Aux côtés d'un sans-abri dans un polar ensoleillé
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Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. L'éditeur a pris le parti de publier en même temps la version en épisode, et la version en recueil. Ce tome a été publié initialement en 2018, écrit par Joshua Dysart, dessiné et encré par Alberto Ponticelli, avec une mise en couleurs réalisée par Giulia Brusco.
La forêt est en train de brûler. À Venice Beach en Californie, il fait beau : ciel bleu, soleil brillant, la fumée de l'incendie n'est pas encore arrivée. Eddie Quinones, un sans-abri, marche tranquillement, la capuche de sa veste rabattue sur sa tête. Il entre dans la bibliothèque municipale : les toilettes en sont fermées, ce qui lui rappelle qu'il a vraiment très mal au ventre. Il salue Tom, un jeune homme en train de lire, et se rend à un des postes informatiques en libre -service. Il consulte son courriel : il a un message de son fils Jeronimo Duran qui lui indique qu'il passera à Venice dans deux semaines et qu'il aimerait bien le rencontrer. Eddie ressort en disant au revoir à Tom, et se rend chez son meilleur ami Bob qui habite dans un camping-car. Ce dernier lui propose de rentrer, et lui offre une bière. Il se plaint de son pied qui ne guérit pas, ce qui à terme pourrait l'empêcher de conduire. Puis il s'installe aux toilettes, tout en continuant à discuter avec son pote. Il l'informe que son fils va venir et qu'il souhaite le voir. Bob lui propose de lui laisser son camping-car le temps que son fils sera là, lui ira dormir chez sa copine. Eddie sort des toilettes sans avoir rien pu faire. Il esquisse quelques pas de danse en chantant, et explique qu'il pense qu'il n'arrivera plus jamais à aller à la selle. Bob a sorti sa guitare et gratte un peu pour accompagner son pote. Une fois qu'il se sont détendus en fumant une cigarette qui fait rire, ils décident d'aller faire un tour le long de la plage.
Une fois à l'extérieur, ils se promènent sur l'allée qui longe la plage. Eddie s'arrête pour saluer une sans abri, allongée par terre avec son chien Snap à ses côtés : Tessa Kerrs. Le chien grogne et montre les dents empêchant Eddie de l'approcher, et elle semble partie dans un mauvais trip. Il continue à se promener tout seul, et est interpellé par Hogan, un individu à l'allure de clochard, mais visiblement aussi un facilitateur entre les sans-abris et les aides publiques ou privées. Hogan lui donne un petit plateau repas pris sur le stand sur la promenade, et lui fait observer la présence de jeunes gens fortunés en provenance de Santa Monica, avec leurs gardes du corps. Il lui indique qu'ils sont le symptôme d'une opération de renouvellement urbain imminente. Enfin, il confie un téléphone portable à Eddie, un don du gouvernement Obama. Enfin Eddie arrive près d'un banc squatté par Friday, un autre sans-abri de ses amis. Il s'assoit à ses côtés, et Friday lui offre une bière. Ils papotent un peu, et Eddie voit passer Tessa accompagnée de son copain Jacq. Il leur adresse la parole, mais Jacq lui intime de les laisser tranquille avec des mots crus. La nuit tombe. Eddie et Friday regardent passer un troupeau de cyclistes. Eddie décide d'aller faire le tour des conteneurs à déchets pour voir ce qu'il peut récupérer : il découvre le cadavre de Tessa et de son chien dans l'un d'eux.
TKO est une maison d'édition de comics fondée en 2017 par Tze Chun et Salvatore Simeone, ayant fait appel à des créateurs réputés pour leurs premières parution comme Garth Ennis pour SARA avec Steve Epting, et Jeff Lemire pour Sentient , avec Gabriel Hernández Walta. Joshua Dysart et Alberto Ponticelli ont déjà collaboré sur une série mémorable : Soldat Inconnu (2008-2010, 25 épisodes) sur la guerre en Ouganda. Le lecteur découvre vite le type de récit du présent tome : un polar. Le personnage principal est donc un sans-abri, visiblement depuis de nombreuses années, qui vit dans une région ensoleillée des États-Unis, vivant dehors, sans domicile fixe, dormant souvent dans la rue, se nourrissant mal, ne disposant d'aucune couverture sociale, avec quelques difficultés de concentration, ne buvant que des bières, mais pas beaucoup car il n'a pas le moyen de s'en acheter. Le meurtre concerne une autre personne à la rue, une jeune fille, visiblement pas très bien dans sa tête, au point de parler à haute voix toute seule, dormant elle aussi dans la rue. Les auteurs n'utilisent pas un sans-abri juste pour avoir un point de vue original. Les caractéristiques de la vie à la rue ne disparaissent pas comme enchantement au bout d'une dizaine de pages : elles sont présentes tout du long du récit. Eddie ne devient ni un individu particulièrement costaud, ou particulièrement brillant dans ses déductions, et sa façon d'appréhender la réalité reste tout du long en décalage avec celle d'un individu intégré à la société.
Au fur et à mesure que l'enquête progresse, le lecteur découvre avec Eddie, des ramifications dans la prostitution, le mondes des affaires avec l'implication d'un promoteur immobilier, et celui des hommes de main. Au cours du chapitre 4, les auteurs consacrent une page à la création de Venice Beach et de ses canaux par Abbot Kinney (1850-1920). Là aussi, la localisation de l'affaire ne se limite pas à juste disposer d'un joli décor avec la mer et des palmiers, mais participe à l'intrigue qui n'aurait pas été la même si elle s'était déroulée dans un autre lieu. Les errances et les recherches plus ou moins conscientes du sans-abri font apparaître des caractéristiques économiques de la société dans laquelle il évolue ou qui l'entoure, faisant de ce récit un véritable polar, un révélateur et un commentaire social. La vie des différents personnages est façonnée par les forces qui modèlent la société dans ce quartier de Venice Beach. Le scénariste s'inspire des meilleurs auteurs de polar, la Californie faisant penser à un écrivain y ayant situé la plupart de ses polars : Ross McDonald (1915-1983, de son vrai nom Kenneth Millar).
D'expérience de lecteur, il n'est pas facile de raconter un polar en bande dessinée, car le mécanisme de l'enquête est beaucoup plus visible et peut vite paraître artificiel. Les auteurs évitent cet écueil d'une part parce que le personnage principal est un sans-abri, d'autre part grâce à la narration visuelle. Eddie n'est pas un enquêteur professionnel, ni même amateur : il poursuit une idée, ou un questionnement, souvent sur la base d'une logique très partiale et très partielle. L'artiste prend bien soin de montrer les personnages comme des individus plausibles et réalistes, sans les idéaliser ou leur donner une allure romantique. Les différents sans-abris arborent des expressions de visage montrant une forme de conscience de vivre en marge, avec des gestes présentant parfois une apparence différente, des postures ou des mouvements que n'auraient pas un individu intégré à la société. Ponticelli n'en rajoute pas sur la crasse, l'hygiène douteuse, ou la vie dans les détritus. Il montre de manière factuelle et dans le fil du récit des facettes de la vie de sans-abri : le bandage sale du pied de Bob, le visage jamais rasé d'Eddie et ses habits crasseux, le bazar dans le camping-car usagé de Bob, le coin de mur contre lequel Tessa se repose, les trottoirs de Skid Row envahis par les tentes des sans-abris, le décalage entre une banlieue propre et pimpante et la présence de sans-abris en train de manifester.
Dès la première page, le dessinateur investit du temps pour représenter Venice Beach, sa plage, sa promenade le long de l'océan, le type d'immeubles et de pavillons en fonction des quartiers. Il ne s'agit pas de tourisme, mais juste de représenter l’environnement dans lequel se déroule une séquence dans la rue, ou à l'intérieur d'un immeuble ou d'une maison. Il représente avec le même naturel les accessoires de la vie courante comme les téléphones portables ou les canettes de bière. De temps à autre, le lecteur remarque une suite de cases avec un cadrage de type plan poitrine ou plus rapproché, sans rien en arrière-plan. D'un autre côté, la coloriste sait mettre en place une teinte principale dans chaque scène et la décliner lorsqu'il faut habiller un fond de case. Il n'y a que dans le cinquième épisode que le dispositif narratif montre ses limites. Eddie s'est déplacé d'un endroit à l'autre pour rencontrer des individus au gré de sa fantaisie, de ce qu'il pouvait comprendre. Le lecteur découvre ces scènes du point de vue du personnage qu'il a croisé, replacées dans le contexte du moment de la vie de cet autre personnage. Le scénariste montre alors ses trucs de manière un peu artificielle, les personnages expliquant à Eddie, ou même directement au lecteur ce qu'il a fait. Pendant ces moments-là, Dysart ne parvient pas à échapper à la mécanique du roman policier avec les phases d'explication ou de révélation quant à ce qui s'est vraiment joué pendant telle ou telle scène.
Joshua Dysart & Alberto Ponticelli relèvent le défi de raconter un vrai polar : une enquête criminelle inscrite dans un milieu social particulier et qui sert de révélateur. L'histoire tient cette promesse de manière aussi ambitieuse que naturelle, avec un personnage principal inhabituel : un sans-abri montré de manière naturaliste du début jusqu'à la fin, sans exagération romantique, sans qu'il ne se transforme en personnage d'action générique en cours de route. Le lecteur se retrouve emporté à Venice Beach, à côtoyer des sans-abris désocialisés, mais gênant de plusieurs manières.
Vous avez vu combien coûte une campagne présidentielle ?
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Ce tome contient un essai complet, indépendant de tout autre. Il s’agit d’une enquête sur le financement de la politique en France, enquête réalisée par Élodie Guéguen & Sylvain Tronchet, dessinée par Erwann Terrier, et mise en couleurs par Degreff. La première publication date de 2022. L’ouvrage comporte cent quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction des deux journalistes : pour conquérir le pouvoir, l’argent est le nerf de la guerre ; il est aussi, généralement, celui par qui le scandale arrive. Il se termine avec un post-scriptum écrit par les auteurs évoquant le délai de sept à huit mois pour la réalisation et la parution du rapport sur les comptes de campagne de l’élection présidentielle de 2022, un entretien de deux pages avec Jean-Philippe Vachia (le président de la commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques), et un entretien croisé avec les anciens magistrats Jean-Louis Nadal (procureur général près de la cours de cassation, puis président de la Haute Autorité de la transparence de la vie publique) et Yves Charpenet (directeur des affaires criminelles des grâces du ministère de la Justice).
Lors de la campagne présidentielle de 2022, dans un salon de l’Élysée, Emmanuel Macron reçoit son équipe avec petits fours et champagne. Dans un petit groupe, un conseiller fait le point : fiscal year 16 a été une année de super croissance pour eux. Ils ont eu de très bons wins. Jamais personne dans l’histoire n’a fait un grand win sans grands efforts. Parce que la valeur travail, elle est au centre de leur équation. Mais c’est leur culture d’entreprise dont il est le plus fier. Elle est business-focus. Intense et ambitieuse. C’est une culture de fight. Ils n’ont pas peur de dire que construire une grande boîte c’est un combat. Et âmes sensibles s’abstenir. Un conseiller plus âgé s’éloigne pour aller se rafraîchir aux toilettes, tout en pestant contre ce jargon de la culture de Fight. Il retourne dans le grand salon mais cogne la porte contre le coude de Macron qu’il n’avait pas vu.
Christian Dagnat est au micro, un banquier qui lève des fonds pour le candidat. Il explique aux donateurs potentiels qu’ils peuvent donner jusqu’à 7.500€ par an, et qu’en faisant de même au nom de leur épouse, ils peuvent monter jusqu’à 15.000€. Puis c’est au tour de Macron lui-même de prendre la parole pour indiquer le montant de levée de fond qu’ils ont atteint à ce jour, et les modes de financement complémentaires à venir, y compris le fait qu’il va s’endetter personnellement à hauteur de 8 millions d’euros. Puis il remercie les participants, alors qu’un conseiller distribue des formulaires de dons. Sur un marché découvert parisien, des militants distribuent des tracts pour la campagne 2022. Sylvain arrive en trottinette et rejoint Élodie : ils ont rendez-vous avec Monsieur X, leur source. Ils l’aperçoivent en train de les attendre sur un banc. Ils lui rappellent qu’ils souhaitent échanger avec lui au sujet de leur enquête sur le financement de la vie politique française. En guise d’introduction, il répond que l’argent est essentiel à la conquête du pouvoir. Il a tout vu de l’arrière-boutique des partis sous la Ve république.
Pas facile de donner un aspect visuel à une enquête journalistique, encore moins quand il s’agit de quelque chose d’un peu abstrait comme le financement des partis politiques et des élections. Les auteurs ont pris le parti d’une forme de promenade dans Paris avec un arrêt pour prendre un café, au cours de laquelle les deux journalistes Élodie Guéguen & Silvain Tronchet se mettent en scène en train de discuter avec un monsieur en imperméable et chapeau mou, promenant son chien, qui incarne l’amalgame de plusieurs de leurs informateurs, sous les traits de Monsieur X, vraisemblablement la soixantaine, et ayant connu plusieurs décennies de fonctionnement des partis politiques, de l’intérieur. Le lecteur bénéficie ainsi d’une longue promenade au cours de laquelle il reconnaît la tour Eiffel, des sorties de station de métro, le mur d’enceinte de l’Élysée, les arcades de la rue de Rivoli, la porte d’entrée du Conseil Constitutionnel avec sa magnifique sphinge, la place Vendôme, la pyramide du Louvre, les bouquinistes des quais de la Seine, la passerelle des arts, la place du colonel Fabien, Les Deux Magots, le jardin du Luxembourg, la promenade le long des quais de la Seine à Paris, le ministère des finances, la place de la Bastille, etc., pour finir place de la République devant le monument à la République du sculpteur Léopold Morice.
Au fil de cette déambulation, les trois interlocuteurs évoquent des affaires ayant été couvertes par les médias, les déclarations des hommes et femmes politiques mis en cause, ainsi que certains de leurs collaborateurs, le dessinateur reproduisant avec fidélité leur apparence, ce qui permet de les identifier aisément. Ces séquences souvenirs emmènent le lecteur dans des endroits très variés à chaque fois bien représentés : un salon de l’Élysée, un chantier de construction, la piscine de pièces d’or de Picsou, le plateau du journal de vingt heures, la roche de Solutré, l’hémicycle de l’assemblée nationale, les bureaux des quartiers généraux de campagne des candidats, des bureaux de police pour interrogatoire, le meeting de Villepinte où se produit Nicolas Sarkozy, le parlement européen, le festival d’Avignon, le circuit des vingt-quatre du Mans, une riche propriété avec une piscine, un loft luxueux, les marches du festival de Cannes, etc. Ces images peuvent illustrer littéralement ce que dit le texte, avec éventuellement une légère redondance, comme elles peuvent aussi introduire une touche d’ironie, de sarcasme, de caricature ou de moquerie ouverte. Par exemple, François Fillon effectue un trajet en voiture du Mans à Paris : il conduit une formule 1 sur le circuit automobile, et une jeune femme se tient sur la piste avec un panneau d’avertissement pour le pilote, sur lequel est marqué Rends l’argent !
