J’ai tout de suite été pris par l’histoire. Dès les premières pages, j’avais envie de savoir ce qui allait se passer ensuite. Chaque événement arrive au bon moment, et il y a toujours quelque chose d’intéressant. Il y a du suspense, de l’émotion et même des moments drôles. Tout s’enchaîne naturellement, et je n’ai pas vu le temps passer en lisant.
Cette bande dessinée parle de sujets qui me touchent. Elle évoque des sentiments forts comme l’amitié, la peur, la joie ou encore le doute. On y trouve aussi des réflexions sur la vie, sur les choix que l’on fait et sur les conséquences qui en découlent. Par moments, cela m’a fait réfléchir, et à d’autres, cela m’a ému. Tout est bien dosé, et rien ne semble exagéré.
J’ai adoré suivre les personnages. Ils sont attachants et réalistes. Chacun a son caractère et ses qualités, mais aussi ses défauts, ce qui les rend crédibles. Certains m’ont fait sourire, d’autres m’ont touché. J’ai eu l’impression de les connaître pour de vrai. Leurs réactions sont naturelles, et je me suis facilement mis à leur place.
Les dessins apportent une vraie ambiance à l’histoire. Les expressions des personnages sont bien faites, et chaque détail compte.
Bref, cette BD m’a fait passer un excellent moment. Je la recommande à tout le monde, et je la relirai avec plaisir !
La responsable de ma petite BM a eu le nez fin en faisant entrer cette série début janvier. C'est en la lisant ,ce weekend, que j'ai appris sa dignité de Fauve d'Or du meilleur album à Angoulême. Personnellement je trouve ce choix très pertinent. En effet Luz nous propose une docu-fiction construite avec beaucoup d'intelligence et de justesse. Sur une période très visitée, l'auteur apporte une grande originalité de par son parti pris visuel. Ce parti pris renvoie immédiatement à l'histoire personnelle de Luz. Comme l'auteur, la peinture d'Otto Mueller a survécu à des épisodes d'une violence insensée. De la même manière le tableau assite avec sidération à l'avènement d'un monde mortifère qui détruit toute possibilité de l'élargissement de la pensée, surtout contradictoire.
L'entrée en matière de la série mérite déjà les applaudissements tellement je la trouve originale et donneuse de sens à ce qui va suivre.
Luz installe son lectorat dans une position privilégiée de témoins à travers les yeux des jeunes femmes. Position privilégiée mais inconfortable car elle insiste sur notre impuissance à modifier ces funestes fumées qui sortent des crématorium ou à intervenir sur les personnages omnipotents et cruels qui se penchent sur l'image d'un monde aux antipodes du leur.
Le scénario est parfaitement équilibré entre un documentaire très travaillé et instructif et une fiction où l'émotion nous saisit en de nombreux endroits. Le texte est parfois rare comme il se doit dans la contemplation mais il porte toujours par sa précision et sa justesse.
Enfin j'ai été conquis par la narration visuelle que propose Luz. Son trait économe va à l'essentiel pour rendre compte de cet environnement mortifère. Nous n'avons pas besoin de plus qu'un coin de fenêtre ouvert sur une cheminée , une horde vindicative aux brassards monstrueux pour être happés pour l'horreur du monde extérieur. C'est sombre mais touchant en nous renvoyant à notre responsabilité contemporaine de spectateurs passifs dans de nombreux domaines.
Je renvoie à l'excellente postface de Rita Kersting , Directrice du musée de Cologne, pour une compréhension encore plus fine du travail de Luz.
Une très belle lecture.
Toute cette boue, cette haine… Remuer encore tout ça. Les mêmes questions, toujours…
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Ce tome constitue une reconstitution de l’affaire du Petit Grégory, aussi appelée Affaire Villemin, réalisée avec l’assentiment et la participation de Jean-Marie Villemin. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Pat Perna pour le scénario, Christophe Gaultier pour les dessins et les couleurs, avec une préface de deux pages, écrite par Jean-Marie Villemin. Dans celle-ci, il revient sur le déroulement des faits, le rôle toxique de certains journalistes, les dysfonctionnements de la justice, la genèse du projet de bande dessinée. Il estime que malgré des raccourcis nécessaires à la narration, le fond demeure authentique, rien n’est inventé, et que cette bande dessinée honore la mémoire de Grégory, ce dont il est heureux. L’ouvrage se termine avec une postface de trois pages, rédigée par Jacques Expert, grand reporter à France Inter, un plan de Lépanges-sur-Vologne, et un de Docelles, et enfin un arbre généalogique de la famille Villemin et de la famille Laroche, ainsi que la liste des sources utilisées.
En 1984, Christine Villemin mout son café au son de Billie Jean qui sort de la radio. Elle va prévenir son fils Grégory, quatre ans, que c’est Mickael Jackson qui passe. Il se trouve dans la cour au pied de l’échelle sur laquelle est monté son père Jean-Marie pour refaire le bardage du mur. Ce dernier demande au petit de s’écarter car c’est dangereux. L’enfant s’éloigne contrarié, sa mère le sert dans ses bras et le réconforte. Il repart jouer dans le jardin et appelle sa mère car il a découvert un joli crapaud. Le père a fini ses travaux et il descend pour emmener son fils faire un tour. Un coup de vent emmène le chapeau de l’enfant. 16 octobre 1984, le chapeau de cowboy se trouve toujours dans la pelouse et des feuilles commencent à le recouvrir.
31 octobre 1993, à Évry, cité des Pyramides, Christine Villemin rejoint l’appartement qu’elle partage avec son époux, sous le nom de Dintinger. Celui-ci termine de préparer sa valise. Il la serre contre lui et la réconforte, puis il s’en va en lui disant qu’ils se retrouveront là-bas lundi. 2 novembre 1993, Jean-Marie est couché sur le lit de sa cellule qu’il partage avec deux autres détenus. Ils discutent ensemble, Jean-Marie a conscience qu’il y a un risque qu’il soit condamné. L’un des prisonniers le réconforte en lui disant que dans ce cas-là, il sera sorti au bout de cinq ans. La discussion continue et Villemin indique qu’il sait qui a tué son fils, il le sait depuis que Murielle Bolle a parlé, il suffit de se poser les bonnes questions. Qui pouvait avoir accumulé tant de haine, de jalousie, de rancœur pour assassiner un enfant de quatre ans et le jeter à la Vologne ? Il dispose de six semaines pour faire éclater la vérité, et aussi pour qu’on comprenne son geste. Il ne dit pas pardonner, mais comprendre. Le 3 novembre, le journaliste de RTL commente les événements. C’est aujourd’hui que s’est ouvert aux assises de Dijon le procès de Jean-Marie Villemin pour l’assassinat de son cousin Bernard Laroche.
C’est un peu délicat : une bande dessinée sur un drame atroce bien réel, dont les principaux intéressés sont vivants au moment de la parution, qui a donné lieu à de nombreux débordements médiatiques… Y a-t-il encore besoin d’en rajouter, de remuer la boue une nouvelle fois ? Certes, la participation et l’accord du père de l’enfant laissent à penser que cette version présente plusieurs intérêts. Et puis tout le monde n’a pas suivi les différentes phases de cette affaire, n’était pas né ou en âge de comprendre au moment des faits. La nature de ce meurtre ignoble, l’emballement médiatique et les errements de la justice, tout cela augure d’une lecture difficile. La préface donne l’assurance d’une version conforme aux souvenirs et au vécu du père. La postface vient attester du sérieux de l’ouvrage. Un feuilletage rapide montre que les auteurs se tiennent à l’écart du sensationnalisme : pas de scène de l’assassinat du petit garçon, pas de scène de l’assassinat de Bernard Laroche. En revanche, la mise en scène de la douleur des parents, de leur détresse face à l’acharnement, de la douleur d’autres personnes impliquées, en particulier Marie-Ange Laroche. La narration s’inscrit dans un registre réaliste et descriptif, avec des traits de contour un peu appuyés et comme griffés, des traits plus fins pour les textures et les ombrages, sans effet ou apparence photographique, ce qui crée une distance salutaire, sans impression de voyeurisme ou de pseudo reconstitution d’époque.
Entre la gêne du voyeurisme et l’inquiétude de la partialité, le lecteur entame cet album. Tout commence par une scène aussi intime que banale : un enfant joueur et curieux, des parents attentionnés. La narration visuelle se positionne sur un plan factuel : sans enjoliver ou romantiser les personnages, avec des traits encrés qui apportent la marque d’une réalité un peu rugueuse, présentant des aspérités et des traces de l’usure du temps. La page douze est occupée par un dessin en pleine page : le chapeau d’enfant abandonné, la maison en arrière-plan, les couleurs sont un peu ternes, engendrant un sentiment de tristesse. La tristesse s’accentue encore avec la page en vis-à-vis : une vue en élévation d’une zone de HLM, la banlieue dans ce qu’elle a de plus morne et d’habitat concentré. Le lecteur se fait la réflexion que le récit est passé de 1984 selon toute vraisemblance à 1993. S’il est familier de cette affaire criminelle, le lecteur replace tout suite ces deux séquences dans la chronologie, sinon il attend de découvrir ce qu’il en est, tout en se doutant de ce à quoi elles correspondent. Il comprend que les auteurs ont choisi une structure prenant comme point central la procédure de jugement de Jean-Marie Villemin, pour le meurtre de Bernard Laroche. Le père retourne donc en prison, puis il est emmené au tribunal de Dijon. Le récit se déroule à partir de là avec les témoignages successifs et des retours en arrière.
De ce fait, la trame temporelle du récit se cale sur celle des témoignages pouvant revenir à des dates différentes en fonction de qui est à la barre. Le lecteur s’adapte ainsi à chaque intervention pour suivre l’ordre chronologique, tout en voyant le développement d’un point de vue de différent. Ainsi les circonstances de l’assassinat de Bernard Laroche (29 mars 1985) sont exposées avant que les rétractations de Murielle Bolle (début novembre 1984). Le scénariste parvient à rendre compte des faits, des développements de l’enquête et de ses errements de sorte à ce que le lecteur néophyte puisse s’y retrouver, tout en montrant les conséquences sur les parents du petit Grégory. La narration visuelle se retrouve entièrement assujettie aux témoignages et aux déclarations. Le lecteur constate que scénariste et artiste ont travaillé en coordination pour éviter de longues dépositions avec uniquement une enfilade de têtes en train de parler. En particulier, le lecteur voit systématiquement où se déroule chaque déclaration, l’état émotionnel de la personne en train de parler, éventuellement la réaction d’autres personnes. Seules deux dépositions se limitent à une succession de têtes en train de parler le temps d’une page : celle du commandant Sesmat, et celle de la journaliste Laurence Lacour. Il garde à l’esprit qu’il s’agit d’une version du point de vue de Jean-Marie Villemin, et aussi qu’il existe des archives sur le déroulement des auditions, en particulier sur ce qui a été dit.
D’un côté, le lecteur a conscience qu’il s’agit d’une affaire criminelle non élucidée, avec des personnes encore vivantes accusées ou innocentées. D’un autre côté, il se rend compte qu’il est incapable de réprimer son empathie pour la mère ou pour le père de l’enfant. Ils sont montrés accablés par la douleur de leur deuil, des êtres humains en souffrance. Les autres acteurs du drame sont également représentés avec respect et dignité sans être diabolisés. Les dessins conservent une forme de distance, une façon de respecter l’intimité des uns et des autres, même lorsqu’une personne perd contenance et s’écroule en larmes. Il constate l’honnêteté de la démarche par exemple lors de la déposition de Murielle qui reste factuelle et conforme à la réalité, sans omettre le fait qu’elle a appris qu’elle était enceinte le jour de l’assassinat de son mari. Il ressort toutefois une personne dont la mise en scène du comportement constitue un jugement de valeur sans appel : le juge Jean-Michel Lambert. S’il prend l’envie au lecteur d’en savoir plus, par exemple en consultant une encyclopédie en ligne, il voit que l’ouvrage ne recherche pas l’exhaustivité, et que l’affaire criminelle se poursuit bien après 1993, ce tome se terminant d’ailleurs par un À suivre…
En fonction de son âge et de sa familiarité avec l’affaire, l’intérêt du lecteur peut s’avérer de différente nature. Une simple curiosité sur un fait divers : il découvre alors à quel point l’expression Fait divers est inappropriée. Une interrogation sur la réalité humaine d’une affaire judiciaire, de son instruction : il en perçoit alors différentes facettes, tout en ayant conscience que l’exposé n’est pas exhaustif. Un questionnement sur ce qui a abouti à un atroce imbroglio : là aussi, il en perçoit des éléments variés. Le caractère arbitraire d’un tel crime : il est le témoin de l’impact à vie du crime et de l’instruction sur le père de l’enfant, sur la mère de l’enfant, sur les personnes mises en cause, sur quelques personnes de manière incidente, telle la nounou de Grégory. Il se dit que la lecture de cette bande dessinée et sa réalisation ne s’apparentent pas au voyeurisme d’un accident de la route, mais à un témoignage humain d’un drame horrible et atterrant.
Une bande dessinée pour parler d’une des affaires criminelles françaises les plus médiatisées, avec un parti pris, celui du père de l’enfant. Les auteurs affichent explicitement ce choix dès la couverture, et le lecteur entame cet ouvrage en toute connaissance de cause. Il découvre une narration visuelle entièrement au service du témoignage et de la reconstitution, présentant la distance nécessaire pour éviter le voyeurisme malsain, la compassion attendue envers les personnes qui souffrent, un degré élevé de neutralité pour éviter toute sensation de vengeance ou de revanche. À partir des déclarations de Jean-Marie Villemin, le scénariste a dû opérer des choix pour rendre l’affaire intelligible au néophyte, et assez expliquée pour intéresser le lecteur qui en a entendu parler. Il parvient à l’objectif fixé, en contextualisant les faits, l’artiste montrant des êtres humains, en laissant de côté la majorité des reproches nominatifs relevant au mieux d’incompétence, au pire de malveillance. Poignant.
La modestie, c’est bon pour ceux dont le talent est modeste.
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Il s'agit d'histoires courtes de cinq pages, mettant en scène Blotch, personnage fictif dessinateur de presse. Ces récits ont initialement été publiés dans le magazine Fluide Glacial, de 1998 à 2000. Parution initiale en album : Le roi de Paris (1999) et Blotch face à son destin (2000), puis d’une intégrale en 2009, rééditée en 2024. C’est l’œuvre de Blutch (Christian Hincker), scénario & dessin. Ce recueil comprend un peu plus d’une centaine de pages de bande dessinée, en noir & blanc.
Blotch est attablé à la terrasse d’un café, avec trois autres artistes travaillant pour Fluide Glacial. Il pérore sur ses collègues : La petite Binette avec sa série Les Bidoches, il va se ramasser ! On prend pas les Français pour des ballots… Savez-vous ce qu‘on murmure à propos de ce bon Hugolo ? Tenez-vous bien… Eh bien, L’enfant du zoo, c’est lui ! C’est de l’autobiographie. ! Remarquez ! Avec cette dégaine, on l’imagine aisément sur la paille ! Ce pauvre Goutelette ! Le malheureux est complètement à côté de la plaque ! Il est fini ! Dans son esprit, Blotch voit ses collègues s’extasier sur lui : Insurpassable ! Un génie ! L’honneur de leur profession ! La nuit venue, Blotch, bien aviné, hèle deux passantes en leur criant qu’il va leur rendre hommage, en tout bien tout honneur. Le lendemain matin, madame Gerboix, sa logeuse, vient frapper à sa porte pour lui réclamer son arriéré de loyer, c’est-à-dire deux mois. Il promet de régler demain, dernier délai. Il téléphone à son journal pour demander une avance, en vain. Il demande à son meilleur ami de lui acheter une toile, mais l’autre en a déjà jusque dans sa salle de bains de ses toiles. Il essaye d’en vendre à des touristes sur la voie publique, sans succès. À dix-huit heures aux Puces, il finit par échanger son lot de toiles contre une unique autre, parce que le vendeur lui raconte que sous la peinture, il y aurait un Rembrandt !
Une autre journée, Blotch se réveille en piètre forme à midi, dans sa petite chambre. Il commence par tousser tout ce qu’il peut au-dessus du lavabo. Après une toilette de fond en comble, il est enfin présentable. Il entend un bruit dans le couloir et il va coller son œil au trou de la serrure. C’est Lucienne la fille de la concierge… À peine dix ans, cette dévergondée tente de l’exciter en se laissant glisser sur la rampe de l’escalier, la culotte relevée. Chaque matin, il la repère au froissement de son tablier. Chaque matin, elle se croit maligne parce qu’elle lui exhibe son derrière menu et frais. Enfin, il sort, avec un carton à dessin sous le bras, et il croise la fillette en bas de l’escalier qui le regarde passer effrontément. Il hait les enfants. Il se rend dans les bureaux du magazine Fluide Glacial : la rédaction est le lieu où se côtoient les grands esprits et les plus modestes. Monsieur Delapiche, leur éclairé rédacteur en chef, sort de son bureau et demande aux artistes présents de se conduire avec dignité, car il reçoit ce jour la visite d’un jeune dessinateur étranger, un sujet belge qui vient de Bruxelles. À son bureau, la secrétaire annonce l’arrivant : M. Rémi.
Un homme bien mis, signant son nom avec style et classe… mais voilà que la première histoire en donne une idée bien différente. Le lecteur constate rapidement que cet ouvrage met en scène Blotch, un dessinateur de presse, dans le contexte des années 1930 en France, à Paris. Ce recueil se compose de vingt-et-une histoires de cinq pages chacune, autant de nouvelles, dont vingt consacrées à Blotch, et une à Georgette sa compagne. Il comprend qu’il se produit une forme de mise en abîme avec décalage, puisque Blotch soumet ses dessins à la revue Fluide Glacial, qui dans la réalité a été fondée en avril 1975, par Marcel Gotlib, Alexis (Dominique Vallet) et Jacques Diament. Cela le rend attentif à des consonnances similaires entre le nom de certains personnages et d’autres auteurs du magazine. Le Binette avec Les Bidoches apparaît comme une référence directe aux Bidochon de Binet. Ici, le rédacteur en chef s’appelle Monsieur Pierre Delapiche (peut-être un clin d’œil à Jean-Christophe Delpierre). En revanche, il ne fait pas de doute que le très chic, impressionnant et respectable Monsieur Marcel, fondateur du journal, rend hommage à Marcel Gotlib, même s’il n’y a aucune ressemblance physique. Le lecteur assidu de la revue Fluide Glacial pourra trouver d’autres clins d’œil et taquineries référentielles. Le lecteur novice en la matière ne se sentira pas exclus pour autant.
