Ce qui arrivera et ce qui se passera ne le sera que par ta volonté.
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Il s’agit d’un recueil qui regroupe trois récits indépendants du même auteur. L’édition originale date de 2014. Il a été réalisé par Sergio Toppi (1932-2012) pour les scénarios et les dessins. Il s’agit de bandes dessinées en noir & blanc.
Tzoacotlan 1521, initialement paru en 1976, douze pages - Ils arrivaient… sur leurs effrayants animaux, les étrangers à la peau claire étaient toujours plus proches comme monte une marée mortelle. Noctezuma était tombé. Avant lui, ses cités et ses grandes armées. Le chef de la tribu qui les commandait, il nourrissait les plus grandes inquiétudes pour leur peuple. Il se rendit alors chez leur grand-prêtre, il était très vieux, c’était un saint homme, il parlait aux dieux. Mais lui, il était le chef, il pensait à leur peuple, à ceux qui vivaient, à ceux qui commençaient à peine à vivre, à ceux qui vivraient plus tard et il était en grande peine pour eux. Il était jeune, de haute lignée et il était un guerrier. Il voulait que les dieux les aident. Pour finir Quématzin céda à ses prières. Puis il parla, son regard était tranchant comme une lame obsidienne.
San Isidro Maxtlacingo 1850, initialement paru en 1978, vingt pages – Dans un petit village au Mexique, un beau señor habillé de blanc séjourne pour du tourisme, sur les conseils de son ami Catherwood qui lui avait conseillé de se rendre dans ce pays. Tous les autochtones qu’il croise lui donnent le même conseil : aller à Sans Isidro. Lui en a plein les bottes de ce Mexique, chaleur, fatigue et jungle d’où émergent des visages de pierre hallucinés, des vestiges incompréhensibles, la soif et la sueur toujours. Et maintenant à cause des conseils de cet exalté, il se retrouve dans ce coin misérable et perdu, où il ne pleut pas depuis des mois. Il est écœuré de soleil, de vieilles pierres baroques, de routes poussiéreuses, et désertes. Il lui faut à tout prix repartir le lendemain avec la diligence. Ils commencent à lui courir sur les nerfs, les gens du coin avec leur air sournois et leur harcèlement de cigales. Du fait des conséquences de la sécheresse, la diligence ne part pas, et le Señor finit par se décider d’aller visiter San Isidro pour échapper à ce bled et aux villageois.
Chapungo, initialement paru en 1985, quatorze pages – Deux pilotes à bord d’un avion à hélice survolent une chaîne de montagnes. L’un des deux est inquiet, il demande à l’autre si le moteur droit perd des tours. Son collègue le rassure : tout va bien, mais c’est vraiment un sale coin. Il se souvient du pilote mexicain, c’est justement par ici qu’il est tombé, il y a quelques années, avec un beau chargement, un sacré paquet de dollars en or à ce qui se disait. L’avion a disparu dans les montagnes et n’a jamais été retrouvé malgré les recherches. Au sol, deux frères, Chapungo et Hindalecio voient passer le petit avion. Le premier est convaincu qu’il en aura un comme ça un jour. Le second le morigène : son petit frère ne fait rien pour l’aider.
Une couverture des plus énigmatiques qui frappe par sa composition : les deux tiers de blanc pour la partie supérieure, ce personnage à la tête composite entre un visage de personne âgée à la forme de nez très particulière, une coiffure ou une excroissance qui pourrait aussi bien être un couvre-chef que de nature organique, entre développement tératologique et augmentation corporelle de type science-fiction, sans oublier la superbe mise en couleur, avec ces nuances de vert entre profondeur marine et jungle. Puis vient l’illustration en double page sur la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis : un groupe de quatre personnes dans la grand-rue d’un village, de dos, tournées vers le fleuve ou passe un navire à vapeur équipé d’une roue à aube, deux murs de pierre de part et d’autre de la voie, avec une maison modeste à gauche, et une magnifique demeure munie d’une tourelle à droite. Le rendu apparaît très sophistiqué, un noir é blanc, dans lequel l’artiste utilise aussi bien des traits de contour traditionnels, que des hachures irrégulières, des petits traits de textures, du mouchetis pour les montagnes en arrière-plan, des aplats de noir aux contours irréguliers, pour une sensation extraordinaire de chaleur, de pierre, de cours d’eau totalement au repos, de végétation luxuriante. Le lecteur comprend qu’il s’agit de deux illustrations sans rapport avec les trois histoires courtes, mais totalement envoûtantes et pleines de promesses.
Dans ces trois récits, le lecteur est frappé par la liberté de la narration visuelle. L’artiste ne se sent pas tenu par le format de cases rectangulaires alignées en bande. Dans la première page de la première histoire, deux personnages font face au lecteur dans une posture assise, alors que le dialogue laisse à penser qu’ils se font face, le tout étant agrémenté d’un texte en commentaire dont la bordure serait plutôt celle de l’illustration puisqu’il est écrit sur fond blanc sans bordure à gauche ni en haut, et enfin un phylactère pour le chef s’adressant au chaman. La construction des deux pages suivantes se rapproche de cases sans forcément de bordure, avec quand même les personnages qui débordent soit sur la case supérieure, soit sur celle de droite. Pour la planche suivante, c’est à nouveau une illustration unique : le chaman en train de parler dans un double phylactère, avec deux têtes dans l’ombre de son corps à droite, venant illustrer la personne dont il parle. Les deuxième et troisième planches de San Isidiro Maxtlacingo s’apparentent plus à une illustration chacune accompagnée d’un court texte. Dans la cinquième planche, quatre chevaux tirant une carriole occupent l’équivalent de la case en haut à droite de la page et celle en bas à gauche dans un unique dessin suivant cette diagonale, pour un effet narratif clair et remarquable. Deux pages plus loin, un morceau de végétation apparaît en colonne sur toute la hauteur de la page, les cases horizontales étant accrochées comme des panneaux sur ce mât. Le dernier récit retrouve un format de cases disposées en bande, plus classique même si certaines cases sont comme en insert, et si certains personnages débordent sur plusieurs cases.
Les représentations elles-mêmes mettent à profit de nombreuses possibilités du dessin : de petits traits de textures pouvant évoquer les techniques de gravure de Gustave Doré (1832-1883), de solides aplats de noir donnant du poids à un élément visuel, des traits fins courant en parallèle par exemple pour les chevelures, des mosaïques de petits motifs variés pour la décoration d’un manche de poignard sacrificiel, des surfaces blanches se confondant avec le blanc de la page, des mouchetis de noir ou des mouchetis de blanc, des griffures sur une surface noire, des cercles parfaits pour le soleil, des zones ou des traits partiellement effacés, des traits enchevêtrés jusqu’à former des figures abstraites ne prenant leur sens que dans le contexte du reste de la case ou de la planche. Le lecteur peut très bien ne pas prêter attention à toutes ces techniques, et ne ressentir que les impressions très diverses qu’elles produisent. Il se rend compte également qu’il ralentit parfois sa lecture, voire qu’il s’arrête, le temps d’une image saisissante : le chef portant ses armes et ses signes de pouvoir, une cascade dans une formation géologique singulière, une mitrailleuse lourde crachant la mort, des visages de pierre hallucinés émergeant de la jungle dense, des cactus, un modèle réduit d’avion à base de bouts de bois bruts, un chapeau très fatigué pour Hindalecio le frère de Chapungo, etc. Tous ces éléments visuels participent à transformer chaque environnement en une fantasmagorie.
Chaque nouvelle raconte une histoire simple et directe : l’asservissement des populations autochtones par l’envahisseur espagnol en 1521 au Mexique, le racisme ordinaire d’un Espagnol effectuant une forme d’ancêtre du tourisme au Mexique, et l’obsession d’un paysan souhaitant retrouver la carcasse d’un avion dans les montagnes, qu’aurait vu son défunt père. Toutefois l’aspect fantasmagorique de ces récits incite le lecteur à les aborder comme des contes. Dans le premier, une intervention divine, ou l’illumination du chaman couplée à coïncidence trop belle pour être vraie, met en avant le prix à payer pour voir sa volonté se réaliser (un sacrifice humain rituel), ainsi que l’inéluctabilité du destin, ou de l’Histoire en marche. Le chef aura beau eu se battre pour son peuple, et sacrifier ce qu’il a de plus cher, cela ne changera rien à l’avancée des conquistadors. La deuxième nouvelle peut faire penser à une atmosphère à la Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), avec cet homme qui succombe à un rituel surnaturel du peuple autochtone. Enfin la dernière met en scène le comportement monomaniaque d’un individu qui ne voit le monde qu’au travers de ce prisme, avec une tendance paranoïaque affirmée. Ainsi, tout étranger devient un individu ayant pour seul objectif de contrarier sa progression vers le but obsessionnel qu’il s’est fixé, et doit être éliminé. Dans un moment ironique, l’obsession du frère pour l’or ne rivalise pas d’intensité avec celle de Chapungo, qui de fait prévaut une nouvelle fois.
Pour un lecteur néophyte, ce recueil de trois histoires courtes constitue une belle opportunité de découvrir l’art singulier de conteur de Sergio Toppi, sa liberté dans la narration visuelle, sa maîtrise du récit court pour raconter une histoire au premier degré, avec un second niveau de lecture comme un conte. Pour le lecteur appréciateur de ce créateur, il retrouve toute sa maîtrise des techniques de dessins, de construction de pages, de capacité à générer un léger décalage fantastique, aussi séduisant que fatal.
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Il y a un football de prose et un football de poésie.
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Ce tome contient une histoire complète qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur La Callas (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’une des plus célèbres cantatrices d’opéra) ou sur Pasolini (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’un réalisateur de film à la réputation sulfureuse). Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Sara Briotti pour les dessins et la couleur. Il comprend quatre-vingt-huit pages de bande dessinée. Il débute avec une préface d’Emmanuelle Trevi qui évoque les affinités entre les deux artistes, ainsi que les circonstances de la réalisation du film Médée. Il se termine par un article de cinq pages illustrées de croquis de la dessinatrice, rédigé par Alain Duault et intitulé : Les hommes de Callas. Viennent enfin les remerciements des deux auteurs.
En ce mois de septembre 1969, la saison est douce encore, à Rome. Une réception que donne Maggie van Zuylen, une amie proche d’Aristote Onassis, ouvre l’éventail qui va du raffinement à l’ostentation, avec des invités riches et en habit de soirée. À l’étage, en-dessous, dans une magnifique robe de soirée, Anna Cecilia Sophia Maria Kalogeropoulos, regarde un film qui passe à la télévision, une flute de champagne à la main. Elle est plus connue sous le nom de Maria Callas qui lui sera donné par son père à ses 22 ans. Sur l’écran, passe le beau visage d’Ingrid Bergman, filmé par Roberto Rossellini. Ce visage, Maria le scrute avec intensité. Elle croit comprendre ce qu’il se passe, ce que vit Bergman, dans ce film pauvre et juste, mélancolique et généreux. Et qui parle de deux solitudes, deux incompréhensions qui, lentement, lentement, se rapprochent. Elle est interrompue par une voix qui lui annonce qu’ils sont arrivés. Eux… Burton et Taylor, couple mythique, superbe mais rongé par les tabloïds et l’alcool. Elle, elle tourne The only game in town, à Paris sous la direction de George Stevens. Elle a pris du poids, elle tente de se reprendre. Une fois encore… Lui, boit. Son talent est intact. Sa voix prodigieuse mais il a du mal à récupérer son image… Quelque chose de son existence semble s’éloigner, se perdre. Il sourit beaucoup. Un sourire des dents et des lèvres. Un sourire sincère quand arrive Maria.
Richard Taylor se lève et va saluer Maria, lui demandant où elle était passée. Elle lui répond qu’elle regardait un film, et lui fait observer que pour ce même génie latin, il lui a piqué Franco Zeffirelli pour La mégère apprivoisée. Il lui rétorque qu’elle va se rattraper avec Médée, et s’étonne que le réalisateur ne l’accompagne pas. Elle aussi s’inquiète que Pier Paolo Pasolini ne soit pas encore arrivé. Cet homme est tout à la fois, un écrivain, un poète, le cinéaste de L’évangile selon Saint Matthieu et de Théorème. Il se trouve non loin de là attablé dans un café : il tente de raisonner son amant, le grand amour de sa vie, Ninetto Davoli qu’il a rencontré lors du tournage de La Ricotta. Le réalisateur dit à son amant qu’il ne peut pas aimer cette femme, que ça lui passera. Le jeune homme reconnaît tout ce qu’il doit à Pasoli, tout en indiquant que Patrizia lui apporte une stabilité, une certaine sécurité aussi. Dehors une bagarre de rue a éclaté.
Un récit retraçant les relations entre Maria Callas (1923-1977, Maria Anna Cecilia Sofia Kalogeropoulos) et Pier Paolo Pasolini (1922-1975) : pourquoi pas ? Le lecteur peut être attiré par sa connaissance et son appréciation de la bibliographie du scénariste, par les planches d’une finesse remarquable, ou encore parce qu’il apprécie la cantatrice ou le réalisateur. Toutefois un incipit l’avertit que ce récit est fictionnel. S’il est respectueux de la chronologie de la vie des protagonistes, il n’a pas vocation à en offrir une lecture biographique. En page trente-cinq, un journaliste âgé interroge la diva et explique son objectif : fixer juste des moments, des moments plutôt heureux et tenter de leur rendre leur durée, leur étirement, comme une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, des rencontres qui embellissent, des rencontres qui abîment… Un amour impossible sur le temps qui se délite. Le lecteur peut reconnaître là l’approche souvent utilisée par le scénariste dans d’autres de ses séries, un savant dosage entre la réalité historique et l’intuition ou la projection. D’ailleurs personne ne peut prétendre savoir ce qu’il se passait réellement dans la tête de cette femme ou de cet homme pendant ces moments. Pour autant, tout du long du récit, le lecteur peut relever moult détails attestant de l’investissement des auteurs dans une reconstitution la plus minutieuse et rigoureuse qui soit.
Dès la première case, le lecteur est saisi par la densité d’informations visuelles et la minutie : une vue en plongée inclinée de la terrasse avec vue sur le parc, où se déroule la fête. Il dénombre une quarantaine de personnages, dont les six membres de l’orchestre, les deux serveurs au buffet, un autre en train de passer avec plateau sur lequel reposent des flutes de champagne, des invités tous distincts. Il peut prendre le temps d’admirer chaque robe de soirée, chaque coiffure, et il constate que même les tenues de soirée des hommes présentent des différences. Il prend un peu de recul et il constate qu’il est possible d’apercevoir le dôme du Saint-Siège en arrière-plan. Il ramène son regard sur l’environnement immédiat et il voit les fenêtres, les persiennes, les statues, les guirlandes, et même quelques petits bouts de papier colorés voleter au vent pour un air de fête. Il passe à la deuxième case et le même ravissement se produit : la robe de Maria Callas, la décoration très ouvragée des murs et plafond, le lustre, le modèle de canapé, les plantes en pot. Dans la troisième case, il peut détailler les bijoux de la cantatrice, ainsi que le seau à champagne, les motifs du papier peint, la forme des boiseries de la fenêtre. Dans la dernière case de la page, il peut lire la marque du téléviseur, cohérente avec l’année et le pays. Il prend conscience qu’il a adapté son rythme de lecture à la densité d’information, que chaque case se lit facilement et avec plaisir, sans impression d’indigestion. Il voit que la mise en couleurs s’inscrit dans un registre naturaliste et qu’elle participe à la clarté de chaque détail. Une reconstitution et une description d’une richesse incroyable et roborative, sans rien perdre en délicatesse.
Pour la deuxième séquence, celle qui se déroule dans un café entre Pasolini et son amant, la narration visuelle conserve les mêmes caractéristiques, en particulier la densité d’informations dans chaque case. Le lecteur peut détailler l’aménagement et le mobilier du café, la façade de l’immeuble qui l’abrite, les marques d’alcool, les tatouages du barman, ainsi que la bagarre dans la rue, et son incidence sur la conversation une fois finie. Alors que le réalisateur repart dans sa belle voiture, le Colisée est présent en fond de case. L’investissement de la dessinatrice ne faiblit à aucun moment, alors même que le scénario suit le couple dans des endroits très différents, une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, ainsi que le tournage de Médée en extérieur dans un désert en Turquie, le quartier de Brooklyn où elle a grandi, son appartement à Paris avenue Georges Mendel, une manifestation d’étudiants à Rome. Le scénariste s’en tient au déroulement factuel, et l’artiste consacre le temps nécessaire à chaque plan, scène intimiste ou scène de foule, quelle qu’en soit la localisation. Elle restitue la configuration des lieux, en respectant les caractéristiques de l’époque, qu’il s’agisse de la Viale Policlinico devant le mur d’Aurélien recouvert d’ex-voto, de l’intérieur de la basilique Saint-Pierre dans un dessin en pleine page d’une munificence éclatante, ou des différents quartiers d’une favela.
