur pour raconter l'histoire, et il y en aura d'autres par la suite. Les deux auteurs ont à cœur de présenter une reconstitution dépourvue d'exagérations romantiques, que ce soit côté clergé et noblesse, ou côté paysans et prêtres réformateurs. le peuple souffre sous le joug des puissants, et lorsqu'ils se révoltent, ils tuent et massacrent. Gérard Mordillat ne fait d'aucun personnage, un héros au cœur pur. Il met en scène une guerre, dans tout ce qu'elle a de brutal, avec ses déchainements de violence meurtrière, ses tueries sur le champ de bataille, et ses mises à mort de boucs émissaires par la foule vengeresse, des boucheries inhumaines. En fonction de sa familiarité avec cette époque en Allemagne, le lecteur découvre plus ou moins de choses. S'il est familier de l'œuvre récente du scénariste, il constate à nouveau qu'il fait preuve de retenue dans sa présentation des faits. Par exemple, il ne matraque pas l'antisémitisme dont fera montre Martin Luther à la fin de sa vie. Il s'attache à l'évolution des positions et des actes de Thomas Müntzer, par le biais de la vision que Luca Ponti en a. Il parvient avec une élégance remarquable à montrer comment la dénonciation des indulgences induit une remise en cause de l'ordre social établi, comment Martin Luther envisage cette rébellion contre la papauté et son clergé, et comment Thomas Müntzer développe une attitude plus cohérente avec la logique interne des quatre-vingt-quinze thèses. le scénariste se montre honnête dans sa façon de présenter les faits, ne se limitant pas à une dénonciation pleine de fiel, montrant ce qui aurait pu être, sans rien occulter des réalités mortelles d'une révolution, sans angélisme quant aux conséquences pour les paysans qui ont suivi Thomas Müntzer dans cette guerre. S'il a lu Le suaire des mêmes auteurs, le lecteur peut craindre que la présentation des faits ne tourne à la diatribe par moments. Dès les premières pages, il se retrouve subjugué par la qualité de la narration visuelle, sa générosité et sa consistance, appréciant son naturel grâce à une vraie collaboration entre scénariste et dessinateur. Au fil des pages, il constate que le scénariste a conçu une structure qui fait la part belle aux personnages et à leurs émotions, leur engagement, à la présentation organique des informations nécessaires à la compréhension et à l'établissement des enjeux, pour un tableau saisissant et nuancé des paramètres politiques et religieux de la société de l'époque en Allemagne. À plusieurs reprises, le lecteur est frappé par le parallèle qui s'établit de lui-même entre cette situation et l'époque contemporaine. Page 82, un paysan résume la situation : tout augmente, les dîmes, les redevances, les impôts pèsent de façon insupportable sur nous tous. le lecteur se prend à rêver d'une bande dessinée de même qualité sur le mouvement de Niveleurs (Levellers) pendant la guerre civile anglaise (1642-1651) demandant des réformes constitutionnelles et une égalité des droits devant la loi.

21/07/2024 (modifier)
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Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Green Lantern - Origines Secrètes (Origine secrète)
Green Lantern - Origines Secrètes (Origine secrète)

Abin Sur passe le flambeau à Hal Jordan. - Ce tome regroupe les numéros 29 à 35 de la série mensuelle. Geoff Johns a réussi jusqu'ici un sans faute avec le retour d'Hal Jordan et il n'hésite pas prendre le risque d'emmener ses lecteurs dans le passé. Après la cataracte de révélations contenues dans Sinestro Corps War, ce tome nous ramène au moment où Abin Sur mourant confie son anneau de Lantern à Hal Jordan. L'histoire est connue de tout le monde. Un extraterrestre dénommé Abin Sur s'écrase dans son vaisseau spatial dans une zone désertique située près de Coast City. Avant de rendre l'âme, il intronise Hal Jordan dans le Green Lantern Corps et fait de lui son successeur et le responsable du secteur 2814. Hal Jordan se retrouve sur Oa pour un stage d'initiation un peu musclé avec Kilowog et il croise le chemin de Sinestro dont Abin Sur avait été le mentor. À eux deux, ils vont devoir récupérer ce qui s'est échappé du vaisseau avant son anéantissement. Les responsables éditoriaux ont à plusieurs reprises indiqué que les coups de poing de Superboy Prime pour s'échapper de l'espace extradimensionnel ont altéré la réalité pendant Infinite Crisis et que les origines définitives des héros devaient être revues. Geoff Johns signe là un scénario exceptionnel qui reprend les éléments les plus connus de l'origine d'Hal Jordan en les complétant par des précisions sur des aspects curieux de l'histoire originelle. Par exemple, pourquoi Abin Sur voyage-t-il à bord d'un vaisseau spatial alors que son anneau lui permet de voyager dans l'espace ? Qu'est ce qui a provoqué les avaries à bord de son vaisseau ? Quels sont les liens qui unissaient Abin Sur et Sinestro ? Geoff Johns réussit à nous intéresser à une histoire que l'on croyait connaître par cœur. Les relations entre Hal Jordan et Carol Ferris sont remises à plat. La transformation d'Hector Hammond est intégrée intelligemment au mythe des Lanterns. William Hand (personnage clef de Blackest Night) est également présent à ce moment charnière. Une fois ces explications fournies, Johns peut alors se permettre d'ajouter la présence d'Atrocitus sans offenser même le plus réactionnaire des fans de la première heure. L'ensemble des 7 épisodes est illustré par Ivan Reis qui a progressé depuis les Sinestro Corps Wars. Certains visages et certaines postures restent empreintes de la marque du maître Neal Adams. D'autres cases évoquent un Alan Davis au meilleur de sa forme. Chaque page est claire et facile à lire. Les doubles pages ne sont là que pour servir l'histoire, et pas pour épater la galerie. Les personnages ont tous une identité visuelle solidement établie. Geoff Johns a trouvé un illustrateur à la hauteur de la qualité de ses scénarios. Encore une fois, Geoff Johns nous raconte une histoire (que l'on croyait déjà connaître) palpitante qui présente un équilibre parfait entre action, superhéros, humour, mythologie des Green Lantern (le secteur 666 n'est pas oublié) et psychologie des personnages. Hal Jordan est une personne qui est en colère. C'est une preuve du talent de Johns que de nous montrer comment se manifeste cette colère de manière différente en fonction de l'interlocuteur.

20/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Thanos - La Révélation de l'Infini
Thanos - La Révélation de l'Infini