Donc voici ce monsieur peut-être trente ans ou plus qui réalise des dessins comiques, à l’humour ringard, misogyne et raciste. S’il porte beau en public, habillé avec goût, la deuxième histoire offre de le voir au réveil, affalé dans son lit en pantalon et marcel, pas rasé, pas coiffé, pas lavé : le spectacle est consternant et affligeant. Dès la quatrième case, il est apprêté, et il apparaît comme un homme du monde, aux manières raffinées. Au cours de cette vingtaine d’histoires, il se montre arrogant, condescendant, méprisant, suffisant, raciste, envieux, pleutre, lâche, misogyne, maître-chanteur, rétrograde, réactionnaire, menteur, maltraitant, mauvais perdant, ingrat, obséquieux, complaisant, traître, perfide, fourbe, imbu de sa personne, etc. Heureusement qu’il n’y a que vingt histoires qui lui soient consacrées… Son langage corporel est l’avenant avec une moue parfaite quand il dénigre la personne à qui il s’adresse ou qu’il se montre servile avec un autre. À quelques reprises, il perd toute contenance et s’emporte, son visage devenant alors un masque grimaçant et hideux. Le lecteur peut voir à sa posture que Blotch souffre quand il travaille pour produire un dessin à la ligne raffinée, tout en étant assez pauvre visuellement.
En découvrant le caractère de Blotch et ses failles morales, le lecteur se dit que les autres personnages ne pourront qu’apparaître sous un bon jour. Les deux premiers collègues attablés avec lui boivent ses paroles, se délectant des ragots et des jugements négatifs. Sa logeuse donne l’impression de très bien savoir que son locataire ne pourra pas la payer, tout en étant sans état d’âme, même sa fille d’à peine dix ans semble nourrir des pensées méchantes. Son éternel rival, Jean Bonnot, distille moins de fiel, tout en étant prêt à en découdre avec Blotch. Le rédacteur en chef et le président de Fluide Glacial affichent la morgue de leur classe sociale. Il faut attendre la huitième histoire pour faire connaissance avec Nora Foster, une comédienne réellement admirative du travail de Jean Bonnot. Puis vient Arthur, un trompettiste de jazz afro-américain déclarant son admiration pour le dessinateur, et encore Georgette la compagne de Blotch. L’auteur met en scène avec conviction et art les personnages de cette comédie humaine, leur insufflant vie et plausibilité, sans rien cacher de leurs défauts et de leur mesquinerie morale.
Blutch réalise des cases chargées en traits de texture et d’ombrage, épaississant son trait pour les scènes nocturnes (l’assassinat du poète Saint Chamoux au couteau), recourant à de solides aplats pour le noir des costumes des messieurs lors d’une soirée. Ainsi les cases apparaissent chargées avec une sensation quasi tactile. Le lecteur voit qu’il ne s’agit pas d’un artifice pour donner l’impression de dessins denses. L’artiste représente soigneusement les tenues vestimentaires, en veillant à ce qu’elles soient conformes à l’époque, sans oublier les couvre-chefs de ces messieurs. Il plante le décor pour chaque scène avec des accessoires également d’époque, et des arrière-plans réguliers. Ainsi le lecteur se retrouve attablé à la terrasse d’un café parisien, dans un minuscule appartement parisien d’un quartier populaire, dans les bureaux de Fluide Glacial, à la réception ou dans le somptueux bureau du rédacteur en chef, assis sur un banc au bois de nuit, à baguenauder dans les rues de Montmartre, à manifester sur un grand boulevard, au théâtre, dans l’appartement chargé de Balthazar Léandru à la décoration exotique et hétéroclite, dans un club de jazz, dans un atelier d’artiste, dans un stade pour assister à un match de boxe, à regarder une opérette, à visiter l’atelier d’impression des éditions Cornélius, dans la chambre à coucher de l’appartement de Georgette, etc.
Rapidement, le lecteur prend goût à la forme d’humour qui se dégage du caractère et du comportement de Blotch, sans pour autant se mettre à le mépriser, parce qu’il ne souhaite pas se rabaisser à son niveau. Il se rend progressivement compte que le dispositif de mise en abîme produit son effet. Chaque nouvelle s’ouvre avec une case de la largeur de la page dans laquelle Blotch signe son nom en grosses lettres sur une toile vierge, avec dans un cartouche, un bref texte dans lequel il chante lui-même ses louanges de façon dithyrambique et démesurée. À mesure des nouvelles, l’auteur gagne en confiance pour ces introductions, parvenant à des sommets d’autosatisfaction. Par exemple : À la mort de Victor Hugo, j’avais un an. Quelle perte pour le grand homme : il ne m’aura pas connu. Le lecteur peut voir dans la mise en scène d’un artiste au talent médiocre vantant sans cesse ses propres mérites, une parodie de l’auteur lui-même, exposant ainsi les tentations de se griser de son succès (relatif ou réel), de gonfler son importance, et de croire à ses propres boniments pour assurer son autopromotion. Dans le même temps, personne n’est dupe dans l’entourage de Blotch. La mise en avant de soi-même fait partie des conventions sociales admises dans son milieu et personne n’y ajoute foi. Il est également possible de percevoir une fibre morale, dans la mesure où le comportement de Blotch ne lui permet que de faire du sur-place social, voire ne le préserve pas toujours de redescendre à un état de dénuement pécunier. Bien mal acquis ne profite jamais. Le lecteur ne plaint pas Blotch au vu de sa personnalité peu reluisante, mais il ne souhaite pas non plus sa déchéance, reconnaissant en lui ses propres tendances à des penchants avilissants.
Le portrait d’un artiste imbu de lui-même, au talent très relatif, au comportement méprisable. Une mise en abîme du métier d’humoriste bédéiste pour Fluide Glacial. Une parodie des années 1930 à Paris. Il y a de tout cela, avec une narration visuelle tactile, des personnages jouant la comédie sociale avec des attitudes empruntées. Un regard brut sur la gente humaine mesquine et peu reluisante. Il y a de tout cela dans cette vingtaine d’histoires courtes de cinq pages chacune, et aussi beaucoup d’humanité, le lecteur ne pouvant pas s’empêcher de ressentir de l’empathie pour Blotch, malgré tous ses défauts.
Le confort et la sécurité aveuglent. Ici et dans les autres ici.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021 pour la version originale, de 2024 pour la version française. Il a été réalisé par Gabi Beltran pour le scénario, et par Angel Trigo pour les dessins et la couleur. Il comprend cent-douze pages de bande dessinée.
À San Francisco, de nuit en août 1981, les badauds déambulent sur le trottoir, dans un coupé, un écrivain discute avec sa compagne. Elle lui demande si l’écrivain Marcus Carlton est meilleur que lui. Ce dernier lui répond et développe sa position. Ce n’est pas un roman que Carlton a écrit, c’est autre chose, on ne peut pas comparer. L’homme ne sait pas exactement ce que c’est, un livre très bizarre. Il n’en a lu que la moitié, mais le gars en a vendu un paquet. Ça fait un bon moment qu’il est connu, il a vendu plus de 250 millions d’exemplaires. Dans une somptueuse demeure, les invités arrivent pour une réception. À l’étage, le propriétaire se tient devant la fenêtre ouverte, un verre à la main. Son majordome entre dans son dos ; il lui annonce qu’il y a beaucoup d’invités qui attendent, et que l’hôte devrait descendre. Le propriétaire répond à Hector de s’occuper d’eux. Le majordome lui demande s’il va se passer quelque chose. L’homme en smoking blanc confirme que le moment est arrivé. Hector répond qu’il comprend, que son patron, monsieur Carlton, lui a expliqué. Il ajoute que ce fut un plaisir de travailler pour lui, et il le remercie de ce qu’il a fait pour lui. Marcus Carlton demande à Hector de tenir parole, de mener une belle vie, il y est obligé. Pour conclure, il indique que tout se passera comme ça doit se passer.
Sur le Golden Gate Bridge, deux policiers, debout à côté de leur moto, surveillent la circulation. Pete repère un homme qui s’apprête à sauter dans le vide. Ils s’élancent vers lui, mais l’homme saute calmement. Un policier va prévenir les garde-côtes. New York. En avril 2009, Jonathan Bennett est en train de terminer de faire sa valise. Sa compagne Priya le regarde faire, une tasse de café fumant à la main. Elle lui propose du café : la réponse négative de son conjoint lui fait dire que ça va vraiment mal s’il préfère le café de l’aéroport. Il préfère ne pas en discuter. Elle lui demande s’il doit vraiment emporter son exemplaire du livre Le Mécanisme, de Marcus Carlton, car elle croyait qu’il va à Majorque pour Graves. Jonathan veut voir les lieux où Carlton a vécu, il ne sait pas s’il va ajouter du texte à son livre. Elle lui fait remarquer que ça ne l’étonnerait pas de recevoir un coup de fil lui annonçant qu’il a tiré sur une star du rock, ou sur le président. Jonathan plaisante que ce genre de tarés-là lisent Salinger. Il lui promet d’appeler ses enfants pendant son escale à Madrid. Il ne croit pas qu’il leur manque beaucoup. Parfois ils restent plantés à le regarder comme s’ils ne l’avaient jamais vu. Il lui dit qu’il sera crevé quand il arrivera, mais qu’il est d’accord, il appellera Priya. Elle lui assure que tout va s’arranger, ils peuvent mieux faire.
Voilà une bande dessinée à la construction déstabilisante. Tout commence avec l’établissement de la réussite économique (il a même un majordome à son service !) et de la renommée d’un écrivain (fictif) : Marcus Carlton, et son livre Le Mécanisme (qui donne son titre à la présente bande dessinée). Il est possible qu’il se soit suicidé, probable même. Vingt-huit ans plus tard, il s’agit d’un autre écrivain, Jonathan Bennett, fasciné par le livre du premier. Il se rend à Tenerife, pour effectuer des recherches sur… Ah ben non, pas sur Carlton, mais sur Robert Graves (1895-1985), un poète et romancier britannique ayant existé. Toutefois, son intention cède le pas à une panne de voiture, qui l’amène à rencontrer Don Carter, un autre écrivain fictif, d’environ quatre-vingts ans. Plus qu’une mise en abime du métier d’écrivain, également un jeu de miroirs aux orientations multiples. Ensuite, Bennett rencontre Carter à plusieurs reprises, l’occasion de longues discussions statiques, une forme a priori peu engageante, monotone sur le plan visuel. Les auteurs vont au bout de leur logique : Carlton et Bennett discutent du livre Le Mécanisme. La bande dessinée comprend deux ou trois phrases extraites de cet ouvrage fictif, et le lecteur assiste donc aux commentaires de Carlton et Bennett sur ce livre. Encore plus loin, le chien de Carlton s’appelle Bennett, pas en hommage à Jonathan ou comme une prémonition, mais en hommage à Arnold Bennett (1867-1931, Un conte de bonnes femmes, 1908), écrivain et journaliste britannique.
Il faut un peu de temps au lecteur pour saisir de quoi il s’agit dans ce récit. Jonathan Bennett est un écrivain qui a achevé un quatrième ouvrage sur l’auteur Marcus Carlton, et son unique livre Le Mécanisme, un ouvrage fictif dont seules trois ou quatre phrases sont citées dans la bande dessinée. Le lecteur suit avec curiosité Jonathan, sans attente particulière, si ce n’est une forme de curiosité ludique, de comprendre comment ces différentes composantes s’agencent. Rapidement, il se prend d’amitié pour le personnage principal, faillible et imparfait, normal, banal et à la recherche d’on ne sait quoi. Il se rend à Tenerife sur les pas de Carlton. Les discussions avec sa Compagne Priya et avec son agent littéraire font apparaître qu’il est divorcé, père de deux enfants à la garde de son ex-épouse, dont une partie significative de la vie professionnelle et personnelle s’articule autour de l’ouvrage d’un autre. Il présente une apparence normale : morphologie un peu élancée sans être musculeuse, vêtu d’un pantalon commun (peut-être un jean de couleur grise), d’un teeshirt à manche longue et d’une veste (les dessins ne permettent pas de se faire une idée du type de chaussures qu’il porte). Il semble perpétuellement mal rasé. Ses postures et ses expressions de visage attestent d’un homme calme et posé, enclin à la réflexion, avec parfois une nuance de tristesse. Cela a pour effet de mettre le lecteur dans le même état d’esprit entre contemplatif et réflexif. En outre, il se sent gagné par la sollicitude de Priya envers Jonathan.
Le lecteur ressent vite que l’enjeu narratif se joue lors conversations entre Bennett et Carter : la curiosité du premier se confrontant aux certitudes acquises au travers de l’expérience pour le second. L’âge exact de Don Carter reste flou : il est à la retraite, et la vieillesse a fait son œuvre, diminuant sa vivacité physique et intellectuelle, pour autant il conserve sa pleine autonomie vivant seul dans une maison à l’écart. Il est vêtu d’un pantalon à la nature aussi indistincte que celui de Jonathan et d’un pull noir. Son implantation capillaire a légèrement reculé et il porte les cheveux mi-longs jusqu’aux épaules. Son langage corporel montre une personne tout aussi calme et posé, au visage le plus souvent impassible, avec un sourire amusé chronique, et quelques gestes de la main. Son âge et son calme impose le respect, il se dégage de lui une sensation d’assurance, ainsi qu’une forme de prise de recul, un détachement émotionnel qui fait que la sympathie du lecteur va vers Jonathan Bennett, en nourrissant un soupçon de méfiance précautionneuse vis-à-vis de Carter.
Le point commun entre Bennett et Carter réside dans le fait qu’ils ont tous les deux lu Le Mécanisme, et dans un constat qui les rapproche : leur vie continue. Leur rencontre n’intervient qu’à la page trente-et-un, alors que le lecteur est déjà bien immergé dans le récit. La première discussion dure à peine cinq pages : le lecteur les regarde, observant les orientations de la discussion, les courants sous-jacents, Carter apprivoisant le jeune homme avec ce qu’il faut de mystères et de révélations sur son compte. La seconde conversation débute vraiment en page cinquante-trois, et se déroule sur une bonne quinzaine de pages. Le lecteur sent qu’il se trouve au cœur du sujet : il est question du livre (Le Mécanisme), de son sens, de la manière sa lecture peut changer la vie… ou pas. Le lecteur ressent à plein le jeu de miroirs : un écrivain disparu avec un ouvrage classé dans les meilleures ventes depuis des décennies, un écrivain qui écrit sur d’autres écrivains, un auteur qui a écrit un recueil de poésies, autant de configurations différentes, des différences et des points communs qui apparaissent entre eux. Le lecteur se fait la réflexion qu’il y a deux autres créateurs en arrière-plan : les auteurs de cette bande dessinée, ce qui ajoute un autre niveau à ce jeu de miroirs.
Le lecteur ressent le besoin vital pour Bennett et Carter de trouver un sens à la vie, à la leur en particulier, et également en général. Le livre Le mécanisme : un livre qui n’entend pas améliorer la vie de quiconque, ni faire croire en aucune récompense. Il n’y a pas d’objectif. […] Ses principes sont précis et ne parlent que d’une seule chose : l’observation. Les auteurs, au travers de Don Carter, poursuivent leur exposé : Le Mécanisme est davantage un flash lors duquel on voit un puzzle complet rien qu’en observant une de ses pièces. La raison en est que cette pièce, on l’a déjà vue auparavant, dans d’autres circonstances. On reconnaît la pièce et on se souvient de la position qu’elle occupait dans le puzzle et des autres pièces qui étaient reliées à elle. On se souvient du puzzle complet. Donc c’est comme si on pouvait prédire ce qui se produira probablement. Le lecteur perçoit qu’il peut appliquer cette analyse à chaque livre qu’il a lu, qu’il s’agit d’un métacommentaire sur la nature des livres, et par voie de conséquence sur l’écriture, sur la littérature. Un simple livre constitue le fruit de l’observation de son auteur : le lecteur qui le découvre assimile ainsi les observations originelles de l’auteur, comme une pièce dans un puzzle. Cette approche participant à la fois du sensible et de l’intellect l’incite à prêter une attention particulière à la forme de la fin du récit : quels sont les derniers propos tenus par Bennett (Ce n’est pas comme si je l’avais vécu. C’est comme si j’avais failli le vivre. C’est ça.), par Carter (Je déteste quand ils font ça. Je déteste quand ils n’écoutent pas.), à qui est consacrée la dernière page. Et puis, quand même, qu’est-ce que ça veut dire que l’auteur de ce livre à l’impact si fort se soit suicidé ? Le lecteur ressent que le mécanisme évoqué englobe l’écriture et la lecture, la création et sa réception, que cette bande dessinée lui parle du phénomène dont il fait l’expérience en direct, celui de la réception d’un ouvrage, et du fait que chaque lecteur le reçoit, le perçoit, l’interprète en fonction de son propre point de vue socioculturel.
Mais de quoi ça parle ? De deux écrivains qui parlent du livre d’un autre écrivain. Aucun de ces individus n’ayant existé, ni le livre en question. Une quête de sens calme, un voyage à Tenerife, une narration visuelle factuelle et descriptive, avec un trait souple et tranquille. Des discussions, et des temps d’introspection silencieuse, des doutes et des certitudes, des regrets et des projets. Le mécanisme de la vie ? Peut-être… Au moins le mécanisme de la lecture.
