Toujours aussi bon à la relecture. Même si l'effet surprise de la première lecture n'est plus présent.
Histoire d'une vengeance naine, mais pas gratuite. Scénario bien ficelé nous amenant à être derrière le bourreau et à le comprendre, à compatir sur sa vie de "merde".
Pas une fausse note, de l'humour noir de merde, par-ci, par-là, comme je l'aime, comme l'intro dans le bar et la grenade cachée sous la tasse.
Déchaînement de violence d'un petit homme, qui au final ne cherchait qu'une chose, l'amour.
Une rencontre cache à tous les coups la possibilité d’un miracle. Celui de l’autre.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Mathilde Ducrest pour les dessins, les couleurs, le scénario et le lettrage. Il comprend cent-soixante-dix-sept pages de bande dessinée.
Cet été-là, les pies s’étaient montrées particulièrement voraces. Emily est montée sur une petite échelle pour cueillir les cerises, pendant que Pia, une femme à la retraite, en ramasse par terre en pestant contre les pies qui ont fait un carnage. Elle indique à Emily qu’elle peut descendre, tout en continuant de pester contre les oiseaux, car ils ne pensent qu’à bouffer ses fruits. La jeune femme sourit en faisant observer l’ironie de s’appeler Pia alors qu’on déteste les pies. Elle vit chez Pia depuis sa première année de fac. En échange du loyer, elle s’occupe pour la dame âgée, des affaires qui l’ennuient. Certaines tâches ménagères. L’entretien de la maison. Le bazar administratif. Ça arrive à Emily de tout laisser en plan pour se concentrer sur les cours, ses copines ou le reste. Quand ça lui arrive, Pia lui en tient un peu rigueur. Rien n’a plus d’importance aux yeux de Pia que son jardin. Le toit du monde pourrait s’écrouler que ça lui serait égal, tant qu’elle garde les mains dans la terre. Mais même si voir les oiseaux malmener son petit paradis lui a déjà valu de traverser une à une toutes les étapes du deuil… avec parfois quelques réminiscences de colère, voire du déni… clamer qu’elle déteste tous les oiseaux, c’est faux. Pia est comme ça. Elle exagère. Elle romance. Elle ressasse, prospecte et instrospecte. C’est son truc. C’est au tour de Pia d’ironiser et de déclarer que la véritable vocation de sa résidente, c’est d’ouvrir une enseigne de restauration rapide pour volaille.
Les deux femmes sont passées dans la cuisine, et Pia s’affaire à préparer les confitures. Elle informe Emily que cette dernière mangera seule le lendemain, car elle a une réunion avec le comité des médaillés Benemerenti. Elle ne va pas recevoir une médaille, mais elle organise la cérémonie. Emily éprouve toujours des difficultés à croire que Pia a passé quarante ans dans le même village. Sa logeuse répond que la génération d’Emily ne sait rien faire plus de dix minutes. Elle ne critique pas forcément, car elle aussi, à l’époque, aurait bien aimé pouvoir tout envoyer promener de temps en temps. Elle voulait être patronne de son propre établissement. Mais son Lény a dit que c’était exclu, que si elle prenait un bistro, il s’en allait. Or elle, elle est quelqu’un d’ordinaire. Elle développe : la vie, c’est avant tout des devoirs. Une marche à suivre. Surtout pour les gens ordinaires. Et rester loyale à la recette a parfois du bon. Elle enfourne la tarte qu’elle a préparé tout en devisant, et demande à Emily de leur servir un verre. La jeune femme constate qu’il ne reste plus de rosé, et elle prend la bouteille de Limoncello dans le réfrigérateur. Puis elle en sert deux verres. Les deux femmes trinquent, et Pia propose de faire une partie de cartes.
Une couverture aux couleurs douces, avec une jeune femme alanguie et des fleurs où volètent des papillons : difficile de ne pas y voir une touche de féminité, sans pour autant savoir ce que désigne l’adjectif Fragile. En effet cette sensation perdure tout du long du récit. L’autrice a choisi une palette de couleurs douces, pastel, pour des ambiances lumineuses ensoleillées, dégageant un calme de chaque instant. Le vert pâle du jardin, l’orange tirant vers le rose du salon, le violet entre parme et mauve, le bleu nuit, tout n’est que douceur. Sauf que de temps à autres, le lecteur observe que les couleurs foncent, sans pour autant rompre le charme. L’artiste navigue avec grâce entre teintes réalistes, et glissement vers l’expressionnisme. Quand Pia se trouve dans sa salle de bains, elle commence par se regarder dans le miroir et sa peau a pris une teinte verte rendant compte de la buée qui s’imprègne de la couleur du carrelage. Alors qu’elle sort de cette pièce pour entrer sa chambre, le naturalisme reprend ses droits avec la lumière naturelle. Tout est soigneusement accordé, avec de temps à autres des effets saisissants. La minutie de la mise en couleurs de la page quatre-vingt-quinze quand Emily découvre la luxuriance de la serre et l’escalier qui mène à l’étage. La nuit violette en début de soirée dans un appartement accompagnant l’irréalité de la présence de la pleine Lune qui n’est en fait que le reflet d’une ampoule dans une vitre. La couleur très foncée de l’habitacle de la voiture de Suzanne Rascines, tellement dure par rapport au teint de peau des jeunes filles.
De fait, le récit raconte le début d’amitié entre deux jeunes femmes fréquentant la même université, mais des facs différentes, d’origine sociale opposée, l’une au physique superbe, l’autre en surpoids. La première, Emily, va se retrouver à travailler pour l’autre, Suzanne, en promenant son chien. L’une habite chez une vieille dame, l’autre dans la magnifique demeure avec un véritable domaine, chez ses parents. Il s’agit d’une histoire dont les hommes sont pratiquement absents. Pia évoque son époux Lény une fois et il apparaît une fois dans une photographie. Suzanne évoque son père qui figure partiellement dans quatre cases réparties sur les pages quatre-vingt-quatre et quatre-vingt-cinq. Emily évoque rapidement une relation amoureuse terminée. Et c’est tout. D’une certaine manière, il s’agit de la succession de scénettes de la vie quotidienne : des discussions pour apprendre à se connaître entre Suzanne et Emily, des discussions entre jeune femme et personne à la retraite pour Pia et Suzanne. Il est question de tâches de la vie quotidienne, de préparer une tarte, de jouer aux cartes (le putze, une variante du Jass), de la médaille Benemerenti, de l’espace féminin après la fin de la seconde guerre mondiale, des harpes éoliennes, des différences de milieu social, du comportement des parents perçus par leurs enfants, du plaisir de contempler un chien se prélasser au soleil, de se rendre à la station de lavage pour voiture avec son père, de la manière dont le soleil peut embraser une construction de mille reflets, et bien sûr de l’amitié.
Dit comme ça, la première impression peut sembler peu palpitante. Toutefois l’expérience de lecture s’avère différente, grâce à la narration visuelle. L’artiste utilise un mélange de formes avec un contour, et de couleur directe. Les traits de contour prennent la couleur de la forme qu’ils détourent dans une teinte plus foncée, sans jamais de trait noir, ce qui donne une allure plus organique à chaque élément. Dans un premier temps, ils ne semblent délimiter que les éléments les plus importants dans chaque case, la couleur directe se chargeant du reste de la représentation. Toutefois, le lecteur fait le constat que cette proportion varie fortement en fonction de la séquence et en fonction de l’environnement. Les traits de contour prennent régulièrement la première place, par exemple pour la façade du pavillon avec sa terrasse, sa table et ses chaises de jardin, pour le salon avec son canapé, sa table basse, son tapis et les lattes de parquet, pour les différentes parties de la demeure des Rascines et en particulier sa magnifique verrière, pour l’intérieur d’un autocar, pour la grande terrasse avec sa piscine, etc.
La technique de la couleur directe prend le devant pour un feu de forêt, les harpes éoliennes, les séquences en forêt, les scènes baignant dans une lumière particulière, artificielle ou nocturne, etc. Les traits de contour étant de couleur, ils se fondent parfois avec la mise en couleur pour des effets poétiques, déréalisants, révélant la sensibilité de l’observateur. Le lecteur ressent inconsciemment que le regard porté par l’artiste est chargé d’une sensibilité sur les impressions produites par chaque environnement en fonction de l’état d’esprit d’Emily, ou de Pia, ou de Suzanne. Il peut ne pas s’en rendre compte, juste se laisser porter par ces représentations un peu en décalage avec une approche naturaliste, jusqu’à la scène au cours de laquelle Emily rentre dans la serre abritée par la verrière. L’amalgame entre traits de contours et couleurs produit un effet féérique des plus surprenants : d’un côté ce n’est pas une vision réaliste, de l’autre la description correspond bien à des éléments concrets. Un enchantement. Ainsi régulièrement, l’esprit du lecteur est comme immergé dans la perception subjective de l’une ou l’autre. Un effet intense et doux : la douceur d’une tisane partagée sur la terrasse du pavillon, l’obsession de la mère de Suzanne pour les pétales de dahlias d’un violet soutenu, la présence impossible de la pleine Lune dans le ciel contemplé depuis un appartement, la sensation d’être coupé du monde en restant dans l’habitacle d’une voiture sous les rouleaux de lavage, le doux bruissement du vent dans une gigantesque harpe éolienne en bord de mer.
Ainsi le lecteur ressent les dispositions d’esprit et les émotions fugaces d’Emily, au travers de sa relation avec Pia, et avec Suzanne. Il accueille comme elle, leurs propos anodins et leurs confidences plus personnelles tout en conservant une forme de distance. Il n’y a pas de drame soudain, ou de révélation fracassante, plutôt des petits riens et des instants fugaces. Et pour autant ces échanges conservant une réserve naturelle apparaissent significatifs par le fait que chacune choisit ce qu’elle souhaite dire, ce dont elle parle. Le lecteur comprend ainsi que ces banalités ou ces sujets plus personnels relèvent bien d’une facette intime de chacune, de moments importants ou marquants. Par ailleurs le milieu social, les personnes proches ont participé à la construction personnelle d’Emily et de Suzanne qui auraient sinon été différentes. Et ce qu’elles sont au plus profond d’elles-mêmes façonnent la construction et l’évolution de leur relation. Pour autant, elles disposent aussi d’une part de libre arbitre, elles ont le pouvoir d’influer sur leur relation, ce qui d’une certaine manière la rend d’autant plus fragile et en même temps d’autant plus précieuse.
Des couleurs douces, une période d’été invitant à prendre son temps, une absence d’enjeu réel qu’il soit romantique ou social : tout concourt à une lecture facile et tranquille, agrémentée de jeux de couleurs élégants, mais pouvant donner une sensation de futilité. Ces caractéristiques génèrent une forme de sérénité chez le lecteur, avec un accueil aussi bienveillant et prévenant. D’un côté, l’enjeu de parvenir à établir une amitié semble presque trivial ; de l’autre côté la situation et le ressenti d’Emily et de Suzanne sont spécifiques et particuliers. Les anecdotes sont personnelles avec une part d’intimité plus substantielle qu’il n'y paraît, générant une empathie sincère chez le lecteur qui apprécie le chemin parcouru insensiblement par Emily.
Je m’intéresse à la bande dessinée depuis peu et j’ai découvert ce livre un peu par hasard chez mon libraire de quartier.
Ayant lu le livre de Richard Malka qui m’avait plu j’ai tenté ce roman graphique et j’ai été absolument bluffée. La couverture m’a tout de suite attirée et les dessins sont simplement sublimes. Les décors, ambiances et personnages sont selon moi très réussis. C’est un très bel objet que j’ai mis du temps à lire pour apprécier toute la beauté des planches mais aussi partager les réflexions et le chemin de cet anti-héros à travers les âges. Dans un monde où tout va trop vite, cette lecture m’a permis de ralentir et m’a fait beaucoup de bien. Je recommande!
Un petit avis rapide et fainéant pour ce chouette album.
A l’époque et poussé par les bons échos, c’était par son intermédiaire que je découvrais le travail de Winshluss. J’avoue ne pas y avoir succombé totalement, jugeant ma lecture onéreuse et très rapide, pour un récit certes sympathique mais un peu facile (sur le coup, chais pas j’y voyais un côté un peu trop âge de glace). Ça m’avait même rendu bien méfiant envers cet auteur puisque j’y suis revenu bien plus tard.
Depuis les relectures se sont enchaînées mais avec de plus en plus de plaisir, le dessin a été apprivoisé, la fable est devenue astucieuse, universelle et tout simplement culte.
Ce n’est pas le meilleure de l’auteur mais pour moi c’est devenu la plus sucré de ses friandises. Un petit bonbon cet album, tout en narration.
Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
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Ce tome contient un état des lieux de la vie de plusieurs Juifs, tel que perçues par l’auteur, après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour l’enquête, la construction narrative, les dessins, et la mise en couleur par teintes de gris à l’aquarelle. Il comprend 442 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de deux pages, écrite par l’auteur, et une page remerciements.
Incipit. L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le Musulman juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. - Sfar se rappelle où il était lors de l’attentat contre les tours jumelles : il venait d’acheter une télé tellement grosse que le vendeur lui avait dit qu’il n’y a que des Juifs et des Noirs qui lui achètent de si gros écrans. La télé était dans son bureau depuis quelques jours. Il se souvient d’être debout devant l’écran, téléphone filaire à la main, après l’impact sur la première tour. Ce moment où on ne savait pas qu’un second appareil allait s’écraser sur l’autre tour. Pendant les tueries de Charlie Hebdo, il était avec une amie. Ils ne parvenaient pas à se déshabiller car à chaque vêtement qu’ils dégrafaient, le téléphone sonnait pour annoncer la mort d’un autre artiste. Ils se sont rhabillés et ce fut une triste journée. Quand Mohamed Merah a tiré dans le crâne des enfants de l’école Ozar Hatorah, il était par hasard à Toulouse, il pensait trouver le calme. Mœbius venait de mourir. Il était à l’atelier le jour des tueries du Bataclan, dans la rue du Petit Cambodge. Par hasard, il a quitté le travail trente minutes avant le carnage. Sa voisine de palier n’a pas eu cette chance qui a trouvé un cadavre dans une mare de sang devant les parties communes, après quoi elle est restée prostrée soixante-douze heures. Et il était où le 7 octobre 2023 ? Il préparait son anniversaire. La vraie date est le 28 août mais personne n’est jamais à Paris à ce moment-là.
