Parce que le but, c’est quand même bien de faire de l’art.
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Ce tome contient un récit complet et indépendant de tout autre, entre biographie, autobiographie et essai. Sa première édition date de 2020. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les touches de couleurs, avec la participation de Stéphan Oliva pianiste de jazz et compositeur français, et Dominique A (Dominique Ané) auteur-compositeur-interprète français. Il comprend soixante-quatorze pages de bande dessinée. Il se termine avec le récit court intitulé J’aurais voulu être Philippe Druillet, huit pages, initialement paru dans le Cahier Aire Libre en 2018, évoquant, entre autres, l’album La nuit paru en 1976. Sur la dernière page, l’auteur liste tous les bédéistes et artistes qu’il évoque de près ou de loin par ordre d’apparition, de Mœbius, Philippe Druillet, à Léonard de Vinci, Jean Solé, soit soixante-dix-sept artistes dont une dizaine de mangakas. Puis viennent une quinzaine de magazine ayant publié des bandes dessinées, une quinzaine de compositeurs et d’interprètes de musique classique ou pop.
Philippe Dupuy se promène dans une zone naturelle entre jardin et forêt : il observe les fruits, qui ressemblent parfois à de grosses pépites. Il trouve que c’est fou, complètement fous ces machins-là. Des matrices. Dans son esprit, il les nomme : Arzach, La nuit, Ici-même, Le bar à Joe, La R.A.B., Philémon, Hyppolite, Les frustrés, Le démon des glaces, La foire aux immortels, Les éthiopiques, Griffu, Major Fatal. Perché sur une branche d’arbre, un autre lui-même lui dit qu’il ne comprend pas ce titre : il en fait, de la bande dessinée. Le Dupuy initial répond qu’il ne sait pas, il n’en est pas si sûr. Ou pas sûr que ce qu’il fait soit de la bande dessinée. Son autre lui-même lui répond que ce n’est pas toujours simple avec lui. La réponse : pas du tout, c’est limpide. Ils arrivent devant une mare limpide et ils plongent leur regard dedans : une autre version de Philippe Dupuy s’y trouve, il a cinq ans, six ans peut-être ? Il dessine. Il dessine tout le temps. Il est allongé par terre dans le salon, sur le ventre, en train de dessiner, son horizon : les jambes de sa mère. Ses jambes. Toujours ses jambes.
Allongé sur le ventre, le jeune Philippe décalque les fascicules de Picsou Magazine. Picsou est la bande dessinée de son enfance. D’où vient tout ce calque ? Toujours il dessine. Toujours il a dessiné. Pilote débarque à la maison, comment cela est-il possible ? C’est quoi cette histoire ? Qui a eu l’idée de l’abonner à l’Hebdo ? C’est un raz-de-marée ! Il y a tout. La brèche est ouverte, il s’y engouffre. Un véritable geyser jaillit de la mare limpide, s’élevant vers le haut, charriant une vingtaine de héros comme Blueberry, le grand Duduche, la coccinelle, Laureline & Valerian, etc. New York City, en 1995, un séjour à New York avec Blutch. Francis Jacob, un ami guitariste joue ce soir-là, à l’Anarchy Café, un club de Manhattan. À l’époque Philippe dessinait ses voyages dans des carnets. Après le set, Francis fait les présentations. Le trompettiste laisse son enthousiasme jaillir en découvrant les planches du bédéiste, ce dernier estimant que jouer de la trompette est beaucoup plus impressionnant.
Après avoir raconté le réapprentissage de son métier dans Left (2018), et réalisé une trilogie sur l’histoire de l’art (évoquant en particulier le parcours de Man Ray et celui de Paul Poiret), Philippe Dupuy continue en s’interrogeant sur son art, ou au moins sur la nature de ce qu’il réalise et qui se retrouve classé dans les rayonnages Bande dessinée. La couverture donne une bonne idée de l’esthétisme des dessins : des trucs pas droits, avec un trait de contour assez fin et un peu sec. Des personnages et des objets représentés avec un degré élevé de simplification, une graphie de texte irrégulière et un peu naïve par certains côtés. Les premières pages confortent ce ressenti, avec en plus un papier légèrement jaune comme si les planches avaient été collées sur des pages blanches, l’utilisation de bouts de photographie en noir & blanc à la définition pas très élevée, et même les traces de correcteur liquide pour recouvrir une portion de case et redessiner par-dessus. Le bédéiste s’en tient majoritairement à des bordures de cases horizontales et tracées à la règle, avec une partie significative de cases sans bordures, ou avec des bordures en forme de patate irrégulière. S’il a lu ses bandes dessinées sur l’histoire de l’art, il retrouve également sa propension à réaliser des textes suivant une ligne légèrement penchée et pas horizontale, les changements de graphie imprévisibles, et quelques schémas simplistes et vite exécutés.
Dans le même temps, la cohérence de la forme apparaît exceptionnelle, parfaitement adaptée au propos, à la nature de la séquence (personnages en train de parler, de se déplacer, de se livrer à une activité) : tout coule de source avec un naturel organique. Au cours de la discussion sur le thème de la bande dessinée, le pianiste de jazz stipule l’importance de faire des œuvres personnelles : c’est exactement ce que découvre le lecteur, une œuvre personnelle, au sens où la personnalité de l’auteur s’exprime, transparaît à chaque page, à chaque case, un individu prévenant, attentif à ce que dit son interlocuteur, attentionné vis-à-vis de son lecteur pour être sûr d’être suivi et compris. Au bout de quelques pages, le lecteur s’est adapté aux idiosyncrasies narratives et visuelles, et il se retrouve bien incapable d’envisager cette narration autrement, tellement elle transcrit la personnalité de son auteur qui s’exprime sur des sujets très personnels, spécifiques à ce moment de sa carrière, à son parcours de créateur, aux personnes avec qui il échange. La narration visuelle l’emmène dans des endroits très différents : cette étrange forêt clairsemée qui doit correspondre au paysage mental de l’auteur, un club de jazz à New York, une salle de concert avec un orgue aux tuyaux fantasmagoriques, le salon familial vu par les yeux de l’enfance, une croisière au large de Nantes, un aperçu de la bibliothèque de bandes dessinées de Dominique A, le centre culturel Le lieu unique à Nantes, une soirée mondaine, une promenade dans les dunes, etc. Les images montrent des souvenirs, des concepts parfois sous la forme d’un schéma, elle recourt même à des photomontages sous la forme de collage.
En quatrième de couverture, le lecteur découvre quatre cases extraites de la page six dans lesquelles l’auteur s’interroge littéralement lui-même sur la nature de ce qu’il crée. Cette question ne fait pas entièrement sens pour le lecteur qui voit qu’il est en train de lire une bande dessinée, certes très personnelle dans ses choix esthétiques et dans son thème. Lors d’une soirée mondaine, cette question se trouve explicitée par celles que posent des invités à l’auteur sur ce qu’il fait : C’est reconnu la bande dessinée maintenant, hein ? Quels sont les titres de ses albums ? Son personnage ? Sa série ? Et ses interlocuteurs finissent par se détourner de Dupuy qui finit par se dire qu’il aurait mieux fait de dire qu’il est prothésiste dentaire, en effet ses bandes dessinées ne rentrent pas dans ces critères implicites. Au fil de l’exposé et des discussions avec ses deux interlocuteurs, le lecteur voit se dessiner plusieurs fils directeurs. Le premier apparaît quand l’auteur évoque ses lectures d’enfance, celles qui ont laissé une empreinte intense et indélébile, celles qui ont posé les fondations de ce qu’est une bande dessinée pour ce bédéiste en devenir. Lors d’un échange, Dominique A évoque le fait que les artistes vivent dans un pays où le poids historique des institutions crée des classes… Et des complexes de classe. Pour les écrivains, par exemple, le poids historique est énorme. Le lecteur fait le lien avec les années de formation du goût de Dupuy en matière de bande dessinée et il mesure tout le poids historique, exprimé de manière explicite dans la liste de fin, avec plus de soixante-dix auteurs de premier plan.
Les échanges avec le chanteur Dominique A abordent la nature de leur métier, par comparaison. Qu’est-ce qu’écrire une chanson ? Quel peut-être l’horizon d’avenir d’un chanteur-compositeur ? Est-ce forcément la renommée et le succès qu’il faut viser ? Est-ce que l’absence de renommée et de succès invalide leur démarche artistique, prouve que leur démarche est un échec par manque de légitimité par la reconnaissance du public ? La discussion développe la différence entre artisan et artiste, entre maîtrise des technique et liberté de création, en passant par les différences entre Prétendre et Avoir des prétentions, entre Avoir des ambitions et Être ambitieux. Les réflexions entre Stéphan Oliva et l’auteur s’avèrent tout aussi passionnantes et pénétrantes car le premier est un pianiste de jazz qui avait commencé à faire de la bande dessinée enfant, puis adolescent : il établit des parallèles entre la création dans ce mode d’expression, et l’improvisation en jazz ce qui est son métier. En particulier, il explique que : L’improvisation, c’est abstrait, c’est la partie non écrite de la musique. Il continue : Comme pour l’instantanéité du trait ou faire un trait, c’est déjà être dans le dessin, la pratique classique en bande dessinée est de faire d’abord un crayonné provisoire, puis d’encrer par-dessus pour rendre le dessin définitif. Pour lui, le dessin, ce n’est pas de la mise au propre : c’est quelque chose que l’on fait dans l’instant et qu’on ne pourra jamais reproduire, un saut dans le vide, sans filet, il y a alors une énergie qu’on ne retrouvera pas deux fois.