On a beau tout faire bien, ou au moins au mieux, il y a toujours un truc…
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Ce tome contient une histoire complète de type naturaliste. Sa parution originale date de 2024. Il a été réalisé par Sylvain Bordesoules pour le scénario et la narration visuelle. Il comprend cent-cinquante-six pages de bande dessinée en couleurs. Ce bédéaste a également réalisé L'été des charognes (2023), une adaptation du roman (2017) de Simon Johannin.
Un très beau lever de soleil sur la promenade des Anglais à Nice. Des jeunes gens effectuent leur jogging, une personne à la rue termine sa nuit allongée sur un banc, alors que sur ceux d’à côté deux autres sont déjà réveillés. Un jeune homme refait le lacet de sa basket en mettant son pied sur le banc, les rayons du soleil irisent l’écume produisant de magnifiques couleurs, le contenu d’une canette de Coca souille le trottoir, les mouettes guettent dans le ciel, un jeune homme achète son journal dans un kiosque de rue. Les premières voitures circulent, les pigeons se nourrissent, un maraicher est déjà ouvert avec ses étals chargés de fruits et légumes. Dans un modeste immeuble, Mélissa et Press sont déjà levées et prêtes à partir. La première s’assure que les chats ne sont pas sur le balcon, puis elle emmène sa conjointe au travail. Elle va en profiter également pour aller voir mère-grand. Elles descendent au garage minuscule : Press déplace le scooter, et Mélissa rentre dans la voiture par la fenêtre du fait de l’étroitesse du box. Chemin faisant, elles papotent sur les vieux déjà attablés au café, les problèmes de cheveux de Mélissa, une personne à la rue qui fait la manche. Puis elles s’inquiètent d’un pictogramme qui se met à clignoter sur le tableau de bord indiquant Set TPW, la gravité de l’anomalie, combien ça va coûter, les commérages des employées de Gros Froid quand elles vont voir Mélissa déposer Press, etc.
Après avoir déposé Press, alors qu’elle regonfle son pneu à une station-service, Mélissa se souvient de l’époque où pendant trois mois elle a dormi dans sa camionnette sur le parking du supermarché Gros Froid. Pas payer de loyer lui a permis de mettre de la thune de côté qu’elle était bien contente de trouver pour la caution du studio avec Press. Elle est restée un an en tout et pour tout dans sa camionnette. Vers la fin, elle a bossé chez Gros Froid et elle a rencontré Press. Coup de foudre au rayon Crèmerie. Après ça commençait à parler, elles ne pouvaient plus être dans la même équipe. Il y avait la cheffe qui allait se faire épiler pendant qu’elles, elles charbonnaient. Et un jour on lui a demandé de s’excuser à une vieille qui l’emboucanait parce qu’elle n’aimait pas son fromage. Là Mélissa a rendu son tablier. Depuis c’est pointage chez Pôle Emploi tous les mois, mais au moins elle s’est respectée. Pendant ce temps-là au temps présent, elle a repris la route et elle arrive au cimetière. Elle continue à se souvenir : À un moment, elle s’était calée chez sa grand-mère mais elle enfermait son chat dans la chambre, ce qui a énervé la jeune femme. Elles se sont fritées et Mélissa est partie.
Le texte de la quatrième de couverture présente la bande dessinée : Tout se gagne à l’arrachée pour Candice et Mélissa, les deux sœurs […] livrent leur quotidien, leurs galères et leurs envies […] un récit en immersion dans l’existence de deux femmes. En fonction de ses envies à lui, le lecteur peut sentir la curiosité le titiller et ouvrir la bande dessinée pour la feuilleter : il peut être surpris par la forme des images, réalisées au feutre à alcool avec un rendu évoquant une sensation d’aquarelle, essentiellement en couleur directe, avec quelques traits de contours un peu appuyés pour rendre certaines formes plus lisibles, un degré de définition de la représentation variable en fonction des besoins de la narration, très précis ou bien plus évoqué que tracé. Les six pages de la scène d’introduction sont dépourvues de mots, une promenade dans quelques rues de Nice. Au cours du récit, le lecteur accompagne Mélissa et sa sœur Candice, chacune, dans leurs déplacements, visitant ainsi un cimetière de Nice, le trajet à pied qui mène à la crèche où travaille Candice, le terrain de football d’une association scolaire, la plage de Villefranche, le McDo du quartier, etc. Il apprécie la balade offerte par deux autres séquences muettes : en suivant Mélissa en scooter dans les rues de Nice de la page quatre-vingt-quatorze à la page quatre-vingt-dix-sept, puis pendant trois pages à partir de la cent-huit. À l’évidence, le bédéaste est très sensible au charme de cette ville et il souhaite montrer l’environnement pour que le lecteur puisse en apprécier l’incidence sur la vie des personnages.
Après la sympathique entrée en matière, le lecteur fait connaissance avec Mélissa, sa situation personnelle, sa situation économique, sa vie de couple, et ses chats. Il s’agit d’une collection de petites choses de la vies, des banalités : être au chômage, avoir peur d’une panne de voiture et des dépenses que cela occasionne, essai de style de vie alternatif en habitant dans un van, découverte et exploration de son homosexualité à trente-deux ans, visite à la tombe de sa grand-mère, petit coup de main pour entretenir les fleurs y compris celles des tombes avoisinantes pour s’occuper, s’occuper des chats, se faire à manger, regarder un peu de téléréalité, etc. Très banal, très personnel, très franc, très coloré, très honnête. Une vie de prolétaire racontée avec le point de vue de la personne qui ne se voit pas comme une héroïne de quelque sorte que ce soit, capable de prise de recul sur certains aspects de sa vie. À la page trente-neuf commence un deuxième chapitre consacré à Candice la sœur de Mélissa. L’approche est identique : factuelle, la banalité du quotidien, un monde coloré sous un beau soleil sans morosité, une vie de mère séparée et de ses deux enfants Colyne et Antonin. À nouveau le pragmatisme du quotidien : laisser ses deux enfants seuls et partir au travail, agent d’entretien et un peu plus dans une crèche, travailler, subir une remarque peu agréable d’une collègue parce qu’on part un peu plus tôt pour aller chercher sa fille et la conduire au football, et en voix intérieure l’évocation de François le père de ses enfants qui se sait atteint d’un cancer, le constat de ne pas avoir eu de modèle idéal étant enfant pour savoir comment se comporter en tant que parent, la conscience d’être motivée à accompagner ses enfants dans des activités parascolaires parce que ses propres parents ne l’ont pas fait pour elle, récupérer son fils qui a été gardé par sa sœur Mélissa, etc. Candice se voit comme une femme ordinaire : elle va de l’avant du mieux qu’elle peut, tout en ayant conscience qu’elle aimerait être une meilleure mère.
S’il y prête attention, le lecteur relève l’inscription en vis-à-vis de la première planche : C + M + S = Ensemble, à mes sœurs Candice et Mélissa. Il peut se dire qu’il s’agit d’une dédicace métaphorique : une interview de l’auteur confirme qu’il parle bien de ses propres sœurs, et qu’il a réalisé cet ouvrage avec leur consentement et leur participation, C pour Candice, M pour Mélissa et S pour lui Sylvain. En prenant un peu de recul, le lecteur voit bien la prévenance avec laquelle il les représente ainsi que les enfants et la compagne : de vrais êtres humains dans leur vie de tous les jours, sans voyeurisme, sans dramatisation ou complaisance. Il comprend mieux comment ces planches produisent un tel effet de réel : il ne s’agit pas de représentations photoréalistes, l‘ensemble des cases présente une cohérence tangible, un quotidien concret, des détails reflétant une vie véritable et personnelle, nourries par les routines des deux sœurs. Leur frère les représente avec respect, transcrivant les actions de leur quotidien. Ni l’une ni l’autre n’ont une vie extraordinaire, au contraire elles sont à l’opposé d’une instagrammeuse, profession qu’elles évoquent.
Le bédéaste met en scène deux femmes qui ne se plaignent pas, sans jamais les juger, sans donner dans le misérabilisme, deux êtres humains qui font tout ce qu’il faut pour que leurs vies aillent bien, dans un Nice différent de celui des cartes postales. Le lecteur ressent une empathie sincère pour Mélissa, sa situation de chômeuse, sa maladie (l’endométriose), ses actions pour assurer son quotidien et pour l’améliorer. Il se sent peut-être un peu plus impressionné par Candice qui élève seule ses deux enfants, qui est bénévole pour le club de football de sa fille, dont chaque journée se résume à enchaîner des actions, d’être plus un robot qu’une personne, que sa journée se résume à une liste de trucs vitaux à checker, valider que le travail soit fait, que les factures soient payées, que les petits aient à manger. Leur voix intérieure évoque leur vie, leur histoire personnelle, le fait qu’elles ont toujours vécu dans le même quartier, leur ex conjoint, etc. Elle établit également des constats et des réflexions : se respecter, les amis qui n’étaient pas des gens bien, la culpabilité de ne pas élever ses enfants comme on le voudrait, la relation avec le père des enfants, l’investissement d’une mère dans ses enfants, le comportement de certains relous à la plage, le fait de devoir compter chaque dépense (y compris un simple repas au McDo), la façon de parler à des enfants, la sensation de ne pas avoir le temps d’exister (à la fois l’absence de temps pour soi, à la fois le fait de ne pas avoir à réfléchir), le fait d’avoir toujours habité dans le même quartier, le sens de la vie. Candice se fait la réflexion que : Faut prendre le bon où il y en a. Elle estime que : Ce qui est bien c’est que les gens continuent leur vie, donc faut suivre aussi. Il n’y a pas le choix comme ça. On a beau tout faire bien, ou au moins au mieux, il y a toujours un truc… Mélissa se fait tatouer dans le coup : La vie continue.
Suivre le quotidien de Mélissa et celui de Candice, deux sœurs, dans la banalité de leur vie de tous les jours, tout en bas de l’échelle des salaires, à Nice. Ça ne fait pas forcément rêver : pourtant cette lecture est épatante. Le bédéaste raconte la vie de ses deux sœurs, avec des pages gorgées du soleil de Nice, dans un registre factuel, de leur point de vue, avec leur ressenti intérieur et leur histoire personnelle. Le lecteur accompagne ces deux femmes, jeunes trentenaires, entre débrouille du quotidien, projets et vie de famille. Une extraordinaire expérience d’empathie fraternelle.
Des coups de cœur comme ça, j'en veux plus souvent !
J'ai entendu tellement de bien de cette série pendant si longtemps, je voyais les albums être continuellement empruntés à ma bibliothèque, j'ai fini par craindre qu'avec tant d'attentes et de promesses je finirai par être déçue. Eh bien pas du tout. J'ai adoré.
L'histoire est un croisements de genres, de propos, de types d'aventures qui me plaisent, et le melting pot est ici on ne peut plus savoureux : une aventure au cœur de l'inconnu, un véritable sentiment d'exploration et de découvertes, des héros qui grandissent et mûrissent, des enjeux grandioses et humains, un propos sur le pouvoir et le colonialisme, sur la nature humaine par conséquent, le tout dans une forme qui n'est pas sans rappeler les récits de Jules Verne et le très célèbre "Voyage sur la lune" de Méliès. Et le résultat est superbe, tant dans le fond que la forme. Les dessins d'Alice que je découvre ici sont à couper le souffle, délicat et fourmillant de détails, et n'hésitent pas à nous proposer des cases où le grandiose et la contemplation sont de rigueur. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? C'est une histoire prenante qui arrive à combler de nombreuses attentes et mon amour de l'aventure, forcément que je l'ai aimée.
Et en même temps, la série n'est pas parfaite, je lui reconnais quelques petits défauts (comme par exemple Hans qui est quelques fois un peu lourd en tant que comic relief), mais ils me paraissent tellement minimes comparés aux réussites que je les ignore volontiers.
L'œuvre n'est pourtant pas universelle, et pour éviter d'autres déconvenues comme semblent l'avoir vécu Canarde et bamiléké, je préciserai que cette série ne plaira sans doute qu'aux amateur-ice-s de récits d'aventures, d'esthétique rétro-futuriste à la Méliès, et de tous les autres détails de l'œuvre dont je vous ai parlé plus haut.
Mais pour quiconque aime cela, la série est plus que vivement recommandée pour ma part.
Quand on a fini de scroller, on a l’impression de sortir d’une faille temporelle.
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Ce tome contient un exposé complet qui ne nécessite pas de connaissance préalable pour être apprécié et compris. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Gurvan Kristanadjaja pour le scénario, et par Joseph Falzon pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec une page référençant les seize sources citées, et une photographie du chien Sirius.
Le narrateur est confortablement installé sur son lit, en train de scroller. Un jour, il s’est fait avoir. C’était en 2019, au moment où Instagram prenait une place de plus en plus importante dans les vies. Quand il s’ennuyait, il regardait des stories pour tuer le temps. Il voyait constamment la même pub pour un sac à main végan. Il était présenté par une marque assez connue sur les réseaux sociaux, qui montrait régulièrement de jolis objets. À force de le voir, il a fini par l’acheter pour sa copine. Il ignore pourquoi, il sait seulement qu’il n’avait pas d’idée cadeau et que ça lui est venu comme ça, sans réfléchir. Le jour de Noël venu, il offre le sac et sa copine lui rappelle qu’il sait bien qu’elle déteste la couleur orange. Quand elle lui a rappelé ça, il est tombé de haut. Ce sac, il pense qu’il ne l’aurait jamais acheté sans Instagram. C’est comme si quelqu’un lui avait soufflé plusieurs fois par jour au creux de l’oreille directement à son cerveau : Achète ce sac… Bref, il a réalisé qu’il avait été sous influence. Oui, il s’est fait avoir par une pub, quoi… Hé bien pas tout à fait. La publicité ça a toujours plus ou moins existé. On pourrait trouver trace du premier affichage publicitaire à Thèbes, en Égypte antique, 1000 avant Jésus-Christ. Ou dans la Rome antique. En France, les années 1960 marquent un premier tournant avec l’arrivée de la télévision dans les salons.
Dans l’hexagone, la publicité a toujours été considérée comme abrutissant, immorale. Pourtant, sous l’impulsion de ces nouveaux modes de diffusion, elle gagne du terrain. Les marques et les diffuseurs vont désormais cibler leur public. Avant un dessin animé pour enfant, ils vont vanter les mérites d’un nouveau jouet. Avant le JT, à l’heure du dîner, ceux d’un nouveau robot mixeur. À la bascule des années 2000, la publicité connaît une autre révolution. Secrètement, dans leurs open spaces, les cadres se prennent à rêver. Depuis l’avènement des réseaux sociaux, qui marque l’entrée dans une nouvelle ère de communication, ce sont des algorithmes qui font la loi. Ce sont des petits programmes informatiques qui indiquent à l’ordinateur comment effectuer une tâche. Les algorithmes vont suggérer, en fonction de nos goûts, ce que l’on doit voir ou non. Les cadres de la pub se sont servis de ces nouveaux usages pour faire de la publicité ciblée. Ils vont suggérer à Brendan et Monique d’acheter des produits proches de leurs goûts. C’est l’émergence des influenceurs, dans les années 2010 qui a bouleversé le monde tel qu’on le connaît aujourd’hui. Sur Instagram, Youtube ou TikTok, des personnalités ont acquis une popularité telle qu’elles sont à même de faire bouger les foules.
La couverture très réussie montre une influenceuse suivie par une foule formant un cœur comme pour Liker, avec une zone libre pour le titre, et avec le recul, le lecteur constate qu’il peut y voir Sirius en bonne place, le chien du narrateur, l’animal de compagnie pour lequel il crée un compte Instagram au nom de sirius_lekiki. L’ouvrage est de nature didactique et vulgarisateur. Il se compose d’une introduction, et de sept chapitres dont les titres sont : 1 – À la recherche du premier influenceur, 2 – Dans l’intimité des influenceurs : derrière la vie de rêve, la pression du Like, 3 – Notre monde façonné par l’influence, 4 - -Au fait combien ça rapporte ?, 5 - Les influenceurs peuvent-ils faire élire le prochain président de la République ?, 6 – L’influence, un modèle de soft-power de l’Occident, 7 – Sommes-nous tous l’influenceur de quelqu’un d’autre ? Comme souvent dans ce genre d’ouvrage, la narration visuelle repose sur des dessins avec une saveur humoristique : une exagération des visages, de leurs expressions, des corps simplifiés, des décors représentés de manière simplifiés, des couleurs agréables à l’œil, des cases sans bordures, avec souvent un texte au-dessus (une ou deux phrases assez courtes), et l’illustration en-dessous qui vient montrer un exemple, ou qui sert à humaniser le propos avec des personnages se livrant à des pitreries, exagérant ou subissant dans une comique.
Sur le rabat intérieur, le scénariste se présente en tant que journaliste, publiant depuis plus de dix ans des enquêtes et des reportages sur la vie numérique et ses effets sur les vies. L’entrée en la matière de la bande dessinée laisse deviner une position assez claire : le pouvoir pernicieux des influenceurs capables de faire fléchir la volonté du premier venu, à des fins commerciales, vendus au grand capital. Le premier chapitre se positionne à l’identique : créer un compte Instagram pour son chien participe de la dérision, toutefois dépourvue de méchanceté. Les auteurs soulignent le mélange des genres entre influenceurs, célébrités, artistes, posts insignifiants et navrants de banalité, cette même banalité qui est très humaine. Le deuxième chapitre continue dans la même veine : les influenceurs vivent d’accords commerciaux avec des marques pour des placements produits, et enfoncent encore un peu le clou. En pages quarante-deux et quarante-trois, les auteurs y vont franchement : Beaucoup de jeunes qui grandissent dans un quartier pauvre veulent devenir footballeurs ou influenceurs parce qu’il y a une quête de réussite et d’amour et que ça leur permet de réussir rapidement, explique le psychanalyste Michaël Stora. Ils continuent : Pour beaucoup d’apprentis influenceurs, le virtuel est devenu la seule échappatoire à la réalité du monde. Plus un être est heureux dans le monde réel, moins il aura besoin d’aller s’épanouir dans le monde virtuel. La course aux Like permet à certaines personnes de combler une faille narcissique. Arrivé à ce stade le lecteur craint que la suite aligne les clichés et les jugements réducteurs.
