C'est votre loi qui est coupable.
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Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur le procès de Bobigny, contre l'avortement, en octobre et novembre 1972 à Bobigny. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Marie Bardiaux-Vaïente pour le scénario, et Carole Maurel pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée. Il se termine avec une page de remerciements et une page de bibliographie, ainsi que les coordonnées de l’association Choisir.
Dans les rues de Bobigny, une nuit de janvier 1972, une voiture rouge fonce à toute allure, poursuivie par une voiture de police, sirène hurlante. Coincé dans une impasse, le conducteur doit sortir les mains levées, sous la menace de l’arme de service d’un policier. Il est emmené au commissariat et accusé de vol de voiture, refus d’obtempérer, délit de fuite, mise en danger de la vie d’autrui : Daniel P. va prendre cher. Conscient de ce qu’il risque, le jeune homme déclare vouloir négocier, ce qui fait rire de bon cœur les deux policiers. Quelques jours plus tard, un matin à six heures, une voiture de police se stationne en bas d’un petit immeuble, trois policiers dont un en uniforme montent dans les étages et sonnent à la porte de Mme Chevalier. La voisine ouvre sa porte, mais les policiers lui intiment de rentrer dans son appartement. Michèle Chevalier ouvre sa porte, les policiers entrent et ils procèdent à une perquisition de son appartement. Leur entrée a réveillé les trois filles, dont Marie-Claire adolescente. Les policiers dérangent tous les placards, les armoires, la commode, les matelas et finissent par trouver un objet suspect. Ils embarquent Michèle Chevalier et ses trois filles au commissariat. La voisine Nicole ressort sur le palier avec son nourrisson, et elle prend en charge les deux plus jeunes filles.
Au commissariat, la mère et la fille sont interrogées séparément. L’adolescente reconnait qu’elle a avorté, et sa mère reconnaît l’avoir aidée. Les policiers leur posent la même question : Sont-elles conscientes qu’il s’agit d’un crime, relevant de l’article 317 du Code Pénal ? Ils en font la lecture : Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen aura procédé ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans, et d’une amende de mille huit cents francs à cent mille francs. Elles sortent du commissariat sous le coup de cette accusation. En juin 1971, plusieurs amies sont réunies : Gisèle Halimi, Christiane Rochefort, Simone Veil, Delphine Seyrig. Elles évoquent l’appel des trois cent quarante-trois femmes, publié dans l’hebdomadaire Le nouvel observateur. Certaines des signataires ont été convoquées par leur employeur. Elles décident de créer une association : Choisir la cause des femmes.
Il est possible que le lecteur parte avec un a priori : une bande dessinée retraçant un fait historique et un événement social majeur, ça risque d’être pesant en informations. Il éprouve la surprise de découvrir que la bande dessinée commence par une rapide course-poursuite nocturne en voiture, puis par une effrayante arrestation avec une perquisition sans ménagement. Même s’il connaît le déroulement des faits dans les grandes lignes, ainsi que l’importance du procès de Bobigny menant à la loi du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de grossesse, le lecteur est pris dans la tension des enjeux de ce procès, par la terrible pression qui pèse sur l’adolescente et sur sa mère, par la conviction inébranlable de l’avocate, par l’implication de nombreuses célébrités, par le calme et la patience du juge, et par-dessus tout par chaque injustice, les unes après les autres. Les scènes de prétoire sont bien présentes, mais pas majoritaires : les autrices mettent en scène plusieurs femmes, et elles racontent leur histoire personnelle : le viol et l’avortement de Marie-Claire, aussi éprouvants l’un que l’autre, d’autres avortements, le quotidien modeste de la famille monoparentale Chevalier, la relation mère-fille, l’entraide de la voisine, quelques éléments de médiatisation. Il apparaît également que ce procès devient le point de rencontre de sphères sociales généralement dissociées : une employée du métropolitain, un juge, un procureur, une avocate renommée, une femme politique à l’envergure nationale, une actrice féministe, un médecin, pour finir à l’Assemblée nationale.
Avant tout, il s’agit de l’histoire d’une adolescente, violée. Le lecteur assiste à la scène : le jeune homme Daniel P. qui emmène la jeune fille dans sa chambre, en voiture, expliquant d’abord qu’il y aura ses copains, puis qu’ils ne peuvent pas venir mais qu’il y aura sa mère, les dessins mêlent une dimension descriptive pour les décors, et une approche émotionnelle pour les personnages. Le lecteur peut reconnaître la voiture (une DS), regarder la façade des immeubles de banlieue, faire le tour de ce qui se trouve dans l’appartement du violeur (le lit, le désordre, la petite table ronde, les plaques de cuisson, une ou deux bouteilles, etc.), puis la mise en couleur passe d’un mode naturaliste à un mode en noir & blanc avec des nuances de gris, des plans serrés rendant compte des impressions, des sensations, jusqu’à une illustration en double page, sans un mot, Daniel allongé sur sa victime, en vue de dessus ce qui ajoute encore à la force du placage, à l’abjection de cet acte où la victime n’est plus qu’un objet, et le criminel un individu sans empathie aucune. Suit une séquence toute aussi accablante alors que Marie-Claire revient chez elle, toujours dans des tons noir & blanc et gris, montrant le retour au monde quotidien qui n’a plus rien de normal après la sidération du traumatisme. Trente pages plus loin, l’aveu sort de la bouche de la fille face à sa mère, une simple phrase, un constat accablant : Il m’a forcée ! Il n’y a aucun sensationnalisme, aucun voyeurisme : l’adolescente doit vivre avec la double peine de l’inculpation et du traumatisme. Elle doit également faire face au procès, aux questions posées par des hommes, aux interventions de son avocate dont la portée et le contexte sont à l’échelle nationale et s’inscrivent dans une démarche avec un historique et un enjeu sans commune mesure.
Dans le même temps, d’autres femmes évoquent leur cas personnel. Le lecteur voit Gisèle en Tunisie en 1938, tenir tête à sa mère, en lui disant que ses frères peuvent faire leurs lits tout seuls et aider à mettre la table, rejetant l’ordre établi que lui énonce sa mère, que les garçons ça ne compte pas pareil, que le rôle d’une fille est de servir les hommes. Il voit une jeune fille s’exprimer avec la fougue de son âge, dans un environnement tunisien, avec les couleurs chaudes du soleil. La séquence se termine par l’avocate en robe, et son credo : elle a décidé que ses mots, cette arme absolue pour défendre, expliquer, convaincre, se prononceraient toujours dans la plus absolue des libertés, et dans l’irrespect de toute institution. Le témoignage de Micheline Bambuck, la faiseuse d’anges, décrit les conditions de son intervention pour Marie-Claire, dans le petit appartement des Chevalier, son déchirement entre ses actes et ses convictions religieuses. La narration visuelle reste très prosaïque, sans pathos ni effet dramatique : la réalité du petit appartement, les instruments, l’adolescente allongée sur le canapé, rien de misérable ou de glauque, mais aucun encadrement médical, des mesures d’hygiène artisanales sans comparaison possible avec l’environnement d’une clinique ou d’un hôpital. D’un côté, le constat d’une sororité dans la prise de risques ; de l’autre côté, une situation insupportable et inique engendrée par une loi qui est coupable, comme le formule Michèle Chevalier pendant les audiences. Lors de son audition, l’actrice Delphine Seyrig (1932-1990) explique qu’elle est complice d’avortements, quotidiennement. S’en suit une autre séquence d’avortement, pratiquée par un médecin, toujours dans un appartement.
En pleine empathie avec la victime, sa mère, l’avocate, le lecteur découvre le déroulement du procès : la prise de contact de Michèle Chevalier auprès de l’association Choisir, la demande d’approbation de l’avocate auprès de Marie-Claire dont l’affaire va être médiatisée à l’échelle nationale, plusieurs audiences et plaidoiries. Sans effets de manche, avec quelques expressions de visage légèrement appuyées, l’avocate prend la parole, la victime raconte son histoire, la mère explique comment elle a aidé sa fille, la faiseuse d’anges évoque ses pratiques et leurs conditions d’exercice, le juge écoute, le procureur et plusieurs personnalités se succèdent à la barre. De manière très organique, les enjeux du procès gagnent en ampleur, en contexte, en finalité. En fonction de sa familiarité avec ces années-là, avec l’histoire de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, avec les mouvements féministes de l’époque, le lecteur identifie et situe ces différents intervenants : Gisèle Halimi, Simone Veil, Christiane Rochefort (1917-1998), Jean Rostand (1894-1977), Jacques Monod (1910-1976), c’est-à-dire les cinq fondateurs de l’association Choisir la cause des femmes, Delphine Seyrig (1932-1990), Simone Veil (1927-2017), Claude Servan-Schreiber (1937-). Il peut également relever le livre de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi consacré à Djamila Boupacha (1938-). Il est frappé de stupeur par l’injustice de l’article 317 du Code Pénal, par l’évidence pointée par l’avocate que ce sont des femmes jugées par des hommes, par l’absence de connaissances biologiques du procureur, par l’aplomb de Delphine Seyrig sur la réalité de la pratique de l’avortement en France, par l’intervention de Simone Veil contextualisant la place de la femme dans la société française de l’époque. Les autrices prennent soin également de rendre compte de la question de classe sociale, la différence de traitement entre les Chevalier et les femmes connues.
Un procès de plus pour avortement, un procès unique de part sa médiatisation et sa place symbolique vers la dépénalisation de l’avortement. Un moment symbolique dans l’histoire des droits des femmes. Les autrices reconstituent le cheminement de Marie-Claire Chevalier et de sa mère, ainsi que de la faiseuse d’anges, à hauteur humaine, l’histoire malheureusement banale d’une adolescente violée, et la médiatisation de son procès. La narration visuelle transcrit parfaitement la banalité du quotidien, la force de faire face de ces femmes, l’aide apportée par l’association Choisir et par l’avocate Gisèle Halimi à l’échelle humaine et individuelle, dans un récit poignant. Elles se montrent tout aussi habiles à faire apparaître les injustices systémiques, que ce soit l’iniquité de la loi, ou le décalage entre les classes privilégiées et le prolétariat. Irrésistible d’humanité et d’humanisme.
À l’écouter parler, tout était horrible et affreux.
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Ce contient un récit de nature autobiographique. La première édition de cet ouvrage date de 2019. Il a été réalisé par GiedRé pour le scénario, et par Holly R pour les dessins et la mise en couleurs. Il comporte quatre-vingt-dix-neuf pages de bande dessinée, et un post-scriptum de cinq pages, écrit et dessiné par Giedré.
Il y a environ longtemps, la mère de Giedré était petite et jouait au ping-pong. Elle était vachement forte. Elle gagnait des médailles et tout. À l’époque, les enfants étaient hyper encouragés à faire du sport ou de la musique ou de la danse ou n’importe quoi… Tout était gratuit, il fallait juste s’inscrire et ensuite devenir fort… pour que le reste du monde voie que cette nation était la meilleure. 1952 : record de médailles pour l’URSS ! Il y avait souvent des parades et des grandes manifestations à la gloire de ce merveilleux système qui était le meilleur qui existe. Et si on vous demandait, il fallait répondre que tout était super et qu’on était très contents. Parce que l’endroit où on envoyait les gens qui disaient que c’était pas super était encore moins super. Déjà, c’était hyper loin. Il y faisait toujours -10000°C et parfois on devait rester 10 ans. Alors en général les gens se retenaient de critiquer. Même en petit comité, on faisait comme si de rien n’était parce qu’il y avait des espions un peu partout. D’une manière générale on se méfait d’à peu près tout le monde. On ne faisait confiance à personne. Deux amies qui discutent, l’une demande à l’autre où elle a acheté sa robe, la seconde souhaite savoir pourquoi elle lui demande ça. La première espère que l’autre ne pense pas qu’elle veut la lui racheter plus cher qu’elle ne l’a payée. Et l’autre se dit que son interlocutrice la soupçonne d’avoir eu du tissu en rab.
ULL : union de la Lituanie Libre. La mère de Giedré avait deux frères, dont un qui avait quinze ans (ce qui arrive à tout le monde sauf à ceux qui meurent avant). Et comme beaucoup de gens qui ont quinze ans, il trouvait que la vie, c’était naze. Alors avec quatre copains qui trouvaient aussi que la vie c’était naze, ils ont décidé de faire des trucs. Ils ont commencé à faire des petites affiches qu’ils collaient dans la rue. En gros, ça disait ça : Et, franchement, la vie c’est naze ; la liberté c’est trop important quoi, sérieux, y en a marre, ULL. Bon, ils n’en collaient pas beaucoup parce que c’était un peu dangereux comme passe-temps en Lituanie. Mais malgré tout certaines personnes les voyaient. Et au bout de quelques temps des gens ont commencé à s’y intéresser. On en parlait, on se passait le mot. Et son oncle et ses copains étaient contents de faire des trucs. Mais au bout de deux ans, quelqu’un les a dénoncés, et ils se sont tous fait arrêter. Le KGB a tout de suite perquisitionné dans la maison de sa grand-mère. En rentrant du travail, elle n’a rien compris parce que comme tout le monde elle n’était pas au courant. Son oncle s’est fait enfermer dans une cellule du KGB. Il est resté là le temps d’être majeur pour pouvoir être jugé. Puis s’est fait condamner pour trahison, révolte et trouble à l’ordre public. Il s’est fait emmener loin.
De prime abord, le lecteur découvre une bande dessinée aux autours d’œuvre pour enfants : des dessins à l’allure simplifiée, avec de jolies couleurs au crayon de couleurs, une vision du monde par les yeux d’un enfant. Il commence à lire le texte qui court le long des cases, ainsi que les dialogues : des phrases courtes, des structures simples, des tournures grammaticales pas toujours correctes, un vocabulaire limité, comme si c’est une petite fille d’à peine dix ans qui s’exprime. Effectivement, GiedRé évoque son enfance, comme elle l’a vue et ressentie à cet âge. Les actions des adultes ne lui sont pas toujours compréhensibles, en particulier les événements de politique internationale, par exemple la destruction du mur de Berlin. Elle dépasse du cadre strict de son entendement de petite fille, en évoquant l’histoire de sa famille, des déménagements grâce au statut social de son grand-père paternel : dans la postface, elle explique qu’elle a fait appel aux souvenirs de sa mère pour disposer de ces faits et de cette compréhension. Le lecteur vit donc cette reconstitution historique à hauteur d’enfant, que ce soit la queue pour les magasins, ou le partage de chewing-gum. Dans le même temps, il n’éprouve pas la sensation que le récit s’adresse à un enfant, ou qu’il manque de profondeur.
Les autrices savent très bien rendre le point de vue d’une enfant. Cela commence dès la première page avec la mère encore adolescente en train de jouer au ping-pong : une silhouette longiligne, de jolis cheveux blonds, des gestes en accéléré, une fierté d’avoir gagné qui se lit sur son visage, le lecteur se sent baigné dans le bonheur dont elle rayonne. En page vingt-quatre, un garçon savoure avec délectation des petits pois : son visage arbore une expression proche de l’extase, dans l’assiette le lecteur voit des petits points verts qui semble comme flotter dans le vide, et quelques taches orange, une représentation naïve. Page trente-neuf, la représentation de la zone résidentielle abritant les résidences secondaires des apparatchiks évoque incontinent un dessin d’enfant : les belles pelouses vertes, les arbres très simplifiés, les routes échappant aux règles de la perspective, etc. Plus tard, la famille de la narratrice va s’installer à la campagne. Elle raconte : À la campagne, il n’y avait pas d’eau courante alors chaque habitation avait ses toilettes loin de la maison, et les leurs étaient à l’orée de la forêt. Avec une lampe torche dans la main, la jeune fille doit se rendre aux toilettes de nuit, une forêt fantasmée, avec une chouette qui regarde droit dans les yeux, une espèce de cabane aux proportions trop allongées pour les toilettes, des arbres aux formes bizarres, vaguement menaçants : le lecteur se retrouve dans un conte pour enfants, sans se sentir pris pour un neuneu, une vraie sensation d’enfance.
Dans le même temps, le lecteur voit bien que les dessins comportent un niveau d’informations qui relève du regard d’adulte. Sous l’apparence enfantine donnée par dessins aux crayons de couleurs, se trouvent un niveau d’informations visuelles bien supérieur au regard d’un enfant. Dans cette première page, un individu joue de l’accordéon, certes aux couleurs pastel, mais comportant bien toutes les parties attendues comme le soufflet, les touches de part et d’autre. Dans la deuxième page, le train ressemble à un jouet, mais dans le même temps l’uniforme des soldats est conforme à la véracité historique, la perspective du stade présente un aspect discrètement gauchi, tout en préservant la perspective et les dimensions. Tout du long, les dessins construisent une reconstitution historique solide et fiable : les vêtements d’époque, les accessoires du quotidien, les appareils ménagers de ces années-là comme les postes de télévision ou les téléphones à cadran en bakélite, etc. Les postures et les mines des individus apparaissent faussement naïfs, avec une grande justesse dans l’expression corporelle, et dans les gestes de tous les jours, aussi bien les jeux d’enfants que les gestes plus mesurés des adultes, voire les comportements emprunts de défiance pour parer au risque de la délation par des citoyens intéressés.
La réception de cette bande dessinée au ton si particulier va dépendre du parcours de vie du lecteur et de son âge. Il peut venir pétri d’a priori et de certitudes sur le régime communiste. Ce qu’il sait déjà lui saute aux yeux : le faible niveau de niveau des citoyens, les queues interminables devant des magasins où le rationnement et la pénurie règnent en maître. Des personnes exerçant un métier sans aucune motivation, un marché noir généralisé et pour tout, une élite qui ne manque de rien attestant d’une corruption systémique, un état totalitaire qui a la déportation facile pour les opposants et les rebelles. Voire s’il a été témoin de ces années au travers des médias, il retrouve tout ce qui était pointé du doigt : des queues interminables, à la délation. S’il est plus jeune, il est possible qu’il éprouve quelques difficultés à croire certaines situations, ou même le mode de fonctionnement d’un pays sous domination soviétique. Déporté en Sibérie pour avoir collé des affiches de protestation en Lituanie, vraiment ?
Le lecteur peut également être pris au dépourvu par l’évocation de ce monde passé, au travers des yeux et des ressentis d’une fillette, qui n’a pas l’air de vivre ça mal. Il lui faut un petit temps de recul pour accepter certaines des choses auxquelles il assiste : le partage de chewing-gum qui passe de la bouche d’un enfant à un autre, jusqu’à une dizaine. Le festin de dégustation de pâté, de ce qu’il identifie immédiatement comme étant une boîte de nourriture pour chat, ne pas savoir qu’il faut enlever la peau d’une banane avant de la manger. Ce n’est plus la Lituanie communiste, c’est tout juste le moyen-âge ! Comment la propagande pouvait-elle avoir une telle force de conviction ? Il arrive alors aux cinq pages dessinées de postface, où GiedRé explicite la manière dont elle a procédé : Pour écrire cette BD, elle a beaucoup fait appel à sa mère pour qu’elle lui raconte, et à l’écouter parler, tout était horrible et affreux. D’un autre côté, l’autrice a vécu ces moments comme une petite fille, et elle a passé une enfance qu’elle juge heureuse. La narration qu’elle en fait ne nie pas les exactions et la répression, mais, elle, ça ne l’a jamais rendue triste de partager son chewing-gum.
Impossible de ne pas partir avec des a priori divers et variés pour la lecture : entre ce que le lecteur connaît des chansons de l’autrice, ce qu’il sait de la domination de l’URSS sur les pays satellites, ou ce que l’image édulcorée de la couverture lui évoque. Il se retrouve surpris par l’évocation positive tout en étant honnête d’une enfance en Lituanie juste avant qu’elle ne recouvre son indépendance, totalement sous le charme de la narration à l’apparence enfantine, à la consistance et au sérieux adulte. Une enfance heureuse dans un pays sous un joug totalitaire.