En ayant consenti quelques minutes pour s’adapter à la narration visuelle, le lecteur plonge dans une bande dessinée des plus personnelles : une réflexion sur ce mode d’expression, et une véritable profession de foi, réalisée sous la forme même d’une bande dessinée. Pour Philippe Dupuy : La bande dessinée peut tout porter, tout dire, c’est un continent à explorer, un terrain vierge aux richesse insoupçonnées, il suffit de vouloir imaginer. En se promenant dans un jardin, il effectue un parallèle supplémentaire : si les cycles de régénérescence de la nature sont d’éternels recommencement, ils n’échappent pas à l’évolution. Rien n’est immuable. L’art, parce qu’il est le fruit d’un acte créateur, se doit d’être singulier. Il ne peut pas imaginer faire de la bande dessinée autrement qu’avec singularité.
J'ai acquis Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft en début d'année à Angoulême et j'ai pu discuter avec l'éditeur. Celui-ci faisait alors la pub pour l'un de ses prochains titres dessiné par le même illustrateur Jakub Rebelka et montrait la couverture qui envoyait du lourd.
Vous l'avez deviné ce titre c'est le Judas ici présent. Je dois dire que je trouve la couverture magnifique avec le personnage de Judas qui ressort derrière la couronne d'épines et ce personnage intrigant dans le fond qui a son importance dans l'histoire. L'objet en lui-même est également très soigné comme d'habitude chez 404. Pour 22€ vous avez un bel ouvrage solide avec du papier de qualité.
Côté histoire, Jeff Loveness explique dans la préface être parti d'un rêve que les éditeurs de Boom ! (USA) ont transformé en histoire. Judas a trahi le Christ mais et si toute sa destinée était justement cette trahison. Est-ce que sans Judas le sacrifice de Jésus pour sauver les péchés de l'humanité aurait pu se faire ? C'est un axe de réflexion particulièrement intéressant et nous accompagnons l'interrogation de Judas tout au long de l'album et de ses rebondissements. Pas besoin spécialement d'être chrétien ou spécialiste de la Bible pour suivre (je ne suis pas particulièrement l'un ou l'autre) mais je pense que l'album interrogera peut-être plus les gens ayant la foi (quelque soit celle-ci d'ailleurs).
J'aime beaucoup le travail de Jakub Rebelka et je trouve qu'une nouvelle fois il rend une copie impeccable dans ses choix. Pour les personnages ont a une vision traditionnelle des personnage du nouveau testament (blancs avec cheveux longs et barbes). J'ai adoré le graphisme de l'album ainsi que sa mise en couleur. En fin d'album nous avons la galerie de couverture De Jakub Rebelka et les couvertures alternatives de Jérémy Bastian (La Fille maudite du capitaine pirate) qui valent également le détour.
Vraiment cet album est vraiment beau et bien fait ce serait péché de passer à côté.
Aucune théorie du complot ne résiste au démontage d’un mécanisme si complexe.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, revenant sur une histoire d’espionnage britannique ayant pris la forme d’un scandale politique au Royaume-Uni en 1963. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Jean-Luc Fromental pour le scénario et par Miles Hyman pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-vingt-dix-huit pages de bande dessinée. Il se termine avec un texte d’une page, rédigé par le scénariste en juillet 2022, intitulé L’écheveau de la reine. Dans cette postface, il évoque l’intérêt d’évoquer cette affaire à l’âge du conspirationnisme aigu, du fake et de la post-vérité, de la masse de documents de toute forme (un dédale d’où ne peut sortir aucune vérité incontestable), et du choix d’avoir écrit ce récit avec le point de vue de l’accusé.
Old Bailey à Londres, le 30 juillet 1963. Stephen Ward sort de la Cour centrale de la Couronne britannique, où il vient d’être entendu en tant qu’accusé. Les policiers lui forment une haie qui lui permet de passer au milieu des photographes et des journalistes qui le bombardent de questions. Christine et Mandy sont-elles des prostituées ? Où sont ses amis célèbres ? Qui a payé sa caution ? Est-il un agent de l’Est ? Quel verdict espère-t-il ? En son for intérieur, il se dit que C’est le moment de vérité. Après ces mois de harcèlement, de déballages de caniveau, de mensonges plantés comme des banderilles, le monstre qu’ils ont créé attend l’estocade. Plus de sanctuaire. L’arène réclame la mise à mort. Où sont-ils les puissants, les profiteurs, les petites filles perdues qui lui mangeaient dans la main ? Plus d’ami, plus d’allié. On ne veut plus le connaître. Si on se souvient de lui, c’est seulement dans la lumière poisseuse du scandale. Maintenant la foule l’insulte : Ordure ! Pervers ! Traître ! Maquereau ! Sale rouge !
Stephen Ward monte dans la voiture qui l’attend et il regagne son dernier refuge, à Chelsea. Derrière les stores vénitiens, dans son salon, il s’assoit devant son enregistreur à bande Grundig TK-14 pour dire tout ce qu’il sait. Sa vérité est la vérité, mais il semble qu’il soit désormais le seul au monde à pouvoir l’entendre. Ce qu’il fera ensuite, dieu seul le sait. C’est son procès qu’il recommence. Il sera son juge le plus sévère. Et s’il s’avère qu’au bout du compte il est coupable… Il jette un coup d’œil à une affiche de tauromachie décorant son mur, où le torero a donné le coup de grâce à l’animal dans le dos duquel sont fichées plusieurs banderilles. Où commencent les histoires ? Il faudrait reprendre du début, mais le temps lui est compté, demain la justice aura parlé, ce sera fini. Il choisit comme point de départ de ce jeu de dupes une fin de matinée de janvier 1961, alors qu’il se trouve au volant de sa voiture, dans les rues de Londres et que la radio diffuse le hit de Julie London, puis de Cliff Richard. Il pleut sur Londres, ce crachin qui a fait la réputation de sa ville. Devant le Garrick Club, le voiturier prend sa Jaguar en charge. Il y retrouve Colin Coote, rédacteur en chef du très conservateur Telegraph, qui lui présente le capitaine Evgueni Ivanov, attaché naval de l’ambassade d’U.R.S.S.
En fonction de sa familiarité avec l’affaire relatée, le lecteur peut découvrir cette bande dessinée sans en avoir aucune connaissance, ou en avoir déjà entendu parler. Dans le premier cas, il fait connaissance avec Stephen Ward, ostéopathe de personnalités politiques et de riches citoyens, accusé par la vindicte populaire d’être une ordure, un pervers, un traître, un maquereau et un sale rouge. Il comprend que cette affaire est racontée avec le point de vue de cet homme, en toute subjectivité. Le personnage est présent dans la plupart des scènes à l’exception d’une vingtaine de pages consacrées à d’autres personnages, en particulier à Christine Keeler, et lorsqu’il se retrouve en prison. Dans la postface, le scénariste explique que : Le choix fait ici est de laisser la parole à celui qui tint le premier rôle dans un scandale entré dans les annales sous le nom d’un autre, le seul paradoxalement à ne pas avoir eu le temps de coucher par écrit sa version des faits. Il ajoute que : Stephen Ward fut la victime expiatoire, le bouc émissaire dont la fin opportune permit de cautériser dans l’urgence un certain nombre de plaies inquiétantes pour l’élite du Royaume. Le lecteur a bien conscience dès le début de lire la version des faits de Stephen Ward, avec ce qu’elle comporte de subjectif, et étant relatée à la première personne celui-ci se voit comme un être humain normal, pas comme un ignoble coupable.
Après la scène d’introduction, le récit reprend un déroulé chronologique, et le lecteur bénéficie de la présentation de Stephen Ward que fait Colin Coote au bénéfice de Evgueni Ivanov : l’ostéopathe d’hommes politiques, portraitiste d’une grande finesse, bridgeur décent, et peut-être entremetteur. Dans le même temps, il ouvre grand les yeux pour regarder autour de lui, pouvant se projeter dans chaque lieu, et ressentir l’ambiance de l’époque. L’artiste réalise un impressionnant travail descriptif. Il se nourrit de photographies d’archives pour donner à voir chaque environnement, les tenues vestimentaires de rigueur ou à la mode. Au fil des séquences, le lecteur se retrouve ainsi aux côtés des personnages dans les rues de Londres avec des voitures d’époque (dont la Jaguar de Ward), à attendre sur un banc dans Hyde Park, dans le village de Wraysbury dans le Berkshire, à circuler le long de la Tamise, dans les jardins d’un cottage luxueux proche du château de Cliveden à Taplow dans le comté de Buckinghamshire, et au bord de sa piscine, dans le quartier pas très bien fréquenté de Soho, à l’entrée du Marquee Club. Il les accompagne également dans les intérieurs : le douillet appartement de Ward au 17 Wimpole Mews, la salle à manger du luxueux Garrick Club, le Murray’s Cabaret Club et son spectacle de danseuses, différents pubs chics, un autre club de Soho avec des chanteurs noirs, un véritable manoir, une chambre miteuse de Brentford, une salle de cinéma, la salle de rédaction du Sunday Pictorial, une cellule de prison, la chambre des Communes, une salle d’audience au tribunal, une chambre d’hôpital. Pour chaque endroit, le dessinateur prend le temps de représenter les détails des murs, des décorations, des meubles, des aménagements, avec un investissement remarquable.