Le lecteur remarque également que régulièrement la lecture provoque des sensations similaires à la un exposé agrémenté d’illustrations. D’un côté, la forme relève bien de celle d’une bande dessinée : des cases disposées en bande, des personnages et des décors, des cartouches de texte (sans bordure le plus souvent), des phylactères. D’un autre côté, de temps à autre, il suffit de lire le texte dans les cartouches pour disposer des éléments d’analyse et de réflexion. Pour autant, la narration visuelle s’avère agréable : l’idée de mettre en scène un jeune homme avec son chien présente une vraie originalité, avec le principe de lui créer un compte Instagram ce qui constitue une mise en pratique et une illustration. Le dessinateur opte pour l’exagération ce qui donne une allure particulièrement ordinaire au personnage principal : oreilles décollées, mèche lui tombant sur les yeux, réactions émotionnelles amplifiées. Les autres personnages participent de la même approche, y compris le chien Sirius. Le lecteur se rend compte que le traitement des décors s’inscrit dans un registre un peu différent : plus réaliste, décalage qui rend les personnages plus vivants et plus expressifs.
Au fur et à mesure des séquences, le lecteur prend conscience de l’interaction entre le texte et les images, nettement plus élaborées que de simples illustrations conçues à partir d’un texte déjà finalisé : les images sur l’écran du téléphone du narrateur, les évocations historiques (Égypte ancienne, Rome antique), une forme anthropomorphe pour incarner un algorithme, une promenade dans le parc pour le chien Sirius et son maître, une visite touristique des endroits instagrammables de Dubaï, les pitreries du président Macron pour séduire l’électorat des moins de trente ans, la reproduction de l’Origine du Monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877), etc. D’ailleurs, à partir de ce dernier exemple, il se rend compte que l’artiste met à profit les possibilités de la bande dessinée pour composer des planches fonctionnant de manière diversifiée : une image centrale avec des images en médaillons (illustrant le scrolling du narrateur), des dessins en pleine page, des compositions conceptuelles (une rue où chaque espace est occupée par des enseignes de marques, sur le trottoir, la chaussée, les immeubles, partout), un marionnettiste géant avec des anonymes au bout de ses fils, une case aspirée par le trou noir d’Internet, des individus tous identiques avec le logo d’Instagram à la place de la tête, des émoticons, des fac-similés de photographie, des métaphores visuelles, etc.
En fait, le discours lui aussi s’aventure plus loin qu’une collection de clichés, ou qu’une vulgarisation basique. De chapitre en chapitre, les auteurs passent en revue de nombreuses facettes de la notion d’influenceurs. Après les bases de l’inscription et de la création de posts réguliers, ils expliquent des notions techniques comme la pratique du dropshipping, ou la distinction entre l’envie de partage (par exemple une mamie mettant en avant son chien) et une pratique professionnelle (générer des revenus à partir des posts sur son chien) sans oublier le côté addictif (consulter incessamment l’évolution du nombre de Like). Une facette psychologique : des personnes se créent une forme d’injonction à publier souvent. Le rôle de l’influenceur renverrait à la petite enfance, quand bébé naît et que tout le monde le trouve trop mignon mais qu’on ne s’intéresse pas vraiment à son discours parce qu’on l’estime dénué d’intérêt. Et son corollaire : Quand une femme poste une nouvelle photo, on lui parle comme à une enfant avec un corps sexualisé. C’est son image qu’on valorise, pas elle. La nature d’Internet : un média comme les autres avec ses codes, et le développement d’une forme d’immunisation contre la propagande spécifique des réseaux sociaux, comme elle s’est développée également vis-à-vis de la télévision. Une professionnalisation : influenceur considéré comme un métier, des compétences à développer pour trouver le bon dosage entre actions commerciales (partenariats) pour disposer d’une autonomie financière et authenticité pour continuer à intéresser sa communauté. Une industrialisation avec l’envers du décor : Dubaï et ses décors instagrammables au prix d’une main d’œuvre maltraitée. Jusqu’aux enjeux culturels sous-jacents : Instagram, Facebook ou Snapchat participent au puissant soft-power des États-Unis, TikTok et ses règles portent en lui la culture chinoise. Ainsi, des pièces se mettent en place pour le lecteur, entre notions et conséquences évidentes pour lui, et prises de conscience formalisées. Par exemple, en page soixante-treize, deux gigantesques yachts sont à quai, un instagrammeur sur un pont supérieur sur chaque, et une foule de followers occupant toute la place sur le quai. Un instagrammeur crie qu’il doit tout à la foule, qui lui répond qu’il n’est rien sans eux : une illustration magistrale de la fortune financière d’un unique individu faite sur le dos de dizaines de milliers d’anonymes.
Une BD de type Les influenceurs pour les nuls ? Dans un premier temps, le lecteur peut ressentir certains passages ainsi, avec l’impression également de découvrir un texte complet qui a été confié, clé en main, à un dessinateur. Or rapidement, il prend goût au principe d’un narrateur ouvrant un compte Instagram pour son chien, il découvre des visuels variés et inventifs. Il perçoit comment les auteurs présentent des facettes variées du phénomène, y compris certaines auxquelles il ne s’attendait pas, avec une analyse plus profonde et révélatrice du système.
L’histoire de Lanfeust de Troy m’a vraiment transporté. Dès les premières pages, on entre dans un monde incroyable, plein de magie, d’aventures et d’humour. L’intrigue est très bien pensée, avec des moments de tension, des surprises et un rythme qui ne faiblit jamais. J’ai pris un vrai plaisir à suivre Lanfeust dans ses aventures, et je voulais toujours savoir ce qui allait lui arriver ensuite. Tout s’enchaîne naturellement, et chaque chapitre m’a laissé avec l’envie d’en lire plus.
Ce que j’ai adoré dans cette bande dessinée, c’est la façon dont elle mélange des thèmes légers et des sujets plus profonds. Il y a beaucoup de magie, d’amitié et de quête héroïque, mais aussi des réflexions sur le pouvoir, la responsabilité et même la nature humaine. C’est un univers riche où tout le monde peut trouver quelque chose qui lui parle. J’ai aimé la façon dont ces thèmes sont abordés avec humour et légèreté, sans jamais être trop sérieux.
Les personnages sont vraiment le coeur de cette BD. Lanfeust est drôle et attachant, et ses compagnons sont tous uniques. Cixi, Hébus, Nicolède… chacun a sa personnalité, ses forces et ses faiblesses. J’ai beaucoup ri avec eux, et parfois, j’ai même eu un pincement au coeur en voyant ce qu’ils traversaient. Ce que j’ai préféré, c’est que les personnages évoluent au fil de l’histoire. On s’attache à eux parce qu’ils sont humains, avec leurs bons côtés comme leurs défauts.
Les illustrations sont tout simplement magnifiques. Chaque page est un vrai plaisir à regarder. Les décors sont riches en détails, et le monde de Troy prend vie sous nos yeux. Les personnages sont expressifs, et les scènes d’action sont dynamiques et claires. Les couleurs ajoutent une ambiance unique, que ce soit dans les moments légers ou dans les scènes plus intenses. Tout est soigné, et on sent que chaque dessin a été pensé avec soin.
Entre l’histoire pleine de rebondissements, les thèmes intéressants, les personnages attachants et les dessins superbes, j’ai adoré chaque moment passé avec cette BD. Je la recommande à tous ceux qui aiment les aventures pleines d’imagination et de magie.
Il a pris en photo des fantômes…
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Ce tome contient une histoire complète, qui libère plus de saveurs pour le lecteur familier de la série Comanche, de Greg (Michel Regnier, 1931-1999) & Hermann (Hermann Huppen). Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Romain Renard, pour le scénario, les dessins, les nuances de gris, et les références musicales. Il comprend cent-quarante-huit pages de bande dessinée.
En Californie, un cavalier fait avancer son cheval au pas, dans le bord de l’océan, sur une plage déserte. Une voiture emprunte la route sinueuse de la côte. En traversant une ville, la conductrice arrête son véhicule à la station-service Texaco. Elle pénètre dans la boutique et elle demande si les pompes sont ouvertes, tout en se massant délicatement son ventre bien arrondi. Le pompiste sort à l’extérieur pour lui faire le plein, alors que les deux clients se remettent au comptoir pour finir leur consommation. Tout en faisant le plein, le pompiste indique que c’est rare de voir des automobilistes étrangers par ici, et des dames dans son état. Elle explique qu’elle est ici pour le travail : elle cherche un certain Cole Hupp. Il lui demande si elle est de la famille, ou peut-être de la police. Elle explicite qu’elle cherche juste à le joindre pour son travail. À sa demande, elle sort une carte et il indique le chemin à suivre : faut descendre la route 1 le long de la côte, puis prendre l’embranchement à Tinder Cove, là il y a une petite route qui s’enfonce dans les bois, et la maison se trouve au bout du chemin. Arrivée sur place, Vivienne Bosch descend de voiture et demande à l‘homme en train de couper du bois si elle est bien chez monsieur Hupp, ou peut-être Red Dust.
Vivienne Bosch se présente et elle explique qu’elle travaille pour la bibliothèque du Congrès. Elle est historienne, elle collecte les témoignages des dernières personnes vivantes ayant connu l’âge du Wild West. Elle aimerait l’interviewer, et tout en discutant elle sort une photographie d’un dossier, qu’elle laisse tomber à terre dans un faux mouvement. Elle le ramasse, alors que son interlocuteur lui dit qu’elle se trompe de bonhomme. Elle lui montre le cliché, il date de l’époque du ranch Triple 6. Il répond que ce n’est pas lui, et qu’elle ferait mieux de s’adresser directement aux gens qu’elle cherche plutôt que de venir le déranger. Avec un petit sourire en coin, elle lui demande s’il ne veut pas savoir ce qu’est devenue Comanche. Il la chasse de chez lui en la menaçant avec sa hache. Elle repart. Il rentre dans sa cabane, tout en se demandant pourquoi ils ne répondent pas au ranch. Derrière lui, le spectre d’un cowboy avec son arme à la main lui fait observer que c’est bizarre qu’ils ne répondent pas, et lui demande s’il y a des souvenirs qui remontent. Le lendemain, l’homme se rend en ville et entre dans la boutique Texaco pour demander un appel téléphonique au ranch Triple 6. Personne ne décroche à l’autre bout. Il demande alors un livre avec les horaires de train, et il commence à l’étudier. En ressortant, il tombe sur Vivienne Bosch en train de mettre sa valise dans son coffre. Il aide cette femme enceinte.
Le titre promet de revoir Comanche, le personnage principal de la série du même nom, quinze tomes de 1972 à 2002, avec un scénario de Greg (avec Rodolphe pour la fin du tome 15), et des dessins d’Hermann (tomes 1 à 10), puis de Michel Rouge (tomes 11 à 15). En effet, le lecteur retrouve l’un des personnages principaux : Red Dust, qui a pris le nom de Cole Hupp et qui a vieilli puisque la présente histoire se déroule 1930 (comme en atteste une pierre tombale en page cent-onze). Avec l’impulsion de la bibliothécaire, il entreprend un voyage qui va le mener de la côte californienne au Wyoming, où se trouve le ranch Triple 6. Il sera question de Comanche (Verna Fremont), et aussi Clem Ryan, de Toby et de Tache-de-Lune, un de ces personnages jouant un rôle dans le récit. Le lecteur familier de la série reprend ainsi contact avec un des personnages principaux, et il lui tarde de retrouver les autres, de savoir ce qu’ils sont devenus. L’auteur a également pensé au lecteur néophyte : l’histoire se suffit à elle-même, y compris pour celui qui n’a jamais ouvert un tome de la série initiale ou qui n’en a jamais entendu parler. Le fil directeur s’avère d’une remarquable clarté : un voyage pour rallier le ranch Triple 6 où personne ne répond au téléphone. La jeune bibliothécaire enceinte essaye de faire œuvre de mémoire en recueillant des informations auprès d’une personne qui a vécu cette époque, alors que Cole Hupp / Red Dust est un vieil homme mutique et peu commode.
La couverture promet un récit de vengeance ou de règlement de compte, avec usage d’armes à feu. La première planche impressionne d’entrée de jeu : une illustration en pleine page, avec une impression de photographie. Celle-ci provient de la texture de la plage, de la légère brume, de l’exactitude de la silhouette des arbres. Régulièrement, le lecteur jurerait que l’artiste s’est servi d’une photographie comme fond de sa case, ou même comme support de composition de tout un dessin : la forêt autour de la cabane avec la texture d’écorce des très hauts arbres, les voitures dans la grand rue, les poteaux télégraphiques, une carte routière, une vue aérienne de la route serpentant dans la vallée, un pistolet, des images d’un film du genre Western, la file ininterrompue de voitures sur une route (des paysans fuyant l’ouragan qui approche), le nuage de poussière soulevé par un cyclone, la très surprenante pièce transformée en musée dans le ranch Triple 6, etc. Dans le même temps, le lecteur voit bien que ces images à l’allure photographique s’intègrent trop parfaitement dans le récit pour n’être que le réemploi de clichés existants, et qu’il ne peut s’agir que de constructions graphiques fort sophistiquées. Le lecteur retrouve tout ce qui fait la spécificité de cet artiste, par exemple dans sa série Melvile (trois tomes et un hors-série, 2013-2022).
L’artiste a choisi de faire ressortir les personnages par rapport aux décors, en les détourant d’un trait fin et simple, accentuant ainsi le contraste avec des arrière-plans évoquant régulièrement la photographie. Cela confère plus de vie aux personnages, tout en les rendant également plus fragiles, en particulier le vieil homme Red Dust, et la jeune femme enceinte. Le lecteur constate rapidement que le dessinateur tire parti du fait qu’il soit l’auteur complet de cette bande dessinée. Il peut ainsi moduler le ratio entre informations portées par les dialogues et informations portées exclusivement par les cases. Ainsi, il réalise quarante-deux pages totalement dépourvues de texte, laissant les images raconter l’histoire, instaurant des temps de silence entre les personnages perdus dans leurs pensées, dans leurs réminiscences. Le lecteur voit bien que Cole Hupp n’est pas très causant, et Vivienne Bosch se heurte à son caractère de solitaire. De son côté, le lecteur s’interroge sur ce à quoi ils peuvent penser chacun de leur côté durant ces longs trajets en voiture. Cette forme de narration a également pour effet de donner à voir le paysage, la manière dont il affecte les pensées des personnages, de ce qui vivent dans ces environnements.
Le scénariste a choisi une construction de récit très simple et linéaire : le voyage de la Californie jusqu’au ranch Triple 6 dans le Wyoming. Les deux voyageurs sont amenés à s’arrêter de temps à autre : pour manger, pour faire le plein, pour faire face à une panne, pour aller saluer un ancien ami. Chaque arrêt permet de voir comment se comporte Red Dust : retrouvant la superbe de sa jeunesse devant deux jeunes hommes essayant de draguer Vivienne dans un bar, discutant du bon vieux temps avec un ancien du ranch Triple, assistant pour la première fois de sa vie à la projection d’un film (The big trail, 1930, La piste des géants, de Raoul Walsh, avec John Wayne), partageant le repas d’un couple de rednecks, découvrant qui se trouve au ranch Triple 6. Et bien sûr l’évolution de sa relation avec sa conductrice Vivienne Bosch au fur et à mesure des jours qui passent. Bien sûr, la perspective de l’enfant à naître s’oppose avec la vieillesse de Red Dust, une époque qui disparaît et qui doit laisser la place à une nouvelle génération.
Le lecteur peut anticiper quelques-uns des thèmes qui vont être abordés : la nostalgie d’une époque révolue, une nouvelle ère qui n’a que faire de la précédente et de ses survivants devenus des reliques d’un autre temps, une partie de la mythologie de l’Ouest américain. Tout cela est bien présent, et bien plus encore, avec une sensibilité remarquable, dont l’auteur avait déjà fait preuve en s’associant avec la poétesse Kateri Lemmens pour Passer l’hiver (2022). Le passé est révolu et un Amérindien le constate avec violence alors qu’un photographe lui demande de revêtir sa tenue traditionnelle, et cet ancien du ranch Triple 6 éprouve la sensation que l’autre a pris en photo des fantômes. Red Dust le constate avec amertume : que ce soit les paysans abandonnant leur terre devenue stérile à force d’avoir été exploitées, ou les incendies qui ravagent la Californie, les ouragans qui ravagent le Wyoming, l’absence de bétail dans le ranch, etc. L’auteur va plus loin : lors de ce voyage, il est évoqué un pays ravagé par les catastrophes naturelles, une facette du rêve américain (le mythe de se faire tout seul, d’abord évoqué par Vivienne Bosch, puis par le propriétaire du ranch Triple 6), la réalité historique du Wild West (des hommes essayant de trouver des emplois rémunérés, des propriétaires terriens derrière leur bureau), la misère, et le cercle de la violence. Celle-ci est mise en scène et évoquée par la citation du verset quinze du livre L’Ecclésiaste : Ce qui a déjà été, et ce qui est à venir est déjà arrivé, et Dieu ramène ce qui est passé. D’une manière très délicate, l’auteur aborde également le regret associé à ce qui aurait pu être, ainsi que la souffrance engendrée par le manque de culture, par le biais d’un extrait d’un sonnet (CXLV-71) de Shakespeare, appris par cœur.
Le dernier chapitre d’une série débutée dans les années 1970, par un autre auteur, dans un registre différent. L’auteur parvient à réaliser un récit qui parle aussi bien au lecteur de la série initiale Comanche, qu’à celui qui n’en a jamais entendu parler. La narration visuelle apparaît immédiatement très personnelle, mêlant apparences quasi photographiques et des détourages classiques avec un trait fin, faisant la part belle à une narration portée uniquement par les dessins. Ce voyage en voiture fait se côtoyer un vieil homme, ancien porte-flingue, et une jeune bibliothécaire, ramenant à la surface de vieux souvenirs, le constat du temps qui passe, d’une époque révolue, de regrets, de régions sinistrées, de l’importance vitale de la poésie. Inoubliable.