Tout est relatif. - Albert Einstein - Ce tome contient un récit complet, paru en 2014, sans sérialisation préalable, sous la forme d'un album. L'histoire a été écrite et dessinée par Jim Starlin (le créateur du personnage Thanos), encrée par Andy Smith, avec une mise en couleurs de Frank d'Armata, assisté par Rachelle Rosenberg. Il bénéficie d'une introduction d'une page très pénétrante, écrite par Douglas Wolk, journaliste pour le New York Times, Time magazine et d'autres. L'histoire s'ouvre sur la création de l'univers à partir d'un néant blanc (en 1 page), suivi par une discussion entre les personnages incarnant l'éternité, l'infini et le Tribunal Vivant. La scène suivante montre Thanos affalé dans son fauteuil, un filet de bave aux lèvres, à bord de son vaisseau Sanctuary IV. Il a senti un déséquilibre dans l'état de l'univers, sans réussir à en identifier la nature ou la source. Il a projeté son image à bord du vaisseau des Gardiens de la Galaxie, pour s'enquérir si Drax perçoit ce même décalage. Puis il se rend dans le domaine de la Mort pour consulter le puits de l'Infini (Infinity well). Il ressort de ce bref séjour dans son domaine, avec un indice sur un objet lié à cet état, ainsi qu'un individu désincarné qui le suit. En 2012, la séquence après les crédits du film Avengers montre un individu violet à forte carrure : Thanos. Cette notoriété soudaine a conduit Marvel à rééditer les récits les plus marquants où apparaît ce personnage, ainsi qu'à renouer des relations éditoriales avec Jim Starlin son créateur (même si Marvel détient les droits de propriété intellectuelle de Thanos). En VO, le lecteur profite alors d'une série de rééditions soignées, allant des premières apparitions du personnage (Avengers vs. Thanos) jusqu'à Infinity abyss (2002), en passant par l'inévitable Infinity gauntlet (1991), sans même oublier Marvel universe: the end (2003). Autre bénéfice : les responsables de Marvel commandent une nouvelle histoire de Thanos à Starlin, certainement dans le cadre d'un accord préventif pour lui offrir une forme de reconnaissance (pour ne pas dire compensation) du fait qu'il est le créateur du personnage (mieux vaut pour l'image de marque de l'entreprise Marvel que l'auteur soit satisfait de son sort, plutôt qu'il s'épanche sur le manque de considération au travers des réseaux sociaux). Dès la première séquence, le lecteur constate que Starlin est en pleine forme, et égal à lui-même. le cadre cosmique est posé avec l'évocation de la naissance de l'univers (même si la question sur son commencement fait son âge, car elle ne prend pas en compte les travaux plus récents d'astronomes comme Stephen Hawking). Dans la deuxième séquence, Thanos apparaît massif, trônant sur son fauteuil et déjà en train de mettre en œuvre une stratégie attestant qu'il a plusieurs longueurs d'avance sur tout le monde. Comme dans les précédents récits consacrés à Thanos, Jim Starlin fait figure d'employé modèle. Il a bien fait ses devoirs, et ses recherches, faisant état à plusieurs reprises de la continuité en vigueur en 2014, que ce soit pour les gardiens de la galaxie (où il met en avant Drax et le duo vedette formé par Rocket Raccoon & Groot), le petit souci de continuité lié à la réapparition de Thanos (sans explication) après sa disparition au cours de The Thanos imperative, ou encore l'existence de l'équipe cosmique de choc des Annihilators, créée par Dan Abnett et Andy Lanning. Comme dans les précédents récits consacrés à Thanos, Jim Starlin intègre Adam Warlock à l'histoire, ces 2 personnages incarnant une variation du yin et du yang. Comme d'habitude, le lecteur se dit que Starlin cède un peu à la facilité en répétant le schéma habituel des récits estampillé Infinity en faisant interagir ses 2 personnages fétiches. Comme d'habitude, la lecture de Infinity revelation produit de prime abord un drôle d'impression, un mélange un peu heurté d'une quête d'un objet de pouvoir indéterminé, avec un risque à l'échelle de l'existence de l'univers, et des combats physiques parachutés pour remplir le quota contractuel, pour aboutir à une séquence métaphysique à la portée toute relative. Bien que Starlin ne s'encre pas lui-même, il est visible qu'il a pris le temps de peaufiner ses dessins. Pour commencer, il a enfin investi dans un logiciel infographique qui date de moins de 15 ans et les effets spéciaux sont moins ridicules que sur ses précédents travaux (ou alors il a délégué la tâche de réaliser des arrières plans à l'infographie aux 2 metteurs en couleurs). Ensuite, il est visible qu'il a recours régulièrement au raccourci qui consiste à situer une scène dans un endroit désertique pour s'économiser sur les décors, mais il gère la surface de la case de manière à en occuper la majeure partie. Ainsi la densité d'informations visuelles reste satisfaisante. Enfin quand la séquence le requiert, il sait réaliser des décors détaillés qui permettent au lecteur de s'immerger dans l'endroit décrit. En surface, le lecteur prend plaisir à lire un récit de superhéros de type cosmique, avec quelques invités surprises utilisés à bon escient et le risque de la destruction de toute la réalité. À y regarder de plus prêt, dès la page 4, le lecteur a le plaisir de voir que Starlin rehausse son récit de quelques touches discrètes d'autodérision montrant qu'il ne se prend pas trop au sérieux. Cela commence avec la première image de Thanos, avec le petit filet de bave au coin de la bouche comme n'importe quel usager assoupi des transports en commun. Dans la séquence suivante (à bord du vaisseau des gardiens de la galaxie), voilà que le costume de Drax subit des fluctuations, oscillant du simple pantalon avec des gros tatouages rouges, à son ancien costume violet. Thanos va également évoquer les différentes tenues vestimentaires d'Adam Warlock au fil des époques. Arrivé au milieu du récit, Warlock et Thanos passent en revue les agissements de ce dernier évoquant tout (y compris Akhenaten) qu'il s'agisse des histoires écrites par Starlin ou par d'autres (Starlin n'hésitant pas à égratigner les autres scénaristes qui ont écrit le personnage sans respecter son profil psychologique), Warlock raillant Thanos pour sa propension à tabasser les superhéros plutôt que de discuter avec eux. Il s'offre à nouveau une séquence au cours de laquelle Thanos bat à plate couture quelques superhéros (les Annihilators) pour bien rappeler qu'ils n'arrivent pas à la cheville de Thanos qui est au dessus de la mêlée. Alors que la fin peut laisser un goût d'incompréhension au premier degré, en y réfléchissant, Starlin s'en sert comme d'une métaphore pour relativiser l'importance de la continuité et le changement de psychologie des personnages manipulés par des scénaristes successifs. Starlin jette un regard apaisé sur les distorsions de continuité (pour ne pas dire les incohérences), indiquant que ce qui importe au final, c'est avant tout les qualités intrinsèques du personnage que le créateur lui a insufflées. Il finit même par justifier de manière convaincante le retour au statu quo et sa nécessité pour des personnages récurrents de fiction : une belle déclaration d'amour au médium des comics, une belle acceptation des avanies que subissent des personnages récurrents de fiction qui passent aux mains d'auteurs successifs.