D’un côté, les auteurs ont effectué un gros travail de préparation pour que la narration visuelle apporte des éléments supplémentaires au texte de l’enquête, que ce soit une prise de recul ou une touche humoristique. D’un autre côté, la narration visuelle est entièrement asservie à cette restitution d’enquête qui s’avère être à charge. Le titre le laissait supposer : la formulation Très chers élus dirige vers le coût de la vie politique, le coût de la démocratie en quelque sorte. Les deux journalistes évoquent les affaires comme Elf. Cogedim. Urba. Françafrique. Fonds spéciaux Matignon. DCN. Luchaire. Etc. Les sources de financement avérés comme les entreprises de BTP, les offices HLM, Bygmalion, etc. Ils citent explicitement les affaires judiciaires avec condamnation et celles avec de forts soupçons, mettant nominativement en cause Patrick Balkany, François Léotard, Gérard Longuet, Alain Madelin, Claude Guéant, Christian Nucci, Roland Dumas, Éric Woerth, Sophia Chikirou, Wallerand de Saint-Just, Marine Le Pen, François Bayrou, Sylvie Goulard, Marielle de Sarnez, Philippe Laurent, Ségolène Royal, François Fillon, Emmanuel Macron, Anne-Christine Lang, et quelques autres. Ils reprennent chronologiquement les astuces et les malversations avérées pour financer les partis et les campagnes, soit en transgressant la loi, soit en la contournant : fausses factures, les marchés publics avec commission entre 3% et 5%, le brigandage municipal pour l’attribution de site pour grandes surfaces, les fonds secrets de Matignon, les surfacturations, les rétro-commissions, les mallettes d’argent en billets de banque, les sous-facturations, les assistants rémunérés par l’Assemblée Nationale ou le parlement européen, la création de micros partis pour cumuler les dons, les instituts de formation, les fondations adossées à des partis politiques, etc. L’inventivité en la matière force le respect, et constitue une ode à la créativité.
Les auteurs se sont fixés comme objectif de prouver la réalité des fraudes, de détournement d’argent public et d’abus de bien sociaux. Leur énumération de faits avérés fonctionne comme un faisceau de preuves, finissant par être accablant. Pour autant, le ton n’est pas au réquisitoire assoiffé de sang. Ils savent faire preuve d’humour, que ce soit avec des anecdotes énormes (deux Tupperwares remplis de billets, enterrés dans les bois par Didier Schuller et déplacés par des sangliers ayant creusé), un dépôt en billets dans une banque pour un montant de dix millions de francs. Ils ne se contentent pas de pointer du doigt pour accuser : ils se livrent également à une analyse de l’effet des différentes lois relatives à la transparence financière de la vie politique, du fonctionnement de la commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques créée en 2005. Ils reprennent l’analyse de Julia Cagé dans son livre Le prix de la démocratie (Fayard, 2018), aboutissant à la conclusion que les généreux donateurs fortunés profitent à plein des réductions d’impôts et voient leurs préférences politiques massivement subventionnées par l’ensemble des contribuables, et en prime bénéficier d’une politique qui leur est financièrement favorable une fois leur candidat au pouvoir. À l’occasion d’une page ou d’une autre, le lecteur s’aperçoit également que les auteurs et l’artiste se sont coordonnés pour une autre forme d’interaction, la situation montrée commentant ironiquement les faits évoqués. Par exemple, François Mitterrand et son aréopage effectuent l’ascension de la Roche de Solutré, et le président doit se débarrasser d’un caillou dans sa chaussure, alors qu’il pense en même temps à la manière de blanchir son collaborateur Christian Nucci dont les actions génèrent une gêne comme un caillou dans une chaussure. De la même manière, les différentes activités dessinées en arrière-plan pendant la promenade dans Paris recèlent le plus souvent une action publique qui se trouve directement impactée si l’argent public est détourné.
Une enquête sur le financement des partis et des campagnes politiques en bande dessinée : certainement un essai touffu avec des illustrations qui peinent à apporter des éléments visuels supplémentaires. Au départ, le lecteur se dit qu’il y a un peu de ça, mais dans le même temps la lecture s’avère très agréable, sans le côté pesant qui peut accompagner des exposés denses en information. La balade dans Paris semble relever d’un dispositif artificiel gratuit, mais plusieurs séquences finissent par mettre la puce à l’oreille du lecteur : il y a un effet de résonance subtil et élégant entre les lieux traversés et les activités montrées, avec les malversations évoquées. La démonstration est à charge, ce qui est affiché explicitement dès le début, tout en expliquant des mécanismes très divers et très astucieux. Les auteurs ont l’honnêteté intellectuelle de poser la question caricaturale : Tous pourris ? Ils apportent une réponse nuancée et justifiée, et leur enquête fait autant la démonstration de l’utilisation détournée de fonds publics, que de l’amélioration lente mais aussi progressive de la transparence dudit financement, et de l’augmentation du nombre d’enquêtes, de procès et de condamnation. Extraordinaire enquête, restituée avec une intelligence malicieuse.
Rholala mais qu’il est bien cet album !!
A sa sortie, je me vois encore l’acheter sans grandes convictions. La faute à une couverture moyenne et un dessin qui ne m’émoustille pas de prime abord.
La suite me donnera tort, je suis émerveillé de la maîtrise des auteurs sur un tel sujet. Dans le genre conte, cet album est un Must-have. Je suis emporté systématiquement à chaque lecture.
Le dessin et couleurs s’avèrent finalement parfaits pour nous immerger dans cette aventure, une sorte d’hommage aux 1001 nuits.
L’action se situe à Bagdad du temps des Califes, nous y suivrons un groupe hétéroclite de 5 conteurs, partit sur les routes perfectionner leur art en vue d’un concours qui récompensera le meilleur d’entre eux.
Jusque là OK ça a l’air sympa, ça fait contes dans les contes.
Mais sans trop en dire (et c’est là où je tire mon chapeau), Vehlmann arrive à donner une tout autre dimension à son récit. Déjà la personnalité de nos 5 conteurs est bien marquée, j’ai adoré leurs interactions. C’est surtout la construction du récit que je trouve admirable, le coup de connaître rapidement le destin des personnages est géniale, les différentes rencontres lors de leur périple sont improbables, mystérieuses et sympathiques, et la fin est juste magique.
Une lecture un peu exigeante mais pour un résultat bluffant, j’en sors systématiquement conquis.
Culte !!
Les avis précédents me sont totalement incompréhensibles
A moins que leurs auteurs ne soit précisément tel le héros de la BD, hermétiques et bien trop cérebraux
Personnellement je classe cette BD au rayon des chefs d'œuvre.
Une BD originale, puissante, profonde, drôle, spirituelle qui m'a laissé sans voix
Du grand du trés grand Jodorowski et le dessin somptueux de Moebieux la sert trés bien
Un must, à lire absolument.
Bien entendu, ne vous attendez pas à du Tintin ou de l'Asterix mais à un sacré voyage
Souffrir, est-ce aimer encore ? Est-ce aimer plus fort ?
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, dont la première édition date de 2022. Cette bande dessinée a été réalisée par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario et par Paul Salomone pour les dessins et les couleurs. Elle comprend quatre-vingt-sept pages de BD et cinq pages de recherches graphiques.
Prologue. Une histoire comme on en raconte pour que le sommeil vienne aux enfants. Il est des oiseaux qui, dès les premiers frimas, migrent vers le sud, vers l'astre du jour, sa chaleur, son humour… Et d'autres qui, l'hiver venu, préfèrent migrer vers l'astre de nuit, sa douceur, son amour. Une maman raconte à ses enfants un conte sur des oiseaux qui s'envolent pour atteindre la Lune. Une fois la Lune atteinte, après la parade nuptiale, les femelles creusent de grands trous dans le sol afin d'y pondre leurs œufs. Ces mêmes grands trous sombres que, la nuit, on peut apercevoir à la surface de l'astre lunaire. Chaque femelle y pondra cinq ou six œufs qu'elle pondra, sans faillir, trois semaines durant. Trois semaines au terme desquelles éclateront, par milliers, des petits oiseaux de lune au plumage clair encore. C'est pour cela, les enfants, que la Lune est blanche : parce que sa superficie est recouverte d'écailles de coquilles d’œufs. La reine Shikhara a fini de raconter son histoire et ses enfants Jalna & Gorakh lui demandent s'ils existent vraiment, ces oiseaux de Lune. Elle leur répond par l'affirmative : ce sont eux qui, la nuit venue, portent leurs rêves aux étoiles. Ils les attrapent délicatement dans leur bec, puis s'envolent vers le firmament. Car chaque étoile est un rêve, et chaque rêve une étoile.
Chapitre un : le cadeau. Combien de temps, déjà, s'était écoulé depuis le couronnement de Shikhara ? Quinze ans ? Seize ? Plus, peut-être ? Peu importe ! Qui s'amuse à compter les heures quand le bonheur habite son cœur ? Cela paraîtra sans doute incroyable, mais à l'époque la paix, la prospérité, et même la joie de vivre régnaient sur le royaume de Shandramãmãd. Tant et si bien que le peuple, reconnaissant avait surnommé sa reine : Kurgarvandji. Celle qui apaisa la colère des dieux. Quand, voilà près de trois lustres, son époux, le prince Gorakh Nanpur Aransol, mourut dans un tragique accident de chasse, Shikhara était enceinte de ses œuvres. En signe de deuil, la reine se brûla les cheveux. Puis se couvrit le visage des cendres de son mari. Ses larmes d'abord, la pluie ensuite finirent de laver la cendre de son visage. La vie, malgré tout, reprit le dessus. Ses cheveux lentement repoussèrent. Peu après, comme pour compenser celui qu'ils venaient de lui enlever, les dieux donnèrent à la reine deux beaux enfants. Une fille que l'on nomma Jalna. Et un garçon auquel on donna le nom de son défunt père : Gorakh. Selon la tradition, c'est Gorakh – pourtant né une heure après sa sœur – qui était appelé à succéder, un jour, à se mère sur le trône de Shandramãmãd.
Très belle bande dessinée pour la prise en main, avec un format légèrement plus grand, et une couverture de toute beauté. Une illustration avec des tons doux, une reine assise sur un trône finement ouvragé dans une pierre claire, et cette nuée de papillons avec quelques insectes rampants qui apportent des touches d'ombre, vaguement inquiétantes dans leur fourmillement. le lecteur entame le prologue intitulé : une histoire comme on en raconte pour que le sommeil vienne aux enfants. Il commence par lire les cellules de texte et se fait la réflexion qu'elles pourraient se suffire à elles-mêmes. Une narratrice dit un conte et les images semblent ne servir qu'à donner à voir ce que dit déjà le texte. D'un côté, à chaque fois que les cartouches de texte mènent la narration, ils semblent se lire sans besoin de jeter un coup d’œil aux images. D'un autre côté, la beauté des dessins suffit à capter l'attention du lecteur pour qu'il ne risque pas de les oublier. Pour les quatre premières pages du conte, l'artiste choisit une représentation descriptive et concrète : un pari risqué. Pour autant, la palette de couleurs réduite à des nuances de brun installe une ambiance onirique fonctionnant parfaitement. Paul Salomone dose avec doigté ce qu'il montre, les oiseaux, et ce qu'il évoque les décors. du coup, le caractère onirique est conservé avec ce voyage vers la Lune comme dans un rêve aux environnements cotonneux et changeants, et les protagonistes apparaissent concrets permettant au lecteur de s'ancrer dans le réel.
Le lecteur passe alors au premier chapitre, le cadeau, sur quatre et il découvre un monde beaucoup plus lumineux. Un royaume aux atours indiens, dans une contrée verdoyante, avec une flore diversifiée et colorée. Même dans les passages où la narration en mots prend le dessus, les dessins font beaucoup plus qu'illustrer un texte verrouillé. Les couleurs utilisées peuvent être assez vives, apportant des points chauds dans chaque page, un ingrédient avec une saveur de conte issu de l'enfance. Dans le même temps, les cases contiennent des dessins descriptifs avec un haut niveau de détails, et un détourage encré d'un trait fin, pour une apparence légère et parfois délicate. le lecteur adulte s'immerge dans un pays des mille et une nuits, avec une solide consistance et une vraisemblance remarquable. L'artiste ne se contente pas de réaliser un beau décor en toile de fond. Il a conçu une architecture des bâtiments, aussi bien extérieure qu'intérieure, des ameublements, l'une comme les autres en fonction du niveau de classe sociale où se déroule la scène, des accessoires et des tenues vestimentaires, dont l'ensemble présente une grande cohérence, rendant cette civilisation et cette époque très plausible, un royaume en Inde à une époque prospère. le lecteur a tôt fait d'arrêter de chercher les influences ou les références (comme une évocation d'une portion de la muraille de Chine en page onze) pour juste profiter du spectacle et prendre plaisir à ce dépaysement esthétique.
En prenant un peu de recul sur une case ou une autre, le lecteur voit que les images ne font pas qu'illustrer ce qui dit déjà le texte. Paul Salomone donne à voir bien plus que ce que dit le texte. Il prend le risque de montrer l'interprétation qu'il en fait en termes d'environnements, d'urbanisme, d'architecture, de mode, etc. Il rend les lieux et les personnages très concrets, et dans le même temps il n'obère ni la poésie du récit, ni l'effet d'irréalité qui accompagne un conte. Il parvient à concilier des descriptions très fournies et précises avec l'impression d'un monde imaginaire. En page onze, le lecteur est émerveillé par cette vue du ciel, en vue subjective d'un oiseau, d'une belle contrée verte et montagneuse avec une ville aérée et étalée, un château à flanc de coteau, et des arbres aux feuilles colorées. Page quinze, il éprouve la sensation de voir les reflets ondulants de la lumière sur le bassin de la piscine dans laquelle la reine est en train d'accoucher. Il reste bouche bée, aussi émerveillé que Gorakh voyant son oiseau-volcan voler dans les hautes salles du palais, avec les magnifiques couleurs chatoyantes de son plumage. Il est épaté par le dessin en double page montrant la ville et le palais, avec tous les différents gazouillis d'oiseaux. Il effectue un mouvement de recul par réflexe devant la cruauté du châtiment physique infligé au monte-en-l'air. Ces moments coupent le souffle tout en stimulant l'imagination du lecteur.
Totalement sous le charme de la narration visuelle, et se régalant du texte bien écrit, le lecteur se lance dans la découverte d'un conte qu'il suppose traditionnel et linéaire, avec une morale, ou tout du moins une leçon à la fin. Il ne s'est pas trompé, mais il était loin d'imaginer qu'il se prendrait d'une telle affection pour chacun des personnages. Il n'y a pas de méchant : le conte ne repose pas sur une opposition manichéenne. le point de vue se concentre sur la reine et ses enfants, un milieu aisé à l'abri du besoin, avec des serviteurs. En cours de route, intervient un monte-en-l'air issu d'une classe défavorisée, sans pour autant que le récit ne comprenne un point de vue social ; ce n'est pas ce genre de récit. Dans ces beaux atours indiens, l'auteur raconte un drame, et la manière dont différents personnages gèrent émotionnellement ces épreuves psychologiques. Il n'y a pas de commentaire recourant au vocabulaire psychanalytique, juste la mise en scène de la manière dont les protagonistes se comportent. Les deux thèmes principaux sont l'exercice du pouvoir et le deuil. Pas de leçon ou d'approche théorique, ni même politique. Même s'il n'est ni reine ni enfant d'un couple royal, le lecteur éprouve une forte empathie pour les personnages principaux, et comprend tout à fait que Shikhara utilise son pouvoir pour exercer sa vengeance. L'ampleur de celle-ci fait réfléchir quant à toute entreprise de vengeance quelle qu'en soit la raison ou les conséquences. le comportement de sa fille Jalna et d'Akbar contraste par rapport à celui de la reine, montrant qu'il est possible de souffrir sans souhaiter se venger. L'enjeu du récit ne réside pas dans ce qui serait la bonne manière de réagir dans la tourmente du chagrin, mais de donner à voir ce qui accompagne celle ou celui qui chérit son chagrin, et ce qu'il advient de celle ou celui qui accepte que la vie continue, plutôt que de s'y résigner.
Un conte magnifique, à la fois pour sa narration visuelle d'une grande douceur et d'une grande richesse tant descriptive que colorée, à la fois pour sa mise en œuvre des conventions du conte pour un récit adulte sur le chagrin, avec quelques petites touches d'humour bien tournées et ne manquant pas de piquant. Par exemple : Princesse, vos royales origines ne transforment pas, pour autant, vos menstrues en or liquide. Un conte avec la forme d'un joyau étincelant doucement.
Acceptation, soins, amour
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Nina Bunjevac. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, comportant vingt-cinq pages, entièrement dépourvue de dialogue. Il s'agit d'un format imposé dans cette collection des éditions Martin de Halleux. Ce dernier s'est inspiré de l'ouvrage 25 images de la passion d'un homme (1918), réalisé par Frans Masereel (1889-1972). Il s'agit d'une histoire racontée en 25 gravures sur bois, chacune imprimée comme un dessin en pleine page, sans aucun dialogue non plus. L'autrice canadienne respecte cette contrainte, avec une entorse dans la mesure où sept pages comportent plusieurs cases, trois ou quatre.