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Le Combat ordinaire
J’ai tout de suite été pris par l’histoire. Dès les premières pages, j’avais envie de savoir ce qui allait se passer ensuite. Chaque événement arrive au bon moment, et il y a toujours quelque chose d’intéressant. Il y a du suspense, de l’émotion et même des moments drôles. Tout s’enchaîne naturellement, et je n’ai pas vu le temps passer en lisant. Cette bande dessinée parle de sujets qui me touchent. Elle évoque des sentiments forts comme l’amitié, la peur, la joie ou encore le doute. On y trouve aussi des réflexions sur la vie, sur les choix que l’on fait et sur les conséquences qui en découlent. Par moments, cela m’a fait réfléchir, et à d’autres, cela m’a ému. Tout est bien dosé, et rien ne semble exagéré. J’ai adoré suivre les personnages. Ils sont attachants et réalistes. Chacun a son caractère et ses qualités, mais aussi ses défauts, ce qui les rend crédibles. Certains m’ont fait sourire, d’autres m’ont touché. J’ai eu l’impression de les connaître pour de vrai. Leurs réactions sont naturelles, et je me suis facilement mis à leur place. Les dessins apportent une vraie ambiance à l’histoire. Les expressions des personnages sont bien faites, et chaque détail compte. Bref, cette BD m’a fait passer un excellent moment. Je la recommande à tout le monde, et je la relirai avec plaisir !
Deux Filles nues
La responsable de ma petite BM a eu le nez fin en faisant entrer cette série début janvier. C'est en la lisant ,ce weekend, que j'ai appris sa dignité de Fauve d'Or du meilleur album à Angoulême. Personnellement je trouve ce choix très pertinent. En effet Luz nous propose une docu-fiction construite avec beaucoup d'intelligence et de justesse. Sur une période très visitée, l'auteur apporte une grande originalité de par son parti pris visuel. Ce parti pris renvoie immédiatement à l'histoire personnelle de Luz. Comme l'auteur, la peinture d'Otto Mueller a survécu à des épisodes d'une violence insensée. De la même manière le tableau assite avec sidération à l'avènement d'un monde mortifère qui détruit toute possibilité de l'élargissement de la pensée, surtout contradictoire. L'entrée en matière de la série mérite déjà les applaudissements tellement je la trouve originale et donneuse de sens à ce qui va suivre. Luz installe son lectorat dans une position privilégiée de témoins à travers les yeux des jeunes femmes. Position privilégiée mais inconfortable car elle insiste sur notre impuissance à modifier ces funestes fumées qui sortent des crématorium ou à intervenir sur les personnages omnipotents et cruels qui se penchent sur l'image d'un monde aux antipodes du leur. Le scénario est parfaitement équilibré entre un documentaire très travaillé et instructif et une fiction où l'émotion nous saisit en de nombreux endroits. Le texte est parfois rare comme il se doit dans la contemplation mais il porte toujours par sa précision et sa justesse. Enfin j'ai été conquis par la narration visuelle que propose Luz. Son trait économe va à l'essentiel pour rendre compte de cet environnement mortifère. Nous n'avons pas besoin de plus qu'un coin de fenêtre ouvert sur une cheminée , une horde vindicative aux brassards monstrueux pour être happés pour l'horreur du monde extérieur. C'est sombre mais touchant en nous renvoyant à notre responsabilité contemporaine de spectateurs passifs dans de nombreux domaines. Je renvoie à l'excellente postface de Rita Kersting , Directrice du musée de Cologne, pour une compréhension encore plus fine du travail de Luz. Une très belle lecture.
Grégory
Toute cette boue, cette haine… Remuer encore tout ça. Les mêmes questions, toujours… - Ce tome constitue une reconstitution de l’affaire du Petit Grégory, aussi appelée Affaire Villemin, réalisée avec l’assentiment et la participation de Jean-Marie Villemin. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Pat Perna pour le scénario, Christophe Gaultier pour les dessins et les couleurs, avec une préface de deux pages, écrite par Jean-Marie Villemin. Dans celle-ci, il revient sur le déroulement des faits, le rôle toxique de certains journalistes, les dysfonctionnements de la justice, la genèse du projet de bande dessinée. Il estime que malgré des raccourcis nécessaires à la narration, le fond demeure authentique, rien n’est inventé, et que cette bande dessinée honore la mémoire de Grégory, ce dont il est heureux. L’ouvrage se termine avec une postface de trois pages, rédigée par Jacques Expert, grand reporter à France Inter, un plan de Lépanges-sur-Vologne, et un de Docelles, et enfin un arbre généalogique de la famille Villemin et de la famille Laroche, ainsi que la liste des sources utilisées. En 1984, Christine Villemin mout son café au son de Billie Jean qui sort de la radio. Elle va prévenir son fils Grégory, quatre ans, que c’est Mickael Jackson qui passe. Il se trouve dans la cour au pied de l’échelle sur laquelle est monté son père Jean-Marie pour refaire le bardage du mur. Ce dernier demande au petit de s’écarter car c’est dangereux. L’enfant s’éloigne contrarié, sa mère le sert dans ses bras et le réconforte. Il repart jouer dans le jardin et appelle sa mère car il a découvert un joli crapaud. Le père a fini ses travaux et il descend pour emmener son fils faire un tour. Un coup de vent emmène le chapeau de l’enfant. 16 octobre 1984, le chapeau de cowboy se trouve toujours dans la pelouse et des feuilles commencent à le recouvrir. 31 octobre 1993, à Évry, cité des Pyramides, Christine Villemin rejoint l’appartement qu’elle partage avec son époux, sous le nom de Dintinger. Celui-ci termine de préparer sa valise. Il la serre contre lui et la réconforte, puis il s’en va en lui disant qu’ils se retrouveront là-bas lundi. 2 novembre 1993, Jean-Marie est couché sur le lit de sa cellule qu’il partage avec deux autres détenus. Ils discutent ensemble, Jean-Marie a conscience qu’il y a un risque qu’il soit condamné. L’un des prisonniers le réconforte en lui disant que dans ce cas-là, il sera sorti au bout de cinq ans. La discussion continue et Villemin indique qu’il sait qui a tué son fils, il le sait depuis que Murielle Bolle a parlé, il suffit de se poser les bonnes questions. Qui pouvait avoir accumulé tant de haine, de jalousie, de rancœur pour assassiner un enfant de quatre ans et le jeter à la Vologne ? Il dispose de six semaines pour faire éclater la vérité, et aussi pour qu’on comprenne son geste. Il ne dit pas pardonner, mais comprendre. Le 3 novembre, le journaliste de RTL commente les événements. C’est aujourd’hui que s’est ouvert aux assises de Dijon le procès de Jean-Marie Villemin pour l’assassinat de son cousin Bernard Laroche. C’est un peu délicat : une bande dessinée sur un drame atroce bien réel, dont les principaux intéressés sont vivants au moment de la parution, qui a donné lieu à de nombreux débordements médiatiques… Y a-t-il encore besoin d’en rajouter, de remuer la boue une nouvelle fois ? Certes, la participation et l’accord du père de l’enfant laissent à penser que cette version présente plusieurs intérêts. Et puis tout le monde n’a pas suivi les différentes phases de cette affaire, n’était pas né ou en âge de comprendre au moment des faits. La nature de ce meurtre ignoble, l’emballement médiatique et les errements de la justice, tout cela augure d’une lecture difficile. La préface donne l’assurance d’une version conforme aux souvenirs et au vécu du père. La postface vient attester du sérieux de l’ouvrage. Un feuilletage rapide montre que les auteurs se tiennent à l’écart du sensationnalisme : pas de scène de l’assassinat du petit garçon, pas de scène de l’assassinat de Bernard Laroche. En revanche, la mise en scène de la douleur des parents, de leur détresse face à l’acharnement, de la douleur d’autres personnes impliquées, en particulier Marie-Ange Laroche. La narration s’inscrit dans un registre réaliste et descriptif, avec des traits de contour un peu appuyés et comme griffés, des traits plus fins pour les textures et les ombrages, sans effet ou apparence photographique, ce qui crée une distance salutaire, sans impression de voyeurisme ou de pseudo reconstitution d’époque. Entre la gêne du voyeurisme et l’inquiétude de la partialité, le lecteur entame cet album. Tout commence par une scène aussi intime que banale : un enfant joueur et curieux, des parents attentionnés. La narration visuelle se positionne sur un plan factuel : sans enjoliver ou romantiser les personnages, avec des traits encrés qui apportent la marque d’une réalité un peu rugueuse, présentant des aspérités et des traces de l’usure du temps. La page douze est occupée par un dessin en pleine page : le chapeau d’enfant abandonné, la maison en arrière-plan, les couleurs sont un peu ternes, engendrant un sentiment de tristesse. La tristesse s’accentue encore avec la page en vis-à-vis : une vue en élévation d’une zone de HLM, la banlieue dans ce qu’elle a de plus morne et d’habitat concentré. Le lecteur se fait la réflexion que le récit est passé de 1984 selon toute vraisemblance à 1993. S’il est familier de cette affaire criminelle, le lecteur replace tout suite ces deux séquences dans la chronologie, sinon il attend de découvrir ce qu’il en est, tout en se doutant de ce à quoi elles correspondent. Il comprend que les auteurs ont choisi une structure prenant comme point central la procédure de jugement de Jean-Marie Villemin, pour le meurtre de Bernard Laroche. Le père retourne donc en prison, puis il est emmené au tribunal de Dijon. Le récit se déroule à partir de là avec les témoignages successifs et des retours en arrière. De ce fait, la trame temporelle du récit se cale sur celle des témoignages pouvant revenir à des dates différentes en fonction de qui est à la barre. Le lecteur s’adapte ainsi à chaque intervention pour suivre l’ordre chronologique, tout en voyant le développement d’un point de vue de différent. Ainsi les circonstances de l’assassinat de Bernard Laroche (29 mars 1985) sont exposées avant que les rétractations de Murielle Bolle (début novembre 1984). Le scénariste parvient à rendre compte des faits, des développements de l’enquête et de ses errements de sorte à ce que le lecteur néophyte puisse s’y retrouver, tout en montrant les conséquences sur les parents du petit Grégory. La narration visuelle se retrouve entièrement assujettie aux témoignages et aux déclarations. Le lecteur constate que scénariste et artiste ont travaillé en coordination pour éviter de longues dépositions avec uniquement une enfilade de têtes en train de parler. En particulier, le lecteur voit systématiquement où se déroule chaque déclaration, l’état émotionnel de la personne en train de parler, éventuellement la réaction d’autres personnes. Seules deux dépositions se limitent à une succession de têtes en train de parler le temps d’une page : celle du commandant Sesmat, et celle de la journaliste Laurence Lacour. Il garde à l’esprit qu’il s’agit d’une version du point de vue de Jean-Marie Villemin, et aussi qu’il existe des archives sur le déroulement des auditions, en particulier sur ce qui a été dit. D’un côté, le lecteur a conscience qu’il s’agit d’une affaire criminelle non élucidée, avec des personnes encore vivantes accusées ou innocentées. D’un autre côté, il se rend compte qu’il est incapable de réprimer son empathie pour la mère ou pour le père de l’enfant. Ils sont montrés accablés par la douleur de leur deuil, des êtres humains en souffrance. Les autres acteurs du drame sont également représentés avec respect et dignité sans être diabolisés. Les dessins conservent une forme de distance, une façon de respecter l’intimité des uns et des autres, même lorsqu’une personne perd contenance et s’écroule en larmes. Il constate l’honnêteté de la démarche par exemple lors de la déposition de Murielle qui reste factuelle et conforme à la réalité, sans omettre le fait qu’elle a appris qu’elle était enceinte le jour de l’assassinat de son mari. Il ressort toutefois une personne dont la mise en scène du comportement constitue un jugement de valeur sans appel : le juge Jean-Michel Lambert. S’il prend l’envie au lecteur d’en savoir plus, par exemple en consultant une encyclopédie en ligne, il voit que l’ouvrage ne recherche pas l’exhaustivité, et que l’affaire criminelle se poursuit bien après 1993, ce tome se terminant d’ailleurs par un À suivre… En fonction de son âge et de sa familiarité avec l’affaire, l’intérêt du lecteur peut s’avérer de différente nature. Une simple curiosité sur un fait divers : il découvre alors à quel point l’expression Fait divers est inappropriée. Une interrogation sur la réalité humaine d’une affaire judiciaire, de son instruction : il en perçoit alors différentes facettes, tout en ayant conscience que l’exposé n’est pas exhaustif. Un questionnement sur ce qui a abouti à un atroce imbroglio : là aussi, il en perçoit des éléments variés. Le caractère arbitraire d’un tel crime : il est le témoin de l’impact à vie du crime et de l’instruction sur le père de l’enfant, sur la mère de l’enfant, sur les personnes mises en cause, sur quelques personnes de manière incidente, telle la nounou de Grégory. Il se dit que la lecture de cette bande dessinée et sa réalisation ne s’apparentent pas au voyeurisme d’un accident de la route, mais à un témoignage humain d’un drame horrible et atterrant. Une bande dessinée pour parler d’une des affaires criminelles françaises les plus médiatisées, avec un parti pris, celui du père de l’enfant. Les auteurs affichent explicitement ce choix dès la couverture, et le lecteur entame cet ouvrage en toute connaissance de cause. Il découvre une narration visuelle entièrement au service du témoignage et de la reconstitution, présentant la distance nécessaire pour éviter le voyeurisme malsain, la compassion attendue envers les personnes qui souffrent, un degré élevé de neutralité pour éviter toute sensation de vengeance ou de revanche. À partir des déclarations de Jean-Marie Villemin, le scénariste a dû opérer des choix pour rendre l’affaire intelligible au néophyte, et assez expliquée pour intéresser le lecteur qui en a entendu parler. Il parvient à l’objectif fixé, en contextualisant les faits, l’artiste montrant des êtres humains, en laissant de côté la majorité des reproches nominatifs relevant au mieux d’incompétence, au pire de malveillance. Poignant.