L’artiste fait preuve d’une aussi grande implication pour mettre en scène les différents individus : entre rendu parfois quasi photographique et simplification, sur la base d’une direction d’acteurs naturaliste. Le lecteur prend son temps pour savourer les robes de ces dames et les costumes de ces messieurs, y compris les uniformes des bobbies et la robe du juge. Il ressent pleinement la puissance de séduction de Christine Keeler, de son amie Mandy et d’une ou deux autres jeunes femmes. Il est sous le charme de la distinction des hommes, un peu distants, très chics sans ostentation. Il voit la différence de manière de se tenir entre les citoyens de la haute, et les gens du peuple, en particulier des clubs cosmopolites fréquentés par Christine. Sous le vernis de la bonne éducation, il peut ressentir l’intensité du désir des hommes, il succombe au charme de ces demoiselles qui savent très bien à quel jeu elles jouent. Sans en avoir conscience, le lecteur absorbe de nombreuses informations par les dessins : ce que font les personnages bien sûr, mais aussi le milieu dans lequel ils évoluent, les personnes qu’ils croisent et leur milieu social, leurs logements et leurs voitures qui sont révélateurs sur leurs revenus ou leurs richesses.
S’il ne connaît rien à l’affaire Profumo, le lecteur la découvre par les yeux de Stephen Ward, ne mesurant pas toujours le caractère polémique de telle rencontre, des enjeux politiques ou sociaux. Il note quelques repères historiques comme la mention du débarquement de la baie des Cochons en 1961, la crise des missiles de Cuba du 14 au 28 octobre 1962, ou des repères culturels comme le film Vie privée (1962) réalisé par Louis Malle, avec Brigitte Bardot. La scène du procès lui permet de comprendre la perception que le public a pu avoir de cette affaire, du mode de vie de Stephen Ward et de Christine Keeler. S’il connaît déjà l’affaire Profumo, il en mesure mieux les enjeux et les paramètres, et il peut comparer ce qu’il lit aux souvenirs qu’il en a. Dans sa postface, le scénariste indique que : Les fins connaisseurs du dossier ne manqueront pas de relever les libertés que s’accorde ce livre avec certains faits ou chronologie d’une telle intrication que des milliers d’articles et des douzaines d’ouvrages plus ou moins fiables ne sont jamais parvenus à les mettre au clair. Jean-Luc Fromental explicite également l’intention de son projet : montrer à quel point cette affaire résulte d’un engrenage hallucinant de hasards, d’accidents, de maladresses, de rancœurs personnelles, de conflits d’intérêt, de raisons d’État, de voyeurisme et d’autres facteurs trop ténus et imprévisibles pour les identifier tous. Il permet d’illustrer que : Aucune théorie du complot ne résiste au démontage d’un mécanisme si complexe. Le lecteur prend fait et cause pour Stephen Ward puisque c’est sa version qu’il découvre, et que les mœurs ont évolué depuis rendant son comportement normal et acceptable. Il voit une classe sociale privilégiée utiliser les moyens à sa disposition pour parvenir à une résolution qui ne les accuse pas. Dans le même temps, les Swinging Sixties prennent leur essor, remettant quand même en cause leur privilège.
S’il ne dispose pas de connaissance préalable sur l’affaire Profumo, le lecteur s’interroge sur le caractère un peu racoleur de la couverture, sur le titre cryptique. Il découvre alors une narration visuelle très fournie, avec une mise en couleurs profonde et confortable, pour un récit en apparence feutré, et sans pitié dans le fond. S’il connaît déjà l’affaire, il se remémore les faits, et les considère sous l’angle du principal condamné, avec une perspective sociale qui s’en trouve accentuée. Il prend la mesure de l’imbroglio défiant l’entendement, fruit de circonstances arbitraires, mettant en lumière l’impossibilité pour des êtres humains à concevoir ou mettre en œuvre un enchevêtrement aussi complexe pour aboutir à cette configuration. Magistral.
La psychologie est partout, d’une extraordinaire vivacité.
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Ce tome constitue une présentation de l’histoire de la psychologie en bande dessinée. Il a été réalisé par Jean-François Marmion pour le scénario, et par Pascal Magnat pour les dessins, la mise en couleur ayant été réalisée par Christian Lerolle. Le premier est un historien de formation psychologue, auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation sur le sujet, scénariste de Cervocomix, Les rescapés du burn-out, Dans la tête des HPI. Il comprend deux-cent-cinquante pages de bandes dessinées. Il se termine avec une bibliographie recensant quarante-six ouvrages, puis un index des noms propres (de Abraham Karl, à Zuckerman Marvin) de six pages, la liste des ouvrages du même scénariste, les douze autres ouvrages de la même collection L’incroyable histoire de…, et une table des matières listant les douze chapitres.
De la préhistoire à l’Antiquité : les prémices de la psychologie – La psychologie a sans doute vu le jour lorsque nos lointains ancêtres se sont posés des questions sur ce qui leur paraissait anormal dans leur groupe : Mais qu’est-ce qui lui prend ? Pourquoi agit-il ainsi ? Et moi-même, quand je sens quelque chose qui ne va pas : Qu’est-ce qui se passe ? En l’absence d’explication apparente, on cherche des causes invisibles : ce sont les esprits, que le chamanisme entend apaiser. Parfois aussi, on trépane : percer un trou dans la boîte crânienne, ça calme… Dans l’Antiquité, on retrouve ces deux tendances qui à notre époque encore, ne cesse de s’opposer : agir sur le corps (c’est la perspective de la médecine naissante) ou sur l’esprit (le but de la psychothérapie).
Les trois coups : le docteur Freud est assis sur un divan et il se présente au lecteur. Il a découvert l’inconscient, fondé la psychanalyse, et par voie de conséquence la psychologie. L’auteur intervient pour le contredire : le bon docteur a fondé la psychanalyse, mais pas la psychologie, et il n’a pas découvert l’inconscient. Il le met dehors, et il présente lui-même l’exposé. Au commencement : avec ses racines grecques, le mot psychologie signifie Étude de l’âme. Ou de l’esprit, si on veut éviter toute connotation religieuse. Ou du psychisme, si l’on veut reprendre le terme le commun chez les psys. Il continue : Mais depuis quand l’être humain s’intéresse-t-il à l’âme ? Les premières traces de sépulture remontent à cent mille ans. Dans l’espèce humaine comme dans Neandertal, les nécropoles apparaissent avec la sédentarisation au néolithique, voici une dizaine de milliers d’années. Quelle est la part de respect ou de crainte vis-à-vis de l’âme échappée dans l’au-delà ? En l’absence de texte, difficile à dire. En tout cas, 4?s crânes retrouvés il y a 10.000 ans portent la trace d’une trépanation… ou de plusieurs. Avec le plus souvent des marques de cicatrisation : les individus trépanés survivent ! Mais c’est l’âme avant la mort à laquelle la psychologie s’intéresse. Or, toujours au néolithique, les êtres humains pratiquent la trépanation, c’est-à-dire qu’ils percent le crâne de certains malades pour les guérir de divers comportements anormaux. Comme la possession ? Ou la folie peut-être ?
En fonction de sa familiarité avec cette collection, le lecteur peut commencer par lire la biographie succincte du scénariste pour se faire une idée du sérieux de l’ouvrage, puis la liste de ses ouvrages en fin de tome. Il peut aussi feuilleter rapidement la bande dessinée pour se faire une idée de la densité de l’exposé : une bonne quantité de texte dans chaque page, et des dessins dans un registre descriptif et réaliste qui mettent souvent en scène l’avatar de l’historien et la multitude de personnages historiques, et régulièrement une pratique thérapeutique, de nature très variable au fil des siècles. En effet, les dessins sont entièrement asservis à l’exposé : ils montrent souvent un chercheur, un docteur, un psychologue en buste ou en gros plan en train d’énoncé une version très synthétique de son modèle thérapeutique, parfois en train de discuter entre eux, parfois en présence d’un malade, et assez régulièrement des visuels moins convenus. Parmi ces derniers : la créature Alien de Hans Ruedi Giger, la reprographie du tableau La nef des fous (1500) du peintre Jérôme Bosch (v. 1450-1516), les illustrations de a plus célèbre classification des troubles sexuelles (Psychopathia sexualis, 1886, de Richard von Kraft-Ebing), le dessin en pleine page de Freud s’autoanalysant, une cartographie de l’Europe du nord pour illustrer comment se diffusent les théories freudiennes, une composition en pleine page pour la gestation de l’inconscient collectif théorise par Carl Gustav Jung, la mise en scène des boîtes de Thorndike, les lois de perception des bonnes formes (de proximité, de similarité; de continuité, de clôture, de destin commun), les différents étages de la pyramide des besoins d’Abraham Maslow, les effets psychédéliques du LSD, la présence de Terminator, de Jack Nicholson version Vol au-dessus d’un nid de coucou, etc.
Le scénariste a construit son ouvrage en onze chapitres : 1 De la préhistoire à l’Antiquité : les prémices de la psychologie, 2 Du magnétisme à l’inconscient : l’exploration de l’esprit commence vraiment, 3 La psychiatrie au XIXe siècle : l’aliénisme, 4 Les pionniers de la psychologie scientifique, 5 L’hypnose et la guerre de l’hystérie, 6 Docteur Sigmund et Mister Freud, 7 Le comportementalisme : n’ouvrez pas la boîte noire !, 8 La psychanalyse superstar, 9 La psychologie humaniste, 10 Feu sur la psychiatrie !, 11 La psychologie sociale : tu es, donc je suis, 12 Le casse-tête du cerveau et l’avènement des neurosciences. À la lecture, l’ordre chronologique fait sens, permettant de partir de suppositions relatives à l’investigation sur la vie psychique et les comportements jugés anormaux dans la société correspondante, sur la base d’observations archéologiques (par exemple les trépanations). Dans le premier chapitre, il évoque cette pratique, ainsi que celles des chamans et des prêtres pour les mauvais esprits, les fous la médecine égyptienne pour les troubles féminins, la folie dans la Grèce antique au travers du comportement des dieux de la mythologie, l’interprétation par la punition divine ou par la passion humaine, la différence d’approche entre l’âme exilée dans le corps pour Platon, et l’âme qui anime le corps pour Aristote, l’examen de conscience du stoïcisme, les limites de la connaissance de soi pour Saint Augustin, la théorie des humeurs pour la médecine, la diversification des soins, la caractérisation du fou trop loin ou trop proche de Dieu, les soins en Hôtel-Dieu, Saint Mathurin le patron de fous, la folie provoquée par la possession par le Diable, l’échec de la médecine.
