Aujourd'hui, s'il y a deux auteurs dont je suis l'actualité plus que tous les autres, c'est Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou, qui ont produit le plus grand chef-d'oeuvre de la BD contemporaine à mes yeux, avec De Cape et de crocs. Alors en attendant leur prochaine collaboration (on avait entendu parler d'un pastiche humoristique de Macbeth par les deux auteurs, espérons que le projet voie le jour dans un avenir pas trop éloigné), ils nous offrent de quoi patienter chacun de leur côté.
Tandis qu'Ayroles sortait son chef-d'œuvre Les Indes fourbes, Jean-Luc Masbou n'en faisait pas moins de son côté, avec sa première oeuvre en solo. Et c'est un vrai bijou !
Visuellement, déjà, on renoue avec le style De Cape et de Crocs dans l'intrigue principale, qui met en scène le fameux baron de Münchhausen dans la réalité (puisqu'il s'agit d'un personnage réellement historique). Mais à chaque fois que le baron raconte une histoire, Jean-Luc Masbou s'envole dans un style graphique différent, ce qui donne une excellente dynamique au récit, car on se demande toujours, en plus de savoir ce que va raconter la prochaine histoire, quel style l'auteur aura choisi pour la mettre en scène.
Le récit, lui, est très habilement construit sur une excellente mise en abyme, montrant le fameux baron de Münchhausen, habitué à raconter ses histoires fantaisistes, qui voit ces histoires lui revenir comme il ne s'y attendait pas, sous forme de livre. Cela permet bien sûr à Masbou d'introduire une réflexion fine et subtile sur la différence entre une histoire orale et une histoire écrite, et surtout, de rendre un hommage puissant à tous les raconteurs d'histoire de par le monde.
L'auteur nous fait entrer dans un monde imaginaire qui, lui-même, nous ouvre la voie à un nombre illimité d'autres mondes. C'est drôle, léger et envoûtant, on veut toujours en savoir plus, au point qu'on ne soucie plus guère de voir avancer l'intrigue (le récit-cadre faisant du sur-place pendant la majorité de la bande dessinée).
Seul petit bémol à mes yeux : alors que l'auteur nous dévoile tout le potentiel émotionnel de son récit, il ne s'en sert jamais tout-à-fait. J'aurais aimé que la fin m'émeuve davantage, tant il y avait quelque chose à faire autour de ce personnage recherchant une simplicité que son rang semble lui interdire et s'évadant pour cela dans des histoires fantasmées.
En fait, il y a un élément que je trouve malheureusement sacrifié par Masbou alors que, pour ma part, je l'aurais mis au coeur du climax : il s'agit de la relation entre le baron et sa femme. Celle-ci prend un tour inattendu à un moment, mais aurait pu être davantage développée. En montrant le scepticisme et le mépris de la femme du baron pour ses histoires, Masbou aurait pu construire tout son climax autour d'elle et terminer sa BD sur le plus grand succès du baron : acquérir sa femme à la magie qu'il cherche à propager autour de lui, et qu'il aurait enfin réussi à introduire dans son foyer. Mais Masbou a choisi d'emprunter une autre voie, et il le fait tout de même très intelligemment. Simplement, je trouve que le personnage de la femme du baron n'est pas traité aussi bien qu'il aurait pu l'être.
Enfin, je ne veux pas terminer cette critique sur cette note (très) légèrement négative, car Le Baron n'a rien d'une déception. C'est une bande dessinée très généreuse, tant envers son lecteur qu'envers tous ceux qui inventent, qui créent, qui écrivent ou qui dessinent des histoires. L'hommage au pouvoir de l'imagination et à tous les hommes qui s'en servent pour faire rêver les autres et rendre le monde meilleur (ou essayer) est touchant, poétique et s'achève sur une dernière page assez laconique et pourtant pleine de sens, même si elle est presque en trop (la lettre qui précède faisant déjà une excellente apothéose pleine d'émotion).
En tous cas, Masbou relit de manière très intelligente l'univers fascinant du baron de Münchhausen (avec un joli pied-de-nez au récit sans doute le plus emblématique du baron), et ça m'a clairement donné envie de découvrir plus en détail cet univers !
Un truc immersif. Il faut pousser le concept.
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Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il s'agit d'un roman-photo de 176 pages en couleurs, réalisé par Xavier Courteix. Il se termine avec le nom des 18 interprètes ayant joué un rôle dans le récit.
Dans un futur très proche, peut-être même le présent, Gilles arrive à son bureau à Paris. Il salue Emmanuel qui est déjà présent derrière son ordinateur. Gilles indique qu'il a rendez-vous avec une guide à l'instant : elle s'appelle Jihye et habite Séoul. Il se connecte sur son ordinateur portable et la salue : elle lui dit bonjour en coréen. Elle ne se trouve pas à Séoul, mais au mont Hallasan sur l'île de Jeju. Elle est chercheuse en géophysique et travaille sur l'inversion des pôles magnétiques. Elle se trouve Jeju pour aller ramasser des pierres de lave refroidie sur les pentes du volcan de l'île. Elle promet de lui faire visiter la prochaine qu'il se connectera. Il quitte son ordinateur et salue Aurore qui est arrivée entretemps. Elle leur indique que leur appli lui fait penser au jeu vidéo Myst, sauf que là il s'agit d'exploration réelle. Elle demande à essayer. Gilles et Emmanuel voient qu'il y a un guide appelé Roland disponible en Allemagne proche de la ville de Nauen, très exactement à la Nauen Transmitter Station, la plus vieille station émettrice, inaugurée en 1906. Comme convenu, Aurore se connecte à l'application le lendemain chez elle et entre en contact avec Roland qui habite dans la station émettrice. Il lui explique qu'il propage des sons à partir des antennes, à travers la ionosphère et autour du globe. Il enregistre les parasites et leurs perturbations au cours de leur transmission avant qu'ils ne reviennent sur mon récepteur radio. Aurore lui indique qu'elle aimerait bien revenir pour visiter la station le jour où il se livrera à cet exercice.
Le lendemain Aurore retourne voir Gilles et Emmanuel et leur dit qu'elle a trouvé l'expérience géniale et qu'elle pense que l'appli présente un énorme potentiel commercial. Par contre, il faut trouver comment transformer cette expérience en histoire pour pouvoir accrocher les clients. Quelques jours plus tard, Gilles se reconnecte avec Jihye. Elle se trouve en vêtement de pluie en train de marcher sur une pente du mont Hallasan. Chemin faisant, en lui montrant les images avec son téléphone, elle explique qu'elle est liée à ce lieu par son histoire personnelle. Elle avait assisté à une reconstitution du soulèvement de Jeju en 1948. Elle lui parle aussi des souvenirs de sa mère qui était présente sur les lieux lors du soulèvement, avec sa propre mère, et qui était encore une petite fille à l'époque. Elle continue de marcher, s'enfonçant dans la forêt qui couvre la pente. À la fin de la balade, Gilles indique qu'il l'a beaucoup appréciée, Jihye lui répond que c'est réciproque. Ils conviennent que la prochaine fois, elle lui fera visiter Séoul. Quelques jours plus tard, Aurore, Gilles et Emmanuel ont une réunion de travail pour faire évoluer l'application dans le but de la commercialiser. Aurore indique qu'elle a trouvé le concept permettant d'en faire un produit vendeur : le tamagotchi. L'application s'appellera DOBLE.
L'éditeur FLBLB publie régulièrement des romans-photos, format narratif peu usité en dehors des histoires de romance publiées par Nous Deux. Le précédent publié par FLBLB était Le syndicat des algues brunes (2018) d'Amélie Laval, récit d'anticipation prenant et dépaysant. Même s'il ne s'agit pas du même auteur, le lecteur ayant goûté au dépaysement provoqué par le format est prêt à tenter l'aventure une deuxième fois. Dès le départ, il constate que l'auteur a imaginé une histoire intrigante et intéressante : une appli qui permet de voyager à l'aide d'un guide qui fait le touriste, sans que le client n'ait à se déplacer. Xavier Courteix ne se contente pas d'évoquer des concepts avec des images de gugusses en train de parler. Il raconte son histoire en image, montrant les différentes étapes pour passer de l'état d'idée à une application fonctionnelle : la recherche d'une technologie greffée au guide DOBLE, la recherche d'une nourriture adaptée à la mission de guide, la recherche d'habitat à mettre à disposition du guide DOBLE, la recherche d'une tenue adaptée, et même l'opération de greffe sur Azwaw, premier guide DOBLE (pages 54 à 57). S'il arrive avec l'a priori que le roman-photo part avec le handicap d'une réalisation fauchée, le lecteur est très agréablement surpris. Il bénéficie lui aussi du tourisme proposé par l'application : visite de la station émettrice de Nauen (5 pages), balade sur la pente du mont Hallasan (8 pages), promenade dans plusieurs quartiers de Séoul (6 pages), petit tour le long d'un canal avec Azwaw (6 pages), etc.
Au fur et à mesure de la progression du récit, le lecteur est même épaté par la diversité et la richesse des décors : les lieux visités par les DOBLES, mais aussi le bureau de Gilles, une salle d'opération dans un hôpital, une salle d'enregistrement d'une émission radiophonique, un bureau de ministre, une ville déserte la nuit. Il s'immerge avec facilité dans chacun de ces lieux, aux côtés des personnages qui interagissent avec les décors, avec les éléments des environnements. La narration visuelle ne s'apparente ni à une bande dessinée en photographies, ni à des arrêts sur image d'un film. Les pages sont construites sur la base d'un découpage en cases (en nombre variable, avec quelques photographies en pleine page ou en double page). Celles-ci se suivent dans l'ordre chronologique, soit sur la base du déroulement d'une scène, soit en alternant la vision d'un personnage dans un lieu, et celle d'un autre à un autre endroit. Les acteurs jouent dans un registre naturaliste, sans exagération, tout en prenant bien soin d'avoir des visages expressifs quand la scène le nécessite. Chaque scène est construite sur un plan de prise de vue spécifique, avec une lisibilité et une compréhension irréprochable. L'auteur utilise des cellules de texte (lettres blanches sur fond de couleur, avec une couleur différente pour chaque personnage), sans la pointe directrice des phylactères de bande dessinée. L'ensemble de ces techniques est admirablement bien intégré dans un tout cohérent en termes narratifs.
Le ressenti de ce roman-photo est effectivement différent de celui d'un film (il n'y a pas le mouvement et le lecteur maîtrise sa vitesse de progression) et d'une bande dessinée. La nature même de la photographie induit une forte densité d'informations visuelles, par comparaison avec la bande dessinée où l'artiste choisit ce qu'il représente, ce qu'il détoure, ce qu'il met en couleurs. L'auteur a fait le choix de ne pas utiliser d'effets spéciaux, de retouches infographiques, ou alors de manière très limitée, ce qui conserve un aspect de réel sans comparaison possible avec la bande dessinée. À la lecture, l'effet est très différent de celui de la BD : le cerveau du lecteur oscille entre 2 modes de fonctionnement. Soit il détaille chaque photographie car il s'agit d'une fenêtre vers un endroit qu'il ne connaît pas avec des individus qu'il découvre, soit il passe rapidement n'y prêtant pas plus d'attention qu'aux milliers d'images qu'il peut voir chaque jour. Dans les 2 cas, les photographies induisent une sensation de réel sans commune mesure avec une bande dessinée. Le récit acquiert une plausibilité incroyable puisque le lecteur voit bien que c'est ce qui se passe en image sous ses yeux.
Un peu déstabilisé par cette sensation de réel, le lecteur voit l'intrigue progresser tranquillement, sans idée préconçue de la direction qu'elle va prendre. Le titre semble indiquer une forme de contrôle par l'autorité qui assure le voyage, de type contrôleur dans les transports en commun, orientant l'esprit du lecteur dans cette direction. En fait, ce contrôle des voyageurs s'entend différemment dans cette histoire. De la même manière qu'il peut être surpris par la richesse des décors, le lecteur peut être surpris par l'ampleur que prend cette application DOBLE, par son succès et les transformations sociétales qu'elle provoque. Il s'attache plus ou moins aux personnages principaux : Gilles, Emmanuel, Aurore, Jihye. Il les côtoie comme il peut côtoyer des collègues de travail, apprenant quelques bribes d'information sur eux, devinant partiellement leur motivation. Cette distance relative avec eux ajoute encore à la sensation de réel. Le lecteur est le témoin privilégié du développement de DOBLE (l'entreprise), mais il n'est pas dans la tête de ses concepteurs. Xavier Courteix raconte un vrai récit d'anticipation. Il utilise avec astuce et à propos des éléments du quotidien (comme les modules de canalisation en béton de grande taille, les gens qui parlent à haute voix dans la rue) en les détournant de leur raison première. Il imagine une technologie n'existant pas tout à fait aujourd'hui, mais pas impossible dans quelques années. Il mène à bien son intrigue, tout en imaginant les ramifications d'une telle technologie. Il y a des questions éthiques (avec la mise en place d'un très caustique Indice de bonheur), des questions économiques (l'emploi créé par l'engouement pour devenir guide DOBLE), la force du lien intime qui unit client (Visiteur) et guide (DOBLE) assimilable à un contrat entre 2 individus, la généralisation de l'application qui échappe à ses créateurs, les réactions de la société civile en voyant émerger une nouvelle application omniprésente et en situation de monopole, etc. À chacune de ces occasions, le récit renvoie une image déformée d'une facette du monde réel, occasionnant une prise de conscience du lecteur, constituant une réflexion le sujet, amenant le lecteur à se rendre compte de son avis sur le sujet et à s'interroger sur ce qui peut lui apparaître comme des évidences.
Même s'il s'agit d'une forme fortement connotée, le roman-photo a déjà prouvé par le passé sa capacité à être une forme narrative spécifique pouvant rivaliser avec les autres sur le plan de la complexité et de l'ambition, par exemple avec Droit de regards (1985) de Marie-Françoise Plissart & Benoît Peeters. Il dispose d'un historique attestant déjà de son potentiel, évoqué dans La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 26 - Le Roman-photo. Un genre entre hier et demain. (2018) de Jan Baetans & Clémentine Mélois. Avec Contrôle des voyageurs, Xavier Courteix fait preuve d'une maîtrise impressionnante de cette forme narrative, racontant une histoire originale et surprenante, divertissante sur le plan visuel, porteuse d'un regard enrichissant sur plusieurs questions sociétales.
Voilà un album qui mérite amplement les louanges récoltées depuis sa sortie.
En effet, c’est une réussite sur le fond autant que sur la forme. En tout cas j’ai été convaincu et conquis par ces deux aspects.
Les dessins (différentes styles), gravures, se marient très bien avec les textes (essentiellement des échanges épistolaires). La lecture est très fluide et agréable, aérée et dense à la fois. Mais c’est un pavé qui se dévore rapidement, tant le sujet est prenant et bien traité.
L’auteure est devenue correspondante d’un détenu du « couloir de la mort » d’une prison de Floride, Renaldo. Elle est devenue son amie aussi, et a réalisé avec lui cet album (même si la participation Renaldo n’a pu être directement créditée du fait de considérations juridiques).
Nous voyons comment leur relation – très forte – se noue, mais aussi comment fonctionne le système pénitentiaire américain, et comment sont traités les détenus condamnés à mort. Le passage qui montre la censure sélective et raciste des documents que l’on peut faire parvenir aux détenus (en particulier tout ce qui de près ou de loin pourrait mettre en valeur les Noirs ou dénoncer leur discrimination) est instructif.
Il y a dans cet album beaucoup d’humanité, et jamais l’auteure ne tombe dans un angélisme, ou une vision manichéenne des choses. Mais cela participe clairement d’un réquisitoire contre la peine de mort – quelques soient les faits reprochés au détenu.
Un bel ouvrage, dans tous les sens du terme.
On a souvent des projets, des envies, mais on repousse…
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été écrit par Pascal Rabaté, dessiné et mis en couleurs par François Ravard. Il comprend quatre-vingt-quatre pages de bande dessinée. Ces deux créateurs avaient précédemment réalisé ensemble Didier, la 5e roue du tracteur (2018)
Monsieur Martin Henry, un quadragénaire, peut-être quinquagénaire, attend paisiblement dans la salle d’attente du docteur Guarot, en lisant une revue, pendant qu’une femme pianote sur son portable et qu’un enfant dessine sur une table basse. Il relève un instant la tête, marquant une pause dans sa lecture, et sourit discrètement en voyant un oiseau sur une branche, à côté de son nid, de l’autre côté de la fenêtre. Le médecin ouvre la porte de son cabinet et appelle le prochain à passer : Monsieur Martin Henry. Ce dernier se lève en indiquant qu’il est en avance, ce que le médecin réfute. Le médecin s’assoit à son bureau et consulte la fiche de son patient sur l’écran de son ordinateur. Il se met une main devant le nez en fermant les yeux. Puis il annonce directement les nouvelles, sans en atténuer la brutalité : les résultats des examens sont arrivés et monsieur Henry en a pour trois mois au plus. Le patient ne comprend pas : trois mois de quoi ? Le docteur précise : trois mois à vivre, et il est large. Henry reprend : c’était un examen de routine, juste un contrôle. Le médecin rentre dans les détails : Le cœur est totalement usé, l’aorte est foutue et une greffe est impossible. Il raccompagne le patient à la porte, et le laisse aux bons soins de la secrétaire. Celle-ci indique que ça fera soixante-dix euros par chèque, ils ne prennent pas la carte bleue car la machine a rendu l’âme. Les machines sont programmées pour claquer dans les pattes des humains. On parle d’évolution, mais est-ce vraiment un progrès ?
Monsieur Henry règle son dû, et sort calmement, les mains dans les poches de son blouson. Il croise un monsieur qui arrive en courant, essoufflé. Ce dernier s’excuse auprès de la secrétaire : il est en retard, mais en même temps on n’a pas idée d’installer un cabinet de cardiologie au quatrième sans ascenseur. Il donne son nom : Henri Martin. La secrétaire relève la proximité avec le nom du client précédent. Ce dernier prend un instant sur le palier pour retrouver son calme, et il descend. Dans le cabinet, monsieur Martin s’excuse : il était prématuré de trois semaines, et c’est la seule fois où il n’est pas arrivé en retard. Il demande s’il doit se mettre torse nu. Le docteur consulte sa fiche sur l’écran de son ordinateur. Il prend conscience de sa bévue et se lève soudainement. Il ouvre la porte et interpelle sa secrétaire en lui demandant si le patient d’avant est parti : il lui demande de l’appeler sur son portable et de se dépêcher. Elle s’exécute, mais elle tombe sur sa messagerie. Le médecin décide de lui courir après pour le rattraper. La secrétaire s’enquiert du patient dans le cabinet : il répond de le faire patienter, de toute façon il est condamné.
Une histoire simple et linéaire se résumant en très peu de mots : une erreur de diagnostic incite un homme un peu empâté et débonnaire à faire le voyage au Québec avec son épouse, maintes fois remis à plus tard, pour aller voir les baleines. Ils croisent à plusieurs reprises un autre touriste français, importun mais pas méchant, et ils doivent composer avec une série de désagréments d’une banalité affligeante, sans importance. La narration visuelle participe de cette bonhomie tranquille : factuelle et dépourvue d’agressivité ou de sensationnel, avec une forme de légère simplification qui rend les dessins immédiatement lisibles, mais sans sacrifier aux détails. Le parti pris pour la mise en couleurs renforce encore l’impression d’ordinaire, presque sans relief, avec des teintes de bleu délavées, charrette, fumée, gris de lin, pervenche, pastel. Voilà une narration visuelle pleine d’humilité, se mettant comme en retrait, pour ne pas se faire remarquer, humble et effacée. Un récit réalisé par deux artisans qui ne payent pas de mine, qui ne font pas de vague, mais qui ne s’excusent pas non plus.
Il reste au plus trois mois à vivre à Martin Henry, et celui-ci ne semble pas plus affecté que ça par cette annonce. Il ne s’emporte pas, il prend l’information avec calme. Le lecteur le regarde attentivement dans son fauteuil avec son écharpe de laine, purement utilitaire, dépourvue de tout signe remarquable. Le personnage se laisse tenter par un moment de déni, juste le temps de trois cases, avec deux gestes de la main, très mesurés, sans hausser la voix. Et c’est tout : pas de colère, pas de marchandage, pas de dépression, tout au plus un ou deux moments d’abattement. C’est comme s’il passait immédiatement à l’acceptation. Le lecteur observe juste ce moment de pause sur le palier après avoir refermé la porte du cabinet du médecin. Ah si, il arbore un air maussade le temps de trois cases en pages quatorze et quinze. En fonction de sa relation avec la maladie d’une manière générale, avec le cancer éventuellement, le lecteur peut éprouver des difficultés à retenir une réaction irrépressible face à cette injustice de la vie, face au manque total d’empathie du docteur absolument dépourvu de tact et de prévenance, la froideur toute professionnelle de la secrétaire qui demande le paiement, sans une pensée pour l’éventuelle souffrance de ce patient. Il pourrait avoir envie de secouer Martin, quasi léthargique, ou exiger le minimum humain de compassion chez ces professionnels du soin. Il se rassérène un tantinet en voyant la sollicitude d’un collègue de travail qui l’invite à venir voir le match au bar du coin après le boulot, mais qui ne peut pas deviner la terrible nouvelle qui a frappé Martin.