Blotch
La modestie, c’est bon pour ceux dont le talent est modeste. - Il s'agit d'histoires courtes de cinq pages, mettant en scène Blotch, personnage fictif dessinateur de presse. Ces récits ont initialement été publiés dans le magazine Fluide Glacial, de 1998 à 2000. Parution initiale en album : Le roi de Paris (1999) et Blotch face à son destin (2000), puis d’une intégrale en 2009, rééditée en 2024. C’est l’œuvre de Blutch (Christian Hincker), scénario & dessin. Ce recueil comprend un peu plus d’une centaine de pages de bande dessinée, en noir & blanc. Blotch est attablé à la terrasse d’un café, avec trois autres artistes travaillant pour Fluide Glacial. Il pérore sur ses collègues : La petite Binette avec sa série Les Bidoches, il va se ramasser ! On prend pas les Français pour des ballots… Savez-vous ce qu‘on murmure à propos de ce bon Hugolo ? Tenez-vous bien… Eh bien, L’enfant du zoo, c’est lui ! C’est de l’autobiographie. ! Remarquez ! Avec cette dégaine, on l’imagine aisément sur la paille ! Ce pauvre Goutelette ! Le malheureux est complètement à côté de la plaque ! Il est fini ! Dans son esprit, Blotch voit ses collègues s’extasier sur lui : Insurpassable ! Un génie ! L’honneur de leur profession ! La nuit venue, Blotch, bien aviné, hèle deux passantes en leur criant qu’il va leur rendre hommage, en tout bien tout honneur. Le lendemain matin, madame Gerboix, sa logeuse, vient frapper à sa porte pour lui réclamer son arriéré de loyer, c’est-à-dire deux mois. Il promet de régler demain, dernier délai. Il téléphone à son journal pour demander une avance, en vain. Il demande à son meilleur ami de lui acheter une toile, mais l’autre en a déjà jusque dans sa salle de bains de ses toiles. Il essaye d’en vendre à des touristes sur la voie publique, sans succès. À dix-huit heures aux Puces, il finit par échanger son lot de toiles contre une unique autre, parce que le vendeur lui raconte que sous la peinture, il y aurait un Rembrandt ! Une autre journée, Blotch se réveille en piètre forme à midi, dans sa petite chambre. Il commence par tousser tout ce qu’il peut au-dessus du lavabo. Après une toilette de fond en comble, il est enfin présentable. Il entend un bruit dans le couloir et il va coller son œil au trou de la serrure. C’est Lucienne la fille de la concierge… À peine dix ans, cette dévergondée tente de l’exciter en se laissant glisser sur la rampe de l’escalier, la culotte relevée. Chaque matin, il la repère au froissement de son tablier. Chaque matin, elle se croit maligne parce qu’elle lui exhibe son derrière menu et frais. Enfin, il sort, avec un carton à dessin sous le bras, et il croise la fillette en bas de l’escalier qui le regarde passer effrontément. Il hait les enfants. Il se rend dans les bureaux du magazine Fluide Glacial : la rédaction est le lieu où se côtoient les grands esprits et les plus modestes. Monsieur Delapiche, leur éclairé rédacteur en chef, sort de son bureau et demande aux artistes présents de se conduire avec dignité, car il reçoit ce jour la visite d’un jeune dessinateur étranger, un sujet belge qui vient de Bruxelles. À son bureau, la secrétaire annonce l’arrivant : M. Rémi. Un homme bien mis, signant son nom avec style et classe… mais voilà que la première histoire en donne une idée bien différente. Le lecteur constate rapidement que cet ouvrage met en scène Blotch, un dessinateur de presse, dans le contexte des années 1930 en France, à Paris. Ce recueil se compose de vingt-et-une histoires de cinq pages chacune, autant de nouvelles, dont vingt consacrées à Blotch, et une à Georgette sa compagne. Il comprend qu’il se produit une forme de mise en abîme avec décalage, puisque Blotch soumet ses dessins à la revue Fluide Glacial, qui dans la réalité a été fondée en avril 1975, par Marcel Gotlib, Alexis (Dominique Vallet) et Jacques Diament. Cela le rend attentif à des consonnances similaires entre le nom de certains personnages et d’autres auteurs du magazine. Le Binette avec Les Bidoches apparaît comme une référence directe aux Bidochon de Binet. Ici, le rédacteur en chef s’appelle Monsieur Pierre Delapiche (peut-être un clin d’œil à Jean-Christophe Delpierre). En revanche, il ne fait pas de doute que le très chic, impressionnant et respectable Monsieur Marcel, fondateur du journal, rend hommage à Marcel Gotlib, même s’il n’y a aucune ressemblance physique. Le lecteur assidu de la revue Fluide Glacial pourra trouver d’autres clins d’œil et taquineries référentielles. Le lecteur novice en la matière ne se sentira pas exclus pour autant. Donc voici ce monsieur peut-être trente ans ou plus qui réalise des dessins comiques, à l’humour ringard, misogyne et raciste. S’il porte beau en public, habillé avec goût, la deuxième histoire offre de le voir au réveil, affalé dans son lit en pantalon et marcel, pas rasé, pas coiffé, pas lavé : le spectacle est consternant et affligeant. Dès la quatrième case, il est apprêté, et il apparaît comme un homme du monde, aux manières raffinées. Au cours de cette vingtaine d’histoires, il se montre arrogant, condescendant, méprisant, suffisant, raciste, envieux, pleutre, lâche, misogyne, maître-chanteur, rétrograde, réactionnaire, menteur, maltraitant, mauvais perdant, ingrat, obséquieux, complaisant, traître, perfide, fourbe, imbu de sa personne, etc. Heureusement qu’il n’y a que vingt histoires qui lui soient consacrées… Son langage corporel est l’avenant avec une moue parfaite quand il dénigre la personne à qui il s’adresse ou qu’il se montre servile avec un autre. À quelques reprises, il perd toute contenance et s’emporte, son visage devenant alors un masque grimaçant et hideux. Le lecteur peut voir à sa posture que Blotch souffre quand il travaille pour produire un dessin à la ligne raffinée, tout en étant assez pauvre visuellement. En découvrant le caractère de Blotch et ses failles morales, le lecteur se dit que les autres personnages ne pourront qu’apparaître sous un bon jour. Les deux premiers collègues attablés avec lui boivent ses paroles, se délectant des ragots et des jugements négatifs. Sa logeuse donne l’impression de très bien savoir que son locataire ne pourra pas la payer, tout en étant sans état d’âme, même sa fille d’à peine dix ans semble nourrir des pensées méchantes. Son éternel rival, Jean Bonnot, distille moins de fiel, tout en étant prêt à en découdre avec Blotch. Le rédacteur en chef et le président de Fluide Glacial affichent la morgue de leur classe sociale. Il faut attendre la huitième histoire pour faire connaissance avec Nora Foster, une comédienne réellement admirative du travail de Jean Bonnot. Puis vient Arthur, un trompettiste de jazz afro-américain déclarant son admiration pour le dessinateur, et encore Georgette la compagne de Blotch. L’auteur met en scène avec conviction et art les personnages de cette comédie humaine, leur insufflant vie et plausibilité, sans rien cacher de leurs défauts et de leur mesquinerie morale. Blutch réalise des cases chargées en traits de texture et d’ombrage, épaississant son trait pour les scènes nocturnes (l’assassinat du poète Saint Chamoux au couteau), recourant à de solides aplats pour le noir des costumes des messieurs lors d’une soirée. Ainsi les cases apparaissent chargées avec une sensation quasi tactile. Le lecteur voit qu’il ne s’agit pas d’un artifice pour donner l’impression de dessins denses. L’artiste représente soigneusement les tenues vestimentaires, en veillant à ce qu’elles soient conformes à l’époque, sans oublier les couvre-chefs de ces messieurs. Il plante le décor pour chaque scène avec des accessoires également d’époque, et des arrière-plans réguliers. Ainsi le lecteur se retrouve attablé à la terrasse d’un café parisien, dans un minuscule appartement parisien d’un quartier populaire, dans les bureaux de Fluide Glacial, à la réception ou dans le somptueux bureau du rédacteur en chef, assis sur un banc au bois de nuit, à baguenauder dans les rues de Montmartre, à manifester sur un grand boulevard, au théâtre, dans l’appartement chargé de Balthazar Léandru à la décoration exotique et hétéroclite, dans un club de jazz, dans un atelier d’artiste, dans un stade pour assister à un match de boxe, à regarder une opérette, à visiter l’atelier d’impression des éditions Cornélius, dans la chambre à coucher de l’appartement de Georgette, etc. Rapidement, le lecteur prend goût à la forme d’humour qui se dégage du caractère et du comportement de Blotch, sans pour autant se mettre à le mépriser, parce qu’il ne souhaite pas se rabaisser à son niveau. Il se rend progressivement compte que le dispositif de mise en abîme produit son effet. Chaque nouvelle s’ouvre avec une case de la largeur de la page dans laquelle Blotch signe son nom en grosses lettres sur une toile vierge, avec dans un cartouche, un bref texte dans lequel il chante lui-même ses louanges de façon dithyrambique et démesurée. À mesure des nouvelles, l’auteur gagne en confiance pour ces introductions, parvenant à des sommets d’autosatisfaction. Par exemple : À la mort de Victor Hugo, j’avais un an. Quelle perte pour le grand homme : il ne m’aura pas connu. Le lecteur peut voir dans la mise en scène d’un artiste au talent médiocre vantant sans cesse ses propres mérites, une parodie de l’auteur lui-même, exposant ainsi les tentations de se griser de son succès (relatif ou réel), de gonfler son importance, et de croire à ses propres boniments pour assurer son autopromotion. Dans le même temps, personne n’est dupe dans l’entourage de Blotch. La mise en avant de soi-même fait partie des conventions sociales admises dans son milieu et personne n’y ajoute foi. Il est également possible de percevoir une fibre morale, dans la mesure où le comportement de Blotch ne lui permet que de faire du sur-place social, voire ne le préserve pas toujours de redescendre à un état de dénuement pécunier. Bien mal acquis ne profite jamais. Le lecteur ne plaint pas Blotch au vu de sa personnalité peu reluisante, mais il ne souhaite pas non plus sa déchéance, reconnaissant en lui ses propres tendances à des penchants avilissants. Le portrait d’un artiste imbu de lui-même, au talent très relatif, au comportement méprisable. Une mise en abîme du métier d’humoriste bédéiste pour Fluide Glacial. Une parodie des années 1930 à Paris. Il y a de tout cela, avec une narration visuelle tactile, des personnages jouant la comédie sociale avec des attitudes empruntées. Un regard brut sur la gente humaine mesquine et peu reluisante. Il y a de tout cela dans cette vingtaine d’histoires courtes de cinq pages chacune, et aussi beaucoup d’humanité, le lecteur ne pouvant pas s’empêcher de ressentir de l’empathie pour Blotch, malgré tous ses défauts.
Le Mécanisme
Le confort et la sécurité aveuglent. Ici et dans les autres ici. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021 pour la version originale, de 2024 pour la version française. Il a été réalisé par Gabi Beltran pour le scénario, et par Angel Trigo pour les dessins et la couleur. Il comprend cent-douze pages de bande dessinée. À San Francisco, de nuit en août 1981, les badauds déambulent sur le trottoir, dans un coupé, un écrivain discute avec sa compagne. Elle lui demande si l’écrivain Marcus Carlton est meilleur que lui. Ce dernier lui répond et développe sa position. Ce n’est pas un roman que Carlton a écrit, c’est autre chose, on ne peut pas comparer. L’homme ne sait pas exactement ce que c’est, un livre très bizarre. Il n’en a lu que la moitié, mais le gars en a vendu un paquet. Ça fait un bon moment qu’il est connu, il a vendu plus de 250 millions d’exemplaires. Dans une somptueuse demeure, les invités arrivent pour une réception. À l’étage, le propriétaire se tient devant la fenêtre ouverte, un verre à la main. Son majordome entre dans son dos ; il lui annonce qu’il y a beaucoup d’invités qui attendent, et que l’hôte devrait descendre. Le propriétaire répond à Hector de s’occuper d’eux. Le majordome lui demande s’il va se passer quelque chose. L’homme en smoking blanc confirme que le moment est arrivé. Hector répond qu’il comprend, que son patron, monsieur Carlton, lui a expliqué. Il ajoute que ce fut un plaisir de travailler pour lui, et il le remercie de ce qu’il a fait pour lui. Marcus Carlton demande à Hector de tenir parole, de mener une belle vie, il y est obligé. Pour conclure, il indique que tout se passera comme ça doit se passer. Sur le Golden Gate Bridge, deux policiers, debout à côté de leur moto, surveillent la circulation. Pete repère un homme qui s’apprête à sauter dans le vide. Ils s’élancent vers lui, mais l’homme saute calmement. Un policier va prévenir les garde-côtes. New York. En avril 2009, Jonathan Bennett est en train de terminer de faire sa valise. Sa compagne Priya le regarde faire, une tasse de café fumant à la main. Elle lui propose du café : la réponse négative de son conjoint lui fait dire que ça va vraiment mal s’il préfère le café de l’aéroport. Il préfère ne pas en discuter. Elle lui demande s’il doit vraiment emporter son exemplaire du livre Le Mécanisme, de Marcus Carlton, car elle croyait qu’il va à Majorque pour Graves. Jonathan veut voir les lieux où Carlton a vécu, il ne sait pas s’il va ajouter du texte à son livre. Elle lui fait remarquer que ça ne l’étonnerait pas de recevoir un coup de fil lui annonçant qu’il a tiré sur une star du rock, ou sur le président. Jonathan plaisante que ce genre de tarés-là lisent Salinger. Il lui promet d’appeler ses enfants pendant son escale à Madrid. Il ne croit pas qu’il leur manque beaucoup. Parfois ils restent plantés à le regarder comme s’ils ne l’avaient jamais vu. Il lui dit qu’il sera crevé quand il arrivera, mais qu’il est d’accord, il appellera Priya. Elle lui assure que tout va s’arranger, ils peuvent mieux faire. Voilà une bande dessinée à la construction déstabilisante. Tout commence avec l’établissement de la réussite économique (il a même un majordome à son service !) et de la renommée d’un écrivain (fictif) : Marcus Carlton, et son livre Le Mécanisme (qui donne son titre à la présente bande dessinée). Il est possible qu’il se soit suicidé, probable même. Vingt-huit ans plus tard, il s’agit d’un autre écrivain, Jonathan Bennett, fasciné par le livre du premier. Il se rend à Tenerife, pour effectuer des recherches sur… Ah ben non, pas sur Carlton, mais sur Robert Graves (1895-1985), un poète et romancier britannique ayant existé. Toutefois, son intention cède le pas à une panne de voiture, qui l’amène à rencontrer Don Carter, un autre écrivain fictif, d’environ quatre-vingts ans. Plus qu’une mise en abime du métier d’écrivain, également un jeu de miroirs aux orientations multiples. Ensuite, Bennett rencontre Carter à plusieurs reprises, l’occasion de longues discussions statiques, une forme a priori peu engageante, monotone sur le plan visuel. Les auteurs vont au bout de leur logique : Carlton et Bennett discutent du livre Le Mécanisme. La bande dessinée comprend deux ou trois phrases extraites de cet ouvrage fictif, et le lecteur assiste donc aux commentaires de Carlton et Bennett sur ce livre. Encore plus loin, le chien de Carlton s’appelle Bennett, pas en hommage à Jonathan ou comme une prémonition, mais en hommage à Arnold Bennett (1867-1931, Un conte de bonnes femmes, 1908), écrivain et journaliste britannique. Il faut un peu de temps au lecteur pour saisir de quoi il s’agit dans ce récit. Jonathan Bennett est un écrivain qui a achevé un quatrième ouvrage sur l’auteur Marcus Carlton, et son unique livre Le Mécanisme, un ouvrage fictif dont seules trois ou quatre phrases sont citées dans la bande dessinée. Le lecteur suit avec curiosité Jonathan, sans attente particulière, si ce n’est une forme de curiosité ludique, de comprendre comment ces différentes composantes s’agencent. Rapidement, il se prend d’amitié pour le personnage principal, faillible et imparfait, normal, banal et à la recherche d’on ne sait quoi. Il se rend à Tenerife sur les pas de Carlton. Les discussions avec sa Compagne Priya et avec son agent littéraire font apparaître qu’il est divorcé, père de deux enfants à la garde de son ex-épouse, dont une partie significative de la vie professionnelle et personnelle s’articule autour de l’ouvrage d’un autre. Il présente une apparence normale : morphologie un peu élancée sans être musculeuse, vêtu d’un pantalon commun (peut-être un jean de couleur grise), d’un teeshirt à manche longue et d’une veste (les dessins ne permettent pas de se faire une idée du type de chaussures qu’il porte). Il semble perpétuellement mal rasé. Ses postures et ses expressions de visage attestent d’un homme calme et posé, enclin à la réflexion, avec parfois une nuance de tristesse. Cela a pour effet de mettre le lecteur dans le même état d’esprit entre contemplatif et réflexif. En outre, il se sent gagné par la sollicitude de Priya envers Jonathan. Le lecteur ressent vite que l’enjeu narratif se joue lors conversations entre Bennett et Carter : la curiosité du premier se confrontant aux certitudes acquises au travers de l’expérience pour le second. L’âge exact de Don Carter reste flou : il est à la retraite, et la vieillesse a fait son œuvre, diminuant sa vivacité physique et intellectuelle, pour autant il conserve sa pleine autonomie vivant seul dans une maison à l’écart. Il est vêtu d’un pantalon à la nature aussi indistincte que celui de Jonathan et d’un pull noir. Son implantation capillaire a légèrement reculé et il porte les cheveux mi-longs jusqu’aux épaules. Son langage corporel montre une personne tout aussi calme et posé, au visage le plus souvent impassible, avec un sourire amusé chronique, et quelques gestes de la main. Son âge et son calme impose le respect, il se dégage de lui une sensation d’assurance, ainsi qu’une forme de prise de recul, un détachement émotionnel qui fait que la sympathie du lecteur va vers Jonathan Bennett, en nourrissant un soupçon de méfiance précautionneuse vis-à-vis de Carter. Le point commun entre Bennett et Carter réside dans le fait qu’ils ont tous les deux lu Le Mécanisme, et dans un constat qui les rapproche : leur vie continue. Leur rencontre n’intervient qu’à la page trente-et-un, alors que le lecteur est déjà bien immergé dans le récit. La première discussion dure à peine cinq pages : le lecteur les regarde, observant les orientations de la discussion, les courants sous-jacents, Carter apprivoisant le jeune homme avec ce qu’il faut de mystères et de révélations sur son compte. La seconde conversation débute vraiment en page cinquante-trois, et se déroule sur une bonne quinzaine de pages. Le lecteur sent qu’il se trouve au cœur du sujet : il est question du livre (Le Mécanisme), de son sens, de la manière sa lecture peut changer la vie… ou pas. Le lecteur ressent à plein le jeu de miroirs : un écrivain disparu avec un ouvrage classé dans les meilleures ventes depuis des décennies, un écrivain qui écrit sur d’autres écrivains, un auteur qui a écrit un recueil de poésies, autant de configurations différentes, des différences et des points communs qui apparaissent entre eux. Le lecteur se fait la réflexion qu’il y a deux autres créateurs en arrière-plan : les auteurs de cette bande dessinée, ce qui ajoute un autre niveau à ce jeu de miroirs. Le lecteur ressent le besoin vital pour Bennett et Carter de trouver un sens à la vie, à la leur en particulier, et également en général. Le livre Le mécanisme : un livre qui n’entend pas améliorer la vie de quiconque, ni faire croire en aucune récompense. Il n’y a pas d’objectif. […] Ses principes sont précis et ne parlent que d’une seule chose : l’observation. Les auteurs, au travers de Don Carter, poursuivent leur exposé : Le Mécanisme est davantage un flash lors duquel on voit un puzzle complet rien qu’en observant une de ses pièces. La raison en est que cette pièce, on l’a déjà vue auparavant, dans d’autres circonstances. On reconnaît la pièce et on se souvient de la position qu’elle occupait dans le puzzle et des autres pièces qui étaient reliées à elle. On se souvient du puzzle complet. Donc c’est comme si on pouvait prédire ce qui se produira probablement. Le lecteur perçoit qu’il peut appliquer cette analyse à chaque livre qu’il a lu, qu’il s’agit d’un métacommentaire sur la nature des livres, et par voie de conséquence sur l’écriture, sur la littérature. Un simple livre constitue le fruit de l’observation de son auteur : le lecteur qui le découvre assimile ainsi les observations originelles de l’auteur, comme une pièce dans un puzzle. Cette approche participant à la fois du sensible et de l’intellect l’incite à prêter une attention particulière à la forme de la fin du récit : quels sont les derniers propos tenus par Bennett (Ce n’est pas comme si je l’avais vécu. C’est comme si j’avais failli le vivre. C’est ça.), par Carter (Je déteste quand ils font ça. Je déteste quand ils n’écoutent pas.), à qui est consacrée la dernière page. Et puis, quand même, qu’est-ce que ça veut dire que l’auteur de ce livre à l’impact si fort se soit suicidé ? Le lecteur ressent que le mécanisme évoqué englobe l’écriture et la lecture, la création et sa réception, que cette bande dessinée lui parle du phénomène dont il fait l’expérience en direct, celui de la réception d’un ouvrage, et du fait que chaque lecteur le reçoit, le perçoit, l’interprète en fonction de son propre point de vue socioculturel. Mais de quoi ça parle ? De deux écrivains qui parlent du livre d’un autre écrivain. Aucun de ces individus n’ayant existé, ni le livre en question. Une quête de sens calme, un voyage à Tenerife, une narration visuelle factuelle et descriptive, avec un trait souple et tranquille. Des discussions, et des temps d’introspection silencieuse, des doutes et des certitudes, des regrets et des projets. Le mécanisme de la vie ? Peut-être… Au moins le mécanisme de la lecture.