Allez, viens ! On va jouer !
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Véro Cazot pour le scénario, et par Anaïs Bernabé pour les dessins et les couleurs. Il comporte cent-vingt-sept pages de bande dessinée. La scénariste a également réalisé Betty Boob (2017) illustré par Julie Rocheleau, et Les petites distances (2018) avec Camille Benyamina.
Quelque part sous les tropiques, sous un soleil chaleureux, en bordure d’une plage de rêve, dans une construction de plusieurs étages de forme ovoïde, l’architecte Marsu Chevalier est en train de parler à ce bâtiment qu’elle a conçue. Elle le rassure en lui indiquant qu’ils arrivent, ils viennent pour le rencontrer, des architectes comme elle, ou des bâtisseurs. Ils vont le regarder sous toutes les coutures et chercher tous ses secrets. Il n’a pas à s’inquiéter, ils vont l’adorer. Elle éprouve un petit recul quand le Cocon lui répond. Il a peur qu’ils ne s’essuient pas leurs pieds avant d’entrer, qu’ils lui trouvent des défauts, qu’ils ne le comprennent pas. Marsu comprend qu’il s’agit d’une personne en train d’imiter l’hôtel de l’autre côté de la cloison du balcon. Le monsieur se présente : Thom Robinson. Il a assisté à la présentation de son projet à Nantes, pas loin de la salle de concert qu’elle construit. Elle répond que son mari Harry parle aussi beaucoup aux objets. Il est potier, il parle à ses pots, à ses outils, il a même donné un nom à son four. Thom s’allume une cigarette, Marsu lui demande du feu et elle s’allume une cigarette imaginaire. Elle a arrêté il y a cinq ans.
Plus tard, Marsu Chevalier présente son projet aux séminaristes rassemblés dans le grand hall : Les organes vivants sont capables de développer des stratégies complexes pour s’adapter aux contraintes de leur environnement. C’est une source d’inspiration extraordinaire pour construire des villes et des habitations écorégénératrices et durables. Conçu en collaboration avec des biologistes, le Cocon s’intègre parfaitement à l’écosystème qui l’accueille. Sa forme ovoïde est l’une des plus résistantes à l’usure et aux intempéries. Composé de matériaux issus du vivant, le Cocon respire et réagit à la lumière et aux températures intérieures et extérieures. Et elle commence à se demander s’il n’est pas sensible à aux émotions humaines. Elle demande aux auditeurs du premier rang s’ils ne l’ont pas vu rougir. Puis c’est au tour de Thom Robinson d’effectuer sa présentation : il est un architecte en réalité virtuelle et créateur de l’univers Athome. Il continue : Athome propose des espaces de rencontres de la simple salle de réunion à la villa de luxe. Il souhaite développer le marché du tourisme avec des lieux de vacances virtuels, une excellente alternative pour voyager à moindre coût. Athome recherche des partenariats avec des architectes de tous horizons, pour reproduire virtuellement les plus beaux hôtels, afin qu’un maximum de vacanciers puissent en bénéficier, l’hôtel étant dupliqué à volonté. Il s’adresse à Marsu car ce serait un immense honneur d’avoir le Cocon dans leur catalogue.
L’immersion produit son plein effet dès la première page : le lecteur se retrouve dans cet endroit ensoleillé, paradisiaque, se sent immédiatement proche de Marsu Chevalier, il est en agréable compagnie. Le premier contact entre elle et Thom Robinson se déroule de manière naturelle et unique, apportant à la fois des informations sur leur personnalité et leur caractère comme lors d’une première prise de contact, un début d’information sur ce qu’ils font là, et également les prémices de leur relation. Le lecteur observe leurs postures, leurs petits gestes : leur langage corporel montre qu’ils s’entendent bien dès cette rencontre, une forme de compatibilité d’état d’esprit. La seconde séquence se déroule avec la même sensation d’évidence : un congrès réunissant différents types de bâtisseurs, à la fois la présentation à d’éventuels investisseurs ou acheteurs, à de simples curieux, mais aussi des contacts potentiels entre différents professionnels. Le lecteur déambule dans le hall monumental qui accueille les interventions des professionnels, il assiste tout naturellement à leur prise de paroles, dans ce cadre prestigieux à la lumière dorée et chaude. Il assiste en direct à la proposition de l’architecte virtuel d’intégrer la réalisation de l’architecte dans le monde réel. En trois pages, les autrices ont mis en place la dynamique du récit avec une élégance rare, une complémentarité parfaite, le lecteur étant déjà devenu l’ami et confident des deux principaux personnages, scénariste et artiste racontant comme une seule et unique personne. Du grand art.
Avant toute chose, ce récit constitue une histoire d’amour, une variation sophistiquée sur plusieurs configurations, mettant à profit les nouvelles technologies. De ce point de vue, il s’agit d’un récit d’anticipation : dans un futur proche, les mondes virtuels ont acquis une consistance et une cohérence permettant à chaque individu de s’y créer un chez soi personnalisé, voire un foyer, d’y accueillir des invités, et, pourquoi pas, de le faire évoluer à deux ou plus. Les autrices mettent en place cette évolution technologique avec une grande habileté : l’accès à ce monde virtuel se fait par l’utilisation d’un simple casque de réalité virtuel, un modèle à peine plus performant que ce qui existe déjà, plus accessible. La narration visuelle montre la facilité de s’en servir, le rendant très plausible, ainsi que l’effet d’immersion dans la réalité virtuelle : l’artiste réalise les dessins correspondant à la réalité avec un encrage au crayon et une mise en couleur numérique, ceux correspondant au virtuel sont réalisés au crayon de couleur. Le passage d’une réalité (physique) à l’autre (virtuelle) s’opère en douceur, sans contraste spectaculaire, ce qui contribue encore plus à rendre ce monde virtuel plausible et tangible, accessible, concret, un simple pas de côté par rapport à la réalité, tout en y étant très semblable, avec des éclairages différents permettant au lecteur de savoir s’il se trouve dans l’une ou l’autre.
S’il est familier des récits d’anticipation relatifs aux mondes virtuels, le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité de la mise en œuvre qui permet de croire à ce procédé de vie virtuel, et de concomitance avec le réel. Il peut prêter attention aux détails : le nom Athome (une combinaison entre At home, c’est-à-dire au foyer, et avec le prénom Thom), la manière de nourrir ce monde virtuel avec les créations du réel, le confort qu’il présente visible dans chaque image avec des accessoires, des meubles, des lieux des aménagements qui combinent une sensation douillette et sécurisante, détente et relaxation à l’abri des agressions quotidiennes de la réalité. Les autrices ont conçu un équilibre qui rend cette virtualité d’autant plus plausible et probable, un dosage très bien pensé. Il se retrouve vite convaincu de la pertinence de baser ce monde sur les créations du réel, que ce soient les constructions architecturales, ou les éléments de la nature (faune et flore), avec quelques adaptations. Le principe de transposer les grandes créations de la nature et de l’humanité dans le virtuel offre de fait une richesse et une diversité infinies, une familiarité rendant ce monde plus plausible et facilitant l’adaptation, limitant la déréalisation. Au cours du récit, le lecteur peut voir comment les personnages y apportent leur touche personnelle entre suppression des inconvénients (par exemple air pollué et bruits pour un fac-similé de New York), expurgeant les éléments considérés comme nuisibles ou indésirables, un monde toujours neuf et propre, nettoyé et désinfecté, assaini et édulcoré, dépourvu de besoin de maintenance, insensible aux effets de l’entropie. D’un côté, ce parti pris fait sens pour créer un monde virtuel cohérent d’une telle ampleur, restant simple à appréhender par chaque individu ; de l’autre côté le questionnement sur les attentes relatives à un tel monde est bien présent de manière sous-jacente. À chaque immersion dans ce virtuel, le lecteur éprouve un plaisir esthétique de chaque case qui lui fait, lui aussi, éprouver l’envie irrépressible d’y retourner, d’y séjourner.
Les autrices intègrent d’autres questionnements sur les mondes virtuels de manière tout aussi pragmatique. Marsu Chevalier (un autre nom chargé de sens) éprouve a priori une défiance pour cette technologie qui la coupe du réel, et elle fait l’expérience du temps qu’elle y consacre, presqu’à son insu, en tout cas contre son gré. Le lecteur y voit le principe implicite du fonctionnement des réseaux sociaux dématérialisés : capter l’attention, la retenir, pour monopoliser un temps de cerveau disponible allant toujours en augmentant. Les échanges entre personnages et les mises en situation emploient un vocabulaire et des mises en scène terre à terre, tout en fonctionnant sur les principes du système de récompense, du conditionnement opérant, du processus de renforcement. Sous la narration douce et prévenante, les thèmes de fond sont bien présents. Vu sous cet angle, les autrices mettent en œuvre un mode narratif ouvert à tous, avec la possibilité d’identifier différents éléments culturels pour ceux qui s’y sont déjà intéressés. Un exemple parlant réside dans la réparation d’une tasse par Harry : il l’a offerte à Marsu qui la laisse tomber dans un moment d’inadvertance, et il la répare avec une technique à base de laque saupoudrée de poudre d’or. L’image est très belle, servant également de métaphore pour recoller les morceaux dans une relation, et celui qui en est familier identifie l’art japonais du Kintsugi (ou Kintsukuroi).
Comme l’évoque la première scène, il s’agit également d’une histoire d’amour : Marsu et Thom partagent une même façon de penser pour ce qui est de leur mode de création, ce qui se traduit par une affinité spirituelle, et une attraction amoureuse. Le lecteur peut littéralement la voir dans leur langage corporel, les expressions passant sur leur visage, leurs petites attentions l’un envers l’autre. Il est touché par leur gentillesse respective et cette intimité d’esprit. Le champ des possibles du titre évoque celui de la virtualité, ainsi que celui des modes amoureux. Harry et Marsu forment un couple qui n’entrave pas leur liberté, l’un comme l’autre pouvant aller voir ailleurs, ce qui n’entame pas leur amour réciproque. Thom découvre même qu’il existe une forme de trouple avec leur amie Clémence. Le monde virtuel ouvre le champ des possibles à d’autres configurations amoureuses pour la relation entre Marsu et Thom. Le lecteur voit leur relation évoluer, l’attirance, les émotions positives qui en découlent et qui renforcent même les sentiments de Marsu pour son époux. Il voit et il ressent leur frustration quand le rapprochement physique ne fonctionne pas, quelles que soient leur envie et leur tendresse. La relation dématérialisée s’offre alors comme une évidence, y compris pour le lecteur, à la fois par la solidité et l’intelligence du dispositif Athome, à la fois par les dessins qui montrent ce monde virtuel, avec des touches expressionnistes discrètes et raffinées. Même s’il s’agit d’une évidence, cette relation est à construire, à développer, à faire croître en s’y impliquant, en s’adaptant à ses conséquences, pour les amoureux et pour le conjoint. Ce n’est pas du tout la même dynamique entre une relation physique et une relation dématérialisée.
Une histoire d’amour, un récit d’anticipation, une intrigue romantique non-conformiste avec des beaux dessins : tout ça et bien plus encore. Le sentiment amoureux s’avère protéiforme : les réseaux sociaux et le distantiel, la réalité virtuelle offrent de nouvelles possibilités, ou en tout cas des moyens différents, s’inscrivant ainsi dans de précédents modes alternatifs comme les relations épistolaires, les textos, les sextos, les visios, etc. Les deux autrices explorent ce potentiel, au travers d’un roman chaleureux et solaire, avec gentillesse, et sans faiblesse. Comme le dit Clémence, Marsu est toujours à fond : à la fois consciente des risques d’addiction, à la fois déterminée à rendre féconde cette nouvelle forme de relation. Ces deux créatrices réenchantent le monde, savent en mettre en valeur le merveilleux, avec un esprit ludique. Un enchantement.
En fait, Bonaparte n'est jamais venu à Jérusalem.
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Ce tome retrace l'histoire la ville de Jérusalem depuis -1900 jusqu'en 2022. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Vincent Lemire pour le texte et le scénario, Christophe Gaultier pour les dessins et Marie Galopin pour les couleurs. Il comprend deux-cent-quarante-cinq pages de bande dessinée. Il s'ouvre avec une carte de Jérusalem aujourd'hui : les différents quartiers, les huit portes (des Lions, Dorée, des Maghrébins, de Sion, de Jaffa, Neuve, de Damas, d'Hérode), ainsi que la ligne de cessez-le-feu de 1949 séparant Jérusalem Ouest et Est. En fin de tome se trouvent deux pages de repères chronologiques pour chacun des dix chapitres, deux pages de ressources et bibliographie (recueils de sources, ressources en lignes, quelques ouvrages cités, ouvrages de synthèse, pour aller plus loin), une page de remerciements, et une page listant les autres ouvrages du scénariste et du dessinateur.
Un olivier salue le lecteur. Il se présente : il s'appelle Zeitoun, ou Olivia, comme on préfère. Il est né il y a environ quatre mille ans, au sommet d'une colline qui porte son nom : le mont des Oliviers. Har Ha-Zeitim en hébreu, Jabal al-Zaytoun en arabe. Derrière lui, le soleil levant, le désert à perte de vue, la mer Morte. Devant lui, Jérusalem, le soleil couchant, la plaine fertile et la Méditerranée. Sur cette ligne de crête, à huit cents mètres d'altitude, entre la terre et le ciel, entre les hommes et les dieux, entre le monde des vivants et le monde des morts. Jérusalem est le point de contact entre tout cela. Au commencement de cette histoire, il n'y avait rien. Enfin, il y avait lui, un noyau craché au sol par un berger qui passait par là. Il a fallu de l'eau, beaucoup d'eau, peut-être même un déluge, un peu de chance et du soleil. Beaucoup de soleil. Depuis quatre mille ans, ses racines se sont enfoncées dans le sol, ses branches se sont élancées haut dans le ciel. Il a tout vu, tout vécu, tout observé.
Pas facile de comprendre comment cette petite ville perdue au milieu des montagnes est devenue le nombril du monde. D'abord, Jérusalem est presque dépourvue d'eau potable. Jusqu'au milieu du 20e siècle, ce sera une vraie contrainte pour son développement. Il y a bien une maigre source, le Gihon, qui coule au pied du mont des Oliviers. C'est autour de ce point d'eau que les premières populations sédentaires se sont installées il y a environ 4000 ans, à l'époque où il est né. Il a alors vu apparaître les premières sépultures, sur le versant oriental du Cédron… et cela n'a jamais cessé depuis. Il est bien placé pour savoir que le climat de Jérusalem est particulièrement rude. Pas une goutte de pluie pendant six mois de l'année, entre avril et octobre. Des hivers rigoureux, des tempêtes de neige, des étés suffocants, des nuits froides, des orages, du vent. Dans la Ville sainte, le ciel se rappelle souvent au bon souvenir des hommes. Et puis, Jérusalem a toujours été située à l'écart des routes commerciales. de fait, Jérusalem est une ville assez inaccessible, on n'y vient pas par hasard.
L'histoire de Jérusalem en bande dessinée contient une double promesse, celle d'un ouvrage sérieux et documenté, et celle d'une lecture plus facile grâce aux dessins. L'auteur a adopté une construction chronologique, depuis -2000 à l'époque contemporaine. Cet exposé est découpé en dix chapitres : Au commencement était le Temple (–2000 à -586), L'ombre des empires (-586 à 312), Genèse de la Jérusalem chrétienne (312-614), Al-Qods, ville sainte de l'Islam (614-1095), Le siècle des croisades (1095-1187), L'héritage de Saladin, l'empire des Mamelouks (1187-1516), La paix des Ottomans (1516-1799), La Ville sainte réinventée (1799-1897), le rêve de Sion (1897-1947), L'impossible capitale (1947-…). Ces différentes époques sont racontées au travers de séquences mettant en scène des personnages historiques et de simples citoyens de différentes confessions. L'exposé se fait sous la forme de cellules de texte et de phylactères, comme pour une bande dessinée traditionnelle. Comme il est coutume dans ce genre d'ouvrage historique, l'exposé mène la narration et les dessins y sont assujettis. Le registre visuel est de nature réaliste avec un degré de simplification dans le rendu, et de nombreux détails descriptifs pour la reconstitution historique. Comme l'indique le titre, le point de vue choisi se focalise sur l'évolution de la ville, la coexistence des différentes communautés, les alternances de gouvernance, les guerres, les croisades, etc.
Le lecteur constate rapidement qu'il s'agit d'un livre d'histoire d'un genre différent, dans le sens où il ne raconte pas ou il ne reconstitue pas des événements historiques, par exemple il ne détaille pas la destruction du premier Temple ou du second Temple, il ne contextualise pas les conquêtes de Saladin, il ne donne pas le contexte de la guerre des Six Jours. Dans le même ordre idée, il ne fait œuvre d'aucune manière de prosélytisme pour l'une ou l'autre des religions, ni ne porte de jugement de valeur sur leur credo. L'exposé commence par une contextualisation géographie sur le relief, le climat et l'approvisionnement en eau. Puis il est question des premiers témoignages existants sur cette cité, sur son développement, mêlé à la tradition comme le sacrifice d'Isaac ou la vocation de bâtisseur du roi Salomon fils de David. Viennent ensuite des personnages dont la réalité historique est avérée conquérant Jérusalem ou l'administrant. Une ville conquise puis reconquise, détrônée puis restaurée, détruite puis reconstruite. L'auteur met l'accent sur l'installation des tenants d'une religion puis d'une autre, sur leur cohabitation pacifique, sur les tensions, les massacres, la nature de l'autorité plutôt bienveillante et tolérante, ou au contraire exclusive et persécutrice. La gestion des lieux de culte et des lieux saints occupent une place essentielle dans chaque chapitre : leur préservation, leur gestion, leur accaparation.
Il est vraisemblable que le lecteur soit venu à cet ouvrage parce qu'il s'agit d'une bande dessinée, c'est-à-dire une forme narrative particulière qu'il apprécie ou qui lui semble appropriée à sa sensibilité pour aborder ce sujet complexe et passionnant. Il sait par avance que cette narration visuelle présentera un goût et un rythme très différent de celui d'une bande dessinée d'aventure, quel que soit le genre littéraire. Dans un premier temps, il goûte à l'incarnation du narrateur sous la forme d'un olivier, à la présentation visuelle de la ville, de ses abords, par le biais du survol d'une colombe. Puis il voit bien ce qu'apporte une reconstitution visuelle : montrer une époque au travers des tenues vestimentaires, des accessoires, des ameublements, des rues et des pièces intérieures, et bien sûr les états successifs du développement de la ville. Les limites de l'exercice lui apparaissent tout autant : la densité fluctuante du niveau de détails, les cases attestant d'un manque de matériau source pour représenter l'aspect d'un mur, ou l'aménagement d'une voirie. Pour autant, cela ne retire rien au fait de voir chaque époque, les bâtiments, les individus vivant dans cette ville.
Rapidement, le lecteur prend le rythme : la densité d'informations à chaque page, la mise en scène visuelle. L'artiste fait vivre les personnages aux différentes époques, permettant à ces différentes phases de s'incarner, faisant apparaître la continuité des lieux. Il montre aussi bien des scènes de la vie quotidienne que des moments historiques significatifs, ou encore le regard porté par des voyageurs ayant écrit sur la ville, et des voyageurs connus, écrivains ou généraux, chefs d'état. À quelques reprises, il met en scène un guide commentant un site aux bénéfices de touristes. le lecteur prend progressivement conscience de la coordination entre scénariste et dessinateur, de ce que le premier a confié au second en faisant porter des informations par les visuels. Il retrouve régulièrement cette conscience incarnée dans un olivier plurimillénaire. Il se rend compte que l'auteur a conçu un mode d'exposé qui repose essentiellement sur la parole des individus, par opposition à des sentences ou des explications professorales. Contrairement à ses a priori, le lecteur voit que les dessins dépassent la simple illustration littérale, pour raconter beaucoup dans une interaction pensée spécifiquement pour cet exposé.
