Où trouver cet art ? L'Art de notre temps ?
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Ce tome contient une biographie de l'artiste Edgar Degas (1834-1917) qui ne nécessite pas de connaissance préalable pour l'apprécier, et qui dégage plus de saveurs si le lecteur est familier de ses principaux tableaux. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Salva Rubio pour le scénario et pas Efa (Ricard Fernandez) pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-vingts pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de sept pages, rédigé par le scénariste et illustré par des tableaux de Degas. Ces deux auteurs avaient déjà réalisé ensemble Monet, nomade de la lumière (2017).
Samedi 29 septembre 1917, au cimetière de Montmartre à Paris, Mary Cassatt assiste à l'enterrement d''Edgar Degas, immobile et silencieuse, entendant les commentaires autour d'elle. Quelqu'un le connaissait-il vraiment ? Il était toujours seul. Rien d'étonnant il était si intransigeant. Il ne s'est jamais remis de la faillite familiale. Ce fut pour lui, une telle humiliation. Machiste, antidreyfusard, voire antisémite, intolérable ! Et cette manie de ne peindre que des danseuses, des blanchisseuses et des prostituées, c'est bizarre non ? Pas si bizarre quand on sait que la plupart de ces ballerines étaient aussi des putains. Il ne s'est jamais marié, encore une bizarrerie. En effet, plus encore pour un homme de son rang. On ne lui a jamais connu une seule aventure ? Pas même avec l'un de ses modèles, comme ses amis impressionnistes ? Non, il était peut-être homosexuel, en tout cas beaucoup le pensaient. Ou impuissant… Il était arrogant, insolent et désagréable ! Les gens disaient qu'il y avait deux Degas : celui qui bougonne et celui qui grogne. Il était tout bonnement insupportable. Il a toujours vécu seul, pas étonnant qu'il soit mort seul.
Après l'enterrement, Mary Cassatt rentre chez elle en pensant à tous ces commentaires. Elle se dit qu'on parlera toujours de ses danseuses adorées, de ses blanchisseuses, de ses modistes. Mais quelqu'un le connaissait-il vraiment ? Elle a besoin de savoir. Elle prend un volume dans sa bibliothèque et se plonge dans les carnets intimes du peintre. En 1852, 45 rue de Taibout à Paris, un jeune Edgar Degas a abordé Paul Valpinçon qui marche dans la rue, et il lui fait la leçon de manière véhémente, lui reprochant de refuser le tableau La baignade pour une exposition sur la carrière de Jean-Auguste-Dominique Ingres, allant jusqu'à l'insulter en le traitant de d'imbécile, de foi, d'idiot, de benêt, d'abruti, d'égoïste. Continuant sur sa lancée en le qualifiant de bourgeois arrogant, de personnage insignifiant, de crétin analphabète. Tout au long de ces invectives, Valpinçon a continué d'avancer et il s'arrête au 11 quai de la Seine pour sonner à la porte. Un homme lui ouvre, le reconnaît et lui demande quel bon vent l'amène. Edgar identifie Ingres au premier coup d’œil. Le riche bourgeois informe le peintre qu'il a changé d'avis et qu'il va lui prêter La baigneuse. le jeune garçon explique à l'artiste qu'il veut devenir peintre. Ingres lui conseille de se consacrer corps et âme à la peinture, de vivre pour la peinture, d'en faire sa maîtresse, sa fiancée et son épouse.
Dès les premières pages, le lecteur constate que les auteurs savent de quoi ils parlent. Le scénariste a choisi de raconter l'histoire de l'artiste du point de vue de Mary Cassatt (1844-1926), artiste peintre et graveuse américaine ayant entretenu une longue relation professionnelle avec le peintre, et le dessinateur sait citer les toiles du maître, sans essayer de les singer. le récit s'ouvre sur l'enterrement d'Edgar Degas, et sa collègue se plonge dans ses carnets intimes. Le dispositif narratif peut sembler téléphoné : dans la narration le scénariste s'en sert pour annoncer les questionnements qu'il va évoquer concernant ce peintre. Les remarques effectuées par les personnes assistant à l'enterrement constituent autant de facettes de la personnalité publique de Degas formant un portrait de l'individu. La deuxième scène indique que l'auteur va mettre en scène des moments de vie, avec la connaissance de son déroulement complet, le point de vue étant celui de sa collègue après la mort de Degas. Dès ces premières pages, la narration visuelle séduit le lecteur avec ces teintes comme apposées au crayon de couleur, des cases rectangulaires sans bordure tracée, un regard adulte sur les différents lieux, avec le comportement posé de cette dame âgée, en phase de deuil d'un ami cher qu'elle a côtoyé pendant des décennies.
Après les trois pages d'introduction, le récit reprend un ordre chronologique, à partir de 1852. En fonction de la nature des événements évoqués, les auteurs peuvent consacrer une scène à une date précise, ou bien évoquer des faits s'étant déroulés entre deux dates, ou encore une série de dates. Dans la première famille se trouvent par exemple l'année 1872 que Degas passe à la Nouvelle Orléans en Louisiane, l'année 1873 au cours de laquelle il développe l'idée d'un salon des Impressionnistes, le 15 avril 1874 pour la première exposition des Impressionnistes, les dates des sept expositions suivantes (30 mars 1876, 4 avril 1877, 10 avril 1879, 1er avril 1880, 2 avril 1881, 1er mars 1882), avril 1883 alors que Degas se rend au chevet de Manet, le 30 avril 1883 date de son décès. Dans la deuxième catégorie, ils vont développer des interactions et des faits avérés comme la fin des études scolaires de Degas, ses années d'apprentissage à l'atelier Lamothe, la première rencontre avec Édouard Manet (1832-1883), celle avec Berthe Morisot (1841-1895, artiste peintre, cofondatrice du mouvement des Impressionnistes), avec les autres impressionnistes, avec Mary Cassatt, les travaux préparatoires de la publication le Jour et la Nuit, qui ne paraîtra jamais, plusieurs échanges au cours de sa relation avec Cassatt, etc.
Le lecteur se retrouve vite pris par cette reconstitution consistante et dense, tout en se demandant si ça s'est vraiment passé comme ça. le dossier en fin d'ouvrage comporte plusieurs parties dont les titres sont les suivantes : Musique pour un menuet solitaire, Degas et Cassatt une énigme émotionnelle, le monde de Degas planche après planche, Un jeune homme en colère, le masque de l'artiste, Inspiration américaine, le ballet comme atelier, Un long adieu. Entre autres, le scénariste explicite ses partis pris : résister à la tentation d'accompagner les planches d'explication, et inclure dans ce cahier final toute une série d'informations complémentaires, de détails savoureux, de curiosités et d'anecdotes qui rendent plus agréable la lecture ou la relecture de cet album. Il apporte une précision sur la voix de monsieur Degas : ses carnets ainsi que plusieurs de ses lettres ont été conservés, tout comme une série d'anecdotes, de critiques et d'information sur sa manière de parler, de se comporter et de s'adresser à son entourage. Il a veillé à reproduire fidèlement son caractère, sa personnalité et son langage, reprenant mot pour mot ou en les adaptant, un grand nombre de ses répliques, affirmations, notes et réflexions. S'il n'est plus possible d'interviewer Edgar Degas lui-même, cette biographie colle au plus près de ce qui est connu de lui, tout en effectuant des choix pour réordonner quelques détails et se conformer à la pagination. À plusieurs reprises, le lecteur peut faire le lien avec la bande dessinée que les auteurs ont consacré à Claude Monet (1840-1926), et aux séquences relatives au Salon de peinture et de sculpture, souvent appelé juste Salon.
L'artiste a choisi de réaliser des dessins qui ne singent pas les tableaux de Degas (d'ailleurs, pas sûr qu'il soit possible de réaliser une bande dessinée avec ses tableaux), mais qui en respecte l'esprit. Pour autant, le lecteur peut identifier plusieurs reproductions de tableaux célèbres, de Degas bien sûr, mais aussi de Manet. En fonction de sa culture, il peut comparer un tableau ou un autre à l'original, et apprécier le talent du bédéiste. Il peut également être saisi par la manière dont il transcrit la puissance expressive de la sculpture La Petite Danseuse de quatorze ans (1879-1881), ou comment il détourne le déjeuner sur l'herbe (1863) de Manet, sans les femmes, avec Degas et Manet allongés sur l'herbe dans la position des messieurs du tableau. La première caractéristique réside dans le fait que la narration visuelle est traitée comme une véritable bande dessinée, et non comme un texte illustré, même quand le scénariste a beaucoup d'informations à apporter. Efa impressionne par sa capacité à représenter dans le détail de nombreux éléments. Le lecteur peut prendre son temps pour examiner les costumes et les robes, les chapeaux féminins et masculins, et bien sûr la manière dont les messieurs taillent leur barbe et leu moustache. Il peut se projeter dans chaque lieu : devant le caveau de la famille de Gas, dans plusieurs rues de Paris, dans une salle de classe du lycée Louis-le-Grand, à l'atelier Lamothe, au café Guerbois, dans plusieurs salons où se tient une réception mondaine, à l'opéra, dans l'atelier de Degas, dans un grand parc parisien, dans un hippodrome, dans les coulisses de l'opéra, dans une maison close. Le dessinateur sait donner à voir les lieux représentés par le peintre, et ceux qu'il fréquentait. L'utilisation de crayons de couleur ou équivalent aboutit à un rendu différent de celui de la peinture, tout en respectant les atmosphères des toiles, le lecteur pouvant en comparer dans le dossier de fin.
Récréer la vie d'un être humain, sa trajectoire de vie, mettre en lumière sa personnalité tient de la gageure, d'une construction a posteriori, d'une interprétation pour mettre en concordance les faits et gestes publics et connus d'un individu et sa vie intérieure mystérieuse et connue de lui seul. Efa & Rubio permettent de faire connaissance avec un artiste peintre singulier, de le côtoyer, d'envisager ses motivations, ses états d'esprit, ses principes (en particulier l'importance qu'il donne à son Art et à sa pratique, aux dépens de sa vie sociale et amoureuse), dans des planches magnifiques, autant descriptives que gorgées de sensations, dans le contexte du mouvement impressionniste. Un coup de maître.
tome 1
La première chose que l'on remarque avec cette bd, c'est sa qualité éditoriale, une couverture remarquable, et un album de 135 pages qui pèse plus d'un kilo !
Certes, le prix est assez élevé, et un choix éditorial autre à un moindre coût aurait pu l'emporter mais c'est vrai que cette option, assez luxueuse, est discutable mais passons...
Ce qui frappe en ouvrant cet album, c'est le dessin de Thimothée Montaigne. J'avais découvert cet auteur avec la série Le Troisième Testament - Julius qu'il avait repris au pied levé avec un certain brio, il faut l'avouer. Certes son dessin lorgne sans ambiguïté aucune, vers celui de Mathieu Lauffray, avec lequel il avait collaboré sur Long John Silver.
Il n’y a rien à dire sur le dessin, c'est superbe, on en prend plein la vue avec quelques pleines pages ou doubles pages incroyables (je pense notamment à la découverte du Jakata, pages 22 et 23.)
En débutant la lecture, j'ai immédiatement songé au personnage de Lady Hasting de Long John Silver avec Lucretia Hans, qui veut rejoindre son époux, au delà des mers.
Je reste subjugué par la beauté des planches, malgré la noirceur de l'intrigue, au fil des pages.
Le scénario de Xavier Dorison n'est pas en reste, l'intrigue est très sombre, les personnages très tourmentés, et ce premier volume retrace avec une efficacité remarquable, l'atmosphère qui règne sur un navire où une mutinerie couve....
Parti d'un choix éditorial très discutable sur le coût, cet album rejoint, à mes yeux, un des meilleurs albums que j'ai lus cette année, bref un incontournable de cette année.
tome 2
La lecture du premier volume fut , pour moi, jubilatoire. Je ne connaissais pas du tout ce fait maritime, et je me suis fait souffrance pour ne pas aller en découvrir davantage , pour mieux appréhender ce second volume.
Je dois dire que cet album est époustouflant à tout point de vue. Un dessin de Thimothée Montaigne magnifique voire exceptionnel, les pleines pages sont d'une beauté à couper le souffle.
Mais c'est surtout le rythme du récit qui tient en haleine le lecteur, d'ailleurs je n'ai pas réussi à lâcher ce livre avant d'en connaitre le dénouement. On a du mal à imaginer tant d'atrocités dans ce récit, bien qu'il soit très fortement inspiré de faits réels. Le travail de Xavier Dorison est, une de fois de plus, remarquable dans cette adaptation.
J'ai bien évidement relu le premier volume de ce diptyque avant de me lancer dans cet album, et à mon avis, ce second tome dépasse encore le précédent, c'est dire!
Une de mes meilleures lectures de cette année.
Et je passe sous silence la qualité éditoriale de l'album,et son prix, certes élevé, mais lorsque le scénario et le dessin sont d'une telle qualité, on ne peut passer à côté d'un tel chef d’œuvre.
Écraser les autres pour se retrouver sur la plus haute marche du podium ?
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, racontée sous la forme d’un roman-photo. Sa parution date de 2023. Il a été réalisé par Nicole Augereau pour le scénario, la direction d’acteurs, le montage. Elle joue le rôle principal, celui d’Amélie. La page de crédit fait état de vingt-six acteurs, et de sept personnes ayant accepté de prendre l’appareil photo que l’autrice leur tendait. Elle remercie également tous les participants et organisateurs-rices de La croisière de l’art, qui ont accepté de poser sous son objectif. Enfin, une page est dédiée à lister les œuvres présentes dans ce livre, c’est-à-dire des œuvres d’art contemporain.
Amélie se tient au beau milieu d’une zone totalement dégagée d’une forêt, tous les arbres étant couchés à même le sol. Elle se lance dans un long monologue, commençant par enjoindre à regarder ce désastre ! Depuis qu’une météorite est venue s’écraser dans la forêt, les habitants sont tous témoins d’étranges phénomènes. Elle ne parle pas de l’internet coupé et de tous les accès bloqués, elle parle des gens ! Une voisine employée de hot line qui plaque tout pour apprendre l’opéra. Un ami conseiller bancaire qui démissionne brutalement pour faire des sculptures en fil de fer. Le rapport avec la météorite ? Elle ramasse un morceau d’écorce à même le sol et elle le brandit à bout de bras. Et ça c’est quoi peut-être ? Ce bout d’écorce déchiqueté est complètement infesté. Elle s’écrit : Oh non, ils me montent sur le bras ! Saleté d’aliens ! Ils vont transformer tout le monde ! Yeeeerk ! Elle va prouver au monde entier qu’en plus du réchauffement climatique, de l’arrivée des fascistes au pouvoir, des virus mortels et des guerres nucléaires, un nouveau péril menace ! Elle est une lanceuse d’alerte ! Ils ne l’auront pas !
Amélie se tient sur un pont en pierre, avec un village derrière elle. Elle explique : Ici, on est dans son petit village si typique, avec sa forêt, son lac et son château. Typique ? Plus pour longtemps. Elle emmène le lecteur dans un rassemblement d’individus qui se sont fait retourner la cervelle par les amis venus de l’espace. À juger par soi-même… Un homme est assis à une table en extérieur, sous un parasol avec une demi-douzaine de personnes assises sur des chaises, en train de l’écouter. Il se présente : avant, il était ingénieur électronicien dans l’armée. Tout était secret défense, il ne devait rien dévoiler de ses activités, même à sa femme. Il travaillait sur des appareils qui permettaient de repérer un type armé d’un couteau à huit kilomètres de distance. À cinquante-neuf ans, il a tout arrêté et il s’est mis au dessin. Il continue : On peut se mettre à dessiner à n’importe quel âge et n’importe où, sur des bouts de carnets, des boîtes, des pots de yaourt. Il faut être décomplexé, spontané. Ne pas se juger, accepter les imperfections. Le dessin, c’est une interprétation du réel, il faut dessiner ce qui vous inspire, n’importe quoi. Le dessin qu’on faîtes ne plaît pas, le voisin l’aimera peut-être.
L’éditeur FLBLB continue de publier régulièrement des romans-photos, dans des genres différents : ici, le lecteur découvre une histoire d’anticipation. Une femme, Amélie, est persuadée d’avoir détectée une invasion extraterrestre sournoise : des sortes de micro-organismes dont elle est la seule à avoir conscience de la présence. Les personnes dont le cerveau est infecté abandonnent leur travail pour se consacrer à la création artistique. C’est une catastrophe : une vague de démissions impacte tous les domaines de l’activité économique et administrative. Le personnage effectue ses remarques à haute voix sur ce qu’elle observe, comme si elle s’adressait en direct au lecteur. Ce dernier l’accompagne alors qu’elle rencontre des individus s’étant reconverti : un ingénieur électronicien en dessinateur, une femme et un homme ayant dessiné une faille dans un mur qui part d’en haut et qui descend jusqu’en bas, si on la fixe, on finit par ne voir plus qu’elle, la responsable du planning à l’agence d’intérim en personne écoutant les plantes et consignant leur histoire sur un carton, la dame qui fait visiter les maisons à l’agence immobilière en créatrice de toile faite avec le suc des plantes, l’employée au garage Renault en artiste dans une démarche artistico-médico-globale, etc. L’intrigue prend la forme d’une enquête au cours de laquelle Amélie rencontre des habitants qu’elle a l’habitude de côtoyer, avec des séquences oniriques, la visite d’une exposition d’art contemporain, et une sortie en kayak.
Ce roman-photo met en œuvre les formes narratives d’une bande dessinée : chaque photographie correspond à une case, celles-ci sont disposées en bande. Majoritairement, les pages comprennent deux bandes, avec régulièrement une disposition de deux bandes de deux cases chacune. L’autrice utilise une fois une photographie en double page ; elle a recours à une photographie en pleine page à onze occasions. Elle a conservé la forme carrée ou rectangulaire de chaque photographie, avec des bordures ondulées lors des séquences de rêve. Elle ne semble pas avoir usage d’effet spéciaux pour modifier les photographies, sauf pour l’éclairage bleuté d’une séquence. Le lecteur suit Amélie dans différents lieux du village : tout d’abord dans la forêt en extérieur, puis sur cette terrasse publique ombragée, dans un grand parc, dans une chambre à l’étage, devant une maison sur pieux, à l’intérieur d’un bâtiment public abritant une exposition d’art contemporain, dans une zone ombragée au bord d’un lac, et enfin sur le lac lui-même en kayak. Le lecteur apprécie la belle lumière de l’été, la douce chaleur qu’il ressent en regardant les tenues estivales des personnages. Il se rend compte qu’il rencontre beaucoup de monde, vingt-six personnes recensées dans les crédits, tout cela donnant une sensation de grande liberté, à l’opposé d’une impression de production étriquée faute d’un budget riquiqui.
Dans cette narration naturaliste, le lecteur voit Amélie brandir un morceau d’écorce en page cinq et s’alarmer du fait qu’ils lui montent sur le bras. En prenant le temps d’examiner la photographie, il constate qu’il ne distingue rien qui pourrait le renseigner sur ces Ils. En page huit, l’ingénieur reconverti en dessinateur expose ses convictions : On peut se mettre à dessiner à n’importe quel âge et n’importe où, sur des bouts de carnets, des boîtes, des pots de yaourt. Il continue : Il faut être décomplexé, spontané, ne pas se juger, accepter les imperfections, le dessin, c’est une interprétation du réel, il faut dessiner ce qui vous inspire, n’importe quoi. Le lecteur ne détecte pas de manipulation mentale d’un organisme extraterrestre qui ferait dire n’importe quoi à cet être humain. Il se rend compte qu’il a mordu à l’hameçon : par pur automatisme, il a adopté le point de vue d’Amélie, la réalité d’une menace venue du cosmos, et il essaye d’identifier des schémas, de détecter ce qui cloche, ce qui confirme cette hypothèse. Il se retrouve hésitant car les images ne montrent rien que de très normal. Tout au plus, il peut exprimer des doutes sur les qualités artistiques des productions qui sont montrées à Amélie : le dessin d’une faille dans un mur, une dame qui écrit ce que lui raconte des plantes, des feuilles imbibées par le suc de plantes pressées et tapotées avec un marteau, un brownie décoré avec des fleurs de géranium, ou encore une sculpture inspirée de coraux marins.