Dans le même temps, le récit exhale une saveur bien à lui, rendant impossible toute risque d’insipidité. La gentillesse du regard de Martin Henry le rend immédiatement sympathique et agréable. L’absence de colère le rend facile à vivre : il ne s’en prend pas au médecin, encore moins à la secrétaire. Il prend sur lui et épargne cette charge à son épouse. Le lecteur envie la profonde tendresse qui existe entre elle et lui : une affection née de nombreuses années d’intimité, sans éclat, sans l’intensité de la passion, mais avec la solidité confortable et inestimable de nombreuses années vécues ensemble à s’épauler l’un l’autre, sans compétition ou confrontation, dans la compréhension et le réconfort mutuel. Les gestes affectueux prévenants attestent de cette connivence apaisée et constructive. Une fois acclimaté au caractère placide Martin Henry, le lecteur sait détecter ses réactions, il lit mieux les expressions de son visage. De petits changements qui pouvaient sembler presque insignifiants deviennent très parlants quant à son état d’esprit : un sourire en regardant l’affiche derrière son poste de travail (la queue d’une baleine sortant de l’eau, avec le mot Québec en dessous), le haussement du sourcil gauche en serrant la main de Séraphin Lanterne (un importun d’une rare ingénuité), les commissures des lèvres un tout petit peu affaissées (signe d’une contrariété qui le touche), le regard dans le vague (signe de son esprit qui vagabonde certainement en pensant à sa fin), etc. Il peut aussi s’agir d’une posture corporelle comme les bras croisés, en signe de protection ou de refus de réellement s’impliquer dans une conversation. Etc.
S’il est d’un calme remarquable en toute circonstance, Martin Henry n’est pas mort intérieurement sur le plan émotionnel. Il paraît globalement imperturbable malgré l’annonce de sa mort très proche, pour autant il y réagit en agissant. Il ne se lamente pas, ni ne nie l’évidence : il se décide à faire ce qu’il a toujours repoussé en pensant qu’il en aurait le temps plus tard. Là encore, la narration visuelle semble sans relief, et pourtant quand il prend un instant de recul, le lecteur se rend compte qu’elle l’emmène dans des endroits divers et variés : un cabinet de docteur, des cubicules de bureau sur un plateau ouvert, dans un avion à côté d’un ronfleur impénitent, devant le tapis pour attendre des bagages qui ne viennent pas, sur des trottoirs verglacés, dans un voyage en car, sur une terrasse improbable jouxtant un cours de golf, dans l’embouchure du Saint Laurent, en forêt avec même le passage de deux orignaux. Le scénariste contribue également à la couleur locale avec des termes et des expressions canadiens : papillon (circulaire), par le saint calice, votre blonde (votre épouse), se prendre une brosse (se prendre une cuite), niaiser (tergiverser, languir). Ils font usage de deux références culturelles : La ballade des gens heureux (1975), de Gérard Lenormand (1975-), et plus inattendu un hommage à un personnage de Georges Rémi. À l’aéroport, Martin Henry, accompagné par son épouse, se fait percuter par Séraphin Lanterne, au point qu’ils tombent tous les deux par terre le second sur le premier. L’hommage est transparent : Séraphin Lampion (créé en 1956), appelé Monsieur Lanterne par Bianca Castafiore, dans les aventures de Tintin. Le lecteur perçoit un second clin d’œil alors les époux Henry regardent un Derby Demolition, évoquant la dernière épreuve du rallye automobile organisé par Lampion, président du Volant Club, dont la dernière épreuve se tient au château de Moulinsart (mis à part le cochon qui vole). Par comparaison, le lecteur en vient à considérer Martin Henry comme un homme sage, mesuré, capable de prendre le recul nécessaire en toute situation, toujours animé par une pulsion de vie qu’il a appris à canaliser. La dernière scène dans l’hôpital apporte un éclairage différent sur Séraphin Lanterne, amenant le lecteur à reconsidérer son comportement, peut-être une forme de sagesse au regard des aléas de sa vie.
Une bande dessinée faite pour être vite lue, sans prétention, avec des auteurs d’une grande humilité. Mais aussi un personnage principal qui reste longtemps à l’esprit, son apparente apathie apparaissant comme être de surface, de nombreux éléments visuels et comportementaux, amenant à y voir une forme de sagesse paisible remarquable, une acceptation des difficultés de la vie, et une capacité remarquable à s’y adapter. Un modèle.
Féministe, mais pudibonde !!! Ha ! Ha ! Ça ne fait pas très XXIe siècle !
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Ce tome contient un récit autobiographique, indépendant de tout autre. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Claire Roquigny, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend deux-cent-cinquante-deux pages de bande dessinée.
Claire et une copine sont au musée. Elles admirent des toiles de maître : La jardinière surprise (1737) de François Boucher, Suzanne et les vieillards (1856) de Théodore Chassériau, La sortie du bain (1846) d’Edgar Degas, Le déjeuner sur l’herbe (1863) d’Édouard Manet, une aquarelle d’Auguste Rodin, La vision de Tondale d’un disciple de Jérôme Bosch. Elles se font la remarque qu’elles ne se verraient pas poser comme ça, tout en se demandant ce que serait l’histoire de l’art sans les femmes à poil. Sa copine lui demande où elle en est de sa BD sur la pudeur. Claire répond qu’elle a abandonné. Elle est au-dessus de toutes ces questions désormais. Et puis ça ressemblerait trop à un règlement de compte avec les proches, genre : elle est mal dans sa peau et c’est leur faute. Elle n’en veut à personne : fini les névroses, à bas les complexes, place à l’avenir ! Elles passent ensuite devant L’origine du monde (11866) de Gustave Courbet, et elles se font la réflexion que c’est un bel hommage, qu’aujourd’hui on sait qui était le modèle. Comment réagirait-elle si elle était vivante ? Fière ou gênée ? En fait, c’est surtout le titre qui est beau. Elles terminent leur visite.
Suivre le fil. Dans un avion de ligne, Claire est en train de donner le sein à son bébé, son voisin, chauve avec de grosses lunettes, est incapable de se retenir de tourner la tête pour reluquer de manière ostensible. Elle finit par être horriblement gênée. Elle se demande comment font les autres filles, comment on fait pour être moins pudique, pour se moquer du regard des autres. La pudeur : vertu des jeunes filles bien élevées ? Pourtant quand elle était petite, elle n’était pas pudique. En Normandie, en 1982, Claire a deux ans et elle court toute nue dans la salle de bain, elle en sort pour aller montrer le résultat dans son pot, aux invités. Sa mère ne se cachait pas : la petite Claire entre dans la salle de bains et elle trouve bizarre la ficelle qui dépasse là de son entrejambe. Sa mère lui répond vivement de ne pas toucher, et ajoute plus doucement un S’il te plaît. La petite fille redescend au rez-de-chaussée du pavillon et elle tire sur la ficelle qui dépasse de l’abat-jour d’une lampe. Puis elle va dans sa chambre et tire sur la ficelle de la tortue jouet : celle-ci se met à avancer en faisant de la musique. - Vu à la télé. L’autrice s’interroge s’il fallait pour autant avoir des réponses à toutes ses questions. Déjà, la télé se chargeait de leur en montrer trop. Extrait de scène de sexe du film du soir avant le programme L’île aux enfants, par exemple. Grandir dans les années 80, ça voulait dire être bombardée de culs et de nichons à longueur de journée. La Cicciolina et ses seins dénudés par exemple. Le clip de Sabrina pour Boys boys boys, les Coco-girls, les clips de Mylène Farmer, etc.
La couverture annonce un récit de nature autobiographique, sur le thème de la pudeur féminine, avec une parodie du tableau La Naissance de Vénus (1484/1485) de Sandro Botticelli (1445-1510). La scène d’introduction dans le musée permet d’établir l’importance culturelle de la nudité féminine dans les arts, sa place essentielle, et la réification du corps du modèle, en particulier la vulve de Constance Quéniaux (1832-1908), même si depuis l’identité du modèle de L’origine du monde a été remis en question. Le lecteur suppose alors que le récit va aborder la question de la pudeur sous une forme thématique : il s’avère que l’autrice s’en tient à une autobiographie, sous l’angle de sa propre pudeur. Le récit se compose de plusieurs chapitres de longueur inégale : une introduction, Suivre le fil, Vu à la télé, Béquémiette, Châtain clair, Angiens, Formée, On ne naît pas femme, Torre Annunziata, Barcelone. Chaque chapitre comporte une mise en scène de sa vie à l’époque correspondante, il peut s’écouler quelques semaines entre deux chapitres, comme une dizaine d’années. Elle aborde donc cette situation de donner le sein dans un lieu public avec un voisin d’avion incapable de contenir sa curiosité masculine, l’utilisation du corps féminin comme accroche dans n’importe quelle émission de télévision, sa maigreur et son appétit d’oiseau, la tentative de suicide de sa mère, l’apparition des premiers poils pubiens et leur couleur, la maison de campagne, les vêtements amples, la survenance des premières règles, la classe préparatoire d’hypokhâgne, quinze jours de vacances à Naples pour trouver l’amour à l’occasion d’un chantier de bénévoles, ses débuts de journaliste dont une interview de Virginie Despentes à Barcelone, sa relation aux féminismes, son regret de n’avoir jamais parlé de la condition féminine et de leur histoire personnelle avec les femmes de sa famille.
La lecture s’avère très agréable, facile d’accès. Passées les cinq premières pages avec des reproductions de tableau, l’autrice adopte une narration visuelle à base de silhouettes simples, d’éléments de décors très simplifiés et représentés uniquement s’ils sont indispensables à la compréhension de la scène, c’est-à-dire qu’il y a majoritairement des cases avec des personnages se tenant sur un fond vide, comme des acteurs sur une scène dépouillée. Pour autant, lorsque la séquence le requiert, l’artiste peut également représenter les décors dans le détail, avec ces mêmes traits de contour évoquant des croquis sur le vif : sa chambre avec son lit d’enfant, une vue en élévation de la rue où se trouve sa maison, la salle à manger de ses grands-parents, le jardin et les pièces de la maison de campagne, l’improbable aménagement de la maison du Marabout de Ficelle (qui ressemble comme deux gouttes d’eau à son voisin d’avion), un amphithéâtre du XVIIe siècle pour une séance de démonstration de médecine afin de réveiller les sens de Claire prise dans un bloc de glace, plusieurs endroits de Naples jusqu’à une randonnée en montagne, une rue de Saint-Valéry-en-Caux, des vues en élévation de Nancy, etc.
Les dessins des personnages prennent également l’apparence de croquis vite faits, sans finition sur les traits de contour, leur conférant ainsi une forme de vitalité. La mise en scène et la direction d’acteurs leur donnent vie, transmettant leur état d’esprit ou leurs émotions en fonction de la situation. D’ailleurs, la narration visuelle présente de nombreuses surprises que le lecteur n’aurait pas supposé possibles dans un tel registre graphique. Sous une apparente uniformité, avec une mise en couleur de type bichromie, l’artiste met à profit de nombreuses possibilités : les facsimilés en couleur des tableaux de maître, un plan fixe quand Claire donne le sein en avion, des silhouettes en ombre chinoise pour évoquer les créateurs qui mettent la nudité féminine à toutes les sauces à la télévision, un passage cauchemardesque en trait fins et rectilignes (comme tirés à la règle) pour évoquer un moment que la petite fille ne peut pas comprendre (sa mère emmenée par une ambulance après sa tentative de suicide), le retour de la couleur le temps de quelques cases, une allégorie (sa mère tenant les tables de la loi), des lames de rasoir sur fond blanc pour évoquer l’automutilation, une pantomime de Claire s’adressant à un garçon pour une danse de la séduction, trois pages floues en aquarelle pour une subjective de ce que perçoit Claire avec des lentilles défectueuses, une séquence finale sous forme de bain dans un lac naturel des femmes de la famille, etc.
Ayant compris que cet ouvrage relève de la biographie thématique, le lecteur découvre le regard de Claire sur sa pudeur, la manière dont elle s’en est accommodée, les éléments familiaux ou culturels qui l’ont renforcée. Il s’agit d’un récit très personnel, parsemé de références culturelles propres à l’autrice : la chanson Teach your children, de Crosby, Stills, Nash and Young, extraite de l’album Déjà-Vu (1969), son admiration pour Guillaume Galienne (1972-), Anne Frank (1929-1945) et son journal, Le chef-d’œuvre inconnu (1831) d’Honoré de Balzac (1799-1850), Le deuxième sexe (1949) de Simone de Beauvoir (1908-1986), King kong Théorie (2006) de Virginie Despentes (1969-), Ballade de Mélody Nelson (1971) de Serge Gainsbourg (1928-1991), Benoîte Groult (1920-2016). D’un côté, le lecteur perçoit la question de la nudité de Claire, son refus de se montrer, ses stratégies pour déjouer les injonctions à se conformer à l’image normée de la femme que lui renvoient la télévision, les autres femmes, les attentes des hommes, comment son comportement évolue au fil des années qui passent, des situations, de ses envies. D’un autre côté, ces injonctions se trouvent contextualisées à la fois par rapport à l’époque, à la fois dans une perspective féministe. Le lecteur partage son malaise, sa fragilité, son manque de confiance, avec des réflexions très touchantes (par exemple, elle indique qu’enfant elle faisait tout pour être aimée, elle avait l’impression d’y arriver de justesse), dans le même temps la narration ne vire jamais au règlement de compte, et il ne s’agit pas d’un ouvrage militant.
Pas facile de grandir en tant que femme quand la société impose des attentes et des visions normatives de ce que doit être une femme, souvent contradictoires. L’autrice évoque son enfance et le début de l’âge adulte sous cet angle, entre malaise et manque de confiance, avec une narration visuelle douce et gentille, sachant se faire aussi bien dramatique qu’humoristique. Une franchise tout en nuances avec une sensibilité délicate.
L’espace d’une journée, Masereel livre une vision cinématique et kaléidoscopique mêlée.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1925. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par un procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface d’une page, écrite par Charles Berberian, bédéiste. Il se termine avec une postface de sept pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée La ville mode d’emploi, constituée des paragraphes : Tentaculaire, Une ville peut en cacher une autre, Vingt-quatre heures de la vie d’une ville, Transport critique, Symphonies urbaines. Vient ensuite une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du cinquième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur publié par cet éditeur, après 25 images de la passion d’un homme (1918), Mon livre d’heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices), Le soleil (1919, soixante-trois bois), Idée (1920, quatre-vingt-trois bois).
Un homme, assis au sommet d’un talus en pelouse avec des fleurs, contemple la ville qui s’étale devant lui avec ses nombreuses cheminées et leur panache montant juste au-dessus des constructions. Les locomotives à vapeur circulent sur le faisceau de voies ferrées qui alimentent la gare ferroviaire, chacune produisant également leur colonne de fumée. Un train s’arrête en quai dans la gare, des voyageurs en descendent, certains retrouvant des amis ou de la famille, certains avec des valises, d’autres non. Les grandes artères de la ville grouillent de monde : beaucoup d’hommes avec un pardessus et un couvre-chef marchant dans une direction ou une autre, quelques femmes, des voitures à cheval, des voitures et des autobus à moteur, des fenêtres qui ne laissent rien deviner de ce qui se passe derrière. Quelques rues plus loin, la foule s’est arrêtée, les personnes au premier rang contemplent un homme étendu sur la chaussée, inanimé, derrière les immeubles restent impersonnels, une masse compacte sans âme.
En prenant un peu de hauteur, les immeubles semblent former comme une muraille, et la circulation automobile ne laisse que peu de place à l’être humain sur les trottoirs étroits. À un étage élevé dans l’un de ces immeubles, dans une grande pièce avec une hauteur sous-plafond équivalente à deux étages, des dizaines d’hommes sont penchés sur des tables inclinées disposées en rangées, en train de travailler sur des plans. Dans un autre immeuble, il est possible de voir les habitants vaquer à leur occupation : une femme arrosant ses fleurs, à l’étage du dessous un homme accoudé à la rambarde regardant à l’extérieur, encore en dessous une femme enceinte en train de s’habiller, dans les immeubles derrière, une femme à la fenêtre, un couple en train de s’enlacer, des rideaux tirés masquant ce qui se passe, etc. En bas, au niveau de la rue, des ouvriers travaillent sur un chantier de terrassement.
Une suite de cent images, à raison d’une par page, sans aucun mot, une invitation pour le lecteur à établir des liens de cause à effet, des liens logiques, qu’ils découlent d’un thème présent dans deux dessins à suivre, ou d’un rapprochement à partir d’un élément visuel similaire d’une image à l’autre. Par comparaison avec les ouvrages antérieurs de ce créateur, celui-ci ne comporte pas de personnage qui soit présent du début jusqu’à la fin, soit un homme pour sa vie, soit un avatar de l’auteur évoquant son parcours de vie entre récit biographie et autofiction, ou bien encore un soleil symbolique, ou encore une allégorie de l’Idée. Le titre s’avère explicite : l’auteur évoque une mégapole. Dans le dossier de fin, Samuel Dégardin exprime sa vision de l’ouvrage : vingt-quatre heures de la vie d’une ville, comme sujet et comme représentation. Il développe : La narration, plus elliptique que jamais, privilégie la multiplicité des points de vue. L’espace d’une journée, Masereel livre une vision cinématique et kaléidoscopique mêlée, ce livre offre une synthèse remarquable de l’œuvre au noir de son auteur. L’auteur ne raconte pas une histoire avec une intrigue, ni l’évolution d’une ou plusieurs situations sous forme chorale ou à partir d’un lieu unique. Pour autant, chaque image respecte un ordre chronologique, commençant à l’aube pour se terminer après la nuit tombée, après la fête.
Pour le coup, le lecteur se retrouve réellement décontenancé : comment lire un tel ouvrage dont la seule ligne directrice est que chaque scène se déroule une seule et même grande métropole ? Charge à lui de projeter ses interprétations. Rapidement, il devient très tentant de prendre les pages deux par deux, c’est-à-dire de voir une unité entre les deux pages en vis-à-vis. Bois deux & trois : les trains entrent en gare sur la page de gauche, les passagers en sont sortis et se trouvent sur le quai page de droite. Bois quatre & cinq : le flot des usagers se presse sur les trottoirs et celui des véhicules sur les chaussées, en vis-à-vis l’écoulement de ce flot s’interrompt à cause d’un individu étendu sur la chaussée. Bois six & sept : à gauche une vision des façades des grands immeubles, à droite une représentation de ce qui se passe dans l’un d’eux. Etc. Bois soixante-douze & soixante-treize : à gauche un couple de bourgeois avec des vêtements de soirée luxueux traversant la chaussée entre les véhicules pour se rendre au spectacle, à droite un couple dans sa modeste salle à manger, madame attablée, monsieur debout lui tournant le dos, le lien entre les deux images se trouve dans l’opposition née de la comparaison des deux situations. Ce principe d’opposition peut prendre des formes moins évidentes, par exemple bois soixante-dix-huit & soixante-dix-neuf, d’un côté une rue avec un homme esseulé et un autre enlaçant une femme vraisemblablement une prostituée, de l’autre côté un spectacle de trapéziste dans un théâtre, le lecteur se disant que le couple de trapéziste partage une forme de complicité, de chaleur humaine véritable dans la communion du spectacle, de façon publique sous le regard émerveillé des spectateurs, à l’opposé de la relation tarifée sous l’œil d’un vieil homme indifférent.
Ce principe de lier les deux pages en vis-à-vis fonctionne bien, en revanche il ne s’applique pas entre une page de droite, et la suivante de gauche une fois que le lecteur a tourné ladite page. À part l’écoulement chronologique, le lecteur ne discerne pas ce qui guide l’auteur de deux pages en vis-à-vis aux deux suivantes. Il s’attache alors plutôt à savourer la diversité de ce qui est montré, que ce soient les lieux publics ou les intérieurs privés, les scènes en extérieur ou celles en intérieur, les personnes seules isolées chez elles ou bien solitaires dans l’anonymat de la foule, et celles accompagnées partageant quelque chose avec d’autres. Il se retrouve vite impressionné par la diversité de ce qui est représenté : les usines, les trains, la gare, les différents modes de déplacement, les ouvriers sur le chantier, les employés dans des bureaux, les grands magasins, le grand bureau avec des secrétaires en batterie en train de taper des courriers, un cortège funèbre, une cour d’un quartier populaire, un cheval mort à la tâche sur la voie publique encore attelé, la bourse, une chambre où la famille vient se recueillir devant le lit du mort, un mariage, une péniche sur le fleuve, un amphithéâtre de l’université de médecine, etc. À quelques reprises, il pense déceler une forme de suite : par exemple, l’enterrement (bois trente-trois) qui répond comme un prolongement du cortège funèbre (bois dix-sept).