Les auteurs tiennent la distance pour retracer les grandes phases de l'évolution de Jérusalem au fil des siècles. Ils font des choix quant à ce qu'ils évoquent, et ce qu'ils laissent de côté, au cours de ces quatre millénaires d'histoire. De séquence en séquence, le lecteur voit se dessiner des thèmes récurrents : les conquêtes de la ville, la prise par les armes, la politique inclusive ou exclusive, l'appropriation et l'accaparation de certains lieux symboliques. Les différents paramètres qui régissent la coexistence pacifique ou antagoniste entre les différentes religions. Le deuxième effet est une évidence qui devient concrète : tout n'a pas toujours été comme la situation contemporaine. Le troisième effet émerge petit à petit : au fil de l'alternance des gouvernances et la popularité de la Ville sainte en Europe, la façon dont elle est envisagée alterne entre un lieu de résidence pour des pratiquants bien vivants, et une ville abritant des lieux saints devant être préservés, sanctuarisés, comme dans un musée. Et bien sûr, chaque communauté l'instrumentalise pour son propre bénéfice, au gré des siècles.
Un projet déraisonnable : rendre compte du développement, de la vie d'une ville, encore plus ambitieux du fait qu'il s'agit de Jérusalem. Tout ne peut pas tenir dans un tel ouvrage : les auteurs ont fait des choix qui donnent un point de vue à leur approche, ainsi qu'une cohérence thématique tout du long, sans prendre parti, sans prosélytisme. Le lecteur voit Jérusalem se développer sous yeux, voit les populations gérer l'importance accordée au lieux saints, cohabiter en bonne intelligence, se combattre, s'exterminer, subir les contingences politiques des empires et des nations. Mission accomplie.
Je ne connais pas l'histoire du conte originel (si ce n'est que je connais Peau d'Âne, sa réinterprétation postérieure) donc je ne pourrais pas juger cet album sous l'angle de l'adaptation.
En revanche, en tant que lecture indépendante, l'album m'a bluffé.
Tout d'abord, ce qui frappe, c'est le dessin de Stéphane Fert. J'aime énormément son style jouant sur les teintes de bleus et de roses contrastés par du noir.
Sa façon d'illustrer les personnages, les décors, les actions, n'est pas réaliste mais poétique. C'est sans doute bête comme façon de le dire, mais je n'ai pas d'autre mot : c'est poétique. De la poésie en dessin.
Les récits qu'il scénarise tiennent bien souvent du conte (voir La Marche Brume par exemple) et son dessin joue vraiment sur l'aspect magique de ces histoires.
Ici, c'est un conte donc.
Un conte avec une princesse, un prince, un méchant roi, une sorcière/fée, des enchantements, des promesses, une histoire d'amour et des situations compliquées dont nos protagonistes devront s'extirper par la ruse. Pas de doute, pour tout-e amateur-ice de conte, on est en terrain connu.
Et moi, bah je suis plus qu'amatrice de conte, j'adore ça. Donc quand ils sont aussi bien racontés (et aussi bien illustrés) qu'ici, je ne peux qu'avoir un coup de cœur.
Le texte est beau. Il se permet de nombreux passages en rimes, mais même lorsqu'il s'agit de prose les dialogues gardent une sorte de rythme assez joli à entendre. En tant qu'amatrice de théâtre, je suis comblée.
Il y a plusieurs propos qui se dégagent de cette histoire : on nous parle de désir (global comme le désir de liberté ou plus terre à terre comme celui de la chair), d'inceste, de traumas et surtout (surtout !) d'amour. D'amour romantique, oui, mais encore plus d'amour de la lecture.
L'importance de la lecture est un point central de ce récit. Qu'elle soit pour s'instruire, voyager, rêver ou tout simplement se permettre de faire fi de ce qui a été précédemment écrit (il n'y a qu'à voir les quelques propos métaxtuels de certains personnages ou l'une des scènes finales).
Le conte d'origine est ici modernisé.
Même sans connaître le conte d'origine, on le sait, notamment grâce aux remarques métatextuelles précédemment citées, mais aussi par cette volonté qui se dégage de vouloir sincèrement s'intéresser aux traumas, émois et désirs de son personnage féminin principal. Encore une fois, je ne connais pas le conte d'origine, mais je ne pense pas prendre de gros risque en pensant qu'un conte allemand du XIXème siècle ne devait pas être vraiment très féministe.
Je ne développerais pas trop sur l'intrigue car, bien que simple, sa découverte joue un peu sur son charme. Comme tout conte, la première écoute/lecture influe sur notre imaginaire.
Bon, qu'on se rassure quand-même, j'ai déjà lu l'album plusieurs fois et il ne perd pas de ses qualités avec les lectures.
L'album n'est sans doute pas parfait (mais après tout quelle œuvre l'est vraiment ?).
Pour moi, en tout cas, il mérite un statut de culte.
Le cerveau ne voit pas, n'entend pas ne parle pas, ni ne pense.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, plutôt une réflexion sur le sujet. Sa publication originale date de 2023. Il a été réalisé conjointement par Miguel Benasayag pour le livre original Cerveau augmenté, homme diminué (2016) et pour la discussion, avec Thierry Murat bédéiste qui en a réalisé cette adaptation, ou plutôt cette lecture commentée. Il s'agit d'un ouvrage en noir & blanc avec une teinte marron. Il comprend cent-quatre-vingt-deux pages de bande dessinée.
Un courriel du 21 juillet 2021 à 15h32 : Thierry indique à Miguel qu'il est en possession de son adresse mail. Les éditions Delcourt via les éditions La Découverte la lui ont gentiment communiquée, à la demande du philosophe. Il le remercie pour cette délicate attention, et lui propose de se parler un peu au téléphone, un de ces jours d'été afin de faire connaissance. Miguel lui répond un peu plus tard : il est très content de la proposition et indique qu'ils peuvent aussi se parler par Skype, un de ces prochains jours. Cela désole le bédéiste car il déteste Skype, il déteste tous ces moyens de communication où l'on est obligé de regarder bouger virtuellement les lèvres de son interlocuteur. Ça le stresse et il déteste le stress. Malgré tout il lui répond que ça lui va, et que l'application est installée sur la tablette de sa fille dont il lui communique l'adresse. S'en suivent quelques échanges. Thierry se souvient que chez Paul Auster, dans Cité de verre, c'est un faux numéro de téléphone qui déclenche tout. Là, c'est une véritable lettre qui est à l'origine de cette bande dessinée, celle que Thierry a adressée au philosophe pour adapter son livre.
Après des échanges téléphoniques, l'artiste met son projet en suspens quelques semaines car il est invité par l'alliance française en Colombie. Dans l'avion, n'arrivant pas à choisir dans la multitude de films à regarder, il repense au dilemme de l'âne idiot de Buridan. Finalement il s'endort. Rêver que l'on est en train de dormir, ou rêver que l'on est en train de rêver, est un état de conscience tout aussi vertigineux que l'étude de l'objet par l'objet lui-même. Depuis la nuit des temps, le cerveau humain observe, connaît, étudie, s'explique des choses, comprend… Mais à partir du XXIe siècle, grâce aux récentes avancées en imagerie médicale, en biochimie, en neurosciences, le cerveau humain en est arrivé au stade où il est devenu… son propre sujet d'étude. Cette auto-rencontre est une rupture anthropologique sans précédent, certainement la quatrième blessure narcissique de l'humanité. Les trois premières blessures narcissiques, infligées par la science à l'homme dans l'histoire de l'Occident, on le sait, furent douloureuses et le sont peut-être encore. La première déclenchée par Copernic et Galilée : non seulement la Terre n'est pas au centre de l'univers, sous le regard de plein d'amour paternel de Dieu, mais elle n'est qu'un simple caillou parmi tant d'autres, perdu dans l'infini intersidéral. La deuxième, causée par Darwin…
Au cours de la bande dessinée, le bédéiste indique que les éditeurs qualifient ce genre d'ouvrage d'Essai graphique, terme repris dans le texte de la quatrième de couverture. S'il lui prend l'envie de feuilleter l'ouvrage pour s'en faire une première idée, le lecteur découvre des illustrations disposées en case, à raison en moyenne de trois par page, avec des cartouches de texte plus ou moins copieux, une forme de bande dessinée, mais pas de narration séquentielle. S'il n'est pas a priori attiré par le sujet ou par l'auteur, il est possible qu'il en reste là, craignant une lecture fastidieuse, et peut-être intellectuelle dans le mauvais sens du terme. Sinon, il franchit le pas en pleine connaissance de cause, et il éprouve la surprise de d'une lecture agréable, même s'il ne s'agit pas effectivement d'une narration traditionnelle en bande dessinée. Le bédéiste aborde explicitement cette question au cours de l'ouvrage en disant : On s'imagine souvent que la bande dessinée doit formellement et absolument mettre en scène des bonshommes à gros nez, bavardant frénétiquement à grands coups de phylactère ovoïde… Il continue : Certains lecteurs auront alors été un peu déstabilisés à la lecture des premières pages du présent ouvrage, où il s'essaie librement à ce genre nouveau que les éditeurs, les libraires et les journalistes de la modernité ont baptisé : l'essai graphique. Il s'agit surtout, là aussi, de créer un monde pour inventer une forme narrative. Ne pas prendre le lecteur pour un âne. Ne pas se contenter de penser que l'on a trouvé ce qu'on cherche en illustrant un catéchisme savant… Ne pas se faire croire que le lecteur doit systématiquement être en position confortable. Chercher. Essayer… Oser surestimer ce qui se passe entre les cases, et y explorer cette temporalité alternative de la lecture que permet le médium Bande dessinée. Les idées visuelles enfermées dans des cases ne sont rien avant de prendre corps entre les mains du lecteur. Libre à lui d'en faire des points d'exclamation, d'interrogation, ou de suspension.
Seconde originalité dans cet ouvrage, Thierry Murat fait plus que simplement mettre en image le livre du philosophe franco-argentin : il en reprend la structure, les thèmes, la logique, et il évoque son dialogue avec l'auteur sur différents passages, sur certains questionnements, évoquant également la résonnance avec son quotidien ou ses propres choix. Ce parti pris constitue effectivement un prolongement de l'ouvrage initial, et le lecteur peut faire l'expérience de la rencontre entre ces deux auteurs, de leurs idées communes, exprimées chacun à leur manière. Ce principe est affiché dès les première pages dans lesquelles le bédéiste alterne des images de circuits imprimés schématisés, avec les paysages des Landes en mode semi-nocturne, alors qu'il conduit sa voiture, opposant ainsi le minéral du silicone au paysage ouvert des silhouettes d'arbres et des oiseaux dans le ciel. Dans le même temps, il évoque le processus laborieux de prise de contact directe avec le philosophe, et sa réticence à utiliser un logiciel de visioconférence. Les auteurs mettent en scène l'opposition entre l'artificialité du monde numérique et le vivant organique du réel. Enfin une première conversation téléphonique peut avoir lieu, puis Murat doit différer la réalisation de ce projet du fait de son départ pour la Colombie. Puis le dessinateur évoque le paradoxe de l'âne de Buridan (Jean Buridan, 1292-1363, philosophe français) : cette question philosophique est reprise par la suite sous un angle de logique, en évoquant Deep Blue, développé par IBM au début des années 1990, le logiciel qui a battu Gary Kasparov aux échecs en 1997.
Le lecteur se prend rapidement au jeu de la lecture : les échanges entre les deux auteurs qui reprennent le processus de création de l'adaptation et de la bande dessinée, induisant à la fois une forme légère de mise en abîme, une lecture personnelle de l’œuvre, une invitation à la prise de recul de la part du lecteur. Le titre annonce clairement le positionnement des auteurs sur le sujet : le point d'interrogation étant quasiment superflu. En effet, Murat annonce qu'il a abandonné l'usage de tous les réseaux sociaux, Benasayag insistant dès le début sur la comparaison erronée entre le fonctionnement d'une intelligence artificielle et celle du cerveau. Le titre de ses ouvrages parle d'eux-mêmes : La singularité du vivant (2017), Fonctionner ou exister (2018), La tyrannie des algorithmes (2019). Conscient du parti pris des auteurs, le lecteur relève plus facilement que tous les arguments contre le monde du numérique sont à charge. Il se rend compte des omissions sciemment effectuées ou de l'absence de mention des apports du numérique au sens large dans la vie quotidienne, ce qui ne diminue en rien le point de vue des auteurs. Dans cette forme unique, ils évoquent aussi bien les spécificités du fonctionnement organique du cerveau humain, que les techniques de captation de l'attention, le circuit de récompense de la dopamine, ou encore les conséquences des fonctions déléguées aux machines informatiques et aux algorithmes. Il s'agit donc d'une lecture active, se faisant tout naturellement, sans avoir besoin de s'arrêter pour réfléchir sciemment aux liens entre textes et images, au pourquoi du choix de telles illustrations.
L'artiste impressionne par son usage de silhouettes, d'icônes, de paysages naturels, de rapprochements visuels, de métaphores imagées. Il couvre tout le spectre de la représentation du dessin descriptif réaliste au symbole visuel, en passant par l'image conceptuelle à en être parfois abstraite si elle est prise hors de contexte de celle d'avant ou celle d'après (ce qui illustre le travail du cerveau pour identifier les schémas et produire du sens, ce qui se passe entre les cases), le facsimilé de bande dessinée humoristique (Les aventures de Thierry & Miguel), des dessins reproduisant des artefacts culturels comme un écran de Pac-Man, le tableau La Joconde, des affiches de réclame, des logos d'entreprise, d'autres œuvres d'art (une sculpture d'Alberto Giacometti, 1901-1966), des écrans d'ordinateur d'avant l'interface graphique, des kanjis, etc., pour une grande diversité graphique que ne laisse pas supposer un simple feuilletage préalable.
Cet exposé graphique s'avère fort riche dans son ensemble. Il fait appel à de nombreux éléments cultures, par exemple : La cité de verre (1987) de Paul Auster, Moby Dick (1851) d'Herman Melville (1819-1891), la notion d'apercetion de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), La grande vague de Kanagawa (environ 1830) de Katsushika Hokusai (1760-1849), la qualité des pensées que l'on a en marchant d'après Friedrich Nietzsche (1844-1900), Blade Runner (1982) de Ridley Scott, l'invention de l'imprimerie par Johannes Gutenberg (1400-1468), la fable du scorpion et de la grenouille de Lev Nitoburg (1899-1937), le corps sans organe d'Antonin Artaud (1896-1948), l'utilité de l'inutile développé par Tchouang Tseu (-369 à -288), l'autobiographie de Corto Maltese (Le désir d'être inutile) par Hugo Pratt (1927-1995), lé dégénérescence des utopies par Claude Shannon (1916-2001, mathématicien, un des fondateurs de la théorie de l'information) & Norbert Wiener (1894-1964, père fondateur de la cybernétique), Bug (2017-2022) d'Enki Bilal, la notion de biopouvoir développée par Michel Foucault (1926-1984), le petit Prince (1943) d'Antoine Saint Exupéry (1900-1944), etc. Les auteurs savent apporter les informations nécessaires pour que tous les lecteurs puissent comprendre ces références et leur rapport avec l'exposé. Ainsi le lecteur saisit aisément la différence fondamentale entre le fonctionnement du cerveau et une intelligence informatique (Tout le corps pense… Pas seulement le cerveau.), la réalité déjà présente du transhumanisme (l'impact de l'omniprésence de l'information disponible en permanence par exemple), le problème avec le progrès (on voit ce qu'on gagne, mais on ignore ce qu'on perd), l'avènement de la société normative (ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas), le principe de mariage parfait qui unit aujourd'hui les technosciences et la macroéconomie néolibérale (deux formes d'une même dérégulation), etc.
Le titre indique clairement que les auteurs adoptent un point de vue partial sur la question, certainement pour compenser la généralisation et l'enthousiasme pour les technologies numériques sous toutes leurs formes. Malgré une apparence éloignée d'une bande dessinée traditionnelle, le lecteur se rend vite compte du confort de lecture, de l'intelligence de la mise en images, conçue sur mesure pour cet exposé graphique. Il apprécie les points de vue du philosophe grâce à la richesse des références, la clarté du propos, sans pour autant perdre son propre esprit critique. du grand art, de la réflexion très humaine.
Oups ! en terminant "La ligne de vie" je me suis aperçu que je n'avais pas avisé Corto Maltese! Je reviendrai plus tard sur les opus 13-17 (à ce jour)
Canales/Pellejero pour me circonscrire aux 12 opus Hugo Pratt (comme sur le site).
Je suis de la génération Corto, et Pratt avec Bilal sont les deux auteurs qui m'ont fait sortir de la BD jeunesse. Ce ne fut pas simple tellement Corto est un personnage aux antipodes d'un Tintin par exemple. Il faut probablement avoir soi-même un certain vécu dans plusieurs domaines ( histoire, voyage, littérature) pour bien savourer l'univers de Pratt. En effet la narration parfois très poétique, des personnages énigmatiques et ambigus des lieux hors des circuits traditionnels rendent la lecture rébarbative ou passionnante. Corto c'est aussi l'apparition, dans le monde un peu figé de la BD, de personnages non Blancs d'une grande dignité et profondeur psychologique et graphique. C'est l'éclosion d'un monde nouveau post colonial qui se crée sur les désillusions et les injustices de l'ancien. Car Corto promène partout sur les océans et les continents sa désillusion des causes justes condamnées à se soumettre ou à utiliser des moyens peu nobles.
Le graphisme souvent en N&B fut aussi une rupture d'un monde ancien. En travaillant principalement sur les expressions énigmatiques des personnages au discours rares mais précieux Pratt nous fais plonger encore plus profondément dans cette atmosphère onirique presque fantastique.
On peut probablement ne pas aimer Corto à l'exemple de Tintin. Il reste toutefois un personnage incontournable de l'histoire de la BD.
Répondre à des petits tests sur la question
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Comme son titre l’indique, ce tome constitue un exposé historique sur l’éducation. Sa première publication date de 2024. Il a été réalisé par Jean-Yves Seguy (maître de conférence émérite en sciences de l’éducation à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne) pour le scénario, par Eva Rollin (bédéiste de profession) pour les dessins, et Nicolas Bègue (coloriste professionnel) pour la mise en couleurs. Il comprend environ deux-cent-cinquante pages de bandes dessinées. En fin d’ouvrage se trouve un chapitre sources et bibliographie de neuf pages. Puis viennent deux pages de notes et références des citations. Suivent deux pages listant les images gravures, photographies et autres qui ont été utilisées comme appui documentaire par la dessinatrice, qui a systématiquement réinterprété ces images, ajoutant ainsi sa propre créativité à l’œuvre originale, une page de remerciements et une page pour la table des matières.
Chapitre I : Préhistoire, des formes élémentaires de transmission. On ne sait pas vraiment grand-chose de la manière d’éduquer à la préhistoire. Les traces ne permettent que de formuler quelques hypothèses. Que se passe-t-il à la fin du Paléolithique avec l’ami Cro-Magnon ? On peut parler d’éducation naturelle, face à un environnement hostile. Les jeunes vivent avec les adultes et apprennent à leur contact. On apprend en participant à la vie collective. On fait avec… On apprend en imitant. On apprend en observant. On fait ensemble. On en sait peu sur les rapports de domination de l’époque… mais la femme avait peut-être une place plus importante que ce que les premiers préhistoriens avaient imaginé. La plupart des représentations des humains dans l’art préhistorique ne sont pas sexuées… et, quand elles le sont, les femmes sont très présentes. Enfin, bref, on est bien loin de l’école, encore que !