Une femme d'environ une trentaine d'années est assise à sa table de travail devant une page blanche. Sur son bureau, se trouvent également deux pots à crayon avec des porte-plumes, et à coté un flacon d'encre de Chine. Derrière elle, une bibliothèque remplie d'ouvrages. Elle se tient le menton de la main droite avec le coude posé sur la table. Dans la main gauche, elle tient un cadre dont elle est en train de contempler le contenu, songeuse. Elle pose le cadre sur la table, prend le porte-plume qui était posé sur la table, de la main droite, après avoir ouvert le flacon d'encre de Chine, et posé le bouchon à l'envers sur la table. Sous ses yeux se trouve la feuille vierge. Elle approche le porte-plume du flacon et l'y trempe. Elle relève le porte-plume : une goutte se trouve à son extrémité, prête à tomber. Elle rapproche le porte-plume de la feuille blanche et la goutte tombe dessus, formant une tache ronde aux contours irréguliers. La dessinatrice a suspendu son geste au-dessus de la feuille, le porte-plume à quelques centimètres au-dessus de la tache noire. Sous ses yeux, elle éprouve l'impression que la tache développe des excroissances vers l'extérieur, en forme de rayons irréguliers, d'elle-même. Les rayons poussent comme des branches nues, alors qu'il se forme au milieu un espace blanc et vierge, comme si l'encre se déplaçait par elle-même vers l'extérieur.
La dessinatrice pose la main sur la feuille, tout en ayant changé la position du porte-plume pour qu'il ne touche pas le papier. Ses yeux lui jouent peut-être un tour : au milieu du cercle blanc au centre de la tache, il y a comme un œil avec les paupières qui la regarde directement. Au centre de cet œil grandi des dizaines de fois, elle distingue un chien courant vers elle, au milieu d'arbres, tenant un petit bout de bois entre ses mâchoires. le chien s'arrête devant un arbre et laisse choir le bâton au sol, puis se dresse sur ses pattes postérieures pour faire le beau au droit de sa maîtresse, une fillette suspendue à trente centimètres au-dessus de sol, s'accrochant à deux mains à une branche d'arbre. Une dame bien habillée pousse la porte de la clôture du pavillon avec le grand jardin, les arbres, le chien et la fillette, ainsi qu'une vieille femme habillée simplement.
Voilà un défi très contraint : raconter une histoire complète en vingt-cinq pages, sans avoir recours à aucun mot, uniquement par les images. Par comparaison au récit séminal de Frans Masereel en vingt-cinq images, à raison d'une par page, l'autrice s'accorde un peu de rab puisque sept pages comportent plusieurs cases, ce qui amène le total à quarante-trois dessins, mais effectivement répartis sur vingt-cinq pages. Il s'agit donc d'une histoire qui se lit rapidement, très simple en termes d'intrigue, avec une forme de retour en arrière dont le lecteur comprend qu'il s'agit d'un souvenir de l'autrice, de nature traumatique. Sur le plan graphique, les dessins sont d'une méticulosité extraordinaire, dans un registre très descriptifs avec un niveau de détails élevés. Nul doute que l'artiste se met en scène et qu'elle réalise ses dessins à la plume et à l'encre de Chine comme elle se représente dans les premières pages. Pour augmenter l'impression de volume et la sensation de texture, elle réalise de fins réseaux de points ou de hachures d'une grande délicatesse, évoquant le travail de Gerhard, le décoriste de Dave Sim sur la série Cerebus, en encore plus fin et délicat. Dans le même temps, elle réalise des formes un tout petit peu simplifiées pour que les dessins conservent une lisibilité immédiate, même avec ce fourmillement de traits et de points. Ce travail aboutit à des images présentant une consistance incroyable, avec une sensation de délicatesse plutôt que de préciosité. Cette qualité graphique incite le lecteur à prendre son temps pour savourer chaque planche, chaque dessin.
La narration graphique apparaît donc comme évidente et accessible, chaque dessin immédiatement lisible, laissant le lecteur libre d'y passer un peu de temps ou au contraire de dévorer. Pour autant, l'artiste joue avec les possibilités de la bande dessinée pour mettre en scène des phénomènes psychiques complexes et délicats. Cela commence avec cette simple tache d'encre qui semble changer de forme de sa propre volonté, et contenir comme une fenêtre vers un ailleurs. le lecteur n'éprouve pas le besoin de mots supplémentaires qui viendrait expliquer le phénomène : il s'agit d'une évidence. Or dès la page suivante en vis-à-vis, l'image du chien bondissant avec le bâton dans la gueule se trouve dans la pupille de l’œil que le lecteur associe à celui dessiné au milieu de la tache d'encre, tout en se disant qu'il s'agit d'un souvenir venant s'afficher dans l'esprit de l'autrice. C'est ce même œil qui permet de contempler la fillette se balançant au bout d'une branche, puis à partir d'un point de vue tout à fait différent la dame qui pousse le portillon, vue de dos. Parfois le point de vue correspond à une vue subjective de la fillette ; d'autres fois le point de vue permet de voir ladite fillette. En outre, Bunjevac joue avec le cadre même du dessin : huit bordures sont de forme circulaire correspondant au périmètre de la pupille, une est en forme de trou de serrure, les autres sont des bordures rectangulaires traditionnelles.
L'artiste joue également avec la temporalité, et parfois la simultanéité. Habitué des bandes dessines, le lecteur comprend bien que chaque case suivante se déroule quelques instants ou quelques heures, ou jours, après la précédente. À l'exception du passage par la pupille au centre de la tache, succession qui correspond plus à un déplacement spatial ou mental, une succession très différente de celle où la tache tombe sur le papier. En planche onze, l'artiste met à profit un autre outil de la bande dessinée : alors que la dame au chapeau dort sur un canapé, la fillette pense à la vieille femme lui déposant un bisou sur le front, et dans un autre phylactère à son chien. L'autrice utilise alors deux bulles de pensée, mais en y plaçant un dessin plutôt que des mots pour rendre compte des souvenirs de la fillette. En planche dix-sept, elle réalise une construction d'image où elle superpose une brutalité à une pensée de la fillette qui se projette dans son état après l'événement, tout en pensant à la réaction de son chien, une image sophistiquée représentant une action ainsi que la réaction d'un personnage sous la forme de ce qu'elle imagine. La planche suivante raconte et établit des liens de cause à effet tout aussi inattendus et mêlant réalité et imaginaire pour un processus mental complexe, avec une grande simplicité et une grande clarté.
En vingt-cinq pages, l'histoire est courte, et elle se lit très vite en l'absence de phylactères. Conscient de ce fait, le lecteur prend son temps pour savourer les images, et pour s'assurer qu'il assimile bien les liens de cause à effet qui apparaissent dans les images, ou plutôt qu'il établit par lui-même, à partir des images. Ce n'est qu'une fois l'ouvrage refermé qu'il prend conscience que l'autrice a su induire en lui ces liens à partir de simples images, surmontant les différences culturelles qui existent entre lui et elle, les expériences de vie différentes. Dans la bande dessinée, l'autrice est face à sa page blanche, non pas en tant que symbole de son manque d'inspiration, mais comme matérialité d'un moment calme où elle ne peut pas empêcher ses préoccupations inconscientes de prendre le dessus sur sa pensée. Il s'agit vraisemblablement d'un traumatisme qui a laissé une marque profonde, et les pages suivantes en exposent la nature. le titre indique l'enjeu du récit : la réparation, mais sans préciser qui accomplit cette réparation. le lecteur découvre ce processus sous des atours fantastiques, tout en comprenant bien qu'il s'agit d'un cheminement psychologique. En refermant l'ouvrage, il découvre en quatrième de couverture, un mot de l'autrice : j'ai plongé mon cœur et mon âme dans ce livre qui est l'histoire la plus personnelle que je n'ai jamais racontée. le lecteur repense alors à ce à quoi il vient d'assister et une douce chaleur l'envahit à la suite cette réparation, cette promesse de pouvoir aller de l'avant en ayant accepté ce que l'on est, en ayant fait preuve de compréhension et de compassion pour l'enfant qu'on a été.
Une très courte bande dessinée de vingt-cinq pages, sans aucun mot. Un récit qui se dévore en quelques minutes, qui peut se savourer visuellement en prenant le temps de laisser son regard se poser sur chaque planche, dans chaque case. Une maîtrise épatante des propriétés de la bande dessinée pour un évoquer une expérience personnelle, un processus de réparation délicat et empathique appliqué à soi-même, une communion merveilleuse pour soigner une blessure profonde. Extraordinaire.
Dites-leur que c'est le Punisher qui vous y a forcé.
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En termes de parution, ce tome fait suite à Punisher the platoon (2018), dessiné par Goran Parlov. Il comprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2020, écrits par Garth Ennis, dessinés Jacen Burrows, encrés par Guillermo Ortego, et mis en couleurs par Nolan Woodard. Les couvertures ont été réalisées par Paolo Rivera. Ce tome contient également les couvertures alternatives réalisées par Jacen Burrows, Marcos Martin, Michael Dowling, Esad Ribi?, Valerio Giangiordano, Cananovas, Takashi Okazaki.
Dans une grande ville des États-Unis, Frank Castle (Punisher) pénètre dans le sous-sol d'un bâtiment pour éliminer les criminels qui s'y trouvent. Il découvre qu'ils sont déjà tous morts, abattus par une arme à feu maniée par un professionnel : toutes les balles ou presque ont trouvé leur cible, quasiment aucune ne s'est perdue dans un mur. Cela fait quelques mois qu'il avait pris cette bande en chasse, après avoir obtenu des informations d'un policier désemparé sur leur chef Konstantin Pronchenko, un russe. Non seulement cette bande avait amélioré leur système de livraison de drogues en l'acheminant par convoi de plusieurs véhicules utilitaires sport (SUV), mais en plus en passant par des banlieues dortoirs pour bénéficier d'un environnement tranquille et peuplé de civils, mais en plus Pronchenko avait commencé à investir dans des affaires légales. le policier ouvre sa boîte à gant et remet une enveloppe avec des informations sur ces opérations, à Castle. Ce dernier étudie le dossier et est en train d'y penser en planque de nuit dans une banlieue en attendant le passage d'un convoi de SUV. Quand il a débarqué sur la côté ouest, Pronchenko a commencé par se faire une place au soleil en accomplissant ce que les autres refusaient de faire. Il a écœuré pas mal de parrains qui ont fini par aller voir ailleurs, pour ne pas avoir affaire à lui. Il en est à sa cinquième épouse trophée, et a eu trois fils, maintenant adultes. Castle se pose deux questions. Comment Pronchenko en est venu à mettre en oeuvre des méthodes plus élaborées et sophistiquées ? Qui a abattu ses hommes dans le sous-sol avec un fusil d'assaut de type AK ?
Le convoi de SUV noirs passe devant le SUV blanc du Punisher : il est temps de passer à l'action. Castle sait pertinemment que ce convoi constitue à la fois un bon moyen pour réussir à acheminer la marchandise, et également un piège pour toute personne qui souhaiterait l'attaquer, à commencer par lui. Il fait feu sur l'un des véhicules avec une arme automatique, et il est immédiatement pris en chasse par quatre véhicules avec des hommes armés à bord. L'un d'eux réussit à le percuter latéralement, mais pas assez fort pour l'arrêter. La course-poursuite prend fin quand Castle arrête son véhicule dans un entrepôt. Les autres s'arrêtent sur le parking devant. Les hommes armés descendent, se couvrant les uns les autres et s'avancent prudemment vers le SUV blanc. Bien sûr Punisher a préparé son coup et est sorti du véhicule sans se faire remarquer. le responsable du groupe armé donne l'ordre de tirer.
Pour peu qu'il ait goûté à la version MAX du Punisher, le lecteur achète ce tome les yeux fermés : c'est la version MAX de Garth Ennis, c'est forcément de la bonne. En plus c'est un type de récit qu'il n'espérait plus voir : une histoire se passant au temps présent, plutôt que dans le passé. Dès la scène d'ouverture, le lecteur retrouve les sensations qu'il attend : Punisher massif et immarcescible, inexpressif et calme. Il examine le carnage comme s'il était chez lui, avec un oeil de professionnel, une analyse technique dépourvue d'émotion. Frank Castle est de retour au meilleur de sa forme, l'incarnation du nettoyeur sans âme, du justicier froid et efficace. Il est certain qu'il sortira triomphant des épreuves qui l'attendent et qu'il éliminera tous les criminels de manière définitive : une solution simple et cathartique pour un lecteur vivant dans un monde complexe, sans jamais de dénouement tranché et satisfaisant. le personnage russe attendu (figurant sur la couverture) fait son apparition à la fin du premier épisode. Surprise ! Lui et Castle vont faire équipe dans une relation de confiance de qualité. La confrérie de Solntsevo (Solntsevskaya Bratva) n'avait aucune chance face à Punisher… elle en a encore moins avec ce duo à ses basques.
En revanche, le lecteur ne peut pas réprimer une petite déception en voyant que ce n'est pas Goran Parlov qui dessine cette histoire, artiste extraordinaire alliant une impression de dessin simple et immédiatement lisible, avec une précision étonnante dans les éléments historiques. D'un autre côté, Jacen Burrows n'est pas le premier venu : il a déjà collaboré avec Ennis pour Crossed, et avec Alan Moore pour Providence (2015-2017). Effectivement les traits apparaissent plus appliqués, tout en étant fidèlement encrés par Guillermo Ortega. le dessinateur trace ses traits des décors à la règle, bien rigides, utilise un trait fin et précis pour détourer les formes. le lecteur constate rapidement qu'il s'est investi pour respecter la véracité historique des uniformes militaires, et pour représenter les différentes armes à feu. Ennis est très exigeant sur ces éléments visuels, et est connu pour faire reprendre leur planche aux artistes qui se tromperaient sur un détail militaire ou paramilitaire. Sans surprise, le récit développe une guerre du vingtième siècle, une des marques de fabrique du scénariste : la guerre d'Afghanistan (1979-1989). Sans surprise, Burrows se montre à la hauteur, ayant été à bonne école avec le niveau d'exigence légendaire des scénarios d'Alan Moore.
Effectivement, le lecteur peut trouver les dessins un peu figés, un peu trop sages ou académiques par comparaison avec ceux de Parlov. Il peut aussi les comparer aux interprétations réalisées par Rivera et les autres artistes des couvertures variantes. Ces derniers ne peuvent pas s'empêcher de dramatiser leur image, avec Punisher plus vers le personnage d'action romantique ou hyper viril. L'interprétation de Burrows reste dans un registre plus réaliste, avec une apparence factuelle, sans exagérer ni ses mouvements, ni ses capacités, ni son expressivité. de ce point de vue, il est en phase avec la tonalité d'Ennis, racontant l'histoire de manière visuelle, sans trahir les intentions du scénariste. le lecteur voit un homme avec une solide carrure, effectivement aux gestes mesurés de professionnel, au visage inexpressif, même sans colère ou agressivité apparente. L'artiste dessine les décors dans les cases avec une haute régularité, avec un bon niveau de détails, toujours dans une veine réaliste. Les scènes d'action et d'affrontement restent dans le même registre réaliste, avec des plans de prise de vue d'une grande clarté, pour un déroulement plausible. La narration visuelle fait exister les personnages de manière crédible, au service du scénario, en le respectant.