Comme à chaque fois dans ce genre d’ouvrage, la narration visuelle se trouve subordonnée à l’exposé, réduite parfois à un psychologue qui s’adresse face caméra. L’artiste dispose régulièrement de la place de nourrir l’exposé avec des images variées, et souvent des scènes attestent d’une réelle coordination collaborative avec le scénariste pour créer une mise en scène intégrée. Cela commence dès la première page : Jean-François Marmion met en scène Sigmund Freud (1856-1939) sûr de lui comme étant la seule personne légitime pour présenter cet ouvrage, et Pascal Magnat met en œuvre une direction d’acteurs de type comédie en pleine cohérence avec l’intention du scénariste. Cette fibre humoristique fonctionne à chaque fois grâce à la collaboration entre les deux créateurs, avec efficacité : Freud qui se fait éconduire d’une planche, le pauvre enfant servant de cobaye à John Watson & Rosalie Rayner pour démontrer la force du conditionnement, Jeff Bridges en provenance de son rôle dans The big Lebowski (1998) pour illustrer la théorisation de la dépression par Aaron Beck (1921-2021), Salvador Dali discutant des décors de La maison du docteur Edwardes (1945), la statue de la Liberté allongée sur un divan pour être psychanalysée par Freud, Jacques Lacan (1901-1981) déroulant des phrases cryptiques, un couple passant par différents états du moi au sens de l’analyse transactionnelle au cours d’une soirée mondaine, la mise en scène burlesque de la célèbre expérience de Stanley Milgram (1933-1984), etc. Les dessins constituent également le truchement de l’incarnation de tous ces docteurs, psychologues et psychiatres qui, même lorsqu’ils défilent très vite le temps de quelques cases ou d’une page, deviennent ainsi plus concrets, plus humains.
Le lecteur constate rapidement qu’il est amené à absorber une grande quantité d’informations à chaque chapitre, et même à chaque page. Les images montrent de nombreux personnages, de nombreuses situations, des mises en situation de théories psychologiques et de thérapies. Chaque chapitre regorge d’informations, la quantité de psychologues cités allant en augmentant au fur et à mesure que la discipline se développe. Les auteurs peuvent se montrer sarcastiques ou moqueurs à l’encontre de certains psychologues, certains le méritant bien, d’autres moins, critiques quand la théorie avancée relève de l’invention pure et simple. Pour autant, l’ouvrage s’avère aussi solide que pédagogique, aussi instructif qu’éclairant. En fonction de ses connaissances préalables sur le sujet, le lecteur peut être surpris de retrouver des éléments relevant de la connaissance générale (l’hystérie, le magnétisme, le réflexe pavlovien, les antidépresseurs, etc.) ou bien contenté de voir comment une théorie ou une approche thérapeutique à laquelle il s’est déjà intéressée s’insère dans la perspective historique, dans le contexte de l’époque, a déjà révélé ses limites, quel a été son apport à cette discipline, en quoi elle constitue encore un point de vue constructif. Il est régulièrement étonné d’assister à la naissance d’une approche qui a marqué durablement la culture globale. Il peut trouver un peu rapide l’évocation de l’application de la psychologie à des individus issus de cultures autres qu’occidentales et rester un peu sur sa faim quant à l’existence d’approches non occidentales. Il apprécie que l’auteur ait abordé la question de la place de la psychanalyse en France, par comparaison à celle qu’elle occupe dans d’autres pays occidentaux, et qu’il évoque les sciences cognitives et les neurosciences.
En conclusion, les auteurs constatent que les psychologues sont partout, de l’hôpital à l’école en passant par les EHPAD et les cellules de crise. Le développement personnel est un raz-de-marée. Il devient difficile de s’y retrouver entre chercheurs crédibles, psys médiatiques consultés sur tout et n’importe quoi, et charlatans purs. La psychologie est partout, mal définie et souvent mal comprise, parfois victime de son succès, mais d’une extraordinaire vivacité. Le lecteur ressort de cet ouvrage, empli de reconnaissance pour cet exposé clair, synthétique et de grande ampleur, lui ayant permis d’envisager ce domaine du savoir dans une perspective historique, en replaçant les diverses approches dans leur contexte. Une présentation accessible, rigoureuse, et amusante.
Interroger l’intimité de l’autre pour tenter de se comprendre soi-même.
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Ce tome contient une histoire, ou un témoignage, indépendant de toute autre. Sa première édition date de 2019. Il a été entièrement réalisé par Joub (Marc Le Grand), pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-huit pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page, un texte intitulé Les pas de côtés, rédigé par Fabien Grolleau, pour Vide Cocagne. Il évoque les albums à écrire, les commandes à exécuter, les livres à terminer, et puis il y a les pas de côté. Il continue : Pour Joub qui débutait une nouvelle vie entre Bretagne et Guyane, et qui s’interrogeait sur sa carrière d’auteur, il a été vital de faire ce pas de côté : il lui est alors venu l’idée de se confronter au corps de l’autre, d’utiliser son dessin pour emmener ses modèles à se raconter. Interroger l’intimité de l’autre pour tenter de se comprendre soi-même.
Lana : En novembre dernier, elle a posé pour la première fois à un court d’art. Là, elle a rencontré un monsieur qui lui a proposé, d’un ton grave, de faire des portraits un peu particuliers. Deux jours après elle était chez lui, nue en train de raconter sa vie sexuelle. Ça ne la dérange pas, elle aime bien parler d’elle. Elle ne comprend pas ce qui lui plaît chez elle. Elle est sûre qu’il veut coucher avec elle. – Marie : elle n’a jamais aimé son corps. Depuis son adolescence, elle s’est toujours trouvée vilaine. Après ses quarante ans, elle s’est sentie plus à l’aise. Peut-être parce que les gens lui disent qu’elle est belle. Et elle le voit dans le regard des hommes. Ce qui la rend triste, c’est que son mari ne lui ai jamais dit.
Élodie : Elle a 35 ans et elle trouve que son corps n’a pas été assez exploré. Du coup, elle se sent frustrée de contacts physiques. On n’a pas assez mordu le lobe de ses oreilles, joué avec ses seins, son corps. Elle voudrait plus de câlins, de caresses, de contacts. Aujourd’hui elle veut qu’on joue avec elle. Elle veut que son corps soit un immense terrain de jeu. – Nina : Elle trente-quatre ans. Elle est une belle femme, consciente de son pouvoir de séduction. Par contre, elle n’aime pas montrer son corps. Pour elle, ça n’a aucun intérêt. À la plage, par exemple, si elle n’est pas dans l’eau, elle ne reste pas en maillot de bain. Une fois sortie, elle se rhabille rapidement. Elle considère que son corps n’appartient pas au domaine public mais privé. Elle est plus à l’aise, plus libre dans l’intimité de son couple. - Simone : Elle perçoit son corps comme un compagnon qu’elle voit grandir, vieillir. Elle l’aime bien. Même si certaines évolutions sont plus difficiles à accepter que d’autres, comme le fait de prendre du poids. Gamine, elle était mince et musclée quand elle faisait de la danse classique. On l’appelait le haricot vert. À quarante-deux ans, elle n’est plus grassouillette. Elle a pris du poids. Par tranches de dix kilos. Ça a pu la gêner dans l’intimité de son couple, mais ça n’a jamais déplu à son compagnon. En revanche, elle est bienveillante face aux signes de vieillissement style rides ou cheveux blancs. Finalement, elle se trouve pas si mal.
Le lecteur commence par sourire au jeu de mots du titre : Très / Traits intimes. Puis il parcourt le texte d’introduction et note le principe de pages réalisées pour le plaisir, en dehors des obligations professionnelles de forme variée, l’auteur partageant son temps entre des séjours en Bretagne et des séjours en Guyane. Le court texte de la quatrième de couverture et la première histoire explicite le principe : mettre en scène le corps, souvent dénudé, d’un modèle consentant, tout en notant en de courtes phrases, son rapport au corps tel que le sujet l’expose. Chaque modèle est exposé en une page qui porte son prénom comme titre, composée de six cases de taille identique, disposées en trois bandes de deux cases chacune. Le lecteur découvre ainsi cinquante portraits réalisés avec cet angle d’approche. Trente-neuf femmes, onze hommes. Des pages réalisées à la peinture avec un trait de couleur coloré pour délimiter les formes, et un mode de couleur directe pour les zones ainsi détourées. En plus de ces portraits, l’auteur évoque plusieurs moments de sa vie : dix-sept moments, intégrés deux par deux, sauf pour le dernier, dans deux pages en vis-à-vis, page de gauche et page de droite. À chaque fois, l’auteur donne un titre composé d’un lieu et d’une date : Saint-Méloir-des-Bois 30/08/16, Saint-Méloir-des-Bois 01/09/16, Saint-Méloir-des-Bois 02/09/16, La Rochelle 03/09/16, Paris 06/08/16, Rue Victor Hugo 05/11/16, Vol TX 570 pour Cayenne 06/11/16, Cayenne 29/11/16, Copinstant 04/12/16, Cayenne 10/12/16, Corbeil 01/14/17, Cayenne 14/04/17, Cayenne 06/05/17, Copistant 04/06/17, Cayenne 26/03/18, Cayenne 30/04/18, Cayenne 02/06/18.