La technique de réalisation de chaque image sur bois reste identique aux ouvrages précédents : d’abord un dessin sur une feuille, parfois après plusieurs esquisses, la reproduction en image inversée sur un bloc de bois, du poirier dur et séché, puis la reprographie avec des presses mécaniques ou à bras. À nouveau, le lecteur est frappé par la qualité de l’impression de chaque image : des zones noires bien nettes qui ne bavent pas, des détails d’une grande finesse (le bois quarante-sept avec les dizaines de livres dans le bureau d’un érudit). Les blancs impeccables. Chaque image comprend une forte densité d’informations visuelles, avec des compositions remarquables : le magnifique escalier sinueux descendu par un chat dans le bloc quatre-vingt-sept, les scènes de foules, la densité des constructions. Le lecteur prend le temps de détailler chaque page, à la fois pour la richesse des informations visuelles, à la fois pour le rendu, descriptif et réaliste, mais aussi avec une élégance dans la composition entre zones noires et zones blanches, et aussi un goût pour la structure géométrique et ordonnée de chaque composition.
Indubitablement, l’auteur a construit son récit pour montrer toute la diversité des activités que peut abriter une ville, soit publiquement, soit dans l’intimité d’un appartement. De fait, le lecteur ne ressent aucune répétition, et dans le même temps il ne se produit pas d’impression de catalogue, grâce à la consistance et les tonalités variées de chaque image. Il se dit que Masereel a construit son récit avec une optique holistique en tête : dresser un panorama complet de la vie d’une ville, en donnant à voir une facette différente dans chaque bois. Bientôt, il ressent que le regard de l’auteur n’est pas neutre. À l’évidence, le regard porté sur les individus comprend une forme d’empathie et un parti pris en faveur des victimes (il y a même un meurtre). Le point de vue de l’auteur comprend également une dimension politique et sociale, humaniste. Des images du prolétariat, que ce soient des ouvriers, des secrétaires, des dessinateurs techniques. À l’évidence, les individus disposant d’une once de pouvoir en profitent pour maltraiter leurs subordonnés, les asservir d’une manière ou d’une autre. La parade militaire peut sembler montrée de manière purement factuelle, mais elle apparaît froide et sinistre. Les classes ouvrières vivent dans des conditions matérielles précaires. Les femmes subissent la domination masculine sous forme de violence physique, de prostitution. Une manifestation populaire est réprimée dans la violence policière. Etc. Le dossier rédigé par Samuel Dégardin complète cette approche de la domination économique et offre également une mise en perspective par rapport aux arts visuels de l’époque.
Les précédents ouvrages de Frans Masereel impressionnaient déjà par la force des images, leur esthétisme, la qualité de l’expression littéraire de l’auteur, et sa sensibilité sociale. Ce cinquième ouvrage publié par les éditions Martin de Halleux déroute un peu au départ par son absence de personnage humain comme fil conducteur. L’auteur se montre amitieux en racontant la journée d’une grande ville dans toute sa diversité, tant en termes d’animations et d’événements, que d’individus de classes sociales différentes. La narration visuelle s’avère incroyablement plus riche que la collection de cent images, chacune racontant sa propre histoire. Formidable.
Une excellente adaptation, pleine de caractère
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En 1986, Richard Corben réalise une adaptation de La chute de la Maison Usher, d'Edgar Allan Poe (nouvelle publiée en 1839), contenue dans ce tome, avec deux autres histoires courtes, à savoir une adaptation de The raven (un poème de Poe, paru en 1845, l'adaptation de Corben date de 1974) et Shadow - a parable (un court texte de Poe daté de 1850, l'adaptation de Corben date de 1975). Toutes les histoires sont en couleurs.
La chute de la Maison Usher (26 pages) - Il s'agit d'une adaptation, dans la mesure où Corben a réarrangé plusieurs séquences. Edgar Arnold, un gentilhomme à cheval, traverse une zone naturelle désolée, où la végétation a dépéri. Il remarque le squelette d'un cheval dans le sol. Il arrive en vue d'une imposante demeure isolée de tout et son cheval chute et se noie dans une étendue d'eau. Il arrive trempé dans le hall de la maison des Usher où il s'évanouit à la vue de cercueils vermoulus et de cadavres décomposés. Lorsqu'il reprend connaissance, il est allongé sur un divan, et Roderick Usher (son hôte) est en train de lui parler.
Tout au long de sa carrière, Richard Corben aura adapté des histoires d'Edgar Allan Poe (parfois plusieurs fois la même, c'est le cas pour le poème Le corbeau). Dans les années 2000, il a consacré un recueil à une nouvelle série d'adaptation : Haunt of horror - Edgar Allan Poe (en français L'antre de l'horreur). Ici il s'agit d'une adaptation réalisée entièrement par ses soins (sans l'aide d'un scénariste comme Chris Margopoulos), et en couleurs. Corben a transposé l'histoire de Poe en y incorporant ses propres obsessions. Le premier signe d'une adaptation est qu'il donne un nom au narrateur (Edgar Arnold), alors que dans la nouvelle il reste anonyme. Le deuxième signe d'une adaptation est le rôle plus important de Madeline, la sœur de Roderick, avec des scènes déshabillées (nudité frontale, sauf pour le sexe de la dame, avec hypertrophie mammaire chère à Corben). L'avantage de ce mode de transposition est que le lecteur a l'impression de lire une histoire en bandes dessinées, plutôt qu'un charcutage du texte originel illustré par des images accolées pour une narration séquentielle plus ou moins heurtée. La contrepartie est bien sûr que le lecteur ne retrouvera pas exactement l'atmosphère de la nouvelle, encore moins les saveurs de l'écriture d'Edgar Allan Poe.
Si l'histoire ne présente que peu de surprises pour quelqu'un connaissant déjà l'original de Poe, elle est très savoureuse, car il est visible que Corben a passé du temps sur ses planches et s'est bien amusé. Dès la première page, il est possible de reconnaître son style caractéristique (un mélange de réalisme pour les personnages et les vêtements, et d'exagération simplifiée pour une partie des décors) dans le contraste entre la végétation désolée et le regard affolé de la monture d'Arnold. Les pages 2 & 3 offrent une composition conçue à l'échelle de la double page, où il est possible de suivre le déplacement du personnage d'une page à l'autre, ainsi que la première vue de la Maison Usher (une photographie retouchée à la main), puis dans la case du bas s'étalant sur les deux pages, la distance séparant le cavalier de son but. La page d'après est constituée d'un premier plan fixe en quatre cases montrant Arnold s'approchant de la Maison, puis d'un traveling avant en cinq cases de la largeur de la page vers la Maison, pendant que les onomatopées du bruitage laissent deviner la chute du cheval dans l'étendue d'eau. Tout au long de cette histoire, Corben va jouer avec la mise en page à l'échelle de chaque planche, pour des découpages de séquence aussi rigoureux qu'intelligents et efficaces.
Corben travaille également sur la composition de plusieurs cases pour qu'elles offrent un spectacle saisissant. Au fil des pages, le lecteur pourra se régaler du premier degré (et parfois du second degré) d'un visage à la chair putréfiée suite à son séjour sous terre puis dans l'eau putride, d'un brouillard épais pourpre se déversant par l'interstice de la porte ouverte dans la chambre d'Arnold, d'Usher et Arnold s'ennuyant ferme le soir à la veillée, des murs suintant une humeur fétide dans les sous-sols de la Maison, d'une vue du ciel de la Maison entourée d'eau, etc. En fait chaque page recèle plusieurs trouvailles graphiques aussi bien en termes de mise en page, que de dessins suscitant l'effroi ou un sourire soit jaune, soit moqueur.
Richard Corben s'approprie l'histoire d'Edgar Allan Poe pour y greffer ses obsessions (humour noir et macabre, et sensualité déviante), avec des visuels inventifs et maitrisés. Il réalise lui-même ses couleurs un peu moins exubérantes que d'habitude, mais très efficaces pour installer l'ambiance de chaque scène. Il s'agit d'une histoire à placer parmi les réussites exceptionnelles de Richard Corben.
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The Raven (Le corbeau, 8 pages) - Un homme est assis dans son fauteuil, dans une maison isolée. Il est en train de lire quand il entend du bruit à la porte, mais il n'y a personne. Peu de temps après, il entend du bruit à la fenêtre qu'il ouvre, et un corbeau en profite pour pénétrer dans la pièce et se percher sur un buste de Pallas. Alors que l'homme se met à parler à haute voix, le corbeau répond à chaque fois : Plus jamais (Nevermore).
Il s'agit d'un poème de dix-huit strophes de cinq vers chacune, qui a rendu Poe célèbre et qui a bénéficié de nombreuses adaptations y compris au cinéma (une version de Roger Corman). À moins de reprendre les vers du poème, il est impossible de transcrire l'effet qu'ils produisent sur le lecteur. Corben se lance donc dans une adaptation de l'histoire mettant en scène de manière littérale le narrateur, sa confrontation avec le corbeau et l'image de sa défunte bien-aimée. Si vous n'avez jamais lu ce poème, cela vous donnera une idée de son argument, mais pas de l'intensité de la confrontation de sentiments contradictoires dans la psyché du narrateur. Si vous avez déjà lu ce poème, il apparaîtra que cette transposition souffre de sa forme littérale et qu'elle n'apporte rien à l'original. Même Corben semble être en mal d'inspiration pour transcrire les tourments intérieurs du narrateur sous forme visuelle, et son déchirement entre faire son deuil et garder le souvenir d'Elenore. J'ai de loin préféré la deuxième adaptation qu'il en a faite dans Haunt of horror.
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The shadow (L'ombre, 8 pages) - Dans la Grèce antique, un groupe de sept personnes est en train de s'adonner à des libations, dans une pièce barricadée, où repose un mort. Bientôt une ombre s'insinue dans la pièce, et dans l'esprit des convives.
Corben adapte cette fois-ci un court texte (soixante-cinq lignes, 981 mots) et il en tire la substantifique moelle pour transcrire l'ambiance mortifère qui s'en dégage. Au travers d'images assez simples, le lecteur se sent envahi par cette atmosphère délétère et cet état d'esprit accablé par l'horreur de la situation à l'extérieur de la pièce. Même si les sept convives sont bodybuildés, le jeu des acteurs et les images conçues par Corben transmettent au lecteur le caractère débilitant et morbide de la situation.
Peindre le réel équivaut à le penser par l’image, une trahison féconde.
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Cet ouvrage porte sur René Magritte (1898-1967) peintre surréaliste belge, et son œuvre, mais, comme l’indique le titre, ce n’est pas une biographie. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Vincent Zabus pour le scénario et par Thomas Campi pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée.
Un chapeau melon ! Qui eut cru qu’un jour, lui, Charles Singulier, il s’abandonnerait à la fantaisie d’acheter une futilité de ce genre. Et avec plaisir, qui plus est. Et il ose même le porter. Quelle extravagance ! il faut dire que la perspective d’être officiellement promu ce lundi a de quoi griser le plus imperturbable des hommes. Comme quoi, vingt ans de travail sérieux ont plus de valeur que le fayotage auquel se sont livrés nombre de ses collègues. Midi. Dans 24 heures, il sera un homme nouveau. Il faut qu’il se calme. Et qu’il enlève ce foutu chapeau. Un peu d’air lui fera du bien. Au fil de ses pensées, il a traversé le marché en plein air, puis remonté sa rue jusqu’à la porte d’entrée de son appartement. Il rentre à l’intérieur passe devant et regarde le miroir de l’entrée qui, étrangement, reflète son dos. Il s’approche de la fenêtre à guillotine. Elle est bloquée et à force de tirer pour la soulever le verre se brise. Il regarde son image fracturée sur les morceaux de verre par terre. L’image de Fantômas apparaît sur son écran de téléviseur et il s’adresse à Charles : c’est à cause lui, Magritte, car Charles n’aurait pas dû mettre son chapeau. Maintenant ça ne va plus s’arrêter.
Charles Singulier a du mal à comprendre. L’avatar de Fantômas continue : ils sont ici pour informer Charles de l’objet de sa mission. Charles se retourne : une géante nue se tient dernière lui. Elle lui indique qu’il doit percer le mystère de Magritte. Fantômas lui dit qu’il a été choisi, à cause du chapeau qui était le sien. La femme ajoute : en le portant, il est entré dans son monde, maintenant il doit en saisir les secrets, sinon… Fantômas complète : sinon son chapeau restera à jamais vissé sur sa tête. Tant que Charles n’aura pas accompli sa mission, il portera le chapeau. Il essaye en vain de retirer le chapeau melon, sans succès. Il débranche sa télévision pour faire disparaître Fantômas, sans succès. L’image de dos de Charles, identique à celle du miroir, apparaît ensuite sur ledit écran. Il se retourne et découvre un petit carton sur sa table basse : au recto figure le nom de Fantômas, et au verso Le cinéma bleu, 13h. Il se rend à pied, à cette invitation. Une jolie jeune femme évoque le peintre. Magritte a toujours adoré les films de Fantômas qu’il allait voir adolescent au Cinéma Bleu de Charleroi. Avec les nouvelles d’Edgar Poe, Fantômas fait partie des œuvres fondatrices qui le marquent durablement. Le refus de l’ordre établi revendiqué par le roi des voleurs plaisait au peintre. De même, le changement d’identité de Fantômas ne pouvait que séduire Magritte, lui qui n’aura de cesse d’étonner en affichant une personnalité changeante suivant les époques. La conférence est terminée, les spectateurs se rendent dans les salles de l’exposition pour admirer les tableaux du peintre.
Ceci n’est pas une biographie : un bel avertissement en guise de sous-titre, ainsi qu’un écho de la phrase figurant sur le tableau La trahison des images (1928/1929). Le lecteur suit un personnage sur lequel il n’apprend quasiment rien. Les dessins montrent que Charles Singulier est un homme blanc, habitant à Bruxelles, mince et d’une grande taille, habillé en costume avec une cravate, portant le chapeau melon de René Magritte, une apparence évoquant un pâle reflet du peintre, une version affadie. Il doit accomplir une mission bien vague : percer le mystère de l’artiste. Le lecteur se dit qu’il peut y voir une incarnation littérale de la démarche des auteurs : à défaut de percer ledit mystère, charge à eux de le présenter, de le mettre en scène, de donner à voir ce mystère sous différents angles pour en présenter différentes facettes… Et peut-être donner quelques clés de compréhension, quelques faits et quelques circonstances présentant pour partie le contexte dans lequel René Magritte a grandi et a produit ses œuvres. Cette bande dessinée n’est pas une biographie dans le sens où elle ne retrace pas la vie et l’œuvre de René Magritte dans l’ordre chronologique, avec une ambition d’exhaustivité quant aux circonstances ayant engendré un artiste aussi singulier, pour reprendre l’adjectif servant de patronyme au personnage principal.
Dès la première page, le lecteur se sent confortablement installé dans une narration visuelle très sympathique : des couleurs douces pour le marché avec un savant dosage entre éléments représentés avec précision, et formes donnant plus dans l’impression produite. Le premier contact avec le personnage principal s’effectue à la fois avec les courtes cellules de texte établissant la situation en une douzaine de phrases sur deux pages, et c’est parti pour la mission. Charles Singulier ne paye pas de mine, un monsieur anonyme, assez pour que le lecteur puisse s’y reconnaître sans effort, assez particulier pour ne pas faire mentir son patronyme. En page cinq, le lecteur comprend facilement que les morceaux de verre reflétant une image brisée de Charles et l’apparition de Fantômas à l’identique de l’affiche du premier film (1913) réalisé par Louis Feuillade donnent des indications sur la manière dont le personnage perçoit la peinture de René Magritte, et donc par voie de conséquence de la manière dont les auteurs vont la présenter. Le coup du chapeau inamovible relève du surréalisme, tout en constituant également un phénomène d’empreinte de l’œuvre de Magritte sur Charles Singulier. L’esprit de l’artiste l’a touché, a laissé une marque sur lui et il ne pourra s’en défaire qu’en s’y intéressant, c’est-à-dire littéralement en accomplissant la mission que lui confie cet avatar de Fantômas.
La suite de la narration visuelle se situe dans le registre de la première séquence. Le dessinateur continue d’utiliser des couleurs douces, une palette évoquant celle de René Magritte. Un mode de représentation sans trait de contour, en couleur directe, comme les tableaux de Magritte. D’ailleurs, il est amené à réaliser plusieurs reproductions de ses œuvres. Tout d’abord lors d’une visite du musée René Magritte à Bruxelles, de nuit, plusieurs tableaux célèbres : Le modèle rouge, L’invention collective, La clairvoyance, Mal du pays, La magie noire, Condition humaine. Puis quelques-unes éparpillées dans les séquences, en particulier quand les images des cases se décollent pour révéler des œuvres en dessous, comme La lampe du philosophe, Clairvoyance, Perspective du balcon, Le faux miroir, La légende des siècles. Le lecteur observe également que les bédéistes jouent avec les codes de leur support comme Magritte pouvait jouer avec les conventions de la peinture : intégration d’éléments oniriques (la géante nue dans le salon de Singulier, Fantômas apparaissant sur l’écran éteint), de nombreux éléments absurdes, comme les deux chasseurs au bord de la nuit, sans visage), le feuillage des arbres qui est en deux dimensions dans le cimetière, l’irruption d’un train miniature dans le salon de Singulier par la cheminée (évoquant le tableau La durée poignardée), l’utilisation d’un tableau pour en faire un trou dans une porte (La réponse imprévue), le placardage du tableau Georgette Magritte sur les murs de la cité, des mots s’inscrivant sur les images, les grelots qui flottent dans l’air (La voix des airs), le passage d’un plan d’existence à un autre, d’une réalité à une autre, le désordre chronologique, les apparitions et disparitions de la jeune femme et du biographe officiel de l’artiste, etc.
La narration visuelle constitue une lecture très accessible et très agréable, tout en se nourrissant des facéties et des rapprochements visuels de René Magritte. Le lecteur se sent vite gagné par ce jeu de citations et d’écho, ainsi que par la dimension ludique de la structure du récit. Effectivement, le scénariste ne se sent pas tenu de respecter le déroulement chronologique de la vie de Magritte, comme le ferait un biographe académique. Pour autant, lors d’une demi-douzaine de passages, il expose des éléments biographiques que ce soit le séjour dans la banlieue parisienne ou les conditions de la mort de Regina Bertinchamps, la mort de l’artiste. Dans le même temps, il ne fait qu’évoquer en passant les réunions du groupe des surréalistes belges, ou les relations de Magritte avec d’André Breton (1896-1966), la valeur marchande de ses tableaux n’apparaissant que lors d’une fugace allusion, l’analyse restant à l’état embryonnaire pour les tableaux et leur modernité par rapport à la production de l’époque. Le rôle de son épouse Georgette n’est que succinctement évoqué et elle-même n’apparaît que d’une bien étrange façon. De temps à autre, un personnage effectue une remarque sur l’artiste ou sur son œuvre. Deux protagonistes différents font observer que Magritte n’aime pas qu’on fouille dans son passé, ce qui vient apporter une explication au fait que les auteurs eux-mêmes ne le fouillent pas beaucoup. Le lecteur relève quelques observations éparses sur l’œuvre. Vingt ans de travail sérieux ont plus de valeur que le fayotage auquel se sont livrés nombre de mes collègues. L’œuvre de Magritte est figurative, mais elle est un attentat permanent contre la représentation. Peindre le réel équivaut à le penser par l’image, une trahison féconde. La vraie vie est toujours un ailleurs qui n’existe pas. La peinture n’agit pas comme un miroir passif de la réalité, elle la métamorphose. On ne fume pas dans une pipe peinte. L’œil du peintre est un faux miroir. Tout objet en cache un autre. Magritte déteste la psychologie. Elle essaie d’expliquer le mystère, tout le contraire de sa démarche.
Ceci n’est pas une biographie : en effet, cette promesse est tenue. L’artiste réalise une narration visuelle en osmose avec la peinture de René Magritte, ce qui permet d’intégrer ses œuvres, soit comme telle, soit comme dispositif narratif, sans solution de continuité. Le scénariste joue également entre les éléments biographiques désordonnées, les énigmes des tableaux, le paradoxe de la vie rangée de Magritte et la remise en cause rebelle contenues dans ses œuvres, avec quelques questions et réflexions sur sa démarche artistique. Les auteurs laissent le lecteur avec une dernière question : Pourquoi vouloir répondre aux questions que la peinture nous pose ?