20/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Piero
Piero

Et pourquoi trop s'appliquer, c'est tuer la vie ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, dont la première édition date de 1998. Il a été réalisé par Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc de cent-vingt pages. Au temps présent, Edmond marche dans une rue en regardant les feuilles tomber à l'automne. Aujourd'hui, les feuilles qui tombent des platanes sont grises comme un ciel triste. Il lui semble qu'avant, elles étaient pleines de couleurs. Avant, quand avec Piero son frère, ils poussaient les feuilles mortes devant eux, jusqu'à ce que le tas amoncelé les empêche d'avancer. Ensuite ils sautaient dedans. Ensuite, ils choisissaient les deux plus belles pour les dessiner. C'est avec son petit frère Piero qu'il a appris à dessiner. Ils étaient toujours ensemble. À Nice où leur père travaillait, à Villars-sur-Var, le village de leur mère, leur village. Dans une étendue d'herbe, les deux enfants font des bateaux. Avec un Opinel, ils sculptent des écorces de pin, et dans un canal d'arrosage, ils leur font faire des courses. le premier s'appelle Geronimo, le second Sitting-Bull. Les deux enfants courent pour suivre les bateaux filant sur l'eau. Ils voient passer une soucoupe volante dans le ciel. La soucoupe s'écrase plus loin et une colonne de fumée s'élève dans le ciel. Ils courent pour aller voir. Ils arrivent au bord du cratère et se couchent dans l'herbe pour observer sans être vu. Piero se retient de tousser. Il y a un extraterrestre humanoïde à côté de la soucoupe. Piero décide d'aller voir. L'extraterrestre reste assis et l'accueille amicalement. Il lui explique la situation, en lui parlant par transmission de pensée. L'essence des soucoupes volantes, c'est le rêve et sa soucoupe est en panne de rêve. Depuis tout à l'heure, il essaye de rêver, mais il n'y arrive pas. Mais Piero est un enfant, et l'extraterrestre est sûr qu'il est plein de rêves. L'enfant essaye de rêver et le plein de la soucoupe est ainsi fait. Mais avant de partir, l'extraterrestre doit supprimer de la mémoire de l'enfant ce qu'il vient de voir. Il règle son pistolet anti-mémoire et… Piero se réveille sans souvenir de ce qu'il s'est passé. Edmond le retrouve, lui parle de la soucoupe et lui montre les dessins dans le cahier. Piero aimait dessiner les voitures ; Edmond aimait mieux les chevaux. Quand Piero a eu cinq ans, il en avait six et demi. Ils ne savaient pas que la télévision avait été inventée, que certains l'avaient déjà, et ils n'avaient pas connu la maternelle. Ils ne savaient pas encore qu'ils dessinaient mieux que les autres enfants de leur âge. Ils ne les connaissaient pas, ils étaient toujours les deux ensemble. Ils ne savaient pas que c'était à cause d'une coqueluche qu'ils dessinaient bien. Piero avait eu une coqueluche, mais il toussait toujours. Et il était souvent malade. Ils étaient beaucoup, dans une maison qui avait peu de place. Ce qui fait qu'avec Piero, ils dormaient dans le même lit. Aujourd'hui, on peut penser que dormir avec son frère, ce n'est pas très bien. Pour eux c'était merveilleux. Plonger dans un récit de Baudoin constitue une aventure imprévisible, que le lecteur soit familier de son œuvre ou non. Si c'est le cas, il connaît déjà la qualité fusionnelle de la relation entre lui et son petit frère, sinon il le comprend rapidement. Dans le premier cas, il sait qu'Edmond a voué une admiration intense à Piero, sinon il suppose qu'il va découvrir un récit intimiste et biographique sur ce thème. Dans les deux cas, les surprises abondent. Pour commencer, les dessins ne sont pas réalisés au pinceau comme la plupart des bandes dessinées de l'auteur, mais à la plume et à l'encre. Cela donne une impression un peu griffée, plus enfantine qu'abrasive ou âpre. La première séquence conforte le lecteur dans cette impression : elle s'avère très linéaire, avec un événement survenant après l'autre, comme dans l'esprit d'un enfant, et une imagination assez naïve avec cette soucoupe volante. le lecteur se dit que la narration s'avère un brin basique et se demande si la suite va être du même acabit. La rencontre avec l'extraterrestre reste dans un registre un peu naïf avec ce moteur qui carbure aux rêves. Puis l'auteur passe à une autre facette de sa relation avec son petit frère Piero : la maladie de celui-ci qui avait contracté une coqueluche et qui souffrait encore de problèmes respiratoires. Les dessins sont alors un peu plus chargés en encre, à la fois parce que cette séquence se déroule en intérieur, à la fois parce que l'alitement de Piero rend l'ambiance un peu triste, comme toute maladie. Les dessins redeviennent beaucoup plus aérés alors que les deux frères sont couchés dans le même lit, qu'ils dorment en partageant le même rêve, celui de voler ensemble au-dessus de la Terre. le lecteur éprouve la sensation de se retrouver devant la séquence animée servant d'ouverture et de fermeture d'antenne pour la chaîne Antenne 2, diffusé entre 1975 et 1983, réalisé par Jean-Michel Folon (1934-2005), avec cette même qualité onirique, le temps des pages trente-cinq à trente-sept. Les souvenirs continuent avec la pratique du dessin par les deux frères, en particulier leur jeu préféré : prendre une grande feuille de papier et chacun dessine un château fort avec un drapeau, l'un à gauche, l'autre à droite. Un pont relie les deux forteresses et sous le pont une rivière infestée de requis ou de crocodiles suivant les jours. Puis chaque frère dessine des soldats du côté de sa page, en train de tirer à l'arc, ou d'être atteint par une flèche, en en rajoutant tant et plus, jusqu'à ce que tout devienne ratures et traits informes, les obligeant à arrêter. Cette séquence de bataille sur une grande feuille en format paysage se déroule sur trois doubles pages (p. 40 à 45), chacune avec un unique dessin en double page dessiné de manière enfantine. Sur la deuxième, l'auteur précise qu'ils ne se servaient pas de gommes, qu'ils ne se sont jamais beaucoup servi de gommes. le lecteur se rend compte qu'il vient d'assister incidemment à la formation d'une des caractéristiques de dessin d'Edmond Baudoin. La même chose se reproduit quelques pages plus loin : Edmond évoque le fait que son frère et lui recopiait également les photos des calendriers de la poste, et celles en noir & blanc des journaux. Ils fixent longuement ces photographies et finissent par distinguer qu'elles sont plein de petits points et que quand ces points se collent, ça devient noir. Il teste alors de simplifier les photos de plus en plus pour voir à quel moments ses gribouillis noirs ne sont plus que des gribouillis. Il vient ainsi d'expliquer, avec deux dessins, le processus complexe de représentation par des traits et des taches, mettant en jeu le processus de reconnaissance et d'identification par l'esprit du lecteur. Un peu plus loin, Edmond voit des dessins d'Alberto Giacometti (1901-1966). Il comprend qu'il y a un homme qui ne se posait pas seulement la question de ce l'œil voit, mais aussi de ce qu'il y a derrière les yeux. Il devient évident pour lui que toute une vie ne suffirait pas pour comprendre. le lecteur assiste ainsi donc en toute simplicité à sa démarche artistique pour apprendre et faire l'apprentissage de la représentation, ni plus ni moins qu'un commentaire sur sa façon de concevoir ses dessins. À quel moment des traits, des taches, des hachures ne sont plus de l'herbe, des pierres, un arbre, des branches… Et pourquoi trop s'appliquer, c'est tuer la vie ? À d'autres moments, la composante biographique, présente tout du long, reprend sa place au premier plan. Toutefois, le lecteur a bien saisi qu'elle est indissociable de son apprentissage artistique, qu'il s'agit d'une partie intégrante. Il assiste ainsi à l'arrivée de l'adolescence, à la prise d'importance des femmes dans la vie des deux frères. S'il est déjà familier des œuvres de l'auteur, le lecteur sourit car il sait que c'est une composante essentielle dans sa vie et dans ses bandes dessinées. Il se demande dans quel sens va évoluer la relation fusionnelle des deux frères, si elle va survivre aux copines, à l'éloignement des études dans des lieux distants. Il sait peut-être déjà que Piero finira par abandonner sa carrière artistique. Il en découvre ici la raison. Il assiste également à un terrible accident de la route, avec des blessures graves. En voyant le corps du jeune sur le capot de la voiture, il pense également à cette interrogation chez Baudoin : comment est-il possible qu'en s'éteignant, la vie emporte avec elle toute la personnalité d'un être humain ? Pourquoi le corps inanimé n'en contient plus rien ? En découvrant le titre, la quatrième de couverture, éventuellement un résumé, le lecteur ne peut pas s'empêcher de se faire un film de se faire une idée a priori du contenu de la bande dessinée. Pour chaque ouvrage d'Edmond Baudoin, il a à la fois entièrement raison sur sa nature, et en même temps il ne peut pas imaginer ce qu'il va découvrir. Pour celui-ci, cela commence avec le mode de représentation choisi : d'un côté il y a bien ces dessins pas forcément jolis mais toujours facilement lisibles et vivants, de l'autre côté l'artiste n'utilise pas le pinceau mais la plume et il varie à deux ou trois reprises la tonalité globale de ses représentations. Sans surprise, la narration développe des éléments biographiques, très personnels, même s'ils peuvent être un peu enjolivés ou modifiés pour donner une histoire plus cohérente. de manière inattendue, le créateur rend hommage à d'autres artistes et il explique le cheminement artistique qui fut le sien, sa façon d'envisager la représentation de ce qu'il voit. Comme d'habitude, la lecture de cette œuvre de Baudoin apporte ce que le lecteur attend, mais aussi beaucoup plus, dans un récit qui donne l'impression d'avoir été réalisé au fil du vagabondage de sa pensée, mais qui offre une cohérence globale d'une rigueur insoupçonnable. Indispensable, ne serait-ce que parce que l'auteur tient son pari de parvenir à continuer l'enfance.