Ainsi, le scénariste consacre un deuxième album à ce réalisateur, après Pasolini. Pig ! Pig ! Pig ! (1993) avec Massimo Retundo dans la série Grands écrivains. Il choisit un angle différent : la relation improbable entre la diva Maria Callas, adulée par tous de son vivant, et le poète militant et homosexuel. Un amour impossible, et en même temps la rencontre de deux individus qui va au-delà de l’amitié. Régulièrement, le lecteur constate que le scénariste intègre des éléments passés à la postérité, une déclaration, un extrait d’interview ou de biographie officielle. Dans le même temps, il a pris soin de préciser qu’il interprète la dynamique et le cœur de cette relation à sa convenance. Il donne à voir cette relation de différentes manières. Au premier degré, il met en scène leurs rencontres, à une soirée mondaine, pour le tournage de Médée, lors de ce séjour déconcertant dans une favela. Dès la première séquence, il établit une comparaison : les caractéristiques de la relation entre Elizabeth Taylor (1932-2011) et Richard Burton (1925-1984) et leur désenchantement, par rapport au mal de vivre de La Callas et de Pasolini. Puis il évoque la manière dont le réalisateur envisage l’actrice, met en valeur une facette de sa personnalité dans son film, tout en soulignant qu’elle comprend ce qu’il fait et qu’elle est consentante. Il est question de l’enfance de la cantatrice et de ce qu’elle a sacrifié pour arriver à un tel degré d’excellence, de la même manière que le poète évoque ses engagements. Il apparaît alors qu’elle est contrainte de continuer à être ce que le public perçoit d’elle, à exceller en tant que cantatrice, et lui se heurte au fait que sa propre réussite lui a apporté une aisance matérielle qui transforme son rapport au monde, il n’est plus affamé au sens propre comme au figuré, et il est considéré comme un transfuge par les démunis.
Pour ces raisons, ni l’un ni l’autre ne peuvent s’intégrer aux habitants de la favela, qui les considèrent comme des touristes, bienveillants, ou aussi des nantis se comportant comme dans un zoo. Le parcours de vie a transformé l’un et l’autre, que ce soit la discipline du chant au plus haut niveau, ou l’exigence personnelle, ne leur permettant plus de revenir à un état antérieur de développement, à la rage qui anime les jeunes se préparant au match de foot dans la favela. Pour autant, ils en viennent à se reconnaître dans la manière dont les circonstances contraignent à une forme de vie. La pauvreté et la violence pour les habitants de la favela, la célébrité, l’image que les autres ont de La Callas et de Pasolini, le métier de cantatrice inégalée, la rébellion chevillée au corps nourrie par le comportement homophobe de la société. Le lecteur se souvient alors de la citation du réalisateur mise en exergue : Dans ce monde coupable, qui se contente d’acheter et de mépriser, le plus coupable, c’est moi, desséché par l’amertume.
Peu importe ce qui a attiré le lecteur vers cette bande dessinée, il plonge dans une expérience de lecture d’une consistance peu commune et d’une rare intensité. L’artiste réalise des planches d’une minutie descriptive peu croyable, donnant à voir chaque lieu avec une précision les rendant tangible à un degré exceptionnel, et il en va de même pour les personnages. Le scénariste raconte cette relation improbable entre ces deux créateurs extraordinaires, leur conférant une réelle personnalité découlant de leur parcours, et une humanité générant une forte empathie. Le lecteur la ressent pleinement, l’agent et le confort matériel n’effaçant pas les blessures intérieures de ces deux êtres humains et les souffrances qui en découlent.
Quand j'ai avisé le Corto de Pratt, j'ai découvert avec surprise que les cinq opus de Diaz Canalès et Pellejero n'étaient pas enregistrés sur le site. Pourtant Casterman leur attribue les numéros 13 à 17 dans la liste principale des aventures du marin. La série Vivès/Quenehen étant à part.
C'est avec joie que je comble ce manque car j'ai beaucoup apprécié les propositions des deux auteurs espagnols. Tout en respectant à la lettre le cahier des charges du personnage Corto, Diaz Canalès propose des scénarii originaux très bien construits qui nous renvoient dans l'espace et le temps du marin pirate. On retrouve cette ambiance des années 1910/1920 ( 1924 pour Berlin) où Diaz Canales pioche dans cette fin d'aristocratie, ce chaos issu de la Grande Guerre, cette aversion du colonialisme ou ce regard tendre pour les causes perdues des minorités opprimées quelles soient Irlandaises ou Dayak, Juives ou Mexicaines. Mais Corto ne serait pas lui-même sans ses rencontres avec ces princesses des cinq continents fières et libres, ni cette poésie qui sourde de son voisinage avec Jack London, Henri de Monfreid ou de Constantin Cavafis. J'ai même trouvé le Corto de Diaz plus lisible que celui de Pratt dans ses réparties philosophico ironiques qui clouent ses adversaires dans leur médiocrité vénale. Seul Ras tire son épingle du jeu dans cet affrontement de bretteurs. En effet Diaz Cavales ressuscite tous les Anciens de Raspoutine à Bouche Dorée dans un maelström mystique et ésotérique qui rappelle que tout n'est pas que rationalité dans l'univers de Corto.
Pellejero s'en tire admirablement bien. Il reste dans l'ambiance insufflée par Pratt tout en gardant sa patte. La ligne est plus claire mais ici aussi gagne en lisibilité. La gestuelle minimaliste avec cette succession de cases de profils qui ne changent que d'un micro détail nous fait prendre conscience du temps Maltésien dans ces silences du possible ou pas. Les extérieurs sont presque effacés mais toujours très travaillés et nous rappelle que Corto est partout à sa place et surtout dans les endroits les plus improbables.
Une belle mise en couleur moderne avec de nombreux contrastes complète le plaisir de la lecture.
Je suis un fan du personnage et je me suis régalé à cette suite proposée par les deux auteurs.
Du très beau travail.
Toujours aussi bon à la relecture. Même si l'effet surprise de la première lecture n'est plus présent.
Histoire d'une vengeance naine, mais pas gratuite. Scénario bien ficelé nous amenant à être derrière le bourreau et à le comprendre, à compatir sur sa vie de "merde".
Pas une fausse note, de l'humour noir de merde, par-ci, par-là, comme je l'aime, comme l'intro dans le bar et la grenade cachée sous la tasse.
Déchaînement de violence d'un petit homme, qui au final ne cherchait qu'une chose, l'amour.
Une rencontre cache à tous les coups la possibilité d’un miracle. Celui de l’autre.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Mathilde Ducrest pour les dessins, les couleurs, le scénario et le lettrage. Il comprend cent-soixante-dix-sept pages de bande dessinée.
Cet été-là, les pies s’étaient montrées particulièrement voraces. Emily est montée sur une petite échelle pour cueillir les cerises, pendant que Pia, une femme à la retraite, en ramasse par terre en pestant contre les pies qui ont fait un carnage. Elle indique à Emily qu’elle peut descendre, tout en continuant de pester contre les oiseaux, car ils ne pensent qu’à bouffer ses fruits. La jeune femme sourit en faisant observer l’ironie de s’appeler Pia alors qu’on déteste les pies. Elle vit chez Pia depuis sa première année de fac. En échange du loyer, elle s’occupe pour la dame âgée, des affaires qui l’ennuient. Certaines tâches ménagères. L’entretien de la maison. Le bazar administratif. Ça arrive à Emily de tout laisser en plan pour se concentrer sur les cours, ses copines ou le reste. Quand ça lui arrive, Pia lui en tient un peu rigueur. Rien n’a plus d’importance aux yeux de Pia que son jardin. Le toit du monde pourrait s’écrouler que ça lui serait égal, tant qu’elle garde les mains dans la terre. Mais même si voir les oiseaux malmener son petit paradis lui a déjà valu de traverser une à une toutes les étapes du deuil… avec parfois quelques réminiscences de colère, voire du déni… clamer qu’elle déteste tous les oiseaux, c’est faux. Pia est comme ça. Elle exagère. Elle romance. Elle ressasse, prospecte et instrospecte. C’est son truc. C’est au tour de Pia d’ironiser et de déclarer que la véritable vocation de sa résidente, c’est d’ouvrir une enseigne de restauration rapide pour volaille.
Les deux femmes sont passées dans la cuisine, et Pia s’affaire à préparer les confitures. Elle informe Emily que cette dernière mangera seule le lendemain, car elle a une réunion avec le comité des médaillés Benemerenti. Elle ne va pas recevoir une médaille, mais elle organise la cérémonie. Emily éprouve toujours des difficultés à croire que Pia a passé quarante ans dans le même village. Sa logeuse répond que la génération d’Emily ne sait rien faire plus de dix minutes. Elle ne critique pas forcément, car elle aussi, à l’époque, aurait bien aimé pouvoir tout envoyer promener de temps en temps. Elle voulait être patronne de son propre établissement. Mais son Lény a dit que c’était exclu, que si elle prenait un bistro, il s’en allait. Or elle, elle est quelqu’un d’ordinaire. Elle développe : la vie, c’est avant tout des devoirs. Une marche à suivre. Surtout pour les gens ordinaires. Et rester loyale à la recette a parfois du bon. Elle enfourne la tarte qu’elle a préparé tout en devisant, et demande à Emily de leur servir un verre. La jeune femme constate qu’il ne reste plus de rosé, et elle prend la bouteille de Limoncello dans le réfrigérateur. Puis elle en sert deux verres. Les deux femmes trinquent, et Pia propose de faire une partie de cartes.
Une couverture aux couleurs douces, avec une jeune femme alanguie et des fleurs où volètent des papillons : difficile de ne pas y voir une touche de féminité, sans pour autant savoir ce que désigne l’adjectif Fragile. En effet cette sensation perdure tout du long du récit. L’autrice a choisi une palette de couleurs douces, pastel, pour des ambiances lumineuses ensoleillées, dégageant un calme de chaque instant. Le vert pâle du jardin, l’orange tirant vers le rose du salon, le violet entre parme et mauve, le bleu nuit, tout n’est que douceur. Sauf que de temps à autres, le lecteur observe que les couleurs foncent, sans pour autant rompre le charme. L’artiste navigue avec grâce entre teintes réalistes, et glissement vers l’expressionnisme. Quand Pia se trouve dans sa salle de bains, elle commence par se regarder dans le miroir et sa peau a pris une teinte verte rendant compte de la buée qui s’imprègne de la couleur du carrelage. Alors qu’elle sort de cette pièce pour entrer sa chambre, le naturalisme reprend ses droits avec la lumière naturelle. Tout est soigneusement accordé, avec de temps à autres des effets saisissants. La minutie de la mise en couleurs de la page quatre-vingt-quinze quand Emily découvre la luxuriance de la serre et l’escalier qui mène à l’étage. La nuit violette en début de soirée dans un appartement accompagnant l’irréalité de la présence de la pleine Lune qui n’est en fait que le reflet d’une ampoule dans une vitre. La couleur très foncée de l’habitacle de la voiture de Suzanne Rascines, tellement dure par rapport au teint de peau des jeunes filles.
De fait, le récit raconte le début d’amitié entre deux jeunes femmes fréquentant la même université, mais des facs différentes, d’origine sociale opposée, l’une au physique superbe, l’autre en surpoids. La première, Emily, va se retrouver à travailler pour l’autre, Suzanne, en promenant son chien. L’une habite chez une vieille dame, l’autre dans la magnifique demeure avec un véritable domaine, chez ses parents. Il s’agit d’une histoire dont les hommes sont pratiquement absents. Pia évoque son époux Lény une fois et il apparaît une fois dans une photographie. Suzanne évoque son père qui figure partiellement dans quatre cases réparties sur les pages quatre-vingt-quatre et quatre-vingt-cinq. Emily évoque rapidement une relation amoureuse terminée. Et c’est tout. D’une certaine manière, il s’agit de la succession de scénettes de la vie quotidienne : des discussions pour apprendre à se connaître entre Suzanne et Emily, des discussions entre jeune femme et personne à la retraite pour Pia et Suzanne. Il est question de tâches de la vie quotidienne, de préparer une tarte, de jouer aux cartes (le putze, une variante du Jass), de la médaille Benemerenti, de l’espace féminin après la fin de la seconde guerre mondiale, des harpes éoliennes, des différences de milieu social, du comportement des parents perçus par leurs enfants, du plaisir de contempler un chien se prélasser au soleil, de se rendre à la station de lavage pour voiture avec son père, de la manière dont le soleil peut embraser une construction de mille reflets, et bien sûr de l’amitié.
Dit comme ça, la première impression peut sembler peu palpitante. Toutefois l’expérience de lecture s’avère différente, grâce à la narration visuelle. L’artiste utilise un mélange de formes avec un contour, et de couleur directe. Les traits de contour prennent la couleur de la forme qu’ils détourent dans une teinte plus foncée, sans jamais de trait noir, ce qui donne une allure plus organique à chaque élément. Dans un premier temps, ils ne semblent délimiter que les éléments les plus importants dans chaque case, la couleur directe se chargeant du reste de la représentation. Toutefois, le lecteur fait le constat que cette proportion varie fortement en fonction de la séquence et en fonction de l’environnement. Les traits de contour prennent régulièrement la première place, par exemple pour la façade du pavillon avec sa terrasse, sa table et ses chaises de jardin, pour le salon avec son canapé, sa table basse, son tapis et les lattes de parquet, pour les différentes parties de la demeure des Rascines et en particulier sa magnifique verrière, pour l’intérieur d’un autocar, pour la grande terrasse avec sa piscine, etc.
La technique de la couleur directe prend le devant pour un feu de forêt, les harpes éoliennes, les séquences en forêt, les scènes baignant dans une lumière particulière, artificielle ou nocturne, etc. Les traits de contour étant de couleur, ils se fondent parfois avec la mise en couleur pour des effets poétiques, déréalisants, révélant la sensibilité de l’observateur. Le lecteur ressent inconsciemment que le regard porté par l’artiste est chargé d’une sensibilité sur les impressions produites par chaque environnement en fonction de l’état d’esprit d’Emily, ou de Pia, ou de Suzanne. Il peut ne pas s’en rendre compte, juste se laisser porter par ces représentations un peu en décalage avec une approche naturaliste, jusqu’à la scène au cours de laquelle Emily rentre dans la serre abritée par la verrière. L’amalgame entre traits de contours et couleurs produit un effet féérique des plus surprenants : d’un côté ce n’est pas une vision réaliste, de l’autre la description correspond bien à des éléments concrets. Un enchantement. Ainsi régulièrement, l’esprit du lecteur est comme immergé dans la perception subjective de l’une ou l’autre. Un effet intense et doux : la douceur d’une tisane partagée sur la terrasse du pavillon, l’obsession de la mère de Suzanne pour les pétales de dahlias d’un violet soutenu, la présence impossible de la pleine Lune dans le ciel contemplé depuis un appartement, la sensation d’être coupé du monde en restant dans l’habitacle d’une voiture sous les rouleaux de lavage, le doux bruissement du vent dans une gigantesque harpe éolienne en bord de mer.
Ainsi le lecteur ressent les dispositions d’esprit et les émotions fugaces d’Emily, au travers de sa relation avec Pia, et avec Suzanne. Il accueille comme elle, leurs propos anodins et leurs confidences plus personnelles tout en conservant une forme de distance. Il n’y a pas de drame soudain, ou de révélation fracassante, plutôt des petits riens et des instants fugaces. Et pour autant ces échanges conservant une réserve naturelle apparaissent significatifs par le fait que chacune choisit ce qu’elle souhaite dire, ce dont elle parle. Le lecteur comprend ainsi que ces banalités ou ces sujets plus personnels relèvent bien d’une facette intime de chacune, de moments importants ou marquants. Par ailleurs le milieu social, les personnes proches ont participé à la construction personnelle d’Emily et de Suzanne qui auraient sinon été différentes. Et ce qu’elles sont au plus profond d’elles-mêmes façonnent la construction et l’évolution de leur relation. Pour autant, elles disposent aussi d’une part de libre arbitre, elles ont le pouvoir d’influer sur leur relation, ce qui d’une certaine manière la rend d’autant plus fragile et en même temps d’autant plus précieuse.