Chapitre II : L’éducation chez les Gaulois. Pour les Gaulois, l’éducation, réservée à une élite, devait se faire au contact de la nature, de la forêt, du monde animal… on y apprend les cycles de la nature… et de la chasse… et aussi un peu la guerre ! Une éducation fortement teintée de magie, essentiellement orale, sous la forme de chants poétiques. Cette éducation est assurée par les druides. Le druide est un personnage central du monde gaulois, assurant des fonctions religieuses, politiques et éducatives. Et puis il y avait les bardes – une sous-catégorie de druide –, spécialistes des chants religieux ou guerriers… Les bardes étaient classés en dix catégories selon la capacité de leur mémoire. Les champions pouvaient connaître par cœur jusqu’à 350 histoires. On l’a compris, l’éducation chez les Gaulois est surtout une affaire orale. Jules César (100-44 avant J.-C.) s’est beaucoup interrogé sur les raisons de ce refus de l’écrit pour transmettre les connaissances. Cela dit, il faut se méfier de ce que disait César. Cette image des Gaulois provient pour beaucoup de son best-seller La Guerre des Gaules… et on peut s’interroger sur l’objectivité des propos d’un acteur essentiel de cette époque, qui plus est, vainqueur desdits Gaulois !
Dans l’avant-propos, l’auteur énumère les questions abordées, ainsi que les choix effectués pour concevoir cet exposé. Qui a inventé l’école ? Qu’enseigne-t-on dans l’université du Moyen-Âge, dans les collèges de l’Ancien Régime, dans les écoles primaires de la Troisième République ? Comment l’enseignement s’adapte-t-il aux situations de guerre ? Quelles sont les conceptions de l’éducation dans la famille dans l’Antiquité, au Moyen-Âge ou au XXe siècle ? Quelle place accorde-t-on à l’éducation des filles tout au long de cette histoire ? […] Écrire une histoire de l’éducation, comme toute histoire, suppose des choix et des renoncements. La vérité historique n’existe pas dans l’absolu, et il faut, de ce fait, rendre scrupuleusement compte de ses sources… et expliciter ses choix. Il a ainsi été décidé de limiter le propos à l’espace géographique et politique de la France, non que l’histoire de l’éducation d’autres pays manquât d’intérêt, mais une histoire universelle aurait nécessité une large multiplication du nombre de pages de l’ouvrage. […] Le lecteur constate que l’ouvrage retrace plus les formes de cadres structurés de système scolaire, que l’action en elle-même, c’est-à-dire la façon de développer les facultés intellectuelles et morales de l’enfant, même si cette facette est reflétée par les différentes structures éducatives.
L’ouvrage se compose de neuf chapitres chronologiques, en plus de l’avant-propos : Préhistoire (des formes élémentaires de transmission), Antiquité (un modèle d’éducation autoritaire), Moyen-Âge (des expériences multiples qui s’organisent peu à peu), Renaissance et Ancien Régime (la construction de la forme scolaire), Révolution (de grandes ambitions… et des réalisations relativement modestes), Consulat et Empire (un monde éducatif sous contrôle), XIXe siècle, de la Restauration aux débuts de la IIIe République (des luttes pour le contrôle de l’éducation), XXe siècle (l’ère des grands bouleversements), XXIe siècle (suite de l’histoire… et nouveaux enjeux). L’auteur tient toutes les promesses contenues dans l’avant-propos. Il contextualise les notions qui sont passées dans la culture populaire, voire dans l’inconscient collectif, par exemple la culture orale des Gaulois, la prédominance tenace du latin dans les études pendant de nombreux siècles, la présence de l’Église dans les structures de l’éducation (également pendant de nombreux siècles). Il évoque de nombreux personnages historiques passés à la postérité pour leur apport à l’éducation : Charlemagne (742-814, A-t-il eu un jour cette idée folle d’inventer l’école ?), Ignace de Loyola (1491-1556, fondateur de la Compagnie de Jésus, c’est-à-dire les Jésuites), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778, Émile ou De l’éducation), Jules Ferry (1832-1893, lois de 1881 & 1882, sur la gratuité, l’obligation d’instruction et la laïcité), Élise (1898-1983) & Célestin Freinet (1896-1966, Pédagogie Freinet), Maria Montessori (1870-1952, méthode Montessori).
Le lecteur découvre également des personnages dont le nom lui dit vaguement quelque chose ou dont il n’a jamais entendu parler : Christine de Pizan (1363-1431, égalité de nature entre l’homme et la femme en matière éducative), Jean Standonck (1443-1504, le collège Montaigu de Paris), Claudio Acquaviva (1543-1615, le Ratio Studorium), Angèle Merici (1474-1540, congrégation des Ursulines, créée en 1535), Madame de Maintenon (1635-1719, fondation de l’école de Saint-Cyr), Poulain de la Barre (1647-1723, un ouvrage pour l’égalité des filles et des garçons dans l’éducation), Joseph Lakanal (1762-1845, ouverture d’écoles publiques et d’écoles privées), Antoine-François Fourcroy (1755-1809, création des lycées), Augustine Fouillé (1833-1923, Le tour de France par deux enfants), etc. Le découpage en période lui permet de garder le fil chronologique. À la fois pour les grands événements historiques politiques, mais aussi pour des inventions majeures comme celle de l’imprimerie par Johannes Gutenberg (1400-1468), les différents plans d’éductions, par exemple ceux après la Révolution de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838), Nicolas de Condorcet (1743-1794), Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau (1760-1793), ou encore les enjeux de l’éducation pendant les périodes de guerre, en particulier la première et la seconde guerre mondiale.
Le lecteur a bien conscience de la nature de l’ouvrage qu’il s’apprête à lire : un exposé de nature universitaire, dépassant largement la simple vulgarisation. Il sait que ce genre d’ouvrages se présente avec de copieux textes, et une place très contrainte pour la dimension bande dessinée. Au pire, il s’agit d’une collection de vignettes illustrant littéralement ce que dit le texte avec une tentative humoristique de ci de là, au mieux l’exposé a été conçu avec la bédéiste pour assurer un minimum d’interaction. Cet ouvrage n’échappe pas au principe du texte illustré. Pour autant, la dessinatrice n’est pas cantonnée à montrer des personnalités en plan serré, en train de parler. La narration en images recouvre plusieurs champs d’expression. L’artiste réalise des dessins un peu simplifiés, oscillant entre une description fidèle, et une exagération comique. Dans le premier registre, elle reproduit l’apparence connue des femmes et hommes célèbres, ainsi que certains tableaux, ou documents visuels, toujours en citant ces derniers dans la case, donnant ainsi la latitude au lecteur d’aller consulter l’original par lui-même. Elle intègre des éléments historiques dans ses cases, de manière à ancrer la scène dans l’époque. Dans le second registre, elle force les expressions des visages, les postures, elle intègre quelques anachronismes (difficile de résister à Christine de Pizan répondant au micro d’un intervieweur), et quelques comportements récurrents en coordination avec des remarques récurrentes. Elle rend l’exposé plus vivant, et plus incarné.
Cette bande dessinée développe un exposé sans mesure commune avec une simple énumération. Très vite, le lecteur relève deux thèmes majeurs récurrents : la question du latin dans l’enseignement, l’enseignement destiné aux filles (au pire inexistant, au mieux au rabais par rapport à celui des garçons). Même s’il se doutait que Rome ne s’est pas faite en un jour, il n’anticipait pas forcément de voir chaque étape de la forme de l’organisation éducative qu’il connaît en France, école maternelle, école primaire, enseignement secondaire, enseignement supérieur, avec les structures nécessaires pour former les enseignants, l’idée de consacrer des bâtiments à l’éducation, la coexistence d’une école religieuse et d’une école laïque dans des proportions très variables en fonction des siècles, la notion de programme scolaire, jusqu’aux inspecteurs. Il apprécie de découvrir des enjeux de nature très différentes : imposer l’école à des parents qui font travailler leurs enfants, d’où viennent les bons points (du Maréchal), l’affichage contre l’alcoolisme dans les classes, etc. Outre une vision détaillée de l’évolution des structures éducatives, le lecteur en ressort avec la compréhension que le modèle d’aujourd’hui provient d’une évolution sur le long terme, qu’il n’est pas immuable, et il lui revient à l’esprit que l’éducation ne figure pas dans les ministères régaliens de l’État.
À nouveau un titre très ambitieux dans la collection L’incroyable histoire de…, à nouveau une réussite. Le scénariste est un expert en la matière, et le lecteur perçoit qu’il plonge dans un ouvrage enrichi par une longue pratique, sachant respecter l’ordre chronologique tout en montrant que la construction du système éducatif a fait des tours et des détours, prenant un soin exemplaire à citer ses sources, faisant apparaître les enjeux pérennes. La narration visuelle ne se limite pas à une simple caution pour rentrer dans le champ de la BD, elle montre les différents personnages historiques ce qui rend l’exposé incarné, elle apporte des touches d’humour très humaines, elle montre l’époque, elle fait ressortir les hypocrisies et les injustices. Magistral.
Une histoire d'amour familiale qui unit passionnément une soeur et son frère au cours du drame de la Seconde Guerre Mondiale. Beaucoup de sensibilité habille ce récit très touchant de mélancolie. Le graphisme traduit les sentiments des personnages sans besoin de dialogue bien souvent. L'autrice fait le choix de peu de couleurs pour habiller son récit: noir blanc gris parfois rouge, c'est très sobre, et sublime. La mise en scène est parfaite, on se sent dans les rues glaciales avec peur et incertitude permanente...
Malgré certains passages durs, un lieu où règne l'innocence permet d'espérer...
Les poèmes sont beaux et très émouvants : malgré la séparation l'espoir et la poésie demeurent.
Merci Nadia Nakhlé pour ce récit.
Maj après relecture, je trouve ce récit tellement touchant et pouvant être intemporel que je remonte ma note d'une étoile
À tous les châteaux tombés en ruine comme autant de rêves abandonnés.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, basée sur un fait historique. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par André Houot pour le scénario et les dessins, et par Jocelyne Charrance pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Son auteur a également réalisé les séries Chroniques de la nuit des temps (1987-1994, cinq tomes), Le Khan (1994-2004, six tomes avec Simon Rocca), Septentryon (2001-2004, cinq tomes), Le Mal (2006-2011, quatre tomes avec PY), Hamelin (2011), Le rendez-vous d’onze (2016), Puissant cheval était son nom (2020).
C’était juste avant l’arrivée de l’illustre prisonnier. Barachin avait autorisé deux voyageurs à venir distraire ses hommes avec les légendes qui courent sur nos montagnes. Les gueux avaient hésité à entrer, tant est lugubre le château de Rochechinard. C’était une histoire de géants qu’ils étaient venus raconter. L’histoire d’un pacte scellé entre des hommes et des géants. Les choses se seraient passés en des temps si lointains que seuls quelques mythographes s’en seraient fait l’écho. Ainsi, les hommes de ces temps-là avaient réussi à faire comprendre aux géants ce qu’ils attendaient d’eux. Façonner toutes les pentes accessibles en abymes ou en à-pics afin d’en interdire l’entrée d’envahisseurs. En contrepartie de quoi, pendant cent hivers, ils s’engagèrent à approvisionner les géants. Près d’un siècle durant, le bruit de leur labeur résonna sur toute la région. Jusqu’à ce qu’un hiver brutal rendît impossible l’engagement des hommes. Du trou souffleur d’où s’échappait la fumée de leur feu, il ne sortit bientôt plus rien. Plus jamais personne n’entendit parler d’eux et on finit par les oublier. Pourtant, le blason s’accompagne toujours du soutien des géants. Preuve que leur histoire a traversé les époques, et qu’ils veillent toujours sur les seigneurs de Rochechinard en se tenant prêts à faire usage de la force si le besoin s’en faisait sentir. Mais pour poursuivre ce récit, les deux conteurs devront revenir car le soleil est passé derrière les monts. La nuit les prendrait en chemin de retour, sinon. En partant, ils indiquent aux soldats qu’ils reviendront avec deux ou trois danseuses pour leur tenir compagnie. Un soldat ajoute : Et pas farouches si possible.
Dans une lettre adressée à Philippine de Sassenage, Barachin Alleman explique qu’il part aujourd’hui à la rencontre d’un prince qui vient d’un lointain empire. Il en aura la garde à compter de ce jour, mais comme le sait, il n’a pas l’âme d’un geôlier, et il pressent déjà derrière cette affaire de politique, une méchante histoire d’intérêts. On lui a promis sept couleuvrines pour la sûreté de son protégé, dont un puissant parent veut la mort. Il sait que le frère de Philippine, le baron d’Ostun, n’aime pas ses tours à canons derrière son dos, de ce côté-ci de la montagne, mais il va tout de même continuer de l’informer de cette aventure, et surtout lui redire qu’il l’aime. Le prince turc Djem, fils de Mehmet le conquérant, arrive sous bonne escorte au château de Rochechinard.
L’illustration de couverture met en avant deux éléments narratifs : la procession qui escorte le prince turc vers le château, et l’imposante construction elle-même, sous un ciel nocturne. Le récit commence par une belle journée ensoleillée, mettant à l’honneur les contreforts ouest du massif du Vercors, dans les Préalpes. Le lecteur est instantanément séduit par la minutie de la représentation de ces pentes boisées abruptes : des traits très fins et précis, complétés par une mise en couleurs sophistiquée et riche, qui vient nourrir les multiples surfaces délicatement détourées, sans supplanter les traits de contour, un travail d’orfèvre. En page quatre, il jouit d’une vue saisissante sur les contreforts dans une vue dégagée s’étendant sur plusieurs kilomètres vers l’horizon, magnifique. Dans la page suivante, il contemple une petite portion desdits contreforts, en contreplongée, sous la neige. En page sept, il bénéficie d’une vue d’ensemble de la ville de Rochechinard, avec le cours d’eau du Ruisseau de la Prune, et les montagnes dans le lointain. Enfin en pages huit et neuf, il découvre le château vu de l’extérieur en arrivant par la route en terre, d’abord en se situant quelques dizaines de mètres en contrebas, ce qui met en valeur sa position sur une étroite plateforme rocheuse, puis de plus près juste avant le dernier tournant permettant d’arriver au pont en bois franchissant la dernière crevasse devant le portail.
Dans la dernière page de bande dessinée, l’auteur dédie son ouvrage à, entre autres, tous les châteaux tombés en ruine comme autant de rêves abandonnés. Le lecteur ressent qu’André Rouot a repris le rêve de Rochechinard et a pris un immense plaisir à le rebâtir, le reconstituer dans les moindres détails pour en faire profiter tous les autres rêveurs amoureux des vieilles pierres en général, et des châteaux forts en particulier. Il se délecte à prendre le temps de pouvoir ainsi admirer cette forteresse reconstituée avec amour et minutie, dans ses moindres détails. Il admire la manière dont le dessinateur sait rendre compte de son positionnement sur cette plateforme étroite dans une pente abrupte. Il prend le temps d’examiner les murs, et il savoure chaque détail : chaque ouverture, chaque créneau, la forme des toitures, les tours, les portes, les passerelles en bois, le pont en pierre au-dessus du vide, une construction en bois adossée à une muraille, un balcon de bois, les fenêtres etc. C’est un enchantement à chaque vue, l’œuvre d’un passionné amoureux, avec une mise en couleurs naturaliste, qui vient renforcer les textures de pierre, de bois, un délice exquis. L’artiste ne représente jamais deux fois le château sous le même angle, un travail ayant nécessité un investissement colossal. Le lecteur se rend compte que Rouot a mis à profit les survols de la zone rendus possibles par les drones pour pouvoir reconstituer le château sous tous les angles possibles, en vue du ciel.
La reconstitution historique rigoureuse s’étend également aux intérieurs, aux ustensiles, aux objets et autres outils. Là encore, l’artiste ne prend aucun raccourci, représentant systématiquement tout ce qui rentre dans le cadre de la case, en fonction de la séquence et du lieu. Ainsi le lecteur observe la grande salle de réception du château avec son plancher en bois, sa tapisserie accrochée derrière la table des seigneurs, la table elle-même toute simple (une planche posée sur des tréteaux), les différentes armes accrochées aux murs. Page après page, il suspend son regard pour voir l’abri en bois sous lequel se reposent des gardes, l’atelier du boucher, la chambre allouée au prince turc, les cuisines, la chapelle avec la grande croix du Christ, etc. L’artiste fait montre de la même implication et du même investissement pour représenter la demeure de Jacques de Sassenage (-1490), ou encore la ville de Romans dans laquelle se déroule les fêtes de Pentecôte, avec un tournoi de chevaliers en armure. Houot détaille avec la même rigueur chaque vêtement, chaque accessoire, que ce soit la tenue orientale du prince Djem, les robes de ces dames, les armures des chevaliers pour le tournoi, les uniformes plus simples des soldats du château, les grelots sur l’habit du conteur, son instrument de musique à corde, les harnais des chevaux, leur couverture d’apparat pour le tournoi, etc. Quelle richesse visuelle, quelle rigueur.
L’intrigue comprend deux autres fils directeurs. Le premier à apparaître suit les légendes sur les géants ayant aidé les hommes à donner forme à cette région. L’artiste leur donne une apparence particulière, plutôt que des silhouettes génériques prêtes à l’emploi et sans âme, ce qui est cohérent avec l’approche graphique globale de cette bande dessinée. Dans un premier temps, le lecteur se dit que ces légendes arrivent comme un cheveu sur la soupe, sans rapport direct avec le séjour du prince turc, ou avec la construction du château de Rochechinard. Au fur et à mesure qu’il prend la mesure de l’intention de l’auteur vis-à-vis du château, il se rend compte de la pertinence d’évoquer le relief des lieux, et la deuxième partie du conte narrée dans la deuxième moitié du tome vient donner tout son sens à ce fil narratif, avec une dimension mythologique inattendue. Le troisième fil directeur réside dans le séjour du prince Djem, un fait historique authentique. L’auteur parvient à intégrer les éléments historiques nécessaires pour son arrivée dans ce lieu face sens, ainsi que les enjeux qui y sont liés. À travers lui, il évoque le poids de la politique et des stratégies d’alliance et de guerre qui façonnent la vie de cet homme, sans qu’il n’ait aucune prise dessus. Dans ces conditions, le lecteur comprend que cet homme puisse tomber facilement amoureux de la fille de Charles Alleman de Rochechinard (1435-1512), chevalier de l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem. L’auteur traite raconte cette situation de manière adulte, sans romantisme romanesque, sans passion échevelée, respectant ce qui est connu de la réalité historique. Le lecteur admire la manière dont il entremêle son admiration pour le château, les contes de la région et ce fait historique, dans une narration savamment dosée et bien équilibrée.
La couverture et le texte en quatrième de couverture se focalise sur le fait historique : le séjour d’un prince ottoman en 1482 dans le château de Rochechinard. Toutefois, ils ne préparent pas le lecteur à la fantastique reconstitution de ce château bâti sur un site exceptionnel, ni à la légende qui entoure cette région façonnée par des géants. Bouche bée, le lecteur se délecte des représentations du château, des contreforts des Préalpes, de la reconstitution historique de la vie de l’époque dans cette région du monde, tout en éprouvant une forte empathie pour ces êtres humains à la vie dictée par des forces historiques qui les dépassent.