Le lecteur commence par découvrir le corps de Lana, entièrement nue : ses fesses, son tronc de face, à nouveau ses fesses deux fois, puis le haut de sa cuisse droite, et enfin son ventre. L’artiste ne choisit pas des cadrages ou des postures pornographiques, pas forcément d’intention érotique non plus. Le corps présente une belle couleur entre doré et brun, le visage de Lana reste invisible, en dehors du cadrage des cases. Marie porte une culotte et un soutien-gorge, ainsi que des talons hauts, son visage reste également hors cadre. Élodie est entièrement nue, son visage reste hors cadre. Au total, le lecteur pourra voir le visage de trois modèles : Zendaya, Attilia, Laurence. Pour autant, le texte qui accompagne chaque portrait apporte une touche personnelle pour chaque corps. Le point de vue du modèle sur sa relation avec son corps s’avère différent à chaque fois, portant un trait de caractère par ce qu’il raconte. Au fil des portraits, l’artiste prend de l’assurance et ne se sent pas enfermé dans son dispositif. Ainsi dix-sept modèles féminins sont habillés en tenue présentable en société, ni nues, ni en sous-vêtement, et il en va de même pour quatre modèles masculins. Les cases de la page consacrée à Milla montrent des portions de chaussée d’une route, des palettes dressées en barrière et des pneus.
Le lecteur comprend que l’artiste a discuté avec ses modèles pour travailler ensemble sur la manière dont ils souhaitent être montrés, être exposés, en fonction de leur relation avec leur corps, en fonction de la représentation qu’ils en ont, des zones qu’ils préfèrent ou non, souhaitant que le dessin évite lesdites zones ou au contraire les mettent en scène. Le choix de ladite mise en scène se fait aussi sur l’absence majoritaire de décor dans ces portraits, et sur un ou deux accessoires. Cécile se trouve dans son jardin avec son panier, manie le sécateur dans une page, caresse une fleur dans une autre. Thierry est dans sa salle de bain, en train de se raser. Antoine effectue des exercices physiques sur le sol en intérieur. Princesse achève d’ajuster sa robe et sa ceinture. Christophe se roule une clope, gratouille un peu sur sa guitare, déguste une bière. Alain change la couche de son bébé. Dès la première page, le lecteur remarque le travail de mise en couleur pour la peau de Lana : texturée, souple, captant la lumière. Dans le même temps, si son regard s’attarde un peu sur le mode d’application de la couleur, il voit l’équivalent de trait de pinceau, d’effets de texture, de grain, de nuance sans rapport avec la réalité observable à l’œil : un travail sophistiqué pour obtenir un tel résultat final. Pour Marie, la peau prend une teinte marron mâtiné de gris, peu naturelle dans sa couleur, mais organique dans l’apparence. Une dizaine de pages plus loin, il retrouve une couleur de peau similaire pour Marcel, puis pour Mary-Loo une quinzaine de pages encore plus loin. La peau de Cassandre se situe en gris et bleu. Celle de Lucie vire à l’orange-ocre. Celle Nounouz apparaît violet tendance prune, celle de Nono violet tendance aubergine. Un savoir-faire épatant de l’usage de la couleur pour des textures de peau organiques et plus vraies que nature.
Le lecteur découvre les confidences des modèles, toutes différentes de par leur personnalité, avec des thèmes variables : aimer son corps ou non, avoir un rapport affectif au corps qui évolue avec le temps, être en manque de contacts physiques (câlins, caresses, mordillages, etc.), le pouvoir de séduction, la pudeur, la prise de poids qui accompagne la prise d’âge, l’entretien du corps par l’exercice physique, la nourriture saine, ou au contraire une absence d’intérêt à s’occuper de son corps, un regain de sensualité, l’éventualité de la prostitution, la maladie, l’envie de faire des découvertes, d’expérimenter, la masturbation, le plaisir de porter des talons hauts, l’importance de l’odeur corporelle et des parfums, la fluctuation de poids en fonction de l’état émotionnel, un système pileux trop développé, les tatouages pour habiller le corps ou pour exprimer sa personnalité sur sa peau, les complexes ou leur absence, le besoin de changer d’apparence pour briser la monotonie, l’image publique de soi, l’apparition du bide, la possibilité de la chirurgie esthétique, etc. La majeure partie des modèles sont contents de leur corps, soit parce qu’ils le trouvent beau ou séduisant, parce qu’ils ont appris à l’aimer avec ses imperfections. La plupart des modèles donnent leur âge : 20 ans pour le jeune, 60 pour le plus vieux, dont dix-huit âgés de plus de quarante ans.
Dans le même temps, le lecteur découvre les intermèdes, ces séquences intercalées deux par deux qui évoquent la vie de l’auteur. Il a adopté la même mise en page que pour les portraits, six cases par page, disposées en trois bandes de deux, et des cadrages sur des éléments entre détail et décor. L’esprit de l’auteur vagabonde : profiter de moments de solitude, réfléchir aux prochains projets en cuisinant, tailler les arbres en se demandant où il sera la prochaine saison, penser à emménager à La Rochelle, glander à Saint Malo, voyager en train, effectuer un voyage en avion, se faire dorer la pilule sur la plage de Cayenne, planifier les projets à venir, attendre les coups de fils, se retrouver à Corbeil pour un festival de photographies, se retrouver seul dans sa maison, débuter un projet sur la relation au corps. D’un côté, c’est le souvenir de fil en aiguille qui a amené à débuter ce projet, et la boucle est bouclée : de l’autre, ce sont des instantanés de vie. Une vie unique et singulière de bédéiste avec une vie partagée entre métropole et département d’outre-mer, mais aussi une vie banale d’interrogations et de projets, de rapport à son existence, sans question sur son corps, ce qui produit comme un effet d’absence criante par rapport au thème de l’ouvrage.
Impossible de soupçonner ce que recèle cet ouvrage à partir de sa couverture ou du texte de quatrième de couverture, ou même en le feuilletant et en regardant des morceaux de corps, souvent dénudés. Un artiste qui regarde et restitue la personnalité d’individus, en leur consacrant une page de six cases, composés de gros plans ou de plans rapprochés sur telle ou telle partie de leur corps, en recueillant leur façon d’envisager leur corps en quelques phrases. Mais aussi des voyages en mouvement de balancier entre la métropole et la Guyane, en réfléchissant à ses projets et à sa vie de famille. Une étonnante anthologie réalisée par un seul et même artiste, entre observation de l’autre, et fragments de vie conduisant vers ce projet. Attention contient de vrais morceaux de vie, des individus véritables sans fard.
Ouch. Ça fait mal de lire une telle BD, sans doute n'étais-je pas prêt et sans doute suis-je trop sensible à la violence. Mais cette BD est dure, abominablement dure. J'ai rarement eu une BD qui m'a fait pleurer durant sa lecture, à la fin aussi, m'a donné des nausées et m'a fait l'arrêter pour ne pas briser le mental. Mais je suis allé jusqu'au bout, parce qu'il le faut. Et c'est abominable ...
J'adore Nicolas Wild pour ses BD reportages qui ajoutent de l'humour à des situations parfois dingues, permettant de comprendre un peu mieux le monde autour de nous. Et là, il fait un reportage tout simple, en région parisienne. Dans une maison pour femmes, une maison pour essayer de soigner toutes les violences qu'on leur fait.
A écrire cet avis, il me revient des scènes que la BD contient, et leur violence reste gravée en mémoire. Cette BD, c'est un étalage de ce que l'humain est capable de faire à sa propre espèce sur des critères absurdes. Quand on parle de violences faites aux femmes, c'est assez rarement décrit en détail. On entend peu de témoignages. Les voir étalés, c'est violent, mais nécessaire.
La BD est un simple reportage, mais je crois que rarement j'ai vu un reportage où l'auteur souligne à quel point il fut assommé par les informations. Nicolas Wild souligne l'impact des témoignages, qu'il encaisse parfois difficilement (et je suppose que tout ne fut pas intégré dans la BD). Il apporte parfois un simple élément qui montre de façon élégante cette empathie, comme lorsqu'au procès il dessine deux fois la même case de son carnet, où quelques larmes viennent s'ajouter dessus. Voir pleurer un homme sur la violence faite aux femmes, c'est ce que j'ai envie de retenir de ce volume.
Cette BD, c'est une claque dans la gueule qu'il faut se prendre. Nos vies semblent bien confortables et tranquilles, mais des milliers de femmes sont violentées chaque jour, et il ne faut pas hiérarchiser les souffrances. Il faut juste repenser à ces milliers de femmes dénonçant des viols chaque mois, ces procès parfois délirants lorsqu'on entend les faits reprochés. La violence envers les femmes est partout, quelque soit l'âge, l'ethnie, la religion, la richesse. C'est la violence universelle de l'humanité envers celles qui sont nées femmes.
Même si la BD porte des notes d'espoir, mais je dois bien dire que ce qu'il me reste surtout, c'est une grande noirceur. Comment l'humain peut-il être aussi violent ? Je ne le comprendrais jamais.
Waouh!! Je viens de découvrir cette superbe série à travers l'emprunt de quelques albums à ma BM rayon tous petits.