À l’occasion de son anniversaire, la compagne de Sfar lui demande s’il veut un bijou. Il lui répond que ça va finir par faire Mister T si elle continue à le couvrir de breloques. Il réfléchit, il repense à son père lui refusant d’avoir une étoile de David ou un Haï pour sa Bar Mitsva. Puis ils évoquent le film Exodus, avec Paul Newman disant Lehaïm, ou Tévié le laitier dans Le violon sur le toit. Sfar se met à chantonner Lehaïm et la chanson du film. Il ajoute qu’il veut bien un Haï. Pour lui, c’est aussi un symbole de vieux niçois, les darons le portaient quand il était gamin, bien gros. Il se dit qu’il peut choisir entre se comporter en séfarade ou en ashkénaze, car sa mère vient d’Ukraine et son père d’Algérie. Il a droit aux breloques. Ses amis se sont cotisés pour lui offrir ce porte-bonheur, pour ses 52 ans. En or, avec des diamants noirs. Louise l’a commandé à leur ami Yoguer. Il est arrivé un mois après la fête. Le 7 octobre, il était en train de le dessiner.
Après le 7 octobre 2023.
Le texte en quatrième de couverture annonce que l’auteur mène l’enquête, qu’il discute avec ses amis, convoque son père et son grand-père, cherche des réponses dans les livres et dans l’humour, qu’il se rend en Israël à la rencontre des Juifs et des Arabes, avec toujours la même question, obsédante : quel avenir pour les Juifs ? Il commence son récit par la sidération qui vient avec des actes terroristes relevant d’une barbarie inconcevable, et ses réactions à ce moment-là. Il évoque sa propre situation lors de la perpétration de ces horreurs défiant l’entendement. Puis il passe à sa soirée d’anniversaire différée du vingt-huit août au sept octobre, une centaine d’invités avec Enrico Macias et ses musiciens, Kamel Labbaci et ses amis. Vient ensuite une explication sur les mots Lehaïm, et le Haï, une réaction sur le déroulement de la marche du neuf octobre contre le terrorisme et pour la libération des otages, sur les précautions que prennent les familles juives en France en 2023. Etc. La narration visuelle évolue entre des cases sans bordure, et des illustrations accompagnées d’un texte plus ou moins copieux, un dessin en pleine page, une liste pour les précautions avec un petit dessin en en-tête. Etc.
En fonction de sa familiarité avec cet auteur dans ses œuvres de nature autobiographique, la série intitulée Les carnets de Joann Sfar, le lecteur est plus ou moins préparé à cette grande liberté de forme. Cela peut lui donner l’impression d’un flux de pensées jeté sur le papier au fil de l’eau. Dans la postface, l’auteur explique qu’il est obsédé par le journalisme et le travail d’histoire. Depuis 2002, il publie ses carnets autobiographiques en bandes dessinées et parfois l’un de ces livres prend des allures de reportage et dépasse l’intime. Il explique qu’il constitue un véhicule d’observation valide, qu’il relate des rencontres. Parfois il agrège les témoignages de plusieurs personnes dans un unique personnage. Il détaille que même s’il en a l’air, son ouvrage n’est pas un premier jet. Il a fait l’objet d’autant de relectures et de montage qu’un vrai roman. Pour lui, par sa partition exceptionnelle et le rapport qu’elle donne aux visages et aux lieux, la bande dessinée constitue le véhicule idéal pour cette matière. Celle-ci présente une unité de temps rigoureuse : il n’a rien fait d’autre depuis le 7 octobre. Ses dessins peuvent paraître amateur par endroit : des traits de contour mal assurés, des formes simplifiées ou naïves, des dessins qui semblent être mis les uns à la suite des autres comme ils viennent, un rapport fluctuant entre la dimension des images et la quantité de texte. Certes.
Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience de l’absence de redite dans ce long ouvrage de plus de quatre cents pages, et de la puissance des émotions qui le submergent régulièrement, l’impossibilité de rester impassible, ou pire indifférent, dans un mode purement analytique. L’auteur a atteint l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il cite dans la postface : Par ce matériau viscéral, un seul but, saisir le réel. Après tout, le lecteur peut venir à cet ouvrage avec ses propres a priori, ou plutôt ses propres connaissances et sa compréhension de la situation des Juifs en France, en Israël, dans le monde. Il s’attend à ce que l’auteur aborde un certain nombre de points de passage obligés : la montée de l’antisémitisme, l’histoire de l’état d’Israël, la condition de Palestinien, les morts des deux camps, la cohabitation entre Arabes et Juifs, la shoah, le nazisme, et pourquoi pas les conditions de la fin du conflit entre la Palestine et Israël. Toutefois, comme Sfar l’indique, ces thèmes sont abordés par le biais de rencontres, avec des personnalités, ou lors de discussion avec feu son père et feu son grand-père en reprenant ce qu’ils lui ont appris. Sfar échange aussi bien avec des personnalités comme Delphine Horvilleur (écrivaine et femme rabbin française), Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue français), Hisham Suleiman (acteur arabo-israélien, par exemple dans la série Fauda), qu’avec des personnes croisées dans la rue (une femme manifestant le neuf octobre), ou encore lors de son voyage en Israël. Il évoque également les réactions de médias, leur point de vue dans le traitement des sujets, ce qu’ils rapportent des faits antisémites (par exemple le harcèlement dans les écoles ou les universités), y compris la comparaison entre ce qui concerne les attaques sur Israël et celles sur la Palestine.
Le lecteur ne s’attend pas à une telle richesse dans les témoignages et les échanges. L’auteur indique clairement qu’il s’exprime avec un point de vue juif, et qu’il laisse les musulmans exprimer leur propre point de vue, qu’il ne souhaite en aucun parler en leur nom. Les rencontres se font avec des personnes de tout horizon : un jeune gosse de riches parents parlant sans savoir, sa vieille tante Saby, Hadar une enseignante en philosophie, un musulman qui prend un café au comptoir à côté de lui, Ingrid qui enseigne le journalisme en Israël, une goye qui l’aborde dans la rue, une amie juive qui travaille dans le cinéma, un chauffeur de taxi juif turc, des réfugiés dans un hôte à Tel-Aviv, Motty Reif un créateur de mode, un responsable de salle de spectacles, des acteurs, etc. Il évoque également les réactions et les commentaires de quelques personnalités en France ou à l’international (parfois ahurissantes comme celles d’Isabelle Adjani, de Dominique de Villepin, de Greta Thunberg), les silences assourdissants, ainsi que les témoignages des sauveteurs de tout horizon intervenant après l’attaque du Hamas. Même aguerri ou bien informé, le lecteur ne peut pas être préparé à ces témoignages : la description des atrocités sans nom commises, ce que les sauveteurs ont découvert, la communication qu’ont pu faire les terroristes auprès des familles de victimes. Une lecture aussi dure que nécessaire qui dit la haine contre les Juifs. Il a le cœur serré en découvrant le protocole qui préside à l’accueil des enfants libérés par les terroristes.
L’auteur s’attache également à remettre l’attaque du Hamas dans une perspective historique, en évoquant des personnalités de divers horizons comme Israel Yaakov Kligler (1888-1944, éradication de la malaria en Palestine), Romain Gary, Arthur Koestler, Mohammed Amin al-Husseini, Yasser Arafat, Zuheir Mohsen, Bat Ye'or, Albert Cohen, Stefan Zweig, Frank Zappa. Il revient sur l’origine et l’évolution du sens du mot Palestinien au fil des décennies. Lors de son voyage en Israël, les personnes qu’il rencontre témoignent de la réalité de la coexistence entre juifs et arabes dans le pays. Il est également question des soldats israéliens, du quotidien Haaretz, de ce qui fait un peuple, de la question de qui prend soin des aidants, de la nécessité d’exprimer l’indicible (par exemple par la danse), de la mémoire familiale de chaque Israéliens dons laquelle se trouvent des morts, des sens à donner à l’affreuse phrase de Sartre disant que l’antisémitisme qui fait le Juif, de l’instrumentalisation de chaque déclaration. Les discussions avec son père et son grand-père sur la base de ses souvenirs apportent un témoignage de première main de ces deux générations précédentes. Au vu du constat dressé, une autre question revient régulièrement : où les Juifs peuvent-ils se sentir en sécurité de par le monde ?
Une bande dessinée pour parler de la place des Juifs dans le monde, en France, après les actes terroristes du sept octobre 2023 ? Joann Sfar le dit en cours de récit : il n’a pas d’autres armes que les livres et il sait leur impact dérisoire. Mais il n’a rien d’autre. Il raconte sa perception de la situation, au travers de sa culture, de ses connaissances sur le sujet, de ses rencontres avec ses amis avec des inconnus.la bande dessinée permet d’insuffler de la vie dans chaque individu, de rendre compte des émotions, tout en nourrissant son enquête avec des faits historiques vérifiés et quelques chiffres corroborés. Quelles que soient ses convictions, le lecteur voit sa compréhension du sujet enrichie, étoffée, ayant ressenti de l’intérieur l’état d’esprit des nombreuses personnes rencontrées. L’auteur a atteint son objectif. Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. L’essentiel.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication originale date de 2022. Il a été réalisé par Laurent Bonneau pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte cent-dix pages de bande dessinée.
Laurent conduit sa voiture sur une route de basse montagne avec les bas-côtés enneigés. Un panneau indique un virage un peu serré à gauche. Les glissières succèdent aux fossés sans protection. Un peu de verdure sur les côtés par moment. Un ciel entre gris et blanc, laissant parfois entrevoir un petit morceau de bleu. En son for intérieur, son flux de pensée se déroule. Il voit la route. Il sent le froid. Il respire profondément l’air glacé et il plonge dans ses songes que son dessin prolonge. Le paysage zigzague comme ses pensées. On s’enfonce dans la montagne. Recouverte par la neige, la surface de la terre s’aplanit. On continue d’avancer. Ici la lumière semble jaillir d’ailleurs. Les roches archaïques. Les arbres séculaires. Il écoute le bruit du silence qui craquèle sur cette neige immaculée. Il tente d’esquisser le profil de sa compagne. Elle est là. Elle respire. Ses soupirs l’inspirent. Il voudrait suivre le bruit de ses syllabes intimes à elle au milieu du silence extérieur. On voudrait souvent entrer en l’autre, savoir ce qu’il pense, ce qu’il veut. Âme, esprit, corps, quoi encore ? Il la dessine dans un mouvement de cœur. Trouver les mots pour parler d’elle, son aimée. On progresse dans cette nature que la neige, étonnamment, semble dissimuler. Un frémissement. Comme lorsqu’elle se penche derrière lui, ses lèvres sur son cou. Il la dessine. Il l’écrit. Il essaie, à sa manière, d’essuyer sur la buée des verres de ses pensées. Ça l’aide à la regarder et découvrir une autre figure enfouie en elle : celle, peut-être, de la première fois. La voilà arrivée. Cette vieille maison dans la nature. Il aime lorsque le paysage ne s’arrête plus. Il ne sent plus enfermé. Elle avance. Il sent un chemin se dessiner sous ses pas à elle dans l’immense lumière naissante.
Laurent est arrivé à la maison : il regarde sa compagne. Il se dit qu’il avance près d’elle, bien incapable aujourd’hui d’imaginer la vie sans sa présence auprès de lui. Un autre jour, un autre trajet en voiture sous un ciel grisâtre : Laurent se rend au centre pénitentiaire pour animer un atelier de bande dessinée. À nouveau les pensées coulent en flux dans son esprit : il se questionne sur les raisons d’entreprendre ce projet de bande dessinée. Pourquoi encore écrire et dessiner sur l’amour en plus de le vivre ? Serait-ce parce qu’une fois devenus parents, la source initiale de la famille qu’est le couple voit ses repères changer complètement ? Serait-ce une manière pour lui de prendre du recul sur ce nouvel équilibre ? Il arrête sa voiture, il éteint son téléphone et il range ses interrogations dans la boîte à gants. Là où il va tout moyen de communication autre que la parole physique est interdit. Il est amené à voir un autre monde. Un monde que l’on tient caché.
Rien que la couverture permet de savoir que cette bande dessinée adopte une approche particulière de la narration en accolant ainsi l’image d’un très gros plan sur le visage d’une femme (sans qu’il soit possible de déterminer ce qu’est l’arrière-plan) et en-dessous un mur rehaussé de barbelés, à l’évidence un mur d’enceinte soit d’un endroit à l’accès bien gardé, soit d’un endroit servant à enfermer. Le lecteur commence le premier chapitre : pas de numéro en bas de page, pas de phylactères ni de cartouches, juste un monologue intérieur et un homme qui conduit. Ce premier chapitre dure treize pages dont les onze premières sont structurées à l’identique : deux cases de la largeur de la page et un court texte entre les deux. Les deux dernières pages accueillent un dessin en double page. Sur ces vingt-trois illustrations, douze sont consacrées au paysage qui défile, ou plutôt la vision qu’en a le conducteur. Trois cases permettent de voir le buste du conducteur. Le reste correspond à ce qu’il voit en vue subjective, une fois arrivé chez lui. Les choix de technique de représentation apparaissent également assez particuliers : des contours pas tout à fait assurés, parfois avec un trait fin, parfois avec un trait plus épais, des traces de couleurs comme du crayon de couleur étalé par frottement avec un papier sur la planche, venant apporter l’impression de couleur naturelle à la surface sur laquelle elles sont appliquées, plus comme une impression, voire une sensation, que de manière naturaliste. Quant à lui, le texte évoque le sentiment amoureux de Laurent pour sa compagne, comment il appréhende cet amour.
Pour autant, pas de doute, il s’agit bien d’une bande dessinée : narration séquentielle & interaction entre le texte et les images, tout en étant assez éloignée d’une forme traditionnelle. Le récit est construit en dix chapitres, généralement séparés par une page blanche, entre sept et quinze pages chacun, avec une exception pour le septième composé d’un court texte sur fond blanc en une page. Le fil directeur de cet ouvrage correspond au flux de pensée du narrateur, que le lecteur a tôt fait d’assimiler à l’auteur lui-même. Tout commence avec un retour à la maison, un retour vers l’être aimé, qui aboutit au constat que Laurent est incapable d’imaginer la vie sans elle. Il ne s’agit pas d’une figure de style, mais bien d’une déclaration à prendre au premier degré : ce créateur ne dispose pas d’assez d’imagination pour pouvoir se figurer cette configuration. Ce constat l’amène à mettre en scène l’amour qu’il porte à sa compagne au travers d’abord de ce retour au foyer, puis dans une tentative de scène de dialogue au chapitre trois : de très belles images où il la suit dans la maison jusqu’à l’extérieur. Puis dans le chapitre cinq, au cours duquel il la suit et la dessine de dos alors qu’elle traverse une pelouse va se baigner nue dans un cours d’eau, une ode à la liberté et à la nature, en contraste total avec le chapitre précédent. Enfin dans le dernier chapitre où une autre déambulation le ramène à la suivre, toujours représentée de dos, réfléchissant à la notion de liberté, et à l’essentiel (dans la vie) : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. Le lecteur partage à la fois l’intimité des pensées très personnelles de l’auteur, et à la fois ressent des émotions universelles.