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Bobigny 1972
C'est votre loi qui est coupable. - Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur le procès de Bobigny, contre l'avortement, en octobre et novembre 1972 à Bobigny. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Marie Bardiaux-Vaïente pour le scénario, et Carole Maurel pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée. Il se termine avec une page de remerciements et une page de bibliographie, ainsi que les coordonnées de l’association Choisir. Dans les rues de Bobigny, une nuit de janvier 1972, une voiture rouge fonce à toute allure, poursuivie par une voiture de police, sirène hurlante. Coincé dans une impasse, le conducteur doit sortir les mains levées, sous la menace de l’arme de service d’un policier. Il est emmené au commissariat et accusé de vol de voiture, refus d’obtempérer, délit de fuite, mise en danger de la vie d’autrui : Daniel P. va prendre cher. Conscient de ce qu’il risque, le jeune homme déclare vouloir négocier, ce qui fait rire de bon cœur les deux policiers. Quelques jours plus tard, un matin à six heures, une voiture de police se stationne en bas d’un petit immeuble, trois policiers dont un en uniforme montent dans les étages et sonnent à la porte de Mme Chevalier. La voisine ouvre sa porte, mais les policiers lui intiment de rentrer dans son appartement. Michèle Chevalier ouvre sa porte, les policiers entrent et ils procèdent à une perquisition de son appartement. Leur entrée a réveillé les trois filles, dont Marie-Claire adolescente. Les policiers dérangent tous les placards, les armoires, la commode, les matelas et finissent par trouver un objet suspect. Ils embarquent Michèle Chevalier et ses trois filles au commissariat. La voisine Nicole ressort sur le palier avec son nourrisson, et elle prend en charge les deux plus jeunes filles. Au commissariat, la mère et la fille sont interrogées séparément. L’adolescente reconnait qu’elle a avorté, et sa mère reconnaît l’avoir aidée. Les policiers leur posent la même question : Sont-elles conscientes qu’il s’agit d’un crime, relevant de l’article 317 du Code Pénal ? Ils en font la lecture : Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen aura procédé ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans, et d’une amende de mille huit cents francs à cent mille francs. Elles sortent du commissariat sous le coup de cette accusation. En juin 1971, plusieurs amies sont réunies : Gisèle Halimi, Christiane Rochefort, Simone Veil, Delphine Seyrig. Elles évoquent l’appel des trois cent quarante-trois femmes, publié dans l’hebdomadaire Le nouvel observateur. Certaines des signataires ont été convoquées par leur employeur. Elles décident de créer une association : Choisir la cause des femmes. Il est possible que le lecteur parte avec un a priori : une bande dessinée retraçant un fait historique et un événement social majeur, ça risque d’être pesant en informations. Il éprouve la surprise de découvrir que la bande dessinée commence par une rapide course-poursuite nocturne en voiture, puis par une effrayante arrestation avec une perquisition sans ménagement. Même s’il connaît le déroulement des faits dans les grandes lignes, ainsi que l’importance du procès de Bobigny menant à la loi du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de grossesse, le lecteur est pris dans la tension des enjeux de ce procès, par la terrible pression qui pèse sur l’adolescente et sur sa mère, par la conviction inébranlable de l’avocate, par l’implication de nombreuses célébrités, par le calme et la patience du juge, et par-dessus tout par chaque injustice, les unes après les autres. Les scènes de prétoire sont bien présentes, mais pas majoritaires : les autrices mettent en scène plusieurs femmes, et elles racontent leur histoire personnelle : le viol et l’avortement de Marie-Claire, aussi éprouvants l’un que l’autre, d’autres avortements, le quotidien modeste de la famille monoparentale Chevalier, la relation mère-fille, l’entraide de la voisine, quelques éléments de médiatisation. Il apparaît également que ce procès devient le point de rencontre de sphères sociales généralement dissociées : une employée du métropolitain, un juge, un procureur, une avocate renommée, une femme politique à l’envergure nationale, une actrice féministe, un médecin, pour finir à l’Assemblée nationale. Avant tout, il s’agit de l’histoire d’une adolescente, violée. Le lecteur assiste à la scène : le jeune homme Daniel P. qui emmène la jeune fille dans sa chambre, en voiture, expliquant d’abord qu’il y aura ses copains, puis qu’ils ne peuvent pas venir mais qu’il y aura sa mère, les dessins mêlent une dimension descriptive pour les décors, et une approche émotionnelle pour les personnages. Le lecteur peut reconnaître la voiture (une DS), regarder la façade des immeubles de banlieue, faire le tour de ce qui se trouve dans l’appartement du violeur (le lit, le désordre, la petite table ronde, les plaques de cuisson, une ou deux bouteilles, etc.), puis la mise en couleur passe d’un mode naturaliste à un mode en noir & blanc avec des nuances de gris, des plans serrés rendant compte des impressions, des sensations, jusqu’à une illustration en double page, sans un mot, Daniel allongé sur sa victime, en vue de dessus ce qui ajoute encore à la force du placage, à l’abjection de cet acte où la victime n’est plus qu’un objet, et le criminel un individu sans empathie aucune. Suit une séquence toute aussi accablante alors que Marie-Claire revient chez elle, toujours dans des tons noir & blanc et gris, montrant le retour au monde quotidien qui n’a plus rien de normal après la sidération du traumatisme. Trente pages plus loin, l’aveu sort de la bouche de la fille face à sa mère, une simple phrase, un constat accablant : Il m’a forcée ! Il n’y a aucun sensationnalisme, aucun voyeurisme : l’adolescente doit vivre avec la double peine de l’inculpation et du traumatisme. Elle doit également faire face au procès, aux questions posées par des hommes, aux interventions de son avocate dont la portée et le contexte sont à l’échelle nationale et s’inscrivent dans une démarche avec un historique et un enjeu sans commune mesure. Dans le même temps, d’autres femmes évoquent leur cas personnel. Le lecteur voit Gisèle en Tunisie en 1938, tenir tête à sa mère, en lui disant que ses frères peuvent faire leurs lits tout seuls et aider à mettre la table, rejetant l’ordre établi que lui énonce sa mère, que les garçons ça ne compte pas pareil, que le rôle d’une fille est de servir les hommes. Il voit une jeune fille s’exprimer avec la fougue de son âge, dans un environnement tunisien, avec les couleurs chaudes du soleil. La séquence se termine par l’avocate en robe, et son credo : elle a décidé que ses mots, cette arme absolue pour défendre, expliquer, convaincre, se prononceraient toujours dans la plus absolue des libertés, et dans l’irrespect de toute institution. Le témoignage de Micheline Bambuck, la faiseuse d’anges, décrit les conditions de son intervention pour Marie-Claire, dans le petit appartement des Chevalier, son déchirement entre ses actes et ses convictions religieuses. La narration visuelle reste très prosaïque, sans pathos ni effet dramatique : la réalité du petit appartement, les instruments, l’adolescente allongée sur le canapé, rien de misérable ou de glauque, mais aucun encadrement médical, des mesures d’hygiène artisanales sans comparaison possible avec l’environnement d’une clinique ou d’un hôpital. D’un côté, le constat d’une sororité dans la prise de risques ; de l’autre côté, une situation insupportable et inique engendrée par une loi qui est coupable, comme le formule Michèle Chevalier pendant les audiences. Lors de son audition, l’actrice Delphine Seyrig (1932-1990) explique qu’elle est complice d’avortements, quotidiennement. S’en suit une autre séquence d’avortement, pratiquée par un médecin, toujours dans un appartement. En pleine empathie avec la victime, sa mère, l’avocate, le lecteur découvre le déroulement du procès : la prise de contact de Michèle Chevalier auprès de l’association Choisir, la demande d’approbation de l’avocate auprès de Marie-Claire dont l’affaire va être médiatisée à l’échelle nationale, plusieurs audiences et plaidoiries. Sans effets de manche, avec quelques expressions de visage légèrement appuyées, l’avocate prend la parole, la victime raconte son histoire, la mère explique comment elle a aidé sa fille, la faiseuse d’anges évoque ses pratiques et leurs conditions d’exercice, le juge écoute, le procureur et plusieurs personnalités se succèdent à la barre. De manière très organique, les enjeux du procès gagnent en ampleur, en contexte, en finalité. En fonction de sa familiarité avec ces années-là, avec l’histoire de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, avec les mouvements féministes de l’époque, le lecteur identifie et situe ces différents intervenants : Gisèle Halimi, Simone Veil, Christiane Rochefort (1917-1998), Jean Rostand (1894-1977), Jacques Monod (1910-1976), c’est-à-dire les cinq fondateurs de l’association Choisir la cause des femmes, Delphine Seyrig (1932-1990), Simone Veil (1927-2017), Claude Servan-Schreiber (1937-). Il peut également relever le livre de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi consacré à Djamila Boupacha (1938-). Il est frappé de stupeur par l’injustice de l’article 317 du Code Pénal, par l’évidence pointée par l’avocate que ce sont des femmes jugées par des hommes, par l’absence de connaissances biologiques du procureur, par l’aplomb de Delphine Seyrig sur la réalité de la pratique de l’avortement en France, par l’intervention de Simone Veil contextualisant la place de la femme dans la société française de l’époque. Les autrices prennent soin également de rendre compte de la question de classe sociale, la différence de traitement entre les Chevalier et les femmes connues. Un procès de plus pour avortement, un procès unique de part sa médiatisation et sa place symbolique vers la dépénalisation de l’avortement. Un moment symbolique dans l’histoire des droits des femmes. Les autrices reconstituent le cheminement de Marie-Claire Chevalier et de sa mère, ainsi que de la faiseuse d’anges, à hauteur humaine, l’histoire malheureusement banale d’une adolescente violée, et la médiatisation de son procès. La narration visuelle transcrit parfaitement la banalité du quotidien, la force de faire face de ces femmes, l’aide apportée par l’association Choisir et par l’avocate Gisèle Halimi à l’échelle humaine et individuelle, dans un récit poignant. Elles se montrent tout aussi habiles à faire apparaître les injustices systémiques, que ce soit l’iniquité de la loi, ou le décalage entre les classes privilégiées et le prolétariat. Irrésistible d’humanité et d’humanisme.
La Boîte de petits pois
À l’écouter parler, tout était horrible et affreux. - Ce contient un récit de nature autobiographique. La première édition de cet ouvrage date de 2019. Il a été réalisé par GiedRé pour le scénario, et par Holly R pour les dessins et la mise en couleurs. Il comporte quatre-vingt-dix-neuf pages de bande dessinée, et un post-scriptum de cinq pages, écrit et dessiné par Giedré. Il y a environ longtemps, la mère de Giedré était petite et jouait au ping-pong. Elle était vachement forte. Elle gagnait des médailles et tout. À l’époque, les enfants étaient hyper encouragés à faire du sport ou de la musique ou de la danse ou n’importe quoi… Tout était gratuit, il fallait juste s’inscrire et ensuite devenir fort… pour que le reste du monde voie que cette nation était la meilleure. 1952 : record de médailles pour l’URSS ! Il y avait souvent des parades et des grandes manifestations à la gloire de ce merveilleux système qui était le meilleur qui existe. Et si on vous demandait, il fallait répondre que tout était super et qu’on était très contents. Parce que l’endroit où on envoyait les gens qui disaient que c’était pas super était encore moins super. Déjà, c’était hyper loin. Il y faisait toujours -10000°C et parfois on devait rester 10 ans. Alors en général les gens se retenaient de critiquer. Même en petit comité, on faisait comme si de rien n’était parce qu’il y avait des espions un peu partout. D’une manière générale on se méfait d’à peu près tout le monde. On ne faisait confiance à personne. Deux amies qui discutent, l’une demande à l’autre où elle a acheté sa robe, la seconde souhaite savoir pourquoi elle lui demande ça. La première espère que l’autre ne pense pas qu’elle veut la lui racheter plus cher qu’elle ne l’a payée. Et l’autre se dit que son interlocutrice la soupçonne d’avoir eu du tissu en rab. ULL : union de la Lituanie Libre. La mère de Giedré avait deux frères, dont un qui avait quinze ans (ce qui arrive à tout le monde sauf à ceux qui meurent avant). Et comme beaucoup de gens qui ont quinze ans, il trouvait que la vie, c’était naze. Alors avec quatre copains qui trouvaient aussi que la vie c’était naze, ils ont décidé de faire des trucs. Ils ont commencé à faire des petites affiches qu’ils collaient dans la rue. En gros, ça disait ça : Et, franchement, la vie c’est naze ; la liberté c’est trop important quoi, sérieux, y en a marre, ULL. Bon, ils n’en collaient pas beaucoup parce que c’était un peu dangereux comme passe-temps en Lituanie. Mais malgré tout certaines personnes les voyaient. Et au bout de quelques temps des gens ont commencé à s’y intéresser. On en parlait, on se passait le mot. Et son oncle et ses copains étaient contents de faire des trucs. Mais au bout de deux ans, quelqu’un les a dénoncés, et ils se sont tous fait arrêter. Le KGB a tout de suite perquisitionné dans la maison de sa grand-mère. En rentrant du travail, elle n’a rien compris parce que comme tout le monde elle n’était pas au courant. Son oncle s’est fait enfermer dans une cellule du KGB. Il est resté là le temps d’être majeur pour pouvoir être jugé. Puis s’est fait condamner pour trahison, révolte et trouble à l’ordre public. Il s’est fait emmener loin. De prime abord, le lecteur découvre une bande dessinée aux autours d’œuvre pour enfants : des dessins à l’allure simplifiée, avec de jolies couleurs au crayon de couleurs, une vision du monde par les yeux d’un enfant. Il commence à lire le texte qui court le long des cases, ainsi que les dialogues : des phrases courtes, des structures simples, des tournures grammaticales pas toujours correctes, un vocabulaire limité, comme si c’est une petite fille d’à peine dix ans qui s’exprime. Effectivement, GiedRé évoque son enfance, comme elle l’a vue et ressentie à cet âge. Les actions des adultes ne lui sont pas toujours compréhensibles, en particulier les événements de politique internationale, par exemple la destruction du mur de Berlin. Elle dépasse du cadre strict de son entendement de petite fille, en évoquant l’histoire de sa famille, des déménagements grâce au statut social de son grand-père paternel : dans la postface, elle explique qu’elle a fait appel aux souvenirs de sa mère pour disposer de ces faits et de cette compréhension. Le lecteur vit donc cette reconstitution historique à hauteur d’enfant, que ce soit la queue pour les magasins, ou le partage de chewing-gum. Dans le même temps, il n’éprouve pas la sensation que le récit s’adresse à un enfant, ou qu’il manque de profondeur. Les autrices savent très bien rendre le point de vue d’une enfant. Cela commence dès la première page avec la mère encore adolescente en train de jouer au ping-pong : une silhouette longiligne, de jolis cheveux blonds, des gestes en accéléré, une fierté d’avoir gagné qui se lit sur son visage, le lecteur se sent baigné dans le bonheur dont elle rayonne. En page vingt-quatre, un garçon savoure avec délectation des petits pois : son visage arbore une expression proche de l’extase, dans l’assiette le lecteur voit des petits points verts qui semble comme flotter dans le vide, et quelques taches orange, une représentation naïve. Page trente-neuf, la représentation de la zone résidentielle abritant les résidences secondaires des apparatchiks évoque incontinent un dessin d’enfant : les belles pelouses vertes, les arbres très simplifiés, les routes échappant aux règles de la perspective, etc. Plus tard, la famille de la narratrice va s’installer à la campagne. Elle raconte : À la campagne, il n’y avait pas d’eau courante alors chaque habitation avait ses toilettes loin de la maison, et les leurs étaient à l’orée de la forêt. Avec une lampe torche dans la main, la jeune fille doit se rendre aux toilettes de nuit, une forêt fantasmée, avec une chouette qui regarde droit dans les yeux, une espèce de cabane aux proportions trop allongées pour les toilettes, des arbres aux formes bizarres, vaguement menaçants : le lecteur se retrouve dans un conte pour enfants, sans se sentir pris pour un neuneu, une vraie sensation d’enfance. Dans le même temps, le lecteur voit bien que les dessins comportent un niveau d’informations qui relève du regard d’adulte. Sous l’apparence enfantine donnée par dessins aux crayons de couleurs, se trouvent un niveau d’informations visuelles bien supérieur au regard d’un enfant. Dans cette première page, un individu joue de l’accordéon, certes aux couleurs pastel, mais comportant bien toutes les parties attendues comme le soufflet, les touches de part et d’autre. Dans la deuxième page, le train ressemble à un jouet, mais dans le même temps l’uniforme des soldats est conforme à la véracité historique, la perspective du stade présente un aspect discrètement gauchi, tout en préservant la perspective et les dimensions. Tout du long, les dessins construisent une reconstitution historique solide et fiable : les vêtements d’époque, les accessoires du quotidien, les appareils ménagers de ces années-là comme les postes de télévision ou les téléphones à cadran en bakélite, etc. Les postures et les mines des individus apparaissent faussement naïfs, avec une grande justesse dans l’expression corporelle, et dans les gestes de tous les jours, aussi bien les jeux d’enfants que les gestes plus mesurés des adultes, voire les comportements emprunts de défiance pour parer au risque de la délation par des citoyens intéressés. La réception de cette bande dessinée au ton si particulier va dépendre du parcours de vie du lecteur et de son âge. Il peut venir pétri d’a priori et de certitudes sur le régime communiste. Ce qu’il sait déjà lui saute aux yeux : le faible niveau de niveau des citoyens, les queues interminables devant des magasins où le rationnement et la pénurie règnent en maître. Des personnes exerçant un métier sans aucune motivation, un marché noir généralisé et pour tout, une élite qui ne manque de rien attestant d’une corruption systémique, un état totalitaire qui a la déportation facile pour les opposants et les rebelles. Voire s’il a été témoin de ces années au travers des médias, il retrouve tout ce qui était pointé du doigt : des queues interminables, à la délation. S’il est plus jeune, il est possible qu’il éprouve quelques difficultés à croire certaines situations, ou même le mode de fonctionnement d’un pays sous domination soviétique. Déporté en Sibérie pour avoir collé des affiches de protestation en Lituanie, vraiment ? Le lecteur peut également être pris au dépourvu par l’évocation de ce monde passé, au travers des yeux et des ressentis d’une fillette, qui n’a pas l’air de vivre ça mal. Il lui faut un petit temps de recul pour accepter certaines des choses auxquelles il assiste : le partage de chewing-gum qui passe de la bouche d’un enfant à un autre, jusqu’à une dizaine. Le festin de dégustation de pâté, de ce qu’il identifie immédiatement comme étant une boîte de nourriture pour chat, ne pas savoir qu’il faut enlever la peau d’une banane avant de la manger. Ce n’est plus la Lituanie communiste, c’est tout juste le moyen-âge ! Comment la propagande pouvait-elle avoir une telle force de conviction ? Il arrive alors aux cinq pages dessinées de postface, où GiedRé explicite la manière dont elle a procédé : Pour écrire cette BD, elle a beaucoup fait appel à sa mère pour qu’elle lui raconte, et à l’écouter parler, tout était horrible et affreux. D’un autre côté, l’autrice a vécu ces moments comme une petite fille, et elle a passé une enfance qu’elle juge heureuse. La narration qu’elle en fait ne nie pas les exactions et la répression, mais, elle, ça ne l’a jamais rendue triste de partager son chewing-gum. Impossible de ne pas partir avec des a priori divers et variés pour la lecture : entre ce que le lecteur connaît des chansons de l’autrice, ce qu’il sait de la domination de l’URSS sur les pays satellites, ou ce que l’image édulcorée de la couverture lui évoque. Il se retrouve surpris par l’évocation positive tout en étant honnête d’une enfance en Lituanie juste avant qu’elle ne recouvre son indépendance, totalement sous le charme de la narration à l’apparence enfantine, à la consistance et au sérieux adulte. Une enfance heureuse dans un pays sous un joug totalitaire.