Dans le même temps, il fait la visite de l’exposition intitulée Nous sommes des extraterrestres, hésitant également entre le canular inventé de toute pièce, et la possibilité de son authenticité. La liste d’œuvres d’art moderne en fin d’ouvrage explicite le titre et l’artiste de chacune, ainsi que la page où elle se trouve dans le roman-photo. Il apprend qu’il s’agit de la collection du musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, dans le château de Rochechouart. Finalement, l’intrigue n’est peut-être pas aussi fantaisiste que ça, ou bien sa fantaisie s’exprime dans d’autres facettes. Alors que l’enquête progresse, le lecteur se sent balloté entre loufoque (la dame qui repère des plantes avec un cornet de papier, qui s’en approche, la saisit délicatement, entend sa petite voix si douce qui lui raconte une histoire, qu’elle consigne sur un carton qu’elle plante juste à côté), et entre remarques anodines en passant. Il y a le discours de l’ex-ingénieur sur le dessin : une forme de profession de foi sur la puissance de cette expression. Il y a cette femme qui écoute les plantes, en ayant quitté un emploi sans âme. Il écoute la sculptrice évoquer son précédent métier : Avant, elle était semi-marathonienne professionnelle, elle visait le titre de championne de France. Elle a fini par se poser des questions : Mais courir, courir, tout ça pour quoi ? Être la meilleure ? Écraser les autres pour se retrouver sur la plus haute marche du podium ? Il relève également le terme de Démissionnaire, terme apparu après les confinements conséquences de la pandémie de COVID-19, appliqué aux personnes quittant des emplois professionnels alimentaires. En pages cinquante-quatre à cinquante-neuf, Amélie discute avec l’œuvre d’art Hades (2014) de Martin Kersels, évoquant la fonction des hémisphères gauche et droit du cerveau, orientant l’interprétation de la menace venue du cosmos vers une dichotomie analytique et motrice. La fin suggère que la fonction analytique du cerveau mène vers la folie, alors que les individus étant dans l’expression de leurs émotions, de leur ressenti sont plus équilibrés.
De publication en publication, les éditions FLBLB prouvent que le roman-photo peut rivaliser avec d’autres moyens d’expression dans différents genres littéraires, et peut aborder des thèmes très complexes avec nuance et subtilité. Nicole Augereau raconte une histoire d’anticipation, avec un personnage principal qui enquête sur cette menace venue du cosmos. Le mode narratif se calque sur celui de la bande dessinée, tout en mettant à profit les possibilités d’un reportage photographique dans un village et ses environs pour aboutir à une grande variété de lieux et de situations, ayant ainsi dépassé les limites inhérentes à la question de budget. Le lecteur plonge dans une intrigue à la dynamique classique, étant sûr de son interprétation, et faisant progressivement l’expérience de la réflexion sous-jacente, adulte et sophistiquée, sur l’importance relative à donner au train-train professionnel, en partie grâce à un jeu avec des créations d’art contemporain. Élégant et ambitieux.
Les attentes : le démon caché dans toute âme enthousiaste.
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Ce tome contient une approche biographique de la vie de la sculptrice Camille Claudel (1864-1943), également sœur du dramaturge Paul Claudel (1868-1955), et collaboratrice du sculpteur Auguste Rodin (1840-1917). Son édition originale date de 2022 en Italie, et de 2023 en France. Il a été réalisé par Monica Foggia pour le scénario et Martina Marzadori pour les dessins et la mise en couleurs, traduit de l’italien par Jérôme Nicolas. Il comporte cent-dix pages de bandes dessinées. Il se termine avec une postface de cinq pages, rédigée par la scénariste, revenant sur la relation entre la sculptrice et Rodin, sur son internement et la notion d’hystérie à l’époque, sur le fait qu’elle était considérée inadaptée pour exercer un métier réservé aux hommes, et sur l’inspiration de l’écoute de La mer de Claude Debussy pour son écriture. Viennent ensuite une page de remerciements, et une dernière page avec la bibliographie recensant sept ouvrages, le film de Bruno Nuytten dans lequel Sophie Marceau incarne la sculptrice, et deux sites internet.
Une petite fille de bonne famille. La souffrance de la beauté qui déchire la roche, la met en pièces pour dominer sa forme. En 1876, dans la campagne de Montfavet, devant un rocher appelé géant de Montpreux, Camille Claudel est en train de façonné une petite statue de terre, son petit frère posant devant elle et commençant à fatiguer. Il finit par s’allonger dans l’herbe. Louise-Athanaïse, leur mère, les appelle, exigeant qu’ils viennent ici tout de suite. Elle admoneste sa fille qui devrait avoir honte : les demoiselles de bonne famille ne se salissent pas, et la robe de Camille est maculée de terre. Cette dernière répond que pour créer, il faut se salir, Dieu l’a fait. Montfavet en 1921 : Camille regarde par la fenêtre, elle observe un oiseau donner la becquée à ses oisillons. Une dame l’appelle : un paquet est arrivé pour elle. Il contient de la terre à modeler.
À Villeneuve-sur-Fère en 1878, dans la maison familiale des Claudel, la jeune Camille indique à sa mère qu’elle a une grande envie de faire son portrait, elle ajoute que papa serait content. Après un mouvement de refus, sa mère accepte à condition que sa fille essaye de la mettre en valeur. La fille emmène la mère dans le jardin et cette dernière s’assied dans un fauteuil, sous l’ombre d’un feuillage. Camille se met au dessin en pensant que pour mettre sa mère en valeur, elle a dû déchirer le voile que sa mère avait elle-même tissé. Des grands yeux de sa mère, Camille a saisi la douleur secrète. De son corps, l’esprit de la résignation. De ses mains l’abnégation complète. Camille a toujours pensé que sa mère la détestait parce que sa fille n’avait pas voulu se soumettre comme sa mère l’avait fait. Mais avec le temps, elle a compris qu’au fond sa mère l’enviait parce que Camille n’était pas comme elle. Au temps présent de 1921, Camille se demande où est ce portrait à présent. Il doit être perdu, comme sa mère. Elle se rappelle comme sa mère détestait ses outils d’artiste, elle les aurait volontiers jetés au feu, et sa fille avec.
Les autrices ont choisi d’adopter le point de vue de Camille Claudel (1864-1943) du début jusqu’à la fin, présente dans chaque page. Il s’agit donc d’une histoire de femme, avec son point de vue, l’accès de temps à autre à ses pensées. Dans sa postface, la scénariste explicite son choix de ne pas insister dans ce roman graphique sur la maladie mentale qui affligea Camille : il est dicté par la nécessité de rendre justice à la femme, à la sculptrice, à la personne et à sa grandeur artistique. Elle évoque également le comportement de sa mère à son égard : froide et bigote, ne cessant de la rabaisser, et de tenter de brider sa vocation artistique. Elle indique que son père, à l’inverse, était parfaitement conscient du talent de sa fille aînée : il la soutint jusqu’à la fin de ses jours. Le sculpteur Alfred Boucher (1850-1934) a évalué et reconnu son talent. Son frère Paul Claudel (1868-1955) l’a également soutenue. Auguste Rodin l’a encouragée : elle est devenue sa plus proche collaboratrice, sa modèle et sa maîtresse. Elle dû vivre avec son infidélité, la possible appropriation de ses œuvres par Rodin, un avortement, la réaction d’une société patriarcale contre le mouvement d’émancipation des femmes, en particulier le recours abusif au diagnostic d’hystérie. Pour autant, ces faits sont évoqués comme les autres événements de sa vie, sans que la bande dessinée ne prenne les formes d’un pamphlet féministe ou anti-patriarcat, les autrices se focalisant sur les moments essentiels dans la vie artistique de cette créatrice.
Le lecteur découvre Camille Claudel avant l’adolescence en train de modeler la terre pour sculpter son petit frère. Les cases sont dépourvues de bordure tracée, alignées en bande, quelques-unes biseautées en trapèze. L’absence de bordure introduit une forme de douceur, confortée par la mise en couleurs, comme réalisée au crayon, et estompée. De prime abord, la narration visuelle dégage une impression d’art naïf avec des visages simplifiés, des expressions parfois un peu enfantines, un regard qui s’attache plus à certains éléments de l’environnement qu’à d’autres. Dans le même temps, la composition des pages et la variété des découpages correspondent à une narration adulte, avec une quinzaine d’illustrations en pleine page, trois en double page, des pages où un personnage est représenté à plusieurs reprises dans des positions diverses dans une seule image, des cases avec uniquement un personnage et des accessoires sans arrière-plan, quelques magnifiques paysages ou intérieurs. Par exemple, le très bel effet de la lumière du soleil dans le feuillage à la fenêtre de la chambre de Camille à Montfavet, les motifs abstraits des tapis, une double page consacrée à une vue d’une rue de Paris avec son animation nocturne, les étudiants en train de s’affairer sur leur sculpture dans l’atelier de l’Académie Colarossi, la grande salle d’un théâtre parisien, les falaises de l’ile Wight, un quai en bord de Seine à Paris, une vue en extérieur du bâtiment de l’asile de Montfavet, etc.
À plusieurs reprises, la narration visuelle saisit un moment fugace ou complexe, avec une grande sensibilité. Le lecteur ressent pleinement ce qui se joue entre la mère et la fille quand cette dernière demande à la dessiner, par les expressions de visages, les mouvements. Dans la scène suivante quand la mère fait obstacle à la volonté du père d’emmener leur fille à Paris pour qu’elle puisse étudier dans un atelier, le lecteur éprouve l’impression que le jeu des acteurs est forcé : il se dit que l’artiste représente les réactions du père et de la mère comme vues par les yeux d’enfants de Camille, ce qui explique ces émotions plus brutes. Il en a la confirmation en voyant l’entrain avec lequel la demoiselle prépare sa valise, tellement heureuse que son père ait emporté la décision. Lorsqu’elle rencontre Rodin pour la première fois, le lecteur voit qu’elle est devenue une jeune femme, consciente du désir. Plus tard, il peut comparer le comportement de Camille avec Claude Debussy (1862-1918), à son comportement avec Rodin : les deux jeunes gens apparaissent plus insouciants, plus gais, sans le poids de l’âge de Rodin, de vingt-quatre ans l’aîné de Camille. En page cent-onze, la sculptrice se retrouve devant un peloton d’exécution, une métaphore de la condamnation que la société fait peser sur elle, du fait de sa vie émancipée, que ce soit pour l’exercice d’un métier d’homme, ou pour la liberté de sa vie amoureuse.
Du fait du mode narratif, le lecteur éprouve une empathie pleine et entière pour Camille Claudel, voyant sa vie par ses yeux, au travers de ses émotions. Il ressent le besoin de créer, la vocation sans doute possible pour sculpter. Il ressent son élan de bonheur quand elle apprend que son père a pu faire en sorte qu’elle étudie dans un atelier. Il ressent son assurance quand elle répond à Filippo Colarossi (1841-1906) qui estime qu’elle a un style viril, sans rien de mièvre, ni de décoratif, car l’œuvre qu’il contemple à un style incisif. Elle le reprend devant tous les autres étudiants et étudiantes, en lui enjoignant de ne pas confondre ce qui est masculin avec ce qui est expressif et profond, une femme aussi est capable d’exprimer cela. Il s’enthousiasme avec elle quand elle accueille Jessie Lipscomb (1861-1952). Il apprécie une deuxième fois sa confiance quand elle répond à Auguste Rodin que le style de ce dernier n’est pas celui à elle. Les autrices savent faire vivre Camille Claudel, par ses envies, ses convictions, ses émotions, son travail. Elles évoquent la nature de son talent, sans aller jusqu’à se livrer à une analyse de son apport à la sculpture. Elles dressent le portrait d’un être humain grandissant en faisant avec les caractéristiques de la société de l’époque, ballotée entre sa vocation, ses amours, la manière dont elle est traitée par son amant.
En entamant la biographie d’une artiste, le lecteur ne sait pas toujours qu’elle en sera la nature, plutôt biographique axée sur les moments de vie personnelle, ou avec un accent plus important sur la carrière avec une analyse de l’œuvre. Ici, les autrices ont choisi la première approche, montrant avant tout un être humain faisant tout son possible pour exercer sa vocation, pour faire aboutir sa vision artistique, tout en composant avec les contraintes imposées par la société. La narration visuelle s’avère formidable par sa douceur, et par sa sensibilité, très adulte même si l’apparence des dessins peut évoquer certains aspects de l’art naïf.
Avec le discret, on est peinard !
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Ce tome contient une enquête journalistique sur la mort de Dulcie September, abattu à Paris le 29 mars 1988. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Benoît Collombat, journaliste, et Grégory Mardon, bédéiste. Il compte deux-cent quatre-vingt-dix-huit pages de bandes dessinées, en noir et blanc avec des nuances de gris. Il se termine avec deux pages de notes et crédits, un paragraphe de remerciements, et une page listant les autres ouvrages de ces auteurs.
Paris 10e arrondissement, rue des petites Écuries, le 29 mars 1988, Dulcie September marche dans la rue, en se retournant une fois ou deux pour voir s’il y a quelqu’un derrière elle. Elle atteint le numéro trente-huit de la rue et pénètre par la porte d’entrée dans un porche. En passant devant loge, elle prend le courrier que lui remet la gardienne. Elle pénètre dans l’immeuble par l’accès au fond de la cour, ouvre la porte de l’ascenseur et appuie sur le bouton du quatrième étage. Elle sort de la cabine à 09h47. Elle prend les clés dans sa poche pour ouvrir la porte des locaux parisiens de l’ANC (Congrès National Africain) et commence à tourner la clé. Dans son dos, un homme fait feu à cinq reprises, un autre se tenant derrière lui. Ils descendent par l’escalier, alors que la femme gît morte, étendue sur le sol dans une flaque de sang. Ils croisent un homme qui entre dans l’immeuble et qui monte dans l’escalier après les avoir laissé sortir.
Extraits du rapport d’enquête de la brigade criminelle – Le cadavre repose en position dorsale, en diagonale d’un axe imaginaire situé entre la porte d’ascenseur et la photocopieuse posée au sol. La face, maculée de sang, est tournée vers le plafond. La tête se situe à 60 cm de la porte d’ascenseur et 108 cm du mur de gauche, en sortant de ce dernier. Les paumes de mains sont tournées vers le plafond, les doigts repliés sur les paumes. La main gauche se situe à 60 cm du mur de gauche et à 34 cm de la porte d’ascenseur. Les jambes sont pliées et écartées, la distance entre les deux genoux est de 80 cm. À droite de la tête de la victime, un important écoulement sanguin imprègne le tapis et la moquette, ainsi que la chevelure au niveau postérieur du crâne. Au total, six coups de feu ont été tirés par un pistolet petit calibre 22 LR, cinq balles ont atteint Dulcie September à courte distance, précise le rapport d’enquête. Six douilles cuivrées longues de 15 mm sont retrouvées sur place. Dans le salon d’un appartement, les auteurs écoutent Jacqueline Derens, ancienne militante anti-apartheid, raconter sa première rencontre avec Dulcie September : cette dernière était venue à l’UNESCO témoigner du sort des enfants sous l’apartheid, qui mouraient à cause de la malnutrition ou faute de vaccins. Jacqueline était fascinée par la passion avec laquelle Dulcie expliquait les choses. Elle ne se contentait pas d’aligner des chiffres, elle vivait l’horreur de l’apartheid dans sa chair, et ça, pour les militants, c’était irremplaçable
Le sous-titre annonce clairement la nature de l’ouvrage : une enquête de journaliste sur un assassinat dans Paris, d’une militante anti-apartheid. Cette enquête est menée par un journaliste de profession, travaillant à la rédaction de France Inter depuis 1994 en qualité de grand reporter. Il raconte l’enquête qu’il a menée sur ce meurtre, et il explique la raison qui l’a amené à se lancer dans cette entreprise : Pourquoi raconter cette histoire aujourd’hui ? D’abord parce que cet assassinat s’est déroulé sur le sol français, en plein Paris, quelques semaines avant la réélection de François Mitterrand à l’Élysée. Ensuite, parce que cette affaire reste un mystère. L’enquête judiciaire française s’est soldée par un non-lieu en juillet 1992, sans que soient identifiés les coupables. […] L’assassinat de Dulcie September est une histoire qui reste très gênante pour la France : Dulcie dénonçait les relations économiques illégales entre Paris et le régime de l’apartheid, notamment en matière d’armement. Ce soutien des autorités françaises à un régime officiellement raciste est, aujourd’hui, encore, largement méconnu. […] Depuis plus de dix ans, Collombat accumule de la documentation, il épluche les archives et il réalise des interviews filmées avec celles et ceux qui ont connu Dulcie à l’époque. Beaucoup sont morts aujourd’hui. Le temps est venu de raconter cette histoire et de tenter de comprendre pourquoi Dulcie September est devenue une cible.
Ayant conscience de cela, le lecteur s’attend à une narration visuelle adaptée en conséquence. En particulier, elle comporte une forte part de têtes en train de parler : des témoins d’origine très diverse, racontant ce qu’ils ont vécu, parfois au temps présent, parfois comme souvenirs du passé. L’artiste doit reproduire l’apparence de nombreuses personnes politiques et autres. Il a dû produire un grand nombre de pages, ce qui a dû s’accompagner d’une cadence assez élevée. Très rapidement, le lecteur se rend compte que chaque page contient une forte densité d’informations, et que la narration est entièrement soumise à l’enquête. De temps en temps, une page ne peut être composée que des cases avec le buste d’une personne en train de parler, au travers d'un copieux phylactère. Pour autant ce dispositif permet d’incarner chaque propos, de voir qui les tient, et il montre qui parle, en toute transparence. Les deux auteurs font en sorte que le lecteur puisse voir qui parle, et à quel moment de sa vie, c’est-à-dire autant d’éléments d’information et de contexte laissant le lecteur libre d’apprécier les biais potentiels du locuteur. Par exemple Jacqueline Derens évoquant ses souvenirs de Dulcie September, trente ans plus tard. Ou bien Jean-Marie Le Pen en train de s’exprimer en direct au cours de l’émission L’heure de vérité, le 27 janvier 1988, les archives permettant de reproduire la séquence sans risque de déformation du fait des décennies passées. De même, voir Collombat poser des questions rappelle que lui aussi se livre à cette enquête avec un objectif précis, ce qui oriente le champ de ses questions, ce qui peut avoir une incidence sur la réponse de ses interlocuteurs.