20/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Billionaire Island
Billionaire Island

À sens unique - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, qui n'appelle de suite. Il regroupe les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2020, écrits par Mark Russell, dessinés et encrés par Steve Pugh, avec une mise en couleurs réalisée par Chris Chuckry. Il commence avec une introduction d'une page de Brian Michael Bendis expliquant que cette histoire a la propriété de prédire un futur proche qui va advenir exactement à l'identique. Elle est suivie par une autre introduction d'un page de Russell, qui explicite son propos sur l'alternative à ce qu'il décrit. Les couvertures ont été réalisés par Pugh et le tome comprend également les couvertures alternatives de Pia Guerra et de Darick Robertson. Sur la chaîne télé Caviar, le milliardaire Rick Canto, PDG de Aggrocorp Foods, présente l'île pour milliardaires appelée Freedom Unlimited, une île artificielle naviguant dans les eaux internationales, n'accueillant que des milliardaires, et le personnel nécessaire pour assurer tous les services attendus. C'est également un refuge pour milliardaire pour fuir l'agressivité du commun des mortels qui estime qu'ils sont responsables de tous les maux de la Terre. Mais l'accès est contrôlé avec un détecteur de fortune qui affiche la réalité du compte en banque à l''entrée. L'île est défendue et patrouillée par des drones très puissants, et sans aucun impôt. Dans sa chambre luxueuse de son appartement de Floride, Corey Spagnola a été attaché en pyjama sur son lit, par Trent Arrow qui le tient en joue. L'agresseur explique qu'il faisait partie d'une association d'aide humanitaire qui distribuait de la nourriture en Angola, des sacs de maïs dont il a appris par la suite qu'il avait été génétiquement modifié par Aggrocorp, et qu'il contenait un virus de stérilité. Sa famille l'avait accompagné et ils avaient mangé avec les réfugiés du camp angolais, la nourriture qu'ils distribuaient. Sa femme et sa fille avaient fait une crise d'allergie mortelle à ce maïs modifié, risque connu par Aggrocorp, mais passé sous silence. Arrow assassine Spagnola et s'approprie ses papiers d'identité. Le lendemain, Shelly Bly pénètre dans le bureau de Rick Canto pour l'interviewer. Elle lui demande pour quelle raison il a souhaité racheter Agrrocorp. À la télé, les informations évoquent le décès de Corey Spagnola. Dans le grand bureau paysager, l'assistant robotique de Canto lui fait remarquer qu'il s'agit peut-être d'un assassinat. Shelly a encore une question à lui poser sur un programme d'aide alimentaire en Angola. Comme il doit partir, il lui propose de l'accompagner sur l'Île des Milliardaires. Elle accepte. Une fois sur place, il lui propose de l'attendre dans la pièce d'à côté, pendant qu'il règle un ou deux détails. Elle ouvre la porte et pénètre ans la pièce plongée dans la pénombre. La porte se referme en se verrouillant. À l'intérieur se trouvent déjà quatre prisonniers : Mike le comptable, Flynn le hipster, une jeune cadre supérieure et un jeune homme en costume-cravate. Mike identifie tout de suite Shelly comme étant une journaliste. Il explique qu'il s'est retrouvé enfermé à la suite d'un processus similaire à ce qu'il vient de lui arriver : il a découvert des irrégularités comptables qu'il a évoquées avec Canto et ce dernier lui a demandé d'attendre dans la pièce d'à côté. La jeune cadre supérieure en tailleur déclare que sa situation n'a rien de comparable car elle excellait dans toutes les épreuves professionnelles. La discussion s'interrompt car des employés font passer de la nourriture par une trappe. C'est le deuxième récit que le scénariste réalise pour l'éditeur Ahoy Comics, après Second Coming (2019) avec Richard Pace. Cette fois-ci, sa verve est dirigée contre les milliardaires du monde entier, en fait surtout les américains. Dans l'introduction, l'auteur explique que son point de départ est le rythme alarmant de la dégradation de l'environnement, et le questionnement sur le comportement des individus les plus riches de la planète qui continuent à accumuler de manière compulsive, sans que leurs milliards ne servent à améliorer la situation. Comme à son habitude, le scénariste raconte avant tout une histoire. Une journaliste se retrouve prisonnière dans une pièce qui est littéralement une cage à hamster, mais pour humains, avec de la sciure au sol, un point de distribution de nourriture, un autre pour l'eau, et même une roue d'exercice. À partir de là, le lecteur est invité à suivre trois fils narratifs : l'évasion de Shelly Bly, la tentative d'assassinat de Rick Canto par Trent Arrow (ayant usurpé l'identité de Corey Spagnola) et Rick Canto gérant les affaires auxquelles il doit faire face. Bien évidemment, le lecteur soutient immédiatement la journaliste, mais il succombe également immédiatement au charme de Rick, Canto. Ce dernier a toujours le sourire. Il trouve une solution politiquement incorrecte à tout immédiatement. Il traite les autres au mieux comme de simples objets, au pire comme des déchets sans valeur. C'est un individu calme, toujours souriant, avec une assurance aussi extraordinaire que la manière dont il maîtrise toutes les situations. C'est également un vrai plaisir de retrouver Steve Pugh. Tout commence avec cette couverture qui ressemble fort à un hommage aux œuvres de Banksy, dans sa sensibilité anticapitaliste. La couverture de l'épisode 2 utilise des silhouettes icônes pour un commentaire sur la valeur d'un être humain, en dollars bien sûr. Les 4 autres sont des peintures plus classiques, avec un humour tout aussi décapant. L'artiste représente les lieux et les individus en les détourant d'un trait encré fin et précis, pour une apparence réaliste et consistante. Bien évidemment, l'île aux milliardaires est un personnage à part entière et l'horizon d'attente du lecteur comprend le fait de pouvoir l'admirer. le dessinateur lui en donne pour son argent et comble son horizon d'attente : un dessin en pleine page lors de l'arrivée de Trent Arrow et Ty Leavenworth en drone géant, la zone d'extension de l'île, la demeure luxueuse de Rick Canto avec sa piscine privée et sa zone d'atterrissage pour drone, sans oublier la cage à hamster avec sa roue. Les auteurs surprennent régulièrement le lecteur, par exemple avec cette séquence se déroulant littéralement sur fond vert. Les personnages sortent également de l'ordinaire, une partie tout du moins. Shelly Bly est une jeune femme bien faite de sa personne et pleine de vitalité, sans que l'artiste n'ait recours à un jeu d'actrice dans le registre de la séduction. Trent Arrow est un homme avec une silhouette parfaite, sans musculature extraordinaire, un héros d'action assez générique. En revanche, les individus inféodés au système capitalisme, quel que soit leur niveau, valent le détour. Outre le sémillant, presque pétulant Rick Canto, le lecteur tombe également sous le charme de la jeune cadre supérieure dans un tailleur impeccable, avec un visage et silhouette avenante (là encore sans la ravaler à l'état d'objet), sous le charme différent du hipster avec sa belle barbe et sa chemise à carreaux (sans oublier les bretelles), le créateur d'applis et son stetson démesuré, les quatre autres propriétaires de Freedom Island, sans oublier son PDG très particulier. Les dessins insufflent de la vie dans chacun de ces personnages, font apparaître leur personnalité et leur caractère, en phase parfaite avec le scénario et intègre les éléments comiques avec élégance. En effet, cette histoire appartient au registre de la satire mordante, sur le plan socio-économique, comme la précédente collaboration entre ces deux auteurs : The Flintstones (2016/2017). Mark Russel & Steve Pugh raconte une solide histoire, et brossent le portrait d'un capitalisme entretenu par des esclaves consentants. Les milliardaires ont soit bâti leur fortune sur le travail des masses laborieuses, soit en ont tout simplement hérité et la font fructifier. Leur objectif est d'amasser toujours plus de richesse : un processus qui s'auto-alimente, sans rien donner en retour. Mais quand même les emplois générés ? le lecteur voit bien les employés au service de leurs patrons capricieux, s'impliquant de leur mieux en espérant ainsi décrocher un (petit) bonus. Les auteurs se montrent particulièrement convaincants en montrant des individus (les quatre prisonniers) totalement consentants dans cette forme d'esclavage : ils ne reçoivent que des miettes, ils sont prêts à consacrer toute leur vie pour en recevoir un peu plus (grimper dans les échelons en perpétuant le même système de domination), incapables d'envisager une vie qui ne soit pas ainsi asservie au profit, à la production et à la consommation de richesse. Il y a en a aussi pour les PDG dont finalement le flair pour les affaires repose sur un chien. Tout du long de ces 6 épisodes, les auteurs intègrent des petites piques pénétrantes, aussi bien pour la qualité de l'observation que pour appuyer là où ça fait mal : les prisonniers excités parce qu'ils reçoivent des billets de banque (dont ils ne peuvent rien faire, une sorte de réflexe pavlovien), la mention de Bill Cosby (hypocrite d'un niveau extraordinaire), l'angoisse de l'effondrement d'un système pourtant si inhumain, la forme d'avarice de ces milliardaires, le président des États-Unis, totalement inféodé aux intérêts privés. Au fur et à mesure, le lecteur relève d'autres détails révélateurs. Dans la résistance à la torture de Trent Arrow, il peut voir une métaphore de la résistance du peuple. Il peut aussi reconnaître plusieurs personnalités caricaturées à commencer par Kid Rock (Robert James Ritchie) dans le rôle du président des États-Unis, ou Steven Seagle dans un des propriétaires de l'île. Mark Russell & Steve Pugh sont en pleine forme pour une satire très réussie sur le thème de l'effondrement vu par le prisme de la rapacité des milliardaires. L'artiste donne à voir des lieux aussi plausibles qu'originaux, et des personnages attachants, malgré leurs défauts, leur aveuglement. le scénariste met en scène un aspect du capitalisme ne s'attachant pas à l'obscénité de l'existence de milliardaires, mais au capitalisme, l'accroissement de richesse personnelle étant devenu une fin en soi, plutôt qu'un moyen.