Le Champ des possibles
Allez, viens ! On va jouer ! - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Véro Cazot pour le scénario, et par Anaïs Bernabé pour les dessins et les couleurs. Il comporte cent-vingt-sept pages de bande dessinée. La scénariste a également réalisé Betty Boob (2017) illustré par Julie Rocheleau, et Les petites distances (2018) avec Camille Benyamina. Quelque part sous les tropiques, sous un soleil chaleureux, en bordure d’une plage de rêve, dans une construction de plusieurs étages de forme ovoïde, l’architecte Marsu Chevalier est en train de parler à ce bâtiment qu’elle a conçue. Elle le rassure en lui indiquant qu’ils arrivent, ils viennent pour le rencontrer, des architectes comme elle, ou des bâtisseurs. Ils vont le regarder sous toutes les coutures et chercher tous ses secrets. Il n’a pas à s’inquiéter, ils vont l’adorer. Elle éprouve un petit recul quand le Cocon lui répond. Il a peur qu’ils ne s’essuient pas leurs pieds avant d’entrer, qu’ils lui trouvent des défauts, qu’ils ne le comprennent pas. Marsu comprend qu’il s’agit d’une personne en train d’imiter l’hôtel de l’autre côté de la cloison du balcon. Le monsieur se présente : Thom Robinson. Il a assisté à la présentation de son projet à Nantes, pas loin de la salle de concert qu’elle construit. Elle répond que son mari Harry parle aussi beaucoup aux objets. Il est potier, il parle à ses pots, à ses outils, il a même donné un nom à son four. Thom s’allume une cigarette, Marsu lui demande du feu et elle s’allume une cigarette imaginaire. Elle a arrêté il y a cinq ans. Plus tard, Marsu Chevalier présente son projet aux séminaristes rassemblés dans le grand hall : Les organes vivants sont capables de développer des stratégies complexes pour s’adapter aux contraintes de leur environnement. C’est une source d’inspiration extraordinaire pour construire des villes et des habitations écorégénératrices et durables. Conçu en collaboration avec des biologistes, le Cocon s’intègre parfaitement à l’écosystème qui l’accueille. Sa forme ovoïde est l’une des plus résistantes à l’usure et aux intempéries. Composé de matériaux issus du vivant, le Cocon respire et réagit à la lumière et aux températures intérieures et extérieures. Et elle commence à se demander s’il n’est pas sensible à aux émotions humaines. Elle demande aux auditeurs du premier rang s’ils ne l’ont pas vu rougir. Puis c’est au tour de Thom Robinson d’effectuer sa présentation : il est un architecte en réalité virtuelle et créateur de l’univers Athome. Il continue : Athome propose des espaces de rencontres de la simple salle de réunion à la villa de luxe. Il souhaite développer le marché du tourisme avec des lieux de vacances virtuels, une excellente alternative pour voyager à moindre coût. Athome recherche des partenariats avec des architectes de tous horizons, pour reproduire virtuellement les plus beaux hôtels, afin qu’un maximum de vacanciers puissent en bénéficier, l’hôtel étant dupliqué à volonté. Il s’adresse à Marsu car ce serait un immense honneur d’avoir le Cocon dans leur catalogue. L’immersion produit son plein effet dès la première page : le lecteur se retrouve dans cet endroit ensoleillé, paradisiaque, se sent immédiatement proche de Marsu Chevalier, il est en agréable compagnie. Le premier contact entre elle et Thom Robinson se déroule de manière naturelle et unique, apportant à la fois des informations sur leur personnalité et leur caractère comme lors d’une première prise de contact, un début d’information sur ce qu’ils font là, et également les prémices de leur relation. Le lecteur observe leurs postures, leurs petits gestes : leur langage corporel montre qu’ils s’entendent bien dès cette rencontre, une forme de compatibilité d’état d’esprit. La seconde séquence se déroule avec la même sensation d’évidence : un congrès réunissant différents types de bâtisseurs, à la fois la présentation à d’éventuels investisseurs ou acheteurs, à de simples curieux, mais aussi des contacts potentiels entre différents professionnels. Le lecteur déambule dans le hall monumental qui accueille les interventions des professionnels, il assiste tout naturellement à leur prise de paroles, dans ce cadre prestigieux à la lumière dorée et chaude. Il assiste en direct à la proposition de l’architecte virtuel d’intégrer la réalisation de l’architecte dans le monde réel. En trois pages, les autrices ont mis en place la dynamique du récit avec une élégance rare, une complémentarité parfaite, le lecteur étant déjà devenu l’ami et confident des deux principaux personnages, scénariste et artiste racontant comme une seule et unique personne. Du grand art. Avant toute chose, ce récit constitue une histoire d’amour, une variation sophistiquée sur plusieurs configurations, mettant à profit les nouvelles technologies. De ce point de vue, il s’agit d’un récit d’anticipation : dans un futur proche, les mondes virtuels ont acquis une consistance et une cohérence permettant à chaque individu de s’y créer un chez soi personnalisé, voire un foyer, d’y accueillir des invités, et, pourquoi pas, de le faire évoluer à deux ou plus. Les autrices mettent en place cette évolution technologique avec une grande habileté : l’accès à ce monde virtuel se fait par l’utilisation d’un simple casque de réalité virtuel, un modèle à peine plus performant que ce qui existe déjà, plus accessible. La narration visuelle montre la facilité de s’en servir, le rendant très plausible, ainsi que l’effet d’immersion dans la réalité virtuelle : l’artiste réalise les dessins correspondant à la réalité avec un encrage au crayon et une mise en couleur numérique, ceux correspondant au virtuel sont réalisés au crayon de couleur. Le passage d’une réalité (physique) à l’autre (virtuelle) s’opère en douceur, sans contraste spectaculaire, ce qui contribue encore plus à rendre ce monde virtuel plausible et tangible, accessible, concret, un simple pas de côté par rapport à la réalité, tout en y étant très semblable, avec des éclairages différents permettant au lecteur de savoir s’il se trouve dans l’une ou l’autre. S’il est familier des récits d’anticipation relatifs aux mondes virtuels, le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité de la mise en œuvre qui permet de croire à ce procédé de vie virtuel, et de concomitance avec le réel. Il peut prêter attention aux détails : le nom Athome (une combinaison entre At home, c’est-à-dire au foyer, et avec le prénom Thom), la manière de nourrir ce monde virtuel avec les créations du réel, le confort qu’il présente visible dans chaque image avec des accessoires, des meubles, des lieux des aménagements qui combinent une sensation douillette et sécurisante, détente et relaxation à l’abri des agressions quotidiennes de la réalité. Les autrices ont conçu un équilibre qui rend cette virtualité d’autant plus plausible et probable, un dosage très bien pensé. Il se retrouve vite convaincu de la pertinence de baser ce monde sur les créations du réel, que ce soient les constructions architecturales, ou les éléments de la nature (faune et flore), avec quelques adaptations. Le principe de transposer les grandes créations de la nature et de l’humanité dans le virtuel offre de fait une richesse et une diversité infinies, une familiarité rendant ce monde plus plausible et facilitant l’adaptation, limitant la déréalisation. Au cours du récit, le lecteur peut voir comment les personnages y apportent leur touche personnelle entre suppression des inconvénients (par exemple air pollué et bruits pour un fac-similé de New York), expurgeant les éléments considérés comme nuisibles ou indésirables, un monde toujours neuf et propre, nettoyé et désinfecté, assaini et édulcoré, dépourvu de besoin de maintenance, insensible aux effets de l’entropie. D’un côté, ce parti pris fait sens pour créer un monde virtuel cohérent d’une telle ampleur, restant simple à appréhender par chaque individu ; de l’autre côté le questionnement sur les attentes relatives à un tel monde est bien présent de manière sous-jacente. À chaque immersion dans ce virtuel, le lecteur éprouve un plaisir esthétique de chaque case qui lui fait, lui aussi, éprouver l’envie irrépressible d’y retourner, d’y séjourner. Les autrices intègrent d’autres questionnements sur les mondes virtuels de manière tout aussi pragmatique. Marsu Chevalier (un autre nom chargé de sens) éprouve a priori une défiance pour cette technologie qui la coupe du réel, et elle fait l’expérience du temps qu’elle y consacre, presqu’à son insu, en tout cas contre son gré. Le lecteur y voit le principe implicite du fonctionnement des réseaux sociaux dématérialisés : capter l’attention, la retenir, pour monopoliser un temps de cerveau disponible allant toujours en augmentant. Les échanges entre personnages et les mises en situation emploient un vocabulaire et des mises en scène terre à terre, tout en fonctionnant sur les principes du système de récompense, du conditionnement opérant, du processus de renforcement. Sous la narration douce et prévenante, les thèmes de fond sont bien présents. Vu sous cet angle, les autrices mettent en œuvre un mode narratif ouvert à tous, avec la possibilité d’identifier différents éléments culturels pour ceux qui s’y sont déjà intéressés. Un exemple parlant réside dans la réparation d’une tasse par Harry : il l’a offerte à Marsu qui la laisse tomber dans un moment d’inadvertance, et il la répare avec une technique à base de laque saupoudrée de poudre d’or. L’image est très belle, servant également de métaphore pour recoller les morceaux dans une relation, et celui qui en est familier identifie l’art japonais du Kintsugi (ou Kintsukuroi). Comme l’évoque la première scène, il s’agit également d’une histoire d’amour : Marsu et Thom partagent une même façon de penser pour ce qui est de leur mode de création, ce qui se traduit par une affinité spirituelle, et une attraction amoureuse. Le lecteur peut littéralement la voir dans leur langage corporel, les expressions passant sur leur visage, leurs petites attentions l’un envers l’autre. Il est touché par leur gentillesse respective et cette intimité d’esprit. Le champ des possibles du titre évoque celui de la virtualité, ainsi que celui des modes amoureux. Harry et Marsu forment un couple qui n’entrave pas leur liberté, l’un comme l’autre pouvant aller voir ailleurs, ce qui n’entame pas leur amour réciproque. Thom découvre même qu’il existe une forme de trouple avec leur amie Clémence. Le monde virtuel ouvre le champ des possibles à d’autres configurations amoureuses pour la relation entre Marsu et Thom. Le lecteur voit leur relation évoluer, l’attirance, les émotions positives qui en découlent et qui renforcent même les sentiments de Marsu pour son époux. Il voit et il ressent leur frustration quand le rapprochement physique ne fonctionne pas, quelles que soient leur envie et leur tendresse. La relation dématérialisée s’offre alors comme une évidence, y compris pour le lecteur, à la fois par la solidité et l’intelligence du dispositif Athome, à la fois par les dessins qui montrent ce monde virtuel, avec des touches expressionnistes discrètes et raffinées. Même s’il s’agit d’une évidence, cette relation est à construire, à développer, à faire croître en s’y impliquant, en s’adaptant à ses conséquences, pour les amoureux et pour le conjoint. Ce n’est pas du tout la même dynamique entre une relation physique et une relation dématérialisée. Une histoire d’amour, un récit d’anticipation, une intrigue romantique non-conformiste avec des beaux dessins : tout ça et bien plus encore. Le sentiment amoureux s’avère protéiforme : les réseaux sociaux et le distantiel, la réalité virtuelle offrent de nouvelles possibilités, ou en tout cas des moyens différents, s’inscrivant ainsi dans de précédents modes alternatifs comme les relations épistolaires, les textos, les sextos, les visios, etc. Les deux autrices explorent ce potentiel, au travers d’un roman chaleureux et solaire, avec gentillesse, et sans faiblesse. Comme le dit Clémence, Marsu est toujours à fond : à la fois consciente des risques d’addiction, à la fois déterminée à rendre féconde cette nouvelle forme de relation. Ces deux créatrices réenchantent le monde, savent en mettre en valeur le merveilleux, avec un esprit ludique. Un enchantement.
Une Histoire de Jérusalem
En fait, Bonaparte n'est jamais venu à Jérusalem. - Ce tome retrace l'histoire la ville de Jérusalem depuis -1900 jusqu'en 2022. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Vincent Lemire pour le texte et le scénario, Christophe Gaultier pour les dessins et Marie Galopin pour les couleurs. Il comprend deux-cent-quarante-cinq pages de bande dessinée. Il s'ouvre avec une carte de Jérusalem aujourd'hui : les différents quartiers, les huit portes (des Lions, Dorée, des Maghrébins, de Sion, de Jaffa, Neuve, de Damas, d'Hérode), ainsi que la ligne de cessez-le-feu de 1949 séparant Jérusalem Ouest et Est. En fin de tome se trouvent deux pages de repères chronologiques pour chacun des dix chapitres, deux pages de ressources et bibliographie (recueils de sources, ressources en lignes, quelques ouvrages cités, ouvrages de synthèse, pour aller plus loin), une page de remerciements, et une page listant les autres ouvrages du scénariste et du dessinateur. Un olivier salue le lecteur. Il se présente : il s'appelle Zeitoun, ou Olivia, comme on préfère. Il est né il y a environ quatre mille ans, au sommet d'une colline qui porte son nom : le mont des Oliviers. Har Ha-Zeitim en hébreu, Jabal al-Zaytoun en arabe. Derrière lui, le soleil levant, le désert à perte de vue, la mer Morte. Devant lui, Jérusalem, le soleil couchant, la plaine fertile et la Méditerranée. Sur cette ligne de crête, à huit cents mètres d'altitude, entre la terre et le ciel, entre les hommes et les dieux, entre le monde des vivants et le monde des morts. Jérusalem est le point de contact entre tout cela. Au commencement de cette histoire, il n'y avait rien. Enfin, il y avait lui, un noyau craché au sol par un berger qui passait par là. Il a fallu de l'eau, beaucoup d'eau, peut-être même un déluge, un peu de chance et du soleil. Beaucoup de soleil. Depuis quatre mille ans, ses racines se sont enfoncées dans le sol, ses branches se sont élancées haut dans le ciel. Il a tout vu, tout vécu, tout observé. Pas facile de comprendre comment cette petite ville perdue au milieu des montagnes est devenue le nombril du monde. D'abord, Jérusalem est presque dépourvue d'eau potable. Jusqu'au milieu du 20e siècle, ce sera une vraie contrainte pour son développement. Il y a bien une maigre source, le Gihon, qui coule au pied du mont des Oliviers. C'est autour de ce point d'eau que les premières populations sédentaires se sont installées il y a environ 4000 ans, à l'époque où il est né. Il a alors vu apparaître les premières sépultures, sur le versant oriental du Cédron… et cela n'a jamais cessé depuis. Il est bien placé pour savoir que le climat de Jérusalem est particulièrement rude. Pas une goutte de pluie pendant six mois de l'année, entre avril et octobre. Des hivers rigoureux, des tempêtes de neige, des étés suffocants, des nuits froides, des orages, du vent. Dans la Ville sainte, le ciel se rappelle souvent au bon souvenir des hommes. Et puis, Jérusalem a toujours été située à l'écart des routes commerciales. de fait, Jérusalem est une ville assez inaccessible, on n'y vient pas par hasard. L'histoire de Jérusalem en bande dessinée contient une double promesse, celle d'un ouvrage sérieux et documenté, et celle d'une lecture plus facile grâce aux dessins. L'auteur a adopté une construction chronologique, depuis -2000 à l'époque contemporaine. Cet exposé est découpé en dix chapitres : Au commencement était le Temple (–2000 à -586), L'ombre des empires (-586 à 312), Genèse de la Jérusalem chrétienne (312-614), Al-Qods, ville sainte de l'Islam (614-1095), Le siècle des croisades (1095-1187), L'héritage de Saladin, l'empire des Mamelouks (1187-1516), La paix des Ottomans (1516-1799), La Ville sainte réinventée (1799-1897), le rêve de Sion (1897-1947), L'impossible capitale (1947-…). Ces différentes époques sont racontées au travers de séquences mettant en scène des personnages historiques et de simples citoyens de différentes confessions. L'exposé se fait sous la forme de cellules de texte et de phylactères, comme pour une bande dessinée traditionnelle. Comme il est coutume dans ce genre d'ouvrage historique, l'exposé mène la narration et les dessins y sont assujettis. Le registre visuel est de nature réaliste avec un degré de simplification dans le rendu, et de nombreux détails descriptifs pour la reconstitution historique. Comme l'indique le titre, le point de vue choisi se focalise sur l'évolution de la ville, la coexistence des différentes communautés, les alternances de gouvernance, les guerres, les croisades, etc. Le lecteur constate rapidement qu'il s'agit d'un livre d'histoire d'un genre différent, dans le sens où il ne raconte pas ou il ne reconstitue pas des événements historiques, par exemple il ne détaille pas la destruction du premier Temple ou du second Temple, il ne contextualise pas les conquêtes de Saladin, il ne donne pas le contexte de la guerre des Six Jours. Dans le même ordre idée, il ne fait œuvre d'aucune manière de prosélytisme pour l'une ou l'autre des religions, ni ne porte de jugement de valeur sur leur credo. L'exposé commence par une contextualisation géographie sur le relief, le climat et l'approvisionnement en eau. Puis il est question des premiers témoignages existants sur cette cité, sur son développement, mêlé à la tradition comme le sacrifice d'Isaac ou la vocation de bâtisseur du roi Salomon fils de David. Viennent ensuite des personnages dont la réalité historique est avérée conquérant Jérusalem ou l'administrant. Une ville conquise puis reconquise, détrônée puis restaurée, détruite puis reconstruite. L'auteur met l'accent sur l'installation des tenants d'une religion puis d'une autre, sur leur cohabitation pacifique, sur les tensions, les massacres, la nature de l'autorité plutôt bienveillante et tolérante, ou au contraire exclusive et persécutrice. La gestion des lieux de culte et des lieux saints occupent une place essentielle dans chaque chapitre : leur préservation, leur gestion, leur accaparation. Il est vraisemblable que le lecteur soit venu à cet ouvrage parce qu'il s'agit d'une bande dessinée, c'est-à-dire une forme narrative particulière qu'il apprécie ou qui lui semble appropriée à sa sensibilité pour aborder ce sujet complexe et passionnant. Il sait par avance que cette narration visuelle présentera un goût et un rythme très différent de celui d'une bande dessinée d'aventure, quel que soit le genre littéraire. Dans un premier temps, il goûte à l'incarnation du narrateur sous la forme d'un olivier, à la présentation visuelle de la ville, de ses abords, par le biais du survol d'une colombe. Puis il voit bien ce qu'apporte une reconstitution visuelle : montrer une époque au travers des tenues vestimentaires, des accessoires, des ameublements, des rues et des pièces intérieures, et bien sûr les états successifs du développement de la ville. Les limites de l'exercice lui apparaissent tout autant : la densité fluctuante du niveau de détails, les cases attestant d'un manque de matériau source pour représenter l'aspect d'un mur, ou l'aménagement d'une voirie. Pour autant, cela ne retire rien au fait de voir chaque époque, les bâtiments, les individus vivant dans cette ville. Rapidement, le lecteur prend le rythme : la densité d'informations à chaque page, la mise en scène visuelle. L'artiste fait vivre les personnages aux différentes époques, permettant à ces différentes phases de s'incarner, faisant apparaître la continuité des lieux. Il montre aussi bien des scènes de la vie quotidienne que des moments historiques significatifs, ou encore le regard porté par des voyageurs ayant écrit sur la ville, et des voyageurs connus, écrivains ou généraux, chefs d'état. À quelques reprises, il met en scène un guide commentant un site aux bénéfices de touristes. le lecteur prend progressivement conscience de la coordination entre scénariste et dessinateur, de ce que le premier a confié au second en faisant porter des informations par les visuels. Il retrouve régulièrement cette conscience incarnée dans un olivier plurimillénaire. Il se rend compte que l'auteur a conçu un mode d'exposé qui repose essentiellement sur la parole des individus, par opposition à des sentences ou des explications professorales. Contrairement à ses a priori, le lecteur voit que les dessins dépassent la simple illustration littérale, pour raconter beaucoup dans une interaction pensée spécifiquement pour cet exposé. Les auteurs tiennent la distance pour retracer les grandes phases de l'évolution de Jérusalem au fil des siècles. Ils font des choix quant à ce qu'ils évoquent, et ce qu'ils laissent de côté, au cours de ces quatre millénaires d'histoire. De séquence en séquence, le lecteur voit se dessiner des thèmes récurrents : les conquêtes de la ville, la prise par les armes, la politique inclusive ou exclusive, l'appropriation et l'accaparation de certains lieux symboliques. Les différents paramètres qui régissent la coexistence pacifique ou antagoniste entre les différentes religions. Le deuxième effet est une évidence qui devient concrète : tout n'a pas toujours été comme la situation contemporaine. Le troisième effet émerge petit à petit : au fil de l'alternance des gouvernances et la popularité de la Ville sainte en Europe, la façon dont elle est envisagée alterne entre un lieu de résidence pour des pratiquants bien vivants, et une ville abritant des lieux saints devant être préservés, sanctuarisés, comme dans un musée. Et bien sûr, chaque communauté l'instrumentalise pour son propre bénéfice, au gré des siècles. Un projet déraisonnable : rendre compte du développement, de la vie d'une ville, encore plus ambitieux du fait qu'il s'agit de Jérusalem. Tout ne peut pas tenir dans un tel ouvrage : les auteurs ont fait des choix qui donnent un point de vue à leur approche, ainsi qu'une cohérence thématique tout du long, sans prendre parti, sans prosélytisme. Le lecteur voit Jérusalem se développer sous yeux, voit les populations gérer l'importance accordée au lieux saints, cohabiter en bonne intelligence, se combattre, s'exterminer, subir les contingences politiques des empires et des nations. Mission accomplie.