Le journaliste réalise une enquête qui explore de nombreuses possibilités, en fonction des réponses des personnes qu’il interroge, avec qui il discute, aussi bien ceux qui ont côtoyé Dulcie September dans sa famille, dans la branche parisienne de l’ANC (African National Congress), aussi bien des policiers qui ont enquêté sur le meurtre, d’autres activistes, des politiciens avec des niveaux de responsabilité variés. L’enquête évoque aussi bien des enjeux politiques que des enjeux économiques à l’échelle d’entreprises internationales, à l’échelle également de plusieurs nations. Cela induit que le dessinateur représente des situations, des environnements, des accessoires très variés. Cela commence avec une rue de Paris, une cage d’escalier avec un ascenseur, pour déboucher dans cette première scène sur un pistolet équipé d’un silencieux et un cadavre ensanglanté. Par la suite, Grégory Mardon montre les discussions assises autour d’une table pour recueillir des témoignages, aussi bien dans une cuisine que dans un salon bourgeois, des colloques et des allocutions officielles, des violences de foule, la ville d’Althone dans la banlieue du Cap, des manifestations de protestation, une cellule de prison, des cartes géographiques pour montrer les frontières, la ville de Genève, de Nice, de Zagora, la place de la Bastille, son opéra et la colonne de Juillet, l’assemblée nationale, les couloirs du métro parisien, des installations de centrale nucléaire, la gare d’Amsterdam, des missiles, d’avions militaires Mirage F1, etc. Il reproduit également la ressemblance de nombreux hommes politiques ou de personnalités comme François Mitterrand, Jacques Chirac, Charles Pasqua, Nelson Mandela, Simone Signoret & Jean-Paul Sartre, Pierre Joxe, et d’autres moins connus. Deux musiciens : Johnny Clegg, Abdullah Ibrahim (Dollar Brand).
Dans un premier temps, le lecteur manque d’assurance quant à la construction de l’ouvrage. Celui-ci s’ouvre avec l’assassinat de sang-froid par un professionnel, permettant d’appréhender la réalité de ce crime, de cette exécution commanditée. Puis les deux auteurs se mettent en scène en train d’écouter Jacqueline Derens chez elle, au temps présent de la réalisation de l’ouvrage. Celle-ci raconte sa première rencontre avec Dulcie September en 1979. Il va ainsi se produire de nombreux va-et-vient temporels entre le temps présent des entretiens et celui des faits relatés, des développements sur la persistance du racisme dans la société française, trois pages consacrées au régime de l’apartheid, la jeunesse et la vie de Dulcie September jusqu’à son arrivée à Pairs, l’emprisonnement de Nelson Mandela en 1964, suite au jugement à Rivonia, prison à perpétuité pour lui et sept autres compagnons de lutte (Walter Sisulu, Govan Mbeki, Raymond Mhlaba, Elias Motsoaledi, Andrex Mlangeni, Ahmed Kathrada, Denis Glodberg). Une page consacrée à l’ANC et à l’établissement de sa direction en exil à Lusaka en Zambie. L’élection de François Mitterrand en 1981. La visite des anciens locaux de l’ANC à Paris au temps présent de l’enquête. Un séjour à Genève en septembre 2011, pour rencontrer Margrit Lienert, ancienne hôtesse de l’air, engagée par la suite dans le mouvement anti-apartheid suisse (branche romande) au début des années 1970. Etc. Progressivement, la ligne conductrice de l’enquête apparaît : des recherches pour chaque possibilité à envisager, des recherches de témoignages, des explications concises sur les différents acteurs, des membres de l’ANC, des politiciens, des militaires, des patrons d’entreprise, etc. Il s’agit d’une véritable enquête menée avec rigueur, confrontée au fait que certains témoins sont décédés depuis, que certains ne sont pas forcément fiables, et que les enjeux se révèlent énormes, à la fois sur le plan économique et le plan politique. Il est question des services secrets de plusieurs nations, de mercenaires aux agissements discutables (l’ombre de Bob Denard, 1929-2007, se faisant sentir), et de secrets d’état. En fonction des témoignages, le lecteur voit bien quand les auteurs se heurtent à des murs, et à d’autres moments il est même surpris qu’ils puissent en apprendre autant.
Une enquête d’un journaliste professionnel, sur un assassinat commis à Paris, contre une militante anti-apartheid, et jamais élucidé. Une mise en images réalisée par un bédéiste professionnel, adaptant son approche à la nature de l’ouvrage, réalisant un travail impressionnant pour montrer les différentes personnes, soit racontant leurs souvenirs, soit lors de reconstitution du passé, participant à la rigueur de la présentation, et à son honnêteté intellectuelle. Le lecteur explore ainsi les nombreuses ramifications de ce meurtre commandité, suivant chaque possibilité, pour voir progressivement se dessiner la plus probable, étayée par de nombreux faits. Édifiant. Benoît Collombat a réalisé le scénario d’autres bandes dessinées, en particulier Cher pays de notre enfance: Enquête sur les années de plomb de la V? République (2015) avec Étienne Davodeau, Le choix du chômage: De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (2021) avec Damien Cuvillier.
Ça peut tout changer. Ces petites choses mises bout à bout.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, tout en s’inscrivant dans une réflexion sur l’art et sur la bande dessinée que l’auteur a initiée depuis plusieurs tomes, avec Une histoire de l’art (2016, sous la forme d’un immense leporello, livre dépliable de plus de vingt-trois mètres recto verso), suivi par Peindre ou ne pas peindre - L'intégrale (2019). Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation de son fils Hyppolyte. Il comprend cent-cinquante-six pages de bande dessinée. Il se termine avec la liste des artistes et de leurs œuvres évoqués, de Mark Rothko avec Red Equal à Jean Dubuffet avec la Métafizix, en évoquant soixante-dix créateurs, et six œuvres réalisées par des artistes inconnus.
Incipit : David Hockney montre toujours le chemin. Reprographie avec interprétation des œuvres Red Equal de Mark Rothko, Solen d’Edward Munch, Black sun d’Alexander Calder. Cycle : effroi, sidération, colère. Reprographie avec interprétation des œuvres : Le triomphe de la mort de Pierre Bruegel l’ancien, Pinturas Negras de Francisco de Goya, Teetering towers, The woodcuts, Heavy cloud d’Ansel Kiefer. Philippe Dupuy et son fils Hippolyte visitent un musée. L’enfant n’aime pas ces images, elles sont terrifiantes. Il ajoute qu’ils sont laids, et il y a celui qui mange quelqu’un. Sur l’avant-dernier, tout est cassé, brûlé, mort. Son père lui répond qu’il sait et qu’il est désolé. Il le prend par la main et l’emmène voir d’autres tableaux, parce que ceux-là, ça fait du bien, parce que ça existe encore : Amandier en fleurs de Vincent van Gogh, Montagne Sainte-Victoire de Paul Cézanne, Nave Nave Moe de Paul Gauguin, A closer winter tunnel de David Hockney, Le bonheur de vivre d’Henri Matisse. Le garçon fait remarquer à son père qu’ils sont tous tout nus. À Paris, dans son appartement, Philippe est à sa table à dessin en train de travailler. Son fils entre et lui demande ce qu’il fait : il répond qu’il travaille. L’enfant veut savoir ce que c’est : le père explique que c’est un collage avec un dessin de la main gauche, il fait ça de temps en temps. L’enfant remarque que son père aussi dessine des femmes toutes nues et il souhaite savoir pourquoi.
Philippe explique qu’il aime bien, parce qu’il trouve ça beau. Et puis c’est quelque chose qui se fait souvent en art. Le fils renchérit : oui, dans les peintures, il y a plein de dames toutes nues. Comme la dame dans le coquillage qui cache sa zézette avec ses cheveux. Mais, bon, il aime bien quand même les dessins de son père. Ce dernier le remercie et lui indique qu’il aime beaucoup ceux de son fils. Puis Hippolyte demande la permission de regarder un dessin animé, il choisit les Pokémons. La chanson du générique débute, le héros indiquant sa volonté de devenir le meilleur dresseur, de gagner les défis et de parcourir la Terre entière. À table, l’enfant regarde le fond de son verre : quarante-quatre ans comme maman, celle-ci répond qu’elle a vingt-deux ans dans le fond de son verre. Philippe met ses lunettes mais il n’arrive pas à lire, c’est vraiment écrit trop petit. Son fils prend le verre et lit : quatre ans.
Dès les premières planches, le lecteur fait connaissance avec la singularité de ce créateur. Il reproduit en les interprétant trois tableaux de maître, puis il réalise un triangle à main levée plaçant aux sommets les mots Effroi, Colère, Sidération. Puis suit l’interprétation d’autres tableaux, et des échanges avec son fils. À l’évidence, c’est le choix de l’auteur que de reproduire à sa manière ses œuvres d’art, plutôt que de faire usage d’une photographie de ces tableaux. Il monte ainsi comment il les perçoit, comment il les interprète, comme il les fait siens. Après ces pages en couleurs, à la peinture, au feutre, au crayon de couleur et au crayon noir, il réalise une page dans son mode graphique habituel : des traits de contour irréguliers et fins, à l’encre pour des dessins dans une veine représentative et descriptive, avec un niveau de détails variable en fonction des éléments représentés, êtres humains comme objets, entre esquisse et dessin précis à l’apparence malhabile. Dans le premier cas, le lecteur voit l’intention et la spontanéité ; dans le deuxième cas, il constate que l’artiste sait observer finement ce qui l’entoure, par exemple quand il peut identifier le mobilier urbain parisien comme les croix de Saint-André.
S’il a déjà lu des bandes dessinées récentes de cet auteur, le lecteur s’attend à la diversité des approches graphiques, et à cette impression un peu penchée. Sinon, il découvre une multitude d’idiosyncrasies qui ne relèvent pas du maniérisme ou de l’affèterie, mais de l’expression de la personnalité de l’auteur, de ses intonations, de ses hésitations, de sa façon d’appréhender le monde. Ce créateur s’exprime par chaque trait, par chaque forme, chaque mise en page, par la structure de son récit. Au fil de sa carrière, il a maîtrisé différentes techniques, les règles académiques et le savoir-faire d’un bédéiste, jusqu’à pouvoir faire totalement sien toutes les dimensions de ce mode d’expression. Il suffit de regarder les textes pour en avoir la preuve : jeu sur les polices, lettrage manuel et artisanale, ondulation des textes qui peuvent parfois épouser la forme des bordures, ou suivre la forme d’une spirale, petites annotations manuscrites en bordure de case, texte en minuscule ou en majuscule, alternance de mots en minuscules et en majuscules, et toutes ces variations participent à exprimer l’état d’esprit de l’auteur, à l’opposé de facéties artificielles et gratuites. Les modes d’expression graphique varient également en fonction de ce que l’artiste souhaite exprimer : les pages avec des dessins à base de traits de contour fins et encrés, l’interprétation d’œuvres d’art classiques, des dessins à l’encre (de femmes nues) collés sur des photographies de montagnes, des peintures abstraites à l’aquarelle avec une silhouette dessinée et collée par-dessus, les dessins de son fils intégrés à une page, voire composant la narration visuelle pendant plusieurs pages, des compositions avec les dessins à l’encre et l’aquarelle, quatre vues de Taipei réalisées au pinceau et à l’encre sous forme d’illustration en double page, une modification du rendu des formes pour raconter une performance des cubes de Takako Saito, la reprographie de deux petits livres de bande dessinée réalisés par Hippolyte comme cadeau d’anniversaire, un dessin pour illustrer un texte de Greil Marcus sur les Sex Pistols, etc.
Derrière ce titre aguicheur, le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre : la dissection d’une pratique de dessin honteuse ? La visite au musée établit qu’une composante principale du récit réside dans la relation du père avec son fils. Celui-ci ressent les œuvres d’art, sans appareil analytique : il les voit mieux que l’auteur qui est incapable de se départir de sa culture picturale, de plusieurs décennies de pratique de la bande dessinée. C’est la raison pour laquelle Hippolyte pose cette question ingénue à son père : la forte proportion de corps féminins dénudés dans l’art lui saute aux yeux. À travers son fils, l’auteur retrouve la capacité d’émerveillement qui s’est émoussée en lui avec les décennies écoulées. Il se reconnecte aux émotions suscitées par les œuvres d’art, il retrouve une façon de voir qu’il avait perdue. Au fil des séquences, il apparaît d’autres facettes de sa relation avec son fils du fait du caractère intimement personnel de l’ouvrage. Ainsi il évoque le regard des autres parents commentant la différence d’âge entre les deux, le père ayant soixante ans et le fils bientôt onze ans, la mère Loo Hui Phang en a quarante-six. Les parents évoquent l’avenir de leur enfant, au regard de l’état du monde. Cela amène à des questions et des réflexions apaisées, mais pas faciles, comme Philippe se demandant à partir de quand son fils pensera que son père est vieux.
La visite au musée établit aussi une autre composante majeure : la contemplation de l’art et la relation que l’auteur entretient avec. Il avait développé ce thème dans Peindre on ne pas peindre (2019), et avait poursuivi sa réflexion sur le sujet dans J'aurais voulu faire de la bande dessinée (2020, avec Dominique A et Stéphan Oliva). Outre les artistes cités plus haut, les visites d’exposition évoquent également des œuvres de Matisse, Man Ray, Joan Miró, Fernand Léger. L’auteur passe en revue la nudité féminine dans l’art, depuis les représentations du paléolithique jusqu’au monde moderne (Pop art, Op art, Figuration narrative, libre, Cobra, Estampes, Fluxus, Photographie, Nouveau réalisme, Arte povera, Art brut, Performance, Art vidéo). Il consacré également dix pages à Takako Saito (1929-), artiste japonaise, à l’occasion d’une de ses performances à base de cubes au CAPC, musée d’art contemporain de Bordeaux. Le lecteur se retrouve fasciné par ce qu’en dit Dupuy qui s’avère un excellent passeur pédagogue pour parler de cette œuvre. Il revient à l’esprit du lecteur la remarque de l’auteur sur les différentes formes d’accessibilité à une œuvre, soit érudite grâce à un bagage culturel adéquat (y compris pour les bandes dessinées), soit plus immédiat comme en atteste la réponse de son fils participant spontanément à ladite performance comme les autres enfants présents, alors que les adultes ne peuvent envisager leur condition qu’en tant que spectateur. Dans cette bande dessinée, le lecteur découvre deux extraits de l’ouvrage Lipstick Traces (1989) de Greil Markus, analysant comment les Sex Pistols ouvrirent une brèche dans le monde du rock et de la chanson, dans l’écran des certitudes qui sont censées régir l’offre et la demande en matière de goût. Parce que les certitudes, les idées culturelles reçues sont hégémoniques et voudraient expliquer comment le monde est censé tourner – des constructions idéologiques perçues et vécues comme des faits naturels – cette brèche dans le milieu pop s’ouvre sur le royaume de la vie quotidienne. Le lecteur comprend que ces remarques ont eu une grande importance dans la manière dont l’auteur considère l’art en général, et le sien en particulier.
Un titre un peu provocateur, assorti d’une couverture composite cryptique. Une fois encore, le lecteur se retrouve déconcerté par la facilité et l’évidence de la narration, alors qu’elle semble si hétéroclite en apparence. Il fait entièrement confiance à l’auteur qui se montre attentionné vis-à-vis de lui, tout en réalisant une œuvre si personnelle que rien ne pourrait être modifié sans en changer profondément le sens. La narration visuelle s’avère protéiforme, dégageant un mélange de spontanéité et de sincérité, tout en révélant une extraordinaire unité parfaite entre le fond et la forme. Philippe Dupuy aborde des thèmes très personnels comme sa relation avec son fils, indissociables de son rapport à l’art, aux artistes, à sa pratique de la bande dessinée, à sa vie dans cette phase qu’il qualifie de temps additionnel, selon la formule de Christian Boltanski : les années se condensent, la forces des intentions aussi, le temps additionnel a une intensité bien différente. Merveilleux.
D'abord un gros coup de coeur pour l'illustration, elle est magnifique, les couleurs sont incroyables. Après le choix du titre est parfait pour cette belle histoire.
Nous suivons ce petit garçon curieux David grandir et devenir une homme mais sont hypersensibilité le charge du poids de l'histoire terrible de son grand père . La guerre, la résistance, l'emprisonnement, les camps de concentration... Toute cette charge émotionnelle lui est transmise comme un héritage mais ce sera son fardeau...
Ça pousse à cette réflexion que nous avons tous à un moment de notre vie, avons-nous le droit à la tristesse alors que nous n'avons pas connu le vrai malheur ? Avons nous le droit de nous plaindre alors que nous avons le ventre plein et un toit sur la tête ? Alors comme David je pense que oui on doit s'estimer chanceux mais chaque période de l'histoire a sont lot de malheur et d'anxiété, nous avons tous le droit de ressentir des émotions négatives, c'est de cette façon que l'humanité arrive à se relever plus haut. David a la charge de transmettre l'histoire de son grand père. Lui aussi devra donner ce fardeau à l'un de ses enfants... Il y a cette très belle phrase au début du livre " lorsque vous écrivez un livre sur l'horreur de la guerre, vous ne dénoncez pas l'horreur, vous vous en débarrassez"
Pour survivre, il faut raconter des histoires. – Umberto Eco
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Ce tome correspond à une adaptation du livre de Guillaume Musso portant le même titre, paru en 2019. Son édition originale date de 2023. L’adaptation a été réalisée par Miles Hyman pour la transposition, les dessins et les couleurs. Il compte environ cent quatre-vingts pages de bande dessinée. Il se termine avec épilogue de cinq pages écrits par Musso (intitulé D’où vient l’inspiration ? apostille à La vie secrète des écrivains), une page de remerciements (une phrase de Musso et un paragraphe rédigé par Hyman), une bibliographie de l’écrivain et une du bédéiste.
On appelle cela l’effet Streisand : plus on cherche à cacher quelque chose, plus on attire la curiosité sur ce qu’on souhaite dissimuler. Depuis son retrait soudain du monde des lettres à l’âge de trente-cinq ans, Nathan Fawles est victime de ce mécanisme pervers. Nimbée d’une aura de mystère, la vie de l’écrivain franco-américain a suscité tout au long des deux dernières décennies son lot de ragots et de rumeurs. Né à New York d’un père américain et d’une mère française, Fawles passe sa jeunesse entre la France et les États-Unis où il termine ses études, d’abord à la Phillips Academy, puis à l’université Yale. Il s’investit ensuite dans l’humanitaire, travaille quelques années pour Action contre la faim, et Médecins sans frontières au Salvador, en Arménie et au Kurdistan. De retour à New York en 1993, Nathan Fawles publie son premier roman, Loreleï Strange, parcours initiatique d’une adolescente internée dans un hôpital psychiatrique. Le succès n’est pas immédiat, mais en quelques mois le bouche-à-oreille porte le roman en tête des ventes. Avec son deuxième ouvrage, Une petite ville américaine, vaste roman choral de près de mille pages, Fawles rafle le prix Pulitzer. L’auteur s’impose comme l’une des voix les plus originales des lettres américaines. En 1997, Fawles s’installe à Paris où il publie son nouveau texte directement en français. Les Foudroyés est une déchirante histoire d’amour, mais aussi une réflexion sur le deuil, la vie intérieure et le pouvoir de l’écriture. C’est à cette occasion que le public français le découvre vraiment. Il participe à une édition spéciale de Bouillon de culture, avec Salman Rushdie, Umberto Eco et Mario Vargas Llosa. Quelques mois plus tard, âgé d’à peine trente-cinq ans, Fawles annonce dans un entretien décapant avec l’AFP sa décision irrévocable d’arrêter d’écrire.
Depuis cette date, l’écrivain s’est installé dans sa maison de l’île Beaumont. Fawles n’a plus jamais publié le moindre texte, ni accordé d’interview à une journaliste. Il a aussi refusé toutes les demandes d’adaptation de ses romans au cinéma ou à la télévision. Netflix et Amazon s’y sont encore récemment cassé les dents, malgré des offres financières très importantes. Depuis bientôt vingt ans, le silence assourdissant du reclus de Beaumont n’a cessé d’alimenter les fantasmes. Pourquoi Fawles, à seulement trente-cinq ans, alors au sommet de son succès a-t-il choisi de se mettre en retrait du monde ?