Du coup, il perçoit comme un contrepoint les autres chapitres (deux, quatre et six), comme construits pour obtenir un contraste maximal. Le bédéiste intervient dans un centre de détention pour un atelier avec les prisonniers qui s’y sont inscrits. L’ambiance change radicalement, ne serait-ce qu’en passant de couleurs chaudes à une morne grisaille bien plombée. Le décor lui-même se fait plus dur : tout en lignes droites bien tracées, des formes géométriques stériles et inhospitalières. Laurent se fait la réflexion que lui entre de son plein gré dans cette prison, alors que les individus qu’il va voir ne peuvent pas sortir. Il observe les effets de la privation de liberté sur eux : la promiscuité, le silence de ce fait impossible. Il sait qu’il ne fera connaissance avec eux que superficiellement, qu’il ne pourra percevoir que ce qu’ils accepteront de lui montrer. Il est frappé par la récurrence du thème des valeurs morales, tout en en percevant la relativité. Il se pose plusieurs questions, tout en ressentant fortement la souffrance incarnée dans les fils de fer barbelés. Dans le chapitre six, la grisaille au reflet d’acier met en avant le motif des barreaux : des espaces délimités, finis, et la réflexion d’un détenu sur les effets les plus dévastateurs, à savoir être renié ou même simplement jugé par sa famille. Le chapitre huit fait coexister des images de paysages magnifiques entre figuratif et conceptuel, avec l’aboutissement de la réflexion sur l’emprisonnement, le contraste entre monde clos et horizon ouvert, entre solitude choisie dans la nature et l’absence imposée de regard de l’autre sur soi.
Le lecteur arrive au chapitre neuf, totalement sous le charme de cette réflexion déambulatoire, un flux de pensées entre ressentis et réflexions, constats et émotions, une expression très personnelle d’une rare honnêteté, transcrivant une façon de voir le monde, à la fois par la manière de le représenter en images porteuses de la sensibilité de l’artiste, à la fois par ce que ses pensées disent de sa manière d’appréhender sa relation amoureuse, ainsi que sa capacité d’empathie à percevoir le ressenti de privation de liberté des détenus. L’avant-dernier chapitre prend le lecteur au dépourvu, en relatant un accident domestique horrible, générant une culpabilité quasi insurmontable chez l’auteur. Le caractère tout relatif de la liberté apparaît alors mis à nu, ainsi que la nature de l’essentiel. Le point de vue de Laurent sur le monde s’en trouve changé, encore moins égocentré, par la prise de conscience de ce qui est essentiel pour lui. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut alors percevoir la construction littéraire de l’ouvrage, bien plus qu’un simple vagabondage de pensées, ou d’une alternance de contraste entre vie personnelle libre et vie carcérale. Pour autant, la narration conserve son goût spontané et franc, honnête et venant du cœur. Ainsi la conclusion présente une force peu commune, entre la critique sur l’hypocrisie des hauts responsables toujours plus médiocres et la profession de foi sur l’essentiel : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté.
Un coup d’œil superficiel donne l’impression d’une bande dessinée d’art et d’essai, avec des dessins à l’allure empruntée et un flux de pensée égocentré. La lecture génère une impression bien différente : une vision personnelle au travers des images, et un ressenti plein d’humanité et de gratitude envers la richesse de sa vie grâce à sa compagne et la conscience de sa liberté par comparaison avec des détenus. Avec cette narration personnelle, Laurent partage des facettes intimes de son expérience de vie, et le cheminement vers ses convictions profondes.
Vous avez le Sans contact ?
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2023. Il a été réalisé par André Derainne pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-six pages de bande dessinée. Cet auteur a également réalisé Un orage par jour paru en 2021.
À l’aéroport Charles de Gaulle, les avions sont bien alignés, connectés chacun à leur passerelle, attendant les passagers. Une jeune femme parcourt une circulation dans la file de nombreuses personnes anonymes, l’esprit préoccupé. Les fourmis qui grimpent le long de ses jambes l’empêchent de marcher. Elle aimerait qu’elles s’en aillent. Elle aimerait accélérer le pas, répondre au téléphone qui vibre dans son sac, et aller aux toilettes. Pas nécessairement dans cet ordre. Ainsi troublée, elle éprouve l’impression de se déplacer dans une autre direction que le flux de passagers dont elle fait partie. C’est comme si elle est en décalage par rapport au flux bien ordonné, comme si les autres êtres humains se déplacent à dans un espace-temps qui n’est pas le sien. Elle s’extirpe de ce mouvement pour passer aux toilettes, puis se laver les mains, les passer dans un sèche-mains électrique à flux d’air. En sortant, elle active ses oreillettes sans fil et elle appelle son ami. Celui-ci lui l’informe que le jardin a un peu perdu de son charme, en espérant qu’elle n’est pas trop déçue : des sangliers ont mangé toutes les iris. La jeune femme répond qu’on dirait que les sangliers attendaient qu’elle s’en aille. Elle continue : il faudrait construire des barrières, inventer des pièges, elle ne se sait pas. Elle s’interroge : Pourquoi viennent-ils chez eux ? Le potager des voisins est très bien. Son compagnon indique que ce n’est pas tout : il a vu des petits aussi, il y en a sept. La jeune femme éprouve des difficultés à y croire : Sept marcassins, c’est une blague ? Elle se lamente sur son pauvre jardin.
Tout en discutant, elle a continué à marcher dans les couloirs sans fin, avec des individus qui passent autour d’elle, dans le même sens ou en sens contraire. Parmi eux, un père avec sa fille assise sur la valise à roulettes, une famille de trois personnes avec le jeune enfant tenant la main de ses parents de chaque côté. Elle s’arrête devant un panneau indicateur dont les logos signalent que les avions se trouvent vers la droite et les bagages vers la gauche. Elle se dit pour elle-même que ça se tente : à elle la France ! Elle change donc de destination et elle rappelle son compagnon. Chemin faisant d’un bon pas, elle lui fait observer qu’il a une drôle de voix depuis tout à l’heure… Il explique qu’il est resté au lit toute la journée, c’est pour ça. Elle le rassure en lui disant que ça passe vite six mois, et puis il viendra la voir. Il la détrompe : Ce n’est pas ça, lorsqu’il s’est levé, il a été pris de vertige, et depuis il a mal au ventre. Il trouve que le soleil est méchant en ce moment. Elle trouve ça inquiétant, il devrait peut-être appeler quelqu’un. Il la rassure : si demain il ne va pas mieux, il annulera le shooting et il prendra rendez-vous chez le médecin.
Mais qu’est-ce que c’est que ça ? De prime abord, ce n’est pas bien compliqué : une jeune femme qui est entre deux avions dans les couloirs impersonnels de l’aéroport Charles de Gaulle. Elle discute avec son compagnon, se promène dans cet environnement si particulier, saisissant une occasion de sortir pour humer l’air de Paris, pour s’échapper de ce lieu de transit, pour pénétrer dans un endroit identifié, un lieu avec de la personnalité. La narration visuelle repose sur des dessins aux formes simples, voire simplistes, colorées, avec des fonds de case régulièrement d’une couleur unie, et un jeu sur le positionnement des personnages, en particulier les anonymes qui se trouvent en décalage par rapport à la jeune femme, pouvant marcher aussi bien un ou deux mètres sur le côté, ou même à la verticale le long d’une bordure de case, voire dans ses cheveux en étant représentés comme minuscule. Le lecteur se rend compte que cette histoire prend fin au milieu de l’ouvrage : la seconde partie s’attache à suivre une autre jeune femme, pas nommée non plus, également en transit dans un aéroport, probablement le même. Celle-ci part d’une chambre d’hôtel, se rend à l’aéroport, et y constate que son avion est retardé de trois heures, un temps qu’elle va essayer d’occuper. Elle converse également avec un interlocuteur. Cette fois-ci, ce ne sont pas les autres passagers en transit ou en attente qui forment son environnement, mais les différents lieux de l’aéroport.
La couverture annonce explicitement les partis pris visuels de la narration : un avion représenté de manière très simplifié, une quantité de points lumineux composant une figure géométrique abstraite, tout en évoquant la complexité de la signalétique lumineuse des pistes de décollage et d’atterrissage. En effet, chacune des deux femmes est représentée de manière simple et douce : des traits de contour délicats pour la forme de leur silhouette, la seconde semblant un peu plus longiligne que la première. Les traits de visage se limitent aux yeux et sourcils, nez et lèvres, sans modelé du visage, sans ride ou grain de peau. Les chevelures sont différentes : une teinte blonde avec des reflets de gris pour la première, des cheveux noirs de jais pour la seconde. Les autres êtres humains de passage commencent par de simples silhouettes de profil avec des tenues vestimentaires différenciées, des coupes de cheveux particulières. Puis les individus marchent en parallèle de la protagoniste, éloignés de plusieurs mètres, représentés comme plaqués sur le mur, mélangeant la perspective du dessin, et la distance dans l’esprit de la jeune femme. Une poignée d’individus passent plus près d’elle et disposent de traits de visage a minima comme elle, et il en va également de même pour ceux qui croisent la deuxième protagoniste. Le lecteur ressent cette distanciation comme étant la perception et le ressenti qu’en ont l’une et l’autre.
L’autre aspect singulier de la narration visuelle apparaît également dès la première page. Celle-ci contient deux cases de la largeur de la page, et celle du dessous constitue un fond uniformément gris traversé par un tube vert en coupe, avec une petite pente dans le premier quart, puis plat, emprunté par les voyageurs, une passerelle aéroportuaire fermée, déjà de couleur verte dans la première case. Cette représentation tient à la fois de l’épure simplifiée, du schéma basique, tirant vers le pictogramme ou l’idéogramme des panneaux de signalisation et de direction. L’artiste joue également avec des associations visuelles : par exemple le reflet du disque solaire sur un mur est similaire à celui des plafonniers dans certains couloirs. Par la suite ce disque jaune peut apparaître dans une case, dissocié de tout contexte rappelant aussi bien l’un que l’autre. Devant un ascenseur, le signal lumineux indiquant une cabine arrivant à la montée devient assez flou pour être identique à l’une des balises lumineuses sur la piste. Dans la seconde partie, cette similitude visuelle fait se rapprocher les étoiles dans le ciel des points d’éclairage diffus dans certains couloirs. Cela induit, chez le lecteur, un automatisme d’association conscient ou inconscient entre différents éléments hétérogènes dont l’apparence de la représentation devient très proche.
Dans la seconde partie, l’artiste se focalise plus sur la transformation des lieux, par simplification, par rapprochement, ou encore par paréidolie. Page trente-quatre un avion part ; page trente-cinq un avion arrive. Dans les deux pages suivantes, des cases disposées en trois bandes de deux, des cases noires avec des taches de couleur et une mince ligne continue de couleur, ou discontinue en pointillés irréguliers. Le contexte permet de comprendre qu’il s’agit de l’impression visuelle des pistes de décollage la nuit. Pour les deux pages suivantes, même disposition de cases et des points blancs, d’abord un seul sur la troisième case, puis de plus en plus : il neige, sans aucun texte ou mot. En soi, rien de d’extraordinaire, à ceci près que cela installe ces motifs visuels dans l’esprit du lecteur qui va immédiatement les identifier par la suite, même si le contexte ou l’objet est différent, comprenant que ce motif est également rémanent dans l’esprit de la jeune femme, provoquant des associations d’idées ou de sensations par automatisme. Elle n’arrive pas à dormir et va déambuler dans les allées, vestibules et halls, où elle ne croise que quelques rares êtres humains. L’artiste isole un élément de décor ou un autre sur un fond vide, créant ainsi une sensation de détachement, d’irréalité, de perte de sens pour ces morceaux isolés de leur contexte.
L’intrigue passe au second plan dans l’esprit du lecteur captivé par l’expérience visuelle, quasiment hypnotique. Pour autant, la première femme découvre qu’elle a quelque chose à dire à son compagnon, et la seconde se retrouve coupée de tout contact et se parle à elle-même. L’une et l’autre font l’expérience de cette coupure du monde normal, dans cet endroit dont la seule fonction est de passer d’un avion à un autre, et d’attendre. La narration visuelle donne à voir la déréalisation que les lieux provoquent en ces deux êtres humains, l’impersonnalité et l’impermanence, deux forces destructurantes annihilant l’intime et la continuité. Dans un premier temps, il semble au lecteur que le seul point commun entre les deux parties soient les lieux. Après coup, il compare ce qui s’est opéré en chacune des deux femmes. La première a appris une information très personnelle dans ces lieux impersonnels, ce qui a changé sa vie de manière significative. La seconde est arrivée en état d’agitation irrépressible et l’étrangeté irréelle de l’aéroport en période nocturne a eu un effet inattendu sur elle. L’une et l’autre se sont adaptées chacune à leur manière à ce lieu de passage, leur propre situation les amenant à un comportement différent.
Une bande dessinée singulière. Par son intrigue très simple et très linéaire, scindée en deux parties dont le seul point commun est l’aéroport et le fait qu’il s’agisse de deux femmes. Par sa narration visuelle : des effets impressionnistes et expressionnistes, des éléments abstraits, des structures conceptuelles, vingt-et-une pages silencieuses, des pictogrammes, autant de composants qui participent à la fois à la déréalisation et à une expérience sensorielle extraordinaire. Un voyage singulier.
J'ai passé un formidable moment de lecture avec les quatre tomes de cette série. J'avais vu son bon classement sur le site mais je n'avais lu ni le résumé ni les avis. C'est donc entièrement vierge de toute influence que j'ai commencé ma lecture. J'ai immédiatement été séduit par l'ambiance et le rythme donné par le graphisme de Virginie Augustin. Un début de série qui rappelle étrangement Aladdin de Disney jusqu'à la découverte des reliques. Ensuite le ton change et la narration de Lupano prend le dessus . Dans une société théocratique et sacrificielle, le blasphème et l'hérésie ne sont jamais loin de la peine capitale. Le ton est donné et malgré un graphisme tout en rondeur , c'est un scénario d'une grande intensité dramatique que cisèle Lupano. On y retrouve une multitude de références à la sanglante histoire de l'humanité. Lupano ratisse large : "sauveur" "prophète" "grand timonier" et d'autres renvoient clairement aux religions modernes ou à des épisodes historiques athées sanglants. Le personnage d'Alim s'efface assez rapidement face au pragmatique Khélob ou au guerrier fondamentaliste habité Torq Djihid. Si tous les deux utilisent la violence sans état d'âme leur finalité est différente. Khélob rêve d'une pax romana (ou américana ou de n'importe quel grand empire) pour apporter la lumière (Tome 3 page 25) alors que Torq lui rêve d'apporter la Vérité. Ya t il une troisième voie possible ? Lupano ne répond pas clairement ce qui rend son récit très pessimiste. Le choix d'Alim de s'isoler à la façon d'un Voltaire pour "cultiver son jardin" a montré ses limites car même caché au fond d'une sirène tueuse pendant des dizaines d'années, l'Histoire et ses tourments rattraperont Alim. Lupano a beau introduire des personnages plus légers (Bul ou Soubyre) c'est une réflexion assez sombre sur le sens de l'histoire à laquelle nous invite le final de l'auteur.