Des couleurs douces, une période d’été invitant à prendre son temps, une absence d’enjeu réel qu’il soit romantique ou social : tout concourt à une lecture facile et tranquille, agrémentée de jeux de couleurs élégants, mais pouvant donner une sensation de futilité. Ces caractéristiques génèrent une forme de sérénité chez le lecteur, avec un accueil aussi bienveillant et prévenant. D’un côté, l’enjeu de parvenir à établir une amitié semble presque trivial ; de l’autre côté la situation et le ressenti d’Emily et de Suzanne sont spécifiques et particuliers. Les anecdotes sont personnelles avec une part d’intimité plus substantielle qu’il n'y paraît, générant une empathie sincère chez le lecteur qui apprécie le chemin parcouru insensiblement par Emily.
Je m’intéresse à la bande dessinée depuis peu et j’ai découvert ce livre un peu par hasard chez mon libraire de quartier.
Ayant lu le livre de Richard Malka qui m’avait plu j’ai tenté ce roman graphique et j’ai été absolument bluffée. La couverture m’a tout de suite attirée et les dessins sont simplement sublimes. Les décors, ambiances et personnages sont selon moi très réussis. C’est un très bel objet que j’ai mis du temps à lire pour apprécier toute la beauté des planches mais aussi partager les réflexions et le chemin de cet anti-héros à travers les âges. Dans un monde où tout va trop vite, cette lecture m’a permis de ralentir et m’a fait beaucoup de bien. Je recommande!
Un petit avis rapide et fainéant pour ce chouette album.
A l’époque et poussé par les bons échos, c’était par son intermédiaire que je découvrais le travail de Winshluss. J’avoue ne pas y avoir succombé totalement, jugeant ma lecture onéreuse et très rapide, pour un récit certes sympathique mais un peu facile (sur le coup, chais pas j’y voyais un côté un peu trop âge de glace). Ça m’avait même rendu bien méfiant envers cet auteur puisque j’y suis revenu bien plus tard.
Depuis les relectures se sont enchaînées mais avec de plus en plus de plaisir, le dessin a été apprivoisé, la fable est devenue astucieuse, universelle et tout simplement culte.
Ce n’est pas le meilleure de l’auteur mais pour moi c’est devenu la plus sucré de ses friandises. Un petit bonbon cet album, tout en narration.
Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
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Ce tome contient un état des lieux de la vie de plusieurs Juifs, tel que perçues par l’auteur, après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour l’enquête, la construction narrative, les dessins, et la mise en couleur par teintes de gris à l’aquarelle. Il comprend 442 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de deux pages, écrite par l’auteur, et une page remerciements.
Incipit. L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le Musulman juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. - Sfar se rappelle où il était lors de l’attentat contre les tours jumelles : il venait d’acheter une télé tellement grosse que le vendeur lui avait dit qu’il n’y a que des Juifs et des Noirs qui lui achètent de si gros écrans. La télé était dans son bureau depuis quelques jours. Il se souvient d’être debout devant l’écran, téléphone filaire à la main, après l’impact sur la première tour. Ce moment où on ne savait pas qu’un second appareil allait s’écraser sur l’autre tour. Pendant les tueries de Charlie Hebdo, il était avec une amie. Ils ne parvenaient pas à se déshabiller car à chaque vêtement qu’ils dégrafaient, le téléphone sonnait pour annoncer la mort d’un autre artiste. Ils se sont rhabillés et ce fut une triste journée. Quand Mohamed Merah a tiré dans le crâne des enfants de l’école Ozar Hatorah, il était par hasard à Toulouse, il pensait trouver le calme. Mœbius venait de mourir. Il était à l’atelier le jour des tueries du Bataclan, dans la rue du Petit Cambodge. Par hasard, il a quitté le travail trente minutes avant le carnage. Sa voisine de palier n’a pas eu cette chance qui a trouvé un cadavre dans une mare de sang devant les parties communes, après quoi elle est restée prostrée soixante-douze heures. Et il était où le 7 octobre 2023 ? Il préparait son anniversaire. La vraie date est le 28 août mais personne n’est jamais à Paris à ce moment-là.
À l’occasion de son anniversaire, la compagne de Sfar lui demande s’il veut un bijou. Il lui répond que ça va finir par faire Mister T si elle continue à le couvrir de breloques. Il réfléchit, il repense à son père lui refusant d’avoir une étoile de David ou un Haï pour sa Bar Mitsva. Puis ils évoquent le film Exodus, avec Paul Newman disant Lehaïm, ou Tévié le laitier dans Le violon sur le toit. Sfar se met à chantonner Lehaïm et la chanson du film. Il ajoute qu’il veut bien un Haï. Pour lui, c’est aussi un symbole de vieux niçois, les darons le portaient quand il était gamin, bien gros. Il se dit qu’il peut choisir entre se comporter en séfarade ou en ashkénaze, car sa mère vient d’Ukraine et son père d’Algérie. Il a droit aux breloques. Ses amis se sont cotisés pour lui offrir ce porte-bonheur, pour ses 52 ans. En or, avec des diamants noirs. Louise l’a commandé à leur ami Yoguer. Il est arrivé un mois après la fête. Le 7 octobre, il était en train de le dessiner.
Après le 7 octobre 2023.
Le texte en quatrième de couverture annonce que l’auteur mène l’enquête, qu’il discute avec ses amis, convoque son père et son grand-père, cherche des réponses dans les livres et dans l’humour, qu’il se rend en Israël à la rencontre des Juifs et des Arabes, avec toujours la même question, obsédante : quel avenir pour les Juifs ? Il commence son récit par la sidération qui vient avec des actes terroristes relevant d’une barbarie inconcevable, et ses réactions à ce moment-là. Il évoque sa propre situation lors de la perpétration de ces horreurs défiant l’entendement. Puis il passe à sa soirée d’anniversaire différée du vingt-huit août au sept octobre, une centaine d’invités avec Enrico Macias et ses musiciens, Kamel Labbaci et ses amis. Vient ensuite une explication sur les mots Lehaïm, et le Haï, une réaction sur le déroulement de la marche du neuf octobre contre le terrorisme et pour la libération des otages, sur les précautions que prennent les familles juives en France en 2023. Etc. La narration visuelle évolue entre des cases sans bordure, et des illustrations accompagnées d’un texte plus ou moins copieux, un dessin en pleine page, une liste pour les précautions avec un petit dessin en en-tête. Etc.
En fonction de sa familiarité avec cet auteur dans ses œuvres de nature autobiographique, la série intitulée Les carnets de Joann Sfar, le lecteur est plus ou moins préparé à cette grande liberté de forme. Cela peut lui donner l’impression d’un flux de pensées jeté sur le papier au fil de l’eau. Dans la postface, l’auteur explique qu’il est obsédé par le journalisme et le travail d’histoire. Depuis 2002, il publie ses carnets autobiographiques en bandes dessinées et parfois l’un de ces livres prend des allures de reportage et dépasse l’intime. Il explique qu’il constitue un véhicule d’observation valide, qu’il relate des rencontres. Parfois il agrège les témoignages de plusieurs personnes dans un unique personnage. Il détaille que même s’il en a l’air, son ouvrage n’est pas un premier jet. Il a fait l’objet d’autant de relectures et de montage qu’un vrai roman. Pour lui, par sa partition exceptionnelle et le rapport qu’elle donne aux visages et aux lieux, la bande dessinée constitue le véhicule idéal pour cette matière. Celle-ci présente une unité de temps rigoureuse : il n’a rien fait d’autre depuis le 7 octobre. Ses dessins peuvent paraître amateur par endroit : des traits de contour mal assurés, des formes simplifiées ou naïves, des dessins qui semblent être mis les uns à la suite des autres comme ils viennent, un rapport fluctuant entre la dimension des images et la quantité de texte. Certes.
Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience de l’absence de redite dans ce long ouvrage de plus de quatre cents pages, et de la puissance des émotions qui le submergent régulièrement, l’impossibilité de rester impassible, ou pire indifférent, dans un mode purement analytique. L’auteur a atteint l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il cite dans la postface : Par ce matériau viscéral, un seul but, saisir le réel. Après tout, le lecteur peut venir à cet ouvrage avec ses propres a priori, ou plutôt ses propres connaissances et sa compréhension de la situation des Juifs en France, en Israël, dans le monde. Il s’attend à ce que l’auteur aborde un certain nombre de points de passage obligés : la montée de l’antisémitisme, l’histoire de l’état d’Israël, la condition de Palestinien, les morts des deux camps, la cohabitation entre Arabes et Juifs, la shoah, le nazisme, et pourquoi pas les conditions de la fin du conflit entre la Palestine et Israël. Toutefois, comme Sfar l’indique, ces thèmes sont abordés par le biais de rencontres, avec des personnalités, ou lors de discussion avec feu son père et feu son grand-père en reprenant ce qu’ils lui ont appris. Sfar échange aussi bien avec des personnalités comme Delphine Horvilleur (écrivaine et femme rabbin française), Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue français), Hisham Suleiman (acteur arabo-israélien, par exemple dans la série Fauda), qu’avec des personnes croisées dans la rue (une femme manifestant le neuf octobre), ou encore lors de son voyage en Israël. Il évoque également les réactions de médias, leur point de vue dans le traitement des sujets, ce qu’ils rapportent des faits antisémites (par exemple le harcèlement dans les écoles ou les universités), y compris la comparaison entre ce qui concerne les attaques sur Israël et celles sur la Palestine.
Le lecteur ne s’attend pas à une telle richesse dans les témoignages et les échanges. L’auteur indique clairement qu’il s’exprime avec un point de vue juif, et qu’il laisse les musulmans exprimer leur propre point de vue, qu’il ne souhaite en aucun parler en leur nom. Les rencontres se font avec des personnes de tout horizon : un jeune gosse de riches parents parlant sans savoir, sa vieille tante Saby, Hadar une enseignante en philosophie, un musulman qui prend un café au comptoir à côté de lui, Ingrid qui enseigne le journalisme en Israël, une goye qui l’aborde dans la rue, une amie juive qui travaille dans le cinéma, un chauffeur de taxi juif turc, des réfugiés dans un hôte à Tel-Aviv, Motty Reif un créateur de mode, un responsable de salle de spectacles, des acteurs, etc. Il évoque également les réactions et les commentaires de quelques personnalités en France ou à l’international (parfois ahurissantes comme celles d’Isabelle Adjani, de Dominique de Villepin, de Greta Thunberg), les silences assourdissants, ainsi que les témoignages des sauveteurs de tout horizon intervenant après l’attaque du Hamas. Même aguerri ou bien informé, le lecteur ne peut pas être préparé à ces témoignages : la description des atrocités sans nom commises, ce que les sauveteurs ont découvert, la communication qu’ont pu faire les terroristes auprès des familles de victimes. Une lecture aussi dure que nécessaire qui dit la haine contre les Juifs. Il a le cœur serré en découvrant le protocole qui préside à l’accueil des enfants libérés par les terroristes.
L’auteur s’attache également à remettre l’attaque du Hamas dans une perspective historique, en évoquant des personnalités de divers horizons comme Israel Yaakov Kligler (1888-1944, éradication de la malaria en Palestine), Romain Gary, Arthur Koestler, Mohammed Amin al-Husseini, Yasser Arafat, Zuheir Mohsen, Bat Ye'or, Albert Cohen, Stefan Zweig, Frank Zappa. Il revient sur l’origine et l’évolution du sens du mot Palestinien au fil des décennies. Lors de son voyage en Israël, les personnes qu’il rencontre témoignent de la réalité de la coexistence entre juifs et arabes dans le pays. Il est également question des soldats israéliens, du quotidien Haaretz, de ce qui fait un peuple, de la question de qui prend soin des aidants, de la nécessité d’exprimer l’indicible (par exemple par la danse), de la mémoire familiale de chaque Israéliens dons laquelle se trouvent des morts, des sens à donner à l’affreuse phrase de Sartre disant que l’antisémitisme qui fait le Juif, de l’instrumentalisation de chaque déclaration. Les discussions avec son père et son grand-père sur la base de ses souvenirs apportent un témoignage de première main de ces deux générations précédentes. Au vu du constat dressé, une autre question revient régulièrement : où les Juifs peuvent-ils se sentir en sécurité de par le monde ?
Une bande dessinée pour parler de la place des Juifs dans le monde, en France, après les actes terroristes du sept octobre 2023 ? Joann Sfar le dit en cours de récit : il n’a pas d’autres armes que les livres et il sait leur impact dérisoire. Mais il n’a rien d’autre. Il raconte sa perception de la situation, au travers de sa culture, de ses connaissances sur le sujet, de ses rencontres avec ses amis avec des inconnus.la bande dessinée permet d’insuffler de la vie dans chaque individu, de rendre compte des émotions, tout en nourrissant son enquête avec des faits historiques vérifiés et quelques chiffres corroborés. Quelles que soient ses convictions, le lecteur voit sa compréhension du sujet enrichie, étoffée, ayant ressenti de l’intérieur l’état d’esprit des nombreuses personnes rencontrées. L’auteur a atteint son objectif. Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. L’essentiel.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication originale date de 2022. Il a été réalisé par Laurent Bonneau pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte cent-dix pages de bande dessinée.
Laurent conduit sa voiture sur une route de basse montagne avec les bas-côtés enneigés. Un panneau indique un virage un peu serré à gauche. Les glissières succèdent aux fossés sans protection. Un peu de verdure sur les côtés par moment. Un ciel entre gris et blanc, laissant parfois entrevoir un petit morceau de bleu. En son for intérieur, son flux de pensée se déroule. Il voit la route. Il sent le froid. Il respire profondément l’air glacé et il plonge dans ses songes que son dessin prolonge. Le paysage zigzague comme ses pensées. On s’enfonce dans la montagne. Recouverte par la neige, la surface de la terre s’aplanit. On continue d’avancer. Ici la lumière semble jaillir d’ailleurs. Les roches archaïques. Les arbres séculaires. Il écoute le bruit du silence qui craquèle sur cette neige immaculée. Il tente d’esquisser le profil de sa compagne. Elle est là. Elle respire. Ses soupirs l’inspirent. Il voudrait suivre le bruit de ses syllabes intimes à elle au milieu du silence extérieur. On voudrait souvent entrer en l’autre, savoir ce qu’il pense, ce qu’il veut. Âme, esprit, corps, quoi encore ? Il la dessine dans un mouvement de cœur. Trouver les mots pour parler d’elle, son aimée. On progresse dans cette nature que la neige, étonnamment, semble dissimuler. Un frémissement. Comme lorsqu’elle se penche derrière lui, ses lèvres sur son cou. Il la dessine. Il l’écrit. Il essaie, à sa manière, d’essuyer sur la buée des verres de ses pensées. Ça l’aide à la regarder et découvrir une autre figure enfouie en elle : celle, peut-être, de la première fois. La voilà arrivée. Cette vieille maison dans la nature. Il aime lorsque le paysage ne s’arrête plus. Il ne sent plus enfermé. Elle avance. Il sent un chemin se dessiner sous ses pas à elle dans l’immense lumière naissante.
Laurent est arrivé à la maison : il regarde sa compagne. Il se dit qu’il avance près d’elle, bien incapable aujourd’hui d’imaginer la vie sans sa présence auprès de lui. Un autre jour, un autre trajet en voiture sous un ciel grisâtre : Laurent se rend au centre pénitentiaire pour animer un atelier de bande dessinée. À nouveau les pensées coulent en flux dans son esprit : il se questionne sur les raisons d’entreprendre ce projet de bande dessinée. Pourquoi encore écrire et dessiner sur l’amour en plus de le vivre ? Serait-ce parce qu’une fois devenus parents, la source initiale de la famille qu’est le couple voit ses repères changer complètement ? Serait-ce une manière pour lui de prendre du recul sur ce nouvel équilibre ? Il arrête sa voiture, il éteint son téléphone et il range ses interrogations dans la boîte à gants. Là où il va tout moyen de communication autre que la parole physique est interdit. Il est amené à voir un autre monde. Un monde que l’on tient caché.