Dans ta face !
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Ce tome regroupe les 19 histoires mettant en scène Joe Dredd dans des histoires plus violentes qu'à l'accoutumée (surtout du point de vue graphique), les 9 premières ayant été d'abord été publiées dans le magazine Rock Power. Ces histoires ont été publiées pour la première fois entre 1991 et 1997, avec la dernière en 2009, dans le magazine mensuel Judge Dredd Megazine. Les histoires 1 à 5 et 15 à 18 ont été coécrites par Alan Grant & John Wagner, et illustrées par Simon Bisley, sauf la 4 illustrée par Colin MacNeil. L'histoire 6 a été coécrite par Grant & Wagner et illustrée par Dean Ormston. Les histoires 7 à 9 ont été coécrites par Grant & Wagner et dessinées par John Hicklenton, avec une mise en couleurs de Keith Page. Les histoires 10 à 14 ont été dessinées par John Hiclenton et mises en couleurs par Keith Page, avec un scénario de John Smith (é10, é11, é13), David Bishop (é12), Jim Alexander (é14). L'histoire 19 a été coécrite par Grant & Wagner, et illustrée par Benda McCarthy.
Histoire 1 - Sous forme de comédie musicale, Judge Dredd applique la loi de manière définitive contre différents auteurs de crime, avec une violence physique qui exprime la violence de la loi. Histoire 2 - Tommy Who est un mutant aveugle, sourd et muet : il n'a ni oreille, ni yeux, ni bouche. C'est un dieu de la Love Machine, une version futuriste du flipper. Judge Dredd a vent de l'existence d'un tripot avec une de ces machines. Histoire 3 - Un gang de rue avec des gliders éclate des citoyens au cours d'une Bloc Party. Judge Dredd se lance à leur recherche. Histoire 4 - C'est l'histoire de Well Hard, l'homme qui a tué Judge Dredd, ou presque. Lors de la première confrontation, il y a perdu sa jambe droite. Histoire 5 - Johnny a fabriqué sa moto tout seul et il en est très fier. Triker s'est moqué de lui et Johnny le défi dans une course illégale, avec un virage de la mort. Histoire 6 - le corps de Johnny avait été empaillé et quelques mois plus tard il semble revenir à la vie et il enfourche sa moto. À nouveau, il va essayer de passer le virage de la mort, cette fois-ci avec Judge Dredd en poursuite derrière lui. Histoire 7 - Mr Power s'apprête à monter sur la scène d'un énorme festival de métal, quand il est abordé par un fan transi qu'il traite avec condescendance, puis il est attaqué par un kidnappeur. Histoire 8 - Une émission de télé raconte l'histoire d'un groupe pop composé de 4 jeunes dont le manager leur suggère des changements d'image qui conduisent à des actes illégaux. Histoire 9 - Un musicien vole une guitare électrique réputée démoniaque et en joue, provoquant des transformations horribles. Histoire 10 - Un spécialiste des effets spéciaux se venge des autres techniciens qui étaient sur le tournage où il a trouvé la mort.
Histoire 11 - Un gang d'obèses a décidé de manifester leur mécontentement contre l'un des leurs ayant maigri, en se suicidant depuis un toit. Histoire 12 - Judge Dredd doit arrêter 3 meurtriers qui se sont déguisés en Elvis et réfugiés dans une convention d'imitateurs d'Elvis. Histoires 13 - Un groupe de dames du troisième âge a mis la main sur des casques leur permettant de diriger des grands singes. Elles commencent à tuer des auteurs ayant publié des oeuvres obscènes. Histoire 14 - Judge Dredd doit arrêter des livreuses de message, avec un baiser. Histoire 15 - Un savant fou a ramené à la vie la tête d'Iron Fist, un chanteur de métal qui commence à mettre le bazar dès qu'il peut. Histoire 16 - Encore une fois, le Père Noël essaye de livrer des cadeaux dans MegaCity One. Heureusement Judge Dredd veille à arrêter ce dangereux immigrant faisant passer en fraude des produits non déclarés. Histoire 17 - Un magicien se fait fouiller à la douane par les juges : ils sortent tout ce qu'il a stocké dans ses fesses. Histoire 18 - Une petite frappe se retrouve dans un monde à la Disney et Judge Dredd débarque dedans pour le coffrer. Histoire 19 - Judge Dredd doit arrêter un mutant non déclaré en forme de crapaud anthropoïde.
Le résumé de ces 19 histoires courtes (en général 6 pages) donne une bonne idée de l'inventivité des scénaristes, le duo Grant & Wagner, et des autres. La majeure partie se focalise sur des criminels, des hommes, avec une seule exception celle des mamies. Les crimes vont du meurtre à l'excès de vitesse, en passant par le simple refus de coopérer. L'histoire d'entrée donne le ton : parodique excessif, brutal, moqueur, sarcastique. le lecteur habitué des histoires de Dredd voir revenir les obèses avec un plaisir certain. Le lecteur novice vacille sous la rapidité des histoires, leur densité et leur ton irrévérencieux, provocateur et souvent trash. En si peu de pages, la trame du récit est souvent la même : un criminel s'est fait repérer et Judge Dredd lui court après, lui rentre dans le lard, et le met hors d'état de nuire, avec perte et fracas, et souvent mort immédiate. Après la comédie musicale d'ouverture, le lecteur peut s'amuser à détecter des références : Tommy des Who, le nom d'Ozzy Osbourne sur le dos d'un blouson, le biker qui défie Johnny avec le visage de Lemmy Kilmister de Mötorhead, Iron Fist de Motörhead, ces références visuelles se trouvant dans les épisodes illustrés par Simon Bisley.
Le ton est au massacre et Judge Dredd ne fait pas semblant de briser des crânes et de tirer dans le tas. Dean Ormston dessine un épisode : formes détourées avec des traits encrés et mise en peinture. Il sait rendre compte de la masse du Biker et de sa bécane, sans chercher à faire dans le gore. Colin MacNeil peint son histoire comme pour Judge Dredd: America, mais avec plus de sang et une touche d'exagération gore. Brendan McCarthy est en bonne forme pour cette histoire de mutant ressemblant à un crapaud anthropoïde, écrite pour lui car il émet des sécrétions hallucinogènes et l'artiste s'en donne à cœur joie avec les effets psychotropes. Néanmoins les deux stars du recueil sont bien Simon Bisley et John Hicklenton.
Simon Bisley illustre huit histoires dont la première, celle qui donne le ton de la série. Le lecteur retrouve toutes les exagérations qu'il peut aimer chez cet artiste. Il est visible qu'il prend un grand plaisir à se lâcher dans les cases, et que les histoires ont été conçues sur mesure pour lui. Les personnages sont tous exagérés, avec des morphologies déformées par les stéroïdes ou par des mutations, des trognes à faire peur. Les mouvements appartiennent au registre e la démesure pour un effet comique. Les effets gore fonctionnent au premier degré : tâches de sang, cicatrices, cervelle qui gicle sous l'effet d'une balle qui traverse le crâne, cases mouchetées de tâches noires pour montrer les projections dues aux coups, expressions de visage théâtrales pour un comique visuel. Le lecteur perçoit la narration comme imbibée de l'énergie du Heavy Metal, avec le même sens du mauvais goût, de la force, de la virilité poussée à son paroxysme jusqu'à en être absurde et ridicule. C'est un festival irrésistible.
Pour autant le lecteur n'est pas préparé à la force des dessins de John Hicklenton (1967-2010). Là où Simon Bisley est Métal, Hicklenton est punk ou hardcore avec une même maîtrise des techniques de dessins, mais pas de peinture. Avec la première histoire, le lecteur commence par se dire qu'il a perdu au change : les dessins sont plastiquement moins beaux que ceux de Bisley, ils ne sont pas peints, et ils donnent une impression de fouillis rendant la lecture moins fluide. Pourtant le lecteur change d'avis dès la troisième page. Illustrant lui aussi huit épisodes, Hicklenton réalise une interprétation personnelle de Judge Dredd, sans chercher à faire (forcément en moins bien) comme Bisley. Joe Dredd a à la fois un visage émacié, et un menton plus proéminent. Il est plus élancé, avec une force physique plus nerveuse qu'acquise après des heures de gonflette. Son visage reste toujours aussi fermé, ne changeant d'expression que pour un rictus douloureux quand il parle. À l'usage, la lecture des cases s'avère tout aussi facile que celle de Bisley, ou de MacNeil, ou d'Ormston, ou de McCarthy. Hicklenton détoure les individus et les objets avec un trait fin, et donne une sensation de cases très remplies. Pour autant, à la lecture, il se dégage de ses pages une sensation de dessins peaufinés, mais aussi spontanées parce qu'un peu griffonnées. Dans le même temps, il est visible qu'aucune personne ne maîtrise quoi que ce soit, que les criminels sont dépassés par ce qu'ils provoquent, et que la solution pour ramener de l'ordre est que Dredd fonce dans le tas et tire sur tout ce qui bouge jusqu'à ce que le calme revienne.
A priori, le lecteur peut se demander s'il fallait vraiment créer une version plus extrémiste de Judge Dredd, sachant qu'une partie significative de ses aventures poussent souvent le bouchon assez loin, avec une réelle intelligence. D'un autre côté, il est difficile de résister à l'attrait de découvrir de nouvelles pages réalisées par Simon Bisley. Très rapidement, le lecteur se rend compte que les différents scénaristes ont profité de la liberté qui leur est donnée pour réaliser des histoires allant droit au but, avec une fibre parodique nourrie de violence, sans pour autant sacrifier l'intrigue. Simon Bisley est en pleine forme dans ses dessins outrés, mêlant à la perfection narration au premier degré et exagérations pétries d'humour noir, parsemées de quelques références Heavy Metal. Colin MacNeil, Dean Ormston font un travail de bon niveau, ainsi que Brendan McCarthy toujours dans un registre défoncé. John Hicklenton se révèle être un maître dans l'art de tout détruire en insufflant une fibre punk sans concession, en mettant ses compétences techniques de dessins au service de ces histoires trash.
On gagnait tout, sur tous les plans, et tout à coup tout a été annulé.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication date de 2023. Il a été réalisé par Baptiste Sornin pour le scénario, et par Marie Baudet pour les dessins et la couleur. Il comprend cent pages de bande dessinée.
Sophie, trente-cinq ans conduit la voiture, et Louis, trente-trois ans, est assis sur le siège passager. le GPS indique de prendre la troisième sortie au rond-point. Brisant le silence, elle indique qu'Éric, le nouveau compagnon de sa sœur, est un gros idiot, il n'y a qu'à voir comment il a parlé à la sœur de Sophie. Valentin, son ancien compagnon, était peut-être pénible mais pas insultant. Louis répond laconiquement qu'elle et Valentin ne faisaient plus l'amour. le GPS indique qu'il faut faire demi-tour car ils ont dépassé le rond-point. Un autre jour, Louis conduit sa voiture, et il reçoit un appel de Sophie, il passe sur oreillette. Il est dans les embouteillages, elle lui dicte la liste de courses qu'il retient par cœur, identifiant les produits malgré la mauvaise communication : chèvre pour du fromage de chèvre, zeuse pour de l'eau gazeuse, rouges pour des yaourts rouges, nichons pour des cornichons… Et un bébé. Sous le coup de l'émotion, il tamponne la voiture devant, et s'ouvre légèrement le front. Sophie lui demande si ça va, la réponse étant positive, elle ajoute qu'elle plaisantait.
Louis se retrouve dans une large allée de l'hypermarché, avec un grand sac à la main, entre deux longs rayonnages chargés de produits. Il a mis un pansement sur son front, là où la peau s'est déchirée. Il fait la queue à la caisse. La femme devant lui s'aperçoit qu'elle a oublié le lait en poudre. Elle prend le bébé dans le siège du caddie et le confie à Louis en disant qu'elle en a juste pour une minute. le soir, Louis et Sophie sont assis sur le canapé, ayant laissé une place vacante entre eux. Il consulte son téléphone, pendant qu'elle effectue des recherches sur son ordinateur portable : elle cherche un train à un tarif et à un horaire qui leur conviennent. Il est possible de partir le lundi super tôt, il y a des billets à trente-cinq euros. Il demande tôt comment ? À cinq heures du matin. Ça ne lui va pas, ça fait trop tôt. Elle regarde à nouveau et ils pourraient partir le samedi, mais c'est plus cher. Il regarde l'historique de ses messages avec Sophie. À la télévision, le quarante-cinquième président des États-Unis fait son discours : il voudrait remercier le peuple américain, des millions et des millions de personnes ont voté pour lui ce soir. Un groupe de personnes très tristes essaie de les priver de leurs droits, et ils ne l'accepteront pas. Ils ont 76.000 voix d'avance avec presque aucune voix qui reste à compter, et tout à coup tout s'arrête. C'est de la fraude. Avec comme victime, le peuple américain. C'est une honte pour ce pays. Ils se préparaient à gagner cette élection, et honnêtement ils ont gagné cette élection. Sophie est en train de regarder cette allocution au boulot avec une collègue derrière elle, qui se demande s'il est en train d'improviser. Sophie ne sait pas.
Voici une bande dessinée très facile de lecture, avec des partis graphiques affirmés. le premier saute aux yeux du lecteur : l'artiste a choisi de ne pas représenter les traits de visage. Cela peut se voir dès la couverture. C'est criant dès la première planche : Louis porte une moustache et une barbe, en revanche ni les yeux, ou la bouche ou le nez ou les sourcils ne sont délimités par la couleur directe, ou détourés par un trait. Il en va de même pour Sophie qui se situe sur la droite de chaque case, celles-ci ayant la largeur de la page dans un plan cadré de face à travers le parebrise. de la même manière, ni bouche, ni nez, ni yeux ni sourcils ne sont représentés sur son visage, ni ride et bien sûr pas de pilosité. Cette absence de traits faciaux ne connaît que deux exceptions en pages 85 & 86 : ces éléments sont présents sur le visage de Sophie et de Louis à l'occasion d'un repas dans le jardin des parents de la première. Le lecteur se retrouve déconcerté par cette absence : cela diminue d'autant l'expressivité des personnages. Pour autant, il peut se faire une idée partielle de l'état d'esprit général des personnages par leur posture et leur occupation. Il présume que l'absence de visage correspond à la baisse d'empathie entre Sophie et Louis, et peut-être envers les individus qu'ils croisent et rencontrent, une forme de détachement émotionnel, ou de repli sur soi-même qui ne permet plus de ressentir les émotions de son interlocuteur.
La deuxième caractéristique apparaît dans l'impression donnée par les images : un peu pastel, des couleurs un peu délavées évoquant un temps révolu, ou des sensations émoussées. L'absence de traits de contour ajoute à la douceur des images, des formes qui cohabitent harmonieusement, sans avoir besoin d'être cantonnées par une frontière. Ce mode de représentation peut servir à donner une forme naïve aux voitures, à transcrire l'impression que donne des rayonnages bien ordonnés dans une grande surface, une quantité et une variété bien ordonnée, même si les formes apparaissent assez similaires. Il apporte également une grande douceur aux images : le calme et la tranquillité du jardin des parents de Sophie, ou encore l'intimité feutrée de cette séquence de cinq pages où Sophie et Louis sont allongés dans leur lit. Paradoxalement, cela apporte également une forme de fragilité inattendue au quarante-cinquième président des États-Unis, ce qui permet (presque) de croire à sa sincérité quand il se déclare surpris et même désemparé par le résultat des élections présidentielles de 2020 et la victoire de Joe Biden.
Par ailleurs, les auteurs ont conçu leur ouvrage sur une structure en chapitres, de trois à neuf pages, à l'exception des deux derniers qui en comptent dix-neuf pour l'avant-dernier et seize pour le dernier. Cela contribue à donner un rythme assez rapide à la lecture, de courtes scènes légères, des petits riens du quotidien. Un trajet en voiture en évoquant la relation de couple de la sœur de Sophie, les discours du perdant aux élections, un voyage en ascenseur, un papotage avant un match de tennis en double, un échange en terrasse, un achat chez le fleuriste, un arrêt à une station-service, la préparation d'une salade de tomates, un moment d'émotion involontaire au lit, un dernier voyage en voiture. Pas de quoi fouetter un chat, mais des marqueurs révélateurs après-coup d'un glissement insensible sur le moment. le titre renferme une ambiguïté : il n'évoque pas la situation après l'amour, mais ce qu'il advient une fois que l'amour a uni deux êtres. le texte de la quatrième de couverture s'avère tout aussi évasif : ils sont ensemble depuis dix ans, dix ans c'est long en amour… Même s'il part avec une idée préconçue, le lecteur se rend compte que ce suspense binaire agit sur lui : rompront-ils ou non ?
Le lecteur peut lire cette bande dessinée d'une traite en un quart d'heure, sans plus y penser. Il peut aussi jouer le jeu du suspense sur le devenir de cette relation de couple et se montrer participatif en cherchant à identifier des schémas, en supputant des liens de cause à effet. Dans un premier temps, il ne sait trop quelle valeur donner à l'échange dans la voiture sur le couple de la sœur de Sophie, sur la liste de courses et l'anecdote dans l'hypermarché. Il ne voit pas ce que le discours mensonger et manipulateur de perdant à l'élection vient faire là, si ce n'est donner un repère chronologique pour le récit. Puis en page trente-quatre, Louis confie au débotté à son partenaire de tennis en double qu'il croit que Sophie l'aime moins. Le lecteur reconsidère alors les petites choses des séquences précédentes sous un autre angle. Les deux remarques sur le couple d'Éric soulignent ce à quoi Sophie est attachée dans le couple (le respect de la dignité du conjoint) et ce à qui Louis est attaché (les rapports sexuels, ou plutôt l'absence de rapport sexuel). La boutade sur le bébé fait prendre conscience à Louis que c'est un sujet qu'il évite, peut-être sciemment, peut-être inconsciemment, et qui doit tenir à cœur à Sophie, même inconsciemment. Quand il se retrouve avec un bébé dans les bras dans l'hypermarché, il ne sait pas quoi en faire, comme il ne saurait pas quoi répondre à Sophie si elle lui demandait qu'ils conçoivent un enfant.
Une fois la graine du doute semée dans son esprit, le lien avec les discours du candidat perdant acquiert la force d'une évidence. Ils se préparaient à gagner cette élection, et honnêtement ils ont gagné cette élection : Sophie et Louis sont en couple, ils ont gagné cette épreuve dans la vie d'adulte et il est évident qu'ils vont continuer ensemble, tout le monde le dit. Ensuite, les résultats de ce soir ont été incroyables, ne jamais abandonner, ne jamais abandonner, ne jamais reculer et ne jamais, jamais arrêter de rêver : dix ans de vie commune, c'est déjà une réussite incroyable, Sophie et Louis n'ont aucune raison d'arrêter de rêver, il ne faut jamais abandonner. Le parallèle entre discours de défaite niée et de situation de couple en impasse produit un effet dévastateur : Sophie et Louis sont en train de se mentir pour contenter les personnes autour d'eux. Ils promeuvent cette vérité alternative comme si cela pouvait leur permettre de conserver leur couple, alors qu'ils ressentent, chacun de son côté, au fond d'eux que leur relation arrive à son terme. Il leur reste encore à le verbaliser. le lecteur va alors relire le passage de la salade de tomates : il ressent mieux en quoi l'échange banal sur la composition d'une salade de tomates cristallise tout l'éloignement qui s'est agrandi insensiblement entre les deux compagnons.
Au début, c'est étrange de plonger dans l'intimité émotionnelle d'une relation de couple, tout en en étant tenue éloigné par l'absence d'émotions apparentes, faute de représentation des traits de visage sur les personnages. Très vite, c'est le confort d'une relation dans laquelle il n'y a pas de conflit, où l'un et l'autre se connaissent bien, s'apprécient et la tendresse est palpable. La narration visuelle exprime cette douceur douillette au travers de moments banals et insignifiants. L'accumulation de ces petits riens conduit à un brosser très progressivement un constat qui s'impose inéluctablement au couple, qu'ils ressentaient sans le formuler, luttant contre cet état fait de manière passive pour ne pas lui permettre de devenir concret. Une étude relationnelle d'une grande sensibilité et d'une grande subtilité.