J'ai déjà dit que le graphisme était très décalé par rapport à la thématique centrale de la série. Cela rend la lecture bien plus légère et dynamique à mon sens. Perso cela m'a beaucoup séduit. Ce dessin très rond qui tend souvent vers l'humour équilibre par sa lumière un récit souvent très noir.
Une lecture marquante produite et construite avec beaucoup d'intelligence.
C’est comme ça que font les gentils. Ils essaient. Ils ne laissent pas tomber.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s’agit d’une adaptation en bande dessinée, du roman La route, paru en 2006, de l’écrivain Cormac McCarthy. Sa parution originale date de 2024. Il a été réalisé par Manu Larcenet pour l’adaptation en scénario et les dessins, et pour la mise en couleurs. Il compte cent cinquante-deux pages de bande dessinée. L’auteur a déjà réalisé une adaptation précédemment : Le Rapport de Brodeck (2 tomes) en 2015 & 2016, du roman de Philippe Claudel.
Des nuages chargés de cendres, de particules qui tourbillonnent sans fin, qui vont en s’épaississant, jusqu’à saturer l’air. Sous une toile tendue pour faire un abri de fortune, Père et Fils dorment, sous plusieurs couches de vêtements. Père se lève et s’éloigne un peu jusqu’à un promontoire. Il porte les jumelles à ses yeux et regarde : des paysages désolés, des constructions délabrées s’effondrant progressivement, des arbres décharnés sans feuilles, des immeubles massifs sans aucune lumière, la route qui s’étend vide, dans le lointain un pont métallique. Il retourne au campement de fortune : Fils s’est réveillé et l’attend. Ensemble, ils enlèvent la toile et la plie, et récupèrent les piquets qu’ils chargent dans leur caddie. Ils reprennent la route, en silence, père poussant le caddie devant lui. À un moment, il fait le constat en deux phrases brèves qu’ils ne pourront pas survivre à un autre hiver par ici, il faut continuer vers le sud. Le fils répond laconiquement en deux mots : D’accord alors… Et ils continuent de marcher, les cendres et les particules continuant de voleter dans l’air. Ils atteignent le pont à hauban et le franchissent, toujours sans un mot. D’autres arbres décharnés, une côte à monter qui coupe le souffle à Père qui doit faire une pause.
Fils demande s’il peut regarder, en désignant les jumelles ce que père accepte. Fils regarde alentour, et Père demande ce qu’il voit. La réponse est fonctionnelle : Rien, il va pleuvoir, c’est tout. Père ajoute que ça va encore faire une boue bien collante avec la cendre. Ils reprennent leur marche sur la route. La pluie commence à tomber assez drue. Père indique que c’est fichu pour aujourd’hui et il va faire nuit. Ils vont aller chercher un abri en forêt. Ils trouvent un endroit abrité, sous une avancée rocheuse, et ils s’installent. Père reprend les jumelles pour observer alentour : pas de feu, on dirait qu’il n’y a personne, c’est bon, Fils peut allumer un feu. Ce dernier prend la boîte d’allumettes et s’exécute. Il allume une petite lampe à pétrole, ils attendent en silence. Le lendemain, la luminosité a un peu changé : moins grise, avec une nuance verdâtre. Ils reprennent la route. Fils a repéré une station-service. Un drapeau à damier flotte encore au vent. Père décide qu’ils devraient aller voir. Ils fouillent méthodiquement le site : chaque recoin, chaque tiroir, chaque placard, chaque étagère. Il n’y a rien d’intéressant, le lieu a déjà été fouillé. Par acquis de conscience ou par réflexe, mais sans espoir, Père décroche le combiné téléphonique. Puis il découvre un bidon avec quelques gouttes d’essence.
Un défi peu raisonnable, relevé par un bédéiste hors norme au vu de sa bibliographie. Une démarche affichée : raconter ce roman en images, avec le moins de mots possible. De fait, la narration visuelle semble de prime abord très simple et même très terre à terre. Des nuages de cendres, et hop ! deux pages de remplies. Un type qui se réveille et qui regarde à la jumelle. Père & Fils qui se mettent à marcher dans un environnement mangé par l’air chargé en particule qui ne permet pas de voir bien loi, et hop ! des fonds de case en ombre chinoise, pour une première séquence de cinq pages presque sans un mot. Le lecteur éprouve rapidement la sensation d’un monde silencieux, ce qui induit un vrai effort de la part des personnages pour parler, briser le silence. Il peut compter trente-quatre pages sans aucun mot, tout en ayant l’impression qu’il y en ait beaucoup plus. Ce choix narratif lui donne l’impression de se trouver aux côtés des deux principaux personnages et de regarder avec eux ce qui les entoure. Il scrute avec eux chaque centimètre carré de la station-service pour ne pas rater quelque chose qui pourrait être récupéré. Il observe avec la même inquiétude les silhouettes indistinctes et assez massives au loin, prêt à aller se planquer fissa lui aussi. Il reprend la route en poussant son chariot devant lui, par automatise, sans plus penser à autre chose.
Dès la couverture, le lecteur est frappé par l’investissement de l’artiste pour donner à voir, pour représenter, pour faire exister ces lieux, le quotidien concret de Père et de Fils. Il peut voir chaque pli des vêtements, leur épaisseur lui donnant une indication du nombre de couches superposées, hypothèse confirmée quand ils en viennent à se baigner. Il prend la mesure du chargement du caddie, avec tous ces paquets soigneusement emballés, certainement également de plusieurs couches pour être certain que leur contenu ne soit ni endommagé, ni altéré. Il se retrouve littéralement projeté à leurs côtés en voyant ce qu’ils voient, en vision subjective, découvrant en temps réel un lieu par leurs yeux : en fonction des lieux, des bâtiments délabrés, des cadavres en état de décomposition avancée avec tout juste la peau sur les os, des restes calcinés d’ossements humains, des cadavres encore attachés ou des membres tranchés. L’imagination du lecteur tourne alors à plein régime, quant aux circonstances dans lesquelles des êtres humains ont pu infliger de tels traitements à d’autres êtres humains, puis dans un second temps quant aux conséquences sur le moral et l’état d’esprit de Père et de Fils. Le même mécanisme intellectuel se produit quand les deux voyageurs découvrent un abri enterré en parfait état, et que leurs regards parcourent les étagères chargées de tout ce qu’il faut pour survivre, à commencer par la nourriture. Il ressent physiquement le contentement qui vient avec les six premières cases de la page cent-trois : une ampoule qui brille, une goutte d’eau qui finit de se former à l’extrémité d’un robinet, des gélules de médicament en parfait été dans leur plaquette, une canette de soda qui vient d’être bue, un plat de coquillettes chacun, de l’eau à volonté pour tous les usages.
La narration visuelle génère une immersion d’une rare qualité. Le lecteur peut se dire que telle case lui fait penser à André Franquin (1924-1997) période Idées noires (1977-1983), que telle autre évoque (merci Bruce d’avoir pointé du doigt les deux références suivantes) le célèbre tableau Christina’s World (1948) d’Andrew Wyeth (1917-2009), ou qu’il y a du Francisco de Goya (1746-1828) dans certains cadavres, une touche de Gustave Doré (1832-1883) par-ci, une touche d’Albrecht Dürer (1471-1528) par-là, etc. Autant d’influences plausibles, pleinement assimilées par l’artiste qui les a faites siennes consciemment ou inconsciemment pour les mettre à profit dans un tout personnel. Il joue admirablement bien avec les couleurs : le lecteur sort de ce tome persuadé que les pages sont en noir & blanc avec des nuances de gris à une ou deux exceptions près. Un feuilletage a posteriori met en évidence des ambiances discrètement différentes d’une séquence en l’autre, par l’usage d’une teinte très effacée. Le lecteur se fait l’observation que les pages sont variées, alors que pourtant la marche sur la route revient très régulièrement. Il voit que l’artiste utilise des cases sagement alignées en bande, avec un nombre variable en fonction de ce qui est raconté, pouvant aller d’un dessin en pleine pages, à treize cases dans une seule page. Il observe également que le dessinateur joue sur le niveau de détail : de descriptions très précises, à de simples ombres chinoises, de bâtiments avec chaque débris apparent, chaque poutrelle, chaque plateau, à de simples silhouettes en ombre chinoise pouvant évoquer les meilleurs dessinateurs de strips britanniques comme Jim Holdaway (1927-1970) dans Modesty Blaise.
Le lecteur est donc de tout cœur avec ces deux personnages, dans un récit linéaire et simple : ils vont de l’avant vers le Sud en essayant d’atteindre l’océan. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y voir un conte. L’auteur prend grand soin de représenter la désintégration progressive du monde : les immeubles qui s’effondrent, les véhicules abandonnés et immobiles, les ressources quasi inexistantes, l’air toujours chargé en particules diverses, le monde végétal à l’agonie, la faune brillant par son absence. Pour autant, ces visions ne se veulent pas être une projection scientifique ou technique sur le délabrement progressif du monde, à la suite d’une catastrophe planétaire et l’absence de toute maintenance humaine, de tout entretien, de la déliquescence progressive au fur et à mesure que l’entropie fait son œuvre. La question des médicaments est évoquée, toutefois le lecteur sent bien qu’avec cet air pollué, l’eau également polluée, l’absence de légumes et fruits frais, l’état des rares survivants devrait être beaucoup plus dégradé, ce qui ne retire rien de bouleversant, de dramatique, d’émouvant, d’oppressant, de pathétique, de tragique, au récit.
Le périple de ce fils et de son père s’avère accablant pour le lecteur. Ils survivent. À peine. Aucun espoir d’assouvir leurs besoins de sécurité : leur situation n’est ni stable ni prévisible, elle est remise en cause à chaque risque de rencontre, à chaque fois que l’eau ou la nourriture vient à manquer, l’anxiété est permanente. Ils ne peuvent que penser à court terme. Ils trouvent juste assez de quoi assurer leurs besoins physiologiques comme boire et s’alimenter, pour tenir jusqu’au lendemain, tout en éprouvant continuellement un état de manque et d’inquiétude. À plusieurs reprises, ils se posent la question de savoir s’ils vont mourir. Le père prépare même son fils à se donner la mort, plutôt que de risquer d’être capturé, torturé, estropié, et finalement mangé. Outre la méfiance envers tout autre humain, le plus important savoir qu’il lui transmet est de lui apprendre comment se suicider efficacement avec leur revolver. Par ailleurs, chaque rencontre est un danger grave et imminent, mortel après des souffrances ignobles. Là encore, il s’agit d’une dynamique paradoxale : à deux, ils sont tout juste (à peine) capables de survivre, leur seule possibilité de faire un peu mieux serait de s’unir avec au moins un autre survivant. Paradoxalement, envisager d’établir un contact avec un autre revient à jouer à la roulette russe, avec cinq balles dans le barillet. Les individus isolés sont encore plus démunis qu’eux, plus proches de la mort, les petits groupes ne négocieront rien, s’accapareront les maigres possessions d’autrui et les réduiront en esclavage ou les tueront.
D’une certaine manière, en termes d’intrigues, le lecteur peut aussi rapprocher ce récit de deux œuvres majeures de la bande dessinée. Lone Wolf & Cub (1970-1976) par Kazuo Koike (1936-2019) & Gôseki Kojima (1928-2000), pour le voyage sans espoir d’un père et de son fils. The walking dead (2003-2019) par Robert Kirkman & Charlie Adlard, pour le thème de la survie dans un monde dévasté où les autres survivants constituent majoritairement un danger fatal. En établissant cette comparaison, le lecteur voit également apparaître les différences. Contrairement à Itto Ogami et Daigoro, Père & Fils ne font pas preuve d’une sensibilité spirituelle, encore moins religieuse. Ils sont entre la résignation et l’acceptation de l’état du monde, sans espoir d’un futur, quasiment sans vie intérieure. Il ne semble pas y avoir d’autres enfants, et ils ne croisent pas de femmes. Contrairement à Rick Grimes, Père n’a pas de vocation pour la justice, et les deux vagabonds sont bloqués au stade de la survie animale, déjà bien avancés vers l’état de morts qui marchent. Pour autant, d’autres thèmes affleurent. Par exemple, Fils veut savoir si son père et lui font partie des gentils. La réponse : Les gentils, ils essaient, ils ne laissent pas tomber. Une réponse qui mêle pulsion de vie et valeur morale. À un autre moment, le père se montre catégorique : on ne tue pas les chiens. En outre, incidemment, Fils interroge son père à deux ou trois reprises sur leur comportement, ce qui constitue une remise en question sur leur relation à autrui, par exemple quand ils abandonnent un homme isolé après l’avoir dépouillé de ses vêtements. Le dénouement illustre également le fait que le père a pris leur situation comme un état de fait généralisé, cela fait ressortir sa conception personnelle du monde, comment il l’a projeté à tout jusqu’à en faire une vérité absolue, et comment il y a adapté son comportement.
Avec cette adaptation, Manu Larcenet réalise une bande dessinée d’une qualité remarquable. Il met à profit tout son savoir-faire de bédéiste pour donner à voir un fils et son père continuant à aller de l’avant, ou du moins à marcher, dans un monde postapocalyptique dévasté, toute civilisation anéantie, toute rencontre un danger mortel. La narration visuelle génère une immersion sensorielle et émotionnelle grâce des dessins pouvant aussi bien être des descriptions concrètes quasi photoréalistes, que des évocations hantées et expressionnistes. Le périple ressemble à une marche sans espoir, des êtres humains continuant vaille que vaille, malgré l’absence de tout espoir, la pulsion de vie contrebalançant tout juste des conditions de survie fragile, une vie dépourvue de tout plaisir. Ils continuent de marcher presque comme des poulets sans tête, pris dans le paradoxe de ne pas pouvoir stabiliser leur situation tout seuls et de ne pas pouvoir courir le risque d’un contact avec autrui. Poignant.
Enfin ! Les vérités qu'on pense sont dites de manière drôle et subtile. Une part de rêve dans cette révolte de celles et ceux qu'on n'entend pas crier lorsqu'ils et elles souffrent. Pas de fausses vérités non plus, on sent que la science a été consultée avant de faire dire n'importe quoi aux animaux, notamment l'exemple des interactions orques/bateaux. Cela fait du bien à lire, on rit et on sent que le récit va déranger ceux et celles qui "aiment" les animaux mais les mangent, ou les régulent.