Rien que la couverture permet de savoir que cette bande dessinée adopte une approche particulière de la narration en accolant ainsi l’image d’un très gros plan sur le visage d’une femme (sans qu’il soit possible de déterminer ce qu’est l’arrière-plan) et en-dessous un mur rehaussé de barbelés, à l’évidence un mur d’enceinte soit d’un endroit à l’accès bien gardé, soit d’un endroit servant à enfermer. Le lecteur commence le premier chapitre : pas de numéro en bas de page, pas de phylactères ni de cartouches, juste un monologue intérieur et un homme qui conduit. Ce premier chapitre dure treize pages dont les onze premières sont structurées à l’identique : deux cases de la largeur de la page et un court texte entre les deux. Les deux dernières pages accueillent un dessin en double page. Sur ces vingt-trois illustrations, douze sont consacrées au paysage qui défile, ou plutôt la vision qu’en a le conducteur. Trois cases permettent de voir le buste du conducteur. Le reste correspond à ce qu’il voit en vue subjective, une fois arrivé chez lui. Les choix de technique de représentation apparaissent également assez particuliers : des contours pas tout à fait assurés, parfois avec un trait fin, parfois avec un trait plus épais, des traces de couleurs comme du crayon de couleur étalé par frottement avec un papier sur la planche, venant apporter l’impression de couleur naturelle à la surface sur laquelle elles sont appliquées, plus comme une impression, voire une sensation, que de manière naturaliste. Quant à lui, le texte évoque le sentiment amoureux de Laurent pour sa compagne, comment il appréhende cet amour.
Pour autant, pas de doute, il s’agit bien d’une bande dessinée : narration séquentielle & interaction entre le texte et les images, tout en étant assez éloignée d’une forme traditionnelle. Le récit est construit en dix chapitres, généralement séparés par une page blanche, entre sept et quinze pages chacun, avec une exception pour le septième composé d’un court texte sur fond blanc en une page. Le fil directeur de cet ouvrage correspond au flux de pensée du narrateur, que le lecteur a tôt fait d’assimiler à l’auteur lui-même. Tout commence avec un retour à la maison, un retour vers l’être aimé, qui aboutit au constat que Laurent est incapable d’imaginer la vie sans elle. Il ne s’agit pas d’une figure de style, mais bien d’une déclaration à prendre au premier degré : ce créateur ne dispose pas d’assez d’imagination pour pouvoir se figurer cette configuration. Ce constat l’amène à mettre en scène l’amour qu’il porte à sa compagne au travers d’abord de ce retour au foyer, puis dans une tentative de scène de dialogue au chapitre trois : de très belles images où il la suit dans la maison jusqu’à l’extérieur. Puis dans le chapitre cinq, au cours duquel il la suit et la dessine de dos alors qu’elle traverse une pelouse va se baigner nue dans un cours d’eau, une ode à la liberté et à la nature, en contraste total avec le chapitre précédent. Enfin dans le dernier chapitre où une autre déambulation le ramène à la suivre, toujours représentée de dos, réfléchissant à la notion de liberté, et à l’essentiel (dans la vie) : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. Le lecteur partage à la fois l’intimité des pensées très personnelles de l’auteur, et à la fois ressent des émotions universelles.
Du coup, il perçoit comme un contrepoint les autres chapitres (deux, quatre et six), comme construits pour obtenir un contraste maximal. Le bédéiste intervient dans un centre de détention pour un atelier avec les prisonniers qui s’y sont inscrits. L’ambiance change radicalement, ne serait-ce qu’en passant de couleurs chaudes à une morne grisaille bien plombée. Le décor lui-même se fait plus dur : tout en lignes droites bien tracées, des formes géométriques stériles et inhospitalières. Laurent se fait la réflexion que lui entre de son plein gré dans cette prison, alors que les individus qu’il va voir ne peuvent pas sortir. Il observe les effets de la privation de liberté sur eux : la promiscuité, le silence de ce fait impossible. Il sait qu’il ne fera connaissance avec eux que superficiellement, qu’il ne pourra percevoir que ce qu’ils accepteront de lui montrer. Il est frappé par la récurrence du thème des valeurs morales, tout en en percevant la relativité. Il se pose plusieurs questions, tout en ressentant fortement la souffrance incarnée dans les fils de fer barbelés. Dans le chapitre six, la grisaille au reflet d’acier met en avant le motif des barreaux : des espaces délimités, finis, et la réflexion d’un détenu sur les effets les plus dévastateurs, à savoir être renié ou même simplement jugé par sa famille. Le chapitre huit fait coexister des images de paysages magnifiques entre figuratif et conceptuel, avec l’aboutissement de la réflexion sur l’emprisonnement, le contraste entre monde clos et horizon ouvert, entre solitude choisie dans la nature et l’absence imposée de regard de l’autre sur soi.
Le lecteur arrive au chapitre neuf, totalement sous le charme de cette réflexion déambulatoire, un flux de pensées entre ressentis et réflexions, constats et émotions, une expression très personnelle d’une rare honnêteté, transcrivant une façon de voir le monde, à la fois par la manière de le représenter en images porteuses de la sensibilité de l’artiste, à la fois par ce que ses pensées disent de sa manière d’appréhender sa relation amoureuse, ainsi que sa capacité d’empathie à percevoir le ressenti de privation de liberté des détenus. L’avant-dernier chapitre prend le lecteur au dépourvu, en relatant un accident domestique horrible, générant une culpabilité quasi insurmontable chez l’auteur. Le caractère tout relatif de la liberté apparaît alors mis à nu, ainsi que la nature de l’essentiel. Le point de vue de Laurent sur le monde s’en trouve changé, encore moins égocentré, par la prise de conscience de ce qui est essentiel pour lui. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut alors percevoir la construction littéraire de l’ouvrage, bien plus qu’un simple vagabondage de pensées, ou d’une alternance de contraste entre vie personnelle libre et vie carcérale. Pour autant, la narration conserve son goût spontané et franc, honnête et venant du cœur. Ainsi la conclusion présente une force peu commune, entre la critique sur l’hypocrisie des hauts responsables toujours plus médiocres et la profession de foi sur l’essentiel : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté.
Un coup d’œil superficiel donne l’impression d’une bande dessinée d’art et d’essai, avec des dessins à l’allure empruntée et un flux de pensée égocentré. La lecture génère une impression bien différente : une vision personnelle au travers des images, et un ressenti plein d’humanité et de gratitude envers la richesse de sa vie grâce à sa compagne et la conscience de sa liberté par comparaison avec des détenus. Avec cette narration personnelle, Laurent partage des facettes intimes de son expérience de vie, et le cheminement vers ses convictions profondes.
Vous avez le Sans contact ?
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2023. Il a été réalisé par André Derainne pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-six pages de bande dessinée. Cet auteur a également réalisé Un orage par jour paru en 2021.
À l’aéroport Charles de Gaulle, les avions sont bien alignés, connectés chacun à leur passerelle, attendant les passagers. Une jeune femme parcourt une circulation dans la file de nombreuses personnes anonymes, l’esprit préoccupé. Les fourmis qui grimpent le long de ses jambes l’empêchent de marcher. Elle aimerait qu’elles s’en aillent. Elle aimerait accélérer le pas, répondre au téléphone qui vibre dans son sac, et aller aux toilettes. Pas nécessairement dans cet ordre. Ainsi troublée, elle éprouve l’impression de se déplacer dans une autre direction que le flux de passagers dont elle fait partie. C’est comme si elle est en décalage par rapport au flux bien ordonné, comme si les autres êtres humains se déplacent à dans un espace-temps qui n’est pas le sien. Elle s’extirpe de ce mouvement pour passer aux toilettes, puis se laver les mains, les passer dans un sèche-mains électrique à flux d’air. En sortant, elle active ses oreillettes sans fil et elle appelle son ami. Celui-ci lui l’informe que le jardin a un peu perdu de son charme, en espérant qu’elle n’est pas trop déçue : des sangliers ont mangé toutes les iris. La jeune femme répond qu’on dirait que les sangliers attendaient qu’elle s’en aille. Elle continue : il faudrait construire des barrières, inventer des pièges, elle ne se sait pas. Elle s’interroge : Pourquoi viennent-ils chez eux ? Le potager des voisins est très bien. Son compagnon indique que ce n’est pas tout : il a vu des petits aussi, il y en a sept. La jeune femme éprouve des difficultés à y croire : Sept marcassins, c’est une blague ? Elle se lamente sur son pauvre jardin.
Tout en discutant, elle a continué à marcher dans les couloirs sans fin, avec des individus qui passent autour d’elle, dans le même sens ou en sens contraire. Parmi eux, un père avec sa fille assise sur la valise à roulettes, une famille de trois personnes avec le jeune enfant tenant la main de ses parents de chaque côté. Elle s’arrête devant un panneau indicateur dont les logos signalent que les avions se trouvent vers la droite et les bagages vers la gauche. Elle se dit pour elle-même que ça se tente : à elle la France ! Elle change donc de destination et elle rappelle son compagnon. Chemin faisant d’un bon pas, elle lui fait observer qu’il a une drôle de voix depuis tout à l’heure… Il explique qu’il est resté au lit toute la journée, c’est pour ça. Elle le rassure en lui disant que ça passe vite six mois, et puis il viendra la voir. Il la détrompe : Ce n’est pas ça, lorsqu’il s’est levé, il a été pris de vertige, et depuis il a mal au ventre. Il trouve que le soleil est méchant en ce moment. Elle trouve ça inquiétant, il devrait peut-être appeler quelqu’un. Il la rassure : si demain il ne va pas mieux, il annulera le shooting et il prendra rendez-vous chez le médecin.
Mais qu’est-ce que c’est que ça ? De prime abord, ce n’est pas bien compliqué : une jeune femme qui est entre deux avions dans les couloirs impersonnels de l’aéroport Charles de Gaulle. Elle discute avec son compagnon, se promène dans cet environnement si particulier, saisissant une occasion de sortir pour humer l’air de Paris, pour s’échapper de ce lieu de transit, pour pénétrer dans un endroit identifié, un lieu avec de la personnalité. La narration visuelle repose sur des dessins aux formes simples, voire simplistes, colorées, avec des fonds de case régulièrement d’une couleur unie, et un jeu sur le positionnement des personnages, en particulier les anonymes qui se trouvent en décalage par rapport à la jeune femme, pouvant marcher aussi bien un ou deux mètres sur le côté, ou même à la verticale le long d’une bordure de case, voire dans ses cheveux en étant représentés comme minuscule. Le lecteur se rend compte que cette histoire prend fin au milieu de l’ouvrage : la seconde partie s’attache à suivre une autre jeune femme, pas nommée non plus, également en transit dans un aéroport, probablement le même. Celle-ci part d’une chambre d’hôtel, se rend à l’aéroport, et y constate que son avion est retardé de trois heures, un temps qu’elle va essayer d’occuper. Elle converse également avec un interlocuteur. Cette fois-ci, ce ne sont pas les autres passagers en transit ou en attente qui forment son environnement, mais les différents lieux de l’aéroport.
La couverture annonce explicitement les partis pris visuels de la narration : un avion représenté de manière très simplifié, une quantité de points lumineux composant une figure géométrique abstraite, tout en évoquant la complexité de la signalétique lumineuse des pistes de décollage et d’atterrissage. En effet, chacune des deux femmes est représentée de manière simple et douce : des traits de contour délicats pour la forme de leur silhouette, la seconde semblant un peu plus longiligne que la première. Les traits de visage se limitent aux yeux et sourcils, nez et lèvres, sans modelé du visage, sans ride ou grain de peau. Les chevelures sont différentes : une teinte blonde avec des reflets de gris pour la première, des cheveux noirs de jais pour la seconde. Les autres êtres humains de passage commencent par de simples silhouettes de profil avec des tenues vestimentaires différenciées, des coupes de cheveux particulières. Puis les individus marchent en parallèle de la protagoniste, éloignés de plusieurs mètres, représentés comme plaqués sur le mur, mélangeant la perspective du dessin, et la distance dans l’esprit de la jeune femme. Une poignée d’individus passent plus près d’elle et disposent de traits de visage a minima comme elle, et il en va également de même pour ceux qui croisent la deuxième protagoniste. Le lecteur ressent cette distanciation comme étant la perception et le ressenti qu’en ont l’une et l’autre.
L’autre aspect singulier de la narration visuelle apparaît également dès la première page. Celle-ci contient deux cases de la largeur de la page, et celle du dessous constitue un fond uniformément gris traversé par un tube vert en coupe, avec une petite pente dans le premier quart, puis plat, emprunté par les voyageurs, une passerelle aéroportuaire fermée, déjà de couleur verte dans la première case. Cette représentation tient à la fois de l’épure simplifiée, du schéma basique, tirant vers le pictogramme ou l’idéogramme des panneaux de signalisation et de direction. L’artiste joue également avec des associations visuelles : par exemple le reflet du disque solaire sur un mur est similaire à celui des plafonniers dans certains couloirs. Par la suite ce disque jaune peut apparaître dans une case, dissocié de tout contexte rappelant aussi bien l’un que l’autre. Devant un ascenseur, le signal lumineux indiquant une cabine arrivant à la montée devient assez flou pour être identique à l’une des balises lumineuses sur la piste. Dans la seconde partie, cette similitude visuelle fait se rapprocher les étoiles dans le ciel des points d’éclairage diffus dans certains couloirs. Cela induit, chez le lecteur, un automatisme d’association conscient ou inconscient entre différents éléments hétérogènes dont l’apparence de la représentation devient très proche.
Dans la seconde partie, l’artiste se focalise plus sur la transformation des lieux, par simplification, par rapprochement, ou encore par paréidolie. Page trente-quatre un avion part ; page trente-cinq un avion arrive. Dans les deux pages suivantes, des cases disposées en trois bandes de deux, des cases noires avec des taches de couleur et une mince ligne continue de couleur, ou discontinue en pointillés irréguliers. Le contexte permet de comprendre qu’il s’agit de l’impression visuelle des pistes de décollage la nuit. Pour les deux pages suivantes, même disposition de cases et des points blancs, d’abord un seul sur la troisième case, puis de plus en plus : il neige, sans aucun texte ou mot. En soi, rien de d’extraordinaire, à ceci près que cela installe ces motifs visuels dans l’esprit du lecteur qui va immédiatement les identifier par la suite, même si le contexte ou l’objet est différent, comprenant que ce motif est également rémanent dans l’esprit de la jeune femme, provoquant des associations d’idées ou de sensations par automatisme. Elle n’arrive pas à dormir et va déambuler dans les allées, vestibules et halls, où elle ne croise que quelques rares êtres humains. L’artiste isole un élément de décor ou un autre sur un fond vide, créant ainsi une sensation de détachement, d’irréalité, de perte de sens pour ces morceaux isolés de leur contexte.
L’intrigue passe au second plan dans l’esprit du lecteur captivé par l’expérience visuelle, quasiment hypnotique. Pour autant, la première femme découvre qu’elle a quelque chose à dire à son compagnon, et la seconde se retrouve coupée de tout contact et se parle à elle-même. L’une et l’autre font l’expérience de cette coupure du monde normal, dans cet endroit dont la seule fonction est de passer d’un avion à un autre, et d’attendre. La narration visuelle donne à voir la déréalisation que les lieux provoquent en ces deux êtres humains, l’impersonnalité et l’impermanence, deux forces destructurantes annihilant l’intime et la continuité. Dans un premier temps, il semble au lecteur que le seul point commun entre les deux parties soient les lieux. Après coup, il compare ce qui s’est opéré en chacune des deux femmes. La première a appris une information très personnelle dans ces lieux impersonnels, ce qui a changé sa vie de manière significative. La seconde est arrivée en état d’agitation irrépressible et l’étrangeté irréelle de l’aéroport en période nocturne a eu un effet inattendu sur elle. L’une et l’autre se sont adaptées chacune à leur manière à ce lieu de passage, leur propre situation les amenant à un comportement différent.
Une bande dessinée singulière. Par son intrigue très simple et très linéaire, scindée en deux parties dont le seul point commun est l’aéroport et le fait qu’il s’agisse de deux femmes. Par sa narration visuelle : des effets impressionnistes et expressionnistes, des éléments abstraits, des structures conceptuelles, vingt-et-une pages silencieuses, des pictogrammes, autant de composants qui participent à la fois à la déréalisation et à une expérience sensorielle extraordinaire. Un voyage singulier.