19/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Mary Jane
Mary Jane

Elle comprend que tous les hommes, d'une manière ou d'une autre, sont toujours prêts à payer. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, dont la première édition date de 2020. le scénario a été écrit par Frank le Gall, les dessins et les couleurs réalisés par Damien Cuvillier. Elle comporte soixante-dix-huit pages de bande dessinée. Il se termine avec un texte de trois pages, rédigé par le Gall, et illustré par ses travaux graphiques préparatoires. Un homme effectue une déposition ou un témoignage : Joseph Barnett, porteur au marché aux poissons de Billingsgate. À ce qu'elle lui a dit, elle était née à Limerick en 63. Et puis sa famille a émigré au pays de Galles, elle lui a dit. Elle disait que, là-bas, elle avait été mariée à un certain Davies. Il travaillait à la mine, et puis ça n'a pas duré. Il n'y a rien qui durait, avec elle. Il évoque sa compagne Mary Jane. En 1882, celle-ci sort de sa petite ferme en courant, en tenant un mouchoir rouge à la main. Elle traverse son petit jardin puis un champ, en passant par la barrière. Au loin, s'élève une colonne de fumée noire. Elle passe le portillon, le mouchoir s'accroche au montant, elle le laisse et continue de courir. Elle arrive près du puits de la mine : c'est de là que provient la fumée. Les autres femmes accourent également, alors que les hommes s'affairent à remonter les blessés et les morts, du puits. Ils sont en train de sortir un cheval aux yeux bandés, par le monte-charge à poulie. Un homme en tenue de mineur, le visage noir, arrête Mary Jane : c'est inutile, Davies est mort. Elle entraperçoit les corps étendus sur le sol un peu plus loin. Les autres femmes plus âgées, se demandent ce que va devenir Mary Jane en étant veuve à dix-neuf ans. Elle sait qu'elle doit fuir. le lendemain, Miss Gruff du bureau de bienfaisance toque à sa porte, accompagnée d'un solide gaillard et d'un policier. Elle vient pour l'emmener à L'union Workhouse. Ils ouvrent la porte de la chaumière : Mary Jane est déjà partie. Elle a emporté ses maigres affaires dans une simple valise. Elle voyage à pied sur des chemins de terre, se protégeant comme elle peut de la pluie, du froid, dormant sous les ponts, emmitouflée dans un châle. La nuit, le même cauchemar revient : une terrible explosion d'une clarté aveuglante, et son mari qui hurle son prénom. Elle se réveille en sursaut, puis se rendort tant bien que mal. le lendemain, elle poursuit son chemin, s'arrête au bord d'un petit cours d'eau pour faire une toilette sommaire. Sa valise tombe dans la rivière qui l'emporte, sans qu'elle ne puisse la récupérer. Elle continue à marcher à travers bois, jusqu'à arriver dans une grande prairie vallonnée. Elle entend des cris : Pillards ! Assassins ! Bande de voleurs ! Gibiers de potence ! On vous retrouvera et on vous pendra tous ! Des paysans hurlent en contrebas, alors qu'une troupe de romanis passent rapidement devant elle. Black John la saisit par l'épaule et lui intime de venir avec eux. Elle reprend la route avec eux. Plus tard, les enfants étant fatigués, ils font une halte. Elle demande à Black John si ce sont des romanis. La date, l'image de couverture, le texte de quatrième de couverture donnent des indications quant au fait que cette Mary Jane est passé à la postérité de bien sinistre manière. C'est l'histoire d'une tragédie annoncée. Quoi qu'il en soit, cette tragédie atroce n'occupe que les dix dernières pages de la bande dessinée, le reste étant consacré à la vie de cette femme, de sa dix-neuvième année, à sa mort à vingt-quatre ans. le scénariste n'est pas le premier à s'intéresser à sa vie, Patricia Cornwell, autrice d'un livre sur le sujet, l'a également évoquée avec un point de vue très marqué. le scénariste a choisi cette femme emblématique pour développer sa vie avant son meurtre immonde, la vie d'une jeune veuve de la campagne, montant à Londres dans l'espoir de trouver un travail, une source de revenus, de quoi vivre. Parmi les personnes témoignant, assis, cadrés en plan taille, face au lecteur, un jeune homme pose deux questions : Si tout le monde, si toute la société vous considérait comme un coupable, est-ce que vous ne seriez pas prêt à tuer ? Et si cette même société vous considérait comme une victime, ne seriez-vous pas déjà morte ? Cet ouvrage évoque donc la condition féminine dans la décennie 1880 au Royaume Uni. La vie de Mary Jane est racontée de telle manière, que le lecteur n'y voit pas un destin tout tracé vers une boucherie fatale, mais bien le parcours de vie d'une jeune femme comme il y a dû y en avoir de nombreuses autres. La première page peut décontenancer avec le témoignage de Joseph Barnett sur fond noir, fixant l'année de naissance de Mary Jane, ainsi que sa région d'origine, et portant un jugement de valeur que le lecteur perçoit comme étant négatif : il n'y avait rien qui durait avec elle. le dispositif visuel d'un cadrage en plan taille sur fond noir évoque une déposition, mais sans qu'il ne soit précisé, ni pour Barnett, ni pour les suivants, si elle se déroule au commissariat ou au tribunal. Puis une case de la largeur de la page en occupe le bas, avec juste des bottes et un bas de jupe d'une femme courant sur l'herbe. Suivent quatre pages sans texte, si ce n'est la mention Un mouchoir rouge, montrant Mary Jane courant puis le monte-charge au-dessus de la mine. L'artiste utilise un trait encré pour détourer les formes, un noir légèrement atténué par les couleurs ce qui fait qu'il ne ressort pas comme étant le premier plan. le reste des cases est réalisé à l'aquarelle, en couleur directe. le tout forme de petits tableaux très agréables à l’œil. La fuite de Mary Jane dans la campagne fournit l'occasion de superbes paysages : les chemins de terre gorgés d'eau, la rivière paisible au bord d'un bosquet d'arbres, la grande prairie vallonnée, le tronc noir des arbres dans la nuit, le magnifique feuillage d'un arbre au milieu d'une grande prairie. Puis en page vingt-neuf, le lecteur découvre une illustration en pleine page : un dégradé de noir plein en partie supérieure, pour se transformer en un entrelacs de noir et blanc en bas de page, comme si le noir faisait ressortir la granulosité du papier. le récit passe alors à Londres dans une lumière chiche, faisant ressortir la lumière blafarde et grisâtre, ternie dans les quartiers pauvres. le lecteur peut tourner la tête pour observer la fumée noire des cheminées, le teint maladif des enfants et des mères dans la rue, les pavés poisseux, les petits boulots, la foule anonyme dépourvue d'empathie. Page quarante-sept, un autre dessin en pleine page, la façade d'un immeuble avec une belle lumière, et une rue large et dégagée. Cette impression d'endroit à l'abri disparaît dès la page suivante, avec une chambre aux fenêtres occultées, à la pénombre inquiétante. Page cinquante-neuf, un troisième dessin en pleine page : le ciel très sombre, presque noir au-dessus de Montmartre avec une neige clairsemée, comme autant de taches venant maculer la silhouette des bâtiments. le retour à la lumière du soleil dans St. James apporte une respiration mais elle s'avère de courte durée. Le lecteur voit que l'artiste a pris le soin de se documenter pour réaliser une reconstitution historique consistante : les échoppes, les petits métiers, les tenues vestimentaires, l'aménagement des pubs des quartiers populaires, les lumières des grandes artères commerçantes, la mine, les gourbis des quartiers miséreux de Londres. Il croque des personnages de manière réaliste et parlante quant à leur âge, leur situation sociale, leur métier plus ou moins légal. Il conçoit des plans de prise de vue qui donnent à voir les décors et les occupations des personnages pendant les scènes de dialogue, avec des postures parlantes quant à leur état d'esprit du moment, par exemple la détresse de Mary Jane qui ne sait pas à qui s'adresser à Londres qui ne comprend pas que Peter White est en train de la manipuler. Il parvient à ne pas en faire un objet du désir. Lorsqu'elle se réveille nue dans la maison de passe, le lecteur la voit comme une victime avec qui il a déjà développé un lien affectif, d'autant plus vulnérable qu'il sait ce qui va advenir. Page cinquante-quatre, il montre les passes, dans une grille de quatre cases par quatre cases. Il n'y a rien d'érotique ou pornographique : la chair est triste. le texte est laconique et terre à terre : Et jour après jour, c'est la longue suite, la suite sans fin des hommes, des employés, des gommeux, des clergymen, des commis voyageurs, des vieux qui sentent, des gras qui suent, des timides, des violents. Ils ont tous en commun d'être repoussants. Heureusement, il y a le gin. Le scénariste a donc décidé de montrer une autre facette des crimes sordides d'un tueur en série, peut-être le premier à avoir été identifié comme tel. Il fait de Mary Jane, une jeune femme attachante, essayant de trouver une nouvelle place dans la société, après le décès de son époux dans un accident de travail. La remarque d'un témoin revient à l'esprit du lecteur : si cette même société vous considérait comme une victime, ne seriez-vous pas déjà morte ? le récit met en lumière un mode de fonctionnement systémique : une société qui exploite les faibles sans une once d'humanité. L'enchaînement des événements est inéluctable pour Mary Jane. le lecteur se demande à plusieurs reprises quelle aurait été l'alternative pour elle. L'auteur en évoque une ou deux, vraisemblablement pires, en tout cas pas meilleures, sans aucun espoir d'épanouissement personnel, dans une perspective d'exploitation tout aussi destructrice que la voie choisie par défaut par Mary Jane. Les hommes profitent de cette prostitution intégrée au fonctionnement de cette société, et Mary Jane est exploitée par une femme, une mère maquerelle, et surveillée par une autre femme, une duègne qui est rémunérée pour. La fin de sa vie est une déchéance de plus, le symbole qu'il est toujours possible de tomber plus bas. La conclusion revient à la séquence d'ouverture, montrant la vie de Mary Jane entièrement définie par sa condition d'épouse, tout en montrant que le sort de son époux participe de la même exploitation sans respect de la personne humaine. Les auteurs racontent la vie adulte d'une jeune femme ayant perdu son mari dans un accident. Ils ont choisi une femme dont l'Histoire a retenu le nom du fait de son assassinat atroce. Pour autant, à part la conclusion, il s'agit du récit de la vie d'une jeune femme issue de la classe populaire, confrontée à une société qui réserve un sort de victime aux femmes de sa condition, quel que soit le choix de vie qu'elles puissent faire. Un récit poignant à la narration sans dramatisation excessive, et pourtant implacable.