Le lecteur sait que Garth Ennis a une affinité certaine pour Punisher, et qu'il met en valeur le personnage, soit en faisant ressortir le contraste entre lui et ses opposants ou ses plus rares alliés, soit en le montrant avancer sans relâche habité par une valeur morale chevillée au corps, ou motivé par une obsession de vengeance. Il retrouve bien ces deux composantes dans le récit : le jeu des différences entre Punisher et le russe, sa motivation différente de celle du russe. Même si la fin du récit ne fait aucun doute (Punisher massacre le criminel), le scénariste maintient le suspense avec des situations de combat haletantes, et des événements inattendus. le lecteur apprécie un thriller musclé et viril au premier degré, une histoire de vengeance, avec des moments Ennis (cruauté avec une dimension gore) qui ne virent pas à la farce macabre. Cela fait belle lurette que Garth Ennis est un auteur confirmé et le lecteur savoure les autres thèmes entremêlés à l'intrigue. Castle a constaté que Konstantin Pronchenko a gagné en finesse dans ses méthodes, et même en intelligence : il a recours à des professionnels compétents. Impossible de ne pas y voir un commentaire sur la spécialisation des métiers et sur le recours à des consultants, et même à une organisation du travail fondée sur l'externalisation. Progressivement, le portrait de Zinaida Sebrovna, cinquième épouse de Pronchenko, s'étoffe pour une étude savoureuse sur l'ambition et d'une femme entièrement à la merci d'un caprice arbitraire de son époux aux méthodes expéditives et au tempérament colérique. Il y a également l'histoire personnelle du russe, et un regard inhabituel sur le ressenti d'un soldat d'une force d'occupation, face à des ennemis aux méthodes barbares, et à une population qui voit les russes comme des occupants illégitimes plutôt que comme une force armée les protégeant d'une guerre civile atroce. Comme dans de précédents récits du Punisher, le lecteur peut être déstabilisé par le fait qu'Ennis ne présente qu'un côté du conflit (celle du soldat russe, et pas celle de la population ou des moudjahidines), mais c'est bien l'intention de l'auteur.
Un nouveau récit de Punisher par Garth Ennis, ça ne se refuse pas. Il est possible de regretter l'absence de Goran Parlov, mais Jacen Burrows et Guillermo Ortega réalisent des pages qui développent l'esprit du récit, sans contresens, avec une application et un solide savoir-faire pour ses différentes composantes : attitude et apparence de Punisher, consistance des décors, authenticité des accessoires et uniformes militaires, mise en scène des séquences d'action et des affrontements. Garth Ennis écrit plus en retenue que d'habitude, ce qui donne encore plus de force aux horreurs, avec un regard personnel sur le monde qui nourrit ce récit de genre.
Un des meilleurs comics sur Batman que j'ai lus jusqu'à présent. Si en plus, on le resitue dans la période de sa sortie (1996), il est impossible de ne pas qualifier cette œuvre de culte.
Elle amène ainsi tous les codes de la série avec une enquête sombre et très bien écrite sur fond de guerre intestine entre deux grandes familles de la pègre de Gotham : les Falcone et les Maroni. Harvey Dent constitue également l'un des personnages centraux de cette histoire avec Batman et le capitaine de police Gordon et on suit avec un plaisir non dissimulé sa lente descente vers la folie qui l'amènera à devenir "Double face". La plupart des autres "méchants" de l'univers de Batman sont également présents : Catwoman, le joker, l'homme mystère, Julian Day, Poison Ivy, etc... mais leur introduction reste bien amenée et cohérente avec l'histoire d'ensemble. La chute finale, assez ouverte, conclut plutôt bien l'intrigue et laisse place à l'imagination du lecteur quant à l'identité réelle du tueur en série Holiday.
Côté dessin, Tim Sale croque les personnages de la série de l'homme "Chauve-souris" de très belle manière (mention spéciale à la dentition du Joker!) et avec un jeu d'ombres et de couleurs très franches mettant en valeur les décors grandioses de bon nombres de scènes. Certaines pages pleines (au moins deux par chapitre) méritent ainsi que le lecteur s'y attarde pour contempler tout le savoir faire du dessinateur dans le découpage des différentes scènes d'action. Si on ajoute à cela, que j'ai eu entre les mains la très belle intégrale éditée par Black label en 2022 et comportant de nombreux bonus tels que des entretiens avec Christopher Nolan (qui s'est fortement inspiré de l'univers de cette œuvre pour sa série the dark knight, rien que ça...) ou des croquis et dessins de Tim Sale, vous comprendrez pourquoi j'ai été totalement conquis.
Un ouvrage que tout fan de Batman doit posséder.
Originalité - Histoire : 9/10
Dessin - Mise en couleurs : 9/10
NOTE GLOBALE : 18/20
La simplicité leur est insupportable.
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Ce tome contient une biographie partielle du douanier Rousseau, ne nécessitant aucune connaissance préalable. Il a été réalisé par Mathieu Siam pour le scénario, et par Thibaut Lambert pour les illustrations et les couleurs. La première édition date de 2022. Il comporte cent-huit pages de bande dessinée, ainsi qu’une postface de sept pages avec illustrations, dans laquelle le scénariste explique la genèse du projet, sa motivation et ses objectifs ainsi que ceux du dessinateur.
Palais de Justice de Paris, le 9 janvier 1909. Il neige et un homme en costume avec un chapeau, une canne et une sacoche court pour y entrer. Il glisse sur les marches et perd l’équilibre. La sacoche vole dans les airs, s’ouvre en tombe et les papiers s’éparpillent. L’écrivain Castel reprend juste sa sacoche, sans prendre le temps de ramasser ses documents, même pas ceux que lui tendent des passants. Il pénètre enfin dans la salle d’audience et prend place à côté de du journaliste Rassat. Les deux hommes font connaissance. Rassat, journaliste au Petit Quotidien demande à l’écrivain ce qu’il vient faire dans un jugement de faits divers, car on n’est pas dans un café de Montparnasse ici. La veille au soir dans tous les cercles littéraires, on ne parlait que de ce procès. Il paraît que le peintre Rousseau est une curiosité à entendre et qu’il y a bien matière à faire un bel article. Ce peintre est fantasque. Le juge fait entrer l’accusé : Henri Rousseau. Il demande au greffier de procéder au rappel des chefs d’accusation et des faits établis la veille.
Monsieur Henri Julien Félix Rousseau, retraité de l’Octroi de Paris, est accusé de faux et usage de faux. Messieurs les jurés, la cour a établi hier que Monsieur Sauvage, commis de 3ème classe à la banque de France, déclara à Monsieur Rousseau avoir été victime d’usurpateurs. Il lui demanda de l’aide pour récupérer son argent. Monsieur Rousseau n’y vit pas d’inconvénient. Sur les instructions précises du banquier véreux, Rousseau réalisa de faux chèques. Le 9 novembre 1907, Rousseau se présenta à la succursale de la banque de France de Meaux, où le caissier lui remis 21 billets de 1.000 francs correspondants au montant des faux chèques. Il donna les billets à Sauvaget qui lui offrit 1.000 francs pour le service rendu. Le juge demande à l’accusé s’il reconnaît les faits. Rousseau demande : lesquels ? Les chèques, le juge lui indique que ce sont des faux, mais pour le peintre ils étaient vrais, voilà tout. Il veut bien reconnaître tout ce qui a été dit, mais ce qui lui paraît grave, c’est de ne pas pouvoir finir sa toile en cours. Son avocat reformule : ce que son client veut dire, c’est qu’il comprend la gravité des actes reprochés, mais qu’il n’en est pas pour autant responsable. Il est lui aussi une victime de ce monsieur Sauvaget. Rousseau reprend : il est bien une victime. Mais après avoir réfléchi toute la nuit, il croit qu’il est possible d’arranger tout cela rapidement : on le libère et il fera un grand portrait de la dame du juge.
L’exercice de la biographie en bande dessinée nécessite de faire des choix : plutôt une construction chronologique ou plutôt une construction thématique, plutôt une histoire à la première personne ou plutôt des témoignages présentant des facettes différentes du sujet. Les auteurs parviennent à intégrer ces différentes approches en situant le temps présent de la biographie en 1909, lors du procès d’Henri Rousseau (1844-1910), alors âgé de soixante-cinq ans. À la prise de contact, voici donc une bande dessinée de prétoire : avocats, juge et témoins évoquent la vie du douanier Rousseau et celui-ci les interrompt par des commentaires décalés. D’un côté, cela donne un cadre au récit et constitue un dispositif propice à la prise de recul puisque chaque intervenant commente avec un jugement de valeur apporté par les années écoulées, ou sur la base d’un point de vue découlant de leur fonction, l’accusation, la défense, la gestion du procès. D’un autre côté, ce n’est pas un cadeau pour le dessinateur qui se retrouve avec des scènes très statiques essentiellement composées d’individus en train de parler tout en conservant une posture, à l’exception d’Henri Rousseau montrant plus naturellement ses émotions. Thibault Lambert réalise des dessins à l’aquarelle, sans trait de contour encré (sauf pour quelques nez et quelques mentons), en couleur directe. Il a opté pour une nuance chromatique d’ambiance appliquée aux séquences de procès, entre acajou, brique et terre de Sienne, déclinée en teintes plus ou moins foncées en fonction de l’éclairage. Cela apporte une forme de monotonie, faisant ressortir que ce n’est pas un environnement propice à l’épanouissement de l’artiste jugé, à l’expression de sa créativité. L’expressivité des visages transmet bien l’état d’esprit des intervenants, entre énervement, moquerie, amusement, ou incompréhension. Chaque personne en train de parler ou d’écouter adopte une position en cohérence avec ses propos ou la manière dont il les reçoit. L’artiste parvient à apporter du rythme et du mouvement avec le langage corporel et les cadrages, dans ces suites de plans poitrine et plans taille d’individus en train de parler.
Dès qu’une personne apporte son témoignage, la bande dessinée passe en couleurs, toujours en couleur directe, majoritairement avec des teintes pastel. La peinture de Lambert comprend une forme de simplification des traits des visages, des silhouettes, des éléments de décors, sans pour autant essayer de singer les caractéristiques de la peinture du douanier Rousseau. Il utilise l’aquarelle pour évoquer l’ambiance lumineuse, rendre compte des formes, jouer avec les taches de couleurs, et à deux reprises opérer un glissement vers une toile de Rousseau, comme si la perception du peintre s’imposait à la réalité pour la transformer et entraîner le lecteur dans sa vision intérieure subjective entièrement modelée par sa sensibilité. Les séquences de témoignage apportent une forte variété visuelle de lieux et de personnages : les douaniers attendant sur le quai d’un port qu’un navire se présente, les collègues de Rousseau lui faisant un canular dans un cimetière de nuit, la visite d’une grande serre tropicale avec quelques animaux en cage, une vision de Paris et de la tour Eiffel, un été dans la campagne près de Laval, un atelier de ferblantier, un cabinet de notaire, un champ de tournesols (avec un clin d’œil à Vincent Van Gogh en page 46), une cellule de prison bien grise, l’appartement de Rousseau à Paris avec la petite cour en bas d’immeuble, et à trois reprises une source d’inspiration du peintre. D’un côté, le rendu à l’aquarelle apporte une forme d’unité visuelle à l’œuvre. De l’autre côté, le dessinateur surprend régulièrement le lecteur par une composition ou l’agencement des couleurs : le dessin en pleine planche essentiellement blanche en page 15 alors que Rousseau entame une esquisse, les ombres chinoises des troncs dénudés de nuit dans le cimetière en page 19, les taches de couleurs pour les fleurs des bouquets d’une vendeuse sur le marché, l’effet de jungle naïve dans la serre, le blanc qui sépare une femme en train de poser de Rousseau qui prend les mesures pour bien montrer la distance d’interprétation entre sujet et artiste en page 71, le dessin en double page montrant l’activité effervescente dans la petite pièce principale de l’appartement parisien du peintre, etc.
Ainsi la narration visuelle tient le lecteur par la main pour qu’il considère la réalité pour partie avec le regard d’Henri Rousseau. Le scénariste commence par le présenter sous son jour le moins flatteur : un contrefacteur pas très futé, criblé de dettes, un citoyen peu conscient de ses responsabilités et incapable d’y faire face, un peintre n’ayant pas les pieds sur terre et dont la prétention d’artiste suscite la moquerie des adultes du fait de la naïveté de ses toiles. Au fil des témoignages, le lecteur assiste à des passages clé de la vie de l’artiste, par ordre chronologique, à l’exception de la première scène expliquant d’où provient le qualificatif de Douanier qui a fini par remplacer son prénom. Il découvre un homme issu d’un milieu prolétaire, obligé de devenir soldat car son père l’a inscrit d’autorité dans l’armée. Mais aussi un créateur persuadé de son talent et de la qualité de sa vision artistique, ayant côtoyé Alfred Jarry que l’on voit commencer à composer Père Ubu dans l’appartement de Rousseau, Pablo Picasso avec qui il discute, Guillaume Apollinaire et Marie Laurencin qui viennent manger chez lui, sans oublier Jean-Léon Gérôme (1824-1904), peintre et sculpteur français dont il fut le voisin de palier.
En entamant une biographie d’un artiste célèbre et retenu par la postérité, le lecteur espère découvrir sa vie, les conditions de développement de son talent, et la réalisation de ses principales œuvres, ainsi que l’accueil qui leur a été réservé. Le scénariste donne satisfaction sur chacun de ces éléments, en procédant par exemples ou par échantillons, plutôt que de manière exhaustive, avec un choix très intelligent et pertinent. Il ne s’arrête pas là : dans la postface, Mathieu Siam écrit que qu’il était intrigué par deux choses concernant ce peintre. Tout d’abord le fait qu’on ne l’appelle pas le peintre Henri Rousseau, mais le Douanier Rousseau, sans compter que le scénariste lui-même travaille pour l’administration des douanes. Puis le fait qu’il est personnellement réceptif à sa peinture : ses toiles provoquent un premier effet déstabilisant conduisant parfois à l’hilarité. Ses personnages aux proportions incohérentes, ses perspectives improbables et ses motifs naïfs, évoquent un travail enfantin. Au cours de cette biographie, ces caractéristiques sont exposées, y compris les réactions hilares. Puis Siam va plus loin en exprimant l’effet que les œuvres du Douanier Rousseau produisent sur lui, ce qui lui parle et transforme sa vision personnelle du monde, le lecteur pouvant alors réagir en comparant ses propres réactions.
L’exercice de la biographie doit au moins satisfaire l’horizon d’attente comprenant le récit de la vie de l’artiste, un minimum de recul, et une narration visuelle en cohérence avec soit la vie du peintre, soit son œuvre, et, au mieux, proposer des passerelles entre les deux. Les deux auteurs réussissent parfaitement à tenir cette promesse implicite, et parviennent à faire mieux en transmettant ce qui leur parle, ce qui les touche dans les toiles du Douanier Rousseau avec clarté et sensibilité. Une belle réussite qui donne envie d’aller voir ou revoir une exposition consacrée à cet artiste.
J'ai vu que les avis précédents n'ont pas été tendres avec Ranxerox, et bien que je puisse comprendre que certains n'aiment pas, je trouve ça bien dommage.
Ranxerox (à l'origine "Ranx le zonard") est un classique sorti dans les débuts des années quatre-vingt. Cyborg créé à partir d'une célèbre marque d'imprimante et qui fait sa vie aux côtés de Lubna, une adolescente débridée.
Alors oui, pour rejoindre les autres, il ne faut pas s'attendre à un scénario exceptionnel. En revanche, si vous cherchez une BD captivante mêlant ultra violence, drogue et sexe, ainsi que des dessins à couper le souffle, n'hésitez pas à la lire.
Petite précision sur les dessins: les deux premières histoires sont en noir et blanc et les traits assez grossiers. Il faudra attendre la troisième histoire pour que le tracé de Liberatore s'affine et pouvoir enfin admirer ses paysages et ses personnages coloriés à la pastelle.
En tout cas, il s'agit pour moi d'un classique de la bande dessinée Cyberpunk, mais à ne pas mettre entre toutes les mains.
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Nous sommes résolument engagés dans la réduction de notre empreinte carbone, pour prendre notre part dans la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de la planète.
Nos enjeux culturels et sociétaux
La mission de Cultura est de faire vivre et aimer la culture. Pour cela, nous souhaitons stimuler la diversité des pratiques culturelles, sources d’éveil et d’émancipation.