Je me retrouve complétement dans les nombreux avis élogieux précédents et surtout dans celui de karibou79 qui a noté justement à 4.5. C'est pourquoi je n'hésite pas une seconde à arrondir au 5 bien mérité à mes yeux. Le format de 30 pages est exactement celui qu'il faut pour pouvoir développer le récit sans devenir trop long pour l'attention. Il n'y a pas de texte mais le visuel parle de lui même et le découpage ainsi que la construction du récit suffisent pour avoir une compréhension facile et immédiate de l'histoire. La grande réussite des auteurs est de proposer des histoires diverses et nouvelles autour d'un canevas qui reprend des éléments fixes et sécurisants pour un très jeune lecteur. Ainsi la première page est à la fois redondante et créative comme toutes les journées d'école qui débutent pour un PS/MS/GS. Certains cadres sont incontournables le bisou, la photo, l'objet souvenir. Tout mène vers une morale douce et pleine de bon sens dans un ouvrage clairement fait pour être partagé avec son enfant. De nombreux avis soulignent la facilité d'appropriation du récit par les enfants qui ne savent pas lire. Personnellement je trouve que c'est aussi vrai pour les parents qui ne savent pas lire le français ( ou pas lire du tout). Cela permet un fort moment de partage dans le domaine de la culture pas toujours évident à trouver pour certaines familles. Cette réflexion me conduit tout droit sur le formidable choix graphique de Pierre Bailly: Petit Poilu et sa maman sont à la fois très typés et universels, comme un formidable outil pour lutter contre le racisme dès le plus jeune âge.
Pour moi une série premier âge exceptionnelle.
Avis sur Quelques sentiments de culpabilité :
Et puis surtout, j’en ai marre de tous ces gens, autour de moi, qui ont des problèmes.
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Ce tome constitue une anthologie de scénettes et de gags, à partir de plusieurs albums précédents de l’auteur, parus entre 1962 et 1999. Sa première édition date de 2023. Il est l’œuvre de Jean-Jacques Sempé (1932-1922). Il s’agit de dessins en noir & blanc, il comprend vingt scénettes en une ou plusieurs pages.
Une femme maigre s’est allongée sur le divan de son psychothérapeute. Elle a enlevé ses chaussures qu’elle a laissées au pied du divan. Elle a les mains jointes sur le ventre. Deux des murs du cabinet sont pourvus d’étagères couvertes de livres. Le bureau comporte une pendulette, un téléphone, des calepins, un calendrier journalier et quelques papiers. Le psychologue a pris place dans un fauteuil confortable, à la tête du divan de manière que sa patiente ne puisse par le voir. Alors que la séance commence, il lui demande ce qu’elle pense de ce divan, tout d’abord. Ou lui a livré le matin même. – Dans une ville avec des gratte-ciels, dans une très large avenue, un homme rendu minuscule par les constructions, marche la tête baissée. À quelques dizaines de mètres de lui, se trouvent une église et un pavillon avec un unique étage, abritant un cabinet de psychothérapeute à l’étage. Le thérapeute s’adresse à l’homme d’église qui se tient lui aussi devant son bâtiment, en lui faisant observer : Ou il a l’impression d’avoir péché, et alors l’homme est pour le prêtre, ou il n'arrive pas à pécher et alors il est pour lui, le thérapeute. – Dans un pavillon, un homme est accoudé à la fenêtre grande ouverte, avec son épouse derrière lui, et les arbres autour de la maison, les étoiles et la Lune brillant dans le ciel. Elle s’adresse à lui en lui faisant observer : L’air est doux, il dit à l’homme : courage. Les fleurs lui disent : courage. Les oiseaux, les étoiles, le mouvement même de la vie, lui disent : courage. Et elle, elle lui dit : va voir un psychiatre.
Dans le cabinet d’un psychothérapeute, un homme est allongé sur le divan, et le thérapeute est assis sur une chaise derrière lui, son carnet à la main, en train de lui parler. Le patient est allongé et détendu, les bras le long du corps. Le thérapeute continue de parler, et soudain le patient se raidit. Le discours continue, et le patient semble comme énervé, peut-être en colère. Il se tourne vers le thérapeute, celui-ci étant toujours affable, pour lui faire comprendre qu’il se sent comme poignardé dans le dos. Le praticien lui met une main sur l’épaule pour l’apaiser, mais le patient redit qu’il se sent poignardé dans le dos. Finalement, il se lève et sort, le thérapeute continuant de lui prodiguer des paroles réconfortantes. Un ressort sort de la banquette du divan, étant passé inaperçu des deux hommes. - Dans un autre cabinet, un homme est allongé sur le divan et le psychothérapeute est assis dans un fauteuil au motif assorti à celui du canapé, les mains croisées sur ses jambes. Le patient raconte : Toujours le même rêve : Pelé feinte plusieurs adversaires, il passe le ballon à Platini qui, à son tour, le lui donne dans d’excellentes conditions pour marquer le but.
Ce recueil se compose de vingt scénettes extraites de dix recueils : Rien n’est simple (1962), Sauve qui peut (1964), La grande panique (1966), Des hauts et des bas (1971), Comme par hasard (1981), De bon matin (1983), Luxe, calme et volupté (1987), Insondables mystères (1993), Grand rêves (1997), Beau temps (1999). Treize de ces scénettes se présentent sous la forme d’un dessin en pleine page, et deux sont dépourvus de légende. Les sept autres scénettes sont toutes silencieuses et sont en quatre pages pour six d’entre elles, avec entre six et onze dessins, la septième comptant huit pages et quatorze dessins. En 2023, l’éditeur a publié seize autres recueils thématiques des dessins de Sempé : Quelques amis, Quelques artistes et gens de lettres, Quelques campagnards, […], Quelques philosophes, Quelques représentations, Quelques romantiques. Le rabat de la couverture précise que ses dessins sont piochés au travers de quatre décennies. Le lecteur qui est venu pour les gags vient à bout de cette anthologie d’une soixantaine de pages, en moins de dix minutes. Il remarque que douze des récits mettent en scène un individu en train de consulter, allongé sur un divan, cinq femmes, six hommes, un divan vide. L’absence de tout mot, tout texte dans neuf récits sur vingt permet une lecture très rapide, car les dessins sont lisibilité exemplaire. Les textes accompagnant les illustrations s’avèrent brefs et concis, pour une lecture également très rapide.
Le lecteur de passage risque donc de trouver ce recueil un peu léger. D’un autre côté, l’art de conteur de Jean-Jacques Sempé invite à prendre son temps, à respecter son propre rythme, à savourer, et aussi à se poser comme le font les personnages sur le divan du thérapeute. D’ailleurs, le premier praticien n’est pas pressé, il préfère commencer par le début, et savoir ce que la patiente pense de son nouveau divan. Le nombre de livres sur les étagères et le fauteuil confortable laisse supposer qu’il prend également le temps de la lecture. Le lecteur novice en Sempé prend le temps de s’attarder pour jeter un coup d’œil au dessin lui-même. De scénette en scénette, il se rend compte qu’il n’est pas en mesure de rattacher tel ou tel dessin à une décennie plutôt qu’à une autre. À chaque fois, l’artiste utilise une plume très fine pour tracer des traits délicats et fragiles, parfois non jointifs, laissant souvent la place pour le blanc, ajoutant à la légèreté. D’ailleurs, pour aller dans ce sens, la forme des livres dans les bibliothèques n’est qu’évoquée, sans aucun titre apparent, parfois réduite à un simple trait vertical pour rappeler un des deux côtés du dos. Tout du long de ces pages, le lecteur peut relever de nombreux autres exemples d’évocations par un simple trait fin : les étages d’un immeuble par un simple trait horizontal, le feuillage des arbres par de de petites et courtes ondulations, un dossier de canapé figuré par un simple trait arrondi derrière le buste des deux personnages assis dessus, un arbre surgissant sur la page avec juste un trait pour un côté de son tronc et des traits en fourche pour les branches, de minuscules ellipses irrégulières pour les feuilles d’une plante verte, etc.
Dans le même temps, certains dessins contiennent une multitude d’informations visuelles, tracées avec la même délicatesse. Une dame allongée sur un divan dans un magasin de meubles : une demi-douzaine de canapés de modèle différent, une douzaine de fauteuils de quatre modèles différents, une quinzaine de chaises de nombreuses lampes avec abat-jour, une quinzaine de visiteurs, une cuisine d’exposition. Le dessinateur va au-delà de l’évocation basique d’un espace d’exposition pour le représenter dans une vue générale. En fonction des cabinets de psychothérapeute, ils peuvent être représenter de quelques traits s’il s’agit d’une histoire en plusieurs dessins, ou avec un luxe de détails précis ou esquissés quand il s’agit d’un dessin en pleine page. Les personnages sont représentés avec la même légèreté, voire nonchalance de surface, et la même sensibilité engendrée par de nombreuses heures passées à observer son prochain, à s’essayer à en reproduire la richesse d’une expression de visage, jusqu’à en capturer la justesse. Le lecteur se rend compte qu’il éprouve une sensation de liberté, de pouvoir se promener, et il se rend compte que l’artiste ne trace aucune bordure à ses dessins. D’ailleurs il pense plus à chaque image en tant que dessin, plutôt qu’en tant que case. Il remarque également l’attention portée à la mise en page, une approche aérée, laissant de grandes zones blanches autour de chaque dessin, comme s’ils étaient indépendants, pour inciter le lecteur à les apprécier un par un, installant une distance entre chacun pour aboutir à une sensation de lecture notablement différente de celle d’une bande dessinée traditionnelle, un ressenti effectivement distinct.
Capturer l’indicible, les petits riens, les pensées fugaces, les états d’esprit fluctuants : le dispositif du divan s’y prête bien, avec des déclarations inattendues sur une préoccupation saugrenue, ou futile, ou à l’importance relative, parfois une obsession dérisoire. En fonction de l’histoire ou du moment, le lecteur est saisi par la justesse de l’instant montré, ou par la pantomime dont le naturel peut évoquer Sergio Aragonés en moins burlesque. Le lecteur prend la mesure du talent de l’artiste avec cette scénette en dix images : un homme et une femme sont assis côte à côte, avec un espace d’une quinzaine de centimètres entre les deux. Ils sont immobiles tout au long de ce plan fixe, cadré sur leur buste. Une expression de curiosité se lit sur son visage à elle alors qu’elle regarde son mari en coin, sans tourner la tête, alors que son front à lui se barre de rides de plus en plus nombreuses et profondes. Ses rides à lui s’effacent progressivement, et elles apparaissent avec un léger décalage sur son front à elle. Pas un mot, pas un geste, et l’esprit du lecteur se met à vagabonder, à s’interroger, à faire des suppositions, sur le lien qui unit cette femme et cet homme, sur l’investissement émotionnel de la femme qui la fait réagir par mimétisme, et par réaction son absence de réaction à lui, est-ce de l’indifférence, de l’insensibilité ? Autre chose ? Un incroyable échange inconscient présenté à la perfection qui touche le lecteur au cœur, avec de simples traits légers et fragiles.