19/07/2024 (modifier)
Par E1in
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série SHI
SHI

Incroyable BD, très compliquée et à la fois très prenante. Pas trop de gorge même si il y a des passages choquants. Pour le public je dirais à partir de 16 ans, car des scènes sont parfois dures à comprendre. L'histoire est géniale, les héroïnes aussi. J'ai adoré les dessins qui sont magnifiques et surtout le fait de montrer la fin puis le commencement. Bonne continuation, hâte d'être au tome 7 ! Cordialement

19/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Justice Society - The Golden Age (L'âge d'or)
Justice Society - The Golden Age (L'âge d'or)

Mettre un terme à une ère révolue - Ce tome contient une histoire complète qui peut être lue sans connaître l'univers partagé DC, mais qui est plus savoureuse si le lecteur a une vague idée de qui sont ces personnages. Ce récit est classé dans les Elseworlds, c’est-à-dire une version alternative des personnages, différentes de la version canonique de l'univers partagé DC, ne s'inscrivant pas dans sa continuité du moment, ni dans les suivantes. La légende veut que ce soit en lisant cette histoire que Geoff Johns a développé l'envie de les écrire, ce qu'il fera dans deux séries JSA consécutives de 1999 à 2009. Ce tome regroupe les 4 épisodes de la minisérie, initialement parus en 1993/1994, écrits par James Robinson, dessinés et encrés par Paul Smith, avec une mise en couleurs réalisée par richard Ory. Cette édition comprend une postface très savoureuse de cinq pages, rédigée par Howard Chaykin en 1995. Au début des années 1940, des américains braves ont donné leur vie sur des champs de bataille dans des pays éloignés. Sur le sol des États-Unis, les américains endurent l'annonce de la mort de leur fils ou de leur mari par le biais d'un télégramme redouté. Pour ceux restés dans le pays, le temps guerre était synonyme de la recherche de matériaux à recycler, des colis de nourriture, l'achat d'obligations pour l'effort de guerre. Mais d'une certaine manière, les américains restés dans leur pays vécurent à une époque d'innocence et de dieux. Il y avait de nombreux superhéros qui se battaient contre les criminels sur le sol américains, et qui s'associaient parfois au sein de l'équipe All Star Squadron. Le 6 août 1945, l'explosion de la bombe atomique met fin à une ère, annonce la fin de l'Âge d'Or. Les soldats reviennent dans leur pays, retrouvent leur femme, leur enfant, leur emploi de bureau ou à la ferme. Des parades sont organisées pour les héros tels que Americommando (Tex Thompson) un des superhéros ayant œuvré en mission secrète en Europe depuis 1942. Bob Daley prend connaissance de son retour avec les actualités projetées avant le film qu'il est venu voir. Il part avant la fin du reportage, blessé par la gloire de celui dont il fut l'assistant adolescent avant la seconde guerre mondiale. Dans un port américain, un bateau décharge son cargo de nuit. Un passager clandestin en profite pour se faufiler sans se faire voir, et sauter à l'arrière d'un camion. 1947 : Tex Thompson (toujours en costume de superhéros) est décoré par le président des États-Unis Harry S Truman devant la Maison Blanche. Johnny Chambers met un point d'honneur à travailler sur son documentaire sur les Hommes Mystères, sans utiliser ses pouvoirs de Johnny Quick. Il en est à la dernière partie et il pose la question de savoir ce qu'il est advenu des superhéros. Il connaît la réponse, mais il ne peut pas l'inclure dans son documentaire. Jay Garrick (Flash) a pris sa retraite de superhéros, s'est marié et a fondé une famille. Carter Hall est de plus en plus persuadé qu'il est la réincarnation d'un pharaon et ne s'intéresse plus qu'à ça. Terry Sloane (Mr. Terrific) dirige sa compagnie d'aviation, lui-même a divorcé d'Elizabeth Lawrence (Liberty Belle). Les superhéros américains n'avaient pas pu aller au front en Europe, à cause d'Otto Frentz (Parsifal) capable de neutraliser leurs superpouvoirs. Du coup, une fois le conflit terminé, Tex Thompson récolte les honneurs, et les autres se retirent comprenant qu'ils ont fait leur temps. Dans son bureau de PDG d'un groupe de presse, Alan Scott s'inquiète de la montée de l'anticommunisme et des conséquences potentielles pour ses journalistes avec des attaches socialistes. Au début des années 1990, l'éditeur DC Comics établit le principe des histoires alternatives de type Elseworlds, avec Gotham by Gaslight (Mignola & Augustyn) en 1989, puis avec Batman: Holy Terror (Brennert & Breyfogle) qui est pour la première fois estampillé du logo Elseworlds. La majeure partie des Elseworlds se présente sous la forme d'une histoire complète en 1 épisode de 48 ou 64 pages. De temps à autre, des auteurs réalisent une histoire de plus grande ampleur comme celle-ci, ou encore en 1996 Whom Gods destroy, de Chris Claremont, avec Dusty Abell & Drew Geraci. A priori, le lecteur a de quoi être fortement alléché par cette histoire : écrite par James Robinson le scénariste de la série Starman (1994-2001), dessinée par Paul Smith le dessinateur d'épisodes mémorables de la série Uncanny X-Men (épisodes 164 à 175, sauf le 171). Le lecteur s'adapte facilement au mode narratif adopté par les auteurs. James Robinson a beaucoup de choses à présenter, à raconter pour établir la situation : l'ascension politique de Tex Thompson, le rôle des superhéros pendant la seconde guerre mondiale et ce qu'ils deviennent. Le lecteur n'a pas besoin de disposer d'une connaissance encyclopédique desdits personnages pour apprécier le récit. Tout au plus s'il les a déjà vaguement vu passer dans une histoire ou une autre, cela suffit pour