Impossible de faire semblant : il s’agit de l’adaptation d’un roman de l’écrivain qui vend le plus de livres en France à cette époque. Le titre évoque explicitement la condition de l’écrivain et sa vie secrète, le personnage principal est un écrivain ayant mis fin à sa carrière. Le deuxième personnage d’importance à intervenir, Raphaël Bataille, est un écrivain en herbe qui vient solliciter l’avis du premier. Régulièrement, le lecteur découvre une illustration représentant un écrivain célèbre, avec une citation sur la condition d’écrivain : Umberto Eco (1932-2016), Zora Neale Hurston (1891-1960), Margaret Atwood (1939-), Milan Kundera (1929-2023), Agatha Christie (1890-1976), Marcel Proust (1871-1922), Elena Ferrante (1943-), William Shakespeare (1564-1616), Anton Tchekov (1860-1904), Franz Kafka (1883-1924), Georges Simenon (1903-1989), Alexandre Soljenitsyne (1918-2008). Celle d’Eco fait le constat que : Pour survivre, il faut raconter des histoires. Margaret Atwood prévient que : Vouloir rencontrer un écrivain parce qu’on aime son livre, c’est comme vouloir rencontrer un canard parce qu’on aime le foie gras. Régulièrement, le personnage principal effectue des commentaires sur le métier d’écrivain. Par exemple : La première qualité d’un écrivain était de savoir captiver son lecteur par une bonne histoire, un récit capable de l’arracher à son existence pour le projeter au cœur de l’intimité des personnages. Plus loin, il complète : Un roman, c’est de l’émotion, pas de l’intellect. Concernant le métier proprement dit, il prévient Raphaël que : l’existence d’un écrivain est le truc le moins glamour du monde, on mène une vie de zombie, solitaire et coupée des autres. Au vu de ce qu’il écrit sur les éditeurs, contre lesquels il a la dent dure, peut-être que tout n’est pas à prendre au pied de la lettre. Sans oublier le lecteur en tant qu’espèce en voie de disparition, et les piques sur la vraie littérature.
Dans un premier temps, l’esprit du lecteur ne peut faire autrement que de se focaliser sur cette mise en abîme : l’auteur parle de ce qu’il connait le mieux, son métier, il crée une forme de connivence avec le lecteur qui sait que l’auteur sait qu’il a fait exprès de parler de lui à travers un personnage écrivain, et même un autre personnage aspirant écrivain pouvant évoquer l’individu qu’il était à ses débuts. Cette écriture venant de l’intellect paraît démentir les conseils de Fawles qui dit que l’essentiel se trouvent dans les émotions. D’un autre côté, il y a le mystère de la raison pour laquelle Fawles a mis fin abruptement à sa carrière d’écrivain, Raphaël se fait tirer dessus avec un fusil dès la page trente-et-un et un cadavre nu cloué à un arbre est découvert dix-huit pages plus loin. L’affect du lecteur s’en trouve ainsi titillé et l’élégance de la narration visuelle le séduit instantanément dès la couverture, avec la joie ineffable de découvrir que les pages intérieures sont aussi belles, aussi soignées, aussi élégantes. Impossible de ne pas succomber à la séduction de ce ciel chaud et presque enflammé, de ce bleu entre turquoise et céruléen, de cette terrasse dépassant des falaises et promettant un panorama à couper le souffle, et de cette silhouette féminine chic, sans être provocatrice. Chaque page offre des dessins aussi plaisants à l’œil. L’artiste réalise des images dans un registre descriptif et réaliste avec un niveau de détail élevé dans chaque case.
Le lecteur peut ainsi se projeter dans chaque lieu et admirer cette même vue en double page, un quartier de Harlem dans lequel se trouve Zora Neale Hurston, un dessin en double page de la côte de l’île Beaumont vue depuis la mer, la silhouette du Flatiron Building à New York, le plateau de l’émission Bouillon de culture avec Bernard Pivot, les tables d’une terrasse avec l’ombre accueillante de leur parasol, une balade à vélo dans l’île Beaumont, l’intérieur du salon de la villa de Fawles avec son fusil accroché au mur, un plage d’Hawaï, une autre villa de l’île dans laquelle Raphaël s’introduit par effraction, un appartement parisien, un grand congélateur ensanglanté, la ville de Sarajevo pendant la guerre, etc. Chaque case impressionne par son niveau de détails et sa parfaite lisibilité, par la précision des traits et par la mise en couleurs. L’artiste réalise un dosage extraordinaire entre le degré de simplification de certaines formes, les réduisant parfois à de simples rectangles, et leur habillage par une teinte en aplat ou déclinée en nuances. À certains moments, s’il arrête sa lecture et qu’il se focalise sur un détail, le lecteur peut briser l’harmonie entre ces différentes composantes et se dire que tel ou tel élément est plus simplifié qu’il n’en avait eu l’impression, presque représenté de manière naïve, en particulier la surface des trottoirs ou des chaussées. Mais en recommençant à progresser dans la page, cette impression fugace d’un détail ou d’un autre disparaît, pour laisser la place à la sophistication de l’ensemble. Formidable.
Écrivain comme bédéiste se montrent prévenants vis-à-vis du lecteur : pas de gros plan gore, pas de complaisance vis-à-vis de la violence, même le cadavre cloué à l’arbre paraît un peu irréel. De prime abord, les pages peuvent sembler un peu chargées en texte, mais en fait il s’agit essentiellement de dialogues. Hyman a vraisemblablement repris le texte de Musso : les réparties des uns et des autres se succèdent avec un certain rythme, le plaisir de lecture l’emportant et effaçant l’a priori d’un texte abondant. Se pensant bien malin, le lecteur peut se focaliser sur les remarques relatives au métier d’écrivain, à la nature d’un bon livre surtout en se demandant si l’auteur applique ses propres recettes, et à l’aspect touristique de pouvoir jouir des différents environnements de l’île et de la magnifique villa La croix du Sud. Il se trouve presque surpris quand l’intrigue s’étoffe avec un meurtre, puis une histoire de photographies retrouvées dans un appareil qui avait été perdu dans la mer, le mystère de la retraite lui semblant suffisant comme colonne vertébrale du récit. S’étant habitué à l’environnement insulaire protégé et coupé du monde, il se trouve encore plus surpris par l’intégration d’éléments plus réels, voire d’actualité comme un médecin célèbre ayant travaillé dans l’humanitaire ou la guerre de Bosnie-Herzégovine. Le récit relève bien d’un roman policier, voire d’un polar pour ce qu’il dit de la société, d’un roman policier à énigme comme ceux d’Agatha Christie (sa citation incluse dans le roman : Une fois enclenchées, les coïncidences ont la capacité de se succéder de la façon la plus extraordinaire.) avec une résolution qui prend la forme de trente pages de révélations sur le passé, une méthode chère à Hercule Poirot. Le lecteur se retrouve totalement impliqué dans cet enchevêtrement d’événements tragiques, souffrant avec les personnages, tout en étant pleinement conscient des conventions de genre (ou des ficelles) employées par l’auteur.
Un auteur de romans à succès qui évoque le métier d’écrivain : Guillaume Musso évoque sa propre profession, Nathan Fawles étant son avatar. Il cite ses écrivains préférés, avec des passages qui provoquent un effet de résonnance, comme le fusil de Tchekov quand le lecteur voit un fusil accroché au mur du salon de Fawles, ou le titre emprunté à Gabriel García Márquez (Tout le monde a trois vies ; une vie privée, une vie publique et une vie secrète.). Qu’importe, la puissance de séduction de la narration visuelle emporte immédiatement le lecteur : la qualité des descriptions, les prises de vue, l’élégance des lieux et des individus, la palette de couleurs, magnifique. En cours de route, le lecteur se retrouve presque surpris de découvrir qu’il s’agisse d’un vrai polar, avec un crime sordide. À la fin, il est submergé par les émotions des personnages, car les auteurs lui ont fait développer une forte empathie pour eux.
Je ne connaissais pas encore Guillaume Sorel mais je dois dire que j'ai été littéralement envoûté par cette œuvre.
Envoûté tout d'abord par ce trait magnifique, ces animaux superbement croqués (chevreuils, cerfs, écureuils, etc), ces paysages de forêts et de bords d'océans qui constituent de véritables aquarelles à eux seuls et bien sûr par ces sirènes à la fois belles et démoniaques, féminines et monstrueuses...
Envoûté ensuite par l'ambiance Lovecraftienne de cette histoire qui, si elle reste relativement classique et assez lente, recèle une poésie et une féérie générant une certaine émotion pour le lecteur que je suis.
La fin qui peut effectivement s'avérer déroutante de prime abord reste très ouverte est constitue également un bel hommage à l'univers d'H.P. Lovecraft. Côté références, on pensera également à la petite sirène d'Andersen, notamment lorsque cette dernière observe la cabane de notre héros, assise sur son rocher. Le très beau cahier graphique en fin d'ouvrage confirme cet hommage, la sirène arborant parfois une chevelure flamboyante comme celle de l’œuvre originale.
Une BD gagnant à être plus connue (merci bdthèque :)) et à posséder sans nul doute.
Originalité - Histoire : 9/10
Dessin - Mise en couleurs : 10/10
NOTE GLOBALE : 19/20
La réalité n'est pas un sondage.
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Ce tome est un exposé sur le thème de l’esprit critique, ne nécessitant aucune connaissance préalable. Sa première publication date de 2021. Il a été réalisé par Isabelle Bauthian pour le scénario, par Gally pour les dessins et les couleurs avec l’aide de Reiko Takaku assistante couleur. Cet ouvrage compte cent-vingt pages de bande dessinées. Il se termine par une courte biographie des deux auteurs en un paragraphe, une bibliographie de deux pages, et une double page intitulée Pour aller plus loin répertoriant douze ouvrages dont La petite Bédéthèque des Savoirs T24 Crédulité et rumeurs. Faire face aux théories du complot (2018) de Gérald Bronner & Krassinsky.
Un groupe de six amis, de jeunes adultes des deux sexes, mangent sur la terrasse d’un appartement, rendue plus agréable par la présence de nombreuses plantes vertes. Une nouvelle venue sonne à la porte : Masha, habillées d’une longue robe violette ; elle indique qu’elle a apporté ses photographies de fées. Elle explique : ce sont des esprits de paix et de guérison. Elle a eu l’honneur de les rencontrer plusieurs fois, leur présence silencieuse lui a appris à améliorer ses facultés méditatives. Et quand elle y est parvenue, son asthme a été soulagé. Paul Boutet ironise en répondant que sûrement ça ne peut pas être juste la balade et l’air pur. La jeune femme se ferme immédiatement : un sceptique ! Elle continue : elle aussi elle l’a été, mais elle a testé sa foi. Elle est revenue à différentes heures, sous différentes lumières, alors qu’elle était d’humeurs variées. Leur présence ne dépendait en rien de ces facteurs.la dernière fois, lorsqu’elle s’est approchée, elle a entendu un son de clochettes. Paul ajoute une remarque narquoise comme quoi ça ne l’étonne pas. Elle rétorque que bien des visionnaires ont été pris pour des fous avant qu’on ne leur donne raison, comme Galilée, Gandhi… L’hôtesse ajoute que Paul est particulièrement lourd.
Un autre invité s’adresse à Paul : il n’est pas surpris car Paul a toujours eu peur de ce qu’il ne pouvait pas expliquer. L’hôtesse continue : le monde est plein de mystères, c’est bien la preuve de l’existence de forces qui dépassent les humains. Un troisième intervient : il y a d’autres explications possibles. C’est facile de voir un motif dans de l’eau ou des nuages… Peut-être qu’un gamin avait construit un barrage un peu plus haut, et que ça perturbait le courant. Masha objecte qu’elle a remonté plusieurs fois cette rivière et il n’y avait aucun barrage : ce sont bien des fées ! Elle conclut : si ce n’est pas des fées, que les autres lui prouvent. Ses interlocuteurs interloqués ne répondant pas, elle conclut qu’elle veut bien se remettre en question, mais on parle là d’une technique de communication inter-spectrale utilisée par les druides depuis des millénaires. Paul ne peut pas retenir une exclamation : Mais c’est n’importe quoi ! Masha l’achève en accusant Paul de devenir insultant pour la culture celte. Paul rentre chez lui et se lâche sur les réseaux sociaux.
Au vu du titre et du texte de la quatrième de couverture, le lecteur sait qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation sur l’esprit critique. À la lecture, il constate les liens avec la méthode scientifique, ainsi qu’avec la zététique. Pour la narration de ce type d’ouvrage de vulgarisation, les auteurs optent soit pour un candide, soit pour un avatar de l’auteur qui expose et explique les différentes notions, avec une interaction plus ou moins sophistiquée avec les dessins. Ici, le procédé retenu procède un peu d’un mélange, avec le personnage principal Paul Boutet jouant le rôle du candide, et une incarnation humaine du principe de l’esprit critique. Les dessins apparaissent tout de suite très agréables à l’œil : une approche réaliste avec un degré signification de simplification dans la description. Des personnages jeunes sans beaucoup d’exagération dans l’expressivité de leur visage ou de leur langage corporel, immédiatement sympathiques, parfois contrariés, mais jamais animés d’émotions négatives ou destructrices. Le lecteur sait que l’ouvrage s’avèrera forcément composé de parties explicatives, et dans le même temps la première scène propose une mise en situation très concrète, opposant une jeune femme convaincue de la justesse de ses propos, de l’existence des fées, et Paul faisant preuve d’une attitude cartésienne ne pouvant pas souffrir ce genre de billevesées. Pourtant, il n’a pas le beau rôle, et les auteurs ne condamnent pas Masha par la raillerie ou la moquerie. C’est plutôt Paul qui apparaît comme obtus en dénigrant Masha sur les réseaux sociaux.
L’avatar de l’esprit critique apparaît dès la page neuf, en colère contre Paul qui use d’insultes et de moqueries sur les réseaux sociaux. Cette jeune femme joue le rôle de professeur qui se lance dans un exposé construit et structuré sur l’esprit critique. Paul intervient plus ou moins pour objecter avec une situation concrète ou une remarque, pour relancer en posant une question, parfois en essayant de mettre en pratique ce que l’esprit critique vient d’expliquer. Pour autant, le lecteur n’éprouve pas la sensation de se retrouver en classe, car les auteurs mettent à profit les spécificités de ce mode d’expression : mises en situation au budget illimité, retour dans le passé sans limite d’ancienneté, intervention de scientifiques et de chercheurs illustres, représentation d’expériences classiques, observations en direct de phénomènes naturels ou sociaux. Le lecteur ressent rapidement que l’ouvrage a été conçu comme une vraie bande dessinée, scénariste et dessinatrice concevant chaque séquence ensemble avec des constructions de séquence reposant autant sur l’exposé en paroles de l’esprit critique, que sur ce qui est montré dans les dessins. Le lecteur ressent également la variété des possibilités visuelles utilisées : êtres humains en train d’interagir, facsimilé d’une conversation en messages instantanés, réseau de neurones et de synapses, dragon crachant du feu, facsimilé de diagrammes, orbites de planètes, morceaux de puzzle, jeu de plateau pour les différentes étapes de la méthode scientifique moderne, fausses affiches de publicité, utilisation de personnalités diverses (de savants comme Galilée, à un présentateur télé comme John Oliver), logos de moteur de recherche scientifique, page de résultat google, onomatopée d’effets sonores, etc.
La découverte des principes de l’esprit critique se trouve ainsi incarnée au travers de Paul et de son avatar. Cette dernière rentre dans le vif du sujet avec la première évidence : une corrélation n’est pas une relation de cause à effet, citant quelques exemples remarquables et amusants, extraits de l’ouvrage Spurious correlations (2015), de Tyler Vigen. La dessinatrice reprend quatre exemples sous forme de graphique mettant en évidence des courbes similaires entre le montant des dépenses U.S. pour la science et le nombre de morts par pendaison, entre le nombre de noyades dans des piscines et le nombre de films où Nicolas Cage apparaît, entre le taux de divorce dans le Maine et la consommation de margarine, entre la consommation de fromage et le nombre de morts étouffés dans leurs draps. Suit un diagramme pour expliquer que par rapport à une moyenne, il y a autant d’individus en dessous qu’au-dessus. Sous réserve qu’il soit familier de cet auteur, le lecteur sourit en voyant Terry Pratchet (1948-2015) chevaucher une tortue dans le ciel pour donner sa définition de la science : c’est une méthode qui consiste à poser des interrogations gênantes et à les soumettre à l’épreuve de la réalité, évitant ainsi la propension de l’homme à croire ce qui lui fait du bien. À partir de la page vingt-trois, l’esprit critique se lance dans l’histoire chronologique des activités scientifiques : l’artiste représente alors des hommes des cavernes, des éléments mythologiques (scandinave, grec…). Puis viennent les premiers hommes célèbres pour leurs théories scientifiques : Pythagore Platon, Eudoxe de Cnide, Héraclide du Pont… jusqu’à arriver à Anaximandre de Milet (de -610 à -546), premier Grec connu à avoir tenté de décrire et d’expliquer l'origine et l'organisation de tous les aspects du monde de façon scientifique.
Le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité de l’exposé, à la fois pour sa narration animée, vivante et amusante, à la fois pour la clarté de chaque point développé. La première partie aboutit à une double page présentant les différentes étapes de la méthode scientifique : observation, hypothèses, expériences, théories, évaluation par les pairs. Puis les auteurs abordent la question des pseudo-sciences sous un angle critique (avec une petite pique contre la pseudo-science qui refuse de contredire les hypothèses d’un fondateur), les présentations manipulatrices pour parer de termes scientifiques sans en observer la méthode. Le lecteur découvre ensuite la longue liste des biais cognitifs, chacun illustré par un exemple ou une mise en situation très parlante : paréidolie, biais de statuquo, effet Dunning-Kruger, effet Barnum, illusion de savoir, erreur fondamentale d’attribution, effet de halo, illusion de corrélation, biais de négativité, biais d’omission, biais de projection, biais de confirmation, effet foule, biais de la tache aveugle, illusion de fréquence, autruche, biais de cadrage, biais d’ancrage, effet de l’humour, biais rétrospectif, biais de rationalisation, illusion de savoir, illusion de fréquence, biais de représentativité. En fonction de sa culture en la matière, le lecteur retrouve ou découvre des problématiques incontournables comme la charge de la preuve (l’absence de la preuve n’est pas la même chose que la preuve de l’absence), les cinq questions de base à se poser face à une information, les parasites argumentatifs (sophisme et paralogisme, avec leurs dérivés), le fait que toutes les hypothèses ne se valent pas (entre un avis et un consensus scientifique), que la réalité n’est pas un sondage, et que l’ouverture d’esprit n’est pas synonyme de relativisme. Ils vont jusqu’à aborder la place de la foi dans l’esprit critique, à nouveau sans mépris ou même condescendance, et le caractère indispensable des émotions comme moteur de la raison.
Quelle que soit sa familiarité avec l’esprit critique et la méthode scientifique, le lecteur se retrouve vite passionné par cet exposé à la forme enjoué et rigoureuse. La narration visuelle a été pensé pour participer à l’exposé en apportant elle aussi sa part d’informations, de façon diversifiée et adaptée à chaque développement. L’ouvrage présente les différentes facettes de l’esprit citrique, d’abord par la méthode scientifique, puis par les biais cognitifs, les effets de rhétorique, avec à chaque fois des exemples concrets et actuels. Le tout aboutit à une présentation cohérente de ce qu’est une démarche scientifique quel que soit l’objet de son étude, et observe des situations sociales et des communications de l’industrie du divertissement et de la société du spectacle à cette lumière. Indispensable.