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Chapungo
Ce qui arrivera et ce qui se passera ne le sera que par ta volonté. - Il s’agit d’un recueil qui regroupe trois récits indépendants du même auteur. L’édition originale date de 2014. Il a été réalisé par Sergio Toppi (1932-2012) pour les scénarios et les dessins. Il s’agit de bandes dessinées en noir & blanc. Tzoacotlan 1521, initialement paru en 1976, douze pages - Ils arrivaient… sur leurs effrayants animaux, les étrangers à la peau claire étaient toujours plus proches comme monte une marée mortelle. Noctezuma était tombé. Avant lui, ses cités et ses grandes armées. Le chef de la tribu qui les commandait, il nourrissait les plus grandes inquiétudes pour leur peuple. Il se rendit alors chez leur grand-prêtre, il était très vieux, c’était un saint homme, il parlait aux dieux. Mais lui, il était le chef, il pensait à leur peuple, à ceux qui vivaient, à ceux qui commençaient à peine à vivre, à ceux qui vivraient plus tard et il était en grande peine pour eux. Il était jeune, de haute lignée et il était un guerrier. Il voulait que les dieux les aident. Pour finir Quématzin céda à ses prières. Puis il parla, son regard était tranchant comme une lame obsidienne. San Isidro Maxtlacingo 1850, initialement paru en 1978, vingt pages – Dans un petit village au Mexique, un beau señor habillé de blanc séjourne pour du tourisme, sur les conseils de son ami Catherwood qui lui avait conseillé de se rendre dans ce pays. Tous les autochtones qu’il croise lui donnent le même conseil : aller à Sans Isidro. Lui en a plein les bottes de ce Mexique, chaleur, fatigue et jungle d’où émergent des visages de pierre hallucinés, des vestiges incompréhensibles, la soif et la sueur toujours. Et maintenant à cause des conseils de cet exalté, il se retrouve dans ce coin misérable et perdu, où il ne pleut pas depuis des mois. Il est écœuré de soleil, de vieilles pierres baroques, de routes poussiéreuses, et désertes. Il lui faut à tout prix repartir le lendemain avec la diligence. Ils commencent à lui courir sur les nerfs, les gens du coin avec leur air sournois et leur harcèlement de cigales. Du fait des conséquences de la sécheresse, la diligence ne part pas, et le Señor finit par se décider d’aller visiter San Isidro pour échapper à ce bled et aux villageois. Chapungo, initialement paru en 1985, quatorze pages – Deux pilotes à bord d’un avion à hélice survolent une chaîne de montagnes. L’un des deux est inquiet, il demande à l’autre si le moteur droit perd des tours. Son collègue le rassure : tout va bien, mais c’est vraiment un sale coin. Il se souvient du pilote mexicain, c’est justement par ici qu’il est tombé, il y a quelques années, avec un beau chargement, un sacré paquet de dollars en or à ce qui se disait. L’avion a disparu dans les montagnes et n’a jamais été retrouvé malgré les recherches. Au sol, deux frères, Chapungo et Hindalecio voient passer le petit avion. Le premier est convaincu qu’il en aura un comme ça un jour. Le second le morigène : son petit frère ne fait rien pour l’aider. Une couverture des plus énigmatiques qui frappe par sa composition : les deux tiers de blanc pour la partie supérieure, ce personnage à la tête composite entre un visage de personne âgée à la forme de nez très particulière, une coiffure ou une excroissance qui pourrait aussi bien être un couvre-chef que de nature organique, entre développement tératologique et augmentation corporelle de type science-fiction, sans oublier la superbe mise en couleur, avec ces nuances de vert entre profondeur marine et jungle. Puis vient l’illustration en double page sur la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis : un groupe de quatre personnes dans la grand-rue d’un village, de dos, tournées vers le fleuve ou passe un navire à vapeur équipé d’une roue à aube, deux murs de pierre de part et d’autre de la voie, avec une maison modeste à gauche, et une magnifique demeure munie d’une tourelle à droite. Le rendu apparaît très sophistiqué, un noir é blanc, dans lequel l’artiste utilise aussi bien des traits de contour traditionnels, que des hachures irrégulières, des petits traits de textures, du mouchetis pour les montagnes en arrière-plan, des aplats de noir aux contours irréguliers, pour une sensation extraordinaire de chaleur, de pierre, de cours d’eau totalement au repos, de végétation luxuriante. Le lecteur comprend qu’il s’agit de deux illustrations sans rapport avec les trois histoires courtes, mais totalement envoûtantes et pleines de promesses. Dans ces trois récits, le lecteur est frappé par la liberté de la narration visuelle. L’artiste ne se sent pas tenu par le format de cases rectangulaires alignées en bande. Dans la première page de la première histoire, deux personnages font face au lecteur dans une posture assise, alors que le dialogue laisse à penser qu’ils se font face, le tout étant agrémenté d’un texte en commentaire dont la bordure serait plutôt celle de l’illustration puisqu’il est écrit sur fond blanc sans bordure à gauche ni en haut, et enfin un phylactère pour le chef s’adressant au chaman. La construction des deux pages suivantes se rapproche de cases sans forcément de bordure, avec quand même les personnages qui débordent soit sur la case supérieure, soit sur celle de droite. Pour la planche suivante, c’est à nouveau une illustration unique : le chaman en train de parler dans un double phylactère, avec deux têtes dans l’ombre de son corps à droite, venant illustrer la personne dont il parle. Les deuxième et troisième planches de San Isidiro Maxtlacingo s’apparentent plus à une illustration chacune accompagnée d’un court texte. Dans la cinquième planche, quatre chevaux tirant une carriole occupent l’équivalent de la case en haut à droite de la page et celle en bas à gauche dans un unique dessin suivant cette diagonale, pour un effet narratif clair et remarquable. Deux pages plus loin, un morceau de végétation apparaît en colonne sur toute la hauteur de la page, les cases horizontales étant accrochées comme des panneaux sur ce mât. Le dernier récit retrouve un format de cases disposées en bande, plus classique même si certaines cases sont comme en insert, et si certains personnages débordent sur plusieurs cases. Les représentations elles-mêmes mettent à profit de nombreuses possibilités du dessin : de petits traits de textures pouvant évoquer les techniques de gravure de Gustave Doré (1832-1883), de solides aplats de noir donnant du poids à un élément visuel, des traits fins courant en parallèle par exemple pour les chevelures, des mosaïques de petits motifs variés pour la décoration d’un manche de poignard sacrificiel, des surfaces blanches se confondant avec le blanc de la page, des mouchetis de noir ou des mouchetis de blanc, des griffures sur une surface noire, des cercles parfaits pour le soleil, des zones ou des traits partiellement effacés, des traits enchevêtrés jusqu’à former des figures abstraites ne prenant leur sens que dans le contexte du reste de la case ou de la planche. Le lecteur peut très bien ne pas prêter attention à toutes ces techniques, et ne ressentir que les impressions très diverses qu’elles produisent. Il se rend compte également qu’il ralentit parfois sa lecture, voire qu’il s’arrête, le temps d’une image saisissante : le chef portant ses armes et ses signes de pouvoir, une cascade dans une formation géologique singulière, une mitrailleuse lourde crachant la mort, des visages de pierre hallucinés émergeant de la jungle dense, des cactus, un modèle réduit d’avion à base de bouts de bois bruts, un chapeau très fatigué pour Hindalecio le frère de Chapungo, etc. Tous ces éléments visuels participent à transformer chaque environnement en une fantasmagorie. Chaque nouvelle raconte une histoire simple et directe : l’asservissement des populations autochtones par l’envahisseur espagnol en 1521 au Mexique, le racisme ordinaire d’un Espagnol effectuant une forme d’ancêtre du tourisme au Mexique, et l’obsession d’un paysan souhaitant retrouver la carcasse d’un avion dans les montagnes, qu’aurait vu son défunt père. Toutefois l’aspect fantasmagorique de ces récits incite le lecteur à les aborder comme des contes. Dans le premier, une intervention divine, ou l’illumination du chaman couplée à coïncidence trop belle pour être vraie, met en avant le prix à payer pour voir sa volonté se réaliser (un sacrifice humain rituel), ainsi que l’inéluctabilité du destin, ou de l’Histoire en marche. Le chef aura beau eu se battre pour son peuple, et sacrifier ce qu’il a de plus cher, cela ne changera rien à l’avancée des conquistadors. La deuxième nouvelle peut faire penser à une atmosphère à la Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), avec cet homme qui succombe à un rituel surnaturel du peuple autochtone. Enfin la dernière met en scène le comportement monomaniaque d’un individu qui ne voit le monde qu’au travers de ce prisme, avec une tendance paranoïaque affirmée. Ainsi, tout étranger devient un individu ayant pour seul objectif de contrarier sa progression vers le but obsessionnel qu’il s’est fixé, et doit être éliminé. Dans un moment ironique, l’obsession du frère pour l’or ne rivalise pas d’intensité avec celle de Chapungo, qui de fait prévaut une nouvelle fois. Pour un lecteur néophyte, ce recueil de trois histoires courtes constitue une belle opportunité de découvrir l’art singulier de conteur de Sergio Toppi, sa liberté dans la narration visuelle, sa maîtrise du récit court pour raconter une histoire au premier degré, avec un second niveau de lecture comme un conte. Pour le lecteur appréciateur de ce créateur, il retrouve toute sa maîtrise des techniques de dessins, de construction de pages, de capacité à générer un léger décalage fantastique, aussi séduisant que fatal. Image client
La Callas et Pasolini, un amour impossible
Il y a un football de prose et un football de poésie. - Ce tome contient une histoire complète qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur La Callas (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’une des plus célèbres cantatrices d’opéra) ou sur Pasolini (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’un réalisateur de film à la réputation sulfureuse). Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Sara Briotti pour les dessins et la couleur. Il comprend quatre-vingt-huit pages de bande dessinée. Il débute avec une préface d’Emmanuelle Trevi qui évoque les affinités entre les deux artistes, ainsi que les circonstances de la réalisation du film Médée. Il se termine par un article de cinq pages illustrées de croquis de la dessinatrice, rédigé par Alain Duault et intitulé : Les hommes de Callas. Viennent enfin les remerciements des deux auteurs. En ce mois de septembre 1969, la saison est douce encore, à Rome. Une réception que donne Maggie van Zuylen, une amie proche d’Aristote Onassis, ouvre l’éventail qui va du raffinement à l’ostentation, avec des invités riches et en habit de soirée. À l’étage, en-dessous, dans une magnifique robe de soirée, Anna Cecilia Sophia Maria Kalogeropoulos, regarde un film qui passe à la télévision, une flute de champagne à la main. Elle est plus connue sous le nom de Maria Callas qui lui sera donné par son père à ses 22 ans. Sur l’écran, passe le beau visage d’Ingrid Bergman, filmé par Roberto Rossellini. Ce visage, Maria le scrute avec intensité. Elle croit comprendre ce qu’il se passe, ce que vit Bergman, dans ce film pauvre et juste, mélancolique et généreux. Et qui parle de deux solitudes, deux incompréhensions qui, lentement, lentement, se rapprochent. Elle est interrompue par une voix qui lui annonce qu’ils sont arrivés. Eux… Burton et Taylor, couple mythique, superbe mais rongé par les tabloïds et l’alcool. Elle, elle tourne The only game in town, à Paris sous la direction de George Stevens. Elle a pris du poids, elle tente de se reprendre. Une fois encore… Lui, boit. Son talent est intact. Sa voix prodigieuse mais il a du mal à récupérer son image… Quelque chose de son existence semble s’éloigner, se perdre. Il sourit beaucoup. Un sourire des dents et des lèvres. Un sourire sincère quand arrive Maria. Richard Taylor se lève et va saluer Maria, lui demandant où elle était passée. Elle lui répond qu’elle regardait un film, et lui fait observer que pour ce même génie latin, il lui a piqué Franco Zeffirelli pour La mégère apprivoisée. Il lui rétorque qu’elle va se rattraper avec Médée, et s’étonne que le réalisateur ne l’accompagne pas. Elle aussi s’inquiète que Pier Paolo Pasolini ne soit pas encore arrivé. Cet homme est tout à la fois, un écrivain, un poète, le cinéaste de L’évangile selon Saint Matthieu et de Théorème. Il se trouve non loin de là attablé dans un café : il tente de raisonner son amant, le grand amour de sa vie, Ninetto Davoli qu’il a rencontré lors du tournage de La Ricotta. Le réalisateur dit à son amant qu’il ne peut pas aimer cette femme, que ça lui passera. Le jeune homme reconnaît tout ce qu’il doit à Pasoli, tout en indiquant que Patrizia lui apporte une stabilité, une certaine sécurité aussi. Dehors une bagarre de rue a éclaté. Un récit retraçant les relations entre Maria Callas (1923-1977, Maria Anna Cecilia Sofia Kalogeropoulos) et Pier Paolo Pasolini (1922-1975) : pourquoi pas ? Le lecteur peut être attiré par sa connaissance et son appréciation de la bibliographie du scénariste, par les planches d’une finesse remarquable, ou encore parce qu’il apprécie la cantatrice ou le réalisateur. Toutefois un incipit l’avertit que ce récit est fictionnel. S’il est respectueux de la chronologie de la vie des protagonistes, il n’a pas vocation à en offrir une lecture biographique. En page trente-cinq, un journaliste âgé interroge la diva et explique son objectif : fixer juste des moments, des moments plutôt heureux et tenter de leur rendre leur durée, leur étirement, comme une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, des rencontres qui embellissent, des rencontres qui abîment… Un amour impossible sur le temps qui se délite. Le lecteur peut reconnaître là l’approche souvent utilisée par le scénariste dans d’autres de ses séries, un savant dosage entre la réalité historique et l’intuition ou la projection. D’ailleurs personne ne peut prétendre savoir ce qu’il se passait réellement dans la tête de cette femme ou de cet homme pendant ces moments. Pour autant, tout du long du récit, le lecteur peut relever moult détails attestant de l’investissement des auteurs dans une reconstitution la plus minutieuse et rigoureuse qui soit. Dès la première case, le lecteur est saisi par la densité d’informations visuelles et la minutie : une vue en plongée inclinée de la terrasse avec vue sur le parc, où se déroule la fête. Il dénombre une quarantaine de personnages, dont les six membres de l’orchestre, les deux serveurs au buffet, un autre en train de passer avec plateau sur lequel reposent des flutes de champagne, des invités tous distincts. Il peut prendre le temps d’admirer chaque robe de soirée, chaque coiffure, et il constate que même les tenues de soirée des hommes présentent des différences. Il prend un peu de recul et il constate qu’il est possible d’apercevoir le dôme du Saint-Siège en arrière-plan. Il ramène son regard sur l’environnement immédiat et il voit les fenêtres, les persiennes, les statues, les guirlandes, et même quelques petits bouts de papier colorés voleter au vent pour un air de fête. Il passe à la deuxième case et le même ravissement se produit : la robe de Maria Callas, la décoration très ouvragée des murs et plafond, le lustre, le modèle de canapé, les plantes en pot. Dans la troisième case, il peut détailler les bijoux de la cantatrice, ainsi que le seau à champagne, les motifs du papier peint, la forme des boiseries de la fenêtre. Dans la dernière case de la page, il peut lire la marque du téléviseur, cohérente avec l’année et le pays. Il prend conscience qu’il a adapté son rythme de lecture à la densité d’information, que chaque case se lit facilement et avec plaisir, sans impression d’indigestion. Il voit que la mise en couleurs s’inscrit dans un registre naturaliste et qu’elle participe à la clarté de chaque détail. Une reconstitution et une description d’une richesse incroyable et roborative, sans rien perdre en délicatesse. Pour la deuxième séquence, celle qui se déroule dans un café entre Pasolini et son amant, la narration visuelle conserve les mêmes caractéristiques, en particulier la densité d’informations dans chaque case. Le lecteur peut détailler l’aménagement et le mobilier du café, la façade de l’immeuble qui l’abrite, les marques d’alcool, les tatouages du barman, ainsi que la bagarre dans la rue, et son incidence sur la conversation une fois finie. Alors que le réalisateur repart dans sa belle voiture, le Colisée est présent en fond de case. L’investissement de la dessinatrice ne faiblit à aucun moment, alors même que le scénario suit le couple dans des endroits très différents, une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, ainsi que le tournage de Médée en extérieur dans un désert en Turquie, le quartier de Brooklyn où elle a grandi, son appartement à Paris avenue Georges Mendel, une manifestation d’étudiants à Rome. Le scénariste s’en tient au déroulement factuel, et l’artiste consacre le temps nécessaire à chaque plan, scène intimiste ou scène de foule, quelle qu’en soit la localisation. Elle restitue la configuration des lieux, en respectant les caractéristiques de l’époque, qu’il s’agisse de la Viale Policlinico devant le mur d’Aurélien recouvert d’ex-voto, de l’intérieur de la basilique Saint-Pierre dans un dessin en pleine page d’une munificence éclatante, ou des différents quartiers d’une favela. Ainsi, le scénariste consacre un deuxième album à ce réalisateur, après Pasolini. Pig ! Pig ! Pig ! (1993) avec Massimo Retundo dans la série Grands écrivains. Il choisit un angle différent : la relation improbable entre la diva Maria Callas, adulée par tous de son vivant, et le poète militant et homosexuel. Un amour impossible, et en même temps la rencontre de deux individus qui va au-delà de l’amitié. Régulièrement, le lecteur constate que le scénariste intègre des éléments passés à la postérité, une déclaration, un extrait d’interview ou de biographie officielle. Dans le même temps, il a pris soin de préciser qu’il interprète la dynamique et le cœur de cette relation à sa convenance. Il donne à voir cette relation de différentes manières. Au premier degré, il met en scène leurs rencontres, à une soirée mondaine, pour le tournage de Médée, lors de ce séjour déconcertant dans une favela. Dès la première séquence, il établit une comparaison : les caractéristiques de la relation entre Elizabeth Taylor (1932-2011) et Richard Burton (1925-1984) et leur désenchantement, par rapport au mal de vivre de La Callas et de Pasolini. Puis il évoque la manière dont le réalisateur envisage l’actrice, met en valeur une facette de sa personnalité dans son film, tout en soulignant qu’elle comprend ce qu’il fait et qu’elle est consentante. Il est question de l’enfance de la cantatrice et de ce qu’elle a sacrifié pour arriver à un tel degré d’excellence, de la même manière que le poète évoque ses engagements. Il apparaît alors qu’elle est contrainte de continuer à être ce que le public perçoit d’elle, à exceller en tant que cantatrice, et lui se heurte au fait que sa propre réussite lui a apporté une aisance matérielle qui transforme son rapport au monde, il n’est plus affamé au sens propre comme au figuré, et il est considéré comme un transfuge par les démunis. Pour ces raisons, ni l’un ni l’autre ne peuvent s’intégrer aux habitants de la favela, qui les considèrent comme des touristes, bienveillants, ou aussi des nantis se comportant comme dans un zoo. Le parcours de vie a transformé l’un et l’autre, que ce soit la discipline du chant au plus haut niveau, ou l’exigence personnelle, ne leur permettant plus de revenir à un état antérieur de développement, à la rage qui anime les jeunes se préparant au match de foot dans la favela. Pour autant, ils en viennent à se reconnaître dans la manière dont les circonstances contraignent à une forme de vie. La pauvreté et la violence pour les habitants de la favela, la célébrité, l’image que les autres ont de La Callas et de Pasolini, le métier de cantatrice inégalée, la rébellion chevillée au corps nourrie par le comportement homophobe de la société. Le lecteur se souvient alors de la citation du réalisateur mise en exergue : Dans ce monde coupable, qui se contente d’acheter et de mépriser, le plus coupable, c’est moi, desséché par l’amertume. Peu importe ce qui a attiré le lecteur vers cette bande dessinée, il plonge dans une expérience de lecture d’une consistance peu commune et d’une rare intensité. L’artiste réalise des planches d’une minutie descriptive peu croyable, donnant à voir chaque lieu avec une précision les rendant tangible à un degré exceptionnel, et il en va de même pour les personnages. Le scénariste raconte cette relation improbable entre ces deux créateurs extraordinaires, leur conférant une réelle personnalité découlant de leur parcours, et une humanité générant une forte empathie. Le lecteur la ressent pleinement, l’agent et le confort matériel n’effaçant pas les blessures intérieures de ces deux êtres humains et les souffrances qui en découlent.