Peau de Mille Bêtes
Je ne connais pas l'histoire du conte originel (si ce n'est que je connais Peau d'Âne, sa réinterprétation postérieure) donc je ne pourrais pas juger cet album sous l'angle de l'adaptation. En revanche, en tant que lecture indépendante, l'album m'a bluffé. Tout d'abord, ce qui frappe, c'est le dessin de Stéphane Fert. J'aime énormément son style jouant sur les teintes de bleus et de roses contrastés par du noir. Sa façon d'illustrer les personnages, les décors, les actions, n'est pas réaliste mais poétique. C'est sans doute bête comme façon de le dire, mais je n'ai pas d'autre mot : c'est poétique. De la poésie en dessin. Les récits qu'il scénarise tiennent bien souvent du conte (voir La Marche Brume par exemple) et son dessin joue vraiment sur l'aspect magique de ces histoires. Ici, c'est un conte donc. Un conte avec une princesse, un prince, un méchant roi, une sorcière/fée, des enchantements, des promesses, une histoire d'amour et des situations compliquées dont nos protagonistes devront s'extirper par la ruse. Pas de doute, pour tout-e amateur-ice de conte, on est en terrain connu. Et moi, bah je suis plus qu'amatrice de conte, j'adore ça. Donc quand ils sont aussi bien racontés (et aussi bien illustrés) qu'ici, je ne peux qu'avoir un coup de cœur. Le texte est beau. Il se permet de nombreux passages en rimes, mais même lorsqu'il s'agit de prose les dialogues gardent une sorte de rythme assez joli à entendre. En tant qu'amatrice de théâtre, je suis comblée. Il y a plusieurs propos qui se dégagent de cette histoire : on nous parle de désir (global comme le désir de liberté ou plus terre à terre comme celui de la chair), d'inceste, de traumas et surtout (surtout !) d'amour. D'amour romantique, oui, mais encore plus d'amour de la lecture. L'importance de la lecture est un point central de ce récit. Qu'elle soit pour s'instruire, voyager, rêver ou tout simplement se permettre de faire fi de ce qui a été précédemment écrit (il n'y a qu'à voir les quelques propos métaxtuels de certains personnages ou l'une des scènes finales). Le conte d'origine est ici modernisé. Même sans connaître le conte d'origine, on le sait, notamment grâce aux remarques métatextuelles précédemment citées, mais aussi par cette volonté qui se dégage de vouloir sincèrement s'intéresser aux traumas, émois et désirs de son personnage féminin principal. Encore une fois, je ne connais pas le conte d'origine, mais je ne pense pas prendre de gros risque en pensant qu'un conte allemand du XIXème siècle ne devait pas être vraiment très féministe. Je ne développerais pas trop sur l'intrigue car, bien que simple, sa découverte joue un peu sur son charme. Comme tout conte, la première écoute/lecture influe sur notre imaginaire. Bon, qu'on se rassure quand-même, j'ai déjà lu l'album plusieurs fois et il ne perd pas de ses qualités avec les lectures. L'album n'est sans doute pas parfait (mais après tout quelle œuvre l'est vraiment ?). Pour moi, en tout cas, il mérite un statut de culte.
Cerveaux augmentés (Humanité diminuée ?)
Le cerveau ne voit pas, n'entend pas ne parle pas, ni ne pense. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, plutôt une réflexion sur le sujet. Sa publication originale date de 2023. Il a été réalisé conjointement par Miguel Benasayag pour le livre original Cerveau augmenté, homme diminué (2016) et pour la discussion, avec Thierry Murat bédéiste qui en a réalisé cette adaptation, ou plutôt cette lecture commentée. Il s'agit d'un ouvrage en noir & blanc avec une teinte marron. Il comprend cent-quatre-vingt-deux pages de bande dessinée. Un courriel du 21 juillet 2021 à 15h32 : Thierry indique à Miguel qu'il est en possession de son adresse mail. Les éditions Delcourt via les éditions La Découverte la lui ont gentiment communiquée, à la demande du philosophe. Il le remercie pour cette délicate attention, et lui propose de se parler un peu au téléphone, un de ces jours d'été afin de faire connaissance. Miguel lui répond un peu plus tard : il est très content de la proposition et indique qu'ils peuvent aussi se parler par Skype, un de ces prochains jours. Cela désole le bédéiste car il déteste Skype, il déteste tous ces moyens de communication où l'on est obligé de regarder bouger virtuellement les lèvres de son interlocuteur. Ça le stresse et il déteste le stress. Malgré tout il lui répond que ça lui va, et que l'application est installée sur la tablette de sa fille dont il lui communique l'adresse. S'en suivent quelques échanges. Thierry se souvient que chez Paul Auster, dans Cité de verre, c'est un faux numéro de téléphone qui déclenche tout. Là, c'est une véritable lettre qui est à l'origine de cette bande dessinée, celle que Thierry a adressée au philosophe pour adapter son livre. Après des échanges téléphoniques, l'artiste met son projet en suspens quelques semaines car il est invité par l'alliance française en Colombie. Dans l'avion, n'arrivant pas à choisir dans la multitude de films à regarder, il repense au dilemme de l'âne idiot de Buridan. Finalement il s'endort. Rêver que l'on est en train de dormir, ou rêver que l'on est en train de rêver, est un état de conscience tout aussi vertigineux que l'étude de l'objet par l'objet lui-même. Depuis la nuit des temps, le cerveau humain observe, connaît, étudie, s'explique des choses, comprend… Mais à partir du XXIe siècle, grâce aux récentes avancées en imagerie médicale, en biochimie, en neurosciences, le cerveau humain en est arrivé au stade où il est devenu… son propre sujet d'étude. Cette auto-rencontre est une rupture anthropologique sans précédent, certainement la quatrième blessure narcissique de l'humanité. Les trois premières blessures narcissiques, infligées par la science à l'homme dans l'histoire de l'Occident, on le sait, furent douloureuses et le sont peut-être encore. La première déclenchée par Copernic et Galilée : non seulement la Terre n'est pas au centre de l'univers, sous le regard de plein d'amour paternel de Dieu, mais elle n'est qu'un simple caillou parmi tant d'autres, perdu dans l'infini intersidéral. La deuxième, causée par Darwin… Au cours de la bande dessinée, le bédéiste indique que les éditeurs qualifient ce genre d'ouvrage d'Essai graphique, terme repris dans le texte de la quatrième de couverture. S'il lui prend l'envie de feuilleter l'ouvrage pour s'en faire une première idée, le lecteur découvre des illustrations disposées en case, à raison en moyenne de trois par page, avec des cartouches de texte plus ou moins copieux, une forme de bande dessinée, mais pas de narration séquentielle. S'il n'est pas a priori attiré par le sujet ou par l'auteur, il est possible qu'il en reste là, craignant une lecture fastidieuse, et peut-être intellectuelle dans le mauvais sens du terme. Sinon, il franchit le pas en pleine connaissance de cause, et il éprouve la surprise de d'une lecture agréable, même s'il ne s'agit pas effectivement d'une narration traditionnelle en bande dessinée. Le bédéiste aborde explicitement cette question au cours de l'ouvrage en disant : On s'imagine souvent que la bande dessinée doit formellement et absolument mettre en scène des bonshommes à gros nez, bavardant frénétiquement à grands coups de phylactère ovoïde… Il continue : Certains lecteurs auront alors été un peu déstabilisés à la lecture des premières pages du présent ouvrage, où il s'essaie librement à ce genre nouveau que les éditeurs, les libraires et les journalistes de la modernité ont baptisé : l'essai graphique. Il s'agit surtout, là aussi, de créer un monde pour inventer une forme narrative. Ne pas prendre le lecteur pour un âne. Ne pas se contenter de penser que l'on a trouvé ce qu'on cherche en illustrant un catéchisme savant… Ne pas se faire croire que le lecteur doit systématiquement être en position confortable. Chercher. Essayer… Oser surestimer ce qui se passe entre les cases, et y explorer cette temporalité alternative de la lecture que permet le médium Bande dessinée. Les idées visuelles enfermées dans des cases ne sont rien avant de prendre corps entre les mains du lecteur. Libre à lui d'en faire des points d'exclamation, d'interrogation, ou de suspension. Seconde originalité dans cet ouvrage, Thierry Murat fait plus que simplement mettre en image le livre du philosophe franco-argentin : il en reprend la structure, les thèmes, la logique, et il évoque son dialogue avec l'auteur sur différents passages, sur certains questionnements, évoquant également la résonnance avec son quotidien ou ses propres choix. Ce parti pris constitue effectivement un prolongement de l'ouvrage initial, et le lecteur peut faire l'expérience de la rencontre entre ces deux auteurs, de leurs idées communes, exprimées chacun à leur manière. Ce principe est affiché dès les première pages dans lesquelles le bédéiste alterne des images de circuits imprimés schématisés, avec les paysages des Landes en mode semi-nocturne, alors qu'il conduit sa voiture, opposant ainsi le minéral du silicone au paysage ouvert des silhouettes d'arbres et des oiseaux dans le ciel. Dans le même temps, il évoque le processus laborieux de prise de contact directe avec le philosophe, et sa réticence à utiliser un logiciel de visioconférence. Les auteurs mettent en scène l'opposition entre l'artificialité du monde numérique et le vivant organique du réel. Enfin une première conversation téléphonique peut avoir lieu, puis Murat doit différer la réalisation de ce projet du fait de son départ pour la Colombie. Puis le dessinateur évoque le paradoxe de l'âne de Buridan (Jean Buridan, 1292-1363, philosophe français) : cette question philosophique est reprise par la suite sous un angle de logique, en évoquant Deep Blue, développé par IBM au début des années 1990, le logiciel qui a battu Gary Kasparov aux échecs en 1997. Le lecteur se prend rapidement au jeu de la lecture : les échanges entre les deux auteurs qui reprennent le processus de création de l'adaptation et de la bande dessinée, induisant à la fois une forme légère de mise en abîme, une lecture personnelle de l’œuvre, une invitation à la prise de recul de la part du lecteur. Le titre annonce clairement le positionnement des auteurs sur le sujet : le point d'interrogation étant quasiment superflu. En effet, Murat annonce qu'il a abandonné l'usage de tous les réseaux sociaux, Benasayag insistant dès le début sur la comparaison erronée entre le fonctionnement d'une intelligence artificielle et celle du cerveau. Le titre de ses ouvrages parle d'eux-mêmes : La singularité du vivant (2017), Fonctionner ou exister (2018), La tyrannie des algorithmes (2019). Conscient du parti pris des auteurs, le lecteur relève plus facilement que tous les arguments contre le monde du numérique sont à charge. Il se rend compte des omissions sciemment effectuées ou de l'absence de mention des apports du numérique au sens large dans la vie quotidienne, ce qui ne diminue en rien le point de vue des auteurs. Dans cette forme unique, ils évoquent aussi bien les spécificités du fonctionnement organique du cerveau humain, que les techniques de captation de l'attention, le circuit de récompense de la dopamine, ou encore les conséquences des fonctions déléguées aux machines informatiques et aux algorithmes. Il s'agit donc d'une lecture active, se faisant tout naturellement, sans avoir besoin de s'arrêter pour réfléchir sciemment aux liens entre textes et images, au pourquoi du choix de telles illustrations. L'artiste impressionne par son usage de silhouettes, d'icônes, de paysages naturels, de rapprochements visuels, de métaphores imagées. Il couvre tout le spectre de la représentation du dessin descriptif réaliste au symbole visuel, en passant par l'image conceptuelle à en être parfois abstraite si elle est prise hors de contexte de celle d'avant ou celle d'après (ce qui illustre le travail du cerveau pour identifier les schémas et produire du sens, ce qui se passe entre les cases), le facsimilé de bande dessinée humoristique (Les aventures de Thierry & Miguel), des dessins reproduisant des artefacts culturels comme un écran de Pac-Man, le tableau La Joconde, des affiches de réclame, des logos d'entreprise, d'autres œuvres d'art (une sculpture d'Alberto Giacometti, 1901-1966), des écrans d'ordinateur d'avant l'interface graphique, des kanjis, etc., pour une grande diversité graphique que ne laisse pas supposer un simple feuilletage préalable. Cet exposé graphique s'avère fort riche dans son ensemble. Il fait appel à de nombreux éléments cultures, par exemple : La cité de verre (1987) de Paul Auster, Moby Dick (1851) d'Herman Melville (1819-1891), la notion d'apercetion de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), La grande vague de Kanagawa (environ 1830) de Katsushika Hokusai (1760-1849), la qualité des pensées que l'on a en marchant d'après Friedrich Nietzsche (1844-1900), Blade Runner (1982) de Ridley Scott, l'invention de l'imprimerie par Johannes Gutenberg (1400-1468), la fable du scorpion et de la grenouille de Lev Nitoburg (1899-1937), le corps sans organe d'Antonin Artaud (1896-1948), l'utilité de l'inutile développé par Tchouang Tseu (-369 à -288), l'autobiographie de Corto Maltese (Le désir d'être inutile) par Hugo Pratt (1927-1995), lé dégénérescence des utopies par Claude Shannon (1916-2001, mathématicien, un des fondateurs de la théorie de l'information) & Norbert Wiener (1894-1964, père fondateur de la cybernétique), Bug (2017-2022) d'Enki Bilal, la notion de biopouvoir développée par Michel Foucault (1926-1984), le petit Prince (1943) d'Antoine Saint Exupéry (1900-1944), etc. Les auteurs savent apporter les informations nécessaires pour que tous les lecteurs puissent comprendre ces références et leur rapport avec l'exposé. Ainsi le lecteur saisit aisément la différence fondamentale entre le fonctionnement du cerveau et une intelligence informatique (Tout le corps pense… Pas seulement le cerveau.), la réalité déjà présente du transhumanisme (l'impact de l'omniprésence de l'information disponible en permanence par exemple), le problème avec le progrès (on voit ce qu'on gagne, mais on ignore ce qu'on perd), l'avènement de la société normative (ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas), le principe de mariage parfait qui unit aujourd'hui les technosciences et la macroéconomie néolibérale (deux formes d'une même dérégulation), etc. Le titre indique clairement que les auteurs adoptent un point de vue partial sur la question, certainement pour compenser la généralisation et l'enthousiasme pour les technologies numériques sous toutes leurs formes. Malgré une apparence éloignée d'une bande dessinée traditionnelle, le lecteur se rend vite compte du confort de lecture, de l'intelligence de la mise en images, conçue sur mesure pour cet exposé graphique. Il apprécie les points de vue du philosophe grâce à la richesse des références, la clarté du propos, sans pour autant perdre son propre esprit critique. du grand art, de la réflexion très humaine.
Corto Maltese
Oups ! en terminant "La ligne de vie" je me suis aperçu que je n'avais pas avisé Corto Maltese! Je reviendrai plus tard sur les opus 13-17 (à ce jour) Canales/Pellejero pour me circonscrire aux 12 opus Hugo Pratt (comme sur le site). Je suis de la génération Corto, et Pratt avec Bilal sont les deux auteurs qui m'ont fait sortir de la BD jeunesse. Ce ne fut pas simple tellement Corto est un personnage aux antipodes d'un Tintin par exemple. Il faut probablement avoir soi-même un certain vécu dans plusieurs domaines ( histoire, voyage, littérature) pour bien savourer l'univers de Pratt. En effet la narration parfois très poétique, des personnages énigmatiques et ambigus des lieux hors des circuits traditionnels rendent la lecture rébarbative ou passionnante. Corto c'est aussi l'apparition, dans le monde un peu figé de la BD, de personnages non Blancs d'une grande dignité et profondeur psychologique et graphique. C'est l'éclosion d'un monde nouveau post colonial qui se crée sur les désillusions et les injustices de l'ancien. Car Corto promène partout sur les océans et les continents sa désillusion des causes justes condamnées à se soumettre ou à utiliser des moyens peu nobles. Le graphisme souvent en N&B fut aussi une rupture d'un monde ancien. En travaillant principalement sur les expressions énigmatiques des personnages au discours rares mais précieux Pratt nous fais plonger encore plus profondément dans cette atmosphère onirique presque fantastique. On peut probablement ne pas aimer Corto à l'exemple de Tintin. Il reste toutefois un personnage incontournable de l'histoire de la BD.