Nos enjeux sociaux
Nous accordons une attention particulière au bien-être de nos collaborateurs à la diversité, l’inclusion et l’égalité des chances, mais aussi à leur épanouissement, en encourageant l’expression des talents artistiques.
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Goodnight paradise
Aux côtés d'un sans-abri dans un polar ensoleillé - Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. L'éditeur a pris le parti de publier en même temps la version en épisode, et la version en recueil. Ce tome a été publié initialement en 2018, écrit par Joshua Dysart, dessiné et encré par Alberto Ponticelli, avec une mise en couleurs réalisée par Giulia Brusco. La forêt est en train de brûler. À Venice Beach en Californie, il fait beau : ciel bleu, soleil brillant, la fumée de l'incendie n'est pas encore arrivée. Eddie Quinones, un sans-abri, marche tranquillement, la capuche de sa veste rabattue sur sa tête. Il entre dans la bibliothèque municipale : les toilettes en sont fermées, ce qui lui rappelle qu'il a vraiment très mal au ventre. Il salue Tom, un jeune homme en train de lire, et se rend à un des postes informatiques en libre -service. Il consulte son courriel : il a un message de son fils Jeronimo Duran qui lui indique qu'il passera à Venice dans deux semaines et qu'il aimerait bien le rencontrer. Eddie ressort en disant au revoir à Tom, et se rend chez son meilleur ami Bob qui habite dans un camping-car. Ce dernier lui propose de rentrer, et lui offre une bière. Il se plaint de son pied qui ne guérit pas, ce qui à terme pourrait l'empêcher de conduire. Puis il s'installe aux toilettes, tout en continuant à discuter avec son pote. Il l'informe que son fils va venir et qu'il souhaite le voir. Bob lui propose de lui laisser son camping-car le temps que son fils sera là, lui ira dormir chez sa copine. Eddie sort des toilettes sans avoir rien pu faire. Il esquisse quelques pas de danse en chantant, et explique qu'il pense qu'il n'arrivera plus jamais à aller à la selle. Bob a sorti sa guitare et gratte un peu pour accompagner son pote. Une fois qu'il se sont détendus en fumant une cigarette qui fait rire, ils décident d'aller faire un tour le long de la plage. Une fois à l'extérieur, ils se promènent sur l'allée qui longe la plage. Eddie s'arrête pour saluer une sans abri, allongée par terre avec son chien Snap à ses côtés : Tessa Kerrs. Le chien grogne et montre les dents empêchant Eddie de l'approcher, et elle semble partie dans un mauvais trip. Il continue à se promener tout seul, et est interpellé par Hogan, un individu à l'allure de clochard, mais visiblement aussi un facilitateur entre les sans-abris et les aides publiques ou privées. Hogan lui donne un petit plateau repas pris sur le stand sur la promenade, et lui fait observer la présence de jeunes gens fortunés en provenance de Santa Monica, avec leurs gardes du corps. Il lui indique qu'ils sont le symptôme d'une opération de renouvellement urbain imminente. Enfin, il confie un téléphone portable à Eddie, un don du gouvernement Obama. Enfin Eddie arrive près d'un banc squatté par Friday, un autre sans-abri de ses amis. Il s'assoit à ses côtés, et Friday lui offre une bière. Ils papotent un peu, et Eddie voit passer Tessa accompagnée de son copain Jacq. Il leur adresse la parole, mais Jacq lui intime de les laisser tranquille avec des mots crus. La nuit tombe. Eddie et Friday regardent passer un troupeau de cyclistes. Eddie décide d'aller faire le tour des conteneurs à déchets pour voir ce qu'il peut récupérer : il découvre le cadavre de Tessa et de son chien dans l'un d'eux. TKO est une maison d'édition de comics fondée en 2017 par Tze Chun et Salvatore Simeone, ayant fait appel à des créateurs réputés pour leurs premières parution comme Garth Ennis pour SARA avec Steve Epting, et Jeff Lemire pour Sentient , avec Gabriel Hernández Walta. Joshua Dysart et Alberto Ponticelli ont déjà collaboré sur une série mémorable : Soldat Inconnu (2008-2010, 25 épisodes) sur la guerre en Ouganda. Le lecteur découvre vite le type de récit du présent tome : un polar. Le personnage principal est donc un sans-abri, visiblement depuis de nombreuses années, qui vit dans une région ensoleillée des États-Unis, vivant dehors, sans domicile fixe, dormant souvent dans la rue, se nourrissant mal, ne disposant d'aucune couverture sociale, avec quelques difficultés de concentration, ne buvant que des bières, mais pas beaucoup car il n'a pas le moyen de s'en acheter. Le meurtre concerne une autre personne à la rue, une jeune fille, visiblement pas très bien dans sa tête, au point de parler à haute voix toute seule, dormant elle aussi dans la rue. Les auteurs n'utilisent pas un sans-abri juste pour avoir un point de vue original. Les caractéristiques de la vie à la rue ne disparaissent pas comme enchantement au bout d'une dizaine de pages : elles sont présentes tout du long du récit. Eddie ne devient ni un individu particulièrement costaud, ou particulièrement brillant dans ses déductions, et sa façon d'appréhender la réalité reste tout du long en décalage avec celle d'un individu intégré à la société. Au fur et à mesure que l'enquête progresse, le lecteur découvre avec Eddie, des ramifications dans la prostitution, le mondes des affaires avec l'implication d'un promoteur immobilier, et celui des hommes de main. Au cours du chapitre 4, les auteurs consacrent une page à la création de Venice Beach et de ses canaux par Abbot Kinney (1850-1920). Là aussi, la localisation de l'affaire ne se limite pas à juste disposer d'un joli décor avec la mer et des palmiers, mais participe à l'intrigue qui n'aurait pas été la même si elle s'était déroulée dans un autre lieu. Les errances et les recherches plus ou moins conscientes du sans-abri font apparaître des caractéristiques économiques de la société dans laquelle il évolue ou qui l'entoure, faisant de ce récit un véritable polar, un révélateur et un commentaire social. La vie des différents personnages est façonnée par les forces qui modèlent la société dans ce quartier de Venice Beach. Le scénariste s'inspire des meilleurs auteurs de polar, la Californie faisant penser à un écrivain y ayant situé la plupart de ses polars : Ross McDonald (1915-1983, de son vrai nom Kenneth Millar). D'expérience de lecteur, il n'est pas facile de raconter un polar en bande dessinée, car le mécanisme de l'enquête est beaucoup plus visible et peut vite paraître artificiel. Les auteurs évitent cet écueil d'une part parce que le personnage principal est un sans-abri, d'autre part grâce à la narration visuelle. Eddie n'est pas un enquêteur professionnel, ni même amateur : il poursuit une idée, ou un questionnement, souvent sur la base d'une logique très partiale et très partielle. L'artiste prend bien soin de montrer les personnages comme des individus plausibles et réalistes, sans les idéaliser ou leur donner une allure romantique. Les différents sans-abris arborent des expressions de visage montrant une forme de conscience de vivre en marge, avec des gestes présentant parfois une apparence différente, des postures ou des mouvements que n'auraient pas un individu intégré à la société. Ponticelli n'en rajoute pas sur la crasse, l'hygiène douteuse, ou la vie dans les détritus. Il montre de manière factuelle et dans le fil du récit des facettes de la vie de sans-abri : le bandage sale du pied de Bob, le visage jamais rasé d'Eddie et ses habits crasseux, le bazar dans le camping-car usagé de Bob, le coin de mur contre lequel Tessa se repose, les trottoirs de Skid Row envahis par les tentes des sans-abris, le décalage entre une banlieue propre et pimpante et la présence de sans-abris en train de manifester. Dès la première page, le dessinateur investit du temps pour représenter Venice Beach, sa plage, sa promenade le long de l'océan, le type d'immeubles et de pavillons en fonction des quartiers. Il ne s'agit pas de tourisme, mais juste de représenter l’environnement dans lequel se déroule une séquence dans la rue, ou à l'intérieur d'un immeuble ou d'une maison. Il représente avec le même naturel les accessoires de la vie courante comme les téléphones portables ou les canettes de bière. De temps à autre, le lecteur remarque une suite de cases avec un cadrage de type plan poitrine ou plus rapproché, sans rien en arrière-plan. D'un autre côté, la coloriste sait mettre en place une teinte principale dans chaque scène et la décliner lorsqu'il faut habiller un fond de case. Il n'y a que dans le cinquième épisode que le dispositif narratif montre ses limites. Eddie s'est déplacé d'un endroit à l'autre pour rencontrer des individus au gré de sa fantaisie, de ce qu'il pouvait comprendre. Le lecteur découvre ces scènes du point de vue du personnage qu'il a croisé, replacées dans le contexte du moment de la vie de cet autre personnage. Le scénariste montre alors ses trucs de manière un peu artificielle, les personnages expliquant à Eddie, ou même directement au lecteur ce qu'il a fait. Pendant ces moments-là, Dysart ne parvient pas à échapper à la mécanique du roman policier avec les phases d'explication ou de révélation quant à ce qui s'est vraiment joué pendant telle ou telle scène. Joshua Dysart & Alberto Ponticelli relèvent le défi de raconter un vrai polar : une enquête criminelle inscrite dans un milieu social particulier et qui sert de révélateur. L'histoire tient cette promesse de manière aussi ambitieuse que naturelle, avec un personnage principal inhabituel : un sans-abri montré de manière naturaliste du début jusqu'à la fin, sans exagération romantique, sans qu'il ne se transforme en personnage d'action générique en cours de route. Le lecteur se retrouve emporté à Venice Beach, à côtoyer des sans-abris désocialisés, mais gênant de plusieurs manières.
Très chers élus - 40 ans de financement politique
Vous avez vu combien coûte une campagne présidentielle ? - Ce tome contient un essai complet, indépendant de tout autre. Il s’agit d’une enquête sur le financement de la politique en France, enquête réalisée par Élodie Guéguen & Sylvain Tronchet, dessinée par Erwann Terrier, et mise en couleurs par Degreff. La première publication date de 2022. L’ouvrage comporte cent quarante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction des deux journalistes : pour conquérir le pouvoir, l’argent est le nerf de la guerre ; il est aussi, généralement, celui par qui le scandale arrive. Il se termine avec un post-scriptum écrit par les auteurs évoquant le délai de sept à huit mois pour la réalisation et la parution du rapport sur les comptes de campagne de l’élection présidentielle de 2022, un entretien de deux pages avec Jean-Philippe Vachia (le président de la commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques), et un entretien croisé avec les anciens magistrats Jean-Louis Nadal (procureur général près de la cours de cassation, puis président de la Haute Autorité de la transparence de la vie publique) et Yves Charpenet (directeur des affaires criminelles des grâces du ministère de la Justice). Lors de la campagne présidentielle de 2022, dans un salon de l’Élysée, Emmanuel Macron reçoit son équipe avec petits fours et champagne. Dans un petit groupe, un conseiller fait le point : fiscal year 16 a été une année de super croissance pour eux. Ils ont eu de très bons wins. Jamais personne dans l’histoire n’a fait un grand win sans grands efforts. Parce que la valeur travail, elle est au centre de leur équation. Mais c’est leur culture d’entreprise dont il est le plus fier. Elle est business-focus. Intense et ambitieuse. C’est une culture de fight. Ils n’ont pas peur de dire que construire une grande boîte c’est un combat. Et âmes sensibles s’abstenir. Un conseiller plus âgé s’éloigne pour aller se rafraîchir aux toilettes, tout en pestant contre ce jargon de la culture de Fight. Il retourne dans le grand salon mais cogne la porte contre le coude de Macron qu’il n’avait pas vu. Christian Dagnat est au micro, un banquier qui lève des fonds pour le candidat. Il explique aux donateurs potentiels qu’ils peuvent donner jusqu’à 7.500€ par an, et qu’en faisant de même au nom de leur épouse, ils peuvent monter jusqu’à 15.000€. Puis c’est au tour de Macron lui-même de prendre la parole pour indiquer le montant de levée de fond qu’ils ont atteint à ce jour, et les modes de financement complémentaires à venir, y compris le fait qu’il va s’endetter personnellement à hauteur de 8 millions d’euros. Puis il remercie les participants, alors qu’un conseiller distribue des formulaires de dons. Sur un marché découvert parisien, des militants distribuent des tracts pour la campagne 2022. Sylvain arrive en trottinette et rejoint Élodie : ils ont rendez-vous avec Monsieur X, leur source. Ils l’aperçoivent en train de les attendre sur un banc. Ils lui rappellent qu’ils souhaitent échanger avec lui au sujet de leur enquête sur le financement de la vie politique française. En guise d’introduction, il répond que l’argent est essentiel à la conquête du pouvoir. Il a tout vu de l’arrière-boutique des partis sous la Ve république. Pas facile de donner un aspect visuel à une enquête journalistique, encore moins quand il s’agit de quelque chose d’un peu abstrait comme le financement des partis politiques et des élections. Les auteurs ont pris le parti d’une forme de promenade dans Paris avec un arrêt pour prendre un café, au cours de laquelle les deux journalistes Élodie Guéguen & Silvain Tronchet se mettent en scène en train de discuter avec un monsieur en imperméable et chapeau mou, promenant son chien, qui incarne l’amalgame de plusieurs de leurs informateurs, sous les traits de Monsieur X, vraisemblablement la soixantaine, et ayant connu plusieurs décennies de fonctionnement des partis politiques, de l’intérieur. Le lecteur bénéficie ainsi d’une longue promenade au cours de laquelle il reconnaît la tour Eiffel, des sorties de station de métro, le mur d’enceinte de l’Élysée, les arcades de la rue de Rivoli, la porte d’entrée du Conseil Constitutionnel avec sa magnifique sphinge, la place Vendôme, la pyramide du Louvre, les bouquinistes des quais de la Seine, la passerelle des arts, la place du colonel Fabien, Les Deux Magots, le jardin du Luxembourg, la promenade le long des quais de la Seine à Paris, le ministère des finances, la place de la Bastille, etc., pour finir place de la République devant le monument à la République du sculpteur Léopold Morice. Au fil de cette déambulation, les trois interlocuteurs évoquent des affaires ayant été couvertes par les médias, les déclarations des hommes et femmes politiques mis en cause, ainsi que certains de leurs collaborateurs, le dessinateur reproduisant avec fidélité leur apparence, ce qui permet de les identifier aisément. Ces séquences souvenirs emmènent le lecteur dans des endroits très variés à chaque fois bien représentés : un salon de l’Élysée, un chantier de construction, la piscine de pièces d’or de Picsou, le plateau du journal de vingt heures, la roche de Solutré, l’hémicycle de l’assemblée nationale, les bureaux des quartiers généraux de campagne des candidats, des bureaux de police pour interrogatoire, le meeting de Villepinte où se produit Nicolas Sarkozy, le parlement européen, le festival d’Avignon, le circuit des vingt-quatre du Mans, une riche propriété avec une piscine, un loft luxueux, les marches du festival de Cannes, etc. Ces images peuvent illustrer littéralement ce que dit le texte, avec éventuellement une légère redondance, comme elles peuvent aussi introduire une touche d’ironie, de sarcasme, de caricature ou de moquerie ouverte. Par exemple, François Fillon effectue un trajet en voiture du Mans à Paris : il conduit une formule 1 sur le circuit automobile, et une jeune femme se tient sur la piste avec un panneau d’avertissement pour le pilote, sur lequel est marqué Rends l’argent ! D’un côté, les auteurs ont effectué un gros travail de préparation pour que la narration visuelle apporte des éléments supplémentaires au texte de l’enquête, que ce soit une prise de recul ou une touche humoristique. D’un autre côté, la narration visuelle est entièrement asservie à cette restitution d’enquête qui s’avère être à charge. Le titre le laissait supposer : la formulation Très chers élus dirige vers le coût de la vie politique, le coût de la démocratie en quelque sorte. Les deux journalistes évoquent les affaires comme Elf. Cogedim. Urba. Françafrique. Fonds spéciaux Matignon. DCN. Luchaire. Etc. Les sources de financement avérés comme les entreprises de BTP, les offices HLM, Bygmalion, etc. Ils citent explicitement les affaires judiciaires avec condamnation et celles avec de forts soupçons, mettant nominativement en cause Patrick Balkany, François Léotard, Gérard Longuet, Alain Madelin, Claude Guéant, Christian Nucci, Roland Dumas, Éric Woerth, Sophia Chikirou, Wallerand de Saint-Just, Marine Le Pen, François Bayrou, Sylvie Goulard, Marielle de Sarnez, Philippe Laurent, Ségolène Royal, François Fillon, Emmanuel Macron, Anne-Christine Lang, et quelques autres. Ils reprennent chronologiquement les astuces et les malversations avérées pour financer les partis et les campagnes, soit en transgressant la loi, soit en la contournant : fausses factures, les marchés publics avec commission entre 3% et 5%, le brigandage municipal pour l’attribution de site pour grandes surfaces, les fonds secrets de Matignon, les surfacturations, les rétro-commissions, les mallettes d’argent en billets de banque, les sous-facturations, les assistants rémunérés par l’Assemblée Nationale ou le parlement européen, la création de micros partis pour cumuler les dons, les instituts de formation, les fondations adossées à des partis politiques, etc. L’inventivité en la matière force le respect, et constitue une ode à la créativité. Les auteurs se sont fixés comme objectif de prouver la réalité des fraudes, de détournement d’argent public et d’abus de bien sociaux. Leur énumération de faits avérés fonctionne comme un faisceau de preuves, finissant par être accablant. Pour autant, le ton n’est pas au réquisitoire assoiffé de sang. Ils savent faire preuve d’humour, que ce soit avec des anecdotes énormes (deux Tupperwares remplis de billets, enterrés dans les bois par Didier Schuller et déplacés par des sangliers ayant creusé), un dépôt en billets dans une banque pour un montant de dix millions de francs. Ils ne se contentent pas de pointer du doigt pour accuser : ils se livrent également à une analyse de l’effet des différentes lois relatives à la transparence financière de la vie politique, du fonctionnement de la commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques créée en 2005. Ils reprennent l’analyse de Julia Cagé dans son livre Le prix de la démocratie (Fayard, 2018), aboutissant à la conclusion que les généreux donateurs fortunés profitent à plein des réductions d’impôts et voient leurs préférences politiques massivement subventionnées par l’ensemble des contribuables, et en prime bénéficier d’une politique qui leur est financièrement favorable une fois leur candidat au pouvoir. À l’occasion d’une page ou d’une autre, le lecteur s’aperçoit également que les auteurs et l’artiste se sont coordonnés pour une autre forme d’interaction, la situation montrée commentant ironiquement les faits évoqués. Par exemple, François Mitterrand et son aréopage effectuent l’ascension de la Roche de Solutré, et le président doit se débarrasser d’un caillou dans sa chaussure, alors qu’il pense en même temps à la manière de blanchir son collaborateur Christian Nucci dont les actions génèrent une gêne comme un caillou dans une chaussure. De la même manière, les différentes activités dessinées en arrière-plan pendant la promenade dans Paris recèlent le plus souvent une action publique qui se trouve directement impactée si l’argent public est détourné. Une enquête sur le financement des partis et des campagnes politiques en bande dessinée : certainement un essai touffu avec des illustrations qui peinent à apporter des éléments visuels supplémentaires. Au départ, le lecteur se dit qu’il y a un peu de ça, mais dans le même temps la lecture s’avère très agréable, sans le côté pesant qui peut accompagner des exposés denses en information. La balade dans Paris semble relever d’un dispositif artificiel gratuit, mais plusieurs séquences finissent par mettre la puce à l’oreille du lecteur : il y a un effet de résonance subtil et élégant entre les lieux traversés et les activités montrées, avec les malversations évoquées. La démonstration est à charge, ce qui est affiché explicitement dès le début, tout en expliquant des mécanismes très divers et très astucieux. Les auteurs ont l’honnêteté intellectuelle de poser la question caricaturale : Tous pourris ? Ils apportent une réponse nuancée et justifiée, et leur enquête fait autant la démonstration de l’utilisation détournée de fonds publics, que de l’amélioration lente mais aussi progressive de la transparence dudit financement, et de l’augmentation du nombre d’enquêtes, de procès et de condamnation. Extraordinaire enquête, restituée avec une intelligence malicieuse.