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Big Man Plans
Toujours aussi bon à la relecture. Même si l'effet surprise de la première lecture n'est plus présent. Histoire d'une vengeance naine, mais pas gratuite. Scénario bien ficelé nous amenant à être derrière le bourreau et à le comprendre, à compatir sur sa vie de "merde". Pas une fausse note, de l'humour noir de merde, par-ci, par-là, comme je l'aime, comme l'intro dans le bar et la grenade cachée sous la tasse. Déchaînement de violence d'un petit homme, qui au final ne cherchait qu'une chose, l'amour.
Fragile
Une rencontre cache à tous les coups la possibilité d’un miracle. Celui de l’autre. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Mathilde Ducrest pour les dessins, les couleurs, le scénario et le lettrage. Il comprend cent-soixante-dix-sept pages de bande dessinée. Cet été-là, les pies s’étaient montrées particulièrement voraces. Emily est montée sur une petite échelle pour cueillir les cerises, pendant que Pia, une femme à la retraite, en ramasse par terre en pestant contre les pies qui ont fait un carnage. Elle indique à Emily qu’elle peut descendre, tout en continuant de pester contre les oiseaux, car ils ne pensent qu’à bouffer ses fruits. La jeune femme sourit en faisant observer l’ironie de s’appeler Pia alors qu’on déteste les pies. Elle vit chez Pia depuis sa première année de fac. En échange du loyer, elle s’occupe pour la dame âgée, des affaires qui l’ennuient. Certaines tâches ménagères. L’entretien de la maison. Le bazar administratif. Ça arrive à Emily de tout laisser en plan pour se concentrer sur les cours, ses copines ou le reste. Quand ça lui arrive, Pia lui en tient un peu rigueur. Rien n’a plus d’importance aux yeux de Pia que son jardin. Le toit du monde pourrait s’écrouler que ça lui serait égal, tant qu’elle garde les mains dans la terre. Mais même si voir les oiseaux malmener son petit paradis lui a déjà valu de traverser une à une toutes les étapes du deuil… avec parfois quelques réminiscences de colère, voire du déni… clamer qu’elle déteste tous les oiseaux, c’est faux. Pia est comme ça. Elle exagère. Elle romance. Elle ressasse, prospecte et instrospecte. C’est son truc. C’est au tour de Pia d’ironiser et de déclarer que la véritable vocation de sa résidente, c’est d’ouvrir une enseigne de restauration rapide pour volaille. Les deux femmes sont passées dans la cuisine, et Pia s’affaire à préparer les confitures. Elle informe Emily que cette dernière mangera seule le lendemain, car elle a une réunion avec le comité des médaillés Benemerenti. Elle ne va pas recevoir une médaille, mais elle organise la cérémonie. Emily éprouve toujours des difficultés à croire que Pia a passé quarante ans dans le même village. Sa logeuse répond que la génération d’Emily ne sait rien faire plus de dix minutes. Elle ne critique pas forcément, car elle aussi, à l’époque, aurait bien aimé pouvoir tout envoyer promener de temps en temps. Elle voulait être patronne de son propre établissement. Mais son Lény a dit que c’était exclu, que si elle prenait un bistro, il s’en allait. Or elle, elle est quelqu’un d’ordinaire. Elle développe : la vie, c’est avant tout des devoirs. Une marche à suivre. Surtout pour les gens ordinaires. Et rester loyale à la recette a parfois du bon. Elle enfourne la tarte qu’elle a préparé tout en devisant, et demande à Emily de leur servir un verre. La jeune femme constate qu’il ne reste plus de rosé, et elle prend la bouteille de Limoncello dans le réfrigérateur. Puis elle en sert deux verres. Les deux femmes trinquent, et Pia propose de faire une partie de cartes. Une couverture aux couleurs douces, avec une jeune femme alanguie et des fleurs où volètent des papillons : difficile de ne pas y voir une touche de féminité, sans pour autant savoir ce que désigne l’adjectif Fragile. En effet cette sensation perdure tout du long du récit. L’autrice a choisi une palette de couleurs douces, pastel, pour des ambiances lumineuses ensoleillées, dégageant un calme de chaque instant. Le vert pâle du jardin, l’orange tirant vers le rose du salon, le violet entre parme et mauve, le bleu nuit, tout n’est que douceur. Sauf que de temps à autres, le lecteur observe que les couleurs foncent, sans pour autant rompre le charme. L’artiste navigue avec grâce entre teintes réalistes, et glissement vers l’expressionnisme. Quand Pia se trouve dans sa salle de bains, elle commence par se regarder dans le miroir et sa peau a pris une teinte verte rendant compte de la buée qui s’imprègne de la couleur du carrelage. Alors qu’elle sort de cette pièce pour entrer sa chambre, le naturalisme reprend ses droits avec la lumière naturelle. Tout est soigneusement accordé, avec de temps à autres des effets saisissants. La minutie de la mise en couleurs de la page quatre-vingt-quinze quand Emily découvre la luxuriance de la serre et l’escalier qui mène à l’étage. La nuit violette en début de soirée dans un appartement accompagnant l’irréalité de la présence de la pleine Lune qui n’est en fait que le reflet d’une ampoule dans une vitre. La couleur très foncée de l’habitacle de la voiture de Suzanne Rascines, tellement dure par rapport au teint de peau des jeunes filles. De fait, le récit raconte le début d’amitié entre deux jeunes femmes fréquentant la même université, mais des facs différentes, d’origine sociale opposée, l’une au physique superbe, l’autre en surpoids. La première, Emily, va se retrouver à travailler pour l’autre, Suzanne, en promenant son chien. L’une habite chez une vieille dame, l’autre dans la magnifique demeure avec un véritable domaine, chez ses parents. Il s’agit d’une histoire dont les hommes sont pratiquement absents. Pia évoque son époux Lény une fois et il apparaît une fois dans une photographie. Suzanne évoque son père qui figure partiellement dans quatre cases réparties sur les pages quatre-vingt-quatre et quatre-vingt-cinq. Emily évoque rapidement une relation amoureuse terminée. Et c’est tout. D’une certaine manière, il s’agit de la succession de scénettes de la vie quotidienne : des discussions pour apprendre à se connaître entre Suzanne et Emily, des discussions entre jeune femme et personne à la retraite pour Pia et Suzanne. Il est question de tâches de la vie quotidienne, de préparer une tarte, de jouer aux cartes (le putze, une variante du Jass), de la médaille Benemerenti, de l’espace féminin après la fin de la seconde guerre mondiale, des harpes éoliennes, des différences de milieu social, du comportement des parents perçus par leurs enfants, du plaisir de contempler un chien se prélasser au soleil, de se rendre à la station de lavage pour voiture avec son père, de la manière dont le soleil peut embraser une construction de mille reflets, et bien sûr de l’amitié. Dit comme ça, la première impression peut sembler peu palpitante. Toutefois l’expérience de lecture s’avère différente, grâce à la narration visuelle. L’artiste utilise un mélange de formes avec un contour, et de couleur directe. Les traits de contour prennent la couleur de la forme qu’ils détourent dans une teinte plus foncée, sans jamais de trait noir, ce qui donne une allure plus organique à chaque élément. Dans un premier temps, ils ne semblent délimiter que les éléments les plus importants dans chaque case, la couleur directe se chargeant du reste de la représentation. Toutefois, le lecteur fait le constat que cette proportion varie fortement en fonction de la séquence et en fonction de l’environnement. Les traits de contour prennent régulièrement la première place, par exemple pour la façade du pavillon avec sa terrasse, sa table et ses chaises de jardin, pour le salon avec son canapé, sa table basse, son tapis et les lattes de parquet, pour les différentes parties de la demeure des Rascines et en particulier sa magnifique verrière, pour l’intérieur d’un autocar, pour la grande terrasse avec sa piscine, etc. La technique de la couleur directe prend le devant pour un feu de forêt, les harpes éoliennes, les séquences en forêt, les scènes baignant dans une lumière particulière, artificielle ou nocturne, etc. Les traits de contour étant de couleur, ils se fondent parfois avec la mise en couleur pour des effets poétiques, déréalisants, révélant la sensibilité de l’observateur. Le lecteur ressent inconsciemment que le regard porté par l’artiste est chargé d’une sensibilité sur les impressions produites par chaque environnement en fonction de l’état d’esprit d’Emily, ou de Pia, ou de Suzanne. Il peut ne pas s’en rendre compte, juste se laisser porter par ces représentations un peu en décalage avec une approche naturaliste, jusqu’à la scène au cours de laquelle Emily rentre dans la serre abritée par la verrière. L’amalgame entre traits de contours et couleurs produit un effet féérique des plus surprenants : d’un côté ce n’est pas une vision réaliste, de l’autre la description correspond bien à des éléments concrets. Un enchantement. Ainsi régulièrement, l’esprit du lecteur est comme immergé dans la perception subjective de l’une ou l’autre. Un effet intense et doux : la douceur d’une tisane partagée sur la terrasse du pavillon, l’obsession de la mère de Suzanne pour les pétales de dahlias d’un violet soutenu, la présence impossible de la pleine Lune dans le ciel contemplé depuis un appartement, la sensation d’être coupé du monde en restant dans l’habitacle d’une voiture sous les rouleaux de lavage, le doux bruissement du vent dans une gigantesque harpe éolienne en bord de mer. Ainsi le lecteur ressent les dispositions d’esprit et les émotions fugaces d’Emily, au travers de sa relation avec Pia, et avec Suzanne. Il accueille comme elle, leurs propos anodins et leurs confidences plus personnelles tout en conservant une forme de distance. Il n’y a pas de drame soudain, ou de révélation fracassante, plutôt des petits riens et des instants fugaces. Et pour autant ces échanges conservant une réserve naturelle apparaissent significatifs par le fait que chacune choisit ce qu’elle souhaite dire, ce dont elle parle. Le lecteur comprend ainsi que ces banalités ou ces sujets plus personnels relèvent bien d’une facette intime de chacune, de moments importants ou marquants. Par ailleurs le milieu social, les personnes proches ont participé à la construction personnelle d’Emily et de Suzanne qui auraient sinon été différentes. Et ce qu’elles sont au plus profond d’elles-mêmes façonnent la construction et l’évolution de leur relation. Pour autant, elles disposent aussi d’une part de libre arbitre, elles ont le pouvoir d’influer sur leur relation, ce qui d’une certaine manière la rend d’autant plus fragile et en même temps d’autant plus précieuse. Des couleurs douces, une période d’été invitant à prendre son temps, une absence d’enjeu réel qu’il soit romantique ou social : tout concourt à une lecture facile et tranquille, agrémentée de jeux de couleurs élégants, mais pouvant donner une sensation de futilité. Ces caractéristiques génèrent une forme de sérénité chez le lecteur, avec un accueil aussi bienveillant et prévenant. D’un côté, l’enjeu de parvenir à établir une amitié semble presque trivial ; de l’autre côté la situation et le ressenti d’Emily et de Suzanne sont spécifiques et particuliers. Les anecdotes sont personnelles avec une part d’intimité plus substantielle qu’il n'y paraît, générant une empathie sincère chez le lecteur qui apprécie le chemin parcouru insensiblement par Emily.
Le Voleur d'amour
Je m’intéresse à la bande dessinée depuis peu et j’ai découvert ce livre un peu par hasard chez mon libraire de quartier. Ayant lu le livre de Richard Malka qui m’avait plu j’ai tenté ce roman graphique et j’ai été absolument bluffée. La couverture m’a tout de suite attirée et les dessins sont simplement sublimes. Les décors, ambiances et personnages sont selon moi très réussis. C’est un très bel objet que j’ai mis du temps à lire pour apprécier toute la beauté des planches mais aussi partager les réflexions et le chemin de cet anti-héros à travers les âges. Dans un monde où tout va trop vite, cette lecture m’a permis de ralentir et m’a fait beaucoup de bien. Je recommande!
Smart monkey
Un petit avis rapide et fainéant pour ce chouette album. A l’époque et poussé par les bons échos, c’était par son intermédiaire que je découvrais le travail de Winshluss. J’avoue ne pas y avoir succombé totalement, jugeant ma lecture onéreuse et très rapide, pour un récit certes sympathique mais un peu facile (sur le coup, chais pas j’y voyais un côté un peu trop âge de glace). Ça m’avait même rendu bien méfiant envers cet auteur puisque j’y suis revenu bien plus tard. Depuis les relectures se sont enchaînées mais avec de plus en plus de plaisir, le dessin a été apprivoisé, la fable est devenue astucieuse, universelle et tout simplement culte. Ce n’est pas le meilleure de l’auteur mais pour moi c’est devenu la plus sucré de ses friandises. Un petit bonbon cet album, tout en narration.
Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des Juifs
Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel. - Ce tome contient un état des lieux de la vie de plusieurs Juifs, tel que perçues par l’auteur, après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour l’enquête, la construction narrative, les dessins, et la mise en couleur par teintes de gris à l’aquarelle. Il comprend 442 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de deux pages, écrite par l’auteur, et une page remerciements. Incipit. L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le Musulman juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. - Sfar se rappelle où il était lors de l’attentat contre les tours jumelles : il venait d’acheter une télé tellement grosse que le vendeur lui avait dit qu’il n’y a que des Juifs et des Noirs qui lui achètent de si gros écrans. La télé était dans son bureau depuis quelques jours. Il se souvient d’être debout devant l’écran, téléphone filaire à la main, après l’impact sur la première tour. Ce moment où on ne savait pas qu’un second appareil allait s’écraser sur l’autre tour. Pendant les tueries de Charlie Hebdo, il était avec une amie. Ils ne parvenaient pas à se déshabiller car à chaque vêtement qu’ils dégrafaient, le téléphone sonnait pour annoncer la mort d’un autre artiste. Ils se sont rhabillés et ce fut une triste journée. Quand Mohamed Merah a tiré dans le crâne des enfants de l’école Ozar Hatorah, il était par hasard à Toulouse, il pensait trouver le calme. Mœbius venait de mourir. Il était à l’atelier le jour des tueries du Bataclan, dans la rue du Petit Cambodge. Par hasard, il a quitté le travail trente minutes avant le carnage. Sa voisine de palier n’a pas eu cette chance qui a trouvé un cadavre dans une mare de sang devant les parties communes, après quoi elle est restée prostrée soixante-douze heures. Et il était où le 7 octobre 2023 ? Il préparait son anniversaire. La vraie date est le 28 août mais personne n’est jamais à Paris à ce moment-là. À l’occasion de son anniversaire, la compagne de Sfar lui demande s’il veut un bijou. Il lui répond que ça va finir par faire Mister T si elle continue à le couvrir de breloques. Il réfléchit, il repense à son père lui refusant d’avoir une étoile de David ou un Haï pour sa Bar Mitsva. Puis ils évoquent le film Exodus, avec Paul Newman disant Lehaïm, ou Tévié le laitier dans Le violon sur le toit. Sfar se met à chantonner Lehaïm et la chanson du film. Il ajoute qu’il veut bien un Haï. Pour lui, c’est aussi un symbole de vieux niçois, les darons le portaient quand il était gamin, bien gros. Il se dit qu’il peut choisir entre se comporter en séfarade ou en ashkénaze, car sa mère vient d’Ukraine et son père d’Algérie. Il a droit aux breloques. Ses amis se sont cotisés pour lui offrir ce porte-bonheur, pour ses 52 ans. En or, avec des diamants noirs. Louise l’a commandé à leur ami Yoguer. Il est arrivé un mois après la fête. Le 7 octobre, il était en train de le dessiner. Après le 7 octobre 2023. Le texte en quatrième de couverture annonce que l’auteur mène l’enquête, qu’il discute avec ses amis, convoque son père et son grand-père, cherche des réponses dans les livres et dans l’humour, qu’il se rend en Israël à la rencontre des Juifs et des Arabes, avec toujours la même question, obsédante : quel avenir pour les Juifs ? Il commence son récit par la sidération qui vient avec des actes terroristes relevant d’une barbarie inconcevable, et ses réactions à ce moment-là. Il évoque sa propre situation lors de la perpétration de ces horreurs défiant l’entendement. Puis il passe à sa soirée d’anniversaire différée du vingt-huit août au sept octobre, une centaine d’invités avec Enrico Macias et ses musiciens, Kamel Labbaci et ses amis. Vient ensuite une explication sur les mots Lehaïm, et le Haï, une réaction sur le déroulement de la marche du neuf octobre contre le terrorisme et pour la libération des otages, sur les précautions que prennent les familles juives en France en 2023. Etc. La narration visuelle évolue entre des cases sans bordure, et des illustrations accompagnées d’un texte plus ou moins copieux, un dessin en pleine page, une liste pour les précautions avec un petit dessin en en-tête. Etc. En fonction de sa familiarité avec cet auteur dans ses œuvres de nature autobiographique, la série intitulée Les carnets de Joann Sfar, le lecteur est plus ou moins préparé à cette grande liberté de forme. Cela peut lui donner l’impression d’un flux de pensées jeté sur le papier au fil de l’eau. Dans la postface, l’auteur explique qu’il est obsédé par le journalisme et le travail d’histoire. Depuis 2002, il publie ses carnets autobiographiques en bandes dessinées et parfois l’un de ces livres prend des allures de reportage et dépasse l’intime. Il explique qu’il constitue un véhicule d’observation valide, qu’il relate des rencontres. Parfois il agrège les témoignages de plusieurs personnes dans un unique personnage. Il détaille que même s’il en a l’air, son ouvrage n’est pas un premier jet. Il a fait l’objet d’autant de relectures et de montage qu’un vrai roman. Pour lui, par sa partition exceptionnelle et le rapport qu’elle donne aux visages et aux lieux, la bande dessinée constitue le véhicule idéal pour cette matière. Celle-ci présente une unité de temps rigoureuse : il n’a rien fait d’autre depuis le 7 octobre. Ses dessins peuvent paraître amateur par endroit : des traits de contour mal assurés, des formes simplifiées ou naïves, des dessins qui semblent être mis les uns à la suite des autres comme ils viennent, un rapport fluctuant entre la dimension des images et la quantité de texte. Certes. Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience de l’absence de redite dans ce long ouvrage de plus de quatre cents pages, et de la puissance des émotions qui le submergent régulièrement, l’impossibilité de rester impassible, ou pire indifférent, dans un mode purement analytique. L’auteur a atteint l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il cite dans la postface : Par ce matériau viscéral, un seul but, saisir le réel. Après tout, le lecteur peut venir à cet ouvrage avec ses propres a priori, ou plutôt ses propres connaissances et sa compréhension de la situation des Juifs en France, en Israël, dans le monde. Il s’attend à ce que l’auteur aborde un certain nombre de points de passage obligés : la montée de l’antisémitisme, l’histoire de l’état d’Israël, la condition de Palestinien, les morts des deux camps, la cohabitation entre Arabes et Juifs, la shoah, le nazisme, et pourquoi pas les conditions de la fin du conflit entre la Palestine et Israël. Toutefois, comme Sfar l’indique, ces thèmes sont abordés par le biais de rencontres, avec des personnalités, ou lors de discussion avec feu son père et feu son grand-père en reprenant ce qu’ils lui ont appris. Sfar échange aussi bien avec des personnalités comme Delphine Horvilleur (écrivaine et femme rabbin française), Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue français), Hisham Suleiman (acteur arabo-israélien, par exemple dans la série Fauda), qu’avec des personnes croisées dans la rue (une femme manifestant le neuf octobre), ou encore lors de son voyage en Israël. Il évoque également les réactions de médias, leur point de vue dans le traitement des sujets, ce qu’ils rapportent des faits antisémites (par exemple le harcèlement dans les écoles ou les universités), y compris la comparaison entre ce qui concerne les attaques sur Israël et celles sur la Palestine. Le lecteur ne s’attend pas à une telle richesse dans les témoignages et les échanges. L’auteur indique clairement qu’il s’exprime avec un point de vue juif, et qu’il laisse les musulmans exprimer leur propre point de vue, qu’il ne souhaite en aucun parler en leur nom. Les rencontres se font avec des personnes de tout horizon : un jeune gosse de riches parents parlant sans savoir, sa vieille tante Saby, Hadar une enseignante en philosophie, un musulman qui prend un café au comptoir à côté de lui, Ingrid qui enseigne le journalisme en Israël, une goye qui l’aborde dans la rue, une amie juive qui travaille dans le cinéma, un chauffeur de taxi juif turc, des réfugiés dans un hôte à Tel-Aviv, Motty Reif un créateur de mode, un responsable de salle de spectacles, des acteurs, etc. Il évoque également les réactions et les commentaires de quelques personnalités en France ou à l’international (parfois ahurissantes comme celles d’Isabelle Adjani, de Dominique de Villepin, de Greta Thunberg), les silences assourdissants, ainsi que les témoignages des sauveteurs de tout horizon intervenant après l’attaque du Hamas. Même aguerri ou bien informé, le lecteur ne peut pas être préparé à ces témoignages : la description des atrocités sans nom commises, ce que les sauveteurs ont découvert, la communication qu’ont pu faire les terroristes auprès des familles de victimes. Une lecture aussi dure que nécessaire qui dit la haine contre les Juifs. Il a le cœur serré en découvrant le protocole qui préside à l’accueil des enfants libérés par les terroristes. L’auteur s’attache également à remettre l’attaque du Hamas dans une perspective historique, en évoquant des personnalités de divers horizons comme Israel Yaakov Kligler (1888-1944, éradication de la malaria en Palestine), Romain Gary, Arthur Koestler, Mohammed Amin al-Husseini, Yasser Arafat, Zuheir Mohsen, Bat Ye'or, Albert Cohen, Stefan Zweig, Frank Zappa. Il revient sur l’origine et l’évolution du sens du mot Palestinien au fil des décennies. Lors de son voyage en Israël, les personnes qu’il rencontre témoignent de la réalité de la coexistence entre juifs et arabes dans le pays. Il est également question des soldats israéliens, du quotidien Haaretz, de ce qui fait un peuple, de la question de qui prend soin des aidants, de la nécessité d’exprimer l’indicible (par exemple par la danse), de la mémoire familiale de chaque Israéliens dons laquelle se trouvent des morts, des sens à donner à l’affreuse phrase de Sartre disant que l’antisémitisme qui fait le Juif, de l’instrumentalisation de chaque déclaration. Les discussions avec son père et son grand-père sur la base de ses souvenirs apportent un témoignage de première main de ces deux générations précédentes. Au vu du constat dressé, une autre question revient régulièrement : où les Juifs peuvent-ils se sentir en sécurité de par le monde ? Une bande dessinée pour parler de la place des Juifs dans le monde, en France, après les actes terroristes du sept octobre 2023 ? Joann Sfar le dit en cours de récit : il n’a pas d’autres armes que les livres et il sait leur impact dérisoire. Mais il n’a rien d’autre. Il raconte sa perception de la situation, au travers de sa culture, de ses connaissances sur le sujet, de ses rencontres avec ses amis avec des inconnus.la bande dessinée permet d’insuffler de la vie dans chaque individu, de rendre compte des émotions, tout en nourrissant son enquête avec des faits historiques vérifiés et quelques chiffres corroborés. Quelles que soient ses convictions, le lecteur voit sa compréhension du sujet enrichie, étoffée, ayant ressenti de l’intérieur l’état d’esprit des nombreuses personnes rencontrées. L’auteur a atteint son objectif. Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
L'Essentiel
S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. L’essentiel. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication originale date de 2022. Il a été réalisé par Laurent Bonneau pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte cent-dix pages de bande dessinée. Laurent conduit sa voiture sur une route de basse montagne avec les bas-côtés enneigés. Un panneau indique un virage un peu serré à gauche. Les glissières succèdent aux fossés sans protection. Un peu de verdure sur les côtés par moment. Un ciel entre gris et blanc, laissant parfois entrevoir un petit morceau de bleu. En son for intérieur, son flux de pensée se déroule. Il voit la route. Il sent le froid. Il respire profondément l’air glacé et il plonge dans ses songes que son dessin prolonge. Le paysage zigzague comme ses pensées. On s’enfonce dans la montagne. Recouverte par la neige, la surface de la terre s’aplanit. On continue d’avancer. Ici la lumière semble jaillir d’ailleurs. Les roches archaïques. Les arbres séculaires. Il écoute le bruit du silence qui craquèle sur cette neige immaculée. Il tente d’esquisser le profil de sa compagne. Elle est là. Elle respire. Ses soupirs l’inspirent. Il voudrait suivre le bruit de ses syllabes intimes à elle au milieu du silence extérieur. On voudrait souvent entrer en l’autre, savoir ce qu’il pense, ce qu’il veut. Âme, esprit, corps, quoi encore ? Il la dessine dans un mouvement de cœur. Trouver les mots pour parler d’elle, son aimée. On progresse dans cette nature que la neige, étonnamment, semble dissimuler. Un frémissement. Comme lorsqu’elle se penche derrière lui, ses lèvres sur son cou. Il la dessine. Il l’écrit. Il essaie, à sa manière, d’essuyer sur la buée des verres de ses pensées. Ça l’aide à la regarder et découvrir une autre figure enfouie en elle : celle, peut-être, de la première fois. La voilà arrivée. Cette vieille maison dans la nature. Il aime lorsque le paysage ne s’arrête plus. Il ne sent plus enfermé. Elle avance. Il sent un chemin se dessiner sous ses pas à elle dans l’immense lumière naissante. Laurent est arrivé à la maison : il regarde sa compagne. Il se dit qu’il avance près d’elle, bien incapable aujourd’hui d’imaginer la vie sans sa présence auprès de lui. Un autre jour, un autre trajet en voiture sous un ciel grisâtre : Laurent se rend au centre pénitentiaire pour animer un atelier de bande dessinée. À nouveau les pensées coulent en flux dans son esprit : il se questionne sur les raisons d’entreprendre ce projet de bande dessinée. Pourquoi encore écrire et dessiner sur l’amour en plus de le vivre ? Serait-ce parce qu’une fois devenus parents, la source initiale de la famille qu’est le couple voit ses repères changer complètement ? Serait-ce une manière pour lui de prendre du recul sur ce nouvel équilibre ? Il arrête sa voiture, il éteint son téléphone et il range ses interrogations dans la boîte à gants. Là où il va tout moyen de communication autre que la parole physique est interdit. Il est amené à voir un autre monde. Un monde que l’on tient caché. Rien que la couverture permet de savoir que cette bande dessinée adopte une approche particulière de la narration en accolant ainsi l’image d’un très gros plan sur le visage d’une femme (sans qu’il soit possible de déterminer ce qu’est l’arrière-plan) et en-dessous un mur rehaussé de barbelés, à l’évidence un mur d’enceinte soit d’un endroit à l’accès bien gardé, soit d’un endroit servant à enfermer. Le lecteur commence le premier chapitre : pas de numéro en bas de page, pas de phylactères ni de cartouches, juste un monologue intérieur et un homme qui conduit. Ce premier chapitre dure treize pages dont les onze premières sont structurées à l’identique : deux cases de la largeur de la page et un court texte entre les deux. Les deux dernières pages accueillent un dessin en double page. Sur ces vingt-trois illustrations, douze sont consacrées au paysage qui défile, ou plutôt la vision qu’en a le conducteur. Trois cases permettent de voir le buste du conducteur. Le reste correspond à ce qu’il voit en vue subjective, une fois arrivé chez lui. Les choix de technique de représentation apparaissent également assez particuliers : des contours pas tout à fait assurés, parfois avec un trait fin, parfois avec un trait plus épais, des traces de couleurs comme du crayon de couleur étalé par frottement avec un papier sur la planche, venant apporter l’impression de couleur naturelle à la surface sur laquelle elles sont appliquées, plus comme une impression, voire une sensation, que de manière naturaliste. Quant à lui, le texte évoque le sentiment amoureux de Laurent pour sa compagne, comment il appréhende cet amour. Pour autant, pas de doute, il s’agit bien d’une bande dessinée : narration séquentielle & interaction entre le texte et les images, tout en étant assez éloignée d’une forme traditionnelle. Le récit est construit en dix chapitres, généralement séparés par une page blanche, entre sept et quinze pages chacun, avec une exception pour le septième composé d’un court texte sur fond blanc en une page. Le fil directeur de cet ouvrage correspond au flux de pensée du narrateur, que le lecteur a tôt fait d’assimiler à l’auteur lui-même. Tout commence avec un retour à la maison, un retour vers l’être aimé, qui aboutit au constat que Laurent est incapable d’imaginer la vie sans elle. Il ne s’agit pas d’une figure de style, mais bien d’une déclaration à prendre au premier degré : ce créateur ne dispose pas d’assez d’imagination pour pouvoir se figurer cette configuration. Ce constat l’amène à mettre en scène l’amour qu’il porte à sa compagne au travers d’abord de ce retour au foyer, puis dans une tentative de scène de dialogue au chapitre trois : de très belles images où il la suit dans la maison jusqu’à l’extérieur. Puis dans le chapitre cinq, au cours duquel il la suit et la dessine de dos alors qu’elle traverse une pelouse va se baigner nue dans un cours d’eau, une ode à la liberté et à la nature, en contraste total avec le chapitre précédent. Enfin dans le dernier chapitre où une autre déambulation le ramène à la suivre, toujours représentée de dos, réfléchissant à la notion de liberté, et à l’essentiel (dans la vie) : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. Le lecteur partage à la fois l’intimité des pensées très personnelles de l’auteur, et à la fois ressent des émotions universelles. Du coup, il perçoit comme un contrepoint les autres chapitres (deux, quatre et six), comme construits pour obtenir un contraste maximal. Le bédéiste intervient dans un centre de détention pour un atelier avec les prisonniers qui s’y sont inscrits. L’ambiance change radicalement, ne serait-ce qu’en passant de couleurs chaudes à une morne grisaille bien plombée. Le décor lui-même se fait plus dur : tout en lignes droites bien tracées, des formes géométriques stériles et inhospitalières. Laurent se fait la réflexion que lui entre de son plein gré dans cette prison, alors que les individus qu’il va voir ne peuvent pas sortir. Il observe les effets de la privation de liberté sur eux : la promiscuité, le silence de ce fait impossible. Il sait qu’il ne fera connaissance avec eux que superficiellement, qu’il ne pourra percevoir que ce qu’ils accepteront de lui montrer. Il est frappé par la récurrence du thème des valeurs morales, tout en en percevant la relativité. Il se pose plusieurs questions, tout en ressentant fortement la souffrance incarnée dans les fils de fer barbelés. Dans le chapitre six, la grisaille au reflet d’acier met en avant le motif des barreaux : des espaces délimités, finis, et la réflexion d’un détenu sur les effets les plus dévastateurs, à savoir être renié ou même simplement jugé par sa famille. Le chapitre huit fait coexister des images de paysages magnifiques entre figuratif et conceptuel, avec l’aboutissement de la réflexion sur l’emprisonnement, le contraste entre monde clos et horizon ouvert, entre solitude choisie dans la nature et l’absence imposée de regard de l’autre sur soi. Le lecteur arrive au chapitre neuf, totalement sous le charme de cette réflexion déambulatoire, un flux de pensées entre ressentis et réflexions, constats et émotions, une expression très personnelle d’une rare honnêteté, transcrivant une façon de voir le monde, à la fois par la manière de le représenter en images porteuses de la sensibilité de l’artiste, à la fois par ce que ses pensées disent de sa manière d’appréhender sa relation amoureuse, ainsi que sa capacité d’empathie à percevoir le ressenti de privation de liberté des détenus. L’avant-dernier chapitre prend le lecteur au dépourvu, en relatant un accident domestique horrible, générant une culpabilité quasi insurmontable chez l’auteur. Le caractère tout relatif de la liberté apparaît alors mis à nu, ainsi que la nature de l’essentiel. Le point de vue de Laurent sur le monde s’en trouve changé, encore moins égocentré, par la prise de conscience de ce qui est essentiel pour lui. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut alors percevoir la construction littéraire de l’ouvrage, bien plus qu’un simple vagabondage de pensées, ou d’une alternance de contraste entre vie personnelle libre et vie carcérale. Pour autant, la narration conserve son goût spontané et franc, honnête et venant du cœur. Ainsi la conclusion présente une force peu commune, entre la critique sur l’hypocrisie des hauts responsables toujours plus médiocres et la profession de foi sur l’essentiel : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. Un coup d’œil superficiel donne l’impression d’une bande dessinée d’art et d’essai, avec des dessins à l’allure empruntée et un flux de pensée égocentré. La lecture génère une impression bien différente : une vision personnelle au travers des images, et un ressenti plein d’humanité et de gratitude envers la richesse de sa vie grâce à sa compagne et la conscience de sa liberté par comparaison avec des détenus. Avec cette narration personnelle, Laurent partage des facettes intimes de son expérience de vie, et le cheminement vers ses convictions profondes.