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Le Baron (Masbou)
Aujourd'hui, s'il y a deux auteurs dont je suis l'actualité plus que tous les autres, c'est Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou, qui ont produit le plus grand chef-d'oeuvre de la BD contemporaine à mes yeux, avec De Cape et de crocs. Alors en attendant leur prochaine collaboration (on avait entendu parler d'un pastiche humoristique de Macbeth par les deux auteurs, espérons que le projet voie le jour dans un avenir pas trop éloigné), ils nous offrent de quoi patienter chacun de leur côté. Tandis qu'Ayroles sortait son chef-d'œuvre Les Indes fourbes, Jean-Luc Masbou n'en faisait pas moins de son côté, avec sa première oeuvre en solo. Et c'est un vrai bijou ! Visuellement, déjà, on renoue avec le style De Cape et de Crocs dans l'intrigue principale, qui met en scène le fameux baron de Münchhausen dans la réalité (puisqu'il s'agit d'un personnage réellement historique). Mais à chaque fois que le baron raconte une histoire, Jean-Luc Masbou s'envole dans un style graphique différent, ce qui donne une excellente dynamique au récit, car on se demande toujours, en plus de savoir ce que va raconter la prochaine histoire, quel style l'auteur aura choisi pour la mettre en scène. Le récit, lui, est très habilement construit sur une excellente mise en abyme, montrant le fameux baron de Münchhausen, habitué à raconter ses histoires fantaisistes, qui voit ces histoires lui revenir comme il ne s'y attendait pas, sous forme de livre. Cela permet bien sûr à Masbou d'introduire une réflexion fine et subtile sur la différence entre une histoire orale et une histoire écrite, et surtout, de rendre un hommage puissant à tous les raconteurs d'histoire de par le monde. L'auteur nous fait entrer dans un monde imaginaire qui, lui-même, nous ouvre la voie à un nombre illimité d'autres mondes. C'est drôle, léger et envoûtant, on veut toujours en savoir plus, au point qu'on ne soucie plus guère de voir avancer l'intrigue (le récit-cadre faisant du sur-place pendant la majorité de la bande dessinée). Seul petit bémol à mes yeux : alors que l'auteur nous dévoile tout le potentiel émotionnel de son récit, il ne s'en sert jamais tout-à-fait. J'aurais aimé que la fin m'émeuve davantage, tant il y avait quelque chose à faire autour de ce personnage recherchant une simplicité que son rang semble lui interdire et s'évadant pour cela dans des histoires fantasmées. En fait, il y a un élément que je trouve malheureusement sacrifié par Masbou alors que, pour ma part, je l'aurais mis au coeur du climax : il s'agit de la relation entre le baron et sa femme. Celle-ci prend un tour inattendu à un moment, mais aurait pu être davantage développée. En montrant le scepticisme et le mépris de la femme du baron pour ses histoires, Masbou aurait pu construire tout son climax autour d'elle et terminer sa BD sur le plus grand succès du baron : acquérir sa femme à la magie qu'il cherche à propager autour de lui, et qu'il aurait enfin réussi à introduire dans son foyer. Mais Masbou a choisi d'emprunter une autre voie, et il le fait tout de même très intelligemment. Simplement, je trouve que le personnage de la femme du baron n'est pas traité aussi bien qu'il aurait pu l'être. Enfin, je ne veux pas terminer cette critique sur cette note (très) légèrement négative, car Le Baron n'a rien d'une déception. C'est une bande dessinée très généreuse, tant envers son lecteur qu'envers tous ceux qui inventent, qui créent, qui écrivent ou qui dessinent des histoires. L'hommage au pouvoir de l'imagination et à tous les hommes qui s'en servent pour faire rêver les autres et rendre le monde meilleur (ou essayer) est touchant, poétique et s'achève sur une dernière page assez laconique et pourtant pleine de sens, même si elle est presque en trop (la lettre qui précède faisant déjà une excellente apothéose pleine d'émotion). En tous cas, Masbou relit de manière très intelligente l'univers fascinant du baron de Münchhausen (avec un joli pied-de-nez au récit sans doute le plus emblématique du baron), et ça m'a clairement donné envie de découvrir plus en détail cet univers !
Contrôle des voyageurs
Un truc immersif. Il faut pousser le concept. - Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il s'agit d'un roman-photo de 176 pages en couleurs, réalisé par Xavier Courteix. Il se termine avec le nom des 18 interprètes ayant joué un rôle dans le récit. Dans un futur très proche, peut-être même le présent, Gilles arrive à son bureau à Paris. Il salue Emmanuel qui est déjà présent derrière son ordinateur. Gilles indique qu'il a rendez-vous avec une guide à l'instant : elle s'appelle Jihye et habite Séoul. Il se connecte sur son ordinateur portable et la salue : elle lui dit bonjour en coréen. Elle ne se trouve pas à Séoul, mais au mont Hallasan sur l'île de Jeju. Elle est chercheuse en géophysique et travaille sur l'inversion des pôles magnétiques. Elle se trouve Jeju pour aller ramasser des pierres de lave refroidie sur les pentes du volcan de l'île. Elle promet de lui faire visiter la prochaine qu'il se connectera. Il quitte son ordinateur et salue Aurore qui est arrivée entretemps. Elle leur indique que leur appli lui fait penser au jeu vidéo Myst, sauf que là il s'agit d'exploration réelle. Elle demande à essayer. Gilles et Emmanuel voient qu'il y a un guide appelé Roland disponible en Allemagne proche de la ville de Nauen, très exactement à la Nauen Transmitter Station, la plus vieille station émettrice, inaugurée en 1906. Comme convenu, Aurore se connecte à l'application le lendemain chez elle et entre en contact avec Roland qui habite dans la station émettrice. Il lui explique qu'il propage des sons à partir des antennes, à travers la ionosphère et autour du globe. Il enregistre les parasites et leurs perturbations au cours de leur transmission avant qu'ils ne reviennent sur mon récepteur radio. Aurore lui indique qu'elle aimerait bien revenir pour visiter la station le jour où il se livrera à cet exercice. Le lendemain Aurore retourne voir Gilles et Emmanuel et leur dit qu'elle a trouvé l'expérience géniale et qu'elle pense que l'appli présente un énorme potentiel commercial. Par contre, il faut trouver comment transformer cette expérience en histoire pour pouvoir accrocher les clients. Quelques jours plus tard, Gilles se reconnecte avec Jihye. Elle se trouve en vêtement de pluie en train de marcher sur une pente du mont Hallasan. Chemin faisant, en lui montrant les images avec son téléphone, elle explique qu'elle est liée à ce lieu par son histoire personnelle. Elle avait assisté à une reconstitution du soulèvement de Jeju en 1948. Elle lui parle aussi des souvenirs de sa mère qui était présente sur les lieux lors du soulèvement, avec sa propre mère, et qui était encore une petite fille à l'époque. Elle continue de marcher, s'enfonçant dans la forêt qui couvre la pente. À la fin de la balade, Gilles indique qu'il l'a beaucoup appréciée, Jihye lui répond que c'est réciproque. Ils conviennent que la prochaine fois, elle lui fera visiter Séoul. Quelques jours plus tard, Aurore, Gilles et Emmanuel ont une réunion de travail pour faire évoluer l'application dans le but de la commercialiser. Aurore indique qu'elle a trouvé le concept permettant d'en faire un produit vendeur : le tamagotchi. L'application s'appellera DOBLE. L'éditeur FLBLB publie régulièrement des romans-photos, format narratif peu usité en dehors des histoires de romance publiées par Nous Deux. Le précédent publié par FLBLB était Le syndicat des algues brunes (2018) d'Amélie Laval, récit d'anticipation prenant et dépaysant. Même s'il ne s'agit pas du même auteur, le lecteur ayant goûté au dépaysement provoqué par le format est prêt à tenter l'aventure une deuxième fois. Dès le départ, il constate que l'auteur a imaginé une histoire intrigante et intéressante : une appli qui permet de voyager à l'aide d'un guide qui fait le touriste, sans que le client n'ait à se déplacer. Xavier Courteix ne se contente pas d'évoquer des concepts avec des images de gugusses en train de parler. Il raconte son histoire en image, montrant les différentes étapes pour passer de l'état d'idée à une application fonctionnelle : la recherche d'une technologie greffée au guide DOBLE, la recherche d'une nourriture adaptée à la mission de guide, la recherche d'habitat à mettre à disposition du guide DOBLE, la recherche d'une tenue adaptée, et même l'opération de greffe sur Azwaw, premier guide DOBLE (pages 54 à 57). S'il arrive avec l'a priori que le roman-photo part avec le handicap d'une réalisation fauchée, le lecteur est très agréablement surpris. Il bénéficie lui aussi du tourisme proposé par l'application : visite de la station émettrice de Nauen (5 pages), balade sur la pente du mont Hallasan (8 pages), promenade dans plusieurs quartiers de Séoul (6 pages), petit tour le long d'un canal avec Azwaw (6 pages), etc. Au fur et à mesure de la progression du récit, le lecteur est même épaté par la diversité et la richesse des décors : les lieux visités par les DOBLES, mais aussi le bureau de Gilles, une salle d'opération dans un hôpital, une salle d'enregistrement d'une émission radiophonique, un bureau de ministre, une ville déserte la nuit. Il s'immerge avec facilité dans chacun de ces lieux, aux côtés des personnages qui interagissent avec les décors, avec les éléments des environnements. La narration visuelle ne s'apparente ni à une bande dessinée en photographies, ni à des arrêts sur image d'un film. Les pages sont construites sur la base d'un découpage en cases (en nombre variable, avec quelques photographies en pleine page ou en double page). Celles-ci se suivent dans l'ordre chronologique, soit sur la base du déroulement d'une scène, soit en alternant la vision d'un personnage dans un lieu, et celle d'un autre à un autre endroit. Les acteurs jouent dans un registre naturaliste, sans exagération, tout en prenant bien soin d'avoir des visages expressifs quand la scène le nécessite. Chaque scène est construite sur un plan de prise de vue spécifique, avec une lisibilité et une compréhension irréprochable. L'auteur utilise des cellules de texte (lettres blanches sur fond de couleur, avec une couleur différente pour chaque personnage), sans la pointe directrice des phylactères de bande dessinée. L'ensemble de ces techniques est admirablement bien intégré dans un tout cohérent en termes narratifs. Le ressenti de ce roman-photo est effectivement différent de celui d'un film (il n'y a pas le mouvement et le lecteur maîtrise sa vitesse de progression) et d'une bande dessinée. La nature même de la photographie induit une forte densité d'informations visuelles, par comparaison avec la bande dessinée où l'artiste choisit ce qu'il représente, ce qu'il détoure, ce qu'il met en couleurs. L'auteur a fait le choix de ne pas utiliser d'effets spéciaux, de retouches infographiques, ou alors de manière très limitée, ce qui conserve un aspect de réel sans comparaison possible avec la bande dessinée. À la lecture, l'effet est très différent de celui de la BD : le cerveau du lecteur oscille entre 2 modes de fonctionnement. Soit il détaille chaque photographie car il s'agit d'une fenêtre vers un endroit qu'il ne connaît pas avec des individus qu'il découvre, soit il passe rapidement n'y prêtant pas plus d'attention qu'aux milliers d'images qu'il peut voir chaque jour. Dans les 2 cas, les photographies induisent une sensation de réel sans commune mesure avec une bande dessinée. Le récit acquiert une plausibilité incroyable puisque le lecteur voit bien que c'est ce qui se passe en image sous ses yeux. Un peu déstabilisé par cette sensation de réel, le lecteur voit l'intrigue progresser tranquillement, sans idée préconçue de la direction qu'elle va prendre. Le titre semble indiquer une forme de contrôle par l'autorité qui assure le voyage, de type contrôleur dans les transports en commun, orientant l'esprit du lecteur dans cette direction. En fait, ce contrôle des voyageurs s'entend différemment dans cette histoire. De la même manière qu'il peut être surpris par la richesse des décors, le lecteur peut être surpris par l'ampleur que prend cette application DOBLE, par son succès et les transformations sociétales qu'elle provoque. Il s'attache plus ou moins aux personnages principaux : Gilles, Emmanuel, Aurore, Jihye. Il les côtoie comme il peut côtoyer des collègues de travail, apprenant quelques bribes d'information sur eux, devinant partiellement leur motivation. Cette distance relative avec eux ajoute encore à la sensation de réel. Le lecteur est le témoin privilégié du développement de DOBLE (l'entreprise), mais il n'est pas dans la tête de ses concepteurs. Xavier Courteix raconte un vrai récit d'anticipation. Il utilise avec astuce et à propos des éléments du quotidien (comme les modules de canalisation en béton de grande taille, les gens qui parlent à haute voix dans la rue) en les détournant de leur raison première. Il imagine une technologie n'existant pas tout à fait aujourd'hui, mais pas impossible dans quelques années. Il mène à bien son intrigue, tout en imaginant les ramifications d'une telle technologie. Il y a des questions éthiques (avec la mise en place d'un très caustique Indice de bonheur), des questions économiques (l'emploi créé par l'engouement pour devenir guide DOBLE), la force du lien intime qui unit client (Visiteur) et guide (DOBLE) assimilable à un contrat entre 2 individus, la généralisation de l'application qui échappe à ses créateurs, les réactions de la société civile en voyant émerger une nouvelle application omniprésente et en situation de monopole, etc. À chacune de ces occasions, le récit renvoie une image déformée d'une facette du monde réel, occasionnant une prise de conscience du lecteur, constituant une réflexion le sujet, amenant le lecteur à se rendre compte de son avis sur le sujet et à s'interroger sur ce qui peut lui apparaître comme des évidences. Même s'il s'agit d'une forme fortement connotée, le roman-photo a déjà prouvé par le passé sa capacité à être une forme narrative spécifique pouvant rivaliser avec les autres sur le plan de la complexité et de l'ambition, par exemple avec Droit de regards (1985) de Marie-Françoise Plissart & Benoît Peeters. Il dispose d'un historique attestant déjà de son potentiel, évoqué dans La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 26 - Le Roman-photo. Un genre entre hier et demain. (2018) de Jan Baetans & Clémentine Mélois. Avec Contrôle des voyageurs, Xavier Courteix fait preuve d'une maîtrise impressionnante de cette forme narrative, racontant une histoire originale et surprenante, divertissante sur le plan visuel, porteuse d'un regard enrichissant sur plusieurs questions sociétales.
Perpendiculaire au soleil
Voilà un album qui mérite amplement les louanges récoltées depuis sa sortie. En effet, c’est une réussite sur le fond autant que sur la forme. En tout cas j’ai été convaincu et conquis par ces deux aspects. Les dessins (différentes styles), gravures, se marient très bien avec les textes (essentiellement des échanges épistolaires). La lecture est très fluide et agréable, aérée et dense à la fois. Mais c’est un pavé qui se dévore rapidement, tant le sujet est prenant et bien traité. L’auteure est devenue correspondante d’un détenu du « couloir de la mort » d’une prison de Floride, Renaldo. Elle est devenue son amie aussi, et a réalisé avec lui cet album (même si la participation Renaldo n’a pu être directement créditée du fait de considérations juridiques). Nous voyons comment leur relation – très forte – se noue, mais aussi comment fonctionne le système pénitentiaire américain, et comment sont traités les détenus condamnés à mort. Le passage qui montre la censure sélective et raciste des documents que l’on peut faire parvenir aux détenus (en particulier tout ce qui de près ou de loin pourrait mettre en valeur les Noirs ou dénoncer leur discrimination) est instructif. Il y a dans cet album beaucoup d’humanité, et jamais l’auteure ne tombe dans un angélisme, ou une vision manichéenne des choses. Mais cela participe clairement d’un réquisitoire contre la peine de mort – quelques soient les faits reprochés au détenu. Un bel ouvrage, dans tous les sens du terme.
La Loi des Probabilités
On a souvent des projets, des envies, mais on repousse… - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2023. Il a été écrit par Pascal Rabaté, dessiné et mis en couleurs par François Ravard. Il comprend quatre-vingt-quatre pages de bande dessinée. Ces deux créateurs avaient précédemment réalisé ensemble Didier, la 5e roue du tracteur (2018) Monsieur Martin Henry, un quadragénaire, peut-être quinquagénaire, attend paisiblement dans la salle d’attente du docteur Guarot, en lisant une revue, pendant qu’une femme pianote sur son portable et qu’un enfant dessine sur une table basse. Il relève un instant la tête, marquant une pause dans sa lecture, et sourit discrètement en voyant un oiseau sur une branche, à côté de son nid, de l’autre côté de la fenêtre. Le médecin ouvre la porte de son cabinet et appelle le prochain à passer : Monsieur Martin Henry. Ce dernier se lève en indiquant qu’il est en avance, ce que le médecin réfute. Le médecin s’assoit à son bureau et consulte la fiche de son patient sur l’écran de son ordinateur. Il se met une main devant le nez en fermant les yeux. Puis il annonce directement les nouvelles, sans en atténuer la brutalité : les résultats des examens sont arrivés et monsieur Henry en a pour trois mois au plus. Le patient ne comprend pas : trois mois de quoi ? Le docteur précise : trois mois à vivre, et il est large. Henry reprend : c’était un examen de routine, juste un contrôle. Le médecin rentre dans les détails : Le cœur est totalement usé, l’aorte est foutue et une greffe est impossible. Il raccompagne le patient à la porte, et le laisse aux bons soins de la secrétaire. Celle-ci indique que ça fera soixante-dix euros par chèque, ils ne prennent pas la carte bleue car la machine a rendu l’âme. Les machines sont programmées pour claquer dans les pattes des humains. On parle d’évolution, mais est-ce vraiment un progrès ? Monsieur Henry règle son dû, et sort calmement, les mains dans les poches de son blouson. Il croise un monsieur qui arrive en courant, essoufflé. Ce dernier s’excuse auprès de la secrétaire : il est en retard, mais en même temps on n’a pas idée d’installer un cabinet de cardiologie au quatrième sans ascenseur. Il donne son nom : Henri Martin. La secrétaire relève la proximité avec le nom du client précédent. Ce dernier prend un instant sur le palier pour retrouver son calme, et il descend. Dans le cabinet, monsieur Martin s’excuse : il était prématuré de trois semaines, et c’est la seule fois où il n’est pas arrivé en retard. Il demande s’il doit se mettre torse nu. Le docteur consulte sa fiche sur l’écran de son ordinateur. Il prend conscience de sa bévue et se lève soudainement. Il ouvre la porte et interpelle sa secrétaire en lui demandant si le patient d’avant est parti : il lui demande de l’appeler sur son portable et de se dépêcher. Elle s’exécute, mais elle tombe sur sa messagerie. Le médecin décide de lui courir après pour le rattraper. La secrétaire s’enquiert du patient dans le cabinet : il répond de le faire patienter, de toute façon il est condamné. Une histoire simple et linéaire se résumant en très peu de mots : une erreur de diagnostic incite un homme un peu empâté et débonnaire à faire le voyage au Québec avec son épouse, maintes fois remis à plus tard, pour aller voir les baleines. Ils croisent à plusieurs reprises un autre touriste français, importun mais pas méchant, et ils doivent composer avec une série de désagréments d’une banalité affligeante, sans importance. La narration visuelle participe de cette bonhomie tranquille : factuelle et dépourvue d’agressivité ou de sensationnel, avec une forme de légère simplification qui rend les dessins immédiatement lisibles, mais sans sacrifier aux détails. Le parti pris pour la mise en couleurs renforce encore l’impression d’ordinaire, presque sans relief, avec des teintes de bleu délavées, charrette, fumée, gris de lin, pervenche, pastel. Voilà une narration visuelle pleine d’humilité, se mettant comme en retrait, pour ne pas se faire remarquer, humble et effacée. Un récit réalisé par deux artisans qui ne payent pas de mine, qui ne font pas de vague, mais qui ne s’excusent pas non plus. Il reste au plus trois mois à vivre à Martin Henry, et celui-ci ne semble pas plus affecté que ça par cette annonce. Il ne s’emporte pas, il prend l’information avec calme. Le lecteur le regarde attentivement dans son fauteuil avec son écharpe de laine, purement utilitaire, dépourvue de tout signe remarquable. Le personnage se laisse tenter par un moment de déni, juste le temps de trois cases, avec deux gestes de la main, très mesurés, sans hausser la voix. Et c’est tout : pas de colère, pas de marchandage, pas de dépression, tout au plus un ou deux moments d’abattement. C’est comme s’il passait immédiatement à l’acceptation. Le lecteur observe juste ce moment de pause sur le palier après avoir refermé la porte du cabinet du médecin. Ah si, il arbore un air maussade le temps de trois cases en pages quatorze et quinze. En fonction de sa relation avec la maladie d’une manière générale, avec le cancer éventuellement, le lecteur peut éprouver des difficultés à retenir une réaction irrépressible face à cette injustice de la vie, face au manque total d’empathie du docteur absolument dépourvu de tact et de prévenance, la froideur toute professionnelle de la secrétaire qui demande le paiement, sans une pensée pour l’éventuelle souffrance de ce patient. Il pourrait avoir envie de secouer Martin, quasi léthargique, ou exiger le minimum humain de compassion chez ces professionnels du soin. Il se rassérène un tantinet en voyant la sollicitude d’un collègue de travail qui l’invite à venir voir le match au bar du coin après le boulot, mais qui ne peut pas deviner la terrible nouvelle qui a frappé Martin. Dans le même temps, le récit exhale une saveur bien à lui, rendant impossible toute risque d’insipidité. La gentillesse du regard de Martin Henry le rend immédiatement sympathique et agréable. L’absence de colère le rend facile à vivre : il ne s’en prend pas au médecin, encore moins à la secrétaire. Il prend sur lui et épargne cette charge à son épouse. Le lecteur envie la profonde tendresse qui existe entre elle et lui : une affection née de nombreuses années d’intimité, sans éclat, sans l’intensité de la passion, mais avec la solidité confortable et inestimable de nombreuses années vécues ensemble à s’épauler l’un l’autre, sans compétition ou confrontation, dans la compréhension et le réconfort mutuel. Les gestes affectueux prévenants attestent de cette connivence apaisée et constructive. Une fois acclimaté au caractère placide Martin Henry, le lecteur sait détecter ses réactions, il lit mieux les expressions de son visage. De petits changements qui pouvaient sembler presque insignifiants deviennent très parlants quant à son état d’esprit : un sourire en regardant l’affiche derrière son poste de travail (la queue d’une baleine sortant de l’eau, avec le mot Québec en dessous), le haussement du sourcil gauche en serrant la main de Séraphin Lanterne (un importun d’une rare ingénuité), les commissures des lèvres un tout petit peu affaissées (signe d’une contrariété qui le touche), le regard dans le vague (signe de son esprit qui vagabonde certainement en pensant à sa fin), etc. Il peut aussi s’agir d’une posture corporelle comme les bras croisés, en signe de protection ou de refus de réellement s’impliquer dans une conversation. Etc. S’il est d’un calme remarquable en toute circonstance, Martin Henry n’est pas mort intérieurement sur le plan émotionnel. Il paraît globalement imperturbable malgré l’annonce de sa mort très proche, pour autant il y réagit en agissant. Il ne se lamente pas, ni ne nie l’évidence : il se décide à faire ce qu’il a toujours repoussé en pensant qu’il en aurait le temps plus tard. Là encore, la narration visuelle semble sans relief, et pourtant quand il prend un instant de recul, le lecteur se rend compte qu’elle l’emmène dans des endroits divers et variés : un cabinet de docteur, des cubicules de bureau sur un plateau ouvert, dans un avion à côté d’un ronfleur impénitent, devant le tapis pour attendre des bagages qui ne viennent pas, sur des trottoirs verglacés, dans un voyage en car, sur une terrasse improbable jouxtant un cours de golf, dans l’embouchure du Saint Laurent, en forêt avec même le passage de deux orignaux. Le scénariste contribue également à la couleur locale avec des termes et des expressions canadiens : papillon (circulaire), par le saint calice, votre blonde (votre épouse), se prendre une brosse (se prendre une cuite), niaiser (tergiverser, languir). Ils font usage de deux références culturelles : La ballade des gens heureux (1975), de Gérard Lenormand (1975-), et plus inattendu un hommage à un personnage de Georges Rémi. À l’aéroport, Martin Henry, accompagné par son épouse, se fait percuter par Séraphin Lanterne, au point qu’ils tombent tous les deux par terre le second sur le premier. L’hommage est transparent : Séraphin Lampion (créé en 1956), appelé Monsieur Lanterne par Bianca Castafiore, dans les aventures de Tintin. Le lecteur perçoit un second clin d’œil alors les époux Henry regardent un Derby Demolition, évoquant la dernière épreuve du rallye automobile organisé par Lampion, président du Volant Club, dont la dernière épreuve se tient au château de Moulinsart (mis à part le cochon qui vole). Par comparaison, le lecteur en vient à considérer Martin Henry comme un homme sage, mesuré, capable de prendre le recul nécessaire en toute situation, toujours animé par une pulsion de vie qu’il a appris à canaliser. La dernière scène dans l’hôpital apporte un éclairage différent sur Séraphin Lanterne, amenant le lecteur à reconsidérer son comportement, peut-être une forme de sagesse au regard des aléas de sa vie. Une bande dessinée faite pour être vite lue, sans prétention, avec des auteurs d’une grande humilité. Mais aussi un personnage principal qui reste longtemps à l’esprit, son apparente apathie apparaissant comme être de surface, de nombreux éléments visuels et comportementaux, amenant à y voir une forme de sagesse paisible remarquable, une acceptation des difficultés de la vie, et une capacité remarquable à s’y adapter. Un modèle.
