Un gros coup de cœur pour finir l'année, même si j'ai bien conscience qu'il ne saura rallier tous les suffrages !
Visuellement remarquable, la BD se distingue par son réalisme photographique enrichi de couleurs, une nouveauté pour Squarzoni. Ce style immersif s’allie à une iconographie variée (photos d'actualité, graphiques, gravures historiques…) venant renforcer le propos. Latour, convaincu que l’art peut traduire des concepts complexes, avait personnellement choisi Squarzoni, séduit par son travail sur Saison brune. Après la mort de Latour, Squarzoni a poursuivi ce projet, qui est devenu un hommage vibrant au philosophe.
L’ouvrage interroge notre époque à travers deux questions fondamentales traitées dans les ouvrages de Latour : "Où suis-je ?", "Où atterrir ?"*. Ces interrogations reflètent le désarroi d’une humanité en perte de repères face aux crises environnementales, aux populismes et à la montée des inégalités. La pandémie de Covid a accentué ce sentiment d’incertitude, révélant un troisième pôle, le « Terrestre », qui transcende l’opposition entre le local et le global. Ce concept invite à une interaction renouvelée avec la planète, impliquant de « l’habiter » différemment, à la manière des termites qui se fondent dans leur environnement de bâtisseurs.
Cependant, l’humanité semble hésiter entre adaptation et fuite. Les plus riches se réfugient dans des bunkers sécurisés, désormais conscients sans pour autant se l'avouer que les ressources sont limitées, tandis que les « laissés-pour-compte », submergés par la peur de l’étranger, se tournent vers des leaders populistes. Ces derniers promettent des solutions simplistes face aux crises migratoires et climatiques, alimentant un climat de division et d’incertitude. Cette dynamique contribue à l’émergence d’un quatrième pôle, le « hors-sol », incarné par des politiques déconnectées de la réalité terrestre.
"Zone critique" pointe également du doigt les échecs du système matérialiste moderne. Ce dernier, en se revendiquant rationnel et efficace, a ignoré les limites environnementales et sociales, compromettant la capacité des générations futures à habiter un monde viable. L’ouvrage dénonce cette fuite en avant et invite à repenser nos priorités collectives, non pas en rêvant d’un retour à un passé idéalisé, mais en imaginant des solutions adaptées aux défis actuels.
Loin d’offrir des réponses toutes faites, Latour propose des pistes de réflexion pour réorienter nos sociétés. Les « pistes d’atterrissage » évoquées dans l’ouvrage ne sont pas des solutions miracles, mais des invitations à repenser nos interactions avec le vivant et à reconstruire un « territoire » non pas géographique, mais basé sur les relations entre ceux qui le composent. Cette approche, née des réflexions durant le confinement, souligne la nécessité de s’adapter à une ère d’incertitudes, où les frontières classiques ne suffisent plus à contenir les crises.
En combinant réflexions philosophiques, illustrations immersives et analyses politiques, "Zone critique" s’adresse à un public en quête de sens. Ceux qui refusent de céder au fatalisme y trouveront des outils pour envisager de nouvelles façons de vivre sur une planète en mutation rapide. Ce projet, devenu un hommage posthume à Latour, traduit avec clarté et profondeur des idées complexes, tout en invitant chacun à s’engager pour bâtir un avenir commun.
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*« Où suis-je ? : Leçons du confinement à l'usage des terrestres » et « Où atterrir ? : Comment s'orienter en politique » (La Découverte).
Après le magnifique Mahâbhârata d’après Jean-Claude Carrière, encore une belle adaptation de Jean-Marie Michaud. Cette fois-ci le livre original est de la plume de Marek Halter, qui a construit une œuvre autour des figures féminines de la Bible. J’ai lu ce roman duquel est tiré la BD. Je la trouve à la fois très fidèle et apportant un supplément d’âme au récit d’origine.
L’histoire est celle de la mythique reine de Saba, royaume situé de part et d’autre de la mer rouge, réunissant le Yémen et l’Ethiopie. Il va sans dire que maintenir à cette époque un royaume composé de deux régions si différentes ethniquement et si distantes de par cette séparation n’est pas une mince affaire et Makeba, reine de Saba, sera confrontée aux révoltes et aux trahisons.
L’histoire nous fais vivre la perte du contrôle de la partie yéménite et la réunification du royaume. Mais en parallèle de cette trame politique, diplomatique et stratégique, les auteurs nous invitent à la rencontre mythique entre la reine et le roi Salomon. Une version assez éloignée de celle de King Vidor : un roi d’Israel déjà âgé, face aux difficultés financières et politiques, mais avec une telle aura que la rencontre avec Makeba sera à la hauteur du mythe. Mais ici le premier rôle est bien tenu par la reine !
La mise en images de Jean-Marie Michaud est somptueuse. Il reprend la même technique que pour le Mahabharata : aquarelle sur papier kraft. Cette technique sur kraft (au delà de produire des ambiances et des couleurs extraordinaires) est tout aussi adaptée dans le cas présent : qu’il s’agisse d’un texte fondateur hindou ou judaïque, cette présence physique du papier ramène au Livre avec un grand L et contribue à élever l’histoire au rang de mythe. La bible réinterprétée par Marek Halter puis par Jean-Marie Michaud : c’est bien une caractéristique des mythes que de sans cesse se renouveler, se modifier. C’est sans doute en ce sens que ma lecture de cette version m’a parue encore plus aboutie, plus grandiose, que la version d’origine.
La narration est très maîtrisée. Au delà de l’aspect graphique dont j’ai déjà parlé, on retrouve ce qui semble être une signature de l’auteur : un goût pour l’histoire dans l’histoire (ici les récits hébraïques) avec une mise en image différente pour ces apartés. La présence de la mer rouge, parfois en furie, les ocres du désert, les chameaux, les éléphants, les chevaux et les oiseaux de Salomon, la beauté de la reine, offrent au dessinateur la possibilité de démontrer l’étendue de son talent.
Une BD qui pour moi mérite largement qu’on s’y intéresse : sa parution chez un petit éditeur, pas spécialisé dans la bande dessinée mais qui a fait du beau travail, semble être passée un peu trop inaperçue…
Cette BD est un véritablement choc. Choc esthétique d’abord, et émotionnel. Le choc d'un pavé dans la gueule.
Le dessin de Koenraad Tinel possède une force graphique extrêmement puissante, toute empreinte d’expressionnisme. Le trait est à la fois gracieux et sombre, noir d’encre même, et pour cause puisqu’il est entièrement réalisé à l’encre noire. Il exacerbe l’aspect tragique de cette histoire familiale : visages déchirés, grimaçants, silhouettes déguingandées constellées d’éclaboussures… Rien n’est épargné à l’humanité crasse ici décrite par l’auteur qui plonge sans tabou dans ses souvenirs d’enfance encore vivaces. Car Tinel le confie au lecteur : il lui est impossible d’oublier, de s’affranchir de la culpabilité accrochée à ses talons et qu’il n’a pourtant pas à subir puisqu’étant enfant au moment des « faits ».
Et les faits, quels sont-ils ? Koenraad Tinel raconte dans Le Seau les années de guerre (la deuxième) vécue par sa famille flamande. Celle-ci en effet, connut l’arrivée de l’armée allemande que son père, nazi convaincu, et ses frères vécurent comme un espoir. Ses deux frangins s’engagèrent dans la SS comme un seul homme. L’un partit se battre sur le front de l’Est pendant que l’autre se vit confier le commandement d’un camp où les juifs qui y transitaient étaient promis à l’abominable sort qui les attendait à Auschwitz. Mais à partir de juin 44, la famille s’exile en Allemagne pour trouver refuge dans un petit village de Bavière vidée de ses hommes valides, avant de finalement vivre des mois de misère sur le chemin de retour vers Gand après la victoire des alliés. Inutile de rentrer dans les détails : il faut lire cette BD.
Si le choc est finalement émotionnel, c’est que toute cette histoire est racontée à hauteur d’enfant, sans le moindre jugement. Pourtant, cette part intime d’une noirceur abyssale, pétrie de culpabilité, l’auteur l’exprime très bien dans le dessin. Elle hante chaque page, chaque anecdote au point de l’avoir marqué au fer rouge. Le Seau constitue un témoignage capital, exposant un point de vue rarement exprimé dans l’art : celui des vaincus, celui des bourreaux. Je songe au film Lore de Cate Shortland, là aussi un choc esthétique, comme si là encore la forme était primordiale afin de maintenir une distance salutaire avec le sujet évoqué…
Bien entendu, Koenraad Tinel n’a jamais été un bourreau. Comment peut-on l’être à neuf ou dix ans ? Néanmoins, il nous confie cette histoire familiale déchirante dont il éprouve aujourd’hui encore la plus grande difficulté à s’affranchir. Comment peut-on vivre une vie épanouie quand on réalise ce qui a été commis au nom d’une idéologie destructrice, mais surtout que sa famille s’est bel et bien retrouvée du mauvais côté ? La réponse (plutôt un semblant de réponse qui est d’ailleurs davantage un exutoire) nous est donnée ici dans Le Seau où Koenraad Tinel déverse un passé cauchemardesque. Un seau hygiénique destiné à recevoir les excrétions intimes...
Quant à nous, humbles spectateurs, nous ne pouvons que lui souhaiter d’avoir finalement trouvé la paix grâce à ce travail de mémoire colossal.
Les cimetières sont plein de gens qui avaient d’autres projets.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Bartolomé Seguí, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-onze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par l’auteur, évoquant la création d’un certain nombre de personnages (Lola, Ernesto, Rita, Héctor, César…) dans les années 1980, et le commentaire de la coscénariste occasionnelle. Elle fait observer que les personnages évoluent avec le temps, ce qui les rend plus humains, faisant croire qu’ils ne dépendent ni d’une main créatrice ni du regard du lecteur pour continuer à exister, même une fois le livre refermé.
Ernesto, un homme d’une soixantaine d’année, est assis le dos contre arbre dénudé, sous une pluie battante, en train de regarder le fleuve à quelques mètres de là. Des éclairs luisent régulièrement, et le tonnerre tonne. Ses pensées vagabondent. Les tempêtes exercent comme un étrange magnétisme. Comme un air de déjà-vu. Loin, très loin. Une trace, dans nos mémoires de l’époque où nous n’étions qu’une présence insignifiante dans un monde trop grand pour nous… D’une époque où tout trouvait une explication par le surnaturel. Regarder la pluie. Écouter le clapotis des gouttes et le grondement du tonnerre, puis retrouver ce regard émerveillé et empli de déférence… S’abandonner aux forces de la nature malgré les dangers a quelque chose de relaxant. Un peu comme se sentir dans le ventre de sa mère au milieu des bombardements. Comme la paix que ressent un condamné à mort lorsqu’il n’a plus à lutter pour sa survie. Tout cela est à la fois si réel et si paradoxal… Enfin de compte, Ernesto comprend l’avertissement de Sabina : Là où on a été heureux, on n’aurait pas dû essayer de revenir…
Ernesto se met à l’abri sous le petit toit d’un panneau d’informations. Il entend son téléphone sonner dans la petite voiture. Il s’assoit sur le siège du conducteur, et il voit qu’il s’agit d’un appel de son épouse Lola. Il décide de ne pas répondre. Il se souvient de leur discussion il y a quelques jours quand il lui a annoncé son intention de prendre des jours de vacances seul. Elle avait été un peu surprise se demandant s’il y avait une autre femme, s’il faisait sa crise de la quarantaine. Il l’avait rassurée : il a besoin de temps pour lui, pour réfléchir un peu, se préparer à ce qui les attend, mettre de l’ordre dans ses priorités. Il souhaitait aller en Irlande. Finalement, il se retrouve à conduire sous la pluie dans l’île de Majorque. Ses pensées reprennent leur flux : Que faire quand on ne se sent nulle part à sa place ? La connaissance des coutumes, seule, ne garantit pas de s’intégrer. Parfois, c’est même le contraire. Faute de savoir s’adapter aux mœurs, on devient une sorte d’apatride sentimentalement. Et encore, si ce n’était qu’une question de géographie… Mais que faire quand ce sont les codes de son époque qui deviennent étrangers ? Quand ce qui se passe autour de soi ne nous concerne plus… Est-il possible de perdre le sens du temps présent ?
Boomer : une personne avec un train de vie confortable et qui s'oppose moralement aux changements sociétaux portés par les jeunes générations. Donc l’auteur invite le lecteur à suivre un boomer, Ernesto, soixante ans, encore un travailleur actif, qui vit avec son épouse Lola, et qui voient, lui et elle, régulièrement leurs amis, personnes de leur âge. Effectivement, ils ne semblent pas avoir de soucis financiers, sans non plus rouler sur l’or, un appartement en ville, et de quoi, s’offrir régulièrement des vacances. En apparence, ils ne souffrent pas de maladies incapacitantes, mais ils évoquent l’énergie et le temps passés à prendre soin de leur santé. Le lecteur ressent une forme de confort dans la narration visuelle. L’artiste adopte un registre réaliste et descriptif, avec un bon niveau de simplification, utilisant des traits de contour un peu gras, passant de temps à autre en technique de couleur directe pour quelques éléments d’une case. Ses personnages disposent d’une apparence qui attire la sympathie : plutôt débonnaires, sans trace d’aigreur ou d’agressivité, sereins et calmes, comportement qui est pour partie dicté par leur âge. Ils portent des vêtements confortables, plutôt des pantalons, polos et chemises, avec une femme qui porte des robes. Ils ne semblent pas avoir de passion dévorante, ou de hobby envahissant, ni d’animosité entre connaissances de longue date, ou entre époux.
La narration visuelle emmène le lecteur dans la banalité du quotidien : un petit modèle de voiture deux places aisément reconnaissable, la standardisation des modèles de téléphone portable, le port du teeshirt qui se généralise à toutes les strates de la société, les mêmes types de bar pour touristes avec leur terrasse, les appartements dans des immeubles sans personnalités, la grande pièce avec la table et les chaises d’un côté le canapé de l’autre, le métro pour aller au boulot, la plateforme mondiale de vidéo à la demande, etc. Dans le même temps, Ernesto et les autres vivent dans des lieux bien identifiés avec leurs particularités : un modèle de chaise, une calèche pour touristes dans une rue, une émission télévisée de dating spécifique à l’Espagne, les stores déroulant à l’extérieur des fenêtres, le motif d’un tapis, une ornementation d’inspiration méditerranéenne sur un bâtiment, un oiseau des pays chauds, etc. Tout du long, le lecteur apprécie l’approche douce de la mise en couleur : pas de tons criards, pas de tons trop sombres, un art consommé de l’atmosphère ombragée, sans soleil trop agressif.
De séquence en séquence, le lecteur peut voir qu’il s’agit de personnes autour de la soixantaine : pas de gestes brusques, pas de dépense d’énergie inutile, des fauteuils et un canapé confortables. Les personnages vivent à un rythme posé : Ernesto le souligne alors qu’il travaille chez lui en se faisant la remarque qu’il aime ce qu’il fait, mais il supporte de moins en moins de travailler sous pression. Aujourd’hui, il sait qu’une tâche achevée ne cède pas la place à plus de temps libre, mais à une autre urgence. Son choix de voiture, petite et deux places, montre qu’il ne recherche plus la vitesse ou à en mettre plein la vue. L’intérieur du couple est fonctionnel et bien pensé, faisant passer le confort avant le luxe. Ernesto préfère faire son voyage seul et à son rythme, plutôt que d’enchaîner les rendez-vous, ou les endroits à visiter ou encore les activités. Les amis prennent place bien assis à table pour un repas qui dure, afin de profiter de la conversation. Dans un chapitre de trois pages, Ernesto déambule tranquillement dans les rues d’une ville touristique, et il se rend vite compte qu’il a besoin de sortir du flux de la foule, pour se retrouver dans une petite ruelle sans animation, ses mouvements et les expressions de son visage montrant bien ce qu’il en est.
Bon, ben, voilà qui semble moyennement passionnant d’assister à des considérations plus ou moins originales, venant de personnes en fin de carrière professionnelle, évoquant l’éventualité de la retraite (65 ans si tout va bien en Espagne), le fait qu’ils ne comprennent plus complètement le monde qui les entoure, et les contraintes de devoir surveiller sa santé. D’un côté, leurs discussion permettent à l’auteur de passer en revue bien des sujets attendus : le temps qui file (une année se résume à Noël, Pâques, l’été et Noël à nouveau…), une forme de détachement grandissant (quand ce se passe autour ne concerne plus l’individu), les énièmes mascarades politiques (en particulier un habile décalage de la fenêtre d’Orverton), l’opinion qui prévaut sur l’information, les évolutions dans les villes (les villes sont des mécanismes vivants, il faut accepter le changement), les corps vieillissant qui font penser à ceux des parents, le temps qu’il reste avant la retraite, les enterrements et les souvenirs qu’il reste des défunts (amenant à envisager ce qu’il restera après sa propre mort), la raréfaction ou l’absence de rapports sexuels et même la disparition de la libido, la société qui valorise le jeunisme (alors qu’il s’agit d’une valeur éphémère), le chemin parcouru et le vertige de laisser passer les années qu’il reste encore sans en tirer le meilleur parti (de laisser le temps s’écouler sans douleur ni gloire), le monde qu’on laisse aux générations suivantes (à commencer par ses enfants).