Des fourmis dans les jambes (André Derainne)
Vous avez le Sans contact ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2023. Il a été réalisé par André Derainne pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-six pages de bande dessinée. Cet auteur a également réalisé Un orage par jour paru en 2021. À l’aéroport Charles de Gaulle, les avions sont bien alignés, connectés chacun à leur passerelle, attendant les passagers. Une jeune femme parcourt une circulation dans la file de nombreuses personnes anonymes, l’esprit préoccupé. Les fourmis qui grimpent le long de ses jambes l’empêchent de marcher. Elle aimerait qu’elles s’en aillent. Elle aimerait accélérer le pas, répondre au téléphone qui vibre dans son sac, et aller aux toilettes. Pas nécessairement dans cet ordre. Ainsi troublée, elle éprouve l’impression de se déplacer dans une autre direction que le flux de passagers dont elle fait partie. C’est comme si elle est en décalage par rapport au flux bien ordonné, comme si les autres êtres humains se déplacent à dans un espace-temps qui n’est pas le sien. Elle s’extirpe de ce mouvement pour passer aux toilettes, puis se laver les mains, les passer dans un sèche-mains électrique à flux d’air. En sortant, elle active ses oreillettes sans fil et elle appelle son ami. Celui-ci lui l’informe que le jardin a un peu perdu de son charme, en espérant qu’elle n’est pas trop déçue : des sangliers ont mangé toutes les iris. La jeune femme répond qu’on dirait que les sangliers attendaient qu’elle s’en aille. Elle continue : il faudrait construire des barrières, inventer des pièges, elle ne se sait pas. Elle s’interroge : Pourquoi viennent-ils chez eux ? Le potager des voisins est très bien. Son compagnon indique que ce n’est pas tout : il a vu des petits aussi, il y en a sept. La jeune femme éprouve des difficultés à y croire : Sept marcassins, c’est une blague ? Elle se lamente sur son pauvre jardin. Tout en discutant, elle a continué à marcher dans les couloirs sans fin, avec des individus qui passent autour d’elle, dans le même sens ou en sens contraire. Parmi eux, un père avec sa fille assise sur la valise à roulettes, une famille de trois personnes avec le jeune enfant tenant la main de ses parents de chaque côté. Elle s’arrête devant un panneau indicateur dont les logos signalent que les avions se trouvent vers la droite et les bagages vers la gauche. Elle se dit pour elle-même que ça se tente : à elle la France ! Elle change donc de destination et elle rappelle son compagnon. Chemin faisant d’un bon pas, elle lui fait observer qu’il a une drôle de voix depuis tout à l’heure… Il explique qu’il est resté au lit toute la journée, c’est pour ça. Elle le rassure en lui disant que ça passe vite six mois, et puis il viendra la voir. Il la détrompe : Ce n’est pas ça, lorsqu’il s’est levé, il a été pris de vertige, et depuis il a mal au ventre. Il trouve que le soleil est méchant en ce moment. Elle trouve ça inquiétant, il devrait peut-être appeler quelqu’un. Il la rassure : si demain il ne va pas mieux, il annulera le shooting et il prendra rendez-vous chez le médecin. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? De prime abord, ce n’est pas bien compliqué : une jeune femme qui est entre deux avions dans les couloirs impersonnels de l’aéroport Charles de Gaulle. Elle discute avec son compagnon, se promène dans cet environnement si particulier, saisissant une occasion de sortir pour humer l’air de Paris, pour s’échapper de ce lieu de transit, pour pénétrer dans un endroit identifié, un lieu avec de la personnalité. La narration visuelle repose sur des dessins aux formes simples, voire simplistes, colorées, avec des fonds de case régulièrement d’une couleur unie, et un jeu sur le positionnement des personnages, en particulier les anonymes qui se trouvent en décalage par rapport à la jeune femme, pouvant marcher aussi bien un ou deux mètres sur le côté, ou même à la verticale le long d’une bordure de case, voire dans ses cheveux en étant représentés comme minuscule. Le lecteur se rend compte que cette histoire prend fin au milieu de l’ouvrage : la seconde partie s’attache à suivre une autre jeune femme, pas nommée non plus, également en transit dans un aéroport, probablement le même. Celle-ci part d’une chambre d’hôtel, se rend à l’aéroport, et y constate que son avion est retardé de trois heures, un temps qu’elle va essayer d’occuper. Elle converse également avec un interlocuteur. Cette fois-ci, ce ne sont pas les autres passagers en transit ou en attente qui forment son environnement, mais les différents lieux de l’aéroport. La couverture annonce explicitement les partis pris visuels de la narration : un avion représenté de manière très simplifié, une quantité de points lumineux composant une figure géométrique abstraite, tout en évoquant la complexité de la signalétique lumineuse des pistes de décollage et d’atterrissage. En effet, chacune des deux femmes est représentée de manière simple et douce : des traits de contour délicats pour la forme de leur silhouette, la seconde semblant un peu plus longiligne que la première. Les traits de visage se limitent aux yeux et sourcils, nez et lèvres, sans modelé du visage, sans ride ou grain de peau. Les chevelures sont différentes : une teinte blonde avec des reflets de gris pour la première, des cheveux noirs de jais pour la seconde. Les autres êtres humains de passage commencent par de simples silhouettes de profil avec des tenues vestimentaires différenciées, des coupes de cheveux particulières. Puis les individus marchent en parallèle de la protagoniste, éloignés de plusieurs mètres, représentés comme plaqués sur le mur, mélangeant la perspective du dessin, et la distance dans l’esprit de la jeune femme. Une poignée d’individus passent plus près d’elle et disposent de traits de visage a minima comme elle, et il en va également de même pour ceux qui croisent la deuxième protagoniste. Le lecteur ressent cette distanciation comme étant la perception et le ressenti qu’en ont l’une et l’autre. L’autre aspect singulier de la narration visuelle apparaît également dès la première page. Celle-ci contient deux cases de la largeur de la page, et celle du dessous constitue un fond uniformément gris traversé par un tube vert en coupe, avec une petite pente dans le premier quart, puis plat, emprunté par les voyageurs, une passerelle aéroportuaire fermée, déjà de couleur verte dans la première case. Cette représentation tient à la fois de l’épure simplifiée, du schéma basique, tirant vers le pictogramme ou l’idéogramme des panneaux de signalisation et de direction. L’artiste joue également avec des associations visuelles : par exemple le reflet du disque solaire sur un mur est similaire à celui des plafonniers dans certains couloirs. Par la suite ce disque jaune peut apparaître dans une case, dissocié de tout contexte rappelant aussi bien l’un que l’autre. Devant un ascenseur, le signal lumineux indiquant une cabine arrivant à la montée devient assez flou pour être identique à l’une des balises lumineuses sur la piste. Dans la seconde partie, cette similitude visuelle fait se rapprocher les étoiles dans le ciel des points d’éclairage diffus dans certains couloirs. Cela induit, chez le lecteur, un automatisme d’association conscient ou inconscient entre différents éléments hétérogènes dont l’apparence de la représentation devient très proche. Dans la seconde partie, l’artiste se focalise plus sur la transformation des lieux, par simplification, par rapprochement, ou encore par paréidolie. Page trente-quatre un avion part ; page trente-cinq un avion arrive. Dans les deux pages suivantes, des cases disposées en trois bandes de deux, des cases noires avec des taches de couleur et une mince ligne continue de couleur, ou discontinue en pointillés irréguliers. Le contexte permet de comprendre qu’il s’agit de l’impression visuelle des pistes de décollage la nuit. Pour les deux pages suivantes, même disposition de cases et des points blancs, d’abord un seul sur la troisième case, puis de plus en plus : il neige, sans aucun texte ou mot. En soi, rien de d’extraordinaire, à ceci près que cela installe ces motifs visuels dans l’esprit du lecteur qui va immédiatement les identifier par la suite, même si le contexte ou l’objet est différent, comprenant que ce motif est également rémanent dans l’esprit de la jeune femme, provoquant des associations d’idées ou de sensations par automatisme. Elle n’arrive pas à dormir et va déambuler dans les allées, vestibules et halls, où elle ne croise que quelques rares êtres humains. L’artiste isole un élément de décor ou un autre sur un fond vide, créant ainsi une sensation de détachement, d’irréalité, de perte de sens pour ces morceaux isolés de leur contexte. L’intrigue passe au second plan dans l’esprit du lecteur captivé par l’expérience visuelle, quasiment hypnotique. Pour autant, la première femme découvre qu’elle a quelque chose à dire à son compagnon, et la seconde se retrouve coupée de tout contact et se parle à elle-même. L’une et l’autre font l’expérience de cette coupure du monde normal, dans cet endroit dont la seule fonction est de passer d’un avion à un autre, et d’attendre. La narration visuelle donne à voir la déréalisation que les lieux provoquent en ces deux êtres humains, l’impersonnalité et l’impermanence, deux forces destructurantes annihilant l’intime et la continuité. Dans un premier temps, il semble au lecteur que le seul point commun entre les deux parties soient les lieux. Après coup, il compare ce qui s’est opéré en chacune des deux femmes. La première a appris une information très personnelle dans ces lieux impersonnels, ce qui a changé sa vie de manière significative. La seconde est arrivée en état d’agitation irrépressible et l’étrangeté irréelle de l’aéroport en période nocturne a eu un effet inattendu sur elle. L’une et l’autre se sont adaptées chacune à leur manière à ce lieu de passage, leur propre situation les amenant à un comportement différent. Une bande dessinée singulière. Par son intrigue très simple et très linéaire, scindée en deux parties dont le seul point commun est l’aéroport et le fait qu’il s’agisse de deux femmes. Par sa narration visuelle : des effets impressionnistes et expressionnistes, des éléments abstraits, des structures conceptuelles, vingt-et-une pages silencieuses, des pictogrammes, autant de composants qui participent à la fois à la déréalisation et à une expérience sensorielle extraordinaire. Un voyage singulier.
Alim le tanneur
J'ai passé un formidable moment de lecture avec les quatre tomes de cette série. J'avais vu son bon classement sur le site mais je n'avais lu ni le résumé ni les avis. C'est donc entièrement vierge de toute influence que j'ai commencé ma lecture. J'ai immédiatement été séduit par l'ambiance et le rythme donné par le graphisme de Virginie Augustin. Un début de série qui rappelle étrangement Aladdin de Disney jusqu'à la découverte des reliques. Ensuite le ton change et la narration de Lupano prend le dessus . Dans une société théocratique et sacrificielle, le blasphème et l'hérésie ne sont jamais loin de la peine capitale. Le ton est donné et malgré un graphisme tout en rondeur , c'est un scénario d'une grande intensité dramatique que cisèle Lupano. On y retrouve une multitude de références à la sanglante histoire de l'humanité. Lupano ratisse large : "sauveur" "prophète" "grand timonier" et d'autres renvoient clairement aux religions modernes ou à des épisodes historiques athées sanglants. Le personnage d'Alim s'efface assez rapidement face au pragmatique Khélob ou au guerrier fondamentaliste habité Torq Djihid. Si tous les deux utilisent la violence sans état d'âme leur finalité est différente. Khélob rêve d'une pax romana (ou américana ou de n'importe quel grand empire) pour apporter la lumière (Tome 3 page 25) alors que Torq lui rêve d'apporter la Vérité. Ya t il une troisième voie possible ? Lupano ne répond pas clairement ce qui rend son récit très pessimiste. Le choix d'Alim de s'isoler à la façon d'un Voltaire pour "cultiver son jardin" a montré ses limites car même caché au fond d'une sirène tueuse pendant des dizaines d'années, l'Histoire et ses tourments rattraperont Alim. Lupano a beau introduire des personnages plus légers (Bul ou Soubyre) c'est une réflexion assez sombre sur le sens de l'histoire à laquelle nous invite le final de l'auteur. J'ai déjà dit que le graphisme était très décalé par rapport à la thématique centrale de la série. Cela rend la lecture bien plus légère et dynamique à mon sens. Perso cela m'a beaucoup séduit. Ce dessin très rond qui tend souvent vers l'humour équilibre par sa lumière un récit souvent très noir. Une lecture marquante produite et construite avec beaucoup d'intelligence.