L'Incroyable Histoire de l'éducation
Répondre à des petits tests sur la question - Comme son titre l’indique, ce tome constitue un exposé historique sur l’éducation. Sa première publication date de 2024. Il a été réalisé par Jean-Yves Seguy (maître de conférence émérite en sciences de l’éducation à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne) pour le scénario, par Eva Rollin (bédéiste de profession) pour les dessins, et Nicolas Bègue (coloriste professionnel) pour la mise en couleurs. Il comprend environ deux-cent-cinquante pages de bandes dessinées. En fin d’ouvrage se trouve un chapitre sources et bibliographie de neuf pages. Puis viennent deux pages de notes et références des citations. Suivent deux pages listant les images gravures, photographies et autres qui ont été utilisées comme appui documentaire par la dessinatrice, qui a systématiquement réinterprété ces images, ajoutant ainsi sa propre créativité à l’œuvre originale, une page de remerciements et une page pour la table des matières. Chapitre I : Préhistoire, des formes élémentaires de transmission. On ne sait pas vraiment grand-chose de la manière d’éduquer à la préhistoire. Les traces ne permettent que de formuler quelques hypothèses. Que se passe-t-il à la fin du Paléolithique avec l’ami Cro-Magnon ? On peut parler d’éducation naturelle, face à un environnement hostile. Les jeunes vivent avec les adultes et apprennent à leur contact. On apprend en participant à la vie collective. On fait avec… On apprend en imitant. On apprend en observant. On fait ensemble. On en sait peu sur les rapports de domination de l’époque… mais la femme avait peut-être une place plus importante que ce que les premiers préhistoriens avaient imaginé. La plupart des représentations des humains dans l’art préhistorique ne sont pas sexuées… et, quand elles le sont, les femmes sont très présentes. Enfin, bref, on est bien loin de l’école, encore que ! Chapitre II : L’éducation chez les Gaulois. Pour les Gaulois, l’éducation, réservée à une élite, devait se faire au contact de la nature, de la forêt, du monde animal… on y apprend les cycles de la nature… et de la chasse… et aussi un peu la guerre ! Une éducation fortement teintée de magie, essentiellement orale, sous la forme de chants poétiques. Cette éducation est assurée par les druides. Le druide est un personnage central du monde gaulois, assurant des fonctions religieuses, politiques et éducatives. Et puis il y avait les bardes – une sous-catégorie de druide –, spécialistes des chants religieux ou guerriers… Les bardes étaient classés en dix catégories selon la capacité de leur mémoire. Les champions pouvaient connaître par cœur jusqu’à 350 histoires. On l’a compris, l’éducation chez les Gaulois est surtout une affaire orale. Jules César (100-44 avant J.-C.) s’est beaucoup interrogé sur les raisons de ce refus de l’écrit pour transmettre les connaissances. Cela dit, il faut se méfier de ce que disait César. Cette image des Gaulois provient pour beaucoup de son best-seller La Guerre des Gaules… et on peut s’interroger sur l’objectivité des propos d’un acteur essentiel de cette époque, qui plus est, vainqueur desdits Gaulois ! Dans l’avant-propos, l’auteur énumère les questions abordées, ainsi que les choix effectués pour concevoir cet exposé. Qui a inventé l’école ? Qu’enseigne-t-on dans l’université du Moyen-Âge, dans les collèges de l’Ancien Régime, dans les écoles primaires de la Troisième République ? Comment l’enseignement s’adapte-t-il aux situations de guerre ? Quelles sont les conceptions de l’éducation dans la famille dans l’Antiquité, au Moyen-Âge ou au XXe siècle ? Quelle place accorde-t-on à l’éducation des filles tout au long de cette histoire ? […] Écrire une histoire de l’éducation, comme toute histoire, suppose des choix et des renoncements. La vérité historique n’existe pas dans l’absolu, et il faut, de ce fait, rendre scrupuleusement compte de ses sources… et expliciter ses choix. Il a ainsi été décidé de limiter le propos à l’espace géographique et politique de la France, non que l’histoire de l’éducation d’autres pays manquât d’intérêt, mais une histoire universelle aurait nécessité une large multiplication du nombre de pages de l’ouvrage. […] Le lecteur constate que l’ouvrage retrace plus les formes de cadres structurés de système scolaire, que l’action en elle-même, c’est-à-dire la façon de développer les facultés intellectuelles et morales de l’enfant, même si cette facette est reflétée par les différentes structures éducatives. L’ouvrage se compose de neuf chapitres chronologiques, en plus de l’avant-propos : Préhistoire (des formes élémentaires de transmission), Antiquité (un modèle d’éducation autoritaire), Moyen-Âge (des expériences multiples qui s’organisent peu à peu), Renaissance et Ancien Régime (la construction de la forme scolaire), Révolution (de grandes ambitions… et des réalisations relativement modestes), Consulat et Empire (un monde éducatif sous contrôle), XIXe siècle, de la Restauration aux débuts de la IIIe République (des luttes pour le contrôle de l’éducation), XXe siècle (l’ère des grands bouleversements), XXIe siècle (suite de l’histoire… et nouveaux enjeux). L’auteur tient toutes les promesses contenues dans l’avant-propos. Il contextualise les notions qui sont passées dans la culture populaire, voire dans l’inconscient collectif, par exemple la culture orale des Gaulois, la prédominance tenace du latin dans les études pendant de nombreux siècles, la présence de l’Église dans les structures de l’éducation (également pendant de nombreux siècles). Il évoque de nombreux personnages historiques passés à la postérité pour leur apport à l’éducation : Charlemagne (742-814, A-t-il eu un jour cette idée folle d’inventer l’école ?), Ignace de Loyola (1491-1556, fondateur de la Compagnie de Jésus, c’est-à-dire les Jésuites), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778, Émile ou De l’éducation), Jules Ferry (1832-1893, lois de 1881 & 1882, sur la gratuité, l’obligation d’instruction et la laïcité), Élise (1898-1983) & Célestin Freinet (1896-1966, Pédagogie Freinet), Maria Montessori (1870-1952, méthode Montessori). Le lecteur découvre également des personnages dont le nom lui dit vaguement quelque chose ou dont il n’a jamais entendu parler : Christine de Pizan (1363-1431, égalité de nature entre l’homme et la femme en matière éducative), Jean Standonck (1443-1504, le collège Montaigu de Paris), Claudio Acquaviva (1543-1615, le Ratio Studorium), Angèle Merici (1474-1540, congrégation des Ursulines, créée en 1535), Madame de Maintenon (1635-1719, fondation de l’école de Saint-Cyr), Poulain de la Barre (1647-1723, un ouvrage pour l’égalité des filles et des garçons dans l’éducation), Joseph Lakanal (1762-1845, ouverture d’écoles publiques et d’écoles privées), Antoine-François Fourcroy (1755-1809, création des lycées), Augustine Fouillé (1833-1923, Le tour de France par deux enfants), etc. Le découpage en période lui permet de garder le fil chronologique. À la fois pour les grands événements historiques politiques, mais aussi pour des inventions majeures comme celle de l’imprimerie par Johannes Gutenberg (1400-1468), les différents plans d’éductions, par exemple ceux après la Révolution de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838), Nicolas de Condorcet (1743-1794), Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau (1760-1793), ou encore les enjeux de l’éducation pendant les périodes de guerre, en particulier la première et la seconde guerre mondiale. Le lecteur a bien conscience de la nature de l’ouvrage qu’il s’apprête à lire : un exposé de nature universitaire, dépassant largement la simple vulgarisation. Il sait que ce genre d’ouvrages se présente avec de copieux textes, et une place très contrainte pour la dimension bande dessinée. Au pire, il s’agit d’une collection de vignettes illustrant littéralement ce que dit le texte avec une tentative humoristique de ci de là, au mieux l’exposé a été conçu avec la bédéiste pour assurer un minimum d’interaction. Cet ouvrage n’échappe pas au principe du texte illustré. Pour autant, la dessinatrice n’est pas cantonnée à montrer des personnalités en plan serré, en train de parler. La narration en images recouvre plusieurs champs d’expression. L’artiste réalise des dessins un peu simplifiés, oscillant entre une description fidèle, et une exagération comique. Dans le premier registre, elle reproduit l’apparence connue des femmes et hommes célèbres, ainsi que certains tableaux, ou documents visuels, toujours en citant ces derniers dans la case, donnant ainsi la latitude au lecteur d’aller consulter l’original par lui-même. Elle intègre des éléments historiques dans ses cases, de manière à ancrer la scène dans l’époque. Dans le second registre, elle force les expressions des visages, les postures, elle intègre quelques anachronismes (difficile de résister à Christine de Pizan répondant au micro d’un intervieweur), et quelques comportements récurrents en coordination avec des remarques récurrentes. Elle rend l’exposé plus vivant, et plus incarné. Cette bande dessinée développe un exposé sans mesure commune avec une simple énumération. Très vite, le lecteur relève deux thèmes majeurs récurrents : la question du latin dans l’enseignement, l’enseignement destiné aux filles (au pire inexistant, au mieux au rabais par rapport à celui des garçons). Même s’il se doutait que Rome ne s’est pas faite en un jour, il n’anticipait pas forcément de voir chaque étape de la forme de l’organisation éducative qu’il connaît en France, école maternelle, école primaire, enseignement secondaire, enseignement supérieur, avec les structures nécessaires pour former les enseignants, l’idée de consacrer des bâtiments à l’éducation, la coexistence d’une école religieuse et d’une école laïque dans des proportions très variables en fonction des siècles, la notion de programme scolaire, jusqu’aux inspecteurs. Il apprécie de découvrir des enjeux de nature très différentes : imposer l’école à des parents qui font travailler leurs enfants, d’où viennent les bons points (du Maréchal), l’affichage contre l’alcoolisme dans les classes, etc. Outre une vision détaillée de l’évolution des structures éducatives, le lecteur en ressort avec la compréhension que le modèle d’aujourd’hui provient d’une évolution sur le long terme, qu’il n’est pas immuable, et il lui revient à l’esprit que l’éducation ne figure pas dans les ministères régaliens de l’État. À nouveau un titre très ambitieux dans la collection L’incroyable histoire de…, à nouveau une réussite. Le scénariste est un expert en la matière, et le lecteur perçoit qu’il plonge dans un ouvrage enrichi par une longue pratique, sachant respecter l’ordre chronologique tout en montrant que la construction du système éducatif a fait des tours et des détours, prenant un soin exemplaire à citer ses sources, faisant apparaître les enjeux pérennes. La narration visuelle ne se limite pas à une simple caution pour rentrer dans le champ de la BD, elle montre les différents personnages historiques ce qui rend l’exposé incarné, elle apporte des touches d’humour très humaines, elle montre l’époque, elle fait ressortir les hypocrisies et les injustices. Magistral.
Les Notes rouges
Une histoire d'amour familiale qui unit passionnément une soeur et son frère au cours du drame de la Seconde Guerre Mondiale. Beaucoup de sensibilité habille ce récit très touchant de mélancolie. Le graphisme traduit les sentiments des personnages sans besoin de dialogue bien souvent. L'autrice fait le choix de peu de couleurs pour habiller son récit: noir blanc gris parfois rouge, c'est très sobre, et sublime. La mise en scène est parfaite, on se sent dans les rues glaciales avec peur et incertitude permanente... Malgré certains passages durs, un lieu où règne l'innocence permet d'espérer... Les poèmes sont beaux et très émouvants : malgré la séparation l'espoir et la poésie demeurent. Merci Nadia Nakhlé pour ce récit. Maj après relecture, je trouve ce récit tellement touchant et pouvant être intemporel que je remonte ma note d'une étoile
Asile !
À tous les châteaux tombés en ruine comme autant de rêves abandonnés. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, basée sur un fait historique. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par André Houot pour le scénario et les dessins, et par Jocelyne Charrance pour la mise en couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. Son auteur a également réalisé les séries Chroniques de la nuit des temps (1987-1994, cinq tomes), Le Khan (1994-2004, six tomes avec Simon Rocca), Septentryon (2001-2004, cinq tomes), Le Mal (2006-2011, quatre tomes avec PY), Hamelin (2011), Le rendez-vous d’onze (2016), Puissant cheval était son nom (2020). C’était juste avant l’arrivée de l’illustre prisonnier. Barachin avait autorisé deux voyageurs à venir distraire ses hommes avec les légendes qui courent sur nos montagnes. Les gueux avaient hésité à entrer, tant est lugubre le château de Rochechinard. C’était une histoire de géants qu’ils étaient venus raconter. L’histoire d’un pacte scellé entre des hommes et des géants. Les choses se seraient passés en des temps si lointains que seuls quelques mythographes s’en seraient fait l’écho. Ainsi, les hommes de ces temps-là avaient réussi à faire comprendre aux géants ce qu’ils attendaient d’eux. Façonner toutes les pentes accessibles en abymes ou en à-pics afin d’en interdire l’entrée d’envahisseurs. En contrepartie de quoi, pendant cent hivers, ils s’engagèrent à approvisionner les géants. Près d’un siècle durant, le bruit de leur labeur résonna sur toute la région. Jusqu’à ce qu’un hiver brutal rendît impossible l’engagement des hommes. Du trou souffleur d’où s’échappait la fumée de leur feu, il ne sortit bientôt plus rien. Plus jamais personne n’entendit parler d’eux et on finit par les oublier. Pourtant, le blason s’accompagne toujours du soutien des géants. Preuve que leur histoire a traversé les époques, et qu’ils veillent toujours sur les seigneurs de Rochechinard en se tenant prêts à faire usage de la force si le besoin s’en faisait sentir. Mais pour poursuivre ce récit, les deux conteurs devront revenir car le soleil est passé derrière les monts. La nuit les prendrait en chemin de retour, sinon. En partant, ils indiquent aux soldats qu’ils reviendront avec deux ou trois danseuses pour leur tenir compagnie. Un soldat ajoute : Et pas farouches si possible. Dans une lettre adressée à Philippine de Sassenage, Barachin Alleman explique qu’il part aujourd’hui à la rencontre d’un prince qui vient d’un lointain empire. Il en aura la garde à compter de ce jour, mais comme le sait, il n’a pas l’âme d’un geôlier, et il pressent déjà derrière cette affaire de politique, une méchante histoire d’intérêts. On lui a promis sept couleuvrines pour la sûreté de son protégé, dont un puissant parent veut la mort. Il sait que le frère de Philippine, le baron d’Ostun, n’aime pas ses tours à canons derrière son dos, de ce côté-ci de la montagne, mais il va tout de même continuer de l’informer de cette aventure, et surtout lui redire qu’il l’aime. Le prince turc Djem, fils de Mehmet le conquérant, arrive sous bonne escorte au château de Rochechinard. L’illustration de couverture met en avant deux éléments narratifs : la procession qui escorte le prince turc vers le château, et l’imposante construction elle-même, sous un ciel nocturne. Le récit commence par une belle journée ensoleillée, mettant à l’honneur les contreforts ouest du massif du Vercors, dans les Préalpes. Le lecteur est instantanément séduit par la minutie de la représentation de ces pentes boisées abruptes : des traits très fins et précis, complétés par une mise en couleurs sophistiquée et riche, qui vient nourrir les multiples surfaces délicatement détourées, sans supplanter les traits de contour, un travail d’orfèvre. En page quatre, il jouit d’une vue saisissante sur les contreforts dans une vue dégagée s’étendant sur plusieurs kilomètres vers l’horizon, magnifique. Dans la page suivante, il contemple une petite portion desdits contreforts, en contreplongée, sous la neige. En page sept, il bénéficie d’une vue d’ensemble de la ville de Rochechinard, avec le cours d’eau du Ruisseau de la Prune, et les montagnes dans le lointain. Enfin en pages huit et neuf, il découvre le château vu de l’extérieur en arrivant par la route en terre, d’abord en se situant quelques dizaines de mètres en contrebas, ce qui met en valeur sa position sur une étroite plateforme rocheuse, puis de plus près juste avant le dernier tournant permettant d’arriver au pont en bois franchissant la dernière crevasse devant le portail. Dans la dernière page de bande dessinée, l’auteur dédie son ouvrage à, entre autres, tous les châteaux tombés en ruine comme autant de rêves abandonnés. Le lecteur ressent qu’André Rouot a repris le rêve de Rochechinard et a pris un immense plaisir à le rebâtir, le reconstituer dans les moindres détails pour en faire profiter tous les autres rêveurs amoureux des vieilles pierres en général, et des châteaux forts en particulier. Il se délecte à prendre le temps de pouvoir ainsi admirer cette forteresse reconstituée avec amour et minutie, dans ses moindres détails. Il admire la manière dont le dessinateur sait rendre compte de son positionnement sur cette plateforme étroite dans une pente abrupte. Il prend le temps d’examiner les murs, et il savoure chaque détail : chaque ouverture, chaque créneau, la forme des toitures, les tours, les portes, les passerelles en bois, le pont en pierre au-dessus du vide, une construction en bois adossée à une muraille, un balcon de bois, les fenêtres etc. C’est un enchantement à chaque vue, l’œuvre d’un passionné amoureux, avec une mise en couleurs naturaliste, qui vient renforcer les textures de pierre, de bois, un délice exquis. L’artiste ne représente jamais deux fois le château sous le même angle, un travail ayant nécessité un investissement colossal. Le lecteur se rend compte que Rouot a mis à profit les survols de la zone rendus possibles par les drones pour pouvoir reconstituer le château sous tous les angles possibles, en vue du ciel. La reconstitution historique rigoureuse s’étend également aux intérieurs, aux ustensiles, aux objets et autres outils. Là encore, l’artiste ne prend aucun raccourci, représentant systématiquement tout ce qui rentre dans le cadre de la case, en fonction de la séquence et du lieu. Ainsi le lecteur observe la grande salle de réception du château avec son plancher en bois, sa tapisserie accrochée derrière la table des seigneurs, la table elle-même toute simple (une planche posée sur des tréteaux), les différentes armes accrochées aux murs. Page après page, il suspend son regard pour voir l’abri en bois sous lequel se reposent des gardes, l’atelier du boucher, la chambre allouée au prince turc, les cuisines, la chapelle avec la grande croix du Christ, etc. L’artiste fait montre de la même implication et du même investissement pour représenter la demeure de Jacques de Sassenage (-1490), ou encore la ville de Romans dans laquelle se déroule les fêtes de Pentecôte, avec un tournoi de chevaliers en armure. Houot détaille avec la même rigueur chaque vêtement, chaque accessoire, que ce soit la tenue orientale du prince Djem, les robes de ces dames, les armures des chevaliers pour le tournoi, les uniformes plus simples des soldats du château, les grelots sur l’habit du conteur, son instrument de musique à corde, les harnais des chevaux, leur couverture d’apparat pour le tournoi, etc. Quelle richesse visuelle, quelle rigueur. L’intrigue comprend deux autres fils directeurs. Le premier à apparaître suit les légendes sur les géants ayant aidé les hommes à donner forme à cette région. L’artiste leur donne une apparence particulière, plutôt que des silhouettes génériques prêtes à l’emploi et sans âme, ce qui est cohérent avec l’approche graphique globale de cette bande dessinée. Dans un premier temps, le lecteur se dit que ces légendes arrivent comme un cheveu sur la soupe, sans rapport direct avec le séjour du prince turc, ou avec la construction du château de Rochechinard. Au fur et à mesure qu’il prend la mesure de l’intention de l’auteur vis-à-vis du château, il se rend compte de la pertinence d’évoquer le relief des lieux, et la deuxième partie du conte narrée dans la deuxième moitié du tome vient donner tout son sens à ce fil narratif, avec une dimension mythologique inattendue. Le troisième fil directeur réside dans le séjour du prince Djem, un fait historique authentique. L’auteur parvient à intégrer les éléments historiques nécessaires pour son arrivée dans ce lieu face sens, ainsi que les enjeux qui y sont liés. À travers lui, il évoque le poids de la politique et des stratégies d’alliance et de guerre qui façonnent la vie de cet homme, sans qu’il n’ait aucune prise dessus. Dans ces conditions, le lecteur comprend que cet homme puisse tomber facilement amoureux de la fille de Charles Alleman de Rochechinard (1435-1512), chevalier de l’Ordre de Saint Jean de Jérusalem. L’auteur traite raconte cette situation de manière adulte, sans romantisme romanesque, sans passion échevelée, respectant ce qui est connu de la réalité historique. Le lecteur admire la manière dont il entremêle son admiration pour le château, les contes de la région et ce fait historique, dans une narration savamment dosée et bien équilibrée. La couverture et le texte en quatrième de couverture se focalise sur le fait historique : le séjour d’un prince ottoman en 1482 dans le château de Rochechinard. Toutefois, ils ne préparent pas le lecteur à la fantastique reconstitution de ce château bâti sur un site exceptionnel, ni à la légende qui entoure cette région façonnée par des géants. Bouche bée, le lecteur se délecte des représentations du château, des contreforts des Préalpes, de la reconstitution historique de la vie de l’époque dans cette région du monde, tout en éprouvant une forte empathie pour ces êtres humains à la vie dictée par des forces historiques qui les dépassent.