Corto Maltese (Diaz Canalès & Pellejero)
Quand j'ai avisé le Corto de Pratt, j'ai découvert avec surprise que les cinq opus de Diaz Canalès et Pellejero n'étaient pas enregistrés sur le site. Pourtant Casterman leur attribue les numéros 13 à 17 dans la liste principale des aventures du marin. La série Vivès/Quenehen étant à part. C'est avec joie que je comble ce manque car j'ai beaucoup apprécié les propositions des deux auteurs espagnols. Tout en respectant à la lettre le cahier des charges du personnage Corto, Diaz Canalès propose des scénarii originaux très bien construits qui nous renvoient dans l'espace et le temps du marin pirate. On retrouve cette ambiance des années 1910/1920 ( 1924 pour Berlin) où Diaz Canales pioche dans cette fin d'aristocratie, ce chaos issu de la Grande Guerre, cette aversion du colonialisme ou ce regard tendre pour les causes perdues des minorités opprimées quelles soient Irlandaises ou Dayak, Juives ou Mexicaines. Mais Corto ne serait pas lui-même sans ses rencontres avec ces princesses des cinq continents fières et libres, ni cette poésie qui sourde de son voisinage avec Jack London, Henri de Monfreid ou de Constantin Cavafis. J'ai même trouvé le Corto de Diaz plus lisible que celui de Pratt dans ses réparties philosophico ironiques qui clouent ses adversaires dans leur médiocrité vénale. Seul Ras tire son épingle du jeu dans cet affrontement de bretteurs. En effet Diaz Cavales ressuscite tous les Anciens de Raspoutine à Bouche Dorée dans un maelström mystique et ésotérique qui rappelle que tout n'est pas que rationalité dans l'univers de Corto. Pellejero s'en tire admirablement bien. Il reste dans l'ambiance insufflée par Pratt tout en gardant sa patte. La ligne est plus claire mais ici aussi gagne en lisibilité. La gestuelle minimaliste avec cette succession de cases de profils qui ne changent que d'un micro détail nous fait prendre conscience du temps Maltésien dans ces silences du possible ou pas. Les extérieurs sont presque effacés mais toujours très travaillés et nous rappelle que Corto est partout à sa place et surtout dans les endroits les plus improbables. Une belle mise en couleur moderne avec de nombreux contrastes complète le plaisir de la lecture. Je suis un fan du personnage et je me suis régalé à cette suite proposée par les deux auteurs. Du très beau travail.
Big Man Plans
Toujours aussi bon à la relecture. Même si l'effet surprise de la première lecture n'est plus présent. Histoire d'une vengeance naine, mais pas gratuite. Scénario bien ficelé nous amenant à être derrière le bourreau et à le comprendre, à compatir sur sa vie de "merde". Pas une fausse note, de l'humour noir de merde, par-ci, par-là, comme je l'aime, comme l'intro dans le bar et la grenade cachée sous la tasse. Déchaînement de violence d'un petit homme, qui au final ne cherchait qu'une chose, l'amour.
Fragile
Une rencontre cache à tous les coups la possibilité d’un miracle. Celui de l’autre. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Mathilde Ducrest pour les dessins, les couleurs, le scénario et le lettrage. Il comprend cent-soixante-dix-sept pages de bande dessinée. Cet été-là, les pies s’étaient montrées particulièrement voraces. Emily est montée sur une petite échelle pour cueillir les cerises, pendant que Pia, une femme à la retraite, en ramasse par terre en pestant contre les pies qui ont fait un carnage. Elle indique à Emily qu’elle peut descendre, tout en continuant de pester contre les oiseaux, car ils ne pensent qu’à bouffer ses fruits. La jeune femme sourit en faisant observer l’ironie de s’appeler Pia alors qu’on déteste les pies. Elle vit chez Pia depuis sa première année de fac. En échange du loyer, elle s’occupe pour la dame âgée, des affaires qui l’ennuient. Certaines tâches ménagères. L’entretien de la maison. Le bazar administratif. Ça arrive à Emily de tout laisser en plan pour se concentrer sur les cours, ses copines ou le reste. Quand ça lui arrive, Pia lui en tient un peu rigueur. Rien n’a plus d’importance aux yeux de Pia que son jardin. Le toit du monde pourrait s’écrouler que ça lui serait égal, tant qu’elle garde les mains dans la terre. Mais même si voir les oiseaux malmener son petit paradis lui a déjà valu de traverser une à une toutes les étapes du deuil… avec parfois quelques réminiscences de colère, voire du déni… clamer qu’elle déteste tous les oiseaux, c’est faux. Pia est comme ça. Elle exagère. Elle romance. Elle ressasse, prospecte et instrospecte. C’est son truc. C’est au tour de Pia d’ironiser et de déclarer que la véritable vocation de sa résidente, c’est d’ouvrir une enseigne de restauration rapide pour volaille. Les deux femmes sont passées dans la cuisine, et Pia s’affaire à préparer les confitures. Elle informe Emily que cette dernière mangera seule le lendemain, car elle a une réunion avec le comité des médaillés Benemerenti. Elle ne va pas recevoir une médaille, mais elle organise la cérémonie. Emily éprouve toujours des difficultés à croire que Pia a passé quarante ans dans le même village. Sa logeuse répond que la génération d’Emily ne sait rien faire plus de dix minutes. Elle ne critique pas forcément, car elle aussi, à l’époque, aurait bien aimé pouvoir tout envoyer promener de temps en temps. Elle voulait être patronne de son propre établissement. Mais son Lény a dit que c’était exclu, que si elle prenait un bistro, il s’en allait. Or elle, elle est quelqu’un d’ordinaire. Elle développe : la vie, c’est avant tout des devoirs. Une marche à suivre. Surtout pour les gens ordinaires. Et rester loyale à la recette a parfois du bon. Elle enfourne la tarte qu’elle a préparé tout en devisant, et demande à Emily de leur servir un verre. La jeune femme constate qu’il ne reste plus de rosé, et elle prend la bouteille de Limoncello dans le réfrigérateur. Puis elle en sert deux verres. Les deux femmes trinquent, et Pia propose de faire une partie de cartes. Une couverture aux couleurs douces, avec une jeune femme alanguie et des fleurs où volètent des papillons : difficile de ne pas y voir une touche de féminité, sans pour autant savoir ce que désigne l’adjectif Fragile. En effet cette sensation perdure tout du long du récit. L’autrice a choisi une palette de couleurs douces, pastel, pour des ambiances lumineuses ensoleillées, dégageant un calme de chaque instant. Le vert pâle du jardin, l’orange tirant vers le rose du salon, le violet entre parme et mauve, le bleu nuit, tout n’est que douceur. Sauf que de temps à autres, le lecteur observe que les couleurs foncent, sans pour autant rompre le charme. L’artiste navigue avec grâce entre teintes réalistes, et glissement vers l’expressionnisme. Quand Pia se trouve dans sa salle de bains, elle commence par se regarder dans le miroir et sa peau a pris une teinte verte rendant compte de la buée qui s’imprègne de la couleur du carrelage. Alors qu’elle sort de cette pièce pour entrer sa chambre, le naturalisme reprend ses droits avec la lumière naturelle. Tout est soigneusement accordé, avec de temps à autres des effets saisissants. La minutie de la mise en couleurs de la page quatre-vingt-quinze quand Emily découvre la luxuriance de la serre et l’escalier qui mène à l’étage. La nuit violette en début de soirée dans un appartement accompagnant l’irréalité de la présence de la pleine Lune qui n’est en fait que le reflet d’une ampoule dans une vitre. La couleur très foncée de l’habitacle de la voiture de Suzanne Rascines, tellement dure par rapport au teint de peau des jeunes filles. De fait, le récit raconte le début d’amitié entre deux jeunes femmes fréquentant la même université, mais des facs différentes, d’origine sociale opposée, l’une au physique superbe, l’autre en surpoids. La première, Emily, va se retrouver à travailler pour l’autre, Suzanne, en promenant son chien. L’une habite chez une vieille dame, l’autre dans la magnifique demeure avec un véritable domaine, chez ses parents. Il s’agit d’une histoire dont les hommes sont pratiquement absents. Pia évoque son époux Lény une fois et il apparaît une fois dans une photographie. Suzanne évoque son père qui figure partiellement dans quatre cases réparties sur les pages quatre-vingt-quatre et quatre-vingt-cinq. Emily évoque rapidement une relation amoureuse terminée. Et c’est tout. D’une certaine manière, il s’agit de la succession de scénettes de la vie quotidienne : des discussions pour apprendre à se connaître entre Suzanne et Emily, des discussions entre jeune femme et personne à la retraite pour Pia et Suzanne. Il est question de tâches de la vie quotidienne, de préparer une tarte, de jouer aux cartes (le putze, une variante du Jass), de la médaille Benemerenti, de l’espace féminin après la fin de la seconde guerre mondiale, des harpes éoliennes, des différences de milieu social, du comportement des parents perçus par leurs enfants, du plaisir de contempler un chien se prélasser au soleil, de se rendre à la station de lavage pour voiture avec son père, de la manière dont le soleil peut embraser une construction de mille reflets, et bien sûr de l’amitié. Dit comme ça, la première impression peut sembler peu palpitante. Toutefois l’expérience de lecture s’avère différente, grâce à la narration visuelle. L’artiste utilise un mélange de formes avec un contour, et de couleur directe. Les traits de contour prennent la couleur de la forme qu’ils détourent dans une teinte plus foncée, sans jamais de trait noir, ce qui donne une allure plus organique à chaque élément. Dans un premier temps, ils ne semblent délimiter que les éléments les plus importants dans chaque case, la couleur directe se chargeant du reste de la représentation. Toutefois, le lecteur fait le constat que cette proportion varie fortement en fonction de la séquence et en fonction de l’environnement. Les traits de contour prennent régulièrement la première place, par exemple pour la façade du pavillon avec sa terrasse, sa table et ses chaises de jardin, pour le salon avec son canapé, sa table basse, son tapis et les lattes de parquet, pour les différentes parties de la demeure des Rascines et en particulier sa magnifique verrière, pour l’intérieur d’un autocar, pour la grande terrasse avec sa piscine, etc. La technique de la couleur directe prend le devant pour un feu de forêt, les harpes éoliennes, les séquences en forêt, les scènes baignant dans une lumière particulière, artificielle ou nocturne, etc. Les traits de contour étant de couleur, ils se fondent parfois avec la mise en couleur pour des effets poétiques, déréalisants, révélant la sensibilité de l’observateur. Le lecteur ressent inconsciemment que le regard porté par l’artiste est chargé d’une sensibilité sur les impressions produites par chaque environnement en fonction de l’état d’esprit d’Emily, ou de Pia, ou de Suzanne. Il peut ne pas s’en rendre compte, juste se laisser porter par ces représentations un peu en décalage avec une approche naturaliste, jusqu’à la scène au cours de laquelle Emily rentre dans la serre abritée par la verrière. L’amalgame entre traits de contours et couleurs produit un effet féérique des plus surprenants : d’un côté ce n’est pas une vision réaliste, de l’autre la description correspond bien à des éléments concrets. Un enchantement. Ainsi régulièrement, l’esprit du lecteur est comme immergé dans la perception subjective de l’une ou l’autre. Un effet intense et doux : la douceur d’une tisane partagée sur la terrasse du pavillon, l’obsession de la mère de Suzanne pour les pétales de dahlias d’un violet soutenu, la présence impossible de la pleine Lune dans le ciel contemplé depuis un appartement, la sensation d’être coupé du monde en restant dans l’habitacle d’une voiture sous les rouleaux de lavage, le doux bruissement du vent dans une gigantesque harpe éolienne en bord de mer. Ainsi le lecteur ressent les dispositions d’esprit et les émotions fugaces d’Emily, au travers de sa relation avec Pia, et avec Suzanne. Il accueille comme elle, leurs propos anodins et leurs confidences plus personnelles tout en conservant une forme de distance. Il n’y a pas de drame soudain, ou de révélation fracassante, plutôt des petits riens et des instants fugaces. Et pour autant ces échanges conservant une réserve naturelle apparaissent significatifs par le fait que chacune choisit ce qu’elle souhaite dire, ce dont elle parle. Le lecteur comprend ainsi que ces banalités ou ces sujets plus personnels relèvent bien d’une facette intime de chacune, de moments importants ou marquants. Par ailleurs le milieu social, les personnes proches ont participé à la construction personnelle d’Emily et de Suzanne qui auraient sinon été différentes. Et ce qu’elles sont au plus profond d’elles-mêmes façonnent la construction et l’évolution de leur relation. Pour autant, elles disposent aussi d’une part de libre arbitre, elles ont le pouvoir d’influer sur leur relation, ce qui d’une certaine manière la rend d’autant plus fragile et en même temps d’autant plus précieuse. Des couleurs douces, une période d’été invitant à prendre son temps, une absence d’enjeu réel qu’il soit romantique ou social : tout concourt à une lecture facile et tranquille, agrémentée de jeux de couleurs élégants, mais pouvant donner une sensation de futilité. Ces caractéristiques génèrent une forme de sérénité chez le lecteur, avec un accueil aussi bienveillant et prévenant. D’un côté, l’enjeu de parvenir à établir une amitié semble presque trivial ; de l’autre côté la situation et le ressenti d’Emily et de Suzanne sont spécifiques et particuliers. Les anecdotes sont personnelles avec une part d’intimité plus substantielle qu’il n'y paraît, générant une empathie sincère chez le lecteur qui apprécie le chemin parcouru insensiblement par Emily.