La Route
C’est comme ça que font les gentils. Ils essaient. Ils ne laissent pas tomber. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s’agit d’une adaptation en bande dessinée, du roman La route, paru en 2006, de l’écrivain Cormac McCarthy. Sa parution originale date de 2024. Il a été réalisé par Manu Larcenet pour l’adaptation en scénario et les dessins, et pour la mise en couleurs. Il compte cent cinquante-deux pages de bande dessinée. L’auteur a déjà réalisé une adaptation précédemment : Le Rapport de Brodeck (2 tomes) en 2015 & 2016, du roman de Philippe Claudel. Des nuages chargés de cendres, de particules qui tourbillonnent sans fin, qui vont en s’épaississant, jusqu’à saturer l’air. Sous une toile tendue pour faire un abri de fortune, Père et Fils dorment, sous plusieurs couches de vêtements. Père se lève et s’éloigne un peu jusqu’à un promontoire. Il porte les jumelles à ses yeux et regarde : des paysages désolés, des constructions délabrées s’effondrant progressivement, des arbres décharnés sans feuilles, des immeubles massifs sans aucune lumière, la route qui s’étend vide, dans le lointain un pont métallique. Il retourne au campement de fortune : Fils s’est réveillé et l’attend. Ensemble, ils enlèvent la toile et la plie, et récupèrent les piquets qu’ils chargent dans leur caddie. Ils reprennent la route, en silence, père poussant le caddie devant lui. À un moment, il fait le constat en deux phrases brèves qu’ils ne pourront pas survivre à un autre hiver par ici, il faut continuer vers le sud. Le fils répond laconiquement en deux mots : D’accord alors… Et ils continuent de marcher, les cendres et les particules continuant de voleter dans l’air. Ils atteignent le pont à hauban et le franchissent, toujours sans un mot. D’autres arbres décharnés, une côte à monter qui coupe le souffle à Père qui doit faire une pause. Fils demande s’il peut regarder, en désignant les jumelles ce que père accepte. Fils regarde alentour, et Père demande ce qu’il voit. La réponse est fonctionnelle : Rien, il va pleuvoir, c’est tout. Père ajoute que ça va encore faire une boue bien collante avec la cendre. Ils reprennent leur marche sur la route. La pluie commence à tomber assez drue. Père indique que c’est fichu pour aujourd’hui et il va faire nuit. Ils vont aller chercher un abri en forêt. Ils trouvent un endroit abrité, sous une avancée rocheuse, et ils s’installent. Père reprend les jumelles pour observer alentour : pas de feu, on dirait qu’il n’y a personne, c’est bon, Fils peut allumer un feu. Ce dernier prend la boîte d’allumettes et s’exécute. Il allume une petite lampe à pétrole, ils attendent en silence. Le lendemain, la luminosité a un peu changé : moins grise, avec une nuance verdâtre. Ils reprennent la route. Fils a repéré une station-service. Un drapeau à damier flotte encore au vent. Père décide qu’ils devraient aller voir. Ils fouillent méthodiquement le site : chaque recoin, chaque tiroir, chaque placard, chaque étagère. Il n’y a rien d’intéressant, le lieu a déjà été fouillé. Par acquis de conscience ou par réflexe, mais sans espoir, Père décroche le combiné téléphonique. Puis il découvre un bidon avec quelques gouttes d’essence. Un défi peu raisonnable, relevé par un bédéiste hors norme au vu de sa bibliographie. Une démarche affichée : raconter ce roman en images, avec le moins de mots possible. De fait, la narration visuelle semble de prime abord très simple et même très terre à terre. Des nuages de cendres, et hop ! deux pages de remplies. Un type qui se réveille et qui regarde à la jumelle. Père & Fils qui se mettent à marcher dans un environnement mangé par l’air chargé en particule qui ne permet pas de voir bien loi, et hop ! des fonds de case en ombre chinoise, pour une première séquence de cinq pages presque sans un mot. Le lecteur éprouve rapidement la sensation d’un monde silencieux, ce qui induit un vrai effort de la part des personnages pour parler, briser le silence. Il peut compter trente-quatre pages sans aucun mot, tout en ayant l’impression qu’il y en ait beaucoup plus. Ce choix narratif lui donne l’impression de se trouver aux côtés des deux principaux personnages et de regarder avec eux ce qui les entoure. Il scrute avec eux chaque centimètre carré de la station-service pour ne pas rater quelque chose qui pourrait être récupéré. Il observe avec la même inquiétude les silhouettes indistinctes et assez massives au loin, prêt à aller se planquer fissa lui aussi. Il reprend la route en poussant son chariot devant lui, par automatise, sans plus penser à autre chose. Dès la couverture, le lecteur est frappé par l’investissement de l’artiste pour donner à voir, pour représenter, pour faire exister ces lieux, le quotidien concret de Père et de Fils. Il peut voir chaque pli des vêtements, leur épaisseur lui donnant une indication du nombre de couches superposées, hypothèse confirmée quand ils en viennent à se baigner. Il prend la mesure du chargement du caddie, avec tous ces paquets soigneusement emballés, certainement également de plusieurs couches pour être certain que leur contenu ne soit ni endommagé, ni altéré. Il se retrouve littéralement projeté à leurs côtés en voyant ce qu’ils voient, en vision subjective, découvrant en temps réel un lieu par leurs yeux : en fonction des lieux, des bâtiments délabrés, des cadavres en état de décomposition avancée avec tout juste la peau sur les os, des restes calcinés d’ossements humains, des cadavres encore attachés ou des membres tranchés. L’imagination du lecteur tourne alors à plein régime, quant aux circonstances dans lesquelles des êtres humains ont pu infliger de tels traitements à d’autres êtres humains, puis dans un second temps quant aux conséquences sur le moral et l’état d’esprit de Père et de Fils. Le même mécanisme intellectuel se produit quand les deux voyageurs découvrent un abri enterré en parfait état, et que leurs regards parcourent les étagères chargées de tout ce qu’il faut pour survivre, à commencer par la nourriture. Il ressent physiquement le contentement qui vient avec les six premières cases de la page cent-trois : une ampoule qui brille, une goutte d’eau qui finit de se former à l’extrémité d’un robinet, des gélules de médicament en parfait été dans leur plaquette, une canette de soda qui vient d’être bue, un plat de coquillettes chacun, de l’eau à volonté pour tous les usages. La narration visuelle génère une immersion d’une rare qualité. Le lecteur peut se dire que telle case lui fait penser à André Franquin (1924-1997) période Idées noires (1977-1983), que telle autre évoque (merci Bruce d’avoir pointé du doigt les deux références suivantes) le célèbre tableau Christina’s World (1948) d’Andrew Wyeth (1917-2009), ou qu’il y a du Francisco de Goya (1746-1828) dans certains cadavres, une touche de Gustave Doré (1832-1883) par-ci, une touche d’Albrecht Dürer (1471-1528) par-là, etc. Autant d’influences plausibles, pleinement assimilées par l’artiste qui les a faites siennes consciemment ou inconsciemment pour les mettre à profit dans un tout personnel. Il joue admirablement bien avec les couleurs : le lecteur sort de ce tome persuadé que les pages sont en noir & blanc avec des nuances de gris à une ou deux exceptions près. Un feuilletage a posteriori met en évidence des ambiances discrètement différentes d’une séquence en l’autre, par l’usage d’une teinte très effacée. Le lecteur se fait l’observation que les pages sont variées, alors que pourtant la marche sur la route revient très régulièrement. Il voit que l’artiste utilise des cases sagement alignées en bande, avec un nombre variable en fonction de ce qui est raconté, pouvant aller d’un dessin en pleine pages, à treize cases dans une seule page. Il observe également que le dessinateur joue sur le niveau de détail : de descriptions très précises, à de simples ombres chinoises, de bâtiments avec chaque débris apparent, chaque poutrelle, chaque plateau, à de simples silhouettes en ombre chinoise pouvant évoquer les meilleurs dessinateurs de strips britanniques comme Jim Holdaway (1927-1970) dans Modesty Blaise. Le lecteur est donc de tout cœur avec ces deux personnages, dans un récit linéaire et simple : ils vont de l’avant vers le Sud en essayant d’atteindre l’océan. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut y voir un conte. L’auteur prend grand soin de représenter la désintégration progressive du monde : les immeubles qui s’effondrent, les véhicules abandonnés et immobiles, les ressources quasi inexistantes, l’air toujours chargé en particules diverses, le monde végétal à l’agonie, la faune brillant par son absence. Pour autant, ces visions ne se veulent pas être une projection scientifique ou technique sur le délabrement progressif du monde, à la suite d’une catastrophe planétaire et l’absence de toute maintenance humaine, de tout entretien, de la déliquescence progressive au fur et à mesure que l’entropie fait son œuvre. La question des médicaments est évoquée, toutefois le lecteur sent bien qu’avec cet air pollué, l’eau également polluée, l’absence de légumes et fruits frais, l’état des rares survivants devrait être beaucoup plus dégradé, ce qui ne retire rien de bouleversant, de dramatique, d’émouvant, d’oppressant, de pathétique, de tragique, au récit. Le périple de ce fils et de son père s’avère accablant pour le lecteur. Ils survivent. À peine. Aucun espoir d’assouvir leurs besoins de sécurité : leur situation n’est ni stable ni prévisible, elle est remise en cause à chaque risque de rencontre, à chaque fois que l’eau ou la nourriture vient à manquer, l’anxiété est permanente. Ils ne peuvent que penser à court terme. Ils trouvent juste assez de quoi assurer leurs besoins physiologiques comme boire et s’alimenter, pour tenir jusqu’au lendemain, tout en éprouvant continuellement un état de manque et d’inquiétude. À plusieurs reprises, ils se posent la question de savoir s’ils vont mourir. Le père prépare même son fils à se donner la mort, plutôt que de risquer d’être capturé, torturé, estropié, et finalement mangé. Outre la méfiance envers tout autre humain, le plus important savoir qu’il lui transmet est de lui apprendre comment se suicider efficacement avec leur revolver. Par ailleurs, chaque rencontre est un danger grave et imminent, mortel après des souffrances ignobles. Là encore, il s’agit d’une dynamique paradoxale : à deux, ils sont tout juste (à peine) capables de survivre, leur seule possibilité de faire un peu mieux serait de s’unir avec au moins un autre survivant. Paradoxalement, envisager d’établir un contact avec un autre revient à jouer à la roulette russe, avec cinq balles dans le barillet. Les individus isolés sont encore plus démunis qu’eux, plus proches de la mort, les petits groupes ne négocieront rien, s’accapareront les maigres possessions d’autrui et les réduiront en esclavage ou les tueront. D’une certaine manière, en termes d’intrigues, le lecteur peut aussi rapprocher ce récit de deux œuvres majeures de la bande dessinée. Lone Wolf & Cub (1970-1976) par Kazuo Koike (1936-2019) & Gôseki Kojima (1928-2000), pour le voyage sans espoir d’un père et de son fils. The walking dead (2003-2019) par Robert Kirkman & Charlie Adlard, pour le thème de la survie dans un monde dévasté où les autres survivants constituent majoritairement un danger fatal. En établissant cette comparaison, le lecteur voit également apparaître les différences. Contrairement à Itto Ogami et Daigoro, Père & Fils ne font pas preuve d’une sensibilité spirituelle, encore moins religieuse. Ils sont entre la résignation et l’acceptation de l’état du monde, sans espoir d’un futur, quasiment sans vie intérieure. Il ne semble pas y avoir d’autres enfants, et ils ne croisent pas de femmes. Contrairement à Rick Grimes, Père n’a pas de vocation pour la justice, et les deux vagabonds sont bloqués au stade de la survie animale, déjà bien avancés vers l’état de morts qui marchent. Pour autant, d’autres thèmes affleurent. Par exemple, Fils veut savoir si son père et lui font partie des gentils. La réponse : Les gentils, ils essaient, ils ne laissent pas tomber. Une réponse qui mêle pulsion de vie et valeur morale. À un autre moment, le père se montre catégorique : on ne tue pas les chiens. En outre, incidemment, Fils interroge son père à deux ou trois reprises sur leur comportement, ce qui constitue une remise en question sur leur relation à autrui, par exemple quand ils abandonnent un homme isolé après l’avoir dépouillé de ses vêtements. Le dénouement illustre également le fait que le père a pris leur situation comme un état de fait généralisé, cela fait ressortir sa conception personnelle du monde, comment il l’a projeté à tout jusqu’à en faire une vérité absolue, et comment il y a adapté son comportement. Avec cette adaptation, Manu Larcenet réalise une bande dessinée d’une qualité remarquable. Il met à profit tout son savoir-faire de bédéiste pour donner à voir un fils et son père continuant à aller de l’avant, ou du moins à marcher, dans un monde postapocalyptique dévasté, toute civilisation anéantie, toute rencontre un danger mortel. La narration visuelle génère une immersion sensorielle et émotionnelle grâce des dessins pouvant aussi bien être des descriptions concrètes quasi photoréalistes, que des évocations hantées et expressionnistes. Le périple ressemble à une marche sans espoir, des êtres humains continuant vaille que vaille, malgré l’absence de tout espoir, la pulsion de vie contrebalançant tout juste des conditions de survie fragile, une vie dépourvue de tout plaisir. Ils continuent de marcher presque comme des poulets sans tête, pris dans le paradoxe de ne pas pouvoir stabiliser leur situation tout seuls et de ne pas pouvoir courir le risque d’un contact avec autrui. Poignant.
La Révolte sans précédent
Enfin ! Les vérités qu'on pense sont dites de manière drôle et subtile. Une part de rêve dans cette révolte de celles et ceux qu'on n'entend pas crier lorsqu'ils et elles souffrent. Pas de fausses vérités non plus, on sent que la science a été consultée avant de faire dire n'importe quoi aux animaux, notamment l'exemple des interactions orques/bateaux. Cela fait du bien à lire, on rit et on sent que le récit va déranger ceux et celles qui "aiment" les animaux mais les mangent, ou les régulent.