Azur Asphalte
On a beau tout faire bien, ou au moins au mieux, il y a toujours un truc… - Ce tome contient une histoire complète de type naturaliste. Sa parution originale date de 2024. Il a été réalisé par Sylvain Bordesoules pour le scénario et la narration visuelle. Il comprend cent-cinquante-six pages de bande dessinée en couleurs. Ce bédéaste a également réalisé L'été des charognes (2023), une adaptation du roman (2017) de Simon Johannin. Un très beau lever de soleil sur la promenade des Anglais à Nice. Des jeunes gens effectuent leur jogging, une personne à la rue termine sa nuit allongée sur un banc, alors que sur ceux d’à côté deux autres sont déjà réveillés. Un jeune homme refait le lacet de sa basket en mettant son pied sur le banc, les rayons du soleil irisent l’écume produisant de magnifiques couleurs, le contenu d’une canette de Coca souille le trottoir, les mouettes guettent dans le ciel, un jeune homme achète son journal dans un kiosque de rue. Les premières voitures circulent, les pigeons se nourrissent, un maraicher est déjà ouvert avec ses étals chargés de fruits et légumes. Dans un modeste immeuble, Mélissa et Press sont déjà levées et prêtes à partir. La première s’assure que les chats ne sont pas sur le balcon, puis elle emmène sa conjointe au travail. Elle va en profiter également pour aller voir mère-grand. Elles descendent au garage minuscule : Press déplace le scooter, et Mélissa rentre dans la voiture par la fenêtre du fait de l’étroitesse du box. Chemin faisant, elles papotent sur les vieux déjà attablés au café, les problèmes de cheveux de Mélissa, une personne à la rue qui fait la manche. Puis elles s’inquiètent d’un pictogramme qui se met à clignoter sur le tableau de bord indiquant Set TPW, la gravité de l’anomalie, combien ça va coûter, les commérages des employées de Gros Froid quand elles vont voir Mélissa déposer Press, etc. Après avoir déposé Press, alors qu’elle regonfle son pneu à une station-service, Mélissa se souvient de l’époque où pendant trois mois elle a dormi dans sa camionnette sur le parking du supermarché Gros Froid. Pas payer de loyer lui a permis de mettre de la thune de côté qu’elle était bien contente de trouver pour la caution du studio avec Press. Elle est restée un an en tout et pour tout dans sa camionnette. Vers la fin, elle a bossé chez Gros Froid et elle a rencontré Press. Coup de foudre au rayon Crèmerie. Après ça commençait à parler, elles ne pouvaient plus être dans la même équipe. Il y avait la cheffe qui allait se faire épiler pendant qu’elles, elles charbonnaient. Et un jour on lui a demandé de s’excuser à une vieille qui l’emboucanait parce qu’elle n’aimait pas son fromage. Là Mélissa a rendu son tablier. Depuis c’est pointage chez Pôle Emploi tous les mois, mais au moins elle s’est respectée. Pendant ce temps-là au temps présent, elle a repris la route et elle arrive au cimetière. Elle continue à se souvenir : À un moment, elle s’était calée chez sa grand-mère mais elle enfermait son chat dans la chambre, ce qui a énervé la jeune femme. Elles se sont fritées et Mélissa est partie. Le texte de la quatrième de couverture présente la bande dessinée : Tout se gagne à l’arrachée pour Candice et Mélissa, les deux sœurs […] livrent leur quotidien, leurs galères et leurs envies […] un récit en immersion dans l’existence de deux femmes. En fonction de ses envies à lui, le lecteur peut sentir la curiosité le titiller et ouvrir la bande dessinée pour la feuilleter : il peut être surpris par la forme des images, réalisées au feutre à alcool avec un rendu évoquant une sensation d’aquarelle, essentiellement en couleur directe, avec quelques traits de contours un peu appuyés pour rendre certaines formes plus lisibles, un degré de définition de la représentation variable en fonction des besoins de la narration, très précis ou bien plus évoqué que tracé. Les six pages de la scène d’introduction sont dépourvues de mots, une promenade dans quelques rues de Nice. Au cours du récit, le lecteur accompagne Mélissa et sa sœur Candice, chacune, dans leurs déplacements, visitant ainsi un cimetière de Nice, le trajet à pied qui mène à la crèche où travaille Candice, le terrain de football d’une association scolaire, la plage de Villefranche, le McDo du quartier, etc. Il apprécie la balade offerte par deux autres séquences muettes : en suivant Mélissa en scooter dans les rues de Nice de la page quatre-vingt-quatorze à la page quatre-vingt-dix-sept, puis pendant trois pages à partir de la cent-huit. À l’évidence, le bédéaste est très sensible au charme de cette ville et il souhaite montrer l’environnement pour que le lecteur puisse en apprécier l’incidence sur la vie des personnages. Après la sympathique entrée en matière, le lecteur fait connaissance avec Mélissa, sa situation personnelle, sa situation économique, sa vie de couple, et ses chats. Il s’agit d’une collection de petites choses de la vies, des banalités : être au chômage, avoir peur d’une panne de voiture et des dépenses que cela occasionne, essai de style de vie alternatif en habitant dans un van, découverte et exploration de son homosexualité à trente-deux ans, visite à la tombe de sa grand-mère, petit coup de main pour entretenir les fleurs y compris celles des tombes avoisinantes pour s’occuper, s’occuper des chats, se faire à manger, regarder un peu de téléréalité, etc. Très banal, très personnel, très franc, très coloré, très honnête. Une vie de prolétaire racontée avec le point de vue de la personne qui ne se voit pas comme une héroïne de quelque sorte que ce soit, capable de prise de recul sur certains aspects de sa vie. À la page trente-neuf commence un deuxième chapitre consacré à Candice la sœur de Mélissa. L’approche est identique : factuelle, la banalité du quotidien, un monde coloré sous un beau soleil sans morosité, une vie de mère séparée et de ses deux enfants Colyne et Antonin. À nouveau le pragmatisme du quotidien : laisser ses deux enfants seuls et partir au travail, agent d’entretien et un peu plus dans une crèche, travailler, subir une remarque peu agréable d’une collègue parce qu’on part un peu plus tôt pour aller chercher sa fille et la conduire au football, et en voix intérieure l’évocation de François le père de ses enfants qui se sait atteint d’un cancer, le constat de ne pas avoir eu de modèle idéal étant enfant pour savoir comment se comporter en tant que parent, la conscience d’être motivée à accompagner ses enfants dans des activités parascolaires parce que ses propres parents ne l’ont pas fait pour elle, récupérer son fils qui a été gardé par sa sœur Mélissa, etc. Candice se voit comme une femme ordinaire : elle va de l’avant du mieux qu’elle peut, tout en ayant conscience qu’elle aimerait être une meilleure mère. S’il y prête attention, le lecteur relève l’inscription en vis-à-vis de la première planche : C + M + S = Ensemble, à mes sœurs Candice et Mélissa. Il peut se dire qu’il s’agit d’une dédicace métaphorique : une interview de l’auteur confirme qu’il parle bien de ses propres sœurs, et qu’il a réalisé cet ouvrage avec leur consentement et leur participation, C pour Candice, M pour Mélissa et S pour lui Sylvain. En prenant un peu de recul, le lecteur voit bien la prévenance avec laquelle il les représente ainsi que les enfants et la compagne : de vrais êtres humains dans leur vie de tous les jours, sans voyeurisme, sans dramatisation ou complaisance. Il comprend mieux comment ces planches produisent un tel effet de réel : il ne s’agit pas de représentations photoréalistes, l‘ensemble des cases présente une cohérence tangible, un quotidien concret, des détails reflétant une vie véritable et personnelle, nourries par les routines des deux sœurs. Leur frère les représente avec respect, transcrivant les actions de leur quotidien. Ni l’une ni l’autre n’ont une vie extraordinaire, au contraire elles sont à l’opposé d’une instagrammeuse, profession qu’elles évoquent. Le bédéaste met en scène deux femmes qui ne se plaignent pas, sans jamais les juger, sans donner dans le misérabilisme, deux êtres humains qui font tout ce qu’il faut pour que leurs vies aillent bien, dans un Nice différent de celui des cartes postales. Le lecteur ressent une empathie sincère pour Mélissa, sa situation de chômeuse, sa maladie (l’endométriose), ses actions pour assurer son quotidien et pour l’améliorer. Il se sent peut-être un peu plus impressionné par Candice qui élève seule ses deux enfants, qui est bénévole pour le club de football de sa fille, dont chaque journée se résume à enchaîner des actions, d’être plus un robot qu’une personne, que sa journée se résume à une liste de trucs vitaux à checker, valider que le travail soit fait, que les factures soient payées, que les petits aient à manger. Leur voix intérieure évoque leur vie, leur histoire personnelle, le fait qu’elles ont toujours vécu dans le même quartier, leur ex conjoint, etc. Elle établit également des constats et des réflexions : se respecter, les amis qui n’étaient pas des gens bien, la culpabilité de ne pas élever ses enfants comme on le voudrait, la relation avec le père des enfants, l’investissement d’une mère dans ses enfants, le comportement de certains relous à la plage, le fait de devoir compter chaque dépense (y compris un simple repas au McDo), la façon de parler à des enfants, la sensation de ne pas avoir le temps d’exister (à la fois l’absence de temps pour soi, à la fois le fait de ne pas avoir à réfléchir), le fait d’avoir toujours habité dans le même quartier, le sens de la vie. Candice se fait la réflexion que : Faut prendre le bon où il y en a. Elle estime que : Ce qui est bien c’est que les gens continuent leur vie, donc faut suivre aussi. Il n’y a pas le choix comme ça. On a beau tout faire bien, ou au moins au mieux, il y a toujours un truc… Mélissa se fait tatouer dans le coup : La vie continue. Suivre le quotidien de Mélissa et celui de Candice, deux sœurs, dans la banalité de leur vie de tous les jours, tout en bas de l’échelle des salaires, à Nice. Ça ne fait pas forcément rêver : pourtant cette lecture est épatante. Le bédéaste raconte la vie de ses deux sœurs, avec des pages gorgées du soleil de Nice, dans un registre factuel, de leur point de vue, avec leur ressenti intérieur et leur histoire personnelle. Le lecteur accompagne ces deux femmes, jeunes trentenaires, entre débrouille du quotidien, projets et vie de famille. Une extraordinaire expérience d’empathie fraternelle.
Le Château des étoiles
Des coups de cœur comme ça, j'en veux plus souvent ! J'ai entendu tellement de bien de cette série pendant si longtemps, je voyais les albums être continuellement empruntés à ma bibliothèque, j'ai fini par craindre qu'avec tant d'attentes et de promesses je finirai par être déçue. Eh bien pas du tout. J'ai adoré. L'histoire est un croisements de genres, de propos, de types d'aventures qui me plaisent, et le melting pot est ici on ne peut plus savoureux : une aventure au cœur de l'inconnu, un véritable sentiment d'exploration et de découvertes, des héros qui grandissent et mûrissent, des enjeux grandioses et humains, un propos sur le pouvoir et le colonialisme, sur la nature humaine par conséquent, le tout dans une forme qui n'est pas sans rappeler les récits de Jules Verne et le très célèbre "Voyage sur la lune" de Méliès. Et le résultat est superbe, tant dans le fond que la forme. Les dessins d'Alice que je découvre ici sont à couper le souffle, délicat et fourmillant de détails, et n'hésitent pas à nous proposer des cases où le grandiose et la contemplation sont de rigueur. Qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? C'est une histoire prenante qui arrive à combler de nombreuses attentes et mon amour de l'aventure, forcément que je l'ai aimée. Et en même temps, la série n'est pas parfaite, je lui reconnais quelques petits défauts (comme par exemple Hans qui est quelques fois un peu lourd en tant que comic relief), mais ils me paraissent tellement minimes comparés aux réussites que je les ignore volontiers. L'œuvre n'est pourtant pas universelle, et pour éviter d'autres déconvenues comme semblent l'avoir vécu Canarde et bamiléké, je préciserai que cette série ne plaira sans doute qu'aux amateur-ice-s de récits d'aventures, d'esthétique rétro-futuriste à la Méliès, et de tous les autres détails de l'œuvre dont je vous ai parlé plus haut. Mais pour quiconque aime cela, la série est plus que vivement recommandée pour ma part.
Qui m'aime me suive - Bienvenue dans le monde des influenceurs
Quand on a fini de scroller, on a l’impression de sortir d’une faille temporelle. - Ce tome contient un exposé complet qui ne nécessite pas de connaissance préalable pour être apprécié et compris. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Gurvan Kristanadjaja pour le scénario, et par Joseph Falzon pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec une page référençant les seize sources citées, et une photographie du chien Sirius. Le narrateur est confortablement installé sur son lit, en train de scroller. Un jour, il s’est fait avoir. C’était en 2019, au moment où Instagram prenait une place de plus en plus importante dans les vies. Quand il s’ennuyait, il regardait des stories pour tuer le temps. Il voyait constamment la même pub pour un sac à main végan. Il était présenté par une marque assez connue sur les réseaux sociaux, qui montrait régulièrement de jolis objets. À force de le voir, il a fini par l’acheter pour sa copine. Il ignore pourquoi, il sait seulement qu’il n’avait pas d’idée cadeau et que ça lui est venu comme ça, sans réfléchir. Le jour de Noël venu, il offre le sac et sa copine lui rappelle qu’il sait bien qu’elle déteste la couleur orange. Quand elle lui a rappelé ça, il est tombé de haut. Ce sac, il pense qu’il ne l’aurait jamais acheté sans Instagram. C’est comme si quelqu’un lui avait soufflé plusieurs fois par jour au creux de l’oreille directement à son cerveau : Achète ce sac… Bref, il a réalisé qu’il avait été sous influence. Oui, il s’est fait avoir par une pub, quoi… Hé bien pas tout à fait. La publicité ça a toujours plus ou moins existé. On pourrait trouver trace du premier affichage publicitaire à Thèbes, en Égypte antique, 1000 avant Jésus-Christ. Ou dans la Rome antique. En France, les années 1960 marquent un premier tournant avec l’arrivée de la télévision dans les salons. Dans l’hexagone, la publicité a toujours été considérée comme abrutissant, immorale. Pourtant, sous l’impulsion de ces nouveaux modes de diffusion, elle gagne du terrain. Les marques et les diffuseurs vont désormais cibler leur public. Avant un dessin animé pour enfant, ils vont vanter les mérites d’un nouveau jouet. Avant le JT, à l’heure du dîner, ceux d’un nouveau robot mixeur. À la bascule des années 2000, la publicité connaît une autre révolution. Secrètement, dans leurs open spaces, les cadres se prennent à rêver. Depuis l’avènement des réseaux sociaux, qui marque l’entrée dans une nouvelle ère de communication, ce sont des algorithmes qui font la loi. Ce sont des petits programmes informatiques qui indiquent à l’ordinateur comment effectuer une tâche. Les algorithmes vont suggérer, en fonction de nos goûts, ce que l’on doit voir ou non. Les cadres de la pub se sont servis de ces nouveaux usages pour faire de la publicité ciblée. Ils vont suggérer à Brendan et Monique d’acheter des produits proches de leurs goûts. C’est l’émergence des influenceurs, dans les années 2010 qui a bouleversé le monde tel qu’on le connaît aujourd’hui. Sur Instagram, Youtube ou TikTok, des personnalités ont acquis une popularité telle qu’elles sont à même de faire bouger les foules. La couverture très réussie montre une influenceuse suivie par une foule formant un cœur comme pour Liker, avec une zone libre pour le titre, et avec le recul, le lecteur constate qu’il peut y voir Sirius en bonne place, le chien du narrateur, l’animal de compagnie pour lequel il crée un compte Instagram au nom de sirius_lekiki. L’ouvrage est de nature didactique et vulgarisateur. Il se compose d’une introduction, et de sept chapitres dont les titres sont : 1 – À la recherche du premier influenceur, 2 – Dans l’intimité des influenceurs : derrière la vie de rêve, la pression du Like, 3 – Notre monde façonné par l’influence, 4 - -Au fait combien ça rapporte ?, 5 - Les influenceurs peuvent-ils faire élire le prochain président de la République ?, 6 – L’influence, un modèle de soft-power de l’Occident, 7 – Sommes-nous tous l’influenceur de quelqu’un d’autre ? Comme souvent dans ce genre d’ouvrage, la narration visuelle repose sur des dessins avec une saveur humoristique : une exagération des visages, de leurs expressions, des corps simplifiés, des décors représentés de manière simplifiés, des couleurs agréables à l’œil, des cases sans bordures, avec souvent un texte au-dessus (une ou deux phrases assez courtes), et l’illustration en-dessous qui vient montrer un exemple, ou qui sert à humaniser le propos avec des personnages se livrant à des pitreries, exagérant ou subissant dans une comique. Sur le rabat intérieur, le scénariste se présente en tant que journaliste, publiant depuis plus de dix ans des enquêtes et des reportages sur la vie numérique et ses effets sur les vies. L’entrée en la matière de la bande dessinée laisse deviner une position assez claire : le pouvoir pernicieux des influenceurs capables de faire fléchir la volonté du premier venu, à des fins commerciales, vendus au grand capital. Le premier chapitre se positionne à l’identique : créer un compte Instagram pour son chien participe de la dérision, toutefois dépourvue de méchanceté. Les auteurs soulignent le mélange des genres entre influenceurs, célébrités, artistes, posts insignifiants et navrants de banalité, cette même banalité qui est très humaine. Le deuxième chapitre continue dans la même veine : les influenceurs vivent d’accords commerciaux avec des marques pour des placements produits, et enfoncent encore un peu le clou. En pages quarante-deux et quarante-trois, les auteurs y vont franchement : Beaucoup de jeunes qui grandissent dans un quartier pauvre veulent devenir footballeurs ou influenceurs parce qu’il y a une quête de réussite et d’amour et que ça leur permet de réussir rapidement, explique le psychanalyste Michaël Stora. Ils continuent : Pour beaucoup d’apprentis influenceurs, le virtuel est devenu la seule échappatoire à la réalité du monde. Plus un être est heureux dans le monde réel, moins il aura besoin d’aller s’épanouir dans le monde virtuel. La course aux Like permet à certaines personnes de combler une faille narcissique. Arrivé à ce stade le lecteur craint que la suite aligne les clichés et les jugements réducteurs. Le lecteur remarque également que régulièrement la lecture provoque des sensations similaires à la un exposé agrémenté d’illustrations. D’un côté, la forme relève bien de celle d’une bande dessinée : des cases disposées en bande, des personnages et des décors, des cartouches de texte (sans bordure le plus souvent), des phylactères. D’un autre côté, de temps à autre, il suffit de lire le texte dans les cartouches pour disposer des éléments d’analyse et de réflexion. Pour autant, la narration visuelle s’avère agréable : l’idée de mettre en scène un jeune homme avec son chien présente une vraie originalité, avec le principe de lui créer un compte Instagram ce qui constitue une mise en pratique et une illustration. Le dessinateur opte pour l’exagération ce qui donne une allure particulièrement ordinaire au personnage principal : oreilles décollées, mèche lui tombant sur les yeux, réactions émotionnelles amplifiées. Les autres personnages participent de la même approche, y compris le chien Sirius. Le lecteur se rend compte que le traitement des décors s’inscrit dans un registre un peu différent : plus réaliste, décalage qui rend les personnages plus vivants et plus expressifs. Au fur et à mesure des séquences, le lecteur prend conscience de l’interaction entre le texte et les images, nettement plus élaborées que de simples illustrations conçues à partir d’un texte déjà finalisé : les images sur l’écran du téléphone du narrateur, les évocations historiques (Égypte ancienne, Rome antique), une forme anthropomorphe pour incarner un algorithme, une promenade dans le parc pour le chien Sirius et son maître, une visite touristique des endroits instagrammables de Dubaï, les pitreries du président Macron pour séduire l’électorat des moins de trente ans, la reproduction de l’Origine du Monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877), etc. D’ailleurs, à partir de ce dernier exemple, il se rend compte que l’artiste met à profit les possibilités de la bande dessinée pour composer des planches fonctionnant de manière diversifiée : une image centrale avec des images en médaillons (illustrant le scrolling du narrateur), des dessins en pleine page, des compositions conceptuelles (une rue où chaque espace est occupée par des enseignes de marques, sur le trottoir, la chaussée, les immeubles, partout), un marionnettiste géant avec des anonymes au bout de ses fils, une case aspirée par le trou noir d’Internet, des individus tous identiques avec le logo d’Instagram à la place de la tête, des émoticons, des fac-similés de photographie, des métaphores visuelles, etc. En fait, le discours lui aussi s’aventure plus loin qu’une collection de clichés, ou qu’une vulgarisation basique. De chapitre en chapitre, les auteurs passent en revue de nombreuses facettes de la notion d’influenceurs. Après les bases de l’inscription et de la création de posts réguliers, ils expliquent des notions techniques comme la pratique du dropshipping, ou la distinction entre l’envie de partage (par exemple une mamie mettant en avant son chien) et une pratique professionnelle (générer des revenus à partir des posts sur son chien) sans oublier le côté addictif (consulter incessamment l’évolution du nombre de Like). Une facette psychologique : des personnes se créent une forme d’injonction à publier souvent. Le rôle de l’influenceur renverrait à la petite enfance, quand bébé naît et que tout le monde le trouve trop mignon mais qu’on ne s’intéresse pas vraiment à son discours parce qu’on l’estime dénué d’intérêt. Et son corollaire : Quand une femme poste une nouvelle photo, on lui parle comme à une enfant avec un corps sexualisé. C’est son image qu’on valorise, pas elle. La nature d’Internet : un média comme les autres avec ses codes, et le développement d’une forme d’immunisation contre la propagande spécifique des réseaux sociaux, comme elle s’est développée également vis-à-vis de la télévision. Une professionnalisation : influenceur considéré comme un métier, des compétences à développer pour trouver le bon dosage entre actions commerciales (partenariats) pour disposer d’une autonomie financière et authenticité pour continuer à intéresser sa communauté. Une industrialisation avec l’envers du décor : Dubaï et ses décors instagrammables au prix d’une main d’œuvre maltraitée. Jusqu’aux enjeux culturels sous-jacents : Instagram, Facebook ou Snapchat participent au puissant soft-power des États-Unis, TikTok et ses règles portent en lui la culture chinoise. Ainsi, des pièces se mettent en place pour le lecteur, entre notions et conséquences évidentes pour lui, et prises de conscience formalisées. Par exemple, en page soixante-treize, deux gigantesques yachts sont à quai, un instagrammeur sur un pont supérieur sur chaque, et une foule de followers occupant toute la place sur le quai. Un instagrammeur crie qu’il doit tout à la foule, qui lui répond qu’il n’est rien sans eux : une illustration magistrale de la fortune financière d’un unique individu faite sur le dos de dizaines de milliers d’anonymes. Une BD de type Les influenceurs pour les nuls ? Dans un premier temps, le lecteur peut ressentir certains passages ainsi, avec l’impression également de découvrir un texte complet qui a été confié, clé en main, à un dessinateur. Or rapidement, il prend goût au principe d’un narrateur ouvrant un compte Instagram pour son chien, il découvre des visuels variés et inventifs. Il perçoit comment les auteurs présentent des facettes variées du phénomène, y compris certaines auxquelles il ne s’attendait pas, avec une analyse plus profonde et révélatrice du système.