Pudique
Féministe, mais pudibonde !!! Ha ! Ha ! Ça ne fait pas très XXIe siècle ! - Ce tome contient un récit autobiographique, indépendant de tout autre. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Claire Roquigny, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend deux-cent-cinquante-deux pages de bande dessinée. Claire et une copine sont au musée. Elles admirent des toiles de maître : La jardinière surprise (1737) de François Boucher, Suzanne et les vieillards (1856) de Théodore Chassériau, La sortie du bain (1846) d’Edgar Degas, Le déjeuner sur l’herbe (1863) d’Édouard Manet, une aquarelle d’Auguste Rodin, La vision de Tondale d’un disciple de Jérôme Bosch. Elles se font la remarque qu’elles ne se verraient pas poser comme ça, tout en se demandant ce que serait l’histoire de l’art sans les femmes à poil. Sa copine lui demande où elle en est de sa BD sur la pudeur. Claire répond qu’elle a abandonné. Elle est au-dessus de toutes ces questions désormais. Et puis ça ressemblerait trop à un règlement de compte avec les proches, genre : elle est mal dans sa peau et c’est leur faute. Elle n’en veut à personne : fini les névroses, à bas les complexes, place à l’avenir ! Elles passent ensuite devant L’origine du monde (11866) de Gustave Courbet, et elles se font la réflexion que c’est un bel hommage, qu’aujourd’hui on sait qui était le modèle. Comment réagirait-elle si elle était vivante ? Fière ou gênée ? En fait, c’est surtout le titre qui est beau. Elles terminent leur visite. Suivre le fil. Dans un avion de ligne, Claire est en train de donner le sein à son bébé, son voisin, chauve avec de grosses lunettes, est incapable de se retenir de tourner la tête pour reluquer de manière ostensible. Elle finit par être horriblement gênée. Elle se demande comment font les autres filles, comment on fait pour être moins pudique, pour se moquer du regard des autres. La pudeur : vertu des jeunes filles bien élevées ? Pourtant quand elle était petite, elle n’était pas pudique. En Normandie, en 1982, Claire a deux ans et elle court toute nue dans la salle de bain, elle en sort pour aller montrer le résultat dans son pot, aux invités. Sa mère ne se cachait pas : la petite Claire entre dans la salle de bains et elle trouve bizarre la ficelle qui dépasse là de son entrejambe. Sa mère lui répond vivement de ne pas toucher, et ajoute plus doucement un S’il te plaît. La petite fille redescend au rez-de-chaussée du pavillon et elle tire sur la ficelle qui dépasse de l’abat-jour d’une lampe. Puis elle va dans sa chambre et tire sur la ficelle de la tortue jouet : celle-ci se met à avancer en faisant de la musique. - Vu à la télé. L’autrice s’interroge s’il fallait pour autant avoir des réponses à toutes ses questions. Déjà, la télé se chargeait de leur en montrer trop. Extrait de scène de sexe du film du soir avant le programme L’île aux enfants, par exemple. Grandir dans les années 80, ça voulait dire être bombardée de culs et de nichons à longueur de journée. La Cicciolina et ses seins dénudés par exemple. Le clip de Sabrina pour Boys boys boys, les Coco-girls, les clips de Mylène Farmer, etc. La couverture annonce un récit de nature autobiographique, sur le thème de la pudeur féminine, avec une parodie du tableau La Naissance de Vénus (1484/1485) de Sandro Botticelli (1445-1510). La scène d’introduction dans le musée permet d’établir l’importance culturelle de la nudité féminine dans les arts, sa place essentielle, et la réification du corps du modèle, en particulier la vulve de Constance Quéniaux (1832-1908), même si depuis l’identité du modèle de L’origine du monde a été remis en question. Le lecteur suppose alors que le récit va aborder la question de la pudeur sous une forme thématique : il s’avère que l’autrice s’en tient à une autobiographie, sous l’angle de sa propre pudeur. Le récit se compose de plusieurs chapitres de longueur inégale : une introduction, Suivre le fil, Vu à la télé, Béquémiette, Châtain clair, Angiens, Formée, On ne naît pas femme, Torre Annunziata, Barcelone. Chaque chapitre comporte une mise en scène de sa vie à l’époque correspondante, il peut s’écouler quelques semaines entre deux chapitres, comme une dizaine d’années. Elle aborde donc cette situation de donner le sein dans un lieu public avec un voisin d’avion incapable de contenir sa curiosité masculine, l’utilisation du corps féminin comme accroche dans n’importe quelle émission de télévision, sa maigreur et son appétit d’oiseau, la tentative de suicide de sa mère, l’apparition des premiers poils pubiens et leur couleur, la maison de campagne, les vêtements amples, la survenance des premières règles, la classe préparatoire d’hypokhâgne, quinze jours de vacances à Naples pour trouver l’amour à l’occasion d’un chantier de bénévoles, ses débuts de journaliste dont une interview de Virginie Despentes à Barcelone, sa relation aux féminismes, son regret de n’avoir jamais parlé de la condition féminine et de leur histoire personnelle avec les femmes de sa famille. La lecture s’avère très agréable, facile d’accès. Passées les cinq premières pages avec des reproductions de tableau, l’autrice adopte une narration visuelle à base de silhouettes simples, d’éléments de décors très simplifiés et représentés uniquement s’ils sont indispensables à la compréhension de la scène, c’est-à-dire qu’il y a majoritairement des cases avec des personnages se tenant sur un fond vide, comme des acteurs sur une scène dépouillée. Pour autant, lorsque la séquence le requiert, l’artiste peut également représenter les décors dans le détail, avec ces mêmes traits de contour évoquant des croquis sur le vif : sa chambre avec son lit d’enfant, une vue en élévation de la rue où se trouve sa maison, la salle à manger de ses grands-parents, le jardin et les pièces de la maison de campagne, l’improbable aménagement de la maison du Marabout de Ficelle (qui ressemble comme deux gouttes d’eau à son voisin d’avion), un amphithéâtre du XVIIe siècle pour une séance de démonstration de médecine afin de réveiller les sens de Claire prise dans un bloc de glace, plusieurs endroits de Naples jusqu’à une randonnée en montagne, une rue de Saint-Valéry-en-Caux, des vues en élévation de Nancy, etc. Les dessins des personnages prennent également l’apparence de croquis vite faits, sans finition sur les traits de contour, leur conférant ainsi une forme de vitalité. La mise en scène et la direction d’acteurs leur donnent vie, transmettant leur état d’esprit ou leurs émotions en fonction de la situation. D’ailleurs, la narration visuelle présente de nombreuses surprises que le lecteur n’aurait pas supposé possibles dans un tel registre graphique. Sous une apparente uniformité, avec une mise en couleur de type bichromie, l’artiste met à profit de nombreuses possibilités : les facsimilés en couleur des tableaux de maître, un plan fixe quand Claire donne le sein en avion, des silhouettes en ombre chinoise pour évoquer les créateurs qui mettent la nudité féminine à toutes les sauces à la télévision, un passage cauchemardesque en trait fins et rectilignes (comme tirés à la règle) pour évoquer un moment que la petite fille ne peut pas comprendre (sa mère emmenée par une ambulance après sa tentative de suicide), le retour de la couleur le temps de quelques cases, une allégorie (sa mère tenant les tables de la loi), des lames de rasoir sur fond blanc pour évoquer l’automutilation, une pantomime de Claire s’adressant à un garçon pour une danse de la séduction, trois pages floues en aquarelle pour une subjective de ce que perçoit Claire avec des lentilles défectueuses, une séquence finale sous forme de bain dans un lac naturel des femmes de la famille, etc. Ayant compris que cet ouvrage relève de la biographie thématique, le lecteur découvre le regard de Claire sur sa pudeur, la manière dont elle s’en est accommodée, les éléments familiaux ou culturels qui l’ont renforcée. Il s’agit d’un récit très personnel, parsemé de références culturelles propres à l’autrice : la chanson Teach your children, de Crosby, Stills, Nash and Young, extraite de l’album Déjà-Vu (1969), son admiration pour Guillaume Galienne (1972-), Anne Frank (1929-1945) et son journal, Le chef-d’œuvre inconnu (1831) d’Honoré de Balzac (1799-1850), Le deuxième sexe (1949) de Simone de Beauvoir (1908-1986), King kong Théorie (2006) de Virginie Despentes (1969-), Ballade de Mélody Nelson (1971) de Serge Gainsbourg (1928-1991), Benoîte Groult (1920-2016). D’un côté, le lecteur perçoit la question de la nudité de Claire, son refus de se montrer, ses stratégies pour déjouer les injonctions à se conformer à l’image normée de la femme que lui renvoient la télévision, les autres femmes, les attentes des hommes, comment son comportement évolue au fil des années qui passent, des situations, de ses envies. D’un autre côté, ces injonctions se trouvent contextualisées à la fois par rapport à l’époque, à la fois dans une perspective féministe. Le lecteur partage son malaise, sa fragilité, son manque de confiance, avec des réflexions très touchantes (par exemple, elle indique qu’enfant elle faisait tout pour être aimée, elle avait l’impression d’y arriver de justesse), dans le même temps la narration ne vire jamais au règlement de compte, et il ne s’agit pas d’un ouvrage militant. Pas facile de grandir en tant que femme quand la société impose des attentes et des visions normatives de ce que doit être une femme, souvent contradictoires. L’autrice évoque son enfance et le début de l’âge adulte sous cet angle, entre malaise et manque de confiance, avec une narration visuelle douce et gentille, sachant se faire aussi bien dramatique qu’humoristique. Une franchise tout en nuances avec une sensibilité délicate.
La Ville (Frans Masereel)
L’espace d’une journée, Masereel livre une vision cinématique et kaléidoscopique mêlée. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, présentant la particularité d’être narrée sans texte, ni mot. Sa première édition date de 1925. Il a été réalisé par Frans Masereel, pour le scénario et les dessins, par un procédé de gravure sur bois. Il s’ouvre avec une préface d’une page, écrite par Charles Berberian, bédéiste. Il se termine avec une postface de sept pages, rédigée par Samuel Dégardin, intitulée La ville mode d’emploi, constituée des paragraphes : Tentaculaire, Une ville peut en cacher une autre, Vingt-quatre heures de la vie d’une ville, Transport critique, Symphonies urbaines. Vient ensuite une biographie chronologique de quatre pages. Il s’agit du cinquième roman graphique, à raison d’une case par page, sans texte, de cet auteur publié par cet éditeur, après 25 images de la passion d’un homme (1918), Mon livre d’heures (1919, 165 bois gravés et 2 frontispices), Le soleil (1919, soixante-trois bois), Idée (1920, quatre-vingt-trois bois). Un homme, assis au sommet d’un talus en pelouse avec des fleurs, contemple la ville qui s’étale devant lui avec ses nombreuses cheminées et leur panache montant juste au-dessus des constructions. Les locomotives à vapeur circulent sur le faisceau de voies ferrées qui alimentent la gare ferroviaire, chacune produisant également leur colonne de fumée. Un train s’arrête en quai dans la gare, des voyageurs en descendent, certains retrouvant des amis ou de la famille, certains avec des valises, d’autres non. Les grandes artères de la ville grouillent de monde : beaucoup d’hommes avec un pardessus et un couvre-chef marchant dans une direction ou une autre, quelques femmes, des voitures à cheval, des voitures et des autobus à moteur, des fenêtres qui ne laissent rien deviner de ce qui se passe derrière. Quelques rues plus loin, la foule s’est arrêtée, les personnes au premier rang contemplent un homme étendu sur la chaussée, inanimé, derrière les immeubles restent impersonnels, une masse compacte sans âme. En prenant un peu de hauteur, les immeubles semblent former comme une muraille, et la circulation automobile ne laisse que peu de place à l’être humain sur les trottoirs étroits. À un étage élevé dans l’un de ces immeubles, dans une grande pièce avec une hauteur sous-plafond équivalente à deux étages, des dizaines d’hommes sont penchés sur des tables inclinées disposées en rangées, en train de travailler sur des plans. Dans un autre immeuble, il est possible de voir les habitants vaquer à leur occupation : une femme arrosant ses fleurs, à l’étage du dessous un homme accoudé à la rambarde regardant à l’extérieur, encore en dessous une femme enceinte en train de s’habiller, dans les immeubles derrière, une femme à la fenêtre, un couple en train de s’enlacer, des rideaux tirés masquant ce qui se passe, etc. En bas, au niveau de la rue, des ouvriers travaillent sur un chantier de terrassement. Une suite de cent images, à raison d’une par page, sans aucun mot, une invitation pour le lecteur à établir des liens de cause à effet, des liens logiques, qu’ils découlent d’un thème présent dans deux dessins à suivre, ou d’un rapprochement à partir d’un élément visuel similaire d’une image à l’autre. Par comparaison avec les ouvrages antérieurs de ce créateur, celui-ci ne comporte pas de personnage qui soit présent du début jusqu’à la fin, soit un homme pour sa vie, soit un avatar de l’auteur évoquant son parcours de vie entre récit biographie et autofiction, ou bien encore un soleil symbolique, ou encore une allégorie de l’Idée. Le titre s’avère explicite : l’auteur évoque une mégapole. Dans le dossier de fin, Samuel Dégardin exprime sa vision de l’ouvrage : vingt-quatre heures de la vie d’une ville, comme sujet et comme représentation. Il développe : La narration, plus elliptique que jamais, privilégie la multiplicité des points de vue. L’espace d’une journée, Masereel livre une vision cinématique et kaléidoscopique mêlée, ce livre offre une synthèse remarquable de l’œuvre au noir de son auteur. L’auteur ne raconte pas une histoire avec une intrigue, ni l’évolution d’une ou plusieurs situations sous forme chorale ou à partir d’un lieu unique. Pour autant, chaque image respecte un ordre chronologique, commençant à l’aube pour se terminer après la nuit tombée, après la fête. Pour le coup, le lecteur se retrouve réellement décontenancé : comment lire un tel ouvrage dont la seule ligne directrice est que chaque scène se déroule une seule et même grande métropole ? Charge à lui de projeter ses interprétations. Rapidement, il devient très tentant de prendre les pages deux par deux, c’est-à-dire de voir une unité entre les deux pages en vis-à-vis. Bois deux & trois : les trains entrent en gare sur la page de gauche, les passagers en sont sortis et se trouvent sur le quai page de droite. Bois quatre & cinq : le flot des usagers se presse sur les trottoirs et celui des véhicules sur les chaussées, en vis-à-vis l’écoulement de ce flot s’interrompt à cause d’un individu étendu sur la chaussée. Bois six & sept : à gauche une vision des façades des grands immeubles, à droite une représentation de ce qui se passe dans l’un d’eux. Etc. Bois soixante-douze & soixante-treize : à gauche un couple de bourgeois avec des vêtements de soirée luxueux traversant la chaussée entre les véhicules pour se rendre au spectacle, à droite un couple dans sa modeste salle à manger, madame attablée, monsieur debout lui tournant le dos, le lien entre les deux images se trouve dans l’opposition née de la comparaison des deux situations. Ce principe d’opposition peut prendre des formes moins évidentes, par exemple bois soixante-dix-huit & soixante-dix-neuf, d’un côté une rue avec un homme esseulé et un autre enlaçant une femme vraisemblablement une prostituée, de l’autre côté un spectacle de trapéziste dans un théâtre, le lecteur se disant que le couple de trapéziste partage une forme de complicité, de chaleur humaine véritable dans la communion du spectacle, de façon publique sous le regard émerveillé des spectateurs, à l’opposé de la relation tarifée sous l’œil d’un vieil homme indifférent. Ce principe de lier les deux pages en vis-à-vis fonctionne bien, en revanche il ne s’applique pas entre une page de droite, et la suivante de gauche une fois que le lecteur a tourné ladite page. À part l’écoulement chronologique, le lecteur ne discerne pas ce qui guide l’auteur de deux pages en vis-à-vis aux deux suivantes. Il s’attache alors plutôt à savourer la diversité de ce qui est montré, que ce soient les lieux publics ou les intérieurs privés, les scènes en extérieur ou celles en intérieur, les personnes seules isolées chez elles ou bien solitaires dans l’anonymat de la foule, et celles accompagnées partageant quelque chose avec d’autres. Il se retrouve vite impressionné par la diversité de ce qui est représenté : les usines, les trains, la gare, les différents modes de déplacement, les ouvriers sur le chantier, les employés dans des bureaux, les grands magasins, le grand bureau avec des secrétaires en batterie en train de taper des courriers, un cortège funèbre, une cour d’un quartier populaire, un cheval mort à la tâche sur la voie publique encore attelé, la bourse, une chambre où la famille vient se recueillir devant le lit du mort, un mariage, une péniche sur le fleuve, un amphithéâtre de l’université de médecine, etc. À quelques reprises, il pense déceler une forme de suite : par exemple, l’enterrement (bois trente-trois) qui répond comme un prolongement du cortège funèbre (bois dix-sept). La technique de réalisation de chaque image sur bois reste identique aux ouvrages précédents : d’abord un dessin sur une feuille, parfois après plusieurs esquisses, la reproduction en image inversée sur un bloc de bois, du poirier dur et séché, puis la reprographie avec des presses mécaniques ou à bras. À nouveau, le lecteur est frappé par la qualité de l’impression de chaque image : des zones noires bien nettes qui ne bavent pas, des détails d’une grande finesse (le bois quarante-sept avec les dizaines de livres dans le bureau d’un érudit). Les blancs impeccables. Chaque image comprend une forte densité d’informations visuelles, avec des compositions remarquables : le magnifique escalier sinueux descendu par un chat dans le bloc quatre-vingt-sept, les scènes de foules, la densité des constructions. Le lecteur prend le temps de détailler chaque page, à la fois pour la richesse des informations visuelles, à la fois pour le rendu, descriptif et réaliste, mais aussi avec une élégance dans la composition entre zones noires et zones blanches, et aussi un goût pour la structure géométrique et ordonnée de chaque composition. Indubitablement, l’auteur a construit son récit pour montrer toute la diversité des activités que peut abriter une ville, soit publiquement, soit dans l’intimité d’un appartement. De fait, le lecteur ne ressent aucune répétition, et dans le même temps il ne se produit pas d’impression de catalogue, grâce à la consistance et les tonalités variées de chaque image. Il se dit que Masereel a construit son récit avec une optique holistique en tête : dresser un panorama complet de la vie d’une ville, en donnant à voir une facette différente dans chaque bois. Bientôt, il ressent que le regard de l’auteur n’est pas neutre. À l’évidence, le regard porté sur les individus comprend une forme d’empathie et un parti pris en faveur des victimes (il y a même un meurtre). Le point de vue de l’auteur comprend également une dimension politique et sociale, humaniste. Des images du prolétariat, que ce soient des ouvriers, des secrétaires, des dessinateurs techniques. À l’évidence, les individus disposant d’une once de pouvoir en profitent pour maltraiter leurs subordonnés, les asservir d’une manière ou d’une autre. La parade militaire peut sembler montrée de manière purement factuelle, mais elle apparaît froide et sinistre. Les classes ouvrières vivent dans des conditions matérielles précaires. Les femmes subissent la domination masculine sous forme de violence physique, de prostitution. Une manifestation populaire est réprimée dans la violence policière. Etc. Le dossier rédigé par Samuel Dégardin complète cette approche de la domination économique et offre également une mise en perspective par rapport aux arts visuels de l’époque. Les précédents ouvrages de Frans Masereel impressionnaient déjà par la force des images, leur esthétisme, la qualité de l’expression littéraire de l’auteur, et sa sensibilité sociale. Ce cinquième ouvrage publié par les éditions Martin de Halleux déroute un peu au départ par son absence de personnage humain comme fil conducteur. L’auteur se montre amitieux en racontant la journée d’une grande ville dans toute sa diversité, tant en termes d’animations et d’événements, que d’individus de classes sociales différentes. La narration visuelle s’avère incroyablement plus riche que la collection de cent images, chacune racontant sa propre histoire. Formidable.