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Degas - La Danse de la solitude
Où trouver cet art ? L'Art de notre temps ? - Ce tome contient une biographie de l'artiste Edgar Degas (1834-1917) qui ne nécessite pas de connaissance préalable pour l'apprécier, et qui dégage plus de saveurs si le lecteur est familier de ses principaux tableaux. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Salva Rubio pour le scénario et pas Efa (Ricard Fernandez) pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-vingts pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de sept pages, rédigé par le scénariste et illustré par des tableaux de Degas. Ces deux auteurs avaient déjà réalisé ensemble Monet, nomade de la lumière (2017). Samedi 29 septembre 1917, au cimetière de Montmartre à Paris, Mary Cassatt assiste à l'enterrement d''Edgar Degas, immobile et silencieuse, entendant les commentaires autour d'elle. Quelqu'un le connaissait-il vraiment ? Il était toujours seul. Rien d'étonnant il était si intransigeant. Il ne s'est jamais remis de la faillite familiale. Ce fut pour lui, une telle humiliation. Machiste, antidreyfusard, voire antisémite, intolérable ! Et cette manie de ne peindre que des danseuses, des blanchisseuses et des prostituées, c'est bizarre non ? Pas si bizarre quand on sait que la plupart de ces ballerines étaient aussi des putains. Il ne s'est jamais marié, encore une bizarrerie. En effet, plus encore pour un homme de son rang. On ne lui a jamais connu une seule aventure ? Pas même avec l'un de ses modèles, comme ses amis impressionnistes ? Non, il était peut-être homosexuel, en tout cas beaucoup le pensaient. Ou impuissant… Il était arrogant, insolent et désagréable ! Les gens disaient qu'il y avait deux Degas : celui qui bougonne et celui qui grogne. Il était tout bonnement insupportable. Il a toujours vécu seul, pas étonnant qu'il soit mort seul. Après l'enterrement, Mary Cassatt rentre chez elle en pensant à tous ces commentaires. Elle se dit qu'on parlera toujours de ses danseuses adorées, de ses blanchisseuses, de ses modistes. Mais quelqu'un le connaissait-il vraiment ? Elle a besoin de savoir. Elle prend un volume dans sa bibliothèque et se plonge dans les carnets intimes du peintre. En 1852, 45 rue de Taibout à Paris, un jeune Edgar Degas a abordé Paul Valpinçon qui marche dans la rue, et il lui fait la leçon de manière véhémente, lui reprochant de refuser le tableau La baignade pour une exposition sur la carrière de Jean-Auguste-Dominique Ingres, allant jusqu'à l'insulter en le traitant de d'imbécile, de foi, d'idiot, de benêt, d'abruti, d'égoïste. Continuant sur sa lancée en le qualifiant de bourgeois arrogant, de personnage insignifiant, de crétin analphabète. Tout au long de ces invectives, Valpinçon a continué d'avancer et il s'arrête au 11 quai de la Seine pour sonner à la porte. Un homme lui ouvre, le reconnaît et lui demande quel bon vent l'amène. Edgar identifie Ingres au premier coup d’œil. Le riche bourgeois informe le peintre qu'il a changé d'avis et qu'il va lui prêter La baigneuse. le jeune garçon explique à l'artiste qu'il veut devenir peintre. Ingres lui conseille de se consacrer corps et âme à la peinture, de vivre pour la peinture, d'en faire sa maîtresse, sa fiancée et son épouse. Dès les premières pages, le lecteur constate que les auteurs savent de quoi ils parlent. Le scénariste a choisi de raconter l'histoire de l'artiste du point de vue de Mary Cassatt (1844-1926), artiste peintre et graveuse américaine ayant entretenu une longue relation professionnelle avec le peintre, et le dessinateur sait citer les toiles du maître, sans essayer de les singer. le récit s'ouvre sur l'enterrement d'Edgar Degas, et sa collègue se plonge dans ses carnets intimes. Le dispositif narratif peut sembler téléphoné : dans la narration le scénariste s'en sert pour annoncer les questionnements qu'il va évoquer concernant ce peintre. Les remarques effectuées par les personnes assistant à l'enterrement constituent autant de facettes de la personnalité publique de Degas formant un portrait de l'individu. La deuxième scène indique que l'auteur va mettre en scène des moments de vie, avec la connaissance de son déroulement complet, le point de vue étant celui de sa collègue après la mort de Degas. Dès ces premières pages, la narration visuelle séduit le lecteur avec ces teintes comme apposées au crayon de couleur, des cases rectangulaires sans bordure tracée, un regard adulte sur les différents lieux, avec le comportement posé de cette dame âgée, en phase de deuil d'un ami cher qu'elle a côtoyé pendant des décennies. Après les trois pages d'introduction, le récit reprend un ordre chronologique, à partir de 1852. En fonction de la nature des événements évoqués, les auteurs peuvent consacrer une scène à une date précise, ou bien évoquer des faits s'étant déroulés entre deux dates, ou encore une série de dates. Dans la première famille se trouvent par exemple l'année 1872 que Degas passe à la Nouvelle Orléans en Louisiane, l'année 1873 au cours de laquelle il développe l'idée d'un salon des Impressionnistes, le 15 avril 1874 pour la première exposition des Impressionnistes, les dates des sept expositions suivantes (30 mars 1876, 4 avril 1877, 10 avril 1879, 1er avril 1880, 2 avril 1881, 1er mars 1882), avril 1883 alors que Degas se rend au chevet de Manet, le 30 avril 1883 date de son décès. Dans la deuxième catégorie, ils vont développer des interactions et des faits avérés comme la fin des études scolaires de Degas, ses années d'apprentissage à l'atelier Lamothe, la première rencontre avec Édouard Manet (1832-1883), celle avec Berthe Morisot (1841-1895, artiste peintre, cofondatrice du mouvement des Impressionnistes), avec les autres impressionnistes, avec Mary Cassatt, les travaux préparatoires de la publication le Jour et la Nuit, qui ne paraîtra jamais, plusieurs échanges au cours de sa relation avec Cassatt, etc. Le lecteur se retrouve vite pris par cette reconstitution consistante et dense, tout en se demandant si ça s'est vraiment passé comme ça. le dossier en fin d'ouvrage comporte plusieurs parties dont les titres sont les suivantes : Musique pour un menuet solitaire, Degas et Cassatt une énigme émotionnelle, le monde de Degas planche après planche, Un jeune homme en colère, le masque de l'artiste, Inspiration américaine, le ballet comme atelier, Un long adieu. Entre autres, le scénariste explicite ses partis pris : résister à la tentation d'accompagner les planches d'explication, et inclure dans ce cahier final toute une série d'informations complémentaires, de détails savoureux, de curiosités et d'anecdotes qui rendent plus agréable la lecture ou la relecture de cet album. Il apporte une précision sur la voix de monsieur Degas : ses carnets ainsi que plusieurs de ses lettres ont été conservés, tout comme une série d'anecdotes, de critiques et d'information sur sa manière de parler, de se comporter et de s'adresser à son entourage. Il a veillé à reproduire fidèlement son caractère, sa personnalité et son langage, reprenant mot pour mot ou en les adaptant, un grand nombre de ses répliques, affirmations, notes et réflexions. S'il n'est plus possible d'interviewer Edgar Degas lui-même, cette biographie colle au plus près de ce qui est connu de lui, tout en effectuant des choix pour réordonner quelques détails et se conformer à la pagination. À plusieurs reprises, le lecteur peut faire le lien avec la bande dessinée que les auteurs ont consacré à Claude Monet (1840-1926), et aux séquences relatives au Salon de peinture et de sculpture, souvent appelé juste Salon. L'artiste a choisi de réaliser des dessins qui ne singent pas les tableaux de Degas (d'ailleurs, pas sûr qu'il soit possible de réaliser une bande dessinée avec ses tableaux), mais qui en respecte l'esprit. Pour autant, le lecteur peut identifier plusieurs reproductions de tableaux célèbres, de Degas bien sûr, mais aussi de Manet. En fonction de sa culture, il peut comparer un tableau ou un autre à l'original, et apprécier le talent du bédéiste. Il peut également être saisi par la manière dont il transcrit la puissance expressive de la sculpture La Petite Danseuse de quatorze ans (1879-1881), ou comment il détourne le déjeuner sur l'herbe (1863) de Manet, sans les femmes, avec Degas et Manet allongés sur l'herbe dans la position des messieurs du tableau. La première caractéristique réside dans le fait que la narration visuelle est traitée comme une véritable bande dessinée, et non comme un texte illustré, même quand le scénariste a beaucoup d'informations à apporter. Efa impressionne par sa capacité à représenter dans le détail de nombreux éléments. Le lecteur peut prendre son temps pour examiner les costumes et les robes, les chapeaux féminins et masculins, et bien sûr la manière dont les messieurs taillent leur barbe et leu moustache. Il peut se projeter dans chaque lieu : devant le caveau de la famille de Gas, dans plusieurs rues de Paris, dans une salle de classe du lycée Louis-le-Grand, à l'atelier Lamothe, au café Guerbois, dans plusieurs salons où se tient une réception mondaine, à l'opéra, dans l'atelier de Degas, dans un grand parc parisien, dans un hippodrome, dans les coulisses de l'opéra, dans une maison close. Le dessinateur sait donner à voir les lieux représentés par le peintre, et ceux qu'il fréquentait. L'utilisation de crayons de couleur ou équivalent aboutit à un rendu différent de celui de la peinture, tout en respectant les atmosphères des toiles, le lecteur pouvant en comparer dans le dossier de fin. Récréer la vie d'un être humain, sa trajectoire de vie, mettre en lumière sa personnalité tient de la gageure, d'une construction a posteriori, d'une interprétation pour mettre en concordance les faits et gestes publics et connus d'un individu et sa vie intérieure mystérieuse et connue de lui seul. Efa & Rubio permettent de faire connaissance avec un artiste peintre singulier, de le côtoyer, d'envisager ses motivations, ses états d'esprit, ses principes (en particulier l'importance qu'il donne à son Art et à sa pratique, aux dépens de sa vie sociale et amoureuse), dans des planches magnifiques, autant descriptives que gorgées de sensations, dans le contexte du mouvement impressionniste. Un coup de maître.
1629 ou l'effrayante histoire des naufragés du Jakarta
tome 1 La première chose que l'on remarque avec cette bd, c'est sa qualité éditoriale, une couverture remarquable, et un album de 135 pages qui pèse plus d'un kilo ! Certes, le prix est assez élevé, et un choix éditorial autre à un moindre coût aurait pu l'emporter mais c'est vrai que cette option, assez luxueuse, est discutable mais passons... Ce qui frappe en ouvrant cet album, c'est le dessin de Thimothée Montaigne. J'avais découvert cet auteur avec la série Le Troisième Testament - Julius qu'il avait repris au pied levé avec un certain brio, il faut l'avouer. Certes son dessin lorgne sans ambiguïté aucune, vers celui de Mathieu Lauffray, avec lequel il avait collaboré sur Long John Silver. Il n’y a rien à dire sur le dessin, c'est superbe, on en prend plein la vue avec quelques pleines pages ou doubles pages incroyables (je pense notamment à la découverte du Jakata, pages 22 et 23.) En débutant la lecture, j'ai immédiatement songé au personnage de Lady Hasting de Long John Silver avec Lucretia Hans, qui veut rejoindre son époux, au delà des mers. Je reste subjugué par la beauté des planches, malgré la noirceur de l'intrigue, au fil des pages. Le scénario de Xavier Dorison n'est pas en reste, l'intrigue est très sombre, les personnages très tourmentés, et ce premier volume retrace avec une efficacité remarquable, l'atmosphère qui règne sur un navire où une mutinerie couve.... Parti d'un choix éditorial très discutable sur le coût, cet album rejoint, à mes yeux, un des meilleurs albums que j'ai lus cette année, bref un incontournable de cette année. tome 2 La lecture du premier volume fut , pour moi, jubilatoire. Je ne connaissais pas du tout ce fait maritime, et je me suis fait souffrance pour ne pas aller en découvrir davantage , pour mieux appréhender ce second volume. Je dois dire que cet album est époustouflant à tout point de vue. Un dessin de Thimothée Montaigne magnifique voire exceptionnel, les pleines pages sont d'une beauté à couper le souffle. Mais c'est surtout le rythme du récit qui tient en haleine le lecteur, d'ailleurs je n'ai pas réussi à lâcher ce livre avant d'en connaitre le dénouement. On a du mal à imaginer tant d'atrocités dans ce récit, bien qu'il soit très fortement inspiré de faits réels. Le travail de Xavier Dorison est, une de fois de plus, remarquable dans cette adaptation. J'ai bien évidement relu le premier volume de ce diptyque avant de me lancer dans cet album, et à mon avis, ce second tome dépasse encore le précédent, c'est dire! Une de mes meilleures lectures de cette année. Et je passe sous silence la qualité éditoriale de l'album,et son prix, certes élevé, mais lorsque le scénario et le dessin sont d'une telle qualité, on ne peut passer à côté d'un tel chef d’œuvre.
La Menace venue du cosmos - La Croisière de l'art
Écraser les autres pour se retrouver sur la plus haute marche du podium ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, racontée sous la forme d’un roman-photo. Sa parution date de 2023. Il a été réalisé par Nicole Augereau pour le scénario, la direction d’acteurs, le montage. Elle joue le rôle principal, celui d’Amélie. La page de crédit fait état de vingt-six acteurs, et de sept personnes ayant accepté de prendre l’appareil photo que l’autrice leur tendait. Elle remercie également tous les participants et organisateurs-rices de La croisière de l’art, qui ont accepté de poser sous son objectif. Enfin, une page est dédiée à lister les œuvres présentes dans ce livre, c’est-à-dire des œuvres d’art contemporain. Amélie se tient au beau milieu d’une zone totalement dégagée d’une forêt, tous les arbres étant couchés à même le sol. Elle se lance dans un long monologue, commençant par enjoindre à regarder ce désastre ! Depuis qu’une météorite est venue s’écraser dans la forêt, les habitants sont tous témoins d’étranges phénomènes. Elle ne parle pas de l’internet coupé et de tous les accès bloqués, elle parle des gens ! Une voisine employée de hot line qui plaque tout pour apprendre l’opéra. Un ami conseiller bancaire qui démissionne brutalement pour faire des sculptures en fil de fer. Le rapport avec la météorite ? Elle ramasse un morceau d’écorce à même le sol et elle le brandit à bout de bras. Et ça c’est quoi peut-être ? Ce bout d’écorce déchiqueté est complètement infesté. Elle s’écrit : Oh non, ils me montent sur le bras ! Saleté d’aliens ! Ils vont transformer tout le monde ! Yeeeerk ! Elle va prouver au monde entier qu’en plus du réchauffement climatique, de l’arrivée des fascistes au pouvoir, des virus mortels et des guerres nucléaires, un nouveau péril menace ! Elle est une lanceuse d’alerte ! Ils ne l’auront pas ! Amélie se tient sur un pont en pierre, avec un village derrière elle. Elle explique : Ici, on est dans son petit village si typique, avec sa forêt, son lac et son château. Typique ? Plus pour longtemps. Elle emmène le lecteur dans un rassemblement d’individus qui se sont fait retourner la cervelle par les amis venus de l’espace. À juger par soi-même… Un homme est assis à une table en extérieur, sous un parasol avec une demi-douzaine de personnes assises sur des chaises, en train de l’écouter. Il se présente : avant, il était ingénieur électronicien dans l’armée. Tout était secret défense, il ne devait rien dévoiler de ses activités, même à sa femme. Il travaillait sur des appareils qui permettaient de repérer un type armé d’un couteau à huit kilomètres de distance. À cinquante-neuf ans, il a tout arrêté et il s’est mis au dessin. Il continue : On peut se mettre à dessiner à n’importe quel âge et n’importe où, sur des bouts de carnets, des boîtes, des pots de yaourt. Il faut être décomplexé, spontané. Ne pas se juger, accepter les imperfections. Le dessin, c’est une interprétation du réel, il faut dessiner ce qui vous inspire, n’importe quoi. Le dessin qu’on faîtes ne plaît pas, le voisin l’aimera peut-être. L’éditeur FLBLB continue de publier régulièrement des romans-photos, dans des genres différents : ici, le lecteur découvre une histoire d’anticipation. Une femme, Amélie, est persuadée d’avoir détectée une invasion extraterrestre sournoise : des sortes de micro-organismes dont elle est la seule à avoir conscience de la présence. Les personnes dont le cerveau est infecté abandonnent leur travail pour se consacrer à la création artistique. C’est une catastrophe : une vague de démissions impacte tous les domaines de l’activité économique et administrative. Le personnage effectue ses remarques à haute voix sur ce qu’elle observe, comme si elle s’adressait en direct au lecteur. Ce dernier l’accompagne alors qu’elle rencontre des individus s’étant reconverti : un ingénieur électronicien en dessinateur, une femme et un homme ayant dessiné une faille dans un mur qui part d’en haut et qui descend jusqu’en bas, si on la fixe, on finit par ne voir plus qu’elle, la responsable du planning à l’agence d’intérim en personne écoutant les plantes et consignant leur histoire sur un carton, la dame qui fait visiter les maisons à l’agence immobilière en créatrice de toile faite avec le suc des plantes, l’employée au garage Renault en artiste dans une démarche artistico-médico-globale, etc. L’intrigue prend la forme d’une enquête au cours de laquelle Amélie rencontre des habitants qu’elle a l’habitude de côtoyer, avec des séquences oniriques, la visite d’une exposition d’art contemporain, et une sortie en kayak. Ce roman-photo met en œuvre les formes narratives d’une bande dessinée : chaque photographie correspond à une case, celles-ci sont disposées en bande. Majoritairement, les pages comprennent deux bandes, avec régulièrement une disposition de deux bandes de deux cases chacune. L’autrice utilise une fois une photographie en double page ; elle a recours à une photographie en pleine page à onze occasions. Elle a conservé la forme carrée ou rectangulaire de chaque photographie, avec des bordures ondulées lors des séquences de rêve. Elle ne semble pas avoir usage d’effet spéciaux pour modifier les photographies, sauf pour l’éclairage bleuté d’une séquence. Le lecteur suit Amélie dans différents lieux du village : tout d’abord dans la forêt en extérieur, puis sur cette terrasse publique ombragée, dans un grand parc, dans une chambre à l’étage, devant une maison sur pieux, à l’intérieur d’un bâtiment public abritant une exposition d’art contemporain, dans une zone ombragée au bord d’un lac, et enfin sur le lac lui-même en kayak. Le lecteur apprécie la belle lumière de l’été, la douce chaleur qu’il ressent en regardant les tenues estivales des personnages. Il se rend compte qu’il rencontre beaucoup de monde, vingt-six personnes recensées dans les crédits, tout cela donnant une sensation de grande liberté, à l’opposé d’une impression de production étriquée faute d’un budget riquiqui. Dans cette narration naturaliste, le lecteur voit Amélie brandir un morceau d’écorce en page cinq et s’alarmer du fait qu’ils lui montent sur le bras. En prenant le temps d’examiner la photographie, il constate qu’il ne distingue rien qui pourrait le renseigner sur ces Ils. En page huit, l’ingénieur reconverti en dessinateur expose ses convictions : On peut se mettre à dessiner à n’importe quel âge et n’importe où, sur des bouts de carnets, des boîtes, des pots de yaourt. Il continue : Il faut être décomplexé, spontané, ne pas se juger, accepter les imperfections, le dessin, c’est une interprétation du réel, il faut dessiner ce qui vous inspire, n’importe quoi. Le lecteur ne détecte pas de manipulation mentale d’un organisme extraterrestre qui ferait dire n’importe quoi à cet être humain. Il se rend compte qu’il a mordu à l’hameçon : par pur automatisme, il a adopté le point de vue d’Amélie, la réalité d’une menace venue du cosmos, et il essaye d’identifier des schémas, de détecter ce qui cloche, ce qui confirme cette hypothèse. Il se retrouve hésitant car les images ne montrent rien que de très normal. Tout au plus, il peut exprimer des doutes sur les qualités artistiques des productions qui sont montrées à Amélie : le dessin d’une faille dans un mur, une dame qui écrit ce que lui raconte des plantes, des feuilles imbibées par le suc de plantes pressées et tapotées avec un marteau, un brownie décoré avec des fleurs de géranium, ou encore une sculpture inspirée de coraux marins. Dans le même temps, il fait la visite de l’exposition intitulée Nous sommes des extraterrestres, hésitant également entre le canular inventé de toute pièce, et la possibilité de son authenticité. La liste d’œuvres d’art moderne en fin d’ouvrage explicite le titre et l’artiste de chacune, ainsi que la page où elle se trouve dans le roman-photo. Il apprend qu’il s’agit de la collection du musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, dans le château de Rochechouart. Finalement, l’intrigue n’est peut-être pas aussi fantaisiste que ça, ou bien sa fantaisie s’exprime dans d’autres facettes. Alors que l’enquête progresse, le lecteur se sent balloté entre loufoque (la dame qui repère des plantes avec un cornet de papier, qui s’en approche, la saisit délicatement, entend sa petite voix si douce qui lui raconte une histoire, qu’elle consigne sur un carton qu’elle plante juste à côté), et entre remarques anodines en passant. Il y a le discours de l’ex-ingénieur sur le dessin : une forme de profession de foi sur la puissance de cette expression. Il y a cette femme qui écoute les plantes, en ayant quitté un emploi sans âme. Il écoute la sculptrice évoquer son précédent métier : Avant, elle était semi-marathonienne professionnelle, elle visait le titre de championne de France. Elle a fini par se poser des questions : Mais courir, courir, tout ça pour quoi ? Être la meilleure ? Écraser les autres pour se retrouver sur la plus haute marche du podium ? Il relève également le terme de Démissionnaire, terme apparu après les confinements conséquences de la pandémie de COVID-19, appliqué aux personnes quittant des emplois professionnels alimentaires. En pages cinquante-quatre à cinquante-neuf, Amélie discute avec l’œuvre d’art Hades (2014) de Martin Kersels, évoquant la fonction des hémisphères gauche et droit du cerveau, orientant l’interprétation de la menace venue du cosmos vers une dichotomie analytique et motrice. La fin suggère que la fonction analytique du cerveau mène vers la folie, alors que les individus étant dans l’expression de leurs émotions, de leur ressenti sont plus équilibrés. De publication en publication, les éditions FLBLB prouvent que le roman-photo peut rivaliser avec d’autres moyens d’expression dans différents genres littéraires, et peut aborder des thèmes très complexes avec nuance et subtilité. Nicole Augereau raconte une histoire d’anticipation, avec un personnage principal qui enquête sur cette menace venue du cosmos. Le mode narratif se calque sur celui de la bande dessinée, tout en mettant à profit les possibilités d’un reportage photographique dans un village et ses environs pour aboutir à une grande variété de lieux et de situations, ayant ainsi dépassé les limites inhérentes à la question de budget. Le lecteur plonge dans une intrigue à la dynamique classique, étant sûr de son interprétation, et faisant progressivement l’expérience de la réflexion sous-jacente, adulte et sophistiquée, sur l’importance relative à donner au train-train professionnel, en partie grâce à un jeu avec des créations d’art contemporain. Élégant et ambitieux.