Lanfeust de Troy
L’histoire de Lanfeust de Troy m’a vraiment transporté. Dès les premières pages, on entre dans un monde incroyable, plein de magie, d’aventures et d’humour. L’intrigue est très bien pensée, avec des moments de tension, des surprises et un rythme qui ne faiblit jamais. J’ai pris un vrai plaisir à suivre Lanfeust dans ses aventures, et je voulais toujours savoir ce qui allait lui arriver ensuite. Tout s’enchaîne naturellement, et chaque chapitre m’a laissé avec l’envie d’en lire plus. Ce que j’ai adoré dans cette bande dessinée, c’est la façon dont elle mélange des thèmes légers et des sujets plus profonds. Il y a beaucoup de magie, d’amitié et de quête héroïque, mais aussi des réflexions sur le pouvoir, la responsabilité et même la nature humaine. C’est un univers riche où tout le monde peut trouver quelque chose qui lui parle. J’ai aimé la façon dont ces thèmes sont abordés avec humour et légèreté, sans jamais être trop sérieux. Les personnages sont vraiment le coeur de cette BD. Lanfeust est drôle et attachant, et ses compagnons sont tous uniques. Cixi, Hébus, Nicolède… chacun a sa personnalité, ses forces et ses faiblesses. J’ai beaucoup ri avec eux, et parfois, j’ai même eu un pincement au coeur en voyant ce qu’ils traversaient. Ce que j’ai préféré, c’est que les personnages évoluent au fil de l’histoire. On s’attache à eux parce qu’ils sont humains, avec leurs bons côtés comme leurs défauts. Les illustrations sont tout simplement magnifiques. Chaque page est un vrai plaisir à regarder. Les décors sont riches en détails, et le monde de Troy prend vie sous nos yeux. Les personnages sont expressifs, et les scènes d’action sont dynamiques et claires. Les couleurs ajoutent une ambiance unique, que ce soit dans les moments légers ou dans les scènes plus intenses. Tout est soigné, et on sent que chaque dessin a été pensé avec soin. Entre l’histoire pleine de rebondissements, les thèmes intéressants, les personnages attachants et les dessins superbes, j’ai adoré chaque moment passé avec cette BD. Je la recommande à tous ceux qui aiment les aventures pleines d’imagination et de magie.
Revoir Comanche
Il a pris en photo des fantômes… - Ce tome contient une histoire complète, qui libère plus de saveurs pour le lecteur familier de la série Comanche, de Greg (Michel Regnier, 1931-1999) & Hermann (Hermann Huppen). Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Romain Renard, pour le scénario, les dessins, les nuances de gris, et les références musicales. Il comprend cent-quarante-huit pages de bande dessinée. En Californie, un cavalier fait avancer son cheval au pas, dans le bord de l’océan, sur une plage déserte. Une voiture emprunte la route sinueuse de la côte. En traversant une ville, la conductrice arrête son véhicule à la station-service Texaco. Elle pénètre dans la boutique et elle demande si les pompes sont ouvertes, tout en se massant délicatement son ventre bien arrondi. Le pompiste sort à l’extérieur pour lui faire le plein, alors que les deux clients se remettent au comptoir pour finir leur consommation. Tout en faisant le plein, le pompiste indique que c’est rare de voir des automobilistes étrangers par ici, et des dames dans son état. Elle explique qu’elle est ici pour le travail : elle cherche un certain Cole Hupp. Il lui demande si elle est de la famille, ou peut-être de la police. Elle explicite qu’elle cherche juste à le joindre pour son travail. À sa demande, elle sort une carte et il indique le chemin à suivre : faut descendre la route 1 le long de la côte, puis prendre l’embranchement à Tinder Cove, là il y a une petite route qui s’enfonce dans les bois, et la maison se trouve au bout du chemin. Arrivée sur place, Vivienne Bosch descend de voiture et demande à l‘homme en train de couper du bois si elle est bien chez monsieur Hupp, ou peut-être Red Dust. Vivienne Bosch se présente et elle explique qu’elle travaille pour la bibliothèque du Congrès. Elle est historienne, elle collecte les témoignages des dernières personnes vivantes ayant connu l’âge du Wild West. Elle aimerait l’interviewer, et tout en discutant elle sort une photographie d’un dossier, qu’elle laisse tomber à terre dans un faux mouvement. Elle le ramasse, alors que son interlocuteur lui dit qu’elle se trompe de bonhomme. Elle lui montre le cliché, il date de l’époque du ranch Triple 6. Il répond que ce n’est pas lui, et qu’elle ferait mieux de s’adresser directement aux gens qu’elle cherche plutôt que de venir le déranger. Avec un petit sourire en coin, elle lui demande s’il ne veut pas savoir ce qu’est devenue Comanche. Il la chasse de chez lui en la menaçant avec sa hache. Elle repart. Il rentre dans sa cabane, tout en se demandant pourquoi ils ne répondent pas au ranch. Derrière lui, le spectre d’un cowboy avec son arme à la main lui fait observer que c’est bizarre qu’ils ne répondent pas, et lui demande s’il y a des souvenirs qui remontent. Le lendemain, l’homme se rend en ville et entre dans la boutique Texaco pour demander un appel téléphonique au ranch Triple 6. Personne ne décroche à l’autre bout. Il demande alors un livre avec les horaires de train, et il commence à l’étudier. En ressortant, il tombe sur Vivienne Bosch en train de mettre sa valise dans son coffre. Il aide cette femme enceinte. Le titre promet de revoir Comanche, le personnage principal de la série du même nom, quinze tomes de 1972 à 2002, avec un scénario de Greg (avec Rodolphe pour la fin du tome 15), et des dessins d’Hermann (tomes 1 à 10), puis de Michel Rouge (tomes 11 à 15). En effet, le lecteur retrouve l’un des personnages principaux : Red Dust, qui a pris le nom de Cole Hupp et qui a vieilli puisque la présente histoire se déroule 1930 (comme en atteste une pierre tombale en page cent-onze). Avec l’impulsion de la bibliothécaire, il entreprend un voyage qui va le mener de la côte californienne au Wyoming, où se trouve le ranch Triple 6. Il sera question de Comanche (Verna Fremont), et aussi Clem Ryan, de Toby et de Tache-de-Lune, un de ces personnages jouant un rôle dans le récit. Le lecteur familier de la série reprend ainsi contact avec un des personnages principaux, et il lui tarde de retrouver les autres, de savoir ce qu’ils sont devenus. L’auteur a également pensé au lecteur néophyte : l’histoire se suffit à elle-même, y compris pour celui qui n’a jamais ouvert un tome de la série initiale ou qui n’en a jamais entendu parler. Le fil directeur s’avère d’une remarquable clarté : un voyage pour rallier le ranch Triple 6 où personne ne répond au téléphone. La jeune bibliothécaire enceinte essaye de faire œuvre de mémoire en recueillant des informations auprès d’une personne qui a vécu cette époque, alors que Cole Hupp / Red Dust est un vieil homme mutique et peu commode. La couverture promet un récit de vengeance ou de règlement de compte, avec usage d’armes à feu. La première planche impressionne d’entrée de jeu : une illustration en pleine page, avec une impression de photographie. Celle-ci provient de la texture de la plage, de la légère brume, de l’exactitude de la silhouette des arbres. Régulièrement, le lecteur jurerait que l’artiste s’est servi d’une photographie comme fond de sa case, ou même comme support de composition de tout un dessin : la forêt autour de la cabane avec la texture d’écorce des très hauts arbres, les voitures dans la grand rue, les poteaux télégraphiques, une carte routière, une vue aérienne de la route serpentant dans la vallée, un pistolet, des images d’un film du genre Western, la file ininterrompue de voitures sur une route (des paysans fuyant l’ouragan qui approche), le nuage de poussière soulevé par un cyclone, la très surprenante pièce transformée en musée dans le ranch Triple 6, etc. Dans le même temps, le lecteur voit bien que ces images à l’allure photographique s’intègrent trop parfaitement dans le récit pour n’être que le réemploi de clichés existants, et qu’il ne peut s’agir que de constructions graphiques fort sophistiquées. Le lecteur retrouve tout ce qui fait la spécificité de cet artiste, par exemple dans sa série Melvile (trois tomes et un hors-série, 2013-2022). L’artiste a choisi de faire ressortir les personnages par rapport aux décors, en les détourant d’un trait fin et simple, accentuant ainsi le contraste avec des arrière-plans évoquant régulièrement la photographie. Cela confère plus de vie aux personnages, tout en les rendant également plus fragiles, en particulier le vieil homme Red Dust, et la jeune femme enceinte. Le lecteur constate rapidement que le dessinateur tire parti du fait qu’il soit l’auteur complet de cette bande dessinée. Il peut ainsi moduler le ratio entre informations portées par les dialogues et informations portées exclusivement par les cases. Ainsi, il réalise quarante-deux pages totalement dépourvues de texte, laissant les images raconter l’histoire, instaurant des temps de silence entre les personnages perdus dans leurs pensées, dans leurs réminiscences. Le lecteur voit bien que Cole Hupp n’est pas très causant, et Vivienne Bosch se heurte à son caractère de solitaire. De son côté, le lecteur s’interroge sur ce à quoi ils peuvent penser chacun de leur côté durant ces longs trajets en voiture. Cette forme de narration a également pour effet de donner à voir le paysage, la manière dont il affecte les pensées des personnages, de ce qui vivent dans ces environnements. Le scénariste a choisi une construction de récit très simple et linéaire : le voyage de la Californie jusqu’au ranch Triple 6 dans le Wyoming. Les deux voyageurs sont amenés à s’arrêter de temps à autre : pour manger, pour faire le plein, pour faire face à une panne, pour aller saluer un ancien ami. Chaque arrêt permet de voir comment se comporte Red Dust : retrouvant la superbe de sa jeunesse devant deux jeunes hommes essayant de draguer Vivienne dans un bar, discutant du bon vieux temps avec un ancien du ranch Triple, assistant pour la première fois de sa vie à la projection d’un film (The big trail, 1930, La piste des géants, de Raoul Walsh, avec John Wayne), partageant le repas d’un couple de rednecks, découvrant qui se trouve au ranch Triple 6. Et bien sûr l’évolution de sa relation avec sa conductrice Vivienne Bosch au fur et à mesure des jours qui passent. Bien sûr, la perspective de l’enfant à naître s’oppose avec la vieillesse de Red Dust, une époque qui disparaît et qui doit laisser la place à une nouvelle génération. Le lecteur peut anticiper quelques-uns des thèmes qui vont être abordés : la nostalgie d’une époque révolue, une nouvelle ère qui n’a que faire de la précédente et de ses survivants devenus des reliques d’un autre temps, une partie de la mythologie de l’Ouest américain. Tout cela est bien présent, et bien plus encore, avec une sensibilité remarquable, dont l’auteur avait déjà fait preuve en s’associant avec la poétesse Kateri Lemmens pour Passer l’hiver (2022). Le passé est révolu et un Amérindien le constate avec violence alors qu’un photographe lui demande de revêtir sa tenue traditionnelle, et cet ancien du ranch Triple 6 éprouve la sensation que l’autre a pris en photo des fantômes. Red Dust le constate avec amertume : que ce soit les paysans abandonnant leur terre devenue stérile à force d’avoir été exploitées, ou les incendies qui ravagent la Californie, les ouragans qui ravagent le Wyoming, l’absence de bétail dans le ranch, etc. L’auteur va plus loin : lors de ce voyage, il est évoqué un pays ravagé par les catastrophes naturelles, une facette du rêve américain (le mythe de se faire tout seul, d’abord évoqué par Vivienne Bosch, puis par le propriétaire du ranch Triple 6), la réalité historique du Wild West (des hommes essayant de trouver des emplois rémunérés, des propriétaires terriens derrière leur bureau), la misère, et le cercle de la violence. Celle-ci est mise en scène et évoquée par la citation du verset quinze du livre L’Ecclésiaste : Ce qui a déjà été, et ce qui est à venir est déjà arrivé, et Dieu ramène ce qui est passé. D’une manière très délicate, l’auteur aborde également le regret associé à ce qui aurait pu être, ainsi que la souffrance engendrée par le manque de culture, par le biais d’un extrait d’un sonnet (CXLV-71) de Shakespeare, appris par cœur. Le dernier chapitre d’une série débutée dans les années 1970, par un autre auteur, dans un registre différent. L’auteur parvient à réaliser un récit qui parle aussi bien au lecteur de la série initiale Comanche, qu’à celui qui n’en a jamais entendu parler. La narration visuelle apparaît immédiatement très personnelle, mêlant apparences quasi photographiques et des détourages classiques avec un trait fin, faisant la part belle à une narration portée uniquement par les dessins. Ce voyage en voiture fait se côtoyer un vieil homme, ancien porte-flingue, et une jeune bibliothécaire, ramenant à la surface de vieux souvenirs, le constat du temps qui passe, d’une époque révolue, de regrets, de régions sinistrées, de l’importance vitale de la poésie. Inoubliable.