Cette anthologie thématique des dessins de Sempé peut sembler une mise en bouche un peu frugale. D’un autre côté, le lecteur s’immerge intégralement dans la perception du monde exprimée par l’auteur. Des dessins délicats qui montrent des individus dans toute leur banalité, avec prévenance, gentillesse, sans jugement, agrémenté par une touche de poésie, une note d’absurde ou de licence artistique. Un recueil qui offre l’occasion de faire l’expérience du monde vu par Sempé, de déguster les saveurs d’instants fugaces et évanescents. Délicieux.
En tout écrivain, il y a un espion qui sommeille.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa parution initiale date de 2017. Il a été réalisé par Jean-Luc Fromental pour le scénario et par Miles Hyman pour les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-douze pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de onze pages intitulé Dossier Greene, écrit par le scénariste, structuré en plusieurs parties : Graham Green l’ennemi intérieur, Elizabeth Montagu l’honorable rebelle, Le troisième homme, Quatre dans une Jeep.
Au début de l’année 1948, Elizabeth Montagu arrive en voiture à l’aéroport de Vienne. Elle n’était plus une gamine quand tout ceci est arrivé, mais elle avait gardé le romantisme, l’esprit d’aventure de la débutante que la guerre avait détournée d’un avenir doré écrit d’avance. Un peu actrice, un peu espionne, elle avait mis, depuis le retour de la paix, ses talents au service de la London Films, la compagnie de Sir Alexander Korda. Hiver 1948. Le plus froid de l’après-guerre. Un front sibérien ensevelissait Vienne sous un tombeau de glace. Sir Alex l’avait chargée d’accueillir G. à son arrivée de Londres. Son rôle était de le guider dans la capitale sous occupation des Quatre Puissances et de l’assister dans ses recherches pour l’écriture du film que Korda, Carol Reed et lui projetaient d’y tourner. G. et elle s’étaient croisés aux studios de Shepperton. Grande admiratrice de son œuvre, elle se réjouissait de ma mission. Une chose l’avait troublée. Dans un câble expédié de Brighton le jeudi précédent, G. annonçait un contretemps et lui demandait de télégraphier à sa femme : Bien arrivé – baisers – Graham. Il n’en fallait pas plus pour enflammer l’imagination d’une jeune femme romanesque. En l’attendant, ce soir glacial de février, elle se demande ce qu’il avait pu faire de son week-end volé.
Dans l’aéroport, Elizabeth Montagu fait un grand geste de la main en direction de Graham Green pour attirer son attention. Il vient vers elle, lui serre la main, en s’excusant de l’avoir obligée à braver le blizzard. Un photographe aux lunettes de myope s’est approché, et prend rapidement un cliché de l’écrivain, puis il leur tourne brusquement le dos et s’en va sans mot dire. Au retour de Wien-Schwehat, le silence de Green emplit l’habitacle de la voiture et Montagu n’ose pas proférer un son. Le spectacle des ruines accapare l’écrivain. Elle sait qu’il avait vécu le Blitz, dont les hasards de la guerre l’avaient protégé. Peut-être compare-t-il les blessures de Londres à celles infligées par l’ennemi. Elle lui avait déniché une chambre à l’hôtel Sacher, un exploit dans cette ville pleine de snobs en uniforme. Ils pénètrent dans le hall de l’hôtel, et un groom prend le sac de voyage de Green pour le porter et l’amener jusqu’à sa chambre. Elle lui demande comment il trouve la chambre. Elle lui semble un peu fraîche, mais il sort une bouteille scotch de son sac : le réconfort du pèlerin. Ils trinquent, en oubliant les officiels qui attendaient Greene au Blaue Bar. Ceux-ci échangent entre eux, se demandant ce que Greene vient faire à Vienne.
En fonction de sa familiarité avec l’écrivain Graham Greene (1904-1991), son histoire personnelle, son œuvre, le lecteur peut aborder cette bande dessinée avec différents niveaux de lecture. Le premier niveau correspond à un roman d’espionnage au début de la guerre froide, une opposition entre les pays du bloc de l’Ouest et ceux de l’Est, incarnée par les États-Unis d’un côté et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) de l’autre côté. Un écrivain est en repérage à Vienne afin de trouver des idées réalistes pour son scénario, en particulier l’activité criminelle à laquelle doit se livrer un personnage, et des lieux remarquables pour l’action, comme une discussion à haut risque et une course-poursuite. Le lecteur n’a pas accès en direct aux pensées de l’écrivain ; il se retrouve à supputer à partir des observations que fait Elizabeth Montagu, et des suppositions qu’elle-même fait. Il se retrouve à participer à cette dimension ludique, échafaudant hypothèses. Le scénariste dose admirablement bien ses ingrédients : de temps à autre, le lecteur sent qu’il perd pied faute de l’apparition d’un nouvel intrigant dans l’histoire ; tout de suite après les commentaires de Montagu ou les remarques sporadiques de Greene ou d’un autre interlocuteur viennent lui apporter une information qui lui permet de reprendre le fil de l’intrigue.
La narration visuelle s’avère douce à l’œil : des contours discrètement arrondis, peu de traits secs, aucun cassant. Des couleurs elles aussi douces et souvent chaudes, un éclairage sans agressivité avec de temps à autre comme l’impression d’un projecteur bien orienté sur un visage par exemple, évoquant une mise en lumière telle qu’elle peut se pratiquer au cinéma. Pour un peu, un feuilletage rapide donne l’impression de dessins tout public, desquels toute agressivité a été gommée, jusqu’à aboutir à une apparence inoffensive. Pour autant, dès la première page, le lecteur ressent bien une représentation de la réalité très adulte. En l’occurrence, l’artiste fait œuvre d’une reconstitution historique très minutieuse, descriptive et dense. Sur ce premier dessine en pleine page, c’est le bon modèle d’avion, de voiture, de camion, d’uniforme militaire. La simplicité de la forme des deux bâtiments correspond pour autant à leur forme globale. Avec la troisième planche, le lecteur peut prendre la mesure de l’investissement de l’artiste dans la description des lieux : il ne manque par un montant, un chambranle, un luminaire aux pièces de l’aéroport. Il en va de même pour la chambre de Greene à Vienne, les mansardes sous les combles à Prague, les murs avec boiserie des cafés de Vienne, les tentures du club l’Oriental toujours à Vienne, les décorations sculptées des balcons de l’opéra Theater an des Wien, les cordages et décors dans les coulisses dudit opéra, les piliers et l’architecture intérieure de l’église Saint-Nicolas de Prague (Malá Strana), etc.
Le lecteur ouvre également grand les yeux lors des séquences en extérieur : les ruines de bâtiments bombardés à Vienne, une allée du cimetière Zentralfriedhof où reposent Beethoven et Salieri, une collision évitée de peu entre un tramway et une voiture, une course-poursuite à pied dans des ruelles pavées de nuit, une descente dans les larges égouts de la ville, un petit tour dans la grande roue du Prater, les rues de Prague envahies par la foule, la vue de la mer depuis Anacapri, le Capitol de Washington le temps d’une case… D’un côté, ces environnements correspondent aux repérages de localisations pour tournage ; de l’autre côté, Graham Green et Elizabeth Montagu (1909-2002) s’y déplacent ou les traversent pour se rendre à leurs rendez-vous, de manière tout à fait organique. Ils séjournent à Vienne, à cette époque, elle servant de guide en fonction des endroits qu’elle connaît, lui ajoutant quelques destinations en fonction de ses contacts. Ces déplacements et ces lieux engendrent une dynamique dans la narration. Il s’agit bien d’un récit d’espionnage, dont les deux principaux protagonistes ne sont pas armés, ne servent pas d’armes. Ils se retrouvent à deux reprises mêlés à une agression physique, dont un meurtre, pour autant ce n’est pas un récit d’action, plutôt une enquête dans laquelle le rôle et les motivations de l’écrivain sont à découvrir. D’ailleurs celui-ci fait observer à Montagu que : En tout écrivain, il y a un espion qui sommeille.
Le récit sera plus parlant pour un lecteur ayant une idée même vague de la carrière de Graham Greene, et ayant déjà entendu parler, ou vu, le film Le troisième homme réalisé par Carol Reed sur un scénario de Graham Greene, tourné en 1948 à Vienne, sorti en 1949. La bande dessinée se lit alors aussi bien comme un hommage à l’auteur, qu’au film. Le lecteur retrouve des éléments biographiques de sa vie, comme sa liaison avec Catherine Walston (1916–1978) ou son véritable passé d’espion au service du MI6 pendant la seconde guerre mondiale, et sa relation avec Kim Philby (1912-1988, Harold Adrian Russell Philby), officier du renseignement britannique. Il relève également les éléments du repérage de Greene à Vienne qui seront intégrés dans son scénario et figureront dans le film Le troisième homme, comme la grande roue ou les égouts de Vienne. Le scénariste se montre fin connaisseur de la vie et du film : dans le dossier en fin d’ouvrage, il fait référence à deux biographies de l’auteur, celle officielle établie par Norman Sherry avec l’aide de Greene, celle officieuse de Michael Shelden jetant un regard derrière la légende. En s’appuyant sur le premier niveau de lecture (une intrigue d’espionnage) et le second (la biographie et les repérages du film), les auteurs développent un troisième niveau de lecture : une analyse sur l’intention du scénario du film, s’avérant des plus convaincantes.