Camille Claudel - La création comme espace de liberté
Les attentes : le démon caché dans toute âme enthousiaste. - Ce tome contient une approche biographique de la vie de la sculptrice Camille Claudel (1864-1943), également sœur du dramaturge Paul Claudel (1868-1955), et collaboratrice du sculpteur Auguste Rodin (1840-1917). Son édition originale date de 2022 en Italie, et de 2023 en France. Il a été réalisé par Monica Foggia pour le scénario et Martina Marzadori pour les dessins et la mise en couleurs, traduit de l’italien par Jérôme Nicolas. Il comporte cent-dix pages de bandes dessinées. Il se termine avec une postface de cinq pages, rédigée par la scénariste, revenant sur la relation entre la sculptrice et Rodin, sur son internement et la notion d’hystérie à l’époque, sur le fait qu’elle était considérée inadaptée pour exercer un métier réservé aux hommes, et sur l’inspiration de l’écoute de La mer de Claude Debussy pour son écriture. Viennent ensuite une page de remerciements, et une dernière page avec la bibliographie recensant sept ouvrages, le film de Bruno Nuytten dans lequel Sophie Marceau incarne la sculptrice, et deux sites internet. Une petite fille de bonne famille. La souffrance de la beauté qui déchire la roche, la met en pièces pour dominer sa forme. En 1876, dans la campagne de Montfavet, devant un rocher appelé géant de Montpreux, Camille Claudel est en train de façonné une petite statue de terre, son petit frère posant devant elle et commençant à fatiguer. Il finit par s’allonger dans l’herbe. Louise-Athanaïse, leur mère, les appelle, exigeant qu’ils viennent ici tout de suite. Elle admoneste sa fille qui devrait avoir honte : les demoiselles de bonne famille ne se salissent pas, et la robe de Camille est maculée de terre. Cette dernière répond que pour créer, il faut se salir, Dieu l’a fait. Montfavet en 1921 : Camille regarde par la fenêtre, elle observe un oiseau donner la becquée à ses oisillons. Une dame l’appelle : un paquet est arrivé pour elle. Il contient de la terre à modeler. À Villeneuve-sur-Fère en 1878, dans la maison familiale des Claudel, la jeune Camille indique à sa mère qu’elle a une grande envie de faire son portrait, elle ajoute que papa serait content. Après un mouvement de refus, sa mère accepte à condition que sa fille essaye de la mettre en valeur. La fille emmène la mère dans le jardin et cette dernière s’assied dans un fauteuil, sous l’ombre d’un feuillage. Camille se met au dessin en pensant que pour mettre sa mère en valeur, elle a dû déchirer le voile que sa mère avait elle-même tissé. Des grands yeux de sa mère, Camille a saisi la douleur secrète. De son corps, l’esprit de la résignation. De ses mains l’abnégation complète. Camille a toujours pensé que sa mère la détestait parce que sa fille n’avait pas voulu se soumettre comme sa mère l’avait fait. Mais avec le temps, elle a compris qu’au fond sa mère l’enviait parce que Camille n’était pas comme elle. Au temps présent de 1921, Camille se demande où est ce portrait à présent. Il doit être perdu, comme sa mère. Elle se rappelle comme sa mère détestait ses outils d’artiste, elle les aurait volontiers jetés au feu, et sa fille avec. Les autrices ont choisi d’adopter le point de vue de Camille Claudel (1864-1943) du début jusqu’à la fin, présente dans chaque page. Il s’agit donc d’une histoire de femme, avec son point de vue, l’accès de temps à autre à ses pensées. Dans sa postface, la scénariste explicite son choix de ne pas insister dans ce roman graphique sur la maladie mentale qui affligea Camille : il est dicté par la nécessité de rendre justice à la femme, à la sculptrice, à la personne et à sa grandeur artistique. Elle évoque également le comportement de sa mère à son égard : froide et bigote, ne cessant de la rabaisser, et de tenter de brider sa vocation artistique. Elle indique que son père, à l’inverse, était parfaitement conscient du talent de sa fille aînée : il la soutint jusqu’à la fin de ses jours. Le sculpteur Alfred Boucher (1850-1934) a évalué et reconnu son talent. Son frère Paul Claudel (1868-1955) l’a également soutenue. Auguste Rodin l’a encouragée : elle est devenue sa plus proche collaboratrice, sa modèle et sa maîtresse. Elle dû vivre avec son infidélité, la possible appropriation de ses œuvres par Rodin, un avortement, la réaction d’une société patriarcale contre le mouvement d’émancipation des femmes, en particulier le recours abusif au diagnostic d’hystérie. Pour autant, ces faits sont évoqués comme les autres événements de sa vie, sans que la bande dessinée ne prenne les formes d’un pamphlet féministe ou anti-patriarcat, les autrices se focalisant sur les moments essentiels dans la vie artistique de cette créatrice. Le lecteur découvre Camille Claudel avant l’adolescence en train de modeler la terre pour sculpter son petit frère. Les cases sont dépourvues de bordure tracée, alignées en bande, quelques-unes biseautées en trapèze. L’absence de bordure introduit une forme de douceur, confortée par la mise en couleurs, comme réalisée au crayon, et estompée. De prime abord, la narration visuelle dégage une impression d’art naïf avec des visages simplifiés, des expressions parfois un peu enfantines, un regard qui s’attache plus à certains éléments de l’environnement qu’à d’autres. Dans le même temps, la composition des pages et la variété des découpages correspondent à une narration adulte, avec une quinzaine d’illustrations en pleine page, trois en double page, des pages où un personnage est représenté à plusieurs reprises dans des positions diverses dans une seule image, des cases avec uniquement un personnage et des accessoires sans arrière-plan, quelques magnifiques paysages ou intérieurs. Par exemple, le très bel effet de la lumière du soleil dans le feuillage à la fenêtre de la chambre de Camille à Montfavet, les motifs abstraits des tapis, une double page consacrée à une vue d’une rue de Paris avec son animation nocturne, les étudiants en train de s’affairer sur leur sculpture dans l’atelier de l’Académie Colarossi, la grande salle d’un théâtre parisien, les falaises de l’ile Wight, un quai en bord de Seine à Paris, une vue en extérieur du bâtiment de l’asile de Montfavet, etc. À plusieurs reprises, la narration visuelle saisit un moment fugace ou complexe, avec une grande sensibilité. Le lecteur ressent pleinement ce qui se joue entre la mère et la fille quand cette dernière demande à la dessiner, par les expressions de visages, les mouvements. Dans la scène suivante quand la mère fait obstacle à la volonté du père d’emmener leur fille à Paris pour qu’elle puisse étudier dans un atelier, le lecteur éprouve l’impression que le jeu des acteurs est forcé : il se dit que l’artiste représente les réactions du père et de la mère comme vues par les yeux d’enfants de Camille, ce qui explique ces émotions plus brutes. Il en a la confirmation en voyant l’entrain avec lequel la demoiselle prépare sa valise, tellement heureuse que son père ait emporté la décision. Lorsqu’elle rencontre Rodin pour la première fois, le lecteur voit qu’elle est devenue une jeune femme, consciente du désir. Plus tard, il peut comparer le comportement de Camille avec Claude Debussy (1862-1918), à son comportement avec Rodin : les deux jeunes gens apparaissent plus insouciants, plus gais, sans le poids de l’âge de Rodin, de vingt-quatre ans l’aîné de Camille. En page cent-onze, la sculptrice se retrouve devant un peloton d’exécution, une métaphore de la condamnation que la société fait peser sur elle, du fait de sa vie émancipée, que ce soit pour l’exercice d’un métier d’homme, ou pour la liberté de sa vie amoureuse. Du fait du mode narratif, le lecteur éprouve une empathie pleine et entière pour Camille Claudel, voyant sa vie par ses yeux, au travers de ses émotions. Il ressent le besoin de créer, la vocation sans doute possible pour sculpter. Il ressent son élan de bonheur quand elle apprend que son père a pu faire en sorte qu’elle étudie dans un atelier. Il ressent son assurance quand elle répond à Filippo Colarossi (1841-1906) qui estime qu’elle a un style viril, sans rien de mièvre, ni de décoratif, car l’œuvre qu’il contemple à un style incisif. Elle le reprend devant tous les autres étudiants et étudiantes, en lui enjoignant de ne pas confondre ce qui est masculin avec ce qui est expressif et profond, une femme aussi est capable d’exprimer cela. Il s’enthousiasme avec elle quand elle accueille Jessie Lipscomb (1861-1952). Il apprécie une deuxième fois sa confiance quand elle répond à Auguste Rodin que le style de ce dernier n’est pas celui à elle. Les autrices savent faire vivre Camille Claudel, par ses envies, ses convictions, ses émotions, son travail. Elles évoquent la nature de son talent, sans aller jusqu’à se livrer à une analyse de son apport à la sculpture. Elles dressent le portrait d’un être humain grandissant en faisant avec les caractéristiques de la société de l’époque, ballotée entre sa vocation, ses amours, la manière dont elle est traitée par son amant. En entamant la biographie d’une artiste, le lecteur ne sait pas toujours qu’elle en sera la nature, plutôt biographique axée sur les moments de vie personnelle, ou avec un accent plus important sur la carrière avec une analyse de l’œuvre. Ici, les autrices ont choisi la première approche, montrant avant tout un être humain faisant tout son possible pour exercer sa vocation, pour faire aboutir sa vision artistique, tout en composant avec les contraintes imposées par la société. La narration visuelle s’avère formidable par sa douceur, et par sa sensibilité, très adulte même si l’apparence des dessins peut évoquer certains aspects de l’art naïf.
Dulcie - Du Cap à Paris, enquête sur l'assassinat d'une militante anti-apartheid
Avec le discret, on est peinard ! - Ce tome contient une enquête journalistique sur la mort de Dulcie September, abattu à Paris le 29 mars 1988. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Benoît Collombat, journaliste, et Grégory Mardon, bédéiste. Il compte deux-cent quatre-vingt-dix-huit pages de bandes dessinées, en noir et blanc avec des nuances de gris. Il se termine avec deux pages de notes et crédits, un paragraphe de remerciements, et une page listant les autres ouvrages de ces auteurs. Paris 10e arrondissement, rue des petites Écuries, le 29 mars 1988, Dulcie September marche dans la rue, en se retournant une fois ou deux pour voir s’il y a quelqu’un derrière elle. Elle atteint le numéro trente-huit de la rue et pénètre par la porte d’entrée dans un porche. En passant devant loge, elle prend le courrier que lui remet la gardienne. Elle pénètre dans l’immeuble par l’accès au fond de la cour, ouvre la porte de l’ascenseur et appuie sur le bouton du quatrième étage. Elle sort de la cabine à 09h47. Elle prend les clés dans sa poche pour ouvrir la porte des locaux parisiens de l’ANC (Congrès National Africain) et commence à tourner la clé. Dans son dos, un homme fait feu à cinq reprises, un autre se tenant derrière lui. Ils descendent par l’escalier, alors que la femme gît morte, étendue sur le sol dans une flaque de sang. Ils croisent un homme qui entre dans l’immeuble et qui monte dans l’escalier après les avoir laissé sortir. Extraits du rapport d’enquête de la brigade criminelle – Le cadavre repose en position dorsale, en diagonale d’un axe imaginaire situé entre la porte d’ascenseur et la photocopieuse posée au sol. La face, maculée de sang, est tournée vers le plafond. La tête se situe à 60 cm de la porte d’ascenseur et 108 cm du mur de gauche, en sortant de ce dernier. Les paumes de mains sont tournées vers le plafond, les doigts repliés sur les paumes. La main gauche se situe à 60 cm du mur de gauche et à 34 cm de la porte d’ascenseur. Les jambes sont pliées et écartées, la distance entre les deux genoux est de 80 cm. À droite de la tête de la victime, un important écoulement sanguin imprègne le tapis et la moquette, ainsi que la chevelure au niveau postérieur du crâne. Au total, six coups de feu ont été tirés par un pistolet petit calibre 22 LR, cinq balles ont atteint Dulcie September à courte distance, précise le rapport d’enquête. Six douilles cuivrées longues de 15 mm sont retrouvées sur place. Dans le salon d’un appartement, les auteurs écoutent Jacqueline Derens, ancienne militante anti-apartheid, raconter sa première rencontre avec Dulcie September : cette dernière était venue à l’UNESCO témoigner du sort des enfants sous l’apartheid, qui mouraient à cause de la malnutrition ou faute de vaccins. Jacqueline était fascinée par la passion avec laquelle Dulcie expliquait les choses. Elle ne se contentait pas d’aligner des chiffres, elle vivait l’horreur de l’apartheid dans sa chair, et ça, pour les militants, c’était irremplaçable Le sous-titre annonce clairement la nature de l’ouvrage : une enquête de journaliste sur un assassinat dans Paris, d’une militante anti-apartheid. Cette enquête est menée par un journaliste de profession, travaillant à la rédaction de France Inter depuis 1994 en qualité de grand reporter. Il raconte l’enquête qu’il a menée sur ce meurtre, et il explique la raison qui l’a amené à se lancer dans cette entreprise : Pourquoi raconter cette histoire aujourd’hui ? D’abord parce que cet assassinat s’est déroulé sur le sol français, en plein Paris, quelques semaines avant la réélection de François Mitterrand à l’Élysée. Ensuite, parce que cette affaire reste un mystère. L’enquête judiciaire française s’est soldée par un non-lieu en juillet 1992, sans que soient identifiés les coupables. […] L’assassinat de Dulcie September est une histoire qui reste très gênante pour la France : Dulcie dénonçait les relations économiques illégales entre Paris et le régime de l’apartheid, notamment en matière d’armement. Ce soutien des autorités françaises à un régime officiellement raciste est, aujourd’hui, encore, largement méconnu. […] Depuis plus de dix ans, Collombat accumule de la documentation, il épluche les archives et il réalise des interviews filmées avec celles et ceux qui ont connu Dulcie à l’époque. Beaucoup sont morts aujourd’hui. Le temps est venu de raconter cette histoire et de tenter de comprendre pourquoi Dulcie September est devenue une cible. Ayant conscience de cela, le lecteur s’attend à une narration visuelle adaptée en conséquence. En particulier, elle comporte une forte part de têtes en train de parler : des témoins d’origine très diverse, racontant ce qu’ils ont vécu, parfois au temps présent, parfois comme souvenirs du passé. L’artiste doit reproduire l’apparence de nombreuses personnes politiques et autres. Il a dû produire un grand nombre de pages, ce qui a dû s’accompagner d’une cadence assez élevée. Très rapidement, le lecteur se rend compte que chaque page contient une forte densité d’informations, et que la narration est entièrement soumise à l’enquête. De temps en temps, une page ne peut être composée que des cases avec le buste d’une personne en train de parler, au travers d'un copieux phylactère. Pour autant ce dispositif permet d’incarner chaque propos, de voir qui les tient, et il montre qui parle, en toute transparence. Les deux auteurs font en sorte que le lecteur puisse voir qui parle, et à quel moment de sa vie, c’est-à-dire autant d’éléments d’information et de contexte laissant le lecteur libre d’apprécier les biais potentiels du locuteur. Par exemple Jacqueline Derens évoquant ses souvenirs de Dulcie September, trente ans plus tard. Ou bien Jean-Marie Le Pen en train de s’exprimer en direct au cours de l’émission L’heure de vérité, le 27 janvier 1988, les archives permettant de reproduire la séquence sans risque de déformation du fait des décennies passées. De même, voir Collombat poser des questions rappelle que lui aussi se livre à cette enquête avec un objectif précis, ce qui oriente le champ de ses questions, ce qui peut avoir une incidence sur la réponse de ses interlocuteurs. Le journaliste réalise une enquête qui explore de nombreuses possibilités, en fonction des réponses des personnes qu’il interroge, avec qui il discute, aussi bien ceux qui ont côtoyé Dulcie September dans sa famille, dans la branche parisienne de l’ANC (African National Congress), aussi bien des policiers qui ont enquêté sur le meurtre, d’autres activistes, des politiciens avec des niveaux de responsabilité variés. L’enquête évoque aussi bien des enjeux politiques que des enjeux économiques à l’échelle d’entreprises internationales, à l’échelle également de plusieurs nations. Cela induit que le dessinateur représente des situations, des environnements, des accessoires très variés. Cela commence avec une rue de Paris, une cage d’escalier avec un ascenseur, pour déboucher dans cette première scène sur un pistolet équipé d’un silencieux et un cadavre ensanglanté. Par la suite, Grégory Mardon montre les discussions assises autour d’une table pour recueillir des témoignages, aussi bien dans une cuisine que dans un salon bourgeois, des colloques et des allocutions officielles, des violences de foule, la ville d’Althone dans la banlieue du Cap, des manifestations de protestation, une cellule de prison, des cartes géographiques pour montrer les frontières, la ville de Genève, de Nice, de Zagora, la place de la Bastille, son opéra et la colonne de Juillet, l’assemblée nationale, les couloirs du métro parisien, des installations de centrale nucléaire, la gare d’Amsterdam, des missiles, d’avions militaires Mirage F1, etc. Il reproduit également la ressemblance de nombreux hommes politiques ou de personnalités comme François Mitterrand, Jacques Chirac, Charles Pasqua, Nelson Mandela, Simone Signoret & Jean-Paul Sartre, Pierre Joxe, et d’autres moins connus. Deux musiciens : Johnny Clegg, Abdullah Ibrahim (Dollar Brand). Dans un premier temps, le lecteur manque d’assurance quant à la construction de l’ouvrage. Celui-ci s’ouvre avec l’assassinat de sang-froid par un professionnel, permettant d’appréhender la réalité de ce crime, de cette exécution commanditée. Puis les deux auteurs se mettent en scène en train d’écouter Jacqueline Derens chez elle, au temps présent de la réalisation de l’ouvrage. Celle-ci raconte sa première rencontre avec Dulcie September en 1979. Il va ainsi se produire de nombreux va-et-vient temporels entre le temps présent des entretiens et celui des faits relatés, des développements sur la persistance du racisme dans la société française, trois pages consacrées au régime de l’apartheid, la jeunesse et la vie de Dulcie September jusqu’à son arrivée à Pairs, l’emprisonnement de Nelson Mandela en 1964, suite au jugement à Rivonia, prison à perpétuité pour lui et sept autres compagnons de lutte (Walter Sisulu, Govan Mbeki, Raymond Mhlaba, Elias Motsoaledi, Andrex Mlangeni, Ahmed Kathrada, Denis Glodberg). Une page consacrée à l’ANC et à l’établissement de sa direction en exil à Lusaka en Zambie. L’élection de François Mitterrand en 1981. La visite des anciens locaux de l’ANC à Paris au temps présent de l’enquête. Un séjour à Genève en septembre 2011, pour rencontrer Margrit Lienert, ancienne hôtesse de l’air, engagée par la suite dans le mouvement anti-apartheid suisse (branche romande) au début des années 1970. Etc. Progressivement, la ligne conductrice de l’enquête apparaît : des recherches pour chaque possibilité à envisager, des recherches de témoignages, des explications concises sur les différents acteurs, des membres de l’ANC, des politiciens, des militaires, des patrons d’entreprise, etc. Il s’agit d’une véritable enquête menée avec rigueur, confrontée au fait que certains témoins sont décédés depuis, que certains ne sont pas forcément fiables, et que les enjeux se révèlent énormes, à la fois sur le plan économique et le plan politique. Il est question des services secrets de plusieurs nations, de mercenaires aux agissements discutables (l’ombre de Bob Denard, 1929-2007, se faisant sentir), et de secrets d’état. En fonction des témoignages, le lecteur voit bien quand les auteurs se heurtent à des murs, et à d’autres moments il est même surpris qu’ils puissent en apprendre autant. Une enquête d’un journaliste professionnel, sur un assassinat commis à Paris, contre une militante anti-apartheid, et jamais élucidé. Une mise en images réalisée par un bédéiste professionnel, adaptant son approche à la nature de l’ouvrage, réalisant un travail impressionnant pour montrer les différentes personnes, soit racontant leurs souvenirs, soit lors de reconstitution du passé, participant à la rigueur de la présentation, et à son honnêteté intellectuelle. Le lecteur explore ainsi les nombreuses ramifications de ce meurtre commandité, suivant chaque possibilité, pour voir progressivement se dessiner la plus probable, étayée par de nombreux faits. Édifiant. Benoît Collombat a réalisé le scénario d’autres bandes dessinées, en particulier Cher pays de notre enfance: Enquête sur les années de plomb de la V? République (2015) avec Étienne Davodeau, Le choix du chômage: De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (2021) avec Damien Cuvillier.