Le lecteur ressent qu’il s’agit du discours d’un auteur ayant atteint la soixantaine, et qui parle de ses préoccupations, en étant dans l’acceptation et non dans la résignation. L’auteur se montre moins virulent que Carlos Giménez dans C’est aujourd’hui : il a déjà fait le chemin dans son esprit de la brièveté du chemin qui reste devant lui. D’ailleurs, cela constitue le point de départ de ce récit : tout simplement mettre de l’ordre dans ses priorités. Dans le même temps, il a conscience que le monde ne lui appartient plus, que son temps est passé. Il met en scène comment la conscience du temps qui est compté, voire peut-être plus court que prévu en fonction de l’état de santé et de la perte d’autonomie, provoque une prise de recul et un lâcher prise. Ernesto se sent et se voit s’éloigner des préoccupations contemporaines du monde, comme s’il perdait le sens du temps présent, qu’il devenait un apatride temporel.
Un titre utilisant un mot à a mode dans la première moitié des années 2020 : une accroche qui éveille la curiosité du lecteur, ainsi qu’une forme de jugement négatif irrépressible associé à l’expression Ok boomer. Il prend beaucoup de plaisir à faire connaissance avec Ernesto, son épouse Lola et leurs amis. La narration visuelle se révèle être parfaitement dosée entre banalité du quotidien, consistance de ces environnements banals, et équilibre entre ce qui est représenté et ce qui est sous-entendu. Le lecteur retrouve les constats et petites récriminations associés à des personnes de cet âge. Il voit également par les yeux de l’auteur : il peut se mettre à sa place et comprendre pourquoi il envisage le monde ainsi, ce que les décennies accumulées ont modifié dans sa façon de considérer le monde, et sa position dans celui-ci.
Soyons honnêtes : si j'écoutais ma raison, je noterais cette bande dessinée plutôt 4 étoiles, voire 3,5, parce qu'elle a quand même plusieurs défauts. Dieu merci, j'écoute mon cœur et ce dernier ne cesse de me dire d'augmenter encore plus ma note ! Alors nous y voilà.
Mais pourquoi un 5/5 alors que j'ai trouvé ce récit tout aussi convenu que ce qu'on en lit dans les critiques un peu partout ?
En effet, on ne pourra pas dire que l'originalité étouffe cette histoire. Les personnages sont bien construits, mais obéissent tous sans exception à des stéréotypes classiques du genre, frisant le manichéisme outrancier par moments. La progression narrative est si prévisible qu'arrivé à un tiers ou au mieux la moitié de l'album, je pouvais décrire exactement chacune des péripéties qui m'attendaient dans la suite de l'histoire. Le message et la vision des événements qui nous est proposée par les auteurs sont tellement déjà vus que j'aurais pu lever les yeux au ciel à chaque page face à cette pincée de démagogie allègrement naïve et sucrée qui parsème chaque feel-good movie que le cinéma nous sort chaque année, et leurs équivalents en littérature ou autres bandes dessinées.
Alors revenons à la question initiale : qu'est-ce qui me pousse à monter à 5/5 ?
La réponse tient en trois lettres : cette bande dessinée a une âme. Et quelle âme ! A l'image du magnifique trait de Stéphane Servain, sorte de réalisme lyrique mâtiné d'un brin d'impressionnisme, Ulysse & Cyrano n'est pas là pour épater la galerie, il ne cherche pas à nous en mettre plein les mirettes à grands renforts d'artifices éculés. Il cherche plutôt à nous toucher au plus profond de notre âme. Dès qu'on le prend en main, on sent dans cette magnifique toile cirée une authenticité qu'on trouve peu ailleurs.
Je soupçonne Cristau et Dorison d'être parfaitement conscients qu'ils nous baladent en terrain mille fois connu. Ils le savent d'autant mieux qu'ils ont compris que la seule excuse pour un artiste de nous amener là où on veut aller, c'est précisément de nous emmener exactement et seulement là où on veut aller, sans écarts. Exactement comme Ulysse et Cyrano qui préfèrent revenir aux bons vieux plats qui ont fait leurs preuves depuis des années (ne me dites pas que cette dimension méta n'était pas voulue), Cristau et Dorison nous ressortent un plat qu'on a déjà consommé. Mais il a été conçu avec tant de talent et d'amour qu'on a l'impression que nos papilles le découvrent pour la première fois !
Ainsi de Ulysse & Cyrano. Oui, on a déjà vu toutes ces ficelles scénaristiques ailleurs. Cela les rend-il mauvaises ou ringardes pour autant ? Quelle erreur commettraient ceux qui s'en persuaderaient !
Ulysse & Cyrano, c'est la beauté de la mécanique parfaitement huilée, du repas parfaitement ordonné et agencé. L'art de Dorison, qui n'a plus ses preuves à faire, touche ici son apogée avec le renfort d'Antoine Cristau pour nous offrir exactement ce qu'on veut avoir d'un tel récit. Une atmosphère de liberté totale, de douce euphorie, d'une sérénité qui peu à peu emplit notre âme. Car ce que nous donnent à voir Dorison et Cristau, ici, c'est cela, précisément : l'âme d'un terroir, avec tout ce qu'elle peut avoir de rassurant.
Après l'époque troublée de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation, comment apaiser les blessures profondes qui ont fracturé le territoire national d'un pays qui, s'il peut se glorifier d'un certain nombre de succès face à l'occupant nazi, n'en a pas moins perdu son unité ? Par le terroir, justement. En ressuscitant cette âme profondément enfouie dans notre sol, Cyrano et son disciple Ulysse réussissent peu à peu à soigner des blessures si profondes qu'elles semblaient incurables.
Car finalement, l'âme de la France se trouve bien plus dans un poulet aux écrevisses servi entier que dans des discours politiques à l'odeur nauséabonde qui, en multipliant le nom de ce pays bien-aimé, ne font en réalité que le vider de son sens. C'est précisément dans ce poulet aux écrevisses qu'on retrouvera toute l'âme des Rabelais, des Hugo, des Péguy et des Pagnol.
Et ce miracle que les mots sont incapables de faire, les mets en sont capables. C'est par la nourriture que l'on peut redonner le goût de vivre à une mère de famille éplorée et impuissante face à la déchéance de son mari ou à la paresse de son fils. C'est par la nourriture que l'on peut faire revivre l'âme d'un village qui avait préféré à la douceur du pardon la facilité de la haine. C'est par la nourriture que l'on peut faire redécouvrir à un grand cuisinier parisien la beauté d'une simplicité qui n'a finalement rien de désuet. C'est par la nourriture qu'on peut recréer le lien avec un père devenu froid, distant, égoïste.
Cette nourriture n'est pas un objectif, elle n'est qu'un vecteur. Car en nous reconnectant au terroir, elle nous reconnecte à nos racines. Non pas les racines d'une nation trop secouée par les avanies de l'Histoire pour être brandie comme un étendard, mais les racines d'un peuple dont l'unité s'est toujours faite autour de et peut-être même par la bonne chère.
Cela pourrait prêter à rire, mais s'il est une chose que nous montre Ulysse & Cyrano, c'est bien à quel point - et c'est peut-être là la raison d'un final que certains ont trouvé trop sucré - l'art culinaire peut rendre un homme libre, à quel point il peut rendre tous les hommes égaux, à quel point il peut tous en faire... des frères.
Vous ne connaissez pas la légende de l’aventurier impatient ?
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Édouard Cour pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix-huit pages de bande dessinée.
Le noir total. Une voix désincarnée accueille Gladis d’un bonjour, auquel elle répond timidement. La voix lui demande si elle souhaite personnaliser son pseudonyme et son avatar. Réponse timide par la négative. Les choix sont enregistrés. Elle n’a plus qu’à patienter. Chargement terminé. Bon voyage, Gladis. Blanc total. Une sorte de de noyau est en train de se former à base de lignes fines et irrégulières. Le corps de Gladis est formé, avec un bassin inexistant, une tête en forme de bol enflammé, des cuissardes noires et des gants longs noirs également. Elle se retrouve dans une sorte de grand hall de gare, avec de nombreuses personnes présentes, à la silhouette plus ou moins bien définies. Un jeune homme élancé et blanc, avec une chevelure folle, l’aborde. Désemparée, elle lui explique qu’elle est perdue, elle découvre complétement ce… truc. Il consulte une petite tablette flottante, juste au-dessus de sa main : première connexion en effet. Il se présente : Mr_iO. Il reconnaît que c’était un peu brutal comme accueil, mais les nouveaux sont si rares, maintenant. Il lui souhaite la bienvenue dans Rev. Peut-être serait-elle intéressée par une partie coopérative du coup ? Gladis souhaite en savoir plus. Il explique : C’est simple. Il y a deux types de coopérations. Active ou passive. En gros, soit il participe, soit il la suit en simple observateur. Il lui propose la passive pour ne pas trop dénaturer sa première partie. Mais il ne veut pas s’imposer si elle préfère rester seule.
Gladis sent qu’un peu d’aide ne lui ferait pas de mal. Son filleul l’a tannée pour qu’elle essaie, mais il ne lui a pas expliqué grand-chose. En revanche, il avait raison, l’immersion est troublante. Mr_iO reprend la parole : ça vaut le détour, ReV est parfait pour s’initier aux psymulations. Pas besoin d’aptitudes particulières pour y jouer ; il n’y a qu’à choisir un chemin, le reste suivra. Elle se dit que puisqu’ils sont dans une gare, sa première intuition serait d’aller voir ce qui se passe sur les quais. Elle indique que c’est très étrange comme sensation tout de même, elle demande à son guide s’il joue souvent à ces trucs virtuels. Il répond que certains diraient même un peu trop. Il ne joue plus qu’à ReV ces derniers temps. Il fait partie d’un groupe de joueurs persuadés qu’elle contient quelque chose de plus. Elle a beau être une des premières psymulations, elle reste encore la plus mystérieuse. Comment fonctionne-t-elle ? Qui l’a créée ? D’où vient son signal ? Quel est son but… ? Ils pensent que la clé de ces mystères est dissimulée ici même, dans sa structure ! Gladis trouve ça intéressant, mais elle voit mal comment elle pourrait lui être utile. Elle a rarement joué à autre chose qu’à Tetris, et elle était loin d’être douée.
Ça commence facile et en douceur : une femme Gladis s’initie à une simulation vidéoludique, dans un environnement ouvert. Une promenade dans une réalité virtuelle, dépourvue d’intrigue au sens premier du terme, avec un guide, ou tout du moins un accompagnateur plus expérimenté qu’elle. Le lecteur suit donc une personne qui découvre un jeu vidéo, ce qui d’entrée de jeu installe un double niveau de lecture, à la fois la découverte du jeu appelé Rev, à la fois la manière dont Gladis le perçoit. Mr_iO qualifie ce jeu de psymulation, un amalgame de Psychologique et de Simulation. Le lecteur en déduit qu’il s’agit d’une version améliorée d’un simple de jeu de type de simulation de vie de type bac à sable sans objectif, et de jeu fonctionnant avec une Intelligence Artificielle (IA) s’adaptant aux caractéristiques du joueur pour créer un environnement conçu sur mesure, des réactions découlant des choix du joueur, mais aussi de sa façon de jouer, avec malgré tout une notion de progression. En effet, l’accompagnateur indique bien qu’il faut commencer, jusqu’à découvrir une situation ou un personnage qui déclenchera une première épreuve, et donc de l’expérience à acquérir et par voie de conséquence un premier niveau. En effet, Gladis et Mr_iO commencent par voyager à bord d’un train (puisqu’ils partent d’une gare, logique), puis il se produit un événement inattendu, un changement de décor, et une sorte de test. Le lecteur découvre les règles du jeu et les possibilités de celui-ci en temps réel avec la joueuse. Comme il accepte que l’environnement puisse changer du tout au tout soudainement, comme dans un rêve.
Plongée dans un monde virtuel et partagé, créé par une intelligence artificielle servant de moteur à cet environnement vidéoludique : l’artiste a adopté une esthétique très différente de celles associées à un monde créé par informatique, froid ou reluisant. Chaque case apparaît assez chargée, mêlant des éléments dessinés avec un trait de contour encré, aplats de noir aux formes irrégulières et parfois effilées, hachures pour la texture et le relief, trames mécanographiées, présence de la couleur pour des camaïeux denses avec quelques zones en couleur directe. À l’opposé de visuels aseptisés ou photoréalistes, des dessins avec une qualité organique et vivante. Dans le même temps, le dessinateur met à profit la liberté rendue possible par un monde totalement imaginaire. À commencer par la représentation de Gladis : celle-ci reprend bien une silhouette anthropoïde avec une touche féminine dans des hanches un peu larges et un haut de vêtement qui semble recouvrir une paire de seins. Pour autant, les jambes semblent un peu longues dans leur moitié inférieure, il manque une partie du torse juste au-dessus du bassin où se trouve uniquement une petite sphère noire d’une dizaine de centimètres de diamètre. Les longs gants agissent comme un élément visuel accordé aux cuissardes noires. La tête revêt une forme des plus singulières : elle flotte au-dessus du tronc, en l’absence de toute forme de cou. Elle ressemble à une forme de grand bol sans anse, avec deux yeux noirs collés devant, et un long nez d’une trentaine de centimètres, tendu vers l’avant. Le récit ne permet pas de donner un sens particulier à cet appendice nasal si long, à moins de considérer qu’il s’agit d’un manche, en conséquence de quoi la tête de Gladis correspondrait plus à un louche qu’à un bol. Cette forme permet à un personnage de déposer quelque chose dans ce récipient, ou autrement dit de mettre une idée dans la tête de Gladis.
Par comparaison, Mr_iO apparaît plus normal : un corps masculin allongé, quelque peu dégingandé, avec une belle tignasse blonde abondamment fournie, une tunique blanche uniforme avec un simple trait reliant quelque point sur le devant. Le lecteur observe que ce personnage flotte à quelques centimètres au-dessus du sol, ses pieds ne touchant pas terre, comme pour souligner qu’il n’est que simple accompagnateur, non participant, sans être complètement un personnage non joueur puisqu’il donne un ou deux conseils appliqués à Gladis. Le lecteur attend de voir à quoi ressembleront les autres personnages : des formes humanoïdes pas totalement définies dans le monumental hall de gare, deux individus dans des tenues orange avec un collier d’explosif pour les terroristes, un tout petit bout de femme de cinquante centimètres de haut, des robots aux formes diverses certains inspirés du rétrofuturisme, une ombre noire en costume avec un attaché-case, des personnages à tête de gastéropode, un roi doré avec un troisième œil au milieu du front, une divinité d’inspiration hindoue, etc. Chaque individu comporte en lui une touche fantasmagorique plus ou moins marquée, pouvant être prédominante, ou juste réduite à une bizarrerie anatomique de la tête. Les différents lieux oscillent également entre une forte proportion de réalisme avec quelques éléments oniriques (le hall de gare, la suite de l’hôtel), ou des lieux qui relèvent plus du conte (la forêt avec ses arbres gigantesques, la caverne avec son petit peuple de champignons), du récit fantastique (le couloir d’hôtel avec son tapis à motif, la cité souterraine enfouie sous celle en train de se construire par-dessus, le jardin sans fin avec sa grille aux motifs géométriques, etc.).
Le lecteur se prête bien volontiers au jeu, en personnage non joueur, simple spectateur. Il ressent rapidement l’arbitraire des événements (les terroristes dans le train), les transitions abruptes sans réel lien logique (passer d’une poursuite en forêt à un couloir d’hôtel), et la quête découlant de découvrir le jeu, sans en connaître les règles, celles-ci semblant peu nombreuses et très accommodantes, tout en impliquant une forme de progression. Les actions et les choix de Gladis montrent une personne curieuse et attentionnée : elle souhaite explorer cet environnement ludique, elle prend en charge Fungho, une sorte d’enfant champignon doté d’une forme de conscience. Elle ne joue pas comme un personnage d’action, pas de force surhumaine, pas d’exploit physique, pas d’agressivité, tout juste une gifle bien méritée en page soixante-six. Elle fait preuve d’initiative et d’intuition, et elle sait réfléchir. Elle se retrouve plutôt désemparée pour trouver un sens à ce qui lui arrive. Au milieu du récit, Mr_iO lui en dit un peu plus sur son propre objectif : il fait partie d’un groupe de joueurs persuadés que cette psymulation contient quelque chose de plus. Ils ont observé que ReV suit une structure narrative très précise pour générer les expériences, celle du monomythe ou du voyage héroïque. Il développe cette notion au profit de Gladis : le livre Le Héros aux mille et un visages (1949), de Joseph Campbell (1904-1987). Cette remarque incite le lecteur à prendre lui aussi du recul : à envisager les tribulations de Gladis sous un autre angle : surmonter les épreuves de la vie (telle qu’elle est mise en scène dans ce monde virtuel) jusqu’à une révélation, rechercher le sens de la simulation virtuelle comme on peut chercher le sens de la vie, la raison d’être de la réalité, considérer la relation de Gladis avec le fungho comme la relation de l’être humain au monde végétal, ou aussi voir cela comme une relation entre un enfant et sa mère, etc.