Le Voleur d'amour
Je m’intéresse à la bande dessinée depuis peu et j’ai découvert ce livre un peu par hasard chez mon libraire de quartier. Ayant lu le livre de Richard Malka qui m’avait plu j’ai tenté ce roman graphique et j’ai été absolument bluffée. La couverture m’a tout de suite attirée et les dessins sont simplement sublimes. Les décors, ambiances et personnages sont selon moi très réussis. C’est un très bel objet que j’ai mis du temps à lire pour apprécier toute la beauté des planches mais aussi partager les réflexions et le chemin de cet anti-héros à travers les âges. Dans un monde où tout va trop vite, cette lecture m’a permis de ralentir et m’a fait beaucoup de bien. Je recommande!
Smart monkey
Un petit avis rapide et fainéant pour ce chouette album. A l’époque et poussé par les bons échos, c’était par son intermédiaire que je découvrais le travail de Winshluss. J’avoue ne pas y avoir succombé totalement, jugeant ma lecture onéreuse et très rapide, pour un récit certes sympathique mais un peu facile (sur le coup, chais pas j’y voyais un côté un peu trop âge de glace). Ça m’avait même rendu bien méfiant envers cet auteur puisque j’y suis revenu bien plus tard. Depuis les relectures se sont enchaînées mais avec de plus en plus de plaisir, le dessin a été apprivoisé, la fable est devenue astucieuse, universelle et tout simplement culte. Ce n’est pas le meilleure de l’auteur mais pour moi c’est devenu la plus sucré de ses friandises. Un petit bonbon cet album, tout en narration.
Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des Juifs
Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel. - Ce tome contient un état des lieux de la vie de plusieurs Juifs, tel que perçues par l’auteur, après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour l’enquête, la construction narrative, les dessins, et la mise en couleur par teintes de gris à l’aquarelle. Il comprend 442 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de deux pages, écrite par l’auteur, et une page remerciements. Incipit. L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le Musulman juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. - Sfar se rappelle où il était lors de l’attentat contre les tours jumelles : il venait d’acheter une télé tellement grosse que le vendeur lui avait dit qu’il n’y a que des Juifs et des Noirs qui lui achètent de si gros écrans. La télé était dans son bureau depuis quelques jours. Il se souvient d’être debout devant l’écran, téléphone filaire à la main, après l’impact sur la première tour. Ce moment où on ne savait pas qu’un second appareil allait s’écraser sur l’autre tour. Pendant les tueries de Charlie Hebdo, il était avec une amie. Ils ne parvenaient pas à se déshabiller car à chaque vêtement qu’ils dégrafaient, le téléphone sonnait pour annoncer la mort d’un autre artiste. Ils se sont rhabillés et ce fut une triste journée. Quand Mohamed Merah a tiré dans le crâne des enfants de l’école Ozar Hatorah, il était par hasard à Toulouse, il pensait trouver le calme. Mœbius venait de mourir. Il était à l’atelier le jour des tueries du Bataclan, dans la rue du Petit Cambodge. Par hasard, il a quitté le travail trente minutes avant le carnage. Sa voisine de palier n’a pas eu cette chance qui a trouvé un cadavre dans une mare de sang devant les parties communes, après quoi elle est restée prostrée soixante-douze heures. Et il était où le 7 octobre 2023 ? Il préparait son anniversaire. La vraie date est le 28 août mais personne n’est jamais à Paris à ce moment-là. À l’occasion de son anniversaire, la compagne de Sfar lui demande s’il veut un bijou. Il lui répond que ça va finir par faire Mister T si elle continue à le couvrir de breloques. Il réfléchit, il repense à son père lui refusant d’avoir une étoile de David ou un Haï pour sa Bar Mitsva. Puis ils évoquent le film Exodus, avec Paul Newman disant Lehaïm, ou Tévié le laitier dans Le violon sur le toit. Sfar se met à chantonner Lehaïm et la chanson du film. Il ajoute qu’il veut bien un Haï. Pour lui, c’est aussi un symbole de vieux niçois, les darons le portaient quand il était gamin, bien gros. Il se dit qu’il peut choisir entre se comporter en séfarade ou en ashkénaze, car sa mère vient d’Ukraine et son père d’Algérie. Il a droit aux breloques. Ses amis se sont cotisés pour lui offrir ce porte-bonheur, pour ses 52 ans. En or, avec des diamants noirs. Louise l’a commandé à leur ami Yoguer. Il est arrivé un mois après la fête. Le 7 octobre, il était en train de le dessiner. Après le 7 octobre 2023. Le texte en quatrième de couverture annonce que l’auteur mène l’enquête, qu’il discute avec ses amis, convoque son père et son grand-père, cherche des réponses dans les livres et dans l’humour, qu’il se rend en Israël à la rencontre des Juifs et des Arabes, avec toujours la même question, obsédante : quel avenir pour les Juifs ? Il commence son récit par la sidération qui vient avec des actes terroristes relevant d’une barbarie inconcevable, et ses réactions à ce moment-là. Il évoque sa propre situation lors de la perpétration de ces horreurs défiant l’entendement. Puis il passe à sa soirée d’anniversaire différée du vingt-huit août au sept octobre, une centaine d’invités avec Enrico Macias et ses musiciens, Kamel Labbaci et ses amis. Vient ensuite une explication sur les mots Lehaïm, et le Haï, une réaction sur le déroulement de la marche du neuf octobre contre le terrorisme et pour la libération des otages, sur les précautions que prennent les familles juives en France en 2023. Etc. La narration visuelle évolue entre des cases sans bordure, et des illustrations accompagnées d’un texte plus ou moins copieux, un dessin en pleine page, une liste pour les précautions avec un petit dessin en en-tête. Etc. En fonction de sa familiarité avec cet auteur dans ses œuvres de nature autobiographique, la série intitulée Les carnets de Joann Sfar, le lecteur est plus ou moins préparé à cette grande liberté de forme. Cela peut lui donner l’impression d’un flux de pensées jeté sur le papier au fil de l’eau. Dans la postface, l’auteur explique qu’il est obsédé par le journalisme et le travail d’histoire. Depuis 2002, il publie ses carnets autobiographiques en bandes dessinées et parfois l’un de ces livres prend des allures de reportage et dépasse l’intime. Il explique qu’il constitue un véhicule d’observation valide, qu’il relate des rencontres. Parfois il agrège les témoignages de plusieurs personnes dans un unique personnage. Il détaille que même s’il en a l’air, son ouvrage n’est pas un premier jet. Il a fait l’objet d’autant de relectures et de montage qu’un vrai roman. Pour lui, par sa partition exceptionnelle et le rapport qu’elle donne aux visages et aux lieux, la bande dessinée constitue le véhicule idéal pour cette matière. Celle-ci présente une unité de temps rigoureuse : il n’a rien fait d’autre depuis le 7 octobre. Ses dessins peuvent paraître amateur par endroit : des traits de contour mal assurés, des formes simplifiées ou naïves, des dessins qui semblent être mis les uns à la suite des autres comme ils viennent, un rapport fluctuant entre la dimension des images et la quantité de texte. Certes. Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience de l’absence de redite dans ce long ouvrage de plus de quatre cents pages, et de la puissance des émotions qui le submergent régulièrement, l’impossibilité de rester impassible, ou pire indifférent, dans un mode purement analytique. L’auteur a atteint l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il cite dans la postface : Par ce matériau viscéral, un seul but, saisir le réel. Après tout, le lecteur peut venir à cet ouvrage avec ses propres a priori, ou plutôt ses propres connaissances et sa compréhension de la situation des Juifs en France, en Israël, dans le monde. Il s’attend à ce que l’auteur aborde un certain nombre de points de passage obligés : la montée de l’antisémitisme, l’histoire de l’état d’Israël, la condition de Palestinien, les morts des deux camps, la cohabitation entre Arabes et Juifs, la shoah, le nazisme, et pourquoi pas les conditions de la fin du conflit entre la Palestine et Israël. Toutefois, comme Sfar l’indique, ces thèmes sont abordés par le biais de rencontres, avec des personnalités, ou lors de discussion avec feu son père et feu son grand-père en reprenant ce qu’ils lui ont appris. Sfar échange aussi bien avec des personnalités comme Delphine Horvilleur (écrivaine et femme rabbin française), Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue français), Hisham Suleiman (acteur arabo-israélien, par exemple dans la série Fauda), qu’avec des personnes croisées dans la rue (une femme manifestant le neuf octobre), ou encore lors de son voyage en Israël. Il évoque également les réactions de médias, leur point de vue dans le traitement des sujets, ce qu’ils rapportent des faits antisémites (par exemple le harcèlement dans les écoles ou les universités), y compris la comparaison entre ce qui concerne les attaques sur Israël et celles sur la Palestine. Le lecteur ne s’attend pas à une telle richesse dans les témoignages et les échanges. L’auteur indique clairement qu’il s’exprime avec un point de vue juif, et qu’il laisse les musulmans exprimer leur propre point de vue, qu’il ne souhaite en aucun parler en leur nom. Les rencontres se font avec des personnes de tout horizon : un jeune gosse de riches parents parlant sans savoir, sa vieille tante Saby, Hadar une enseignante en philosophie, un musulman qui prend un café au comptoir à côté de lui, Ingrid qui enseigne le journalisme en Israël, une goye qui l’aborde dans la rue, une amie juive qui travaille dans le cinéma, un chauffeur de taxi juif turc, des réfugiés dans un hôte à Tel-Aviv, Motty Reif un créateur de mode, un responsable de salle de spectacles, des acteurs, etc. Il évoque également les réactions et les commentaires de quelques personnalités en France ou à l’international (parfois ahurissantes comme celles d’Isabelle Adjani, de Dominique de Villepin, de Greta Thunberg), les silences assourdissants, ainsi que les témoignages des sauveteurs de tout horizon intervenant après l’attaque du Hamas. Même aguerri ou bien informé, le lecteur ne peut pas être préparé à ces témoignages : la description des atrocités sans nom commises, ce que les sauveteurs ont découvert, la communication qu’ont pu faire les terroristes auprès des familles de victimes. Une lecture aussi dure que nécessaire qui dit la haine contre les Juifs. Il a le cœur serré en découvrant le protocole qui préside à l’accueil des enfants libérés par les terroristes. L’auteur s’attache également à remettre l’attaque du Hamas dans une perspective historique, en évoquant des personnalités de divers horizons comme Israel Yaakov Kligler (1888-1944, éradication de la malaria en Palestine), Romain Gary, Arthur Koestler, Mohammed Amin al-Husseini, Yasser Arafat, Zuheir Mohsen, Bat Ye'or, Albert Cohen, Stefan Zweig, Frank Zappa. Il revient sur l’origine et l’évolution du sens du mot Palestinien au fil des décennies. Lors de son voyage en Israël, les personnes qu’il rencontre témoignent de la réalité de la coexistence entre juifs et arabes dans le pays. Il est également question des soldats israéliens, du quotidien Haaretz, de ce qui fait un peuple, de la question de qui prend soin des aidants, de la nécessité d’exprimer l’indicible (par exemple par la danse), de la mémoire familiale de chaque Israéliens dons laquelle se trouvent des morts, des sens à donner à l’affreuse phrase de Sartre disant que l’antisémitisme qui fait le Juif, de l’instrumentalisation de chaque déclaration. Les discussions avec son père et son grand-père sur la base de ses souvenirs apportent un témoignage de première main de ces deux générations précédentes. Au vu du constat dressé, une autre question revient régulièrement : où les Juifs peuvent-ils se sentir en sécurité de par le monde ? Une bande dessinée pour parler de la place des Juifs dans le monde, en France, après les actes terroristes du sept octobre 2023 ? Joann Sfar le dit en cours de récit : il n’a pas d’autres armes que les livres et il sait leur impact dérisoire. Mais il n’a rien d’autre. Il raconte sa perception de la situation, au travers de sa culture, de ses connaissances sur le sujet, de ses rencontres avec ses amis avec des inconnus.la bande dessinée permet d’insuffler de la vie dans chaque individu, de rendre compte des émotions, tout en nourrissant son enquête avec des faits historiques vérifiés et quelques chiffres corroborés. Quelles que soient ses convictions, le lecteur voit sa compréhension du sujet enrichie, étoffée, ayant ressenti de l’intérieur l’état d’esprit des nombreuses personnes rencontrées. L’auteur a atteint son objectif. Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
L'Essentiel
S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. L’essentiel. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication originale date de 2022. Il a été réalisé par Laurent Bonneau pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte cent-dix pages de bande dessinée. Laurent conduit sa voiture sur une route de basse montagne avec les bas-côtés enneigés. Un panneau indique un virage un peu serré à gauche. Les glissières succèdent aux fossés sans protection. Un peu de verdure sur les côtés par moment. Un ciel entre gris et blanc, laissant parfois entrevoir un petit morceau de bleu. En son for intérieur, son flux de pensée se déroule. Il voit la route. Il sent le froid. Il respire profondément l’air glacé et il plonge dans ses songes que son dessin prolonge. Le paysage zigzague comme ses pensées. On s’enfonce dans la montagne. Recouverte par la neige, la surface de la terre s’aplanit. On continue d’avancer. Ici la lumière semble jaillir d’ailleurs. Les roches archaïques. Les arbres séculaires. Il écoute le bruit du silence qui craquèle sur cette neige immaculée. Il tente d’esquisser le profil de sa compagne. Elle est là. Elle respire. Ses soupirs l’inspirent. Il voudrait suivre le bruit de ses syllabes intimes à elle au milieu du silence extérieur. On voudrait souvent entrer en l’autre, savoir ce qu’il pense, ce qu’il veut. Âme, esprit, corps, quoi encore ? Il la dessine dans un mouvement de cœur. Trouver les mots pour parler d’elle, son aimée. On progresse dans cette nature que la neige, étonnamment, semble dissimuler. Un frémissement. Comme lorsqu’elle se penche derrière lui, ses lèvres sur son cou. Il la dessine. Il l’écrit. Il essaie, à sa manière, d’essuyer sur la buée des verres de ses pensées. Ça l’aide à la regarder et découvrir une autre figure enfouie en elle : celle, peut-être, de la première fois. La voilà arrivée. Cette vieille maison dans la nature. Il aime lorsque le paysage ne s’arrête plus. Il ne sent plus enfermé. Elle avance. Il sent un chemin se dessiner sous ses pas à elle dans l’immense lumière naissante. Laurent est arrivé à la maison : il regarde sa compagne. Il se dit qu’il avance près d’elle, bien incapable aujourd’hui d’imaginer la vie sans sa présence auprès de lui. Un autre jour, un autre trajet en voiture sous un ciel grisâtre : Laurent se rend au centre pénitentiaire pour animer un atelier de bande dessinée. À nouveau les pensées coulent en flux dans son esprit : il se questionne sur les raisons d’entreprendre ce projet de bande dessinée. Pourquoi encore écrire et dessiner sur l’amour en plus de le vivre ? Serait-ce parce qu’une fois devenus parents, la source initiale de la famille qu’est le couple voit ses repères changer complètement ? Serait-ce une manière pour lui de prendre du recul sur ce nouvel équilibre ? Il arrête sa voiture, il éteint son téléphone et il range ses interrogations dans la boîte à gants. Là où il va tout moyen de communication autre que la parole physique est interdit. Il est amené à voir un autre monde. Un monde que l’on tient caché. Rien que la couverture permet de savoir que cette bande dessinée adopte une approche particulière de la narration en accolant ainsi l’image d’un très gros plan sur le visage d’une femme (sans qu’il soit possible de déterminer ce qu’est l’arrière-plan) et en-dessous un mur rehaussé de barbelés, à l’évidence un mur d’enceinte soit d’un endroit à l’accès bien gardé, soit d’un endroit servant à enfermer. Le lecteur commence le premier chapitre : pas de numéro en bas de page, pas de phylactères ni de cartouches, juste un monologue intérieur et un homme qui conduit. Ce premier chapitre dure treize pages dont les onze premières sont structurées à l’identique : deux cases de la largeur de la page et un court texte entre les deux. Les deux dernières pages accueillent un dessin en double page. Sur ces vingt-trois illustrations, douze sont