Mon papa dessine des femmes nues
Ça peut tout changer. Ces petites choses mises bout à bout. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, tout en s’inscrivant dans une réflexion sur l’art et sur la bande dessinée que l’auteur a initiée depuis plusieurs tomes, avec Une histoire de l’art (2016, sous la forme d’un immense leporello, livre dépliable de plus de vingt-trois mètres recto verso), suivi par Peindre ou ne pas peindre - L'intégrale (2019). Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation de son fils Hyppolyte. Il comprend cent-cinquante-six pages de bande dessinée. Il se termine avec la liste des artistes et de leurs œuvres évoqués, de Mark Rothko avec Red Equal à Jean Dubuffet avec la Métafizix, en évoquant soixante-dix créateurs, et six œuvres réalisées par des artistes inconnus. Incipit : David Hockney montre toujours le chemin. Reprographie avec interprétation des œuvres Red Equal de Mark Rothko, Solen d’Edward Munch, Black sun d’Alexander Calder. Cycle : effroi, sidération, colère. Reprographie avec interprétation des œuvres : Le triomphe de la mort de Pierre Bruegel l’ancien, Pinturas Negras de Francisco de Goya, Teetering towers, The woodcuts, Heavy cloud d’Ansel Kiefer. Philippe Dupuy et son fils Hippolyte visitent un musée. L’enfant n’aime pas ces images, elles sont terrifiantes. Il ajoute qu’ils sont laids, et il y a celui qui mange quelqu’un. Sur l’avant-dernier, tout est cassé, brûlé, mort. Son père lui répond qu’il sait et qu’il est désolé. Il le prend par la main et l’emmène voir d’autres tableaux, parce que ceux-là, ça fait du bien, parce que ça existe encore : Amandier en fleurs de Vincent van Gogh, Montagne Sainte-Victoire de Paul Cézanne, Nave Nave Moe de Paul Gauguin, A closer winter tunnel de David Hockney, Le bonheur de vivre d’Henri Matisse. Le garçon fait remarquer à son père qu’ils sont tous tout nus. À Paris, dans son appartement, Philippe est à sa table à dessin en train de travailler. Son fils entre et lui demande ce qu’il fait : il répond qu’il travaille. L’enfant veut savoir ce que c’est : le père explique que c’est un collage avec un dessin de la main gauche, il fait ça de temps en temps. L’enfant remarque que son père aussi dessine des femmes toutes nues et il souhaite savoir pourquoi. Philippe explique qu’il aime bien, parce qu’il trouve ça beau. Et puis c’est quelque chose qui se fait souvent en art. Le fils renchérit : oui, dans les peintures, il y a plein de dames toutes nues. Comme la dame dans le coquillage qui cache sa zézette avec ses cheveux. Mais, bon, il aime bien quand même les dessins de son père. Ce dernier le remercie et lui indique qu’il aime beaucoup ceux de son fils. Puis Hippolyte demande la permission de regarder un dessin animé, il choisit les Pokémons. La chanson du générique débute, le héros indiquant sa volonté de devenir le meilleur dresseur, de gagner les défis et de parcourir la Terre entière. À table, l’enfant regarde le fond de son verre : quarante-quatre ans comme maman, celle-ci répond qu’elle a vingt-deux ans dans le fond de son verre. Philippe met ses lunettes mais il n’arrive pas à lire, c’est vraiment écrit trop petit. Son fils prend le verre et lit : quatre ans. Dès les premières planches, le lecteur fait connaissance avec la singularité de ce créateur. Il reproduit en les interprétant trois tableaux de maître, puis il réalise un triangle à main levée plaçant aux sommets les mots Effroi, Colère, Sidération. Puis suit l’interprétation d’autres tableaux, et des échanges avec son fils. À l’évidence, c’est le choix de l’auteur que de reproduire à sa manière ses œuvres d’art, plutôt que de faire usage d’une photographie de ces tableaux. Il monte ainsi comment il les perçoit, comment il les interprète, comme il les fait siens. Après ces pages en couleurs, à la peinture, au feutre, au crayon de couleur et au crayon noir, il réalise une page dans son mode graphique habituel : des traits de contour irréguliers et fins, à l’encre pour des dessins dans une veine représentative et descriptive, avec un niveau de détails variable en fonction des éléments représentés, êtres humains comme objets, entre esquisse et dessin précis à l’apparence malhabile. Dans le premier cas, le lecteur voit l’intention et la spontanéité ; dans le deuxième cas, il constate que l’artiste sait observer finement ce qui l’entoure, par exemple quand il peut identifier le mobilier urbain parisien comme les croix de Saint-André. S’il a déjà lu des bandes dessinées récentes de cet auteur, le lecteur s’attend à la diversité des approches graphiques, et à cette impression un peu penchée. Sinon, il découvre une multitude d’idiosyncrasies qui ne relèvent pas du maniérisme ou de l’affèterie, mais de l’expression de la personnalité de l’auteur, de ses intonations, de ses hésitations, de sa façon d’appréhender le monde. Ce créateur s’exprime par chaque trait, par chaque forme, chaque mise en page, par la structure de son récit. Au fil de sa carrière, il a maîtrisé différentes techniques, les règles académiques et le savoir-faire d’un bédéiste, jusqu’à pouvoir faire totalement sien toutes les dimensions de ce mode d’expression. Il suffit de regarder les textes pour en avoir la preuve : jeu sur les polices, lettrage manuel et artisanale, ondulation des textes qui peuvent parfois épouser la forme des bordures, ou suivre la forme d’une spirale, petites annotations manuscrites en bordure de case, texte en minuscule ou en majuscule, alternance de mots en minuscules et en majuscules, et toutes ces variations participent à exprimer l’état d’esprit de l’auteur, à l’opposé de facéties artificielles et gratuites. Les modes d’expression graphique varient également en fonction de ce que l’artiste souhaite exprimer : les pages avec des dessins à base de traits de contour fins et encrés, l’interprétation d’œuvres d’art classiques, des dessins à l’encre (de femmes nues) collés sur des photographies de montagnes, des peintures abstraites à l’aquarelle avec une silhouette dessinée et collée par-dessus, les dessins de son fils intégrés à une page, voire composant la narration visuelle pendant plusieurs pages, des compositions avec les dessins à l’encre et l’aquarelle, quatre vues de Taipei réalisées au pinceau et à l’encre sous forme d’illustration en double page, une modification du rendu des formes pour raconter une performance des cubes de Takako Saito, la reprographie de deux petits livres de bande dessinée réalisés par Hippolyte comme cadeau d’anniversaire, un dessin pour illustrer un texte de Greil Marcus sur les Sex Pistols, etc. Derrière ce titre aguicheur, le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre : la dissection d’une pratique de dessin honteuse ? La visite au musée établit qu’une composante principale du récit réside dans la relation du père avec son fils. Celui-ci ressent les œuvres d’art, sans appareil analytique : il les voit mieux que l’auteur qui est incapable de se départir de sa culture picturale, de plusieurs décennies de pratique de la bande dessinée. C’est la raison pour laquelle Hippolyte pose cette question ingénue à son père : la forte proportion de corps féminins dénudés dans l’art lui saute aux yeux. À travers son fils, l’auteur retrouve la capacité d’émerveillement qui s’est émoussée en lui avec les décennies écoulées. Il se reconnecte aux émotions suscitées par les œuvres d’art, il retrouve une façon de voir qu’il avait perdue. Au fil des séquences, il apparaît d’autres facettes de sa relation avec son fils du fait du caractère intimement personnel de l’ouvrage. Ainsi il évoque le regard des autres parents commentant la différence d’âge entre les deux, le père ayant soixante ans et le fils bientôt onze ans, la mère Loo Hui Phang en a quarante-six. Les parents évoquent l’avenir de leur enfant, au regard de l’état du monde. Cela amène à des questions et des réflexions apaisées, mais pas faciles, comme Philippe se demandant à partir de quand son fils pensera que son père est vieux. La visite au musée établit aussi une autre composante majeure : la contemplation de l’art et la relation que l’auteur entretient avec. Il avait développé ce thème dans Peindre on ne pas peindre (2019), et avait poursuivi sa réflexion sur le sujet dans J'aurais voulu faire de la bande dessinée (2020, avec Dominique A et Stéphan Oliva). Outre les artistes cités plus haut, les visites d’exposition évoquent également des œuvres de Matisse, Man Ray, Joan Miró, Fernand Léger. L’auteur passe en revue la nudité féminine dans l’art, depuis les représentations du paléolithique jusqu’au monde moderne (Pop art, Op art, Figuration narrative, libre, Cobra, Estampes, Fluxus, Photographie, Nouveau réalisme, Arte povera, Art brut, Performance, Art vidéo). Il consacré également dix pages à Takako Saito (1929-), artiste japonaise, à l’occasion d’une de ses performances à base de cubes au CAPC, musée d’art contemporain de Bordeaux. Le lecteur se retrouve fasciné par ce qu’en dit Dupuy qui s’avère un excellent passeur pédagogue pour parler de cette œuvre. Il revient à l’esprit du lecteur la remarque de l’auteur sur les différentes formes d’accessibilité à une œuvre, soit érudite grâce à un bagage culturel adéquat (y compris pour les bandes dessinées), soit plus immédiat comme en atteste la réponse de son fils participant spontanément à ladite performance comme les autres enfants présents, alors que les adultes ne peuvent envisager leur condition qu’en tant que spectateur. Dans cette bande dessinée, le lecteur découvre deux extraits de l’ouvrage Lipstick Traces (1989) de Greil Markus, analysant comment les Sex Pistols ouvrirent une brèche dans le monde du rock et de la chanson, dans l’écran des certitudes qui sont censées régir l’offre et la demande en matière de goût. Parce que les certitudes, les idées culturelles reçues sont hégémoniques et voudraient expliquer comment le monde est censé tourner – des constructions idéologiques perçues et vécues comme des faits naturels – cette brèche dans le milieu pop s’ouvre sur le royaume de la vie quotidienne. Le lecteur comprend que ces remarques ont eu une grande importance dans la manière dont l’auteur considère l’art en général, et le sien en particulier. Un titre un peu provocateur, assorti d’une couverture composite cryptique. Une fois encore, le lecteur se retrouve déconcerté par la facilité et l’évidence de la narration, alors qu’elle semble si hétéroclite en apparence. Il fait entièrement confiance à l’auteur qui se montre attentionné vis-à-vis de lui, tout en réalisant une œuvre si personnelle que rien ne pourrait être modifié sans en changer profondément le sens. La narration visuelle s’avère protéiforme, dégageant un mélange de spontanéité et de sincérité, tout en révélant une extraordinaire unité parfaite entre le fond et la forme. Philippe Dupuy aborde des thèmes très personnels comme sa relation avec son fils, indissociables de son rapport à l’art, aux artistes, à sa pratique de la bande dessinée, à sa vie dans cette phase qu’il qualifie de temps additionnel, selon la formule de Christian Boltanski : les années se condensent, la forces des intentions aussi, le temps additionnel a une intensité bien différente. Merveilleux.