La Chute de la Maison Usher (Corben)
Une excellente adaptation, pleine de caractère - En 1986, Richard Corben réalise une adaptation de La chute de la Maison Usher, d'Edgar Allan Poe (nouvelle publiée en 1839), contenue dans ce tome, avec deux autres histoires courtes, à savoir une adaptation de The raven (un poème de Poe, paru en 1845, l'adaptation de Corben date de 1974) et Shadow - a parable (un court texte de Poe daté de 1850, l'adaptation de Corben date de 1975). Toutes les histoires sont en couleurs. La chute de la Maison Usher (26 pages) - Il s'agit d'une adaptation, dans la mesure où Corben a réarrangé plusieurs séquences. Edgar Arnold, un gentilhomme à cheval, traverse une zone naturelle désolée, où la végétation a dépéri. Il remarque le squelette d'un cheval dans le sol. Il arrive en vue d'une imposante demeure isolée de tout et son cheval chute et se noie dans une étendue d'eau. Il arrive trempé dans le hall de la maison des Usher où il s'évanouit à la vue de cercueils vermoulus et de cadavres décomposés. Lorsqu'il reprend connaissance, il est allongé sur un divan, et Roderick Usher (son hôte) est en train de lui parler. Tout au long de sa carrière, Richard Corben aura adapté des histoires d'Edgar Allan Poe (parfois plusieurs fois la même, c'est le cas pour le poème Le corbeau). Dans les années 2000, il a consacré un recueil à une nouvelle série d'adaptation : Haunt of horror - Edgar Allan Poe (en français L'antre de l'horreur). Ici il s'agit d'une adaptation réalisée entièrement par ses soins (sans l'aide d'un scénariste comme Chris Margopoulos), et en couleurs. Corben a transposé l'histoire de Poe en y incorporant ses propres obsessions. Le premier signe d'une adaptation est qu'il donne un nom au narrateur (Edgar Arnold), alors que dans la nouvelle il reste anonyme. Le deuxième signe d'une adaptation est le rôle plus important de Madeline, la sœur de Roderick, avec des scènes déshabillées (nudité frontale, sauf pour le sexe de la dame, avec hypertrophie mammaire chère à Corben). L'avantage de ce mode de transposition est que le lecteur a l'impression de lire une histoire en bandes dessinées, plutôt qu'un charcutage du texte originel illustré par des images accolées pour une narration séquentielle plus ou moins heurtée. La contrepartie est bien sûr que le lecteur ne retrouvera pas exactement l'atmosphère de la nouvelle, encore moins les saveurs de l'écriture d'Edgar Allan Poe. Si l'histoire ne présente que peu de surprises pour quelqu'un connaissant déjà l'original de Poe, elle est très savoureuse, car il est visible que Corben a passé du temps sur ses planches et s'est bien amusé. Dès la première page, il est possible de reconnaître son style caractéristique (un mélange de réalisme pour les personnages et les vêtements, et d'exagération simplifiée pour une partie des décors) dans le contraste entre la végétation désolée et le regard affolé de la monture d'Arnold. Les pages 2 & 3 offrent une composition conçue à l'échelle de la double page, où il est possible de suivre le déplacement du personnage d'une page à l'autre, ainsi que la première vue de la Maison Usher (une photographie retouchée à la main), puis dans la case du bas s'étalant sur les deux pages, la distance séparant le cavalier de son but. La page d'après est constituée d'un premier plan fixe en quatre cases montrant Arnold s'approchant de la Maison, puis d'un traveling avant en cinq cases de la largeur de la page vers la Maison, pendant que les onomatopées du bruitage laissent deviner la chute du cheval dans l'étendue d'eau. Tout au long de cette histoire, Corben va jouer avec la mise en page à l'échelle de chaque planche, pour des découpages de séquence aussi rigoureux qu'intelligents et efficaces. Corben travaille également sur la composition de plusieurs cases pour qu'elles offrent un spectacle saisissant. Au fil des pages, le lecteur pourra se régaler du premier degré (et parfois du second degré) d'un visage à la chair putréfiée suite à son séjour sous terre puis dans l'eau putride, d'un brouillard épais pourpre se déversant par l'interstice de la porte ouverte dans la chambre d'Arnold, d'Usher et Arnold s'ennuyant ferme le soir à la veillée, des murs suintant une humeur fétide dans les sous-sols de la Maison, d'une vue du ciel de la Maison entourée d'eau, etc. En fait chaque page recèle plusieurs trouvailles graphiques aussi bien en termes de mise en page, que de dessins suscitant l'effroi ou un sourire soit jaune, soit moqueur. Richard Corben s'approprie l'histoire d'Edgar Allan Poe pour y greffer ses obsessions (humour noir et macabre, et sensualité déviante), avec des visuels inventifs et maitrisés. Il réalise lui-même ses couleurs un peu moins exubérantes que d'habitude, mais très efficaces pour installer l'ambiance de chaque scène. Il s'agit d'une histoire à placer parmi les réussites exceptionnelles de Richard Corben. - The Raven (Le corbeau, 8 pages) - Un homme est assis dans son fauteuil, dans une maison isolée. Il est en train de lire quand il entend du bruit à la porte, mais il n'y a personne. Peu de temps après, il entend du bruit à la fenêtre qu'il ouvre, et un corbeau en profite pour pénétrer dans la pièce et se percher sur un buste de Pallas. Alors que l'homme se met à parler à haute voix, le corbeau répond à chaque fois : Plus jamais (Nevermore). Il s'agit d'un poème de dix-huit strophes de cinq vers chacune, qui a rendu Poe célèbre et qui a bénéficié de nombreuses adaptations y compris au cinéma (une version de Roger Corman). À moins de reprendre les vers du poème, il est impossible de transcrire l'effet qu'ils produisent sur le lecteur. Corben se lance donc dans une adaptation de l'histoire mettant en scène de manière littérale le narrateur, sa confrontation avec le corbeau et l'image de sa défunte bien-aimée. Si vous n'avez jamais lu ce poème, cela vous donnera une idée de son argument, mais pas de l'intensité de la confrontation de sentiments contradictoires dans la psyché du narrateur. Si vous avez déjà lu ce poème, il apparaîtra que cette transposition souffre de sa forme littérale et qu'elle n'apporte rien à l'original. Même Corben semble être en mal d'inspiration pour transcrire les tourments intérieurs du narrateur sous forme visuelle, et son déchirement entre faire son deuil et garder le souvenir d'Elenore. J'ai de loin préféré la deuxième adaptation qu'il en a faite dans Haunt of horror. - The shadow (L'ombre, 8 pages) - Dans la Grèce antique, un groupe de sept personnes est en train de s'adonner à des libations, dans une pièce barricadée, où repose un mort. Bientôt une ombre s'insinue dans la pièce, et dans l'esprit des convives. Corben adapte cette fois-ci un court texte (soixante-cinq lignes, 981 mots) et il en tire la substantifique moelle pour transcrire l'ambiance mortifère qui s'en dégage. Au travers d'images assez simples, le lecteur se sent envahi par cette atmosphère délétère et cet état d'esprit accablé par l'horreur de la situation à l'extérieur de la pièce. Même si les sept convives sont bodybuildés, le jeu des acteurs et les images conçues par Corben transmettent au lecteur le caractère débilitant et morbide de la situation.
Magritte - Ceci n'est pas une biographie
Peindre le réel équivaut à le penser par l’image, une trahison féconde. - Cet ouvrage porte sur René Magritte (1898-1967) peintre surréaliste belge, et son œuvre, mais, comme l’indique le titre, ce n’est pas une biographie. Son édition originale date de 2016. Il a été réalisé par Vincent Zabus pour le scénario et par Thomas Campi pour les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. Un chapeau melon ! Qui eut cru qu’un jour, lui, Charles Singulier, il s’abandonnerait à la fantaisie d’acheter une futilité de ce genre. Et avec plaisir, qui plus est. Et il ose même le porter. Quelle extravagance ! il faut dire que la perspective d’être officiellement promu ce lundi a de quoi griser le plus imperturbable des hommes. Comme quoi, vingt ans de travail sérieux ont plus de valeur que le fayotage auquel se sont livrés nombre de ses collègues. Midi. Dans 24 heures, il sera un homme nouveau. Il faut qu’il se calme. Et qu’il enlève ce foutu chapeau. Un peu d’air lui fera du bien. Au fil de ses pensées, il a traversé le marché en plein air, puis remonté sa rue jusqu’à la porte d’entrée de son appartement. Il rentre à l’intérieur passe devant et regarde le miroir de l’entrée qui, étrangement, reflète son dos. Il s’approche de la fenêtre à guillotine. Elle est bloquée et à force de tirer pour la soulever le verre se brise. Il regarde son image fracturée sur les morceaux de verre par terre. L’image de Fantômas apparaît sur son écran de téléviseur et il s’adresse à Charles : c’est à cause lui, Magritte, car Charles n’aurait pas dû mettre son chapeau. Maintenant ça ne va plus s’arrêter. Charles Singulier a du mal à comprendre. L’avatar de Fantômas continue : ils sont ici pour informer Charles de l’objet de sa mission. Charles se retourne : une géante nue se tient dernière lui. Elle lui indique qu’il doit percer le mystère de Magritte. Fantômas lui dit qu’il a été choisi, à cause du chapeau qui était le sien. La femme ajoute : en le portant, il est entré dans son monde, maintenant il doit en saisir les secrets, sinon… Fantômas complète : sinon son chapeau restera à jamais vissé sur sa tête. Tant que Charles n’aura pas accompli sa mission, il portera le chapeau. Il essaye en vain de retirer le chapeau melon, sans succès. Il débranche sa télévision pour faire disparaître Fantômas, sans succès. L’image de dos de Charles, identique à celle du miroir, apparaît ensuite sur ledit écran. Il se retourne et découvre un petit carton sur sa table basse : au recto figure le nom de Fantômas, et au verso Le cinéma bleu, 13h. Il se rend à pied, à cette invitation. Une jolie jeune femme évoque le peintre. Magritte a toujours adoré les films de Fantômas qu’il allait voir adolescent au Cinéma Bleu de Charleroi. Avec les nouvelles d’Edgar Poe, Fantômas fait partie des œuvres fondatrices qui le marquent durablement. Le refus de l’ordre établi revendiqué par le roi des voleurs plaisait au peintre. De même, le changement d’identité de Fantômas ne pouvait que séduire Magritte, lui qui n’aura de cesse d’étonner en affichant une personnalité changeante suivant les époques. La conférence est terminée, les spectateurs se rendent dans les salles de l’exposition pour admirer les tableaux du peintre. Ceci n’est pas une biographie : un bel avertissement en guise de sous-titre, ainsi qu’un écho de la phrase figurant sur le tableau La trahison des images (1928/1929). Le lecteur suit un personnage sur lequel il n’apprend quasiment rien. Les dessins montrent que Charles Singulier est un homme blanc, habitant à Bruxelles, mince et d’une grande taille, habillé en costume avec une cravate, portant le chapeau melon de René Magritte, une apparence évoquant un pâle reflet du peintre, une version affadie. Il doit accomplir une mission bien vague : percer le mystère de l’artiste. Le lecteur se dit qu’il peut y voir une incarnation littérale de la démarche des auteurs : à défaut de percer ledit mystère, charge à eux de le présenter, de le mettre en scène, de donner à voir ce mystère sous différents angles pour en présenter différentes facettes… Et peut-être donner quelques clés de compréhension, quelques faits et quelques circonstances présentant pour partie le contexte dans lequel René Magritte a grandi et a produit ses œuvres. Cette bande dessinée n’est pas une biographie dans le sens où elle ne retrace pas la vie et l’œuvre de René Magritte dans l’ordre chronologique, avec une ambition d’exhaustivité quant aux circonstances ayant engendré un artiste aussi singulier, pour reprendre l’adjectif servant de patronyme au personnage principal. Dès la première page, le lecteur se sent confortablement installé dans une narration visuelle très sympathique : des couleurs douces pour le marché avec un savant dosage entre éléments représentés avec précision, et formes donnant plus dans l’impression produite. Le premier contact avec le personnage principal s’effectue à la fois avec les courtes cellules de texte établissant la situation en une douzaine de phrases sur deux pages, et c’est parti pour la mission. Charles Singulier ne paye pas de mine, un monsieur anonyme, assez pour que le lecteur puisse s’y reconnaître sans effort, assez particulier pour ne pas faire mentir son patronyme. En page cinq, le lecteur comprend facilement que les morceaux de verre reflétant une image brisée de Charles et l’apparition de Fantômas à l’identique de l’affiche du premier film (1913) réalisé par Louis Feuillade donnent des indications sur la manière dont le personnage perçoit la peinture de René Magritte, et donc par voie de conséquence de la manière dont les auteurs vont la présenter. Le coup du chapeau inamovible relève du surréalisme, tout en constituant également un phénomène d’empreinte de l’œuvre de Magritte sur Charles Singulier. L’esprit de l’artiste l’a touché, a laissé une marque sur lui et il ne pourra s’en défaire qu’en s’y intéressant, c’est-à-dire littéralement en accomplissant la mission que lui confie cet avatar de Fantômas. La suite de la narration visuelle se situe dans le registre de la première séquence. Le dessinateur continue d’utiliser des couleurs douces, une palette évoquant celle de René Magritte. Un mode de représentation sans trait de contour, en couleur directe, comme les tableaux de Magritte. D’ailleurs, il est amené à réaliser plusieurs reproductions de ses œuvres. Tout d’abord lors d’une visite du musée René Magritte à Bruxelles, de nuit, plusieurs tableaux célèbres : Le modèle rouge, L’invention collective, La clairvoyance, Mal du pays, La magie noire, Condition humaine. Puis quelques-unes éparpillées dans les séquences, en particulier quand les images des cases se décollent pour révéler des œuvres en dessous, comme La lampe du philosophe, Clairvoyance, Perspective du balcon, Le faux miroir, La légende des siècles. Le lecteur observe également que les bédéistes jouent avec les codes de leur support comme Magritte pouvait jouer avec les conventions de la peinture : intégration d’éléments oniriques (la géante nue dans le salon de Singulier, Fantômas apparaissant sur l’écran éteint), de nombreux éléments absurdes, comme les deux chasseurs au bord de la nuit, sans visage), le feuillage des arbres qui est en deux dimensions dans le cimetière, l’irruption d’un train miniature dans le salon de Singulier par la cheminée (évoquant le tableau La durée poignardée), l’utilisation d’un tableau pour en faire un trou dans une porte (La réponse imprévue), le placardage du tableau Georgette Magritte sur les murs de la cité, des mots s’inscrivant sur les images, les grelots qui flottent dans l’air (La voix des airs), le passage d’un plan d’existence à un autre, d’une réalité à une autre, le désordre chronologique, les apparitions et disparitions de la jeune femme et du biographe officiel de l’artiste, etc. La narration visuelle constitue une lecture très accessible et très agréable, tout en se nourrissant des facéties et des rapprochements visuels de René Magritte. Le lecteur se sent vite gagné par ce jeu de citations et d’écho, ainsi que par la dimension ludique de la structure du récit. Effectivement, le scénariste ne se sent pas tenu de respecter le déroulement chronologique de la vie de Magritte, comme le ferait un biographe académique. Pour autant, lors d’une demi-douzaine de passages, il expose des éléments biographiques que ce soit le séjour dans la banlieue parisienne ou les conditions de la mort de Regina Bertinchamps, la mort de l’artiste. Dans le même temps, il ne fait qu’évoquer en passant les réunions du groupe des surréalistes belges, ou les relations de Magritte avec d’André Breton (1896-1966), la valeur marchande de ses tableaux n’apparaissant que lors d’une fugace allusion, l’analyse restant à l’état embryonnaire pour les tableaux et leur modernité par rapport à la production de l’époque. Le rôle de son épouse Georgette n’est que succinctement évoqué et elle-même n’apparaît que d’une bien étrange façon. De temps à autre, un personnage effectue une remarque sur l’artiste ou sur son œuvre. Deux protagonistes différents font observer que Magritte n’aime pas qu’on fouille dans son passé, ce qui vient apporter une explication au fait que les auteurs eux-mêmes ne le fouillent pas beaucoup. Le lecteur relève quelques observations éparses sur l’œuvre. Vingt ans de travail sérieux ont plus de valeur que le fayotage auquel se sont livrés nombre de mes collègues. L’œuvre de Magritte est figurative, mais elle est un attentat permanent contre la représentation. Peindre le réel équivaut à le penser par l’image, une trahison féconde. La vraie vie est toujours un ailleurs qui n’existe pas. La peinture n’agit pas comme un miroir passif de la réalité, elle la métamorphose. On ne fume pas dans une pipe peinte. L’œil du peintre est un faux miroir. Tout objet en cache un autre. Magritte déteste la psychologie. Elle essaie d’expliquer le mystère, tout le contraire de sa démarche. Ceci n’est pas une biographie : en effet, cette promesse est tenue. L’artiste réalise une narration visuelle en osmose avec la peinture de René Magritte, ce qui permet d’intégrer ses œuvres, soit comme telle, soit comme dispositif narratif, sans solution de continuité. Le scénariste joue également entre les éléments biographiques désordonnées, les énigmes des tableaux, le paradoxe de la vie rangée de Magritte et la remise en cause rebelle contenues dans ses œuvres, avec quelques questions et réflexions sur sa démarche artistique. Les auteurs laissent le lecteur avec une dernière question : Pourquoi vouloir répondre aux questions que la peinture nous pose ?