générer la sensation de nostalgie attendue. Pas besoin de savoir qui sont Captain Triumph, Dan the Dyna-Mite, Johnny Quick, Liberty Belle, Manhunter, Robotman, Tarantula, Atom, Green Lantern, Hourman, Starman, Johnny Thunder, Miss America et les autres. De même, les dessins dégagent également tout de suite un parfum de nostalgie, une Amérique propre sur elle des personnages élégants, des individus désenchantés, des lieux réalistes. Le coloriste réalise un très bon travail pour nourrir chaque planche, leur donner plus de consistance, même si une ou deux sont reproduites un peu trop foncées. Au départ, l'intrigue se répartit entre la progression régulière de Tex Thompson sur la scène politique, le constat d'impuissance des superhéros de la seconde guerre mondiale, et le mystère du fuyard inconnu. L'écriture du scénariste oscille entre le naturalisme pour les dialogues, les flux de pensée un peu écrits, et des scènes d'action spectaculaires. L'artiste réalise des dessins propres sur eux, avec des traits de contour élégants, un usage très maîtrisé des aplats de noir et des traits d'encrage à l'intérieur des surfaces détourées pour leur apporter un peu de texture. Chaque page offre une lecture fluide, avec des personnages incarnés par leur expression de visage naturelle, leur gestuelle, soit dans un registre naturaliste pour les discussions, soit dans un registre plus vif lors des séquences d'action. Du coup, le lecteur perçoit facilement l'état d'esprit de chaque personnage, et éprouve de l'empathie pour ces adultes qui estiment que le temps d'être un superhéros est passé, que leurs superpouvoirs sont inutiles, qu'ils ne sont plus dans le coup : l'Amérique ne veut plus d'eux. Ils sont obsolètes, des vestiges d'un passé que tout le monde veut oublier, et impuissants à faire face à la montée d'autres dangers, comme le communisme, ou plus encore la chasse aux sorcières qui montent en puissance sur le territoire de leur pays. Ils avaient éprouvé un sentiment d'importance en combattant le crime pour le bien commun, et cela leur est retiré. La plupart d'entre eux perdent également pied dans leur vie personnelle, entre divorce, incapacité à protéger ses salariés, usage de substances psychotropes, et même santé mentale. Dans le même temps, Tex Thompson a choisi de servir le peuple en menant une carrière politique dans la vie civile et ça lui réussit. Les dessins montrent un bel orateur, sûr de lui sans être arrogant, autoritaire comme il faut, très différent de l'inexpérimenté Daniel Dunbar, avec un dessin irrésistible quand ils sont tous les deux sur le même podium du fait contraste entre leur posture. Au fil des pages, le lecteur peut éprouver la sensation que Paul Smith dessine un peu différemment que pour la série X-Men : dans la postface, Chaykin explique que l'artiste a fait en sorte d'incorporer des maniérismes propres aux illustrateurs et dessinateurs de l'époque à laquelle se déroule le récit. Régulièrement, le lecteur marque un temps d'arrêt pour apprécier une image ou une séquence : les cases montrant l'Amérique sous un jour quasi mythologique, Thompson debout dans une voiture pendant la parade, Robotman arrêtant brutalement deux voleurs, Theodore Knight en proie aux affres de son génie scientifique, Paul Kirk assailli par des cauchemars métaphoriques avec un aigle éviscéré, Hourman subissant des visions délirantes sous l'effet de sa pilule miracle, Carter Hall complètement parti dans sa réincarnation égyptienne, etc. Par le biais d'une narration très étudiée, tant sur le plan visuel recréant l'esprit d'une époque, que par les flux de pensées, les auteurs transportent le lecteur dans une Amérique dans laquelle les héros de la guerre sont priés de reprendre leur place dans le civil, et qui est en proie au doute de la présence d'un ennemi caché au sein même de la société. La déliquescence des superhéros d'hier correspond à la chasse aux sorcières menée par le Comité parlementaire sur les activités antiaméricaines (HUAC). En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver que la révélation du criminel qui tire les ficelles est totalement grotesque et ramène le récit à un niveau infantile. Il est aussi possible d'envisager cette fin comme étant symbolique, comme permettant d'enterrer définitivement une période révolue, en mettant un terme aux agissements de l'ennemi emblématique de l'équipe All Star Squadron, permettant ainsi à une nouvelle ère de s'ouvrir. Le lecteur peut éprouver des a priori quant à ce récit : une histoire de superhéros se déroulant juste après la seconde guerre mondiale, hors continuité, avec des tas de superhéros peu connus, et un dessinateur aux cases peut-être trop aérées pour une reconstitution historique. Très rapidement, il se rend compte que James Robinson sait insuffler assez de personnalité à chaque protagoniste pour que le lecteur s'y attache même s'il ne les a jamais rencontrés auparavant. Il constate également que Paul Smith a dû disposer du temps nécessaire pour peaufiner ses planches, de manière à concilier un degré de détails suffisants, avec une saveur rappelant la fin des années 1940, une grande réussite. Il prend fait et cause pour ces adultes qui ont été des superhéros, qui sont revenus à la vie civile et qui se trouvent en décalage avec l'état de leur société, éprouvant une sensation d'obsolescence. S'il considère les superhéros comme l'expression d'une caractéristique purement américaine, il ressent toute la justesse du dénouement, après un récit sensible à l'intrigue astucieuse.

18/07/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Batman - Curse of the White Knight
Batman - Curse of the White Knight