Les Cinq Conteurs de Bagdad
Rholala mais qu’il est bien cet album !! A sa sortie, je me vois encore l’acheter sans grandes convictions. La faute à une couverture moyenne et un dessin qui ne m’émoustille pas de prime abord. La suite me donnera tort, je suis émerveillé de la maîtrise des auteurs sur un tel sujet. Dans le genre conte, cet album est un Must-have. Je suis emporté systématiquement à chaque lecture. Le dessin et couleurs s’avèrent finalement parfaits pour nous immerger dans cette aventure, une sorte d’hommage aux 1001 nuits. L’action se situe à Bagdad du temps des Califes, nous y suivrons un groupe hétéroclite de 5 conteurs, partit sur les routes perfectionner leur art en vue d’un concours qui récompensera le meilleur d’entre eux. Jusque là OK ça a l’air sympa, ça fait contes dans les contes. Mais sans trop en dire (et c’est là où je tire mon chapeau), Vehlmann arrive à donner une tout autre dimension à son récit. Déjà la personnalité de nos 5 conteurs est bien marquée, j’ai adoré leurs interactions. C’est surtout la construction du récit que je trouve admirable, le coup de connaître rapidement le destin des personnages est géniale, les différentes rencontres lors de leur périple sont improbables, mystérieuses et sympathiques, et la fin est juste magique. Une lecture un peu exigeante mais pour un résultat bluffant, j’en sors systématiquement conquis. Culte !!
La Folle du Sacré-Coeur (Le Coeur couronné)
Les avis précédents me sont totalement incompréhensibles A moins que leurs auteurs ne soit précisément tel le héros de la BD, hermétiques et bien trop cérebraux Personnellement je classe cette BD au rayon des chefs d'œuvre. Une BD originale, puissante, profonde, drôle, spirituelle qui m'a laissé sans voix Du grand du trés grand Jodorowski et le dessin somptueux de Moebieux la sert trés bien Un must, à lire absolument. Bien entendu, ne vous attendez pas à du Tintin ou de l'Asterix mais à un sacré voyage
Celle qui fit le bonheur des insectes
Souffrir, est-ce aimer encore ? Est-ce aimer plus fort ? - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, dont la première édition date de 2022. Cette bande dessinée a été réalisée par Zidrou (Benoît Drousie) pour le scénario et par Paul Salomone pour les dessins et les couleurs. Elle comprend quatre-vingt-sept pages de BD et cinq pages de recherches graphiques. Prologue. Une histoire comme on en raconte pour que le sommeil vienne aux enfants. Il est des oiseaux qui, dès les premiers frimas, migrent vers le sud, vers l'astre du jour, sa chaleur, son humour… Et d'autres qui, l'hiver venu, préfèrent migrer vers l'astre de nuit, sa douceur, son amour. Une maman raconte à ses enfants un conte sur des oiseaux qui s'envolent pour atteindre la Lune. Une fois la Lune atteinte, après la parade nuptiale, les femelles creusent de grands trous dans le sol afin d'y pondre leurs œufs. Ces mêmes grands trous sombres que, la nuit, on peut apercevoir à la surface de l'astre lunaire. Chaque femelle y pondra cinq ou six œufs qu'elle pondra, sans faillir, trois semaines durant. Trois semaines au terme desquelles éclateront, par milliers, des petits oiseaux de lune au plumage clair encore. C'est pour cela, les enfants, que la Lune est blanche : parce que sa superficie est recouverte d'écailles de coquilles d’œufs. La reine Shikhara a fini de raconter son histoire et ses enfants Jalna & Gorakh lui demandent s'ils existent vraiment, ces oiseaux de Lune. Elle leur répond par l'affirmative : ce sont eux qui, la nuit venue, portent leurs rêves aux étoiles. Ils les attrapent délicatement dans leur bec, puis s'envolent vers le firmament. Car chaque étoile est un rêve, et chaque rêve une étoile. Chapitre un : le cadeau. Combien de temps, déjà, s'était écoulé depuis le couronnement de Shikhara ? Quinze ans ? Seize ? Plus, peut-être ? Peu importe ! Qui s'amuse à compter les heures quand le bonheur habite son cœur ? Cela paraîtra sans doute incroyable, mais à l'époque la paix, la prospérité, et même la joie de vivre régnaient sur le royaume de Shandramãmãd. Tant et si bien que le peuple, reconnaissant avait surnommé sa reine : Kurgarvandji. Celle qui apaisa la colère des dieux. Quand, voilà près de trois lustres, son époux, le prince Gorakh Nanpur Aransol, mourut dans un tragique accident de chasse, Shikhara était enceinte de ses œuvres. En signe de deuil, la reine se brûla les cheveux. Puis se couvrit le visage des cendres de son mari. Ses larmes d'abord, la pluie ensuite finirent de laver la cendre de son visage. La vie, malgré tout, reprit le dessus. Ses cheveux lentement repoussèrent. Peu après, comme pour compenser celui qu'ils venaient de lui enlever, les dieux donnèrent à la reine deux beaux enfants. Une fille que l'on nomma Jalna. Et un garçon auquel on donna le nom de son défunt père : Gorakh. Selon la tradition, c'est Gorakh – pourtant né une heure après sa sœur – qui était appelé à succéder, un jour, à se mère sur le trône de Shandramãmãd. Très belle bande dessinée pour la prise en main, avec un format légèrement plus grand, et une couverture de toute beauté. Une illustration avec des tons doux, une reine assise sur un trône finement ouvragé dans une pierre claire, et cette nuée de papillons avec quelques insectes rampants qui apportent des touches d'ombre, vaguement inquiétantes dans leur fourmillement. le lecteur entame le prologue intitulé : une histoire comme on en raconte pour que le sommeil vienne aux enfants. Il commence par lire les cellules de texte et se fait la réflexion qu'elles pourraient se suffire à elles-mêmes. Une narratrice dit un conte et les images semblent ne servir qu'à donner à voir ce que dit déjà le texte. D'un côté, à chaque fois que les cartouches de texte mènent la narration, ils semblent se lire sans besoin de jeter un coup d’œil aux images. D'un autre côté, la beauté des dessins suffit à capter l'attention du lecteur pour qu'il ne risque pas de les oublier. Pour les quatre premières pages du conte, l'artiste choisit une représentation descriptive et concrète : un pari risqué. Pour autant, la palette de couleurs réduite à des nuances de brun installe une ambiance onirique fonctionnant parfaitement. Paul Salomone dose avec doigté ce qu'il montre, les oiseaux, et ce qu'il évoque les décors. du coup, le caractère onirique est conservé avec ce voyage vers la Lune comme dans un rêve aux environnements cotonneux et changeants, et les protagonistes apparaissent concrets permettant au lecteur de s'ancrer dans le réel. Le lecteur passe alors au premier chapitre, le cadeau, sur quatre et il découvre un monde beaucoup plus lumineux. Un royaume aux atours indiens, dans une contrée verdoyante, avec une flore diversifiée et colorée. Même dans les passages où la narration en mots prend le dessus, les dessins font beaucoup plus qu'illustrer un texte verrouillé. Les couleurs utilisées peuvent être assez vives, apportant des points chauds dans chaque page, un ingrédient avec une saveur de conte issu de l'enfance. Dans le même temps, les cases contiennent des dessins descriptifs avec un haut niveau de détails, et un détourage encré d'un trait fin, pour une apparence légère et parfois délicate. le lecteur adulte s'immerge dans un pays des mille et une nuits, avec une solide consistance et une vraisemblance remarquable. L'artiste ne se contente pas de réaliser un beau décor en toile de fond. Il a conçu une architecture des bâtiments, aussi bien extérieure qu'intérieure, des ameublements, l'une comme les autres en fonction du niveau de classe sociale où se déroule la scène, des accessoires et des tenues vestimentaires, dont l'ensemble présente une grande cohérence, rendant cette civilisation et cette époque très plausible, un royaume en Inde à une époque prospère. le lecteur a tôt fait d'arrêter de chercher les influences ou les références (comme une évocation d'une portion de la muraille de Chine en page onze) pour juste profiter du spectacle et prendre plaisir à ce dépaysement esthétique. En prenant un peu de recul sur une case ou une autre, le lecteur voit que les images ne font pas qu'illustrer ce qui dit déjà le texte. Paul Salomone donne à voir bien plus que ce que dit le texte. Il prend le risque de montrer l'interprétation qu'il en fait en termes d'environnements, d'urbanisme, d'architecture, de mode, etc. Il rend les lieux et les personnages très concrets, et dans le même temps il n'obère ni la poésie du récit, ni l'effet d'irréalité qui accompagne un conte. Il parvient à concilier des descriptions très fournies et précises avec l'impression d'un monde imaginaire. En page onze, le lecteur est émerveillé par cette vue du ciel, en vue subjective d'un oiseau, d'une belle contrée verte et montagneuse avec une ville aérée et étalée, un château à flanc de coteau, et des arbres aux feuilles colorées. Page quinze, il éprouve la sensation de voir les reflets ondulants de la lumière sur le bassin de la piscine dans laquelle la reine est en train d'accoucher. Il reste bouche bée, aussi émerveillé que Gorakh voyant son oiseau-volcan voler dans les hautes salles du palais, avec les magnifiques couleurs chatoyantes de son plumage. Il est épaté par le dessin en double page montrant la ville et le palais, avec tous les différents gazouillis d'oiseaux. Il effectue un mouvement de recul par réflexe devant la cruauté du châtiment physique infligé au monte-en-l'air. Ces moments coupent le souffle tout en stimulant l'imagination du lecteur. Totalement sous le charme de la narration visuelle, et se régalant du texte bien écrit, le lecteur se lance dans la découverte d'un conte qu'il suppose traditionnel et linéaire, avec une morale, ou tout du moins une leçon à la fin. Il ne s'est pas trompé, mais il était loin d'imaginer qu'il se prendrait d'une telle affection pour chacun des personnages. Il n'y a pas de méchant : le conte ne repose pas sur une opposition manichéenne. le point de vue se concentre sur la reine et ses enfants, un milieu aisé à l'abri du besoin, avec des serviteurs. En cours de route, intervient un monte-en-l'air issu d'une classe défavorisée, sans pour autant que le récit ne comprenne un point de vue social ; ce n'est pas ce genre de récit. Dans ces beaux atours indiens, l'auteur raconte un drame, et la manière dont différents personnages gèrent émotionnellement ces épreuves psychologiques. Il n'y a pas de commentaire recourant au vocabulaire psychanalytique, juste la mise en scène de la manière dont les protagonistes se comportent. Les deux thèmes principaux sont l'exercice du pouvoir et le deuil. Pas de leçon ou d'approche théorique, ni même politique. Même s'il n'est ni reine ni enfant d'un couple royal, le lecteur éprouve une forte empathie pour les personnages principaux, et comprend tout à fait que Shikhara utilise son pouvoir pour exercer sa vengeance. L'ampleur de celle-ci fait réfléchir quant à toute entreprise de vengeance quelle qu'en soit la raison ou les conséquences. le comportement de sa fille Jalna et d'Akbar contraste par rapport à celui de la reine, montrant qu'il est possible de souffrir sans souhaiter se venger. L'enjeu du récit ne réside pas dans ce qui serait la bonne manière de réagir dans la tourmente du chagrin, mais de donner à voir ce qui accompagne celle ou celui qui chérit son chagrin, et ce qu'il advient de celle ou celui qui accepte que la vie continue, plutôt que de s'y résigner. Un conte magnifique, à la fois pour sa narration visuelle d'une grande douceur et d'une grande richesse tant descriptive que colorée, à la fois pour sa mise en œuvre des conventions du conte pour un récit adulte sur le chagrin, avec quelques petites touches d'humour bien tournées et ne manquant pas de piquant. Par exemple : Princesse, vos royales origines ne transforment pas, pour autant, vos menstrues en or liquide. Un conte avec la forme d'un joyau étincelant doucement.