Judge Dredd - Heavy Metal Dredd
Dans ta face ! - Ce tome regroupe les 19 histoires mettant en scène Joe Dredd dans des histoires plus violentes qu'à l'accoutumée (surtout du point de vue graphique), les 9 premières ayant été d'abord été publiées dans le magazine Rock Power. Ces histoires ont été publiées pour la première fois entre 1991 et 1997, avec la dernière en 2009, dans le magazine mensuel Judge Dredd Megazine. Les histoires 1 à 5 et 15 à 18 ont été coécrites par Alan Grant & John Wagner, et illustrées par Simon Bisley, sauf la 4 illustrée par Colin MacNeil. L'histoire 6 a été coécrite par Grant & Wagner et illustrée par Dean Ormston. Les histoires 7 à 9 ont été coécrites par Grant & Wagner et dessinées par John Hicklenton, avec une mise en couleurs de Keith Page. Les histoires 10 à 14 ont été dessinées par John Hiclenton et mises en couleurs par Keith Page, avec un scénario de John Smith (é10, é11, é13), David Bishop (é12), Jim Alexander (é14). L'histoire 19 a été coécrite par Grant & Wagner, et illustrée par Benda McCarthy. Histoire 1 - Sous forme de comédie musicale, Judge Dredd applique la loi de manière définitive contre différents auteurs de crime, avec une violence physique qui exprime la violence de la loi. Histoire 2 - Tommy Who est un mutant aveugle, sourd et muet : il n'a ni oreille, ni yeux, ni bouche. C'est un dieu de la Love Machine, une version futuriste du flipper. Judge Dredd a vent de l'existence d'un tripot avec une de ces machines. Histoire 3 - Un gang de rue avec des gliders éclate des citoyens au cours d'une Bloc Party. Judge Dredd se lance à leur recherche. Histoire 4 - C'est l'histoire de Well Hard, l'homme qui a tué Judge Dredd, ou presque. Lors de la première confrontation, il y a perdu sa jambe droite. Histoire 5 - Johnny a fabriqué sa moto tout seul et il en est très fier. Triker s'est moqué de lui et Johnny le défi dans une course illégale, avec un virage de la mort. Histoire 6 - le corps de Johnny avait été empaillé et quelques mois plus tard il semble revenir à la vie et il enfourche sa moto. À nouveau, il va essayer de passer le virage de la mort, cette fois-ci avec Judge Dredd en poursuite derrière lui. Histoire 7 - Mr Power s'apprête à monter sur la scène d'un énorme festival de métal, quand il est abordé par un fan transi qu'il traite avec condescendance, puis il est attaqué par un kidnappeur. Histoire 8 - Une émission de télé raconte l'histoire d'un groupe pop composé de 4 jeunes dont le manager leur suggère des changements d'image qui conduisent à des actes illégaux. Histoire 9 - Un musicien vole une guitare électrique réputée démoniaque et en joue, provoquant des transformations horribles. Histoire 10 - Un spécialiste des effets spéciaux se venge des autres techniciens qui étaient sur le tournage où il a trouvé la mort. Histoire 11 - Un gang d'obèses a décidé de manifester leur mécontentement contre l'un des leurs ayant maigri, en se suicidant depuis un toit. Histoire 12 - Judge Dredd doit arrêter 3 meurtriers qui se sont déguisés en Elvis et réfugiés dans une convention d'imitateurs d'Elvis. Histoires 13 - Un groupe de dames du troisième âge a mis la main sur des casques leur permettant de diriger des grands singes. Elles commencent à tuer des auteurs ayant publié des oeuvres obscènes. Histoire 14 - Judge Dredd doit arrêter des livreuses de message, avec un baiser. Histoire 15 - Un savant fou a ramené à la vie la tête d'Iron Fist, un chanteur de métal qui commence à mettre le bazar dès qu'il peut. Histoire 16 - Encore une fois, le Père Noël essaye de livrer des cadeaux dans MegaCity One. Heureusement Judge Dredd veille à arrêter ce dangereux immigrant faisant passer en fraude des produits non déclarés. Histoire 17 - Un magicien se fait fouiller à la douane par les juges : ils sortent tout ce qu'il a stocké dans ses fesses. Histoire 18 - Une petite frappe se retrouve dans un monde à la Disney et Judge Dredd débarque dedans pour le coffrer. Histoire 19 - Judge Dredd doit arrêter un mutant non déclaré en forme de crapaud anthropoïde. Le résumé de ces 19 histoires courtes (en général 6 pages) donne une bonne idée de l'inventivité des scénaristes, le duo Grant & Wagner, et des autres. La majeure partie se focalise sur des criminels, des hommes, avec une seule exception celle des mamies. Les crimes vont du meurtre à l'excès de vitesse, en passant par le simple refus de coopérer. L'histoire d'entrée donne le ton : parodique excessif, brutal, moqueur, sarcastique. le lecteur habitué des histoires de Dredd voir revenir les obèses avec un plaisir certain. Le lecteur novice vacille sous la rapidité des histoires, leur densité et leur ton irrévérencieux, provocateur et souvent trash. En si peu de pages, la trame du récit est souvent la même : un criminel s'est fait repérer et Judge Dredd lui court après, lui rentre dans le lard, et le met hors d'état de nuire, avec perte et fracas, et souvent mort immédiate. Après la comédie musicale d'ouverture, le lecteur peut s'amuser à détecter des références : Tommy des Who, le nom d'Ozzy Osbourne sur le dos d'un blouson, le biker qui défie Johnny avec le visage de Lemmy Kilmister de Mötorhead, Iron Fist de Motörhead, ces références visuelles se trouvant dans les épisodes illustrés par Simon Bisley. Le ton est au massacre et Judge Dredd ne fait pas semblant de briser des crânes et de tirer dans le tas. Dean Ormston dessine un épisode : formes détourées avec des traits encrés et mise en peinture. Il sait rendre compte de la masse du Biker et de sa bécane, sans chercher à faire dans le gore. Colin MacNeil peint son histoire comme pour Judge Dredd: America, mais avec plus de sang et une touche d'exagération gore. Brendan McCarthy est en bonne forme pour cette histoire de mutant ressemblant à un crapaud anthropoïde, écrite pour lui car il émet des sécrétions hallucinogènes et l'artiste s'en donne à cœur joie avec les effets psychotropes. Néanmoins les deux stars du recueil sont bien Simon Bisley et John Hicklenton. Simon Bisley illustre huit histoires dont la première, celle qui donne le ton de la série. Le lecteur retrouve toutes les exagérations qu'il peut aimer chez cet artiste. Il est visible qu'il prend un grand plaisir à se lâcher dans les cases, et que les histoires ont été conçues sur mesure pour lui. Les personnages sont tous exagérés, avec des morphologies déformées par les stéroïdes ou par des mutations, des trognes à faire peur. Les mouvements appartiennent au registre e la démesure pour un effet comique. Les effets gore fonctionnent au premier degré : tâches de sang, cicatrices, cervelle qui gicle sous l'effet d'une balle qui traverse le crâne, cases mouchetées de tâches noires pour montrer les projections dues aux coups, expressions de visage théâtrales pour un comique visuel. Le lecteur perçoit la narration comme imbibée de l'énergie du Heavy Metal, avec le même sens du mauvais goût, de la force, de la virilité poussée à son paroxysme jusqu'à en être absurde et ridicule. C'est un festival irrésistible. Pour autant le lecteur n'est pas préparé à la force des dessins de John Hicklenton (1967-2010). Là où Simon Bisley est Métal, Hicklenton est punk ou hardcore avec une même maîtrise des techniques de dessins, mais pas de peinture. Avec la première histoire, le lecteur commence par se dire qu'il a perdu au change : les dessins sont plastiquement moins beaux que ceux de Bisley, ils ne sont pas peints, et ils donnent une impression de fouillis rendant la lecture moins fluide. Pourtant le lecteur change d'avis dès la troisième page. Illustrant lui aussi huit épisodes, Hicklenton réalise une interprétation personnelle de Judge Dredd, sans chercher à faire (forcément en moins bien) comme Bisley. Joe Dredd a à la fois un visage émacié, et un menton plus proéminent. Il est plus élancé, avec une force physique plus nerveuse qu'acquise après des heures de gonflette. Son visage reste toujours aussi fermé, ne changeant d'expression que pour un rictus douloureux quand il parle. À l'usage, la lecture des cases s'avère tout aussi facile que celle de Bisley, ou de MacNeil, ou d'Ormston, ou de McCarthy. Hicklenton détoure les individus et les objets avec un trait fin, et donne une sensation de cases très remplies. Pour autant, à la lecture, il se dégage de ses pages une sensation de dessins peaufinés, mais aussi spontanées parce qu'un peu griffonnées. Dans le même temps, il est visible qu'aucune personne ne maîtrise quoi que ce soit, que les criminels sont dépassés par ce qu'ils provoquent, et que la solution pour ramener de l'ordre est que Dredd fonce dans le tas et tire sur tout ce qui bouge jusqu'à ce que le calme revienne. A priori, le lecteur peut se demander s'il fallait vraiment créer une version plus extrémiste de Judge Dredd, sachant qu'une partie significative de ses aventures poussent souvent le bouchon assez loin, avec une réelle intelligence. D'un autre côté, il est difficile de résister à l'attrait de découvrir de nouvelles pages réalisées par Simon Bisley. Très rapidement, le lecteur se rend compte que les différents scénaristes ont profité de la liberté qui leur est donnée pour réaliser des histoires allant droit au but, avec une fibre parodique nourrie de violence, sans pour autant sacrifier l'intrigue. Simon Bisley est en pleine forme dans ses dessins outrés, mêlant à la perfection narration au premier degré et exagérations pétries d'humour noir, parsemées de quelques références Heavy Metal. Colin MacNeil, Dean Ormston font un travail de bon niveau, ainsi que Brendan McCarthy toujours dans un registre défoncé. John Hicklenton se révèle être un maître dans l'art de tout détruire en insufflant une fibre punk sans concession, en mettant ses compétences techniques de dessins au service de ces histoires trash.
L'Amour, après
On gagnait tout, sur tous les plans, et tout à coup tout a été annulé. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication date de 2023. Il a été réalisé par Baptiste Sornin pour le scénario, et par Marie Baudet pour les dessins et la couleur. Il comprend cent pages de bande dessinée. Sophie, trente-cinq ans conduit la voiture, et Louis, trente-trois ans, est assis sur le siège passager. le GPS indique de prendre la troisième sortie au rond-point. Brisant le silence, elle indique qu'Éric, le nouveau compagnon de sa sœur, est un gros idiot, il n'y a qu'à voir comment il a parlé à la sœur de Sophie. Valentin, son ancien compagnon, était peut-être pénible mais pas insultant. Louis répond laconiquement qu'elle et Valentin ne faisaient plus l'amour. le GPS indique qu'il faut faire demi-tour car ils ont dépassé le rond-point. Un autre jour, Louis conduit sa voiture, et il reçoit un appel de Sophie, il passe sur oreillette. Il est dans les embouteillages, elle lui dicte la liste de courses qu'il retient par cœur, identifiant les produits malgré la mauvaise communication : chèvre pour du fromage de chèvre, zeuse pour de l'eau gazeuse, rouges pour des yaourts rouges, nichons pour des cornichons… Et un bébé. Sous le coup de l'émotion, il tamponne la voiture devant, et s'ouvre légèrement le front. Sophie lui demande si ça va, la réponse étant positive, elle ajoute qu'elle plaisantait. Louis se retrouve dans une large allée de l'hypermarché, avec un grand sac à la main, entre deux longs rayonnages chargés de produits. Il a mis un pansement sur son front, là où la peau s'est déchirée. Il fait la queue à la caisse. La femme devant lui s'aperçoit qu'elle a oublié le lait en poudre. Elle prend le bébé dans le siège du caddie et le confie à Louis en disant qu'elle en a juste pour une minute. le soir, Louis et Sophie sont assis sur le canapé, ayant laissé une place vacante entre eux. Il consulte son téléphone, pendant qu'elle effectue des recherches sur son ordinateur portable : elle cherche un train à un tarif et à un horaire qui leur conviennent. Il est possible de partir le lundi super tôt, il y a des billets à trente-cinq euros. Il demande tôt comment ? À cinq heures du matin. Ça ne lui va pas, ça fait trop tôt. Elle regarde à nouveau et ils pourraient partir le samedi, mais c'est plus cher. Il regarde l'historique de ses messages avec Sophie. À la télévision, le quarante-cinquième président des États-Unis fait son discours : il voudrait remercier le peuple américain, des millions et des millions de personnes ont voté pour lui ce soir. Un groupe de personnes très tristes essaie de les priver de leurs droits, et ils ne l'accepteront pas. Ils ont 76.000 voix d'avance avec presque aucune voix qui reste à compter, et tout à coup tout s'arrête. C'est de la fraude. Avec comme victime, le peuple américain. C'est une honte pour ce pays. Ils se préparaient à gagner cette élection, et honnêtement ils ont gagné cette élection. Sophie est en train de regarder cette allocution au boulot avec une collègue derrière elle, qui se demande s'il est en train d'improviser. Sophie ne sait pas. Voici une bande dessinée très facile de lecture, avec des partis graphiques affirmés. le premier saute aux yeux du lecteur : l'artiste a choisi de ne pas représenter les traits de visage. Cela peut se voir dès la couverture. C'est criant dès la première planche : Louis porte une moustache et une barbe, en revanche ni les yeux, ou la bouche ou le nez ou les sourcils ne sont délimités par la couleur directe, ou détourés par un trait. Il en va de même pour Sophie qui se situe sur la droite de chaque case, celles-ci ayant la largeur de la page dans un plan cadré de face à travers le parebrise. de la même manière, ni bouche, ni nez, ni yeux ni sourcils ne sont représentés sur son visage, ni ride et bien sûr pas de pilosité. Cette absence de traits faciaux ne connaît que deux exceptions en pages 85 & 86 : ces éléments sont présents sur le visage de Sophie et de Louis à l'occasion d'un repas dans le jardin des parents de la première. Le lecteur se retrouve déconcerté par cette absence : cela diminue d'autant l'expressivité des personnages. Pour autant, il peut se faire une idée partielle de l'état d'esprit général des personnages par leur posture et leur occupation. Il présume que l'absence de visage correspond à la baisse d'empathie entre Sophie et Louis, et peut-être envers les individus qu'ils croisent et rencontrent, une forme de détachement émotionnel, ou de repli sur soi-même qui ne permet plus de ressentir les émotions de son interlocuteur. La deuxième caractéristique apparaît dans l'impression donnée par les images : un peu pastel, des couleurs un peu délavées évoquant un temps révolu, ou des sensations émoussées. L'absence de traits de contour ajoute à la douceur des images, des formes qui cohabitent harmonieusement, sans avoir besoin d'être cantonnées par une frontière. Ce mode de représentation peut servir à donner une forme naïve aux voitures, à transcrire l'impression que donne des rayonnages bien ordonnés dans une grande surface, une quantité et une variété bien ordonnée, même si les formes apparaissent assez similaires. Il apporte également une grande douceur aux images : le calme et la tranquillité du jardin des parents de Sophie, ou encore l'intimité feutrée de cette séquence de cinq pages où Sophie et Louis sont allongés dans leur lit. Paradoxalement, cela apporte également une forme de fragilité inattendue au quarante-cinquième président des États-Unis, ce qui permet (presque) de croire à sa sincérité quand il se déclare surpris et même désemparé par le résultat des élections présidentielles de 2020 et la victoire de Joe Biden. Par ailleurs, les auteurs ont conçu leur ouvrage sur une structure en chapitres, de trois à neuf pages, à l'exception des deux derniers qui en comptent dix-neuf pour l'avant-dernier et seize pour le dernier. Cela contribue à donner un rythme assez rapide à la lecture, de courtes scènes légères, des petits riens du quotidien. Un trajet en voiture en évoquant la relation de couple de la sœur de Sophie, les discours du perdant aux élections, un voyage en ascenseur, un papotage avant un match de tennis en double, un échange en terrasse, un achat chez le fleuriste, un arrêt à une station-service, la préparation d'une salade de tomates, un moment d'émotion involontaire au lit, un dernier voyage en voiture. Pas de quoi fouetter un chat, mais des marqueurs révélateurs après-coup d'un glissement insensible sur le moment. le titre renferme une ambiguïté : il n'évoque pas la situation après l'amour, mais ce qu'il advient une fois que l'amour a uni deux êtres. le texte de la quatrième de couverture s'avère tout aussi évasif : ils sont ensemble depuis dix ans, dix ans c'est long en amour… Même s'il part avec une idée préconçue, le lecteur se rend compte que ce suspense binaire agit sur lui : rompront-ils ou non ? Le lecteur peut lire cette bande dessinée d'une traite en un quart d'heure, sans plus y penser. Il peut aussi jouer le jeu du suspense sur le devenir de cette relation de couple et se montrer participatif en cherchant à identifier des schémas, en supputant des liens de cause à effet. Dans un premier temps, il ne sait trop quelle valeur donner à l'échange dans la voiture sur le couple de la sœur de Sophie, sur la liste de courses et l'anecdote dans l'hypermarché. Il ne voit pas ce que le discours mensonger et manipulateur de perdant à l'élection vient faire là, si ce n'est donner un repère chronologique pour le récit. Puis en page trente-quatre, Louis confie au débotté à son partenaire de tennis en double qu'il croit que Sophie l'aime moins. Le lecteur reconsidère alors les petites choses des séquences précédentes sous un autre angle. Les deux remarques sur le couple d'Éric soulignent ce à quoi Sophie est attachée dans le couple (le respect de la dignité du conjoint) et ce à qui Louis est attaché (les rapports sexuels, ou plutôt l'absence de rapport sexuel). La boutade sur le bébé fait prendre conscience à Louis que c'est un sujet qu'il évite, peut-être sciemment, peut-être inconsciemment, et qui doit tenir à cœur à Sophie, même inconsciemment. Quand il se retrouve avec un bébé dans les bras dans l'hypermarché, il ne sait pas quoi en faire, comme il ne saurait pas quoi répondre à Sophie si elle lui demandait qu'ils conçoivent un enfant. Une fois la graine du doute semée dans son esprit, le lien avec les discours du candidat perdant acquiert la force d'une évidence. Ils se préparaient à gagner cette élection, et honnêtement ils ont gagné cette élection : Sophie et Louis sont en couple, ils ont gagné cette épreuve dans la vie d'adulte et il est évident qu'ils vont continuer ensemble, tout le monde le dit. Ensuite, les résultats de ce soir ont été incroyables, ne jamais abandonner, ne jamais abandonner, ne jamais reculer et ne jamais, jamais arrêter de rêver : dix ans de vie commune, c'est déjà une réussite incroyable, Sophie et Louis n'ont aucune raison d'arrêter de rêver, il ne faut jamais abandonner. Le parallèle entre discours de défaite niée et de situation de couple en impasse produit un effet dévastateur : Sophie et Louis sont en train de se mentir pour contenter les personnes autour d'eux. Ils promeuvent cette vérité alternative comme si cela pouvait leur permettre de conserver leur couple, alors qu'ils ressentent, chacun de son côté, au fond d'eux que leur relation arrive à son terme. Il leur reste encore à le verbaliser. le lecteur va alors relire le passage de la salade de tomates : il ressent mieux en quoi l'échange banal sur la composition d'une salade de tomates cristallise tout l'éloignement qui s'est agrandi insensiblement entre les deux compagnons. Au début, c'est étrange de plonger dans l'intimité émotionnelle d'une relation de couple, tout en en étant tenue éloigné par l'absence d'émotions apparentes, faute de représentation des traits de visage sur les personnages. Très vite, c'est le confort d'une relation dans laquelle il n'y a pas de conflit, où l'un et l'autre se connaissent bien, s'apprécient et la tendresse est palpable. La narration visuelle exprime cette douceur douillette au travers de moments banals et insignifiants. L'accumulation de ces petits riens conduit à un brosser très progressivement un constat qui s'impose inéluctablement au couple, qu'ils ressentaient sans le formuler, luttant contre cet état fait de manière passive pour ne pas lui permettre de devenir concret. Une étude relationnelle d'une grande sensibilité et d'une grande subtilité.