Cela l’amène également à envisager certaines remarques à partir d’un autre point de vue. L’un des occupants de la suite de l’hôtel évoque une œuvre d’art qu’il va propulser vers un trou noir : une façon d’envisager chaque production artistique comme un projet destiné à l’oubli plus ou moins rapide, une démarche vaine. Gladis & Mr_iO rencontrent un individu qui se livre à un travail d’archéologie dans la ville basse : des ruines qui vont être ensevelies pour supporter l’architecture de la ville du dessus, des vestiges qui deviennent inaccessibles aux futures générations. Il est possible d’y lire une réflexion sur les souvenirs qui deviennent eux aussi inaccessibles au fur et à mesure du temps qui passe, des nouvelles expériences qui transforment l’individu. Il est également possible d’y voir une réflexion sur l’Histoire : les productions des nouvelles générations recouvrent celles des précédents, les plongeant dans l’oubli. Il y a aussi ce constat que la ou les révélations dont un personnage peut faire l’expérience sont entièrement personnelles et ne peuvent pas servir à un autre personnage car il n’en aura pas la même interprétation et donc la même perception. Ce qui n'empêche pas Gladis d’accéder à l’infra-ReV et à un créateur, et de lui poser trois questions comme les règles lui autorisent… À moins bien sûr que ce ne soit une construction fictionnelle de son esprit, dans le cadre de la psymulation.
Observer une jeune femme qui joue à un jeu vidéo de type réalité virtuelle immersive : voilà qui ressemble à une expérience particulièrement passive pour le lecteur. L’auteur met en œuvre une narration visuelle originale, inventive, consistante et organique, qui plonge le lecteur dans ces environnements à teneur onirique variable toujours en décalage avec la réalité. D’emblée, le récit mêle un enjeu d’avancer dans les étapes du jeu qui sont créées sur mesure pour Gladis, et de de trouver dans le déroulement de ces événements un sens. Comme fonctionne la psymulation ReV ? Qui l’a créée ? D’où vient son signal ? Quel est son but… ? Pourquoi créer quelque chose de si complexe s’il n’y a que ça à trouver ? Cette découverte ressemble plus à un point de départ qu’à une solution.
Et puis un peu de camping n’a jamais fait de mal à personne.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Aurélien Maury pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend environ trois cent vingt pages de bande dessinée.
Quelque part au bord de la mer, une petite fille rousse marche dans le sable, au milieu des rochers avec un filet dans la main droite et un seau dans la main gauche. Elle repère un crabe, et le suit pour le pêcher. La bestiole pénètre dans une grotte et se retrouve coincée par une grande flaque, elle se retourne pour faire face à la fillette. Mais un tentacule la saisit par derrière, et une grande pieuvre brise le crabe et le mange, puis s’enfonce dans l’eau sous les yeux de June. Il s’agit peut-être d’un rêve et elle est ramenée à la conscience par son compagnon Brad qui lui demande si elle n’aurait pas vu ses clefs, car elles ne sont pas dans sa veste. Il peste que s’il arrive à l’heure à cet entretien, cela relèvera du miracle. June se lève et lui indique qu’elles sont sur la table. Il râle qu’à tous les coups, il va se prendre les bouchons. Il éternue fortement, sous l’effet d’une allergie. June lui fait son nœud de cravate, lui suggère de se détendre un peu, et le rassure en lui affirmant qu’il va très bien s’en sortir. Il répond qu’il pense que c’est trop gros pour lui. Elle l’embrasse, le regarde partir, referme la porte. Elle se tourne et elle voit un chat de gouttière de l’autre côté du carreau de la fenêtre : le matou a attendu le départ de l’homme pour se faire remarquer. Elle lui ouvre la fenêtre et le laisse rentrer dans l’appartement. Puis elle se prépare et elle sort dans la rue. En marchant, elle passe devant une personne à la rue à la barbe blanche, avec son chien à côté de lui. Elle tapote le chien qui a l’air mal en point en demandant de ses nouvelles. Elle indique qu’après le travail elle rapportera un stimulant pour l’animal ; l’homme en profite pour lui demander un pack, et des chips aussi.
June arrive à la clinique animale où elle travaille. Elle salue son responsable et elle va s’occuper du serpent, car il répugne son collègue. Elle s’enquiert de l’état du chien qui avait été percuté par une voiture la veille : il lui répond que le bulldog a été mis au congélateur ce matin. Elle se rend dans la pièce où les chiens attendent en cage, elle s’assoie et elle pleure dans son coin. Un peu plus tard, un client entre et indique qu’il aimerait faire dégriffer son chat, car ce petit voyou a saccagé leur fauteuil. Sans se retourner, June se montre surprise que le monsieur ne savait pas que les chats avaient des griffes. Devant son étonnement, elle continue : quand on aime les animaux, on ne cherche pas à les estropier, en principe. Le client pensait que c’est sans danger pour l’anomal. Puis, il se reprend : la clinique propose cette intervention sur son site, du coup quel est le problème de June, pourquoi l’agresse-t-elle ? Elle rétorque que lui aurait peut-être besoin d’une ablation des tympans s’il ne supporte pas d’entendre ce qui ne lui plait pas. Il répond qu’elle est tarée et qu’il va ailleurs. Elle lui conseille de plutôt adopter une peluche : elle n’abîmera pas ses beaux meubles.
Une entrée en matière de cinq pages, peut-être un souvenir d’enfance, peut-être un rêve révélateur de l‘inconscient. Le lecteur retient la notion d’un prédateur aquatique, tuant et dévorant un animal terrestre doté d’une carapace résistante. La narration visuelle apparaît simple et évidente, avec très peu de mots, entre deux et cinq cases par page. Elle revêt une apparence très proche de celle de la ligne claire, avec parfois une nuance de couleur venant rehausser un aplat dans une zone délimitée par un trait de contour, et de rares traits à l’intérieur des zones délimitées pour indiquer un pli de vêtement ou de tissu, ou un petit relief sur la peau de Lenny. Les dessins s’inscrivent dans un registre descriptif, avec des contours simplifiés, tout en comprenant un bon niveau de détails. Cela induit une lecture facile et rapide des cases et des pages, très satisfaisante dans la mesure où le lecteur éprouve la sensation d’avancer rapidement dans sa lecture. La sensation correspond à une vision évidente : tout s’identifie simplement, avec une perception facile de la réalité, comme s’il n’y avait rien de compliqué. Dans le même temps, chaque environnement s’avère consistant, élaboré. Dans un dessin en pleine page, l’artiste représente, en vue de dessus inclinée, le pavillon dans lequel le couple emménage, avec son petit jardinet, son petit abri de jardin, le patio, la rue de la zone pavillonnaire avec un élargissement pour le demi-tour, l’éclairage public, le trottoir dallé, les haies en bordure de propriété, les pavillons alentour.
Le lecteur tourne les pages à une allure rapide, enregistrant automatiquement les informations visuelles, présentées simplement, évidentes dans leur cohérence, tout en relevant certains détails, en s’immergeant dans certains endroits. Des petits trucs anodins : les plantes dans l’appartement, les déchets au sol sur le trottoir, le chat sur l’escalier de secours, les éléments présents dans le bac à compost du pavillon, la bétonnière qui reste bien visible dans le minuscule jardin, le panneau publicitaire pour la maison parfaite, les déchets dans la boue du tunnel où June trouve Lenny, le poster de Wapiti Island National Park, la fumée dégagée par le fer à repasser resté trop longtemps sur la chemise, le caractère très fonctionnel et épuré du bureau de Brad, la structure métallique du pont au-dessus de la rivière, les sous-vêtement très basique dépourvus de toute ornementation de June, la décoration plus personnelle chez les parents de June, etc. D’un côté, tout est fait pour donner l’impression que rien ne dépasse, d’une banalité à toute épreuve, sans pour autant être uniforme. De l’autre côté, chaque élément apporte une information, contribue à rendre tangible chaque lieu, à en dire un peu sur la personnalité des uns et des autres.
D’un autre point de vue, la narration visuelle transporte le lecteur dans chaque endroit, avec des vues souvent dépaysantes, parfois saisissantes, et certaines déstabilisantes. À nouveau, le déroulement linéaire et posé donne une impression de calme, d’évidence et d’ordinaire quotidien. Pour autant, le récit commence sur une plage, puis passe dans un appartement moderne et confortable. Après le déménagement, les époux sont installés dans un pavillon fonctionnel et agréable avec un étage. Le lecteur tourne la page et il découvre un dessin en double page, sans aucun mot, une vue de dessus d’une partie du lotissement, des dizaines de pavillons identiques sagement alignés le long des voies de desserte, une vision sans commentaire, l’auteur laissant le lecteur libre de son ressenti. Deux pages plus loin, June découvre Brad et son frère Kent en train de réaliser une dalle béton dans le jardin pour installer un barbecue, scène aussi normale que révélatrice sur les aspirations de chacun des époux. Puis June se retrouve seule dans le pavillon, alors que Brad est parti pour travailler dans le jardin, une occasion d’admirer plusieurs pièces ainsi que la vue depuis la véranda. Par la suite, le lecteur accompagne June qui conduit à travers un paysage naturel, vers l’océan, par une belle journée ensoleillée, un trajet en voiture apaisant et relaxant. Vient enfin le séjour sur un grande île, dans une cabane isolée, et comme le dit Charles Winters, le père de June : Et puis un peu de camping n’a jamais fait de mal à personne.
Au départ, la situation apparaît également simple : Brad jeune homme dynamique sur une pente professionnelle ascendante, réussissant à vaincre son appréhension de ne pas être à la hauteur, épaulé par sa compagne qui assure certaines tâches ménagères (peut-être toutes), qui le soutient, et qui travaille elle-même dans une clinique vétérinaire. En revanche, elle apparaît doté d’une forte capacité d’empathie, sans avoir les outils pour gérer les émotions qui la submergent. Dès le départ, il semble que sa vie quotidienne soit entachée par cette souffrance émotionnelle et qu’un changement soit nécessaire. Le déménagement en pavillon met en évidence qu’elle suit son compagnon et que celui-ci sait ce qu’il souhaite, dont un barbecue dans le jardin. Le moment où il coule une dalle de béton avec son frère constitue une incarnation même de l’état d’esprit plus ou moins conscient de June qu’elle se laisse porter par les aspirations de son compagnon, réagissant par uniquement quand elle ressent que ça ne lui convient pas.
Sa découverte de Lenny dans une grande canalisation apporte un nouvel élément dans sa vie, un changement qu’elle investit à sa manière. L’auteur ne donnant pas d’indication sur la nature de cette créature, le lecteur y projette ses interprétations en fonction des réactions de June, de la manière dont elle se conduit avec Lenny. L’analogie immédiate réside dans un animal à sauver, qui pourra être un animal de compagnie, peut-être domestiqué. La narration visuelle montre l’attention que la jeune femme prodigue à cet être vivant, s’adaptant aux réactions de Lenny, entre attachement à un animal et dévouement à un très jeune enfant. Le regard du lecteur change à l’occasion d’une morsure, mais pas le comportement de June. Il se produit alors un décalage entre ces deux perceptions : le constat du lecteur sur un comportement nocif, celui de la jeune femme chez qui l’amour prime dans sa relation avec Lenny. À partir de là, le lecteur se sent libre d’envisager cette relation de différentes manières : besoin de maternité, reproduction du schéma relationnel qu’elle entretenait avec Brad avant son nouveau poste, alternative à la vie préfabriquée de Brad, amour désintéressé, don altruiste de soi, mais aussi une occasion d’exprimer sa propre part d’animalité, et pourquoi pas une interprétation d’ordre psychologique comme la manifestation d’une névrose chez June, et une façon pour elle de projeter ses attentes sur Lenny. Ainsi se trouve mis en évidence une raison d’être différente chez elle. La présence de Lenny et sa relation avec elle permettent à June d’exprimer ses envies, de les concrétiser, mais toujours grâce à l’entremise d’un autre (Lenny en l’occurrence). D’ailleurs, pour pouvoir vivre de manière différente, avec Lenny, loin de Brad, elle retourne dans un lieu de villégiature de son enfance, une cabane appartenant à ses parents, une forme de retour en arrière. Il s’agit alors d’une période hors du temps, à l’écart de la société. Cependant, June vit toujours en fonction d’un autre, Lenny, s’adaptant à ses attentes pour y répondre, acceptant une pratique engendrant de la souffrance chez elle pour s’assurer qu’il reste, un comportement entre emprise et syndrome de Stockholm, révélateur de son incapacité à poser des limites, autrement dit un manque d’estime de soi.
La couverture semble contenir la promesse d’une aventure en plein air, peut-être au grand large, avec une jeune femme en héroïne, rousse comme un célèbre reporter du Petit Vingtième. Le début évoque plutôt une comédie dramatique du quotidien, avec une narration visuelle de type Ligne Claire, d’une lisibilité immédiate et très agréable. Un élément fantastique vient apporter la possibilité d’une autre vie pour l’héroïne, plus épanouie, moins matérialiste, plus en accord avec ses émotions. Toutefois il y a un prix à payer, et June accepte de passer d’une dépendance à une autre. Régulièrement le lecteur repense au sort du crabe dans les tentacules de la pieuvre, comme une métaphore de de ce que la jeune femme consent pour accéder à une forme de sérénité.
Le médiateur entre le cerveau et la main doit être le cœur.
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Il s’agit d’une biographie consacrée au réalisateur Fritz Lang (1890-1976) entre l’année 1920 et l’année 1934. L’édition initiale de ce tome est parue en 2022. Il a été réalisé par Arnaud Delalande pour le scénario et par Éric Liberge pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée.
À Berlin, le vingt-cinq septembre 1920 au trente-deux Hohenzollerdamn, Lisa Rosenthal monte les escaliers de son appartement et insère la clé dans la serrure de son appartement. Elle découvre son mari Fritz Lang, au lit avec Thea von Harbou. Elle sort en pleur de l’appartement, restant sourde aux appels de son époux, et redescendant l’escalier à toute allure. Un coup de feu retentit. La police vient enquêter : l’inspecteur éprouve quelques difficultés à croire que l’épouse de celui qu’il interroge se serait suicidée d’une balle en pleine poitrine en usant du pistolet du mari, Fritz Lang. Plus tard, le cinéaste se rend au poste de police pour faire une déposition complète. L’inspecteur répète : Lang voulait être peintre, enfance heureuse et aisée, le père, Anton, fut enfant illégitime. Il était Stadtbaumeister, c’est-à-dire architecte-urbaniste. La mère, Pauline, née Schlessinger, d’une famille de commerçants. Parents convertis au catholicisme, Fritz Lang fut baptisé, mais en réalité il est juif. Un frère ainé, Adolf, né sept ans avant. Que s’est-il passé, car les circonstances sont un peu particulières ? Le cinéaste répond qu’il n’a rien à ajouter.
Dans une autre pièce, l’écrivaine est également interrogée. Un autre inspecteur brosse son portrait : Thea von Harbou, romancière et scénariste, née le 27 décembre 1888 à Tauperlitz, Bavière. Elle a grandi près de Dresdes. Famille protestante, originaire du Jutland. Beaucoup de notables… Ministres, officiers ! Est-ce qu’elle maintient sa déposition ? Elle le confirme. Les deux amants repartent, et les deux inspecteurs confrontent leurs impressions : Est-ce que le coup de feu est parti par accident ? Une empoignade ? Tragédie amoureuse ou pacte entre amants…. Pour l’heure, ils n’ont rien de tangible. Un requiem macabre en tout cas. Drôle de couple en vérité. Suicide ou pas… Ces deux-là sont maudits. Mais l’inspecteur ayant interrogé Fritz Lang assure qu’il ne va pas les lâcher. Huit ans plus tôt, Fritz Lang assiste à la projection du film Fantômas de Louis Feuillade, à Paris, au Gaumont Palace. À la sortie, tout en se promenant dans Montmartre, il trouve que c’est étrange, il se sent comme un somnambule. Il ne sait pas s’il parviendra à vivre de sa peinture. Vienne lui manque : ses fêtes et ses cabarets. Comme il était beau son marché de Noël. Il lui semble que l’enfance, c’était hier. Il se revoit lisant les romans de Jules Verne et Karl May à l’ombre des ponts. Tant de rêves… Que ce temps-là était doux ! Il se rappelle en particulier le jour où il a vu un certain spectacle : avec le vrai Buffalo Bill, les cow-boys à Vienne ! Et les pièces fantastiques au Kratky-Baschik ! Il se remémore ensuite de son père le fustigeant pour avoir quitté l’académie des arts visuels, et pour avoir travaillé dans des cabarets.
Fritz Lang : réalisateur de film passé à la postérité, précurseur de l’expressionnisme dans ses œuvres, réalisateur, entre autres, de Metropolis (1927), de M le maudit (1931, avec Peter Lore), mais il ne faudrait pas oublier Thea von Harbou (1888-1964) qui fut sa coscénariste sur tous les films de la période allemande, et dont Metropolis est l’adaptation d’un de ses romans. Au fil des années de 1913 à 1933, d’autres cinéastes font le détour par un des plateaux de tournages de Lang : Alfred Hitchcock (1899-1980) sur le tournage des Niebelungen, Sergueï Eisenstein (1898-1948). Lang rencontre Ernst Lubitsch (1892-1947) aux États-Unis. La critique d’Herbert George Wells (1866-1946) pour Metropolis est mentionnée : il qualifie l’œuvre du plus stupide des films. En page sept, Lang assiste à la projection de Fantômas, de Louis Feuillade (1873-1925), à Paris dans le cinéma Gaumont Palace en mai 1913. Plusieurs séquences montrent le cinéaste en train de tourner, avec les plateaux correspondants, donnant à voir le créateur menant la vie dure à ses acteurs et aux figurants, se montrant très dirigiste et très exigeant, sans accorder beaucoup d’attention aux conditions de travail. Il est mentionné à deux ou trois reprises son implication dans les dimensions techniques des tournages, par exemple pour le choix des caméras. Lors de ses échanges réguliers avec son épouse, ils discutent de la dramatisation, et du choix des meilleurs techniciens pour leur équipe de tournage.