La Réparation
Acceptation, soins, amour - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Nina Bunjevac. Il s'agit d'une bande dessinée en noir & blanc, comportant vingt-cinq pages, entièrement dépourvue de dialogue. Il s'agit d'un format imposé dans cette collection des éditions Martin de Halleux. Ce dernier s'est inspiré de l'ouvrage 25 images de la passion d'un homme (1918), réalisé par Frans Masereel (1889-1972). Il s'agit d'une histoire racontée en 25 gravures sur bois, chacune imprimée comme un dessin en pleine page, sans aucun dialogue non plus. L'autrice canadienne respecte cette contrainte, avec une entorse dans la mesure où sept pages comportent plusieurs cases, trois ou quatre. Une femme d'environ une trentaine d'années est assise à sa table de travail devant une page blanche. Sur son bureau, se trouvent également deux pots à crayon avec des porte-plumes, et à coté un flacon d'encre de Chine. Derrière elle, une bibliothèque remplie d'ouvrages. Elle se tient le menton de la main droite avec le coude posé sur la table. Dans la main gauche, elle tient un cadre dont elle est en train de contempler le contenu, songeuse. Elle pose le cadre sur la table, prend le porte-plume qui était posé sur la table, de la main droite, après avoir ouvert le flacon d'encre de Chine, et posé le bouchon à l'envers sur la table. Sous ses yeux se trouve la feuille vierge. Elle approche le porte-plume du flacon et l'y trempe. Elle relève le porte-plume : une goutte se trouve à son extrémité, prête à tomber. Elle rapproche le porte-plume de la feuille blanche et la goutte tombe dessus, formant une tache ronde aux contours irréguliers. La dessinatrice a suspendu son geste au-dessus de la feuille, le porte-plume à quelques centimètres au-dessus de la tache noire. Sous ses yeux, elle éprouve l'impression que la tache développe des excroissances vers l'extérieur, en forme de rayons irréguliers, d'elle-même. Les rayons poussent comme des branches nues, alors qu'il se forme au milieu un espace blanc et vierge, comme si l'encre se déplaçait par elle-même vers l'extérieur. La dessinatrice pose la main sur la feuille, tout en ayant changé la position du porte-plume pour qu'il ne touche pas le papier. Ses yeux lui jouent peut-être un tour : au milieu du cercle blanc au centre de la tache, il y a comme un œil avec les paupières qui la regarde directement. Au centre de cet œil grandi des dizaines de fois, elle distingue un chien courant vers elle, au milieu d'arbres, tenant un petit bout de bois entre ses mâchoires. le chien s'arrête devant un arbre et laisse choir le bâton au sol, puis se dresse sur ses pattes postérieures pour faire le beau au droit de sa maîtresse, une fillette suspendue à trente centimètres au-dessus de sol, s'accrochant à deux mains à une branche d'arbre. Une dame bien habillée pousse la porte de la clôture du pavillon avec le grand jardin, les arbres, le chien et la fillette, ainsi qu'une vieille femme habillée simplement. Voilà un défi très contraint : raconter une histoire complète en vingt-cinq pages, sans avoir recours à aucun mot, uniquement par les images. Par comparaison au récit séminal de Frans Masereel en vingt-cinq images, à raison d'une par page, l'autrice s'accorde un peu de rab puisque sept pages comportent plusieurs cases, ce qui amène le total à quarante-trois dessins, mais effectivement répartis sur vingt-cinq pages. Il s'agit donc d'une histoire qui se lit rapidement, très simple en termes d'intrigue, avec une forme de retour en arrière dont le lecteur comprend qu'il s'agit d'un souvenir de l'autrice, de nature traumatique. Sur le plan graphique, les dessins sont d'une méticulosité extraordinaire, dans un registre très descriptifs avec un niveau de détails élevés. Nul doute que l'artiste se met en scène et qu'elle réalise ses dessins à la plume et à l'encre de Chine comme elle se représente dans les premières pages. Pour augmenter l'impression de volume et la sensation de texture, elle réalise de fins réseaux de points ou de hachures d'une grande délicatesse, évoquant le travail de Gerhard, le décoriste de Dave Sim sur la série Cerebus, en encore plus fin et délicat. Dans le même temps, elle réalise des formes un tout petit peu simplifiées pour que les dessins conservent une lisibilité immédiate, même avec ce fourmillement de traits et de points. Ce travail aboutit à des images présentant une consistance incroyable, avec une sensation de délicatesse plutôt que de préciosité. Cette qualité graphique incite le lecteur à prendre son temps pour savourer chaque planche, chaque dessin. La narration graphique apparaît donc comme évidente et accessible, chaque dessin immédiatement lisible, laissant le lecteur libre d'y passer un peu de temps ou au contraire de dévorer. Pour autant, l'artiste joue avec les possibilités de la bande dessinée pour mettre en scène des phénomènes psychiques complexes et délicats. Cela commence avec cette simple tache d'encre qui semble changer de forme de sa propre volonté, et contenir comme une fenêtre vers un ailleurs. le lecteur n'éprouve pas le besoin de mots supplémentaires qui viendrait expliquer le phénomène : il s'agit d'une évidence. Or dès la page suivante en vis-à-vis, l'image du chien bondissant avec le bâton dans la gueule se trouve dans la pupille de l’œil que le lecteur associe à celui dessiné au milieu de la tache d'encre, tout en se disant qu'il s'agit d'un souvenir venant s'afficher dans l'esprit de l'autrice. C'est ce même œil qui permet de contempler la fillette se balançant au bout d'une branche, puis à partir d'un point de vue tout à fait différent la dame qui pousse le portillon, vue de dos. Parfois le point de vue correspond à une vue subjective de la fillette ; d'autres fois le point de vue permet de voir ladite fillette. En outre, Bunjevac joue avec le cadre même du dessin : huit bordures sont de forme circulaire correspondant au périmètre de la pupille, une est en forme de trou de serrure, les autres sont des bordures rectangulaires traditionnelles. L'artiste joue également avec la temporalité, et parfois la simultanéité. Habitué des bandes dessines, le lecteur comprend bien que chaque case suivante se déroule quelques instants ou quelques heures, ou jours, après la précédente. À l'exception du passage par la pupille au centre de la tache, succession qui correspond plus à un déplacement spatial ou mental, une succession très différente de celle où la tache tombe sur le papier. En planche onze, l'artiste met à profit un autre outil de la bande dessinée : alors que la dame au chapeau dort sur un canapé, la fillette pense à la vieille femme lui déposant un bisou sur le front, et dans un autre phylactère à son chien. L'autrice utilise alors deux bulles de pensée, mais en y plaçant un dessin plutôt que des mots pour rendre compte des souvenirs de la fillette. En planche dix-sept, elle réalise une construction d'image où elle superpose une brutalité à une pensée de la fillette qui se projette dans son état après l'événement, tout en pensant à la réaction de son chien, une image sophistiquée représentant une action ainsi que la réaction d'un personnage sous la forme de ce qu'elle imagine. La planche suivante raconte et établit des liens de cause à effet tout aussi inattendus et mêlant réalité et imaginaire pour un processus mental complexe, avec une grande simplicité et une grande clarté. En vingt-cinq pages, l'histoire est courte, et elle se lit très vite en l'absence de phylactères. Conscient de ce fait, le lecteur prend son temps pour savourer les images, et pour s'assurer qu'il assimile bien les liens de cause à effet qui apparaissent dans les images, ou plutôt qu'il établit par lui-même, à partir des images. Ce n'est qu'une fois l'ouvrage refermé qu'il prend conscience que l'autrice a su induire en lui ces liens à partir de simples images, surmontant les différences culturelles qui existent entre lui et elle, les expériences de vie différentes. Dans la bande dessinée, l'autrice est face à sa page blanche, non pas en tant que symbole de son manque d'inspiration, mais comme matérialité d'un moment calme où elle ne peut pas empêcher ses préoccupations inconscientes de prendre le dessus sur sa pensée. Il s'agit vraisemblablement d'un traumatisme qui a laissé une marque profonde, et les pages suivantes en exposent la nature. le titre indique l'enjeu du récit : la réparation, mais sans préciser qui accomplit cette réparation. le lecteur découvre ce processus sous des atours fantastiques, tout en comprenant bien qu'il s'agit d'un cheminement psychologique. En refermant l'ouvrage, il découvre en quatrième de couverture, un mot de l'autrice : j'ai plongé mon cœur et mon âme dans ce livre qui est l'histoire la plus personnelle que je n'ai jamais racontée. le lecteur repense alors à ce à quoi il vient d'assister et une douce chaleur l'envahit à la suite cette réparation, cette promesse de pouvoir aller de l'avant en ayant accepté ce que l'on est, en ayant fait preuve de compréhension et de compassion pour l'enfant qu'on a été. Une très courte bande dessinée de vingt-cinq pages, sans aucun mot. Un récit qui se dévore en quelques minutes, qui peut se savourer visuellement en prenant le temps de laisser son regard se poser sur chaque planche, dans chaque case. Une maîtrise épatante des propriétés de la bande dessinée pour un évoquer une expérience personnelle, un processus de réparation délicat et empathique appliqué à soi-même, une communion merveilleuse pour soigner une blessure profonde. Extraordinaire.
Punisher - Soviet
Dites-leur que c'est le Punisher qui vous y a forcé. - En termes de parution, ce tome fait suite à Punisher the platoon (2018), dessiné par Goran Parlov. Il comprend les 6 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2020, écrits par Garth Ennis, dessinés Jacen Burrows, encrés par Guillermo Ortego, et mis en couleurs par Nolan Woodard. Les couvertures ont été réalisées par Paolo Rivera. Ce tome contient également les couvertures alternatives réalisées par Jacen Burrows, Marcos Martin, Michael Dowling, Esad Ribi?, Valerio Giangiordano, Cananovas, Takashi Okazaki. Dans une grande ville des États-Unis, Frank Castle (Punisher) pénètre dans le sous-sol d'un bâtiment pour éliminer les criminels qui s'y trouvent. Il découvre qu'ils sont déjà tous morts, abattus par une arme à feu maniée par un professionnel : toutes les balles ou presque ont trouvé leur cible, quasiment aucune ne s'est perdue dans un mur. Cela fait quelques mois qu'il avait pris cette bande en chasse, après avoir obtenu des informations d'un policier désemparé sur leur chef Konstantin Pronchenko, un russe. Non seulement cette bande avait amélioré leur système de livraison de drogues en l'acheminant par convoi de plusieurs véhicules utilitaires sport (SUV), mais en plus en passant par des banlieues dortoirs pour bénéficier d'un environnement tranquille et peuplé de civils, mais en plus Pronchenko avait commencé à investir dans des affaires légales. le policier ouvre sa boîte à gant et remet une enveloppe avec des informations sur ces opérations, à Castle. Ce dernier étudie le dossier et est en train d'y penser en planque de nuit dans une banlieue en attendant le passage d'un convoi de SUV. Quand il a débarqué sur la côté ouest, Pronchenko a commencé par se faire une place au soleil en accomplissant ce que les autres refusaient de faire. Il a écœuré pas mal de parrains qui ont fini par aller voir ailleurs, pour ne pas avoir affaire à lui. Il en est à sa cinquième épouse trophée, et a eu trois fils, maintenant adultes. Castle se pose deux questions. Comment Pronchenko en est venu à mettre en oeuvre des méthodes plus élaborées et sophistiquées ? Qui a abattu ses hommes dans le sous-sol avec un fusil d'assaut de type AK ? Le convoi de SUV noirs passe devant le SUV blanc du Punisher : il est temps de passer à l'action. Castle sait pertinemment que ce convoi constitue à la fois un bon moyen pour réussir à acheminer la marchandise, et également un piège pour toute personne qui souhaiterait l'attaquer, à commencer par lui. Il fait feu sur l'un des véhicules avec une arme automatique, et il est immédiatement pris en chasse par quatre véhicules avec des hommes armés à bord. L'un d'eux réussit à le percuter latéralement, mais pas assez fort pour l'arrêter. La course-poursuite prend fin quand Castle arrête son véhicule dans un entrepôt. Les autres s'arrêtent sur le parking devant. Les hommes armés descendent, se couvrant les uns les autres et s'avancent prudemment vers le SUV blanc. Bien sûr Punisher a préparé son coup et est sorti du véhicule sans se faire remarquer. le responsable du groupe armé donne l'ordre de tirer. Pour peu qu'il ait goûté à la version MAX du Punisher, le lecteur achète ce tome les yeux fermés : c'est la version MAX de Garth Ennis, c'est forcément de la bonne. En plus c'est un type de récit qu'il n'espérait plus voir : une histoire se passant au temps présent, plutôt que dans le passé. Dès la scène d'ouverture, le lecteur retrouve les sensations qu'il attend : Punisher massif et immarcescible, inexpressif et calme. Il examine le carnage comme s'il était chez lui, avec un oeil de professionnel, une analyse technique dépourvue d'émotion. Frank Castle est de retour au meilleur de sa forme, l'incarnation du nettoyeur sans âme, du justicier froid et efficace. Il est certain qu'il sortira triomphant des épreuves qui l'attendent et qu'il éliminera tous les criminels de manière définitive : une solution simple et cathartique pour un lecteur vivant dans un monde complexe, sans jamais de dénouement tranché et satisfaisant. le personnage russe attendu (figurant sur la couverture) fait son apparition à la fin du premier épisode. Surprise ! Lui et Castle vont faire équipe dans une relation de confiance de qualité. La confrérie de Solntsevo (Solntsevskaya Bratva) n'avait aucune chance face à Punisher… elle en a encore moins avec ce duo à ses basques. En revanche, le lecteur ne peut pas réprimer une petite déception en voyant que ce n'est pas Goran Parlov qui dessine cette histoire, artiste extraordinaire alliant une impression de dessin simple et immédiatement lisible, avec une précision étonnante dans les éléments historiques. D'un autre côté, Jacen Burrows n'est pas le premier venu : il a déjà collaboré avec Ennis pour Crossed, et avec Alan Moore pour Providence (2015-2017). Effectivement les traits apparaissent plus appliqués, tout en étant fidèlement encrés par Guillermo Ortega. le dessinateur trace ses traits des décors à la règle, bien rigides, utilise un trait fin et précis pour détourer les formes. le lecteur constate rapidement qu'il s'est investi pour respecter la véracité historique des uniformes militaires, et pour représenter les différentes armes à feu. Ennis est très exigeant sur ces éléments visuels, et est connu pour faire reprendre leur planche aux artistes qui se tromperaient sur un détail militaire ou paramilitaire. Sans surprise, le récit développe une guerre du vingtième siècle, une des marques de fabrique du scénariste : la guerre d'Afghanistan (1979-1989). Sans surprise, Burrows se montre à la hauteur, ayant été à bonne école avec le niveau d'exigence légendaire des scénarios d'Alan Moore. Effectivement, le lecteur peut trouver les dessins un peu figés, un peu trop sages ou académiques par comparaison avec ceux de Parlov. Il peut aussi les comparer aux interprétations réalisées par Rivera et les autres artistes des couvertures variantes. Ces derniers ne peuvent pas s'empêcher de dramatiser leur image, avec Punisher plus vers le personnage d'action romantique ou hyper viril. L'interprétation de Burrows reste dans un registre plus réaliste, avec une apparence factuelle, sans exagérer ni ses mouvements, ni ses capacités, ni son expressivité. de ce point de vue, il est en phase avec la tonalité d'Ennis, racontant l'histoire de manière visuelle, sans trahir les intentions du scénariste. le lecteur voit un homme avec une solide carrure, effectivement aux gestes mesurés de professionnel, au visage inexpressif, même sans colère ou agressivité apparente. L'artiste dessine les décors dans les cases avec une haute régularité, avec un bon niveau de détails, toujours dans une veine réaliste. Les scènes d'action et d'affrontement restent dans le même registre réaliste, avec des plans de prise de vue d'une grande clarté, pour un déroulement plausible. La narration visuelle fait exister les personnages de manière crédible, au service du scénario, en le respectant. Le lecteur sait que Garth Ennis a une affinité certaine pour Punisher, et qu'il met en valeur le personnage, soit en faisant ressortir le contraste entre lui et ses opposants ou ses plus rares alliés, soit en le montrant avancer sans relâche habité par une valeur morale chevillée au corps, ou motivé par une obsession de vengeance. Il retrouve bien ces deux composantes dans le récit : le jeu des différences entre Punisher et le russe, sa motivation différente de celle du russe. Même si la fin du récit ne fait aucun doute (Punisher massacre le criminel), le scénariste maintient le suspense avec des situations de combat haletantes, et des événements inattendus. le lecteur apprécie un thriller musclé et viril au premier degré, une histoire de vengeance, avec des moments Ennis (cruauté avec une dimension gore) qui ne virent pas à la farce macabre. Cela fait belle lurette que Garth Ennis est un auteur confirmé et le lecteur savoure les autres thèmes entremêlés à l'intrigue. Castle a constaté que Konstantin Pronchenko a gagné en finesse dans ses méthodes, et même en intelligence : il a recours à des professionnels compétents. Impossible de ne pas y voir un commentaire sur la spécialisation des métiers et sur le recours à des consultants, et même à une organisation du travail fondée sur l'externalisation. Progressivement, le portrait de Zinaida Sebrovna, cinquième épouse de Pronchenko, s'étoffe pour une étude savoureuse sur l'ambition et d'une femme entièrement à la merci d'un caprice arbitraire de son époux aux méthodes expéditives et au tempérament colérique. Il y a également l'histoire personnelle du russe, et un regard inhabituel sur le ressenti d'un soldat d'une force d'occupation, face à des ennemis aux méthodes barbares, et à une population qui voit les russes comme des occupants illégitimes plutôt que comme une force armée les protégeant d'une guerre civile atroce. Comme dans de précédents récits du Punisher, le lecteur peut être déstabilisé par le fait qu'Ennis ne présente qu'un côté du conflit (celle du soldat russe, et pas celle de la population ou des moudjahidines), mais c'est bien l'intention de l'auteur. Un nouveau récit de Punisher par Garth Ennis, ça ne se refuse pas. Il est possible de regretter l'absence de Goran Parlov, mais Jacen Burrows et Guillermo Ortega réalisent des pages qui développent l'esprit du récit, sans contresens, avec une application et un solide savoir-faire pour ses différentes composantes : attitude et apparence de Punisher, consistance des décors, authenticité des accessoires et uniformes militaires, mise en scène des séquences d'action et des affrontements. Garth Ennis écrit plus en retenue que d'habitude, ce qui donne encore plus de force aux horreurs, avec un regard personnel sur le monde qui nourrit ce récit de genre.