consacrées au paysage qui défile, ou plutôt la vision qu’en a le conducteur. Trois cases permettent de voir le buste du conducteur. Le reste correspond à ce qu’il voit en vue subjective, une fois arrivé chez lui. Les choix de technique de représentation apparaissent également assez particuliers : des contours pas tout à fait assurés, parfois avec un trait fin, parfois avec un trait plus épais, des traces de couleurs comme du crayon de couleur étalé par frottement avec un papier sur la planche, venant apporter l’impression de couleur naturelle à la surface sur laquelle elles sont appliquées, plus comme une impression, voire une sensation, que de manière naturaliste. Quant à lui, le texte évoque le sentiment amoureux de Laurent pour sa compagne, comment il appréhende cet amour. Pour autant, pas de doute, il s’agit bien d’une bande dessinée : narration séquentielle & interaction entre le texte et les images, tout en étant assez éloignée d’une forme traditionnelle. Le récit est construit en dix chapitres, généralement séparés par une page blanche, entre sept et quinze pages chacun, avec une exception pour le septième composé d’un court texte sur fond blanc en une page. Le fil directeur de cet ouvrage correspond au flux de pensée du narrateur, que le lecteur a tôt fait d’assimiler à l’auteur lui-même. Tout commence avec un retour à la maison, un retour vers l’être aimé, qui aboutit au constat que Laurent est incapable d’imaginer la vie sans elle. Il ne s’agit pas d’une figure de style, mais bien d’une déclaration à prendre au premier degré : ce créateur ne dispose pas d’assez d’imagination pour pouvoir se figurer cette configuration. Ce constat l’amène à mettre en scène l’amour qu’il porte à sa compagne au travers d’abord de ce retour au foyer, puis dans une tentative de scène de dialogue au chapitre trois : de très belles images où il la suit dans la maison jusqu’à l’extérieur. Puis dans le chapitre cinq, au cours duquel il la suit et la dessine de dos alors qu’elle traverse une pelouse va se baigner nue dans un cours d’eau, une ode à la liberté et à la nature, en contraste total avec le chapitre précédent. Enfin dans le dernier chapitre où une autre déambulation le ramène à la suivre, toujours représentée de dos, réfléchissant à la notion de liberté, et à l’essentiel (dans la vie) : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. Le lecteur partage à la fois l’intimité des pensées très personnelles de l’auteur, et à la fois ressent des émotions universelles. Du coup, il perçoit comme un contrepoint les autres chapitres (deux, quatre et six), comme construits pour obtenir un contraste maximal. Le bédéiste intervient dans un centre de détention pour un atelier avec les prisonniers qui s’y sont inscrits. L’ambiance change radicalement, ne serait-ce qu’en passant de couleurs chaudes à une morne grisaille bien plombée. Le décor lui-même se fait plus dur : tout en lignes droites bien tracées, des formes géométriques stériles et inhospitalières. Laurent se fait la réflexion que lui entre de son plein gré dans cette prison, alors que les individus qu’il va voir ne peuvent pas sortir. Il observe les effets de la privation de liberté sur eux : la promiscuité, le silence de ce fait impossible. Il sait qu’il ne fera connaissance avec eux que superficiellement, qu’il ne pourra percevoir que ce qu’ils accepteront de lui montrer. Il est frappé par la récurrence du thème des valeurs morales, tout en en percevant la relativité. Il se pose plusieurs questions, tout en ressentant fortement la souffrance incarnée dans les fils de fer barbelés. Dans le chapitre six, la grisaille au reflet d’acier met en avant le motif des barreaux : des espaces délimités, finis, et la réflexion d’un détenu sur les effets les plus dévastateurs, à savoir être renié ou même simplement jugé par sa famille. Le chapitre huit fait coexister des images de paysages magnifiques entre figuratif et conceptuel, avec l’aboutissement de la réflexion sur l’emprisonnement, le contraste entre monde clos et horizon ouvert, entre solitude choisie dans la nature et l’absence imposée de regard de l’autre sur soi. Le lecteur arrive au chapitre neuf, totalement sous le charme de cette réflexion déambulatoire, un flux de pensées entre ressentis et réflexions, constats et émotions, une expression très personnelle d’une rare honnêteté, transcrivant une façon de voir le monde, à la fois par la manière de le représenter en images porteuses de la sensibilité de l’artiste, à la fois par ce que ses pensées disent de sa manière d’appréhender sa relation amoureuse, ainsi que sa capacité d’empathie à percevoir le ressenti de privation de liberté des détenus. L’avant-dernier chapitre prend le lecteur au dépourvu, en relatant un accident domestique horrible, générant une culpabilité quasi insurmontable chez l’auteur. Le caractère tout relatif de la liberté apparaît alors mis à nu, ainsi que la nature de l’essentiel. Le point de vue de Laurent sur le monde s’en trouve changé, encore moins égocentré, par la prise de conscience de ce qui est essentiel pour lui. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut alors percevoir la construction littéraire de l’ouvrage, bien plus qu’un simple vagabondage de pensées, ou d’une alternance de contraste entre vie personnelle libre et vie carcérale. Pour autant, la narration conserve son goût spontané et franc, honnête et venant du cœur. Ainsi la conclusion présente une force peu commune, entre la critique sur l’hypocrisie des hauts responsables toujours plus médiocres et la profession de foi sur l’essentiel : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. Un coup d’œil superficiel donne l’impression d’une bande dessinée d’art et d’essai, avec des dessins à l’allure empruntée et un flux de pensée égocentré. La lecture génère une impression bien différente : une vision personnelle au travers des images, et un ressenti plein d’humanité et de gratitude envers la richesse de sa vie grâce à sa compagne et la conscience de sa liberté par comparaison avec des détenus. Avec cette narration personnelle, Laurent partage des facettes intimes de son expérience de vie, et le cheminement vers ses convictions profondes.
Des fourmis dans les jambes (André Derainne)
Vous avez le Sans contact ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2023. Il a été réalisé par André Derainne pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-six pages de bande dessinée. Cet auteur a également réalisé Un orage par jour paru en 2021. À l’aéroport Charles de Gaulle, les avions sont bien alignés, connectés chacun à leur passerelle, attendant les passagers. Une jeune femme parcourt une circulation dans la file de nombreuses personnes anonymes, l’esprit préoccupé. Les fourmis qui grimpent le long de ses jambes l’empêchent de marcher. Elle aimerait qu’elles s’en aillent. Elle aimerait accélérer le pas, répondre au téléphone qui vibre dans son sac, et aller aux toilettes. Pas nécessairement dans cet ordre. Ainsi troublée, elle éprouve l’impression de se déplacer dans une autre direction que le flux de passagers dont elle fait partie. C’est comme si elle est en décalage par rapport au flux bien ordonné, comme si les autres êtres humains se déplacent à dans un espace-temps qui n’est pas le sien. Elle s’extirpe de ce mouvement pour passer aux toilettes, puis se laver les mains, les passer dans un sèche-mains électrique à flux d’air. En sortant, elle active ses oreillettes sans fil et elle appelle son ami. Celui-ci lui l’informe que le jardin a un peu perdu de son charme, en espérant qu’elle n’est pas trop déçue : des sangliers ont mangé toutes les iris. La jeune femme répond qu’on dirait que les sangliers attendaient qu’elle s’en aille. Elle continue : il faudrait construire des barrières, inventer des pièges, elle ne se sait pas. Elle s’interroge : Pourquoi viennent-ils chez eux ? Le potager des voisins est très bien. Son compagnon indique que ce n’est pas tout : il a vu des petits aussi, il y en a sept. La jeune femme éprouve des difficultés à y croire : Sept marcassins, c’est une blague ? Elle se lamente sur son pauvre jardin. Tout en discutant, elle a continué à marcher dans les couloirs sans fin, avec des individus qui passent autour d’elle, dans le même sens ou en sens contraire. Parmi eux, un père avec sa fille assise sur la valise à roulettes, une famille de trois personnes avec le jeune enfant tenant la main de ses parents de chaque côté. Elle s’arrête devant un panneau indicateur dont les logos signalent que les avions se trouvent vers la droite et les bagages vers la gauche. Elle se dit pour elle-même que ça se tente : à elle la France ! Elle change donc de destination et elle rappelle son compagnon. Chemin faisant d’un bon pas, elle lui fait observer qu’il a une drôle de voix depuis tout à l’heure… Il explique qu’il est resté au lit toute la journée, c’est pour ça. Elle le rassure en lui disant que ça passe vite six mois, et puis il viendra la voir. Il la détrompe : Ce n’est pas ça, lorsqu’il s’est levé, il a été pris de vertige, et depuis il a mal au ventre. Il trouve que le soleil est méchant en ce moment. Elle trouve ça inquiétant, il devrait peut-être appeler quelqu’un. Il la rassure : si demain il ne va pas mieux, il annulera le shooting et il prendra rendez-vous chez le médecin. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? De prime abord, ce n’est pas bien compliqué : une jeune femme qui est entre deux avions dans les couloirs impersonnels de l’aéroport Charles de Gaulle. Elle discute avec son compagnon, se promène dans cet environnement si particulier, saisissant une occasion de sortir pour humer l’air de Paris, pour s’échapper de ce lieu de transit, pour pénétrer dans un endroit identifié, un lieu avec de la personnalité. La narration visuelle repose sur des dessins aux formes simples, voire simplistes, colorées, avec des fonds de case régulièrement d’une couleur unie, et un jeu sur le positionnement des personnages, en particulier les anonymes qui se trouvent en décalage par rapport à la jeune femme, pouvant marcher aussi bien un ou deux mètres sur le côté, ou même à la verticale le long d’une bordure de case, voire dans ses cheveux en étant représentés comme minuscule. Le lecteur se rend compte que cette histoire prend fin au milieu de l’ouvrage : la seconde partie s’attache à suivre une autre jeune femme, pas nommée non plus, également en transit dans un aéroport, probablement le même. Celle-ci part d’une chambre d’hôtel, se rend à l’aéroport, et y constate que son avion est retardé de trois heures, un temps qu’elle va essayer d’occuper. Elle converse également avec un interlocuteur. Cette fois-ci, ce ne sont pas les autres passagers en transit ou en attente qui forment son environnement, mais les différents lieux de l’aéroport. La couverture annonce explicitement les partis pris visuels de la narration : un avion représenté de manière très simplifié, une quantité de points lumineux composant une figure géométrique abstraite, tout en évoquant la complexité de la signalétique lumineuse des pistes de décollage et d’atterrissage. En effet, chacune des deux femmes est représentée de manière simple et douce : des traits de contour délicats pour la forme de leur silhouette, la seconde semblant un peu plus longiligne que la première. Les traits de visage se limitent aux yeux et sourcils, nez et lèvres, sans modelé du visage, sans ride ou grain de peau. Les chevelures sont différentes : une teinte blonde avec des reflets de gris pour la première, des cheveux noirs de jais pour la seconde. Les autres êtres humains de passage commencent par de simples silhouettes de profil avec des tenues vestimentaires différenciées, des coupes de cheveux particulières. Puis les individus marchent en parallèle de la protagoniste, éloignés de plusieurs mètres, représentés comme plaqués sur le mur, mélangeant la perspective du dessin, et la distance dans l’esprit de la jeune femme. Une poignée d’individus passent plus près d’elle et disposent de traits de visage a minima comme elle, et il en va également de même pour ceux qui croisent la deuxième protagoniste. Le lecteur ressent cette distanciation comme étant la perception et le ressenti qu’en ont l’une et l’autre. L’autre aspect singulier de la narration visuelle apparaît également dès la première page. Celle-ci contient deux cases de la largeur de la page, et celle du dessous constitue un fond uniformément gris traversé par un tube vert en coupe, avec une petite pente dans le premier quart, puis plat, emprunté par les voyageurs, une passerelle aéroportuaire fermée, déjà de couleur verte dans la première case. Cette représentation tient à la fois de l’épure simplifiée, du schéma basique, tirant vers le pictogramme ou l’idéogramme des panneaux de signalisation et de direction. L’artiste joue également avec des associations visuelles : par exemple le reflet du disque solaire sur un mur est similaire à celui des plafonniers dans certains couloirs. Par la suite ce disque jaune peut apparaître dans une case, dissocié de tout contexte rappelant aussi bien l’un que l’autre. Devant un ascenseur, le signal lumineux indiquant une cabine arrivant à la montée devient assez flou pour être identique à l’une des balises lumineuses sur la piste. Dans la seconde partie, cette similitude visuelle fait se rapprocher les étoiles dans le ciel des points d’éclairage diffus dans certains couloirs. Cela induit, chez le lecteur, un automatisme d’association conscient ou inconscient entre différents éléments hétérogènes dont l’apparence de la représentation devient très proche. Dans la seconde partie, l’artiste se focalise plus sur la transformation des lieux, par simplification, par rapprochement, ou encore par paréidolie. Page trente-quatre un avion part ; page trente-cinq un avion arrive. Dans les deux pages suivantes, des cases disposées en trois bandes de deux, des cases noires avec des taches de couleur et une mince ligne continue de couleur, ou discontinue en pointillés irréguliers. Le contexte permet de comprendre qu’il s’agit de l’impression visuelle des pistes de décollage la nuit. Pour les deux pages suivantes, même disposition de cases et des points blancs, d’abord un seul sur la troisième case, puis de plus en plus : il neige, sans aucun texte ou mot. En soi, rien de d’extraordinaire, à ceci près que cela installe ces motifs visuels dans l’esprit du lecteur qui va immédiatement les identifier par la suite, même si le contexte ou l’objet est différent, comprenant que ce motif est également rémanent dans l’esprit de la jeune femme, provoquant des associations d’idées ou de sensations par automatisme. Elle n’arrive pas à dormir et va déambuler dans les allées, vestibules et halls, où elle ne croise que quelques rares êtres humains. L’artiste isole un élément de décor ou un autre sur un fond vide, créant ainsi une sensation de détachement, d’irréalité, de perte de sens pour ces morceaux isolés de leur contexte. L’intrigue passe au second plan dans l’esprit du lecteur captivé par l’expérience visuelle, quasiment hypnotique. Pour autant, la première femme découvre qu’elle a quelque chose à dire à son compagnon, et la seconde se retrouve coupée de tout contact et se parle à elle-même. L’une et l’autre font l’expérience de cette coupure du monde normal, dans cet endroit dont la seule fonction est de passer d’un avion à un autre, et d’attendre. La narration visuelle donne à voir la déréalisation que les lieux provoquent en ces deux êtres humains, l’impersonnalité et l’impermanence, deux forces destructurantes annihilant l’intime et la continuité. Dans un premier temps, il semble au lecteur que le seul point commun entre les deux parties soient les lieux. Après coup, il compare ce qui s’est opéré en chacune des deux femmes. La première a appris une information très personnelle dans ces lieux impersonnels, ce qui a changé sa vie de manière significative. La seconde est arrivée en état d’agitation irrépressible et l’étrangeté irréelle de l’aéroport en période nocturne a eu un effet inattendu sur elle. L’une et l’autre se sont adaptées chacune à leur manière à ce lieu de passage, leur propre situation les amenant à un comportement différent. Une bande dessinée singulière. Par son intrigue très simple et très linéaire, scindée en deux parties dont le seul point commun est l’aéroport et le fait qu’il s’agisse de deux femmes. Par sa narration visuelle : des effets impressionnistes et expressionnistes, des éléments abstraits, des structures conceptuelles, vingt-et-une pages silencieuses, des pictogrammes, autant de composants qui participent à la fois à la déréalisation et à une expérience sensorielle extraordinaire. Un voyage singulier.