Dès la première page, le lecteur prend la mesure du degré d’investissement du dessinateur : des cases qui donnent une impression de forte densité, tout en étant lisible au premier coup d’œil, et méritant de leur accorder un peu plus de temps. Il observe qu’il s’agit de la combinaison de dessins encrés avec un degré de détails variant en fonction de l’élément représenté, avec une mise en couleurs présentant un rendu entre lavis et aquarelle, venant ainsi nourrir chaque élément délimité avec un trait de contour, établir une ambiance lumineuse, rehausser les reliefs. Ainsi sur la première page, de nombreuses textures donnent la sensation au lecteur de pouvoir toucher les matières : la pierre d’une statue, le bois des marches de l’escalier, le métal de la clé et de la plaque de protection autour de la poignée, les draps chiffonnés par les ébats du couple adultère, le froid des carreaux composant la vitre de la chambre. Cette qualité tactile se retrouve dans chaque page pour des matériaux ou des éléments très divers : le moelleux d’un tapis dans une chambre, le fer forgé des montants d’un lit, les fumées qui s’élèvent sur un champ de bataille de la guerre de 14-18, le soyeux d’un boa en fourrure autour du cou de Thea, l’incandescence au bout d’une cigarette, la tension dans le tissu du dossier du siège du réalisateur sur le tournage, le métal rutilant de l’androïde dans Metropolis, le sable pulvérulent au bord de la mer Baltique pour le tournage de La femme sur la Lune (1929), la transpiration de Hans Beckert dans M le maudit (1931), la chaleur dégagée par le brasier de l’incendie du Reichstag le 27 février 1933, etc.
L’artiste joue également sur les couleurs pour distinguer les scènes réelles et les scènes de cinéma. Cela se produit dès la page sept, avec la projection du Fantômas de Louis Feuillade. Puis avec des scènes des films que Lang est en train de réaliser, après le visionnage du film Le Golem (1920) réalisé par Paul Wegener (1874-1948) et Carl Boese (1887-1958) : La statue qui marche (1920), Les trois lumière (1921), Docteur Mabuse le joueur (1922), etc., jusqu’à Le testament du docteur Mabuse (1933), en passant bien sûr par Metropolis et M le maudit. Par moment, les images font le lien entre ces films et la réalité, ou une rêverie de Fritz Lang. Par exemple, la silhouette de Fantômas présente sur l’affiche du film plane également au-dessus du bloc d’immeubles du cinéma, puis il réapparaît dans la chambre de Fritz Lang alors que celui-ci prend conscience de sa vocation. Plus loin, alors que le golem grandit jusqu’à devenir plus haut que les bâtiments qui l’entourent, des tourbillons de fumée s’élèvent dans le ciel, une sorte de mouchetis nimbe les images d’une aura d’irréalité, et alors que le golem tourne ses yeux rouges vers le spectateur, il est remplacé par un homme politique dont la renommée va croissante, les fumées ayant pris la forme de silhouettes humaines dénudées et torturées, dans une vision de cauchemar fantasmagorique et allégorique.
Le scénariste peut ainsi profiter de la solidité de la reconstitution historique, quel que soit l’endroit, quelle que soit l’action, de la capacité de conjurer des images iconiques de film, de cette maîtrise du glissement entre le réel, le film et l’allégorie, pour mettre en scène les différentes facettes de son récit. Après avoir combattu durant la guerre de 14-18, et avoir été décoré à plusieurs reprises pour sa bravoure, Fritz Lang peut se consacrer à apprendre son métier et à commencer à réaliser des films. Il rencontre Thea von Harbou en page trente, et la suite de sa carrière est vue au travers de leurs relations : la manière dont elle l’aide, dont ils collaborent, dont il la laisse dans l’ombre, jusqu’à la divergence de leurs opinions. De ce point de vue, il s’agit bien d’une biographie se focalisant essentiellement sur la période allant de 1919 à 1933. Outre la relation entre le cinéaste et la scénariste, le récit montre leurs relations avec les studios de cinéma et les producteurs. À ce stade encore débutant de l’industrie cinématographique, ils bénéficient d’une grande liberté de création, et ils parviennent à mobiliser des financements conséquents, toujours plus importants, et même à obtenir les rallonges de budget pour des dérapages de plus en plus hors de contrôle, surtout pour Metropolis, jusqu’à ce que le réalisateur fonde sa propre société de production, sous la coupe d’un studio. Le lecteur dispose ainsi à la fois d’un rappel sur la carrière cinématographique du réalisateur, sur ses ambitions et sur ses rapports avec les studios.
En page seize, le lecteur voit se produire l’attentat contre l’archiduc François-Ferdinand d'Autriche, le 28 juin 1914 à Sarajevo. Il comprend l’importance de ce fait historique dans le cadre de cette biographie, puisque Fritz Lang va aller combattre au front pendant la première guerre mondiale. Page suivante, c’est l’annonce de l’assassinat Jean Jaurès (1859-1914) qui fait la une du quotidien L’Humanité. Le scénariste continue d’effectuer des rappels historiques de manière régulière tout du long de l’ouvrage, tous centré sur la progression politique d’un petit caporal avec de grandes ambitions : Adolf Hitler (1889-1945). Les créations du cinéaste et de la scénariste se font dans le contexte de l’époque : ils créent en étant influencés par l’environnement socio-politique. Ils écrivent inconsciemment ou sciemment en fonction de ce qu’ils perçoivent, la condition des gens du peuple, la montée de certaines idéologies, les événements depuis le putsch manqué de Munich (9 novembre 1923) à l’incendie criminel du Reichstag (siège du Parlement allemand à Berlin) dans la nuit du 27 au 28 février 1933. Lors de son emprisonnement, Hitler écrit son livre dans lequel il explicite son antisémitisme et son aryosophie, Thea expliquant celle-ci à son époux, ainsi que l’idée derrière la récupération de la croix svastika.
Une très belle bande dessinée, aux dessins solides et foisonnants, faisant coexister élégamment différents plans d’existence, pour évoquer un couple de créateurs qui est passé à la postérité pour son importance dans le développement de l’art cinématographique. Une immersion aussi bien dans une époque, que dans une filmographie, que dans les conditions de production de celle-ci, dans le contexte politique, et en arrière-plan le poids d’une forme de culpabilité comme un péché originel condamnant ce couple, maudits par cette faute. Magnifique.
Je me joins aux concerts de louange. Gomont est un grand, il peut bien être un gros prétencelard, il en a franchement et largement les moyens. Perso, je n'ai pas trop de problème avec ça (dans un autre genre, j'aimais beaucoup John McEnroe et son caractère de m....). Une nouvelle fois, force est de le constater : Slava n'a que des qualités.
- Des personnages forts, complets, entiers, animés par de vraies intentions et dont les nuances ne sont pas toutes offertes au lecteur, même si elles sont belles et bien là.
- Un dessin vif et alerte
- Un scénario élaboré au scalpel.
- Un contexte historique qui réhausse encore l'intérêt de cette histoire.
- Ce petit truc en plus qui fait que...
Bref ! Inutile de répéter tout ce qui a déjà été dit, mais le tome 2 me manque déjà. I can hardly wait !
Et du coup, un peu suite à la discussion sur le forum, je complète mon avis après lecture des tomes 2 et 3 :
C'est la meilleure série de Gomont à ce jour. Il se focalise sur une période finalement assez trouble et peu connue de la Russie qui explique bien des choses sur l'état du pays actuellement (au même titre que le récent Limonov de Serebrenikov). En outre, il tient ses personnages jusqu'au bout, esquive bien des clichés et propose une fin inattendue pour chacun d'entre eux, sans pour autant y mettre un point final (le lecteur reste libre de poursuivre dans sa tête leur parcours respectif. Je n'ai qu'une seule micro-réserve : l'épilogue n'était peut-être pas nécessaire, mais bon, ça se discute. Tout cela fait que je relève ma note (de 4 à 5) et lui colle un coup de cœur en prime.
Ce qui arrivera et ce qui se passera ne le sera que par ta volonté.
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Il s’agit d’un recueil qui regroupe trois récits indépendants du même auteur. L’édition originale date de 2014. Il a été réalisé par Sergio Toppi (1932-2012) pour les scénarios et les dessins. Il s’agit de bandes dessinées en noir & blanc.
Tzoacotlan 1521, initialement paru en 1976, douze pages - Ils arrivaient… sur leurs effrayants animaux, les étrangers à la peau claire étaient toujours plus proches comme monte une marée mortelle. Noctezuma était tombé. Avant lui, ses cités et ses grandes armées. Le chef de la tribu qui les commandait, il nourrissait les plus grandes inquiétudes pour leur peuple. Il se rendit alors chez leur grand-prêtre, il était très vieux, c’était un saint homme, il parlait aux dieux. Mais lui, il était le chef, il pensait à leur peuple, à ceux qui vivaient, à ceux qui commençaient à peine à vivre, à ceux qui vivraient plus tard et il était en grande peine pour eux. Il était jeune, de haute lignée et il était un guerrier. Il voulait que les dieux les aident. Pour finir Quématzin céda à ses prières. Puis il parla, son regard était tranchant comme une lame obsidienne.
San Isidro Maxtlacingo 1850, initialement paru en 1978, vingt pages – Dans un petit village au Mexique, un beau señor habillé de blanc séjourne pour du tourisme, sur les conseils de son ami Catherwood qui lui avait conseillé de se rendre dans ce pays. Tous les autochtones qu’il croise lui donnent le même conseil : aller à Sans Isidro. Lui en a plein les bottes de ce Mexique, chaleur, fatigue et jungle d’où émergent des visages de pierre hallucinés, des vestiges incompréhensibles, la soif et la sueur toujours. Et maintenant à cause des conseils de cet exalté, il se retrouve dans ce coin misérable et perdu, où il ne pleut pas depuis des mois. Il est écœuré de soleil, de vieilles pierres baroques, de routes poussiéreuses, et désertes. Il lui faut à tout prix repartir le lendemain avec la diligence. Ils commencent à lui courir sur les nerfs, les gens du coin avec leur air sournois et leur harcèlement de cigales. Du fait des conséquences de la sécheresse, la diligence ne part pas, et le Señor finit par se décider d’aller visiter San Isidro pour échapper à ce bled et aux villageois.
Chapungo, initialement paru en 1985, quatorze pages – Deux pilotes à bord d’un avion à hélice survolent une chaîne de montagnes. L’un des deux est inquiet, il demande à l’autre si le moteur droit perd des tours. Son collègue le rassure : tout va bien, mais c’est vraiment un sale coin. Il se souvient du pilote mexicain, c’est justement par ici qu’il est tombé, il y a quelques années, avec un beau chargement, un sacré paquet de dollars en or à ce qui se disait. L’avion a disparu dans les montagnes et n’a jamais été retrouvé malgré les recherches. Au sol, deux frères, Chapungo et Hindalecio voient passer le petit avion. Le premier est convaincu qu’il en aura un comme ça un jour. Le second le morigène : son petit frère ne fait rien pour l’aider.
Une couverture des plus énigmatiques qui frappe par sa composition : les deux tiers de blanc pour la partie supérieure, ce personnage à la tête composite entre un visage de personne âgée à la forme de nez très particulière, une coiffure ou une excroissance qui pourrait aussi bien être un couvre-chef que de nature organique, entre développement tératologique et augmentation corporelle de type science-fiction, sans oublier la superbe mise en couleur, avec ces nuances de vert entre profondeur marine et jungle. Puis vient l’illustration en double page sur la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis : un groupe de quatre personnes dans la grand-rue d’un village, de dos, tournées vers le fleuve ou passe un navire à vapeur équipé d’une roue à aube, deux murs de pierre de part et d’autre de la voie, avec une maison modeste à gauche, et une magnifique demeure munie d’une tourelle à droite. Le rendu apparaît très sophistiqué, un noir é blanc, dans lequel l’artiste utilise aussi bien des traits de contour traditionnels, que des hachures irrégulières, des petits traits de textures, du mouchetis pour les montagnes en arrière-plan, des aplats de noir aux contours irréguliers, pour une sensation extraordinaire de chaleur, de pierre, de cours d’eau totalement au repos, de végétation luxuriante. Le lecteur comprend qu’il s’agit de deux illustrations sans rapport avec les trois histoires courtes, mais totalement envoûtantes et pleines de promesses.
Dans ces trois récits, le lecteur est frappé par la liberté de la narration visuelle. L’artiste ne se sent pas tenu par le format de cases rectangulaires alignées en bande. Dans la première page de la première histoire, deux personnages font face au lecteur dans une posture assise, alors que le dialogue laisse à penser qu’ils se font face, le tout étant agrémenté d’un texte en commentaire dont la bordure serait plutôt celle de l’illustration puisqu’il est écrit sur fond blanc sans bordure à gauche ni en haut, et enfin un phylactère pour le chef s’adressant au chaman. La construction des deux pages suivantes se rapproche de cases sans forcément de bordure, avec quand même les personnages qui débordent soit sur la case supérieure, soit sur celle de droite. Pour la planche suivante, c’est à nouveau une illustration unique : le chaman en train de parler dans un double phylactère, avec deux têtes dans l’ombre de son corps à droite, venant illustrer la personne dont il parle. Les deuxième et troisième planches de San Isidiro Maxtlacingo s’apparentent plus à une illustration chacune accompagnée d’un court texte. Dans la cinquième planche, quatre chevaux tirant une carriole occupent l’équivalent de la case en haut à droite de la page et celle en bas à gauche dans un unique dessin suivant cette diagonale, pour un effet narratif clair et remarquable. Deux pages plus loin, un morceau de végétation apparaît en colonne sur toute la hauteur de la page, les cases horizontales étant accrochées comme des panneaux sur ce mât. Le dernier récit retrouve un format de cases disposées en bande, plus classique même si certaines cases sont comme en insert, et si certains personnages débordent sur plusieurs cases.
Les représentations elles-mêmes mettent à profit de nombreuses possibilités du dessin : de petits traits de textures pouvant évoquer les techniques de gravure de Gustave Doré (1832-1883), de solides aplats de noir donnant du poids à un élément visuel, des traits fins courant en parallèle par exemple pour les chevelures, des mosaïques de petits motifs variés pour la décoration d’un manche de poignard sacrificiel, des surfaces blanches se confondant avec le blanc de la page, des mouchetis de noir ou des mouchetis de blanc, des griffures sur une surface noire, des cercles parfaits pour le soleil, des zones ou des traits partiellement effacés, des traits enchevêtrés jusqu’à former des figures abstraites ne prenant leur sens que dans le contexte du reste de la case ou de la planche. Le lecteur peut très bien ne pas prêter attention à toutes ces techniques, et ne ressentir que les impressions très diverses qu’elles produisent. Il se rend compte également qu’il ralentit parfois sa lecture, voire qu’il s’arrête, le temps d’une image saisissante : le chef portant ses armes et ses signes de pouvoir, une cascade dans une formation géologique singulière, une mitrailleuse lourde crachant la mort, des visages de pierre hallucinés émergeant de la jungle dense, des cactus, un modèle réduit d’avion à base de bouts de bois bruts, un chapeau très fatigué pour Hindalecio le frère de Chapungo, etc. Tous ces éléments visuels participent à transformer chaque environnement en une fantasmagorie.
Chaque nouvelle raconte une histoire simple et directe : l’asservissement des populations autochtones par l’envahisseur espagnol en 1521 au Mexique, le racisme ordinaire d’un Espagnol effectuant une forme d’ancêtre du tourisme au Mexique, et l’obsession d’un paysan souhaitant retrouver la carcasse d’un avion dans les montagnes, qu’aurait vu son défunt père. Toutefois l’aspect fantasmagorique de ces récits incite le lecteur à les aborder comme des contes. Dans le premier, une intervention divine, ou l’illumination du chaman couplée à coïncidence trop belle pour être vraie, met en avant le prix à payer pour voir sa volonté se réaliser (un sacrifice humain rituel), ainsi que l’inéluctabilité du destin, ou de l’Histoire en marche. Le chef aura beau eu se battre pour son peuple, et sacrifier ce qu’il a de plus cher, cela ne changera rien à l’avancée des conquistadors. La deuxième nouvelle peut faire penser à une atmosphère à la Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), avec cet homme qui succombe à un rituel surnaturel du peuple autochtone. Enfin la dernière met en scène le comportement monomaniaque d’un individu qui ne voit le monde qu’au travers de ce prisme, avec une tendance paranoïaque affirmée. Ainsi, tout étranger devient un individu ayant pour seul objectif de contrarier sa progression vers le but obsessionnel qu’il s’est fixé, et doit être éliminé. Dans un moment ironique, l’obsession du frère pour l’or ne rivalise pas d’intensité avec celle de Chapungo, qui de fait prévaut une nouvelle fois.
Pour un lecteur néophyte, ce recueil de trois histoires courtes constitue une belle opportunité de découvrir l’art singulier de conteur de Sergio Toppi, sa liberté dans la narration visuelle, sa maîtrise du récit court pour raconter une histoire au premier degré, avec un second niveau de lecture comme un conte. Pour le lecteur appréciateur de ce créateur, il retrouve toute sa maîtrise des techniques de dessins, de construction de pages, de capacité à générer un léger décalage fantastique, aussi séduisant que fatal.