Post héros - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il regroupe les 5 épisodes, initialement parus en 2020, écrits, dessinés en encrés par Sean Murphy, avec une mise en couleurs réalisée par Matt Hollingsworth. Elle fait suite à Batman - White knight (2018), réalisé par la même équipe, qu'il vaut mieux avoir lu avant. Il contient également l'épisode supplémentaire Batman: White Knight Presents Von Freeze, paru en 2020, écrit par Sean Murphy, dessiné et encré par Klaus Janson, et mis en couleurs par Matt Hollingsworth. En 1685, au manoir des Wayne, le maître de céans Edmond Wayne passe Lafayette Arkham par le fil de son épée, sous les yeux de Bakkar. Il jette son cadavre par une ouverture circulaire et celui-ci tombe au plus profond des grottes souterraines, tout en continuant de rire comme un dément, ses canines de vampire clairement apparentes. Au temps présent, le responsable de l'asile d'Arkham vient ouvrir la cellule de Joker en lui apportant ce qu'il a demandé, bien emballé dans un long sac. Il lui a également apporté les clés de son ancienne cellule. Alors qu'ils descendent les escaliers pour s'y rendre, Joker demande où se trouvent les autres détenus. Ils ont été transférés dans un autre établissement afin que la rénovation de l'asile puisse commencer. Cela fait partie du Projet Napier. Joker s'énerve en entendant ce nom, et exige que le directeur ne le prononce plus devant lui. Finalement arrivé devant son ancienne cellule, Joker prend en charge son long paquet, et poignarde le directeur à la gorge avec son stylo. Au manoir Wayne, Bruce a trouvé l'enveloppe qu'Alfred lui a laissée, et en fait la lecture. Alfred espère que Bruce ne s'isolera pas davantage et qu'il ne coupera pas la communication avec Richard et Barbara. Il ajoute qu'il lui a laissé un coffret sous une lame de parquet de sa chambre. Bruceval'y retirer et en sort un coffret ancien contenant un journal avec une couverture de cuir. Batman répond au symbole lumineux de la chauve-souris qui apparaît sur les nuages. Il se rend à l'asile d'Arkham où il est reçu par le commissaire James Gordon. Ce dernier lui apprend l'évasion de Joker, et il évoque la réserve étrange du directeur qui ne répond pas franchement aux questions. Batman interroge à son tour le directeur en l'intimidant et le mettant face à ses contradictions. Il finit par apprendre que Joker a fait une découverte dans sa cellule. Gordon et lui s'y rendent. Ils découvrent une pièce secrète derrière un mur : le fond d'un puits. Il y a un message en lettres de sang sur un mur, trop effacé pour être déchiffrable, et un os humain qui dépasse du sol, indiquant la présence d'un cadavre enterré. Ruth Redford se fait déposer par son chauffeur, à l'entrée de l'immeuble où se trouvent ses bureaux. Elle rentre dans son bureau, une grande pièce avec vue et y découvre Joker assis dans son fauteuil en cuir, avec ses pieds sur le plateau en acajou de son bureau. La conversation s'engage. Dans la batcave, Bruce Wayne explique à Dick Grayson les raisons pour lesquelles il va révéler son identité réelle aux habitants de Gotham. Le lecteur constate tout de suite qu'il s'agit de la continuation du tome précédent. Il retrouve cette version un peu différente de Batman (Bruce Wayne), de Richard Grayson, de Barbara Gordon du commissaire Gordon, de Joker, de Harley Quinzel, et bien d'autres personnages récurrents de l'univers de Batman. L'auteur en respecte les caractéristiques principales, et aménage quelques caractéristiques secondaires. Ainsi, Joker fut par le passé Jack Napier, Grayson travaille pour une unité spéciale de la police de Gotham sous son identité de superhéros Nightwing, et cette unité a intégré dans son parc de véhicules des Batmobiles. Il est fait référence aux événements du tome précédent, et Batman songe à révéler son identité, comme suite logique desdits événements. La quatrième de couverture permet de découvrir qu'Azrael intervient dans l'histoire, dans une version un peu différente de la continuité (ou des continuités) précédemment établie. À plusieurs reprises, l'auteur réarrange des faits, à commencer par l'histoire de la fondation de Gotham, et l'histoire de la dynastie des Wayne. Il ajoute également au mythe, avec le personnage de Bakkar, le personnage de Ruth Redford, et la mystérieuse Élite de Gotham qui reste dans l'ombre tout en exerçant une forte influence politique. Il est possible que le lecteur revienne avant tout pour la partie graphique, plus que pour l'intrigue. Sean Murphy est toujours investi dans sa narration visuelle, avec des moments extraordinaires : Edmond Wayne aussi élégant qu'Errol Flynn (1909-1959), Ruth Redford aussi autoritaire que la version initiale d'Amanda Waller, l'épée d'Azrael flamboyante et inquiétante, le transfert des prisonniers d'Arkham avec leur combinaison orange, l'entrain contagieux de Barbara Gordon, quelques course-poursuites dans Gotham toujours aussi réussies, et de beaux affrontements physiques. Les personnages disposent tous d'une réelle prestance, et d'une réelle personnalité visuelle : Batman avec ses cuissardes et sa cape serrée, Harley Quinn et sa silhouette mince, Ruth Redford et sa forte présence physique, Edmond Wayne et son côté pirate élégant, Joker et son exubérance ainsi que son long nez (le seul à avoir conservé un appendice nasal aussi allongé). Déjà acclimaté avec le tome précédent, le lecteur apprécie pleinement la personnalité graphique de l'artiste, ce mélange de traits fins et secs, d'aplats de noir aux contours complexes, d'alternance entre des plans focalisés sur les personnages pour les scènes d'action intenses, et de décors détaillés pour les moments civils ou les séquences de dialogue. Il sait donner vie à chaque personnage, et entremêler des séquences du dix-septième siècle avec celles au temps présent, les éléments gothiques avec la technologie présentant une touche futuriste, des personnages avec une touche romantisme, et une touche de folie. L'intrigue s'avère rapidement dense sans être trop complexe, avec l'évasion de Joker, l'histoire de la famille Wayne, l'ordre de Saint Dumas, et un secret caché depuis plusieurs siècles, susceptible de faire perdre pied à Bruce Wayne. Dans le même temps, la vie des personnages continue. Bruce Wayne tire les enseignements des événements du précédent tome, et James Gordon fait de même de son côté, chacun arrivant à sa conclusion. Harleen Quinzel doit gérer les conséquences de sa relation avec Jack Napier, ainsi que la disparition de ce dernier. Richard Grayson et Barbara Gordon entretiennent des relations un peu différentes avec l'unité spéciale de la police de Gotham. Ils doivent faire face plus ou moins unis à la fois à Joker à nouveau dans la nature, à la mystérieuse Élite représentée par Ruth Redford, et à l'arrivée d'un représentant de l'Ordre de Saint Dumas doté d'une épée, et jouant les vigilants à sa manière. Le lecteur se rend compte que cette fois-ci l'enjeu n'est plus politique, que l'intrigue prime dans la narration. Il peut en être un peu frustré car cette fameuse Élite reste très fumeuse, sans réelle consistance, désincarnée, même pas une caricature d'individus capitalistes. Outre de savoir si Batman et ses alliés pourront endiguer la montée des criminels, le véritable enjeu réside dans la capacité de Bruce Wayne à changer. Sa place en tant que Batman est remise en question. La place de sa famille dans l'histoire de Gotham est remise en question. Sa collaboration avec James Gordon est remise en question. L'héritage de Jack Napier et sa fondation ont plus d'impact bénéfique que ses actions en tant que Batman. Le lecteur peut y voir une réflexion sur ce qui fait l'identité d'un individu, ainsi qu'une réflexion sur l'intérêt de l'action d'un individu isolé pour lutter contre le crime. Ces axes sont moins superficiels que l'existence de l'Élite, mais ils ne débouchent pas sur une réflexion sur la nature de l'identité personnelle, ni de l'héroïsme individuel. Cette suite constitue une aventure de haut vol pour la narration visuelle, la cohérence de l'univers créé, le charisme des personnages créés, avec une intrigue fournie et divertissante, et des thèmes sous-jacents intéressants, même s'ils ne sont pas développés. Von Freeze : 45 pages, scénario de Sean Murphy, dessins et encrage de Klaus Janson, couleurs de Matt Hollingsworth. Il y a quelques années de cela, Nora fait irruption dans le laboratoire de Victor von Fries expliquant qu'elle ne peut pas accepter son offre d'emploi. Puis un laborantin vient les interrompre pour leur indiquer que Martha Wayne vient de faire un malaise dans la grande salle. Ils se précipitent pour lui venir en aide, et von Fries doit opérer. Ce tome comprend donc un numéro hors-série pour une histoire qui trouve sa place entre les épisodes 6 et 7 de la première saison. Dans une page d'introduction, le scénariste exprime toute sa gratitude d'avoir ainsi pu travailler avec un des artistes qu'il admire et avec qui il est devenu ami. Janson effectue un excellent travail narratif pour cette histoire se déroulant en Allemagne sous le régime nazi, avec une mise en retenue, très adaptée, dans des tons gris acier. Le lecteur en apprend plus sur ce personnage, en découvrant son histoire personnelle, dans un récit qui évite le manichéisme.

17/07/2024 (modifier)