Le Poids des héros
D'abord un gros coup de coeur pour l'illustration, elle est magnifique, les couleurs sont incroyables. Après le choix du titre est parfait pour cette belle histoire. Nous suivons ce petit garçon curieux David grandir et devenir une homme mais sont hypersensibilité le charge du poids de l'histoire terrible de son grand père . La guerre, la résistance, l'emprisonnement, les camps de concentration... Toute cette charge émotionnelle lui est transmise comme un héritage mais ce sera son fardeau... Ça pousse à cette réflexion que nous avons tous à un moment de notre vie, avons-nous le droit à la tristesse alors que nous n'avons pas connu le vrai malheur ? Avons nous le droit de nous plaindre alors que nous avons le ventre plein et un toit sur la tête ? Alors comme David je pense que oui on doit s'estimer chanceux mais chaque période de l'histoire a sont lot de malheur et d'anxiété, nous avons tous le droit de ressentir des émotions négatives, c'est de cette façon que l'humanité arrive à se relever plus haut. David a la charge de transmettre l'histoire de son grand père. Lui aussi devra donner ce fardeau à l'un de ses enfants... Il y a cette très belle phrase au début du livre " lorsque vous écrivez un livre sur l'horreur de la guerre, vous ne dénoncez pas l'horreur, vous vous en débarrassez"
La Vie Secrète des écrivains
Pour survivre, il faut raconter des histoires. – Umberto Eco - Ce tome correspond à une adaptation du livre de Guillaume Musso portant le même titre, paru en 2019. Son édition originale date de 2023. L’adaptation a été réalisée par Miles Hyman pour la transposition, les dessins et les couleurs. Il compte environ cent quatre-vingts pages de bande dessinée. Il se termine avec épilogue de cinq pages écrits par Musso (intitulé D’où vient l’inspiration ? apostille à La vie secrète des écrivains), une page de remerciements (une phrase de Musso et un paragraphe rédigé par Hyman), une bibliographie de l’écrivain et une du bédéiste. On appelle cela l’effet Streisand : plus on cherche à cacher quelque chose, plus on attire la curiosité sur ce qu’on souhaite dissimuler. Depuis son retrait soudain du monde des lettres à l’âge de trente-cinq ans, Nathan Fawles est victime de ce mécanisme pervers. Nimbée d’une aura de mystère, la vie de l’écrivain franco-américain a suscité tout au long des deux dernières décennies son lot de ragots et de rumeurs. Né à New York d’un père américain et d’une mère française, Fawles passe sa jeunesse entre la France et les États-Unis où il termine ses études, d’abord à la Phillips Academy, puis à l’université Yale. Il s’investit ensuite dans l’humanitaire, travaille quelques années pour Action contre la faim, et Médecins sans frontières au Salvador, en Arménie et au Kurdistan. De retour à New York en 1993, Nathan Fawles publie son premier roman, Loreleï Strange, parcours initiatique d’une adolescente internée dans un hôpital psychiatrique. Le succès n’est pas immédiat, mais en quelques mois le bouche-à-oreille porte le roman en tête des ventes. Avec son deuxième ouvrage, Une petite ville américaine, vaste roman choral de près de mille pages, Fawles rafle le prix Pulitzer. L’auteur s’impose comme l’une des voix les plus originales des lettres américaines. En 1997, Fawles s’installe à Paris où il publie son nouveau texte directement en français. Les Foudroyés est une déchirante histoire d’amour, mais aussi une réflexion sur le deuil, la vie intérieure et le pouvoir de l’écriture. C’est à cette occasion que le public français le découvre vraiment. Il participe à une édition spéciale de Bouillon de culture, avec Salman Rushdie, Umberto Eco et Mario Vargas Llosa. Quelques mois plus tard, âgé d’à peine trente-cinq ans, Fawles annonce dans un entretien décapant avec l’AFP sa décision irrévocable d’arrêter d’écrire. Depuis cette date, l’écrivain s’est installé dans sa maison de l’île Beaumont. Fawles n’a plus jamais publié le moindre texte, ni accordé d’interview à une journaliste. Il a aussi refusé toutes les demandes d’adaptation de ses romans au cinéma ou à la télévision. Netflix et Amazon s’y sont encore récemment cassé les dents, malgré des offres financières très importantes. Depuis bientôt vingt ans, le silence assourdissant du reclus de Beaumont n’a cessé d’alimenter les fantasmes. Pourquoi Fawles, à seulement trente-cinq ans, alors au sommet de son succès a-t-il choisi de se mettre en retrait du monde ? Impossible de faire semblant : il s’agit de l’adaptation d’un roman de l’écrivain qui vend le plus de livres en France à cette époque. Le titre évoque explicitement la condition de l’écrivain et sa vie secrète, le personnage principal est un écrivain ayant mis fin à sa carrière. Le deuxième personnage d’importance à intervenir, Raphaël Bataille, est un écrivain en herbe qui vient solliciter l’avis du premier. Régulièrement, le lecteur découvre une illustration représentant un écrivain célèbre, avec une citation sur la condition d’écrivain : Umberto Eco (1932-2016), Zora Neale Hurston (1891-1960), Margaret Atwood (1939-), Milan Kundera (1929-2023), Agatha Christie (1890-1976), Marcel Proust (1871-1922), Elena Ferrante (1943-), William Shakespeare (1564-1616), Anton Tchekov (1860-1904), Franz Kafka (1883-1924), Georges Simenon (1903-1989), Alexandre Soljenitsyne (1918-2008). Celle d’Eco fait le constat que : Pour survivre, il faut raconter des histoires. Margaret Atwood prévient que : Vouloir rencontrer un écrivain parce qu’on aime son livre, c’est comme vouloir rencontrer un canard parce qu’on aime le foie gras. Régulièrement, le personnage principal effectue des commentaires sur le métier d’écrivain. Par exemple : La première qualité d’un écrivain était de savoir captiver son lecteur par une bonne histoire, un récit capable de l’arracher à son existence pour le projeter au cœur de l’intimité des personnages. Plus loin, il complète : Un roman, c’est de l’émotion, pas de l’intellect. Concernant le métier proprement dit, il prévient Raphaël que : l’existence d’un écrivain est le truc le moins glamour du monde, on mène une vie de zombie, solitaire et coupée des autres. Au vu de ce qu’il écrit sur les éditeurs, contre lesquels il a la dent dure, peut-être que tout n’est pas à prendre au pied de la lettre. Sans oublier le lecteur en tant qu’espèce en voie de disparition, et les piques sur la vraie littérature. Dans un premier temps, l’esprit du lecteur ne peut faire autrement que de se focaliser sur cette mise en abîme : l’auteur parle de ce qu’il connait le mieux, son métier, il crée une forme de connivence avec le lecteur qui sait que l’auteur sait qu’il a fait exprès de parler de lui à travers un personnage écrivain, et même un autre personnage aspirant écrivain pouvant évoquer l’individu qu’il était à ses débuts. Cette écriture venant de l’intellect paraît démentir les conseils de Fawles qui dit que l’essentiel se trouvent dans les émotions. D’un autre côté, il y a le mystère de la raison pour laquelle Fawles a mis fin abruptement à sa carrière d’écrivain, Raphaël se fait tirer dessus avec un fusil dès la page trente-et-un et un cadavre nu cloué à un arbre est découvert dix-huit pages plus loin. L’affect du lecteur s’en trouve ainsi titillé et l’élégance de la narration visuelle le séduit instantanément dès la couverture, avec la joie ineffable de découvrir que les pages intérieures sont aussi belles, aussi soignées, aussi élégantes. Impossible de ne pas succomber à la séduction de ce ciel chaud et presque enflammé, de ce bleu entre turquoise et céruléen, de cette terrasse dépassant des falaises et promettant un panorama à couper le souffle, et de cette silhouette féminine chic, sans être provocatrice. Chaque page offre des dessins aussi plaisants à l’œil. L’artiste réalise des images dans un registre descriptif et réaliste avec un niveau de détail élevé dans chaque case. Le lecteur peut ainsi se projeter dans chaque lieu et admirer cette même vue en double page, un quartier de Harlem dans lequel se trouve Zora Neale Hurston, un dessin en double page de la côte de l’île Beaumont vue depuis la mer, la silhouette du Flatiron Building à New York, le plateau de l’émission Bouillon de culture avec Bernard Pivot, les tables d’une terrasse avec l’ombre accueillante de leur parasol, une balade à vélo dans l’île Beaumont, l’intérieur du salon de la villa de Fawles avec son fusil accroché au mur, un plage d’Hawaï, une autre villa de l’île dans laquelle Raphaël s’introduit par effraction, un appartement parisien, un grand congélateur ensanglanté, la ville de Sarajevo pendant la guerre, etc. Chaque case impressionne par son niveau de détails et sa parfaite lisibilité, par la précision des traits et par la mise en couleurs. L’artiste réalise un dosage extraordinaire entre le degré de simplification de certaines formes, les réduisant parfois à de simples rectangles, et leur habillage par une teinte en aplat ou déclinée en nuances. À certains moments, s’il arrête sa lecture et qu’il se focalise sur un détail, le lecteur peut briser l’harmonie entre ces différentes composantes et se dire que tel ou tel élément est plus simplifié qu’il n’en avait eu l’impression, presque représenté de manière naïve, en particulier la surface des trottoirs ou des chaussées. Mais en recommençant à progresser dans la page, cette impression fugace d’un détail ou d’un autre disparaît, pour laisser la place à la sophistication de l’ensemble. Formidable. Écrivain comme bédéiste se montrent prévenants vis-à-vis du lecteur : pas de gros plan gore, pas de complaisance vis-à-vis de la violence, même le cadavre cloué à l’arbre paraît un peu irréel. De prime abord, les pages peuvent sembler un peu chargées en texte, mais en fait il s’agit essentiellement de dialogues. Hyman a vraisemblablement repris le texte de Musso : les réparties des uns et des autres se succèdent avec un certain rythme, le plaisir de lecture l’emportant et effaçant l’a priori d’un texte abondant. Se pensant bien malin, le lecteur peut se focaliser sur les remarques relatives au métier d’écrivain, à la nature d’un bon livre surtout en se demandant si l’auteur applique ses propres recettes, et à l’aspect touristique de pouvoir jouir des différents environnements de l’île et de la magnifique villa La croix du Sud. Il se trouve presque surpris quand l’intrigue s’étoffe avec un meurtre, puis une histoire de photographies retrouvées dans un appareil qui avait été perdu dans la mer, le mystère de la retraite lui semblant suffisant comme colonne vertébrale du récit. S’étant habitué à l’environnement insulaire protégé et coupé du monde, il se trouve encore plus surpris par l’intégration d’éléments plus réels, voire d’actualité comme un médecin célèbre ayant travaillé dans l’humanitaire ou la guerre de Bosnie-Herzégovine. Le récit relève bien d’un roman policier, voire d’un polar pour ce qu’il dit de la société, d’un roman policier à énigme comme ceux d’Agatha Christie (sa citation incluse dans le roman : Une fois enclenchées, les coïncidences ont la capacité de se succéder de la façon la plus extraordinaire.) avec une résolution qui prend la forme de trente pages de révélations sur le passé, une méthode chère à Hercule Poirot. Le lecteur se retrouve totalement impliqué dans cet enchevêtrement d’événements tragiques, souffrant avec les personnages, tout en étant pleinement conscient des conventions de genre (ou des ficelles) employées par l’auteur. Un auteur de romans à succès qui évoque le métier d’écrivain : Guillaume Musso évoque sa propre profession, Nathan Fawles étant son avatar. Il cite ses écrivains préférés, avec des passages qui provoquent un effet de résonnance, comme le fusil de Tchekov quand le lecteur voit un fusil accroché au mur du salon de Fawles, ou le titre emprunté à Gabriel García Márquez (Tout le monde a trois vies ; une vie privée, une vie publique et une vie secrète.). Qu’importe, la puissance de séduction de la narration visuelle emporte immédiatement le lecteur : la qualité des descriptions, les prises de vue, l’élégance des lieux et des individus, la palette de couleurs, magnifique. En cours de route, le lecteur se retrouve presque surpris de découvrir qu’il s’agisse d’un vrai polar, avec un crime sordide. À la fin, il est submergé par les émotions des personnages, car les auteurs lui ont fait développer une forte empathie pour eux.
Bluebells wood
Je ne connaissais pas encore Guillaume Sorel mais je dois dire que j'ai été littéralement envoûté par cette œuvre. Envoûté tout d'abord par ce trait magnifique, ces animaux superbement croqués (chevreuils, cerfs, écureuils, etc), ces paysages de forêts et de bords d'océans qui constituent de véritables aquarelles à eux seuls et bien sûr par ces sirènes à la fois belles et démoniaques, féminines et monstrueuses... Envoûté ensuite par l'ambiance Lovecraftienne de cette histoire qui, si elle reste relativement classique et assez lente, recèle une poésie et une féérie générant une certaine émotion pour le lecteur que je suis. La fin qui peut effectivement s'avérer déroutante de prime abord reste très ouverte est constitue également un bel hommage à l'univers d'H.P. Lovecraft. Côté références, on pensera également à la petite sirène d'Andersen, notamment lorsque cette dernière observe la cabane de notre héros, assise sur son rocher. Le très beau cahier graphique en fin d'ouvrage confirme cet hommage, la sirène arborant parfois une chevelure flamboyante comme celle de l’œuvre originale. Une BD gagnant à être plus connue (merci bdthèque :)) et à posséder sans nul doute. Originalité - Histoire : 9/10 Dessin - Mise en couleurs : 10/10 NOTE GLOBALE : 19/20
L'Esprit critique
La réalité n'est pas un sondage. - Ce tome est un exposé sur le thème de l’esprit critique, ne nécessitant aucune connaissance préalable. Sa première publication date de 2021. Il a été réalisé par Isabelle Bauthian pour le scénario, par Gally pour les dessins et les couleurs avec l’aide de Reiko Takaku assistante couleur. Cet ouvrage compte cent-vingt pages de bande dessinées. Il se termine par une courte biographie des deux auteurs en un paragraphe, une bibliographie de deux pages, et une double page intitulée Pour aller plus loin répertoriant douze ouvrages dont La petite Bédéthèque des Savoirs T24 Crédulité et rumeurs. Faire face aux théories du complot (2018) de Gérald Bronner & Krassinsky. Un groupe de six amis, de jeunes adultes des deux sexes, mangent sur la terrasse d’un appartement, rendue plus agréable par la présence de nombreuses plantes vertes. Une nouvelle venue sonne à la porte : Masha, habillées d’une longue robe violette ; elle indique qu’elle a apporté ses photographies de fées. Elle explique : ce sont des esprits de paix et de guérison. Elle a eu l’honneur de les rencontrer plusieurs fois, leur présence silencieuse lui a appris à améliorer ses facultés méditatives. Et quand elle y est parvenue, son asthme a été soulagé. Paul Boutet ironise en répondant que sûrement ça ne peut pas être juste la balade et l’air pur. La jeune femme se ferme immédiatement : un sceptique ! Elle continue : elle aussi elle l’a été, mais elle a testé sa foi. Elle est revenue à différentes heures, sous différentes lumières, alors qu’elle était d’humeurs variées. Leur présence ne dépendait en rien de ces facteurs.la dernière fois, lorsqu’elle s’est approchée, elle a entendu un son de clochettes. Paul ajoute une remarque narquoise comme quoi ça ne l’étonne pas. Elle rétorque que bien des visionnaires ont été pris pour des fous avant qu’on ne leur donne raison, comme Galilée, Gandhi… L’hôtesse ajoute que Paul est particulièrement lourd. Un autre invité s’adresse à Paul : il n’est pas surpris car Paul a toujours eu peur de ce qu’il ne pouvait pas expliquer. L’hôtesse continue : le monde est plein de mystères, c’est bien la preuve de l’existence de forces qui dépassent les humains. Un troisième intervient : il y a d’autres explications possibles. C’est facile de voir un motif dans de l’eau ou des nuages… Peut-être qu’un gamin avait construit un barrage un peu plus haut, et que ça perturbait le courant. Masha objecte qu’elle a remonté plusieurs fois cette rivière et il n’y avait aucun barrage : ce sont bien des fées ! Elle conclut : si ce n’est pas des fées, que les autres lui prouvent. Ses interlocuteurs interloqués ne répondant pas, elle conclut qu’elle veut bien se remettre en question, mais on parle là d’une technique de communication inter-spectrale utilisée par les druides depuis des millénaires. Paul ne peut pas retenir une exclamation : Mais c’est n’importe quoi ! Masha l’achève en accusant Paul de devenir insultant pour la culture celte. Paul rentre chez lui et se lâche sur les réseaux sociaux. Au vu du titre et du texte de la quatrième de couverture, le lecteur sait qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation sur l’esprit critique. À la lecture, il constate les liens avec la méthode scientifique, ainsi qu’avec la zététique. Pour la narration de ce type d’ouvrage de vulgarisation, les auteurs optent soit pour un candide, soit pour un avatar de l’auteur qui expose et explique les différentes notions, avec une interaction plus ou moins sophistiquée avec les dessins. Ici, le procédé retenu procède un peu d’un mélange, avec le personnage principal Paul Boutet jouant le rôle du candide, et une incarnation humaine du principe de l’esprit critique. Les dessins apparaissent tout de suite très agréables à l’œil : une approche réaliste avec un degré signification de simplification dans la description. Des personnages jeunes sans beaucoup d’exagération dans l’expressivité de leur visage ou de leur langage corporel, immédiatement sympathiques, parfois contrariés, mais jamais animés d’émotions négatives ou destructrices. Le lecteur sait que l’ouvrage s’avèrera forcément composé de parties explicatives, et dans le même temps la première scène propose une mise en situation très concrète, opposant une jeune femme convaincue de la justesse de ses propos, de l’existence des fées, et Paul faisant preuve d’une attitude cartésienne ne pouvant pas souffrir ce genre de billevesées. Pourtant, il n’a pas le beau rôle, et les auteurs ne condamnent pas Masha par la raillerie ou la moquerie. C’est plutôt Paul qui apparaît comme obtus en dénigrant Masha sur les réseaux sociaux. L’avatar de l’esprit critique apparaît dès la page neuf, en colère contre Paul qui use d’insultes et de moqueries sur les réseaux sociaux. Cette jeune femme joue le rôle de professeur qui se lance dans un exposé construit et structuré sur l’esprit critique. Paul intervient plus ou moins pour objecter avec une situation concrète ou une remarque, pour relancer en posant une question, parfois en essayant de mettre en pratique ce que l’esprit critique vient d’expliquer. Pour autant, le lecteur n’éprouve pas la sensation de se retrouver en classe, car les auteurs mettent à profit les spécificités de ce mode d’expression : mises en situation au budget illimité, retour dans le passé sans limite d’ancienneté, intervention de scientifiques et de chercheurs illustres, représentation d’expériences classiques, observations en direct de phénomènes naturels ou sociaux. Le lecteur ressent rapidement que l’ouvrage a été conçu comme une vraie bande dessinée, scénariste et dessinatrice concevant chaque séquence ensemble avec des constructions de séquence reposant autant sur l’exposé en paroles de l’esprit critique, que sur ce qui est montré dans les dessins. Le lecteur ressent également la variété des possibilités visuelles utilisées : êtres humains en train d’interagir, facsimilé d’une conversation en messages instantanés, réseau de neurones et de synapses, dragon crachant du feu, facsimilé de diagrammes, orbites de planètes, morceaux de puzzle, jeu de plateau pour les différentes étapes de la méthode scientifique moderne, fausses affiches de publicité, utilisation de personnalités diverses (de savants comme Galilée, à un présentateur télé comme John Oliver), logos de moteur de recherche scientifique, page de résultat google, onomatopée d’effets sonores, etc. La découverte des principes de l’esprit critique se trouve ainsi incarnée au travers de Paul et de son avatar. Cette dernière rentre dans le vif du sujet avec la première évidence : une corrélation n’est pas une relation de cause à effet, citant quelques exemples remarquables et amusants, extraits de l’ouvrage Spurious correlations (2015), de Tyler Vigen. La dessinatrice reprend quatre exemples sous forme de graphique mettant en évidence des courbes similaires entre le montant des dépenses U.S. pour la science et le nombre de morts par pendaison, entre le nombre de noyades dans des piscines et le nombre de films où Nicolas Cage apparaît, entre le taux de divorce dans le Maine et la consommation de margarine, entre la consommation de fromage et le nombre de morts étouffés dans leurs draps. Suit un diagramme pour expliquer que par rapport à une moyenne, il y a autant d’individus en dessous qu’au-dessus. Sous réserve qu’il soit familier de cet auteur, le lecteur sourit en voyant Terry Pratchet (1948-2015) chevaucher une tortue dans le ciel pour donner sa définition de la science : c’est une méthode qui consiste à poser des interrogations gênantes et à les soumettre à l’épreuve de la réalité, évitant ainsi la propension de l’homme à croire ce qui lui fait du bien. À partir de la page vingt-trois, l’esprit critique se lance dans l’histoire chronologique des activités scientifiques : l’artiste représente alors des hommes des cavernes, des éléments mythologiques (scandinave, grec…). Puis viennent les premiers hommes célèbres pour leurs théories scientifiques : Pythagore Platon, Eudoxe de Cnide, Héraclide du Pont… jusqu’à arriver à Anaximandre de Milet (de -610 à -546), premier Grec connu à avoir tenté de décrire et d’expliquer l'origine et l'organisation de tous les aspects du monde de façon scientifique. Le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité de l’exposé, à la fois pour sa narration animée, vivante et amusante, à la fois pour la clarté de chaque point développé. La première partie aboutit à une double page présentant les différentes étapes de la méthode scientifique : observation, hypothèses, expériences, théories, évaluation par les pairs. Puis les auteurs abordent la question des pseudo-sciences sous un angle critique (avec une petite pique contre la pseudo-science qui refuse de contredire les hypothèses d’un fondateur), les présentations manipulatrices pour parer de termes scientifiques sans en observer la méthode. Le lecteur découvre ensuite la longue liste des biais cognitifs, chacun illustré par un exemple ou une mise en situation très parlante : paréidolie, biais de statuquo, effet Dunning-Kruger, effet Barnum, illusion de savoir, erreur fondamentale d’attribution, effet de halo, illusion de corrélation, biais de négativité, biais d’omission, biais de projection, biais de confirmation, effet foule, biais de la tache aveugle, illusion de fréquence, autruche, biais de cadrage, biais d’ancrage, effet de l’humour, biais rétrospectif, biais de rationalisation, illusion de savoir, illusion de fréquence, biais de représentativité. En fonction de sa culture en la matière, le lecteur retrouve ou découvre des problématiques incontournables comme la charge de la preuve (l’absence de la preuve n’est pas la même chose que la preuve de l’absence), les cinq questions de base à se poser face à une information, les parasites argumentatifs (sophisme et paralogisme, avec leurs dérivés), le fait que toutes les hypothèses ne se valent pas (entre un avis et un consensus scientifique), que la réalité n’est pas un sondage, et que l’ouverture d’esprit n’est pas synonyme de relativisme. Ils vont jusqu’à aborder la place de la foi dans l’esprit critique, à nouveau sans mépris ou même condescendance, et le caractère indispensable des émotions comme moteur de la raison. Quelle que soit sa familiarité avec l’esprit critique et la méthode scientifique, le lecteur se retrouve vite passionné par cet exposé à la forme enjoué et rigoureuse. La narration visuelle a été pensé pour participer à l’exposé en apportant elle aussi sa part d’informations, de façon diversifiée et adaptée à chaque développement. L’ouvrage présente les différentes facettes de l’esprit citrique, d’abord par la méthode scientifique, puis par les biais cognitifs, les effets de rhétorique, avec à chaque fois des exemples concrets et actuels. Le tout aboutit à une présentation cohérente de ce qu’est une démarche scientifique quel que soit l’objet de son étude, et observe des situations sociales et des communications de l’industrie du divertissement et de la société du spectacle à cette lumière. Indispensable.