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Zone critique
Un gros coup de cœur pour finir l'année, même si j'ai bien conscience qu'il ne saura rallier tous les suffrages ! Visuellement remarquable, la BD se distingue par son réalisme photographique enrichi de couleurs, une nouveauté pour Squarzoni. Ce style immersif s’allie à une iconographie variée (photos d'actualité, graphiques, gravures historiques…) venant renforcer le propos. Latour, convaincu que l’art peut traduire des concepts complexes, avait personnellement choisi Squarzoni, séduit par son travail sur Saison brune. Après la mort de Latour, Squarzoni a poursuivi ce projet, qui est devenu un hommage vibrant au philosophe. L’ouvrage interroge notre époque à travers deux questions fondamentales traitées dans les ouvrages de Latour : "Où suis-je ?", "Où atterrir ?"*. Ces interrogations reflètent le désarroi d’une humanité en perte de repères face aux crises environnementales, aux populismes et à la montée des inégalités. La pandémie de Covid a accentué ce sentiment d’incertitude, révélant un troisième pôle, le « Terrestre », qui transcende l’opposition entre le local et le global. Ce concept invite à une interaction renouvelée avec la planète, impliquant de « l’habiter » différemment, à la manière des termites qui se fondent dans leur environnement de bâtisseurs. Cependant, l’humanité semble hésiter entre adaptation et fuite. Les plus riches se réfugient dans des bunkers sécurisés, désormais conscients sans pour autant se l'avouer que les ressources sont limitées, tandis que les « laissés-pour-compte », submergés par la peur de l’étranger, se tournent vers des leaders populistes. Ces derniers promettent des solutions simplistes face aux crises migratoires et climatiques, alimentant un climat de division et d’incertitude. Cette dynamique contribue à l’émergence d’un quatrième pôle, le « hors-sol », incarné par des politiques déconnectées de la réalité terrestre. "Zone critique" pointe également du doigt les échecs du système matérialiste moderne. Ce dernier, en se revendiquant rationnel et efficace, a ignoré les limites environnementales et sociales, compromettant la capacité des générations futures à habiter un monde viable. L’ouvrage dénonce cette fuite en avant et invite à repenser nos priorités collectives, non pas en rêvant d’un retour à un passé idéalisé, mais en imaginant des solutions adaptées aux défis actuels. Loin d’offrir des réponses toutes faites, Latour propose des pistes de réflexion pour réorienter nos sociétés. Les « pistes d’atterrissage » évoquées dans l’ouvrage ne sont pas des solutions miracles, mais des invitations à repenser nos interactions avec le vivant et à reconstruire un « territoire » non pas géographique, mais basé sur les relations entre ceux qui le composent. Cette approche, née des réflexions durant le confinement, souligne la nécessité de s’adapter à une ère d’incertitudes, où les frontières classiques ne suffisent plus à contenir les crises. En combinant réflexions philosophiques, illustrations immersives et analyses politiques, "Zone critique" s’adresse à un public en quête de sens. Ceux qui refusent de céder au fatalisme y trouveront des outils pour envisager de nouvelles façons de vivre sur une planète en mutation rapide. Ce projet, devenu un hommage posthume à Latour, traduit avec clarté et profondeur des idées complexes, tout en invitant chacun à s’engager pour bâtir un avenir commun. -------------------- *« Où suis-je ? : Leçons du confinement à l'usage des terrestres » et « Où atterrir ? : Comment s'orienter en politique » (La Découverte).
La Reine de Saba
Après le magnifique Mahâbhârata d’après Jean-Claude Carrière, encore une belle adaptation de Jean-Marie Michaud. Cette fois-ci le livre original est de la plume de Marek Halter, qui a construit une œuvre autour des figures féminines de la Bible. J’ai lu ce roman duquel est tiré la BD. Je la trouve à la fois très fidèle et apportant un supplément d’âme au récit d’origine. L’histoire est celle de la mythique reine de Saba, royaume situé de part et d’autre de la mer rouge, réunissant le Yémen et l’Ethiopie. Il va sans dire que maintenir à cette époque un royaume composé de deux régions si différentes ethniquement et si distantes de par cette séparation n’est pas une mince affaire et Makeba, reine de Saba, sera confrontée aux révoltes et aux trahisons. L’histoire nous fais vivre la perte du contrôle de la partie yéménite et la réunification du royaume. Mais en parallèle de cette trame politique, diplomatique et stratégique, les auteurs nous invitent à la rencontre mythique entre la reine et le roi Salomon. Une version assez éloignée de celle de King Vidor : un roi d’Israel déjà âgé, face aux difficultés financières et politiques, mais avec une telle aura que la rencontre avec Makeba sera à la hauteur du mythe. Mais ici le premier rôle est bien tenu par la reine ! La mise en images de Jean-Marie Michaud est somptueuse. Il reprend la même technique que pour le Mahabharata : aquarelle sur papier kraft. Cette technique sur kraft (au delà de produire des ambiances et des couleurs extraordinaires) est tout aussi adaptée dans le cas présent : qu’il s’agisse d’un texte fondateur hindou ou judaïque, cette présence physique du papier ramène au Livre avec un grand L et contribue à élever l’histoire au rang de mythe. La bible réinterprétée par Marek Halter puis par Jean-Marie Michaud : c’est bien une caractéristique des mythes que de sans cesse se renouveler, se modifier. C’est sans doute en ce sens que ma lecture de cette version m’a parue encore plus aboutie, plus grandiose, que la version d’origine. La narration est très maîtrisée. Au delà de l’aspect graphique dont j’ai déjà parlé, on retrouve ce qui semble être une signature de l’auteur : un goût pour l’histoire dans l’histoire (ici les récits hébraïques) avec une mise en image différente pour ces apartés. La présence de la mer rouge, parfois en furie, les ocres du désert, les chameaux, les éléphants, les chevaux et les oiseaux de Salomon, la beauté de la reine, offrent au dessinateur la possibilité de démontrer l’étendue de son talent. Une BD qui pour moi mérite largement qu’on s’y intéresse : sa parution chez un petit éditeur, pas spécialisé dans la bande dessinée mais qui a fait du beau travail, semble être passée un peu trop inaperçue…
Le Seau - Souvenirs dessinés d'une guerre
Cette BD est un véritablement choc. Choc esthétique d’abord, et émotionnel. Le choc d'un pavé dans la gueule. Le dessin de Koenraad Tinel possède une force graphique extrêmement puissante, toute empreinte d’expressionnisme. Le trait est à la fois gracieux et sombre, noir d’encre même, et pour cause puisqu’il est entièrement réalisé à l’encre noire. Il exacerbe l’aspect tragique de cette histoire familiale : visages déchirés, grimaçants, silhouettes déguingandées constellées d’éclaboussures… Rien n’est épargné à l’humanité crasse ici décrite par l’auteur qui plonge sans tabou dans ses souvenirs d’enfance encore vivaces. Car Tinel le confie au lecteur : il lui est impossible d’oublier, de s’affranchir de la culpabilité accrochée à ses talons et qu’il n’a pourtant pas à subir puisqu’étant enfant au moment des « faits ». Et les faits, quels sont-ils ? Koenraad Tinel raconte dans Le Seau les années de guerre (la deuxième) vécue par sa famille flamande. Celle-ci en effet, connut l’arrivée de l’armée allemande que son père, nazi convaincu, et ses frères vécurent comme un espoir. Ses deux frangins s’engagèrent dans la SS comme un seul homme. L’un partit se battre sur le front de l’Est pendant que l’autre se vit confier le commandement d’un camp où les juifs qui y transitaient étaient promis à l’abominable sort qui les attendait à Auschwitz. Mais à partir de juin 44, la famille s’exile en Allemagne pour trouver refuge dans un petit village de Bavière vidée de ses hommes valides, avant de finalement vivre des mois de misère sur le chemin de retour vers Gand après la victoire des alliés. Inutile de rentrer dans les détails : il faut lire cette BD. Si le choc est finalement émotionnel, c’est que toute cette histoire est racontée à hauteur d’enfant, sans le moindre jugement. Pourtant, cette part intime d’une noirceur abyssale, pétrie de culpabilité, l’auteur l’exprime très bien dans le dessin. Elle hante chaque page, chaque anecdote au point de l’avoir marqué au fer rouge. Le Seau constitue un témoignage capital, exposant un point de vue rarement exprimé dans l’art : celui des vaincus, celui des bourreaux. Je songe au film Lore de Cate Shortland, là aussi un choc esthétique, comme si là encore la forme était primordiale afin de maintenir une distance salutaire avec le sujet évoqué… Bien entendu, Koenraad Tinel n’a jamais été un bourreau. Comment peut-on l’être à neuf ou dix ans ? Néanmoins, il nous confie cette histoire familiale déchirante dont il éprouve aujourd’hui encore la plus grande difficulté à s’affranchir. Comment peut-on vivre une vie épanouie quand on réalise ce qui a été commis au nom d’une idéologie destructrice, mais surtout que sa famille s’est bel et bien retrouvée du mauvais côté ? La réponse (plutôt un semblant de réponse qui est d’ailleurs davantage un exutoire) nous est donnée ici dans Le Seau où Koenraad Tinel déverse un passé cauchemardesque. Un seau hygiénique destiné à recevoir les excrétions intimes... Quant à nous, humbles spectateurs, nous ne pouvons que lui souhaiter d’avoir finalement trouvé la paix grâce à ce travail de mémoire colossal.
Boomers
Les cimetières sont plein de gens qui avaient d’autres projets. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Bartolomé Seguí, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-onze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par l’auteur, évoquant la création d’un certain nombre de personnages (Lola, Ernesto, Rita, Héctor, César…) dans les années 1980, et le commentaire de la coscénariste occasionnelle. Elle fait observer que les personnages évoluent avec le temps, ce qui les rend plus humains, faisant croire qu’ils ne dépendent ni d’une main créatrice ni du regard du lecteur pour continuer à exister, même une fois le livre refermé. Ernesto, un homme d’une soixantaine d’année, est assis le dos contre arbre dénudé, sous une pluie battante, en train de regarder le fleuve à quelques mètres de là. Des éclairs luisent régulièrement, et le tonnerre tonne. Ses pensées vagabondent. Les tempêtes exercent comme un étrange magnétisme. Comme un air de déjà-vu. Loin, très loin. Une trace, dans nos mémoires de l’époque où nous n’étions qu’une présence insignifiante dans un monde trop grand pour nous… D’une époque où tout trouvait une explication par le surnaturel. Regarder la pluie. Écouter le clapotis des gouttes et le grondement du tonnerre, puis retrouver ce regard émerveillé et empli de déférence… S’abandonner aux forces de la nature malgré les dangers a quelque chose de relaxant. Un peu comme se sentir dans le ventre de sa mère au milieu des bombardements. Comme la paix que ressent un condamné à mort lorsqu’il n’a plus à lutter pour sa survie. Tout cela est à la fois si réel et si paradoxal… Enfin de compte, Ernesto comprend l’avertissement de Sabina : Là où on a été heureux, on n’aurait pas dû essayer de revenir… Ernesto se met à l’abri sous le petit toit d’un panneau d’informations. Il entend son téléphone sonner dans la petite voiture. Il s’assoit sur le siège du conducteur, et il voit qu’il s’agit d’un appel de son épouse Lola. Il décide de ne pas répondre. Il se souvient de leur discussion il y a quelques jours quand il lui a annoncé son intention de prendre des jours de vacances seul. Elle avait été un peu surprise se demandant s’il y avait une autre femme, s’il faisait sa crise de la quarantaine. Il l’avait rassurée : il a besoin de temps pour lui, pour réfléchir un peu, se préparer à ce qui les attend, mettre de l’ordre dans ses priorités. Il souhaitait aller en Irlande. Finalement, il se retrouve à conduire sous la pluie dans l’île de Majorque. Ses pensées reprennent leur flux : Que faire quand on ne se sent nulle part à sa place ? La connaissance des coutumes, seule, ne garantit pas de s’intégrer. Parfois, c’est même le contraire. Faute de savoir s’adapter aux mœurs, on devient une sorte d’apatride sentimentalement. Et encore, si ce n’était qu’une question de géographie… Mais que faire quand ce sont les codes de son époque qui deviennent étrangers ? Quand ce qui se passe autour de soi ne nous concerne plus… Est-il possible de perdre le sens du temps présent ? Boomer : une personne avec un train de vie confortable et qui s'oppose moralement aux changements sociétaux portés par les jeunes générations. Donc l’auteur invite le lecteur à suivre un boomer, Ernesto, soixante ans, encore un travailleur actif, qui vit avec son épouse Lola, et qui voient, lui et elle, régulièrement leurs amis, personnes de leur âge. Effectivement, ils ne semblent pas avoir de soucis financiers, sans non plus rouler sur l’or, un appartement en ville, et de quoi, s’offrir régulièrement des vacances. En apparence, ils ne souffrent pas de maladies incapacitantes, mais ils évoquent l’énergie et le temps passés à prendre soin de leur santé. Le lecteur ressent une forme de confort dans la narration visuelle. L’artiste adopte un registre réaliste et descriptif, avec un bon niveau de simplification, utilisant des traits de contour un peu gras, passant de temps à autre en technique de couleur directe pour quelques éléments d’une case. Ses personnages disposent d’une apparence qui attire la sympathie : plutôt débonnaires, sans trace d’aigreur ou d’agressivité, sereins et calmes, comportement qui est pour partie dicté par leur âge. Ils portent des vêtements confortables, plutôt des pantalons, polos et chemises, avec une femme qui porte des robes. Ils ne semblent pas avoir de passion dévorante, ou de hobby envahissant, ni d’animosité entre connaissances de longue date, ou entre époux. La narration visuelle emmène le lecteur dans la banalité du quotidien : un petit modèle de voiture deux places aisément reconnaissable, la standardisation des modèles de téléphone portable, le port du teeshirt qui se généralise à toutes les strates de la société, les mêmes types de bar pour touristes avec leur terrasse, les appartements dans des immeubles sans personnalités, la grande pièce avec la table et les chaises d’un côté le canapé de l’autre, le métro pour aller au boulot, la plateforme mondiale de vidéo à la demande, etc. Dans le même temps, Ernesto et les autres vivent dans des lieux bien identifiés avec leurs particularités : un modèle de chaise, une calèche pour touristes dans une rue, une émission télévisée de dating spécifique à l’Espagne, les stores déroulant à l’extérieur des fenêtres, le motif d’un tapis, une ornementation d’inspiration méditerranéenne sur un bâtiment, un oiseau des pays chauds, etc. Tout du long, le lecteur apprécie l’approche douce de la mise en couleur : pas de tons criards, pas de tons trop sombres, un art consommé de l’atmosphère ombragée, sans soleil trop agressif. De séquence en séquence, le lecteur peut voir qu’il s’agit de personnes autour de la soixantaine : pas de gestes brusques, pas de dépense d’énergie inutile, des fauteuils et un canapé confortables. Les personnages vivent à un rythme posé : Ernesto le souligne alors qu’il travaille chez lui en se faisant la remarque qu’il aime ce qu’il fait, mais il supporte de moins en moins de travailler sous pression. Aujourd’hui, il sait qu’une tâche achevée ne cède pas la place à plus de temps libre, mais à une autre urgence. Son choix de voiture, petite et deux places, montre qu’il ne recherche plus la vitesse ou à en mettre plein la vue. L’intérieur du couple est fonctionnel et bien pensé, faisant passer le confort avant le luxe. Ernesto préfère faire son voyage seul et à son rythme, plutôt que d’enchaîner les rendez-vous, ou les endroits à visiter ou encore les activités. Les amis prennent place bien assis à table pour un repas qui dure, afin de profiter de la conversation. Dans un chapitre de trois pages, Ernesto déambule tranquillement dans les rues d’une ville touristique, et il se rend vite compte qu’il a besoin de sortir du flux de la foule, pour se retrouver dans une petite ruelle sans animation, ses mouvements et les expressions de son visage montrant bien ce qu’il en est. Bon, ben, voilà qui semble moyennement passionnant d’assister à des considérations plus ou moins originales, venant de personnes en fin de carrière professionnelle, évoquant l’éventualité de la retraite (65 ans si tout va bien en Espagne), le fait qu’ils ne comprennent plus complètement le monde qui les entoure, et les contraintes de devoir surveiller sa santé. D’un côté, leurs discussion permettent à l’auteur de passer en revue bien des sujets attendus : le temps qui file (une année se résume à Noël, Pâques, l’été et Noël à nouveau…), une forme de détachement grandissant (quand ce se passe autour ne concerne plus l’individu), les énièmes mascarades politiques (en particulier un habile décalage de la fenêtre d’Orverton), l’opinion qui prévaut sur l’information, les évolutions dans les villes (les villes sont des mécanismes vivants, il faut accepter le changement), les corps vieillissant qui font penser à ceux des parents, le temps qu’il reste avant la retraite, les enterrements et les souvenirs qu’il reste des défunts (amenant à envisager ce qu’il restera après sa propre mort), la raréfaction ou l’absence de rapports sexuels et même la disparition de la libido, la société qui valorise le jeunisme (alors qu’il s’agit d’une valeur éphémère), le chemin parcouru et le vertige de laisser passer les années qu’il reste encore sans en tirer le meilleur parti (de laisser le temps s’écouler sans douleur ni gloire), le monde qu’on laisse aux générations suivantes (à commencer par ses enfants). Le lecteur ressent qu’il s’agit du discours d’un auteur ayant atteint la soixantaine, et qui parle de ses préoccupations, en étant dans l’acceptation et non dans la résignation. L’auteur se montre moins virulent que Carlos Giménez dans C’est aujourd’hui : il a déjà fait le chemin dans son esprit de la brièveté du chemin qui reste devant lui. D’ailleurs, cela constitue le point de départ de ce récit : tout simplement mettre de l’ordre dans ses priorités. Dans le même temps, il a conscience que le monde ne lui appartient plus, que son temps est passé. Il met en scène comment la conscience du temps qui est compté, voire peut-être plus court que prévu en fonction de l’état de santé et de la perte d’autonomie, provoque une prise de recul et un lâcher prise. Ernesto se sent et se voit s’éloigner des préoccupations contemporaines du monde, comme s’il perdait le sens du temps présent, qu’il devenait un apatride temporel. Un titre utilisant un mot à a mode dans la première moitié des années 2020 : une accroche qui éveille la curiosité du lecteur, ainsi qu’une forme de jugement négatif irrépressible associé à l’expression Ok boomer. Il prend beaucoup de plaisir à faire connaissance avec Ernesto, son épouse Lola et leurs amis. La narration visuelle se révèle être parfaitement dosée entre banalité du quotidien, consistance de ces environnements banals, et équilibre entre ce qui est représenté et ce qui est sous-entendu. Le lecteur retrouve les constats et petites récriminations associés à des personnes de cet âge. Il voit également par les yeux de l’auteur : il peut se mettre à sa place et comprendre pourquoi il envisage le monde ainsi, ce que les décennies accumulées ont modifié dans sa façon de considérer le monde, et sa position dans celui-ci.