Batman - Un long Halloween
Un des meilleurs comics sur Batman que j'ai lus jusqu'à présent. Si en plus, on le resitue dans la période de sa sortie (1996), il est impossible de ne pas qualifier cette œuvre de culte. Elle amène ainsi tous les codes de la série avec une enquête sombre et très bien écrite sur fond de guerre intestine entre deux grandes familles de la pègre de Gotham : les Falcone et les Maroni. Harvey Dent constitue également l'un des personnages centraux de cette histoire avec Batman et le capitaine de police Gordon et on suit avec un plaisir non dissimulé sa lente descente vers la folie qui l'amènera à devenir "Double face". La plupart des autres "méchants" de l'univers de Batman sont également présents : Catwoman, le joker, l'homme mystère, Julian Day, Poison Ivy, etc... mais leur introduction reste bien amenée et cohérente avec l'histoire d'ensemble. La chute finale, assez ouverte, conclut plutôt bien l'intrigue et laisse place à l'imagination du lecteur quant à l'identité réelle du tueur en série Holiday. Côté dessin, Tim Sale croque les personnages de la série de l'homme "Chauve-souris" de très belle manière (mention spéciale à la dentition du Joker!) et avec un jeu d'ombres et de couleurs très franches mettant en valeur les décors grandioses de bon nombres de scènes. Certaines pages pleines (au moins deux par chapitre) méritent ainsi que le lecteur s'y attarde pour contempler tout le savoir faire du dessinateur dans le découpage des différentes scènes d'action. Si on ajoute à cela, que j'ai eu entre les mains la très belle intégrale éditée par Black label en 2022 et comportant de nombreux bonus tels que des entretiens avec Christopher Nolan (qui s'est fortement inspiré de l'univers de cette œuvre pour sa série the dark knight, rien que ça...) ou des croquis et dessins de Tim Sale, vous comprendrez pourquoi j'ai été totalement conquis. Un ouvrage que tout fan de Batman doit posséder. Originalité - Histoire : 9/10 Dessin - Mise en couleurs : 9/10 NOTE GLOBALE : 18/20
Les Frontières du douanier Rousseau
La simplicité leur est insupportable. - Ce tome contient une biographie partielle du douanier Rousseau, ne nécessitant aucune connaissance préalable. Il a été réalisé par Mathieu Siam pour le scénario, et par Thibaut Lambert pour les illustrations et les couleurs. La première édition date de 2022. Il comporte cent-huit pages de bande dessinée, ainsi qu’une postface de sept pages avec illustrations, dans laquelle le scénariste explique la genèse du projet, sa motivation et ses objectifs ainsi que ceux du dessinateur. Palais de Justice de Paris, le 9 janvier 1909. Il neige et un homme en costume avec un chapeau, une canne et une sacoche court pour y entrer. Il glisse sur les marches et perd l’équilibre. La sacoche vole dans les airs, s’ouvre en tombe et les papiers s’éparpillent. L’écrivain Castel reprend juste sa sacoche, sans prendre le temps de ramasser ses documents, même pas ceux que lui tendent des passants. Il pénètre enfin dans la salle d’audience et prend place à côté de du journaliste Rassat. Les deux hommes font connaissance. Rassat, journaliste au Petit Quotidien demande à l’écrivain ce qu’il vient faire dans un jugement de faits divers, car on n’est pas dans un café de Montparnasse ici. La veille au soir dans tous les cercles littéraires, on ne parlait que de ce procès. Il paraît que le peintre Rousseau est une curiosité à entendre et qu’il y a bien matière à faire un bel article. Ce peintre est fantasque. Le juge fait entrer l’accusé : Henri Rousseau. Il demande au greffier de procéder au rappel des chefs d’accusation et des faits établis la veille. Monsieur Henri Julien Félix Rousseau, retraité de l’Octroi de Paris, est accusé de faux et usage de faux. Messieurs les jurés, la cour a établi hier que Monsieur Sauvage, commis de 3ème classe à la banque de France, déclara à Monsieur Rousseau avoir été victime d’usurpateurs. Il lui demanda de l’aide pour récupérer son argent. Monsieur Rousseau n’y vit pas d’inconvénient. Sur les instructions précises du banquier véreux, Rousseau réalisa de faux chèques. Le 9 novembre 1907, Rousseau se présenta à la succursale de la banque de France de Meaux, où le caissier lui remis 21 billets de 1.000 francs correspondants au montant des faux chèques. Il donna les billets à Sauvaget qui lui offrit 1.000 francs pour le service rendu. Le juge demande à l’accusé s’il reconnaît les faits. Rousseau demande : lesquels ? Les chèques, le juge lui indique que ce sont des faux, mais pour le peintre ils étaient vrais, voilà tout. Il veut bien reconnaître tout ce qui a été dit, mais ce qui lui paraît grave, c’est de ne pas pouvoir finir sa toile en cours. Son avocat reformule : ce que son client veut dire, c’est qu’il comprend la gravité des actes reprochés, mais qu’il n’en est pas pour autant responsable. Il est lui aussi une victime de ce monsieur Sauvaget. Rousseau reprend : il est bien une victime. Mais après avoir réfléchi toute la nuit, il croit qu’il est possible d’arranger tout cela rapidement : on le libère et il fera un grand portrait de la dame du juge. L’exercice de la biographie en bande dessinée nécessite de faire des choix : plutôt une construction chronologique ou plutôt une construction thématique, plutôt une histoire à la première personne ou plutôt des témoignages présentant des facettes différentes du sujet. Les auteurs parviennent à intégrer ces différentes approches en situant le temps présent de la biographie en 1909, lors du procès d’Henri Rousseau (1844-1910), alors âgé de soixante-cinq ans. À la prise de contact, voici donc une bande dessinée de prétoire : avocats, juge et témoins évoquent la vie du douanier Rousseau et celui-ci les interrompt par des commentaires décalés. D’un côté, cela donne un cadre au récit et constitue un dispositif propice à la prise de recul puisque chaque intervenant commente avec un jugement de valeur apporté par les années écoulées, ou sur la base d’un point de vue découlant de leur fonction, l’accusation, la défense, la gestion du procès. D’un autre côté, ce n’est pas un cadeau pour le dessinateur qui se retrouve avec des scènes très statiques essentiellement composées d’individus en train de parler tout en conservant une posture, à l’exception d’Henri Rousseau montrant plus naturellement ses émotions. Thibault Lambert réalise des dessins à l’aquarelle, sans trait de contour encré (sauf pour quelques nez et quelques mentons), en couleur directe. Il a opté pour une nuance chromatique d’ambiance appliquée aux séquences de procès, entre acajou, brique et terre de Sienne, déclinée en teintes plus ou moins foncées en fonction de l’éclairage. Cela apporte une forme de monotonie, faisant ressortir que ce n’est pas un environnement propice à l’épanouissement de l’artiste jugé, à l’expression de sa créativité. L’expressivité des visages transmet bien l’état d’esprit des intervenants, entre énervement, moquerie, amusement, ou incompréhension. Chaque personne en train de parler ou d’écouter adopte une position en cohérence avec ses propos ou la manière dont il les reçoit. L’artiste parvient à apporter du rythme et du mouvement avec le langage corporel et les cadrages, dans ces suites de plans poitrine et plans taille d’individus en train de parler. Dès qu’une personne apporte son témoignage, la bande dessinée passe en couleurs, toujours en couleur directe, majoritairement avec des teintes pastel. La peinture de Lambert comprend une forme de simplification des traits des visages, des silhouettes, des éléments de décors, sans pour autant essayer de singer les caractéristiques de la peinture du douanier Rousseau. Il utilise l’aquarelle pour évoquer l’ambiance lumineuse, rendre compte des formes, jouer avec les taches de couleurs, et à deux reprises opérer un glissement vers une toile de Rousseau, comme si la perception du peintre s’imposait à la réalité pour la transformer et entraîner le lecteur dans sa vision intérieure subjective entièrement modelée par sa sensibilité. Les séquences de témoignage apportent une forte variété visuelle de lieux et de personnages : les douaniers attendant sur le quai d’un port qu’un navire se présente, les collègues de Rousseau lui faisant un canular dans un cimetière de nuit, la visite d’une grande serre tropicale avec quelques animaux en cage, une vision de Paris et de la tour Eiffel, un été dans la campagne près de Laval, un atelier de ferblantier, un cabinet de notaire, un champ de tournesols (avec un clin d’œil à Vincent Van Gogh en page 46), une cellule de prison bien grise, l’appartement de Rousseau à Paris avec la petite cour en bas d’immeuble, et à trois reprises une source d’inspiration du peintre. D’un côté, le rendu à l’aquarelle apporte une forme d’unité visuelle à l’œuvre. De l’autre côté, le dessinateur surprend régulièrement le lecteur par une composition ou l’agencement des couleurs : le dessin en pleine planche essentiellement blanche en page 15 alors que Rousseau entame une esquisse, les ombres chinoises des troncs dénudés de nuit dans le cimetière en page 19, les taches de couleurs pour les fleurs des bouquets d’une vendeuse sur le marché, l’effet de jungle naïve dans la serre, le blanc qui sépare une femme en train de poser de Rousseau qui prend les mesures pour bien montrer la distance d’interprétation entre sujet et artiste en page 71, le dessin en double page montrant l’activité effervescente dans la petite pièce principale de l’appartement parisien du peintre, etc. Ainsi la narration visuelle tient le lecteur par la main pour qu’il considère la réalité pour partie avec le regard d’Henri Rousseau. Le scénariste commence par le présenter sous son jour le moins flatteur : un contrefacteur pas très futé, criblé de dettes, un citoyen peu conscient de ses responsabilités et incapable d’y faire face, un peintre n’ayant pas les pieds sur terre et dont la prétention d’artiste suscite la moquerie des adultes du fait de la naïveté de ses toiles. Au fil des témoignages, le lecteur assiste à des passages clé de la vie de l’artiste, par ordre chronologique, à l’exception de la première scène expliquant d’où provient le qualificatif de Douanier qui a fini par remplacer son prénom. Il découvre un homme issu d’un milieu prolétaire, obligé de devenir soldat car son père l’a inscrit d’autorité dans l’armée. Mais aussi un créateur persuadé de son talent et de la qualité de sa vision artistique, ayant côtoyé Alfred Jarry que l’on voit commencer à composer Père Ubu dans l’appartement de Rousseau, Pablo Picasso avec qui il discute, Guillaume Apollinaire et Marie Laurencin qui viennent manger chez lui, sans oublier Jean-Léon Gérôme (1824-1904), peintre et sculpteur français dont il fut le voisin de palier. En entamant une biographie d’un artiste célèbre et retenu par la postérité, le lecteur espère découvrir sa vie, les conditions de développement de son talent, et la réalisation de ses principales œuvres, ainsi que l’accueil qui leur a été réservé. Le scénariste donne satisfaction sur chacun de ces éléments, en procédant par exemples ou par échantillons, plutôt que de manière exhaustive, avec un choix très intelligent et pertinent. Il ne s’arrête pas là : dans la postface, Mathieu Siam écrit que qu’il était intrigué par deux choses concernant ce peintre. Tout d’abord le fait qu’on ne l’appelle pas le peintre Henri Rousseau, mais le Douanier Rousseau, sans compter que le scénariste lui-même travaille pour l’administration des douanes. Puis le fait qu’il est personnellement réceptif à sa peinture : ses toiles provoquent un premier effet déstabilisant conduisant parfois à l’hilarité. Ses personnages aux proportions incohérentes, ses perspectives improbables et ses motifs naïfs, évoquent un travail enfantin. Au cours de cette biographie, ces caractéristiques sont exposées, y compris les réactions hilares. Puis Siam va plus loin en exprimant l’effet que les œuvres du Douanier Rousseau produisent sur lui, ce qui lui parle et transforme sa vision personnelle du monde, le lecteur pouvant alors réagir en comparant ses propres réactions. L’exercice de la biographie doit au moins satisfaire l’horizon d’attente comprenant le récit de la vie de l’artiste, un minimum de recul, et une narration visuelle en cohérence avec soit la vie du peintre, soit son œuvre, et, au mieux, proposer des passerelles entre les deux. Les deux auteurs réussissent parfaitement à tenir cette promesse implicite, et parviennent à faire mieux en transmettant ce qui leur parle, ce qui les touche dans les toiles du Douanier Rousseau avec clarté et sensibilité. Une belle réussite qui donne envie d’aller voir ou revoir une exposition consacrée à cet artiste.
Ranxerox
J'ai vu que les avis précédents n'ont pas été tendres avec Ranxerox, et bien que je puisse comprendre que certains n'aiment pas, je trouve ça bien dommage. Ranxerox (à l'origine "Ranx le zonard") est un classique sorti dans les débuts des années quatre-vingt. Cyborg créé à partir d'une célèbre marque d'imprimante et qui fait sa vie aux côtés de Lubna, une adolescente débridée. Alors oui, pour rejoindre les autres, il ne faut pas s'attendre à un scénario exceptionnel. En revanche, si vous cherchez une BD captivante mêlant ultra violence, drogue et sexe, ainsi que des dessins à couper le souffle, n'hésitez pas à la lire. Petite précision sur les dessins: les deux premières histoires sont en noir et blanc et les traits assez grossiers. Il faudra attendre la troisième histoire pour que le tracé de Liberatore s'affine et pouvoir enfin admirer ses paysages et ses personnages coloriés à la pastelle. En tout cas, il s'agit pour moi d'un classique de la bande dessinée Cyberpunk, mais à ne pas mettre entre toutes les mains.