Ulysse & Cyrano
Soyons honnêtes : si j'écoutais ma raison, je noterais cette bande dessinée plutôt 4 étoiles, voire 3,5, parce qu'elle a quand même plusieurs défauts. Dieu merci, j'écoute mon cœur et ce dernier ne cesse de me dire d'augmenter encore plus ma note ! Alors nous y voilà. Mais pourquoi un 5/5 alors que j'ai trouvé ce récit tout aussi convenu que ce qu'on en lit dans les critiques un peu partout ? En effet, on ne pourra pas dire que l'originalité étouffe cette histoire. Les personnages sont bien construits, mais obéissent tous sans exception à des stéréotypes classiques du genre, frisant le manichéisme outrancier par moments. La progression narrative est si prévisible qu'arrivé à un tiers ou au mieux la moitié de l'album, je pouvais décrire exactement chacune des péripéties qui m'attendaient dans la suite de l'histoire. Le message et la vision des événements qui nous est proposée par les auteurs sont tellement déjà vus que j'aurais pu lever les yeux au ciel à chaque page face à cette pincée de démagogie allègrement naïve et sucrée qui parsème chaque feel-good movie que le cinéma nous sort chaque année, et leurs équivalents en littérature ou autres bandes dessinées. Alors revenons à la question initiale : qu'est-ce qui me pousse à monter à 5/5 ? La réponse tient en trois lettres : cette bande dessinée a une âme. Et quelle âme ! A l'image du magnifique trait de Stéphane Servain, sorte de réalisme lyrique mâtiné d'un brin d'impressionnisme, Ulysse & Cyrano n'est pas là pour épater la galerie, il ne cherche pas à nous en mettre plein les mirettes à grands renforts d'artifices éculés. Il cherche plutôt à nous toucher au plus profond de notre âme. Dès qu'on le prend en main, on sent dans cette magnifique toile cirée une authenticité qu'on trouve peu ailleurs. Je soupçonne Cristau et Dorison d'être parfaitement conscients qu'ils nous baladent en terrain mille fois connu. Ils le savent d'autant mieux qu'ils ont compris que la seule excuse pour un artiste de nous amener là où on veut aller, c'est précisément de nous emmener exactement et seulement là où on veut aller, sans écarts. Exactement comme Ulysse et Cyrano qui préfèrent revenir aux bons vieux plats qui ont fait leurs preuves depuis des années (ne me dites pas que cette dimension méta n'était pas voulue), Cristau et Dorison nous ressortent un plat qu'on a déjà consommé. Mais il a été conçu avec tant de talent et d'amour qu'on a l'impression que nos papilles le découvrent pour la première fois ! Ainsi de Ulysse & Cyrano. Oui, on a déjà vu toutes ces ficelles scénaristiques ailleurs. Cela les rend-il mauvaises ou ringardes pour autant ? Quelle erreur commettraient ceux qui s'en persuaderaient ! Ulysse & Cyrano, c'est la beauté de la mécanique parfaitement huilée, du repas parfaitement ordonné et agencé. L'art de Dorison, qui n'a plus ses preuves à faire, touche ici son apogée avec le renfort d'Antoine Cristau pour nous offrir exactement ce qu'on veut avoir d'un tel récit. Une atmosphère de liberté totale, de douce euphorie, d'une sérénité qui peu à peu emplit notre âme. Car ce que nous donnent à voir Dorison et Cristau, ici, c'est cela, précisément : l'âme d'un terroir, avec tout ce qu'elle peut avoir de rassurant. Après l'époque troublée de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation, comment apaiser les blessures profondes qui ont fracturé le territoire national d'un pays qui, s'il peut se glorifier d'un certain nombre de succès face à l'occupant nazi, n'en a pas moins perdu son unité ? Par le terroir, justement. En ressuscitant cette âme profondément enfouie dans notre sol, Cyrano et son disciple Ulysse réussissent peu à peu à soigner des blessures si profondes qu'elles semblaient incurables. Car finalement, l'âme de la France se trouve bien plus dans un poulet aux écrevisses servi entier que dans des discours politiques à l'odeur nauséabonde qui, en multipliant le nom de ce pays bien-aimé, ne font en réalité que le vider de son sens. C'est précisément dans ce poulet aux écrevisses qu'on retrouvera toute l'âme des Rabelais, des Hugo, des Péguy et des Pagnol. Et ce miracle que les mots sont incapables de faire, les mets en sont capables. C'est par la nourriture que l'on peut redonner le goût de vivre à une mère de famille éplorée et impuissante face à la déchéance de son mari ou à la paresse de son fils. C'est par la nourriture que l'on peut faire revivre l'âme d'un village qui avait préféré à la douceur du pardon la facilité de la haine. C'est par la nourriture que l'on peut faire redécouvrir à un grand cuisinier parisien la beauté d'une simplicité qui n'a finalement rien de désuet. C'est par la nourriture qu'on peut recréer le lien avec un père devenu froid, distant, égoïste. Cette nourriture n'est pas un objectif, elle n'est qu'un vecteur. Car en nous reconnectant au terroir, elle nous reconnecte à nos racines. Non pas les racines d'une nation trop secouée par les avanies de l'Histoire pour être brandie comme un étendard, mais les racines d'un peuple dont l'unité s'est toujours faite autour de et peut-être même par la bonne chère. Cela pourrait prêter à rire, mais s'il est une chose que nous montre Ulysse & Cyrano, c'est bien à quel point - et c'est peut-être là la raison d'un final que certains ont trouvé trop sucré - l'art culinaire peut rendre un homme libre, à quel point il peut rendre tous les hommes égaux, à quel point il peut tous en faire... des frères.
ReV
Vous ne connaissez pas la légende de l’aventurier impatient ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Édouard Cour pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix-huit pages de bande dessinée. Le noir total. Une voix désincarnée accueille Gladis d’un bonjour, auquel elle répond timidement. La voix lui demande si elle souhaite personnaliser son pseudonyme et son avatar. Réponse timide par la négative. Les choix sont enregistrés. Elle n’a plus qu’à patienter. Chargement terminé. Bon voyage, Gladis. Blanc total. Une sorte de de noyau est en train de se former à base de lignes fines et irrégulières. Le corps de Gladis est formé, avec un bassin inexistant, une tête en forme de bol enflammé, des cuissardes noires et des gants longs noirs également. Elle se retrouve dans une sorte de grand hall de gare, avec de nombreuses personnes présentes, à la silhouette plus ou moins bien définies. Un jeune homme élancé et blanc, avec une chevelure folle, l’aborde. Désemparée, elle lui explique qu’elle est perdue, elle découvre complétement ce… truc. Il consulte une petite tablette flottante, juste au-dessus de sa main : première connexion en effet. Il se présente : Mr_iO. Il reconnaît que c’était un peu brutal comme accueil, mais les nouveaux sont si rares, maintenant. Il lui souhaite la bienvenue dans Rev. Peut-être serait-elle intéressée par une partie coopérative du coup ? Gladis souhaite en savoir plus. Il explique : C’est simple. Il y a deux types de coopérations. Active ou passive. En gros, soit il participe, soit il la suit en simple observateur. Il lui propose la passive pour ne pas trop dénaturer sa première partie. Mais il ne veut pas s’imposer si elle préfère rester seule. Gladis sent qu’un peu d’aide ne lui ferait pas de mal. Son filleul l’a tannée pour qu’elle essaie, mais il ne lui a pas expliqué grand-chose. En revanche, il avait raison, l’immersion est troublante. Mr_iO reprend la parole : ça vaut le détour, ReV est parfait pour s’initier aux psymulations. Pas besoin d’aptitudes particulières pour y jouer ; il n’y a qu’à choisir un chemin, le reste suivra. Elle se dit que puisqu’ils sont dans une gare, sa première intuition serait d’aller voir ce qui se passe sur les quais. Elle indique que c’est très étrange comme sensation tout de même, elle demande à son guide s’il joue souvent à ces trucs virtuels. Il répond que certains diraient même un peu trop. Il ne joue plus qu’à ReV ces derniers temps. Il fait partie d’un groupe de joueurs persuadés qu’elle contient quelque chose de plus. Elle a beau être une des premières psymulations, elle reste encore la plus mystérieuse. Comment fonctionne-t-elle ? Qui l’a créée ? D’où vient son signal ? Quel est son but… ? Ils pensent que la clé de ces mystères est dissimulée ici même, dans sa structure ! Gladis trouve ça intéressant, mais elle voit mal comment elle pourrait lui être utile. Elle a rarement joué à autre chose qu’à Tetris, et elle était loin d’être douée. Ça commence facile et en douceur : une femme Gladis s’initie à une simulation vidéoludique, dans un environnement ouvert. Une promenade dans une réalité virtuelle, dépourvue d’intrigue au sens premier du terme, avec un guide, ou tout du moins un accompagnateur plus expérimenté qu’elle. Le lecteur suit donc une personne qui découvre un jeu vidéo, ce qui d’entrée de jeu installe un double niveau de lecture, à la fois la découverte du jeu appelé Rev, à la fois la manière dont Gladis le perçoit. Mr_iO qualifie ce jeu de psymulation, un amalgame de Psychologique et de Simulation. Le lecteur en déduit qu’il s’agit d’une version améliorée d’un simple de jeu de type de simulation de vie de type bac à sable sans objectif, et de jeu fonctionnant avec une Intelligence Artificielle (IA) s’adaptant aux caractéristiques du joueur pour créer un environnement conçu sur mesure, des réactions découlant des choix du joueur, mais aussi de sa façon de jouer, avec malgré tout une notion de progression. En effet, l’accompagnateur indique bien qu’il faut commencer, jusqu’à découvrir une situation ou un personnage qui déclenchera une première épreuve, et donc de l’expérience à acquérir et par voie de conséquence un premier niveau. En effet, Gladis et Mr_iO commencent par voyager à bord d’un train (puisqu’ils partent d’une gare, logique), puis il se produit un événement inattendu, un changement de décor, et une sorte de test. Le lecteur découvre les règles du jeu et les possibilités de celui-ci en temps réel avec la joueuse. Comme il accepte que l’environnement puisse changer du tout au tout soudainement, comme dans un rêve. Plongée dans un monde virtuel et partagé, créé par une intelligence artificielle servant de moteur à cet environnement vidéoludique : l’artiste a adopté une esthétique très différente de celles associées à un monde créé par informatique, froid ou reluisant. Chaque case apparaît assez chargée, mêlant des éléments dessinés avec un trait de contour encré, aplats de noir aux formes irrégulières et parfois effilées, hachures pour la texture et le relief, trames mécanographiées, présence de la couleur pour des camaïeux denses avec quelques zones en couleur directe. À l’opposé de visuels aseptisés ou photoréalistes, des dessins avec une qualité organique et vivante. Dans le même temps, le dessinateur met à profit la liberté rendue possible par un monde totalement imaginaire. À commencer par la représentation de Gladis : celle-ci reprend bien une silhouette anthropoïde avec une touche féminine dans des hanches un peu larges et un haut de vêtement qui semble recouvrir une paire de seins. Pour autant, les jambes semblent un peu longues dans leur moitié inférieure, il manque une partie du torse juste au-dessus du bassin où se trouve uniquement une petite sphère noire d’une dizaine de centimètres de diamètre. Les longs gants agissent comme un élément visuel accordé aux cuissardes noires. La tête revêt une forme des plus singulières : elle flotte au-dessus du tronc, en l’absence de toute forme de cou. Elle ressemble à une forme de grand bol sans anse, avec deux yeux noirs collés devant, et un long nez d’une trentaine de centimètres, tendu vers l’avant. Le récit ne permet pas de donner un sens particulier à cet appendice nasal si long, à moins de considérer qu’il s’agit d’un manche, en conséquence de quoi la tête de Gladis correspondrait plus à un louche qu’à un bol. Cette forme permet à un personnage de déposer quelque chose dans ce récipient, ou autrement dit de mettre une idée dans la tête de Gladis. Par comparaison, Mr_iO apparaît plus normal : un corps masculin allongé, quelque peu dégingandé, avec une belle tignasse blonde abondamment fournie, une tunique blanche uniforme avec un simple trait reliant quelque point sur le devant. Le lecteur observe que ce personnage flotte à quelques centimètres au-dessus du sol, ses pieds ne touchant pas terre, comme pour souligner qu’il n’est que simple accompagnateur, non participant, sans être complètement un personnage non joueur puisqu’il donne un ou deux conseils appliqués à Gladis. Le lecteur attend de voir à quoi ressembleront les autres personnages : des formes humanoïdes pas totalement définies dans le monumental hall de gare, deux individus dans des tenues orange avec un collier d’explosif pour les terroristes, un tout petit bout de femme de cinquante centimètres de haut, des robots aux formes diverses certains inspirés du rétrofuturisme, une ombre noire en costume avec un attaché-case, des personnages à tête de gastéropode, un roi doré avec un troisième œil au milieu du front, une divinité d’inspiration hindoue, etc. Chaque individu comporte en lui une touche fantasmagorique plus ou moins marquée, pouvant être prédominante, ou juste réduite à une bizarrerie anatomique de la tête. Les différents lieux oscillent également entre une forte proportion de réalisme avec quelques éléments oniriques (le hall de gare, la suite de l’hôtel), ou des lieux qui relèvent plus du conte (la forêt avec ses arbres gigantesques, la caverne avec son petit peuple de champignons), du récit fantastique (le couloir d’hôtel avec son tapis à motif, la cité souterraine enfouie sous celle en train de se construire par-dessus, le jardin sans fin avec sa grille aux motifs géométriques, etc.). Le lecteur se prête bien volontiers au jeu, en personnage non joueur, simple spectateur. Il ressent rapidement l’arbitraire des événements (les terroristes dans le train), les transitions abruptes sans réel lien logique (passer d’une poursuite en forêt à un couloir d’hôtel), et la quête découlant de découvrir le jeu, sans en connaître les règles, celles-ci semblant peu nombreuses et très accommodantes, tout en impliquant une forme de progression. Les actions et les choix de Gladis montrent une personne curieuse et attentionnée : elle souhaite explorer cet environnement ludique, elle prend en charge Fungho, une sorte d’enfant champignon doté d’une forme de conscience. Elle ne joue pas comme un personnage d’action, pas de force surhumaine, pas d’exploit physique, pas d’agressivité, tout juste une gifle bien méritée en page soixante-six. Elle fait preuve d’initiative et d’intuition, et elle sait réfléchir. Elle se retrouve plutôt désemparée pour trouver un sens à ce qui lui arrive. Au milieu du récit, Mr_iO lui en dit un peu plus sur son propre objectif : il fait partie d’un groupe de joueurs persuadés que cette psymulation contient quelque chose de plus. Ils ont observé que ReV suit une structure narrative très précise pour générer les expériences, celle du monomythe ou du voyage héroïque. Il développe cette notion au profit de Gladis : le livre Le Héros aux mille et un visages (1949), de Joseph Campbell (1904-1987). Cette remarque incite le lecteur à prendre lui aussi du recul : à envisager les tribulations de Gladis sous un autre angle : surmonter les épreuves de la vie (telle qu’elle est mise en scène dans ce monde virtuel) jusqu’à une révélation, rechercher le sens de la simulation virtuelle comme on peut chercher le sens de la vie, la raison d’être de la réalité, considérer la relation de Gladis avec le fungho comme la relation de l’être humain au monde végétal, ou aussi voir cela comme une relation entre un enfant et sa mère, etc. Cela l’amène également à envisager certaines remarques à partir d’un autre point de vue. L’un des occupants de la suite de l’hôtel évoque une œuvre d’art qu’il va propulser vers un trou noir : une façon d’envisager chaque production artistique comme un projet destiné à l’oubli plus ou moins rapide, une démarche vaine. Gladis & Mr_iO rencontrent un individu qui se livre à un travail d’archéologie dans la ville basse : des ruines qui vont être ensevelies pour supporter l’architecture de la ville du dessus, des vestiges qui deviennent inaccessibles aux futures générations. Il est possible d’y lire une réflexion sur les souvenirs qui deviennent eux aussi inaccessibles au fur et à mesure du temps qui passe, des nouvelles expériences qui transforment l’individu. Il est également possible d’y voir une réflexion sur l’Histoire : les productions des nouvelles générations recouvrent celles des précédents, les plongeant dans l’oubli. Il y a aussi ce constat que la ou les révélations dont un personnage peut faire l’expérience sont entièrement personnelles et ne peuvent pas servir à un autre personnage car il n’en aura pas la même interprétation et donc la même perception. Ce qui n'empêche pas Gladis d’accéder à l’infra-ReV et à un créateur, et de lui poser trois questions comme les règles lui autorisent… À moins bien sûr que ce ne soit une construction fictionnelle de son esprit, dans le cadre de la psymulation. Observer une jeune femme qui joue à un jeu vidéo de type réalité virtuelle immersive : voilà qui ressemble à une expérience particulièrement passive pour le lecteur. L’auteur met en œuvre une narration visuelle originale, inventive, consistante et organique, qui plonge le lecteur dans ces environnements à teneur onirique variable toujours en décalage avec la réalité. D’emblée, le récit mêle un enjeu d’avancer dans les étapes du jeu qui sont créées sur mesure pour Gladis, et de de trouver dans le déroulement de ces événements un sens. Comme fonctionne la psymulation ReV ? Qui l’a créée ? D’où vient son signal ? Quel est son but… ? Pourquoi créer quelque chose de si complexe s’il n’y a que ça à trouver ? Cette découverte ressemble plus à un point de départ qu’à une solution.
Oh, Lenny
Et puis un peu de camping n’a jamais fait de mal à personne. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Aurélien Maury pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend environ trois cent vingt pages de bande dessinée. Quelque part au bord de la mer, une petite fille rousse marche dans le sable, au milieu des rochers avec un filet dans la main droite et un seau dans la main gauche. Elle repère un crabe, et le suit pour le pêcher. La bestiole pénètre dans une grotte et se retrouve coincée par une grande flaque, elle se retourne pour faire face à la fillette. Mais un tentacule la saisit par derrière, et une grande pieuvre brise le crabe et le mange, puis s’enfonce dans l’eau sous les yeux de June. Il s’agit peut-être d’un rêve et elle est ramenée à la conscience par son compagnon Brad qui lui demande si elle n’aurait pas vu ses clefs, car elles ne sont pas dans sa veste. Il peste que s’il arrive à l’heure à cet entretien, cela relèvera du miracle. June se lève et lui indique qu’elles sont sur la table. Il râle qu’à tous les coups, il va se prendre les bouchons. Il éternue fortement, sous l’effet d’une allergie. June lui fait son nœud de cravate, lui suggère de se détendre un peu, et le rassure en lui affirmant qu’il va très bien s’en sortir. Il répond qu’il pense que c’est trop gros pour lui. Elle l’embrasse, le regarde partir, referme la porte. Elle se tourne et elle voit un chat de gouttière de l’autre côté du carreau de la fenêtre : le matou a attendu le départ de l’homme pour se faire remarquer. Elle lui ouvre la fenêtre et le laisse rentrer dans l’appartement. Puis elle se prépare et elle sort dans la rue. En marchant, elle passe devant une personne à la rue à la barbe blanche, avec son chien à côté de lui. Elle tapote le chien qui a l’air mal en point en demandant de ses nouvelles. Elle indique qu’après le travail elle rapportera un stimulant pour l’animal ; l’homme en profite pour lui demander un pack, et des chips aussi. June arrive à la clinique animale où elle travaille. Elle salue son responsable et elle va s’occuper du serpent, car il répugne son collègue. Elle s’enquiert de l’état du chien qui avait été percuté par une voiture la veille : il lui répond que le bulldog a été mis au congélateur ce matin. Elle se rend dans la pièce où les chiens attendent en cage, elle s’assoie et elle pleure dans son coin. Un peu plus tard, un client entre et indique qu’il aimerait faire dégriffer son chat, car ce petit voyou a saccagé leur fauteuil. Sans se retourner, June se montre surprise que le monsieur ne savait pas que les chats avaient des griffes. Devant son étonnement, elle continue : quand on aime les animaux, on ne cherche pas à les estropier, en principe. Le client pensait que c’est sans danger pour l’anomal. Puis, il se reprend : la clinique propose cette intervention sur son site, du coup quel est le problème de June, pourquoi l’agresse-t-elle ? Elle rétorque que lui aurait peut-être besoin d’une ablation des tympans s’il ne supporte pas d’entendre ce qui ne lui plait pas. Il répond qu’elle est tarée et qu’il va ailleurs. Elle lui conseille de plutôt adopter une peluche : elle n’abîmera pas ses beaux meubles. Une entrée en matière de cinq pages, peut-être un souvenir d’enfance, peut-être un rêve révélateur de l‘inconscient. Le lecteur retient la notion d’un prédateur aquatique, tuant et dévorant un animal terrestre doté d’une carapace résistante. La narration visuelle apparaît simple et évidente, avec très peu de mots, entre deux et cinq cases par page. Elle revêt une apparence très proche de celle de la ligne claire, avec parfois une nuance de couleur venant rehausser un aplat dans une zone délimitée par un trait de contour, et de rares traits à l’intérieur des zones délimitées pour indiquer un pli de vêtement ou de tissu, ou un petit relief sur la peau de Lenny. Les dessins s’inscrivent dans un registre descriptif, avec des contours simplifiés, tout en comprenant un bon niveau de détails. Cela induit une lecture facile et rapide des cases et des pages, très satisfaisante dans la mesure où le lecteur éprouve la sensation d’avancer rapidement dans sa lecture. La sensation correspond à une vision évidente : tout s’identifie simplement, avec une perception facile de la réalité, comme s’il n’y avait rien de compliqué. Dans le même temps, chaque environnement s’avère consistant, élaboré. Dans un dessin en pleine page, l’artiste représente, en vue de dessus inclinée, le pavillon dans lequel le couple emménage, avec son petit jardinet, son petit abri de jardin, le patio, la rue de la zone pavillonnaire avec un élargissement pour le demi-tour, l’éclairage public, le trottoir dallé, les haies en bordure de propriété, les pavillons alentour. Le lecteur tourne les pages à une allure rapide, enregistrant automatiquement les informations visuelles, présentées simplement, évidentes dans leur cohérence, tout en relevant certains détails, en s’immergeant dans certains endroits. Des petits trucs anodins : les plantes dans l’appartement, les déchets au sol sur le trottoir, le chat sur l’escalier de secours, les éléments présents dans le bac à compost du pavillon, la bétonnière qui reste bien visible dans le minuscule jardin, le panneau publicitaire pour la maison parfaite, les déchets dans la boue du tunnel où June trouve Lenny, le poster de Wapiti Island National Park, la fumée dégagée par le fer à repasser resté trop longtemps sur la chemise, le caractère très fonctionnel et épuré du bureau de Brad, la structure métallique du pont au-dessus de la rivière, les sous-vêtement très basique dépourvus de toute ornementation de June, la décoration plus personnelle chez les parents de June, etc. D’un côté, tout est fait pour donner l’impression que rien ne dépasse, d’une banalité à toute épreuve, sans pour autant être uniforme. De l’autre côté, chaque élément apporte une information, contribue à rendre tangible chaque lieu, à en dire un peu sur la personnalité des uns et des autres. D’un autre point de vue, la narration visuelle transporte le lecteur dans chaque endroit, avec des vues souvent dépaysantes, parfois saisissantes, et certaines déstabilisantes. À nouveau, le déroulement linéaire et posé donne une impression de calme, d’évidence et d’ordinaire quotidien. Pour autant, le récit commence sur une plage, puis passe dans un appartement moderne et confortable. Après le déménagement, les époux sont installés dans un pavillon fonctionnel et agréable avec un étage. Le lecteur tourne la page et il découvre un dessin en double page, sans aucun mot, une vue de dessus d’une partie du lotissement, des dizaines de pavillons identiques sagement alignés le long des voies de desserte, une vision sans commentaire, l’auteur laissant le lecteur libre de son ressenti. Deux pages plus loin, June découvre Brad et son frère Kent en train de réaliser une dalle béton dans le jardin pour installer un barbecue, scène aussi normale que révélatrice sur les aspirations de chacun des époux. Puis June se retrouve seule dans le pavillon, alors que Brad est parti pour travailler dans le jardin, une occasion d’admirer plusieurs pièces ainsi que la vue depuis la véranda. Par la suite, le lecteur accompagne June qui conduit à travers un paysage naturel, vers l’océan, par une belle journée ensoleillée, un trajet en voiture apaisant et relaxant. Vient enfin le séjour sur un grande île, dans une cabane isolée, et comme le dit Charles Winters, le père de June : Et puis un peu de camping n’a jamais fait de mal à personne. Au départ, la situation apparaît également simple : Brad jeune homme dynamique sur une pente professionnelle ascendante, réussissant à vaincre son appréhension de ne pas être à la hauteur, épaulé par sa compagne qui assure certaines tâches ménagères (peut-être toutes), qui le soutient, et qui travaille elle-même dans une clinique vétérinaire. En revanche, elle apparaît doté d’une forte capacité d’empathie, sans avoir les outils pour gérer les émotions qui la submergent. Dès le départ, il semble que sa vie quotidienne soit entachée par cette souffrance émotionnelle et qu’un changement soit nécessaire. Le déménagement en pavillon met en évidence qu’elle suit son compagnon et que celui-ci sait ce qu’il souhaite, dont un barbecue dans le jardin. Le moment où il coule une dalle de béton avec son frère constitue une incarnation même de l’état d’esprit plus ou moins conscient de June qu’elle se laisse porter par les aspirations de son compagnon, réagissant par uniquement quand elle ressent que ça ne lui convient pas. Sa découverte de Lenny dans une grande canalisation apporte un nouvel élément dans sa vie, un changement qu’elle investit à sa manière. L’auteur ne donnant pas d’indication sur la nature de cette créature, le lecteur y projette ses interprétations en fonction des réactions de June, de la manière dont elle se conduit avec Lenny. L’analogie immédiate réside dans un animal à sauver, qui pourra être un animal de compagnie, peut-être domestiqué. La narration visuelle montre l’attention que la jeune femme prodigue à cet être vivant, s’adaptant aux réactions de Lenny, entre attachement à un animal et dévouement à un très jeune enfant. Le regard du lecteur change à l’occasion d’une morsure, mais pas le comportement de June. Il se produit alors un décalage entre ces deux perceptions : le constat du lecteur sur un comportement nocif, celui de la jeune femme chez qui l’amour prime dans sa relation avec Lenny. À partir de là, le lecteur se sent libre d’envisager cette relation de différentes manières : besoin de maternité, reproduction du schéma relationnel qu’elle entretenait avec Brad avant son nouveau poste, alternative à la vie préfabriquée de Brad, amour désintéressé, don altruiste de soi, mais aussi une occasion d’exprimer sa propre part d’animalité, et pourquoi pas une interprétation d’ordre psychologique comme la manifestation d’une névrose chez June, et une façon pour elle de projeter ses attentes sur Lenny. Ainsi se trouve mis en évidence une raison d’être différente chez elle. La présence de Lenny et sa relation avec elle permettent à June d’exprimer ses envies, de les concrétiser, mais toujours grâce à l’entremise d’un autre (Lenny en l’occurrence). D’ailleurs, pour pouvoir vivre de manière différente, avec Lenny, loin de Brad, elle retourne dans un lieu de villégiature de son enfance, une cabane appartenant à ses parents, une forme de retour en arrière. Il s’agit alors d’une période hors du temps, à l’écart de la société. Cependant, June vit toujours en fonction d’un autre, Lenny, s’adaptant à ses attentes pour y répondre, acceptant une pratique engendrant de la souffrance chez elle pour s’assurer qu’il reste, un comportement entre emprise et syndrome de Stockholm, révélateur de son incapacité à poser des limites, autrement dit un manque d’estime de soi. La couverture semble contenir la promesse d’une aventure en plein air, peut-être au grand large, avec une jeune femme en héroïne, rousse comme un célèbre reporter du Petit Vingtième. Le début évoque plutôt une comédie dramatique du quotidien, avec une narration visuelle de type Ligne Claire, d’une lisibilité immédiate et très agréable. Un élément fantastique vient apporter la possibilité d’une autre vie pour l’héroïne, plus épanouie, moins matérialiste, plus en accord avec ses émotions. Toutefois il y a un prix à payer, et June accepte de passer d’une dépendance à une autre. Régulièrement le lecteur repense au sort du crabe dans les tentacules de la pieuvre, comme une métaphore de de ce que la jeune femme consent pour accéder à une forme de sérénité.
Fritz Lang le maudit
Le médiateur entre le cerveau et la main doit être le cœur. - Il s’agit d’une biographie consacrée au réalisateur Fritz Lang (1890-1976) entre l’année 1920 et l’année 1934. L’édition initiale de ce tome est parue en 2022. Il a été réalisé par Arnaud Delalande pour le scénario et par Éric Liberge pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée. À Berlin, le vingt-cinq septembre 1920 au trente-deux Hohenzollerdamn, Lisa Rosenthal monte les escaliers de son appartement et insère la clé dans la serrure de son appartement. Elle découvre son mari Fritz Lang, au lit avec Thea von Harbou. Elle sort en pleur de l’appartement, restant sourde aux appels de son époux, et redescendant l’escalier à toute allure. Un coup de feu retentit. La police vient enquêter : l’inspecteur éprouve quelques difficultés à croire que l’épouse de celui qu’il interroge se serait suicidée d’une balle en pleine poitrine en usant du pistolet du mari, Fritz Lang. Plus tard, le cinéaste se rend au poste de police pour faire une déposition complète. L’inspecteur répète : Lang voulait être peintre, enfance heureuse et aisée, le père, Anton, fut enfant illégitime. Il était Stadtbaumeister, c’est-à-dire architecte-urbaniste. La mère, Pauline, née Schlessinger, d’une famille de commerçants. Parents convertis au catholicisme, Fritz Lang fut baptisé, mais en réalité il est juif. Un frère ainé, Adolf, né sept ans avant. Que s’est-il passé, car les circonstances sont un peu particulières ? Le cinéaste répond qu’il n’a rien à ajouter. Dans une autre pièce, l’écrivaine est également interrogée. Un autre inspecteur brosse son portrait : Thea von Harbou, romancière et scénariste, née le 27 décembre 1888 à Tauperlitz, Bavière. Elle a grandi près de Dresdes. Famille protestante, originaire du Jutland. Beaucoup de notables… Ministres, officiers ! Est-ce qu’elle maintient sa déposition ? Elle le confirme. Les deux amants repartent, et les deux inspecteurs confrontent leurs impressions : Est-ce que le coup de feu est parti par accident ? Une empoignade ? Tragédie amoureuse ou pacte entre amants…. Pour l’heure, ils n’ont rien de tangible. Un requiem macabre en tout cas. Drôle de couple en vérité. Suicide ou pas… Ces deux-là sont maudits. Mais l’inspecteur ayant interrogé Fritz Lang assure qu’il ne va pas les lâcher. Huit ans plus tôt, Fritz Lang assiste à la projection du film Fantômas de Louis Feuillade, à Paris, au Gaumont Palace. À la sortie, tout en se promenant dans Montmartre, il trouve que c’est étrange, il se sent comme un somnambule. Il ne sait pas s’il parviendra à vivre de sa peinture. Vienne lui manque : ses fêtes et ses cabarets. Comme il était beau son marché de Noël. Il lui semble que l’enfance, c’était hier. Il se revoit lisant les romans de Jules Verne et Karl May à l’ombre des ponts. Tant de rêves… Que ce temps-là était doux ! Il se rappelle en particulier le jour où il a vu un certain spectacle : avec le vrai Buffalo Bill, les cow-boys à Vienne ! Et les pièces fantastiques au Kratky-Baschik ! Il se remémore ensuite de son père le fustigeant pour avoir quitté l’académie des arts visuels, et pour avoir travaillé dans des cabarets. Fritz Lang : réalisateur de film passé à la postérité, précurseur de l’expressionnisme dans ses œuvres, réalisateur, entre autres, de Metropolis (1927), de M le maudit (1931, avec Peter Lore), mais il ne faudrait pas oublier Thea von Harbou (1888-1964) qui fut sa coscénariste sur tous les films de la période allemande, et dont Metropolis est l’adaptation d’un de ses romans. Au fil des années de 1913 à 1933, d’autres cinéastes font le détour par un des plateaux de tournages de Lang : Alfred Hitchcock (1899-1980) sur le tournage des Niebelungen, Sergueï Eisenstein (1898-1948). Lang rencontre Ernst Lubitsch (1892-1947) aux États-Unis. La critique d’Herbert George Wells (1866-1946) pour Metropolis est mentionnée : il qualifie l’œuvre du plus stupide des films. En page sept, Lang assiste à la projection de Fantômas, de Louis Feuillade (1873-1925), à Paris dans le cinéma Gaumont Palace en mai 1913. Plusieurs séquences montrent le cinéaste en train de tourner, avec les plateaux correspondants, donnant à voir le créateur menant la vie dure à ses acteurs et aux figurants, se montrant très dirigiste et très exigeant, sans accorder beaucoup d’attention aux conditions de travail. Il est mentionné à deux ou trois reprises son implication dans les dimensions techniques des tournages, par exemple pour le choix des caméras. Lors de ses échanges réguliers avec son épouse, ils discutent de la dramatisation, et du choix des meilleurs techniciens pour leur équipe de tournage. Dès la première page, le lecteur prend la mesure du degré d’investissement du dessinateur : des cases qui donnent une impression de forte densité, tout en étant lisible au premier coup d’œil, et méritant de leur accorder un peu plus de temps. Il observe qu’il s’agit de la combinaison de dessins encrés avec un degré de détails variant en fonction de l’élément représenté, avec une mise en couleurs présentant un rendu entre lavis et aquarelle, venant ainsi nourrir chaque élément délimité avec un trait de contour, établir une ambiance lumineuse, rehausser les reliefs. Ainsi sur la première page, de nombreuses textures donnent la sensation au lecteur de pouvoir toucher les matières : la pierre d’une statue, le bois des marches de l’escalier, le métal de la clé et de la plaque de protection autour de la poignée, les draps chiffonnés par les ébats du couple adultère, le froid des carreaux composant la vitre de la chambre. Cette qualité tactile se retrouve dans chaque page pour des matériaux ou des éléments très divers : le moelleux d’un tapis dans une chambre, le fer forgé des montants d’un lit, les fumées qui s’élèvent sur un champ de bataille de la guerre de 14-18, le soyeux d’un boa en fourrure autour du cou de Thea, l’incandescence au bout d’une cigarette, la tension dans le tissu du dossier du siège du réalisateur sur le tournage, le métal rutilant de l’androïde dans Metropolis, le sable pulvérulent au bord de la mer Baltique pour le tournage de La femme sur la Lune (1929), la transpiration de Hans Beckert dans M le maudit (1931), la chaleur dégagée par le brasier de l’incendie du Reichstag le 27 février 1933, etc. L’artiste joue également sur les couleurs pour distinguer les scènes réelles et les scènes de cinéma. Cela se produit dès la page sept, avec la projection du Fantômas de Louis Feuillade. Puis avec des scènes des films que Lang est en train de réaliser, après le visionnage du film Le Golem (1920) réalisé par Paul Wegener (1874-1948) et Carl Boese (1887-1958) : La statue qui marche (1920), Les trois lumière (1921), Docteur Mabuse le joueur (1922), etc., jusqu’à Le testament du docteur Mabuse (1933), en passant bien sûr par Metropolis et M le maudit. Par moment, les images font le lien entre ces films et la réalité, ou une rêverie de Fritz Lang. Par exemple, la silhouette de Fantômas présente sur l’affiche du film plane également au-dessus du bloc d’immeubles du cinéma, puis il réapparaît dans la chambre de Fritz Lang alors que celui-ci prend conscience de sa vocation. Plus loin, alors que le golem grandit jusqu’à devenir plus haut que les bâtiments qui l’entourent, des tourbillons de fumée s’élèvent dans le ciel, une sorte de mouchetis nimbe les images d’une aura d’irréalité, et alors que le golem tourne ses yeux rouges vers le spectateur, il est remplacé par un homme politique dont la renommée va croissante, les fumées ayant pris la forme de silhouettes humaines dénudées et torturées, dans une vision de cauchemar fantasmagorique et allégorique. Le scénariste peut ainsi profiter de la solidité de la reconstitution historique, quel que soit l’endroit, quelle que soit l’action, de la capacité de conjurer des images iconiques de film, de cette maîtrise du glissement entre le réel, le film et l’allégorie, pour mettre en scène les différentes facettes de son récit. Après avoir combattu durant la guerre de 14-18, et avoir été décoré à plusieurs reprises pour sa bravoure, Fritz Lang peut se consacrer à apprendre son métier et à commencer à réaliser des films. Il rencontre Thea von Harbou en page trente, et la suite de sa carrière est vue au travers de leurs relations : la manière dont elle l’aide, dont ils collaborent, dont il la laisse dans l’ombre, jusqu’à la divergence de leurs opinions. De ce point de vue, il s’agit bien d’une biographie se focalisant essentiellement sur la période allant de 1919 à 1933. Outre la relation entre le cinéaste et la scénariste, le récit montre leurs relations avec les studios de cinéma et les producteurs. À ce stade encore débutant de l’industrie cinématographique, ils bénéficient d’une grande liberté de création, et ils parviennent à mobiliser des financements conséquents, toujours plus importants, et même à obtenir les rallonges de budget pour des dérapages de plus en plus hors de contrôle, surtout pour Metropolis, jusqu’à ce que le réalisateur fonde sa propre société de production, sous la coupe d’un studio. Le lecteur dispose ainsi à la fois d’un rappel sur la carrière cinématographique du réalisateur, sur ses ambitions et sur ses rapports avec les studios. En page seize, le lecteur voit se produire l’attentat contre l’archiduc François-Ferdinand d'Autriche, le 28 juin 1914 à Sarajevo. Il comprend l’importance de ce fait historique dans le cadre de cette biographie, puisque Fritz Lang va aller combattre au front pendant la première guerre mondiale. Page suivante, c’est l’annonce de l’assassinat Jean Jaurès (1859-1914) qui fait la une du quotidien L’Humanité. Le scénariste continue d’effectuer des rappels historiques de manière régulière tout du long de l’ouvrage, tous centré sur la progression politique d’un petit caporal avec de grandes ambitions : Adolf Hitler (1889-1945). Les créations du cinéaste et de la scénariste se font dans le contexte de l’époque : ils créent en étant influencés par l’environnement socio-politique. Ils écrivent inconsciemment ou sciemment en fonction de ce qu’ils perçoivent, la condition des gens du peuple, la montée de certaines idéologies, les événements depuis le putsch manqué de Munich (9 novembre 1923) à l’incendie criminel du Reichstag (siège du Parlement allemand à Berlin) dans la nuit du 27 au 28 février 1933. Lors de son emprisonnement, Hitler écrit son livre dans lequel il explicite son antisémitisme et son aryosophie, Thea expliquant celle-ci à son époux, ainsi que l’idée derrière la récupération de la croix svastika. Une très belle bande dessinée, aux dessins solides et foisonnants, faisant coexister élégamment différents plans d’existence, pour évoquer un couple de créateurs qui est passé à la postérité pour son importance dans le développement de l’art cinématographique. Une immersion aussi bien dans une époque, que dans une filmographie, que dans les conditions de production de celle-ci, dans le contexte politique, et en arrière-plan le poids d’une forme de culpabilité comme un péché originel condamnant ce couple, maudits par cette faute. Magnifique.
Slava
Je me joins aux concerts de louange. Gomont est un grand, il peut bien être un gros prétencelard, il en a franchement et largement les moyens. Perso, je n'ai pas trop de problème avec ça (dans un autre genre, j'aimais beaucoup John McEnroe et son caractère de m....). Une nouvelle fois, force est de le constater : Slava n'a que des qualités. - Des personnages forts, complets, entiers, animés par de vraies intentions et dont les nuances ne sont pas toutes offertes au lecteur, même si elles sont belles et bien là. - Un dessin vif et alerte - Un scénario élaboré au scalpel. - Un contexte historique qui réhausse encore l'intérêt de cette histoire. - Ce petit truc en plus qui fait que... Bref ! Inutile de répéter tout ce qui a déjà été dit, mais le tome 2 me manque déjà. I can hardly wait ! Et du coup, un peu suite à la discussion sur le forum, je complète mon avis après lecture des tomes 2 et 3 : C'est la meilleure série de Gomont à ce jour. Il se focalise sur une période finalement assez trouble et peu connue de la Russie qui explique bien des choses sur l'état du pays actuellement (au même titre que le récent Limonov de Serebrenikov). En outre, il tient ses personnages jusqu'au bout, esquive bien des clichés et propose une fin inattendue pour chacun d'entre eux, sans pour autant y mettre un point final (le lecteur reste libre de poursuivre dans sa tête leur parcours respectif. Je n'ai qu'une seule micro-réserve : l'épilogue n'était peut-être pas nécessaire, mais bon, ça se discute. Tout cela fait que je relève ma note (de 4 à 5) et lui colle un coup de cœur en prime.
Chapungo
Ce qui arrivera et ce qui se passera ne le sera que par ta volonté. - Il s’agit d’un recueil qui regroupe trois récits indépendants du même auteur. L’édition originale date de 2014. Il a été réalisé par Sergio Toppi (1932-2012) pour les scénarios et les dessins. Il s’agit de bandes dessinées en noir & blanc. Tzoacotlan 1521, initialement paru en 1976, douze pages - Ils arrivaient… sur leurs effrayants animaux, les étrangers à la peau claire étaient toujours plus proches comme monte une marée mortelle. Noctezuma était tombé. Avant lui, ses cités et ses grandes armées. Le chef de la tribu qui les commandait, il nourrissait les plus grandes inquiétudes pour leur peuple. Il se rendit alors chez leur grand-prêtre, il était très vieux, c’était un saint homme, il parlait aux dieux. Mais lui, il était le chef, il pensait à leur peuple, à ceux qui vivaient, à ceux qui commençaient à peine à vivre, à ceux qui vivraient plus tard et il était en grande peine pour eux. Il était jeune, de haute lignée et il était un guerrier. Il voulait que les dieux les aident. Pour finir Quématzin céda à ses prières. Puis il parla, son regard était tranchant comme une lame obsidienne. San Isidro Maxtlacingo 1850, initialement paru en 1978, vingt pages – Dans un petit village au Mexique, un beau señor habillé de blanc séjourne pour du tourisme, sur les conseils de son ami Catherwood qui lui avait conseillé de se rendre dans ce pays. Tous les autochtones qu’il croise lui donnent le même conseil : aller à Sans Isidro. Lui en a plein les bottes de ce Mexique, chaleur, fatigue et jungle d’où émergent des visages de pierre hallucinés, des vestiges incompréhensibles, la soif et la sueur toujours. Et maintenant à cause des conseils de cet exalté, il se retrouve dans ce coin misérable et perdu, où il ne pleut pas depuis des mois. Il est écœuré de soleil, de vieilles pierres baroques, de routes poussiéreuses, et désertes. Il lui faut à tout prix repartir le lendemain avec la diligence. Ils commencent à lui courir sur les nerfs, les gens du coin avec leur air sournois et leur harcèlement de cigales. Du fait des conséquences de la sécheresse, la diligence ne part pas, et le Señor finit par se décider d’aller visiter San Isidro pour échapper à ce bled et aux villageois. Chapungo, initialement paru en 1985, quatorze pages – Deux pilotes à bord d’un avion à hélice survolent une chaîne de montagnes. L’un des deux est inquiet, il demande à l’autre si le moteur droit perd des tours. Son collègue le rassure : tout va bien, mais c’est vraiment un sale coin. Il se souvient du pilote mexicain, c’est justement par ici qu’il est tombé, il y a quelques années, avec un beau chargement, un sacré paquet de dollars en or à ce qui se disait. L’avion a disparu dans les montagnes et n’a jamais été retrouvé malgré les recherches. Au sol, deux frères, Chapungo et Hindalecio voient passer le petit avion. Le premier est convaincu qu’il en aura un comme ça un jour. Le second le morigène : son petit frère ne fait rien pour l’aider. Une couverture des plus énigmatiques qui frappe par sa composition : les deux tiers de blanc pour la partie supérieure, ce personnage à la tête composite entre un visage de personne âgée à la forme de nez très particulière, une coiffure ou une excroissance qui pourrait aussi bien être un couvre-chef que de nature organique, entre développement tératologique et augmentation corporelle de type science-fiction, sans oublier la superbe mise en couleur, avec ces nuances de vert entre profondeur marine et jungle. Puis vient l’illustration en double page sur la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis : un groupe de quatre personnes dans la grand-rue d’un village, de dos, tournées vers le fleuve ou passe un navire à vapeur équipé d’une roue à aube, deux murs de pierre de part et d’autre de la voie, avec une maison modeste à gauche, et une magnifique demeure munie d’une tourelle à droite. Le rendu apparaît très sophistiqué, un noir é blanc, dans lequel l’artiste utilise aussi bien des traits de contour traditionnels, que des hachures irrégulières, des petits traits de textures, du mouchetis pour les montagnes en arrière-plan, des aplats de noir aux contours irréguliers, pour une sensation extraordinaire de chaleur, de pierre, de cours d’eau totalement au repos, de végétation luxuriante. Le lecteur comprend qu’il s’agit de deux illustrations sans rapport avec les trois histoires courtes, mais totalement envoûtantes et pleines de promesses. Dans ces trois récits, le lecteur est frappé par la liberté de la narration visuelle. L’artiste ne se sent pas tenu par le format de cases rectangulaires alignées en bande. Dans la première page de la première histoire, deux personnages font face au lecteur dans une posture assise, alors que le dialogue laisse à penser qu’ils se font face, le tout étant agrémenté d’un texte en commentaire dont la bordure serait plutôt celle de l’illustration puisqu’il est écrit sur fond blanc sans bordure à gauche ni en haut, et enfin un phylactère pour le chef s’adressant au chaman. La construction des deux pages suivantes se rapproche de cases sans forcément de bordure, avec quand même les personnages qui débordent soit sur la case supérieure, soit sur celle de droite. Pour la planche suivante, c’est à nouveau une illustration unique : le chaman en train de parler dans un double phylactère, avec deux têtes dans l’ombre de son corps à droite, venant illustrer la personne dont il parle. Les deuxième et troisième planches de San Isidiro Maxtlacingo s’apparentent plus à une illustration chacune accompagnée d’un court texte. Dans la cinquième planche, quatre chevaux tirant une carriole occupent l’équivalent de la case en haut à droite de la page et celle en bas à gauche dans un unique dessin suivant cette diagonale, pour un effet narratif clair et remarquable. Deux pages plus loin, un morceau de végétation apparaît en colonne sur toute la hauteur de la page, les cases horizontales étant accrochées comme des panneaux sur ce mât. Le dernier récit retrouve un format de cases disposées en bande, plus classique même si certaines cases sont comme en insert, et si certains personnages débordent sur plusieurs cases. Les représentations elles-mêmes mettent à profit de nombreuses possibilités du dessin : de petits traits de textures pouvant évoquer les techniques de gravure de Gustave Doré (1832-1883), de solides aplats de noir donnant du poids à un élément visuel, des traits fins courant en parallèle par exemple pour les chevelures, des mosaïques de petits motifs variés pour la décoration d’un manche de poignard sacrificiel, des surfaces blanches se confondant avec le blanc de la page, des mouchetis de noir ou des mouchetis de blanc, des griffures sur une surface noire, des cercles parfaits pour le soleil, des zones ou des traits partiellement effacés, des traits enchevêtrés jusqu’à former des figures abstraites ne prenant leur sens que dans le contexte du reste de la case ou de la planche. Le lecteur peut très bien ne pas prêter attention à toutes ces techniques, et ne ressentir que les impressions très diverses qu’elles produisent. Il se rend compte également qu’il ralentit parfois sa lecture, voire qu’il s’arrête, le temps d’une image saisissante : le chef portant ses armes et ses signes de pouvoir, une cascade dans une formation géologique singulière, une mitrailleuse lourde crachant la mort, des visages de pierre hallucinés émergeant de la jungle dense, des cactus, un modèle réduit d’avion à base de bouts de bois bruts, un chapeau très fatigué pour Hindalecio le frère de Chapungo, etc. Tous ces éléments visuels participent à transformer chaque environnement en une fantasmagorie. Chaque nouvelle raconte une histoire simple et directe : l’asservissement des populations autochtones par l’envahisseur espagnol en 1521 au Mexique, le racisme ordinaire d’un Espagnol effectuant une forme d’ancêtre du tourisme au Mexique, et l’obsession d’un paysan souhaitant retrouver la carcasse d’un avion dans les montagnes, qu’aurait vu son défunt père. Toutefois l’aspect fantasmagorique de ces récits incite le lecteur à les aborder comme des contes. Dans le premier, une intervention divine, ou l’illumination du chaman couplée à coïncidence trop belle pour être vraie, met en avant le prix à payer pour voir sa volonté se réaliser (un sacrifice humain rituel), ainsi que l’inéluctabilité du destin, ou de l’Histoire en marche. Le chef aura beau eu se battre pour son peuple, et sacrifier ce qu’il a de plus cher, cela ne changera rien à l’avancée des conquistadors. La deuxième nouvelle peut faire penser à une atmosphère à la Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), avec cet homme qui succombe à un rituel surnaturel du peuple autochtone. Enfin la dernière met en scène le comportement monomaniaque d’un individu qui ne voit le monde qu’au travers de ce prisme, avec une tendance paranoïaque affirmée. Ainsi, tout étranger devient un individu ayant pour seul objectif de contrarier sa progression vers le but obsessionnel qu’il s’est fixé, et doit être éliminé. Dans un moment ironique, l’obsession du frère pour l’or ne rivalise pas d’intensité avec celle de Chapungo, qui de fait prévaut une nouvelle fois. Pour un lecteur néophyte, ce recueil de trois histoires courtes constitue une belle opportunité de découvrir l’art singulier de conteur de Sergio Toppi, sa liberté dans la narration visuelle, sa maîtrise du récit court pour raconter une histoire au premier degré, avec un second niveau de lecture comme un conte. Pour le lecteur appréciateur de ce créateur, il retrouve toute sa maîtrise des techniques de dessins, de construction de pages, de capacité à générer un léger décalage fantastique, aussi séduisant que fatal. Image client