Une très belle couverture attire l’œil du lecteur, par son élégance, et sa composition en plusieurs plans appelant différentes interprétations. Les auteurs retracent un moment très précis dans la vie du romancier Graham Greene : son exploration de Vienne en 1948 pour nourrir le scénario du film Le troisième Homme (1949). La narration visuelle séduit le lecteur par son élégance sophistiquée et la rare consistance de sa reconstitution historique. L’intrigue s’avère tout aussi sophistiquée, mêlant espionnage, découverte de différentes facettes de Vienne, et intention plus ou moins consciente de l’auteur. Élégant.
Après être arrivé à la conclusion de ce triptyque, me voilà donc obligé de pousser ma note au maximum, totalement convaincu que « Slava » marquera définitivement le neuvième art d’une pierre blanche. Non mais quel talent, ce Gomont !
Si « Après la chute » (le tome 1) m’avait laissé indécis, tout en en reconnaissant les qualités, je dois avouer que « Les Nouveaux Russes », second volet de cette trilogie, m’a définitivement rassuré. Une seconde lecture du premier tome a même été salutaire (eh oui, il arrive que parfois on ne soit pas dans le bon « mood »), du fait sans doute que j’étais déjà plus familiarisé avec le récit et les personnages.
Quant au dernier tome, « Un enfer pour un autre », il constitue l’apogée de « Slava ». Alors que toute échappatoire à la tragédie annoncée semble de plus en plus compromise, la narration va prendre une coloration de plus en plus sombre, avec pour acmé une déflagration spectaculaire, au propre comme au figuré, qui laissera peu de monde indemne. Mais comme Gomont n’a pas pour seul but de faire pleurer dans les datchas, il va conclure son histoire en nous emmenant vers des terres plus apaisées, plus lumineuses, plus poignantes aussi. Nous laissant dans un silence ému au sortir de cette lecture.
Alors que l’écroulement de l’ancien monde soviétique n’en finit pas d’entraîner la mort et la désolation, c’est captivé que l’on suit le destin de ces deux hommes, Slava et Lavrine, un destin en forme de montagnes russes, expression facile mais tellement appropriée…Il faut dire que Pierre-Henry Gomont, en plus d’être un dessinateur hors pair, sait concevoir un scénario (très peu d’auteurs ont ce double talent, il faut bien le dire) avec en prime des textes et des dialogues ciselés. La narration possède un souffle indéniable, assorti à une touche de burlesque incarné par le personnage de Volodia, l’attachant géant géniteur de la belle Nina, qui n’hésite pas à disperser façon puzzle (la diplomatie c’est pas son fort), tout particulièrement avec les vautours et les aigrefins, qu’un don particulier lui permet de repérer à dix mille lieues à la ronde.
Concernant la partie graphique, je dirais que « Slava » ne saurait être dissocié du dessin. Celui-ci apporte une vibration unique, une énergie totalement en phase avec la narration. Et puis, il y a ce sens du détail pertinent pour imprimer une ambiance, allié à un minimalisme astucieux quand il s’agit de souligner les états d’âme des personnages ou un comique de situation, avec toujours ce trait agile et élégant… Chaque coup de pinceau est une gourmandise oculaire, une sensation que personnellement je n’ai pas eu si souvent l’occasion d’éprouver. A ce titre, Gomont nous livre peut-être une partie de son secret par le biais de Tatiana, personnage secondaire mais ô combien important, conseillère artistique passagère de Slava Segarov qui ne fut pas étrangère à son revirement vers l’art. Ce qui laisserait penser que ce dernier est finalement un peu le double de Pierre-Henry…
Dans « Slava », il y a un vrai souffle, de tout ce qui peut composer une aventure, avec aussi une pincée de conscience sociale à travers l’histoire de cette mine que les ouvriers veulent maintenir en vie, à l’abri des rapaces sans foi ni loi. Car le récit parle aussi de cela, de cette avidité reptilienne caractéristique de l’être humain, poussée aujourd’hui à son paroxysme avec le capitalisme financier et qui ne cesse de conduire l’humanité vers le précipice depuis qu’elle existe. Et puis il y a tout de même, telle une jolie fleur née sur le fumier, cette magnifique histoire d’amour entre Slava et Nina, parce que oui, bien sûr, que serait ce monde de brutes sans amour…
L’autre grande originalité de ce récit, qui le distingue encore davantage, si besoin était, est d’avoir pris le contrepied des productions mainstream en situant l’action dans cette Russie postsoviétique au lieu des sempiternelles références étatsuniennes. Un peu à la manière de Serge Lehman, qui « milite » à travers son œuvre pour la réintégration de notre bonne vieille Europe dans la pop-culture.
C’est peu dire que le dernier opus conclut en beauté la saga, figurant désormais au panthéon des œuvres majeures du neuvième art. Et si on considère que PHG s’est un peu projeté dans le personnage de Slava, on ose espérer qu’il conservera comme lui une éthique plus proche des artistes galériens (mais avec le confort pécuniaire) que galeristes (ceux qui ont lu le dernier tome comprendront), afin qu’il puisse encore nous émouvoir et nous surprendre à l’avenir.
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J'aurais voulu faire de la bande dessinée
Parce que le but, c’est quand même bien de faire de l’art. - Ce tome contient un récit complet et indépendant de tout autre, entre biographie, autobiographie et essai. Sa première édition date de 2020. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les touches de couleurs, avec la participation de Stéphan Oliva pianiste de jazz et compositeur français, et Dominique A (Dominique Ané) auteur-compositeur-interprète français. Il comprend soixante-quatorze pages de bande dessinée. Il se termine avec le récit court intitulé J’aurais voulu être Philippe Druillet, huit pages, initialement paru dans le Cahier Aire Libre en 2018, évoquant, entre autres, l’album La nuit paru en 1976. Sur la dernière page, l’auteur liste tous les bédéistes et artistes qu’il évoque de près ou de loin par ordre d’apparition, de Mœbius, Philippe Druillet, à Léonard de Vinci, Jean Solé, soit soixante-dix-sept artistes dont une dizaine de mangakas. Puis viennent une quinzaine de magazine ayant publié des bandes dessinées, une quinzaine de compositeurs et d’interprètes de musique classique ou pop. Philippe Dupuy se promène dans une zone naturelle entre jardin et forêt : il observe les fruits, qui ressemblent parfois à de grosses pépites. Il trouve que c’est fou, complètement fous ces machins-là. Des matrices. Dans son esprit, il les nomme : Arzach, La nuit, Ici-même, Le bar à Joe, La R.A.B., Philémon, Hyppolite, Les frustrés, Le démon des glaces, La foire aux immortels, Les éthiopiques, Griffu, Major Fatal. Perché sur une branche d’arbre, un autre lui-même lui dit qu’il ne comprend pas ce titre : il en fait, de la bande dessinée. Le Dupuy initial répond qu’il ne sait pas, il n’en est pas si sûr. Ou pas sûr que ce qu’il fait soit de la bande dessinée. Son autre lui-même lui répond que ce n’est pas toujours simple avec lui. La réponse : pas du tout, c’est limpide. Ils arrivent devant une mare limpide et ils plongent leur regard dedans : une autre version de Philippe Dupuy s’y trouve, il a cinq ans, six ans peut-être ? Il dessine. Il dessine tout le temps. Il est allongé par terre dans le salon, sur le ventre, en train de dessiner, son horizon : les jambes de sa mère. Ses jambes. Toujours ses jambes. Allongé sur le ventre, le jeune Philippe décalque les fascicules de Picsou Magazine. Picsou est la bande dessinée de son enfance. D’où vient tout ce calque ? Toujours il dessine. Toujours il a dessiné. Pilote débarque à la maison, comment cela est-il possible ? C’est quoi cette histoire ? Qui a eu l’idée de l’abonner à l’Hebdo ? C’est un raz-de-marée ! Il y a tout. La brèche est ouverte, il s’y engouffre. Un véritable geyser jaillit de la mare limpide, s’élevant vers le haut, charriant une vingtaine de héros comme Blueberry, le grand Duduche, la coccinelle, Laureline & Valerian, etc. New York City, en 1995, un séjour à New York avec Blutch. Francis Jacob, un ami guitariste joue ce soir-là, à l’Anarchy Café, un club de Manhattan. À l’époque Philippe dessinait ses voyages dans des carnets. Après le set, Francis fait les présentations. Le trompettiste laisse son enthousiasme jaillir en découvrant les planches du bédéiste, ce dernier estimant que jouer de la trompette est beaucoup plus impressionnant. Après avoir raconté le réapprentissage de son métier dans Left (2018), et réalisé une trilogie sur l’histoire de l’art (évoquant en particulier le parcours de Man Ray et celui de Paul Poiret), Philippe Dupuy continue en s’interrogeant sur son art, ou au moins sur la nature de ce qu’il réalise et qui se retrouve classé dans les rayonnages Bande dessinée. La couverture donne une bonne idée de l’esthétisme des dessins : des trucs pas droits, avec un trait de contour assez fin et un peu sec. Des personnages et des objets représentés avec un degré élevé de simplification, une graphie de texte irrégulière et un peu naïve par certains côtés. Les premières pages confortent ce ressenti, avec en plus un papier légèrement jaune comme si les planches avaient été collées sur des pages blanches, l’utilisation de bouts de photographie en noir & blanc à la définition pas très élevée, et même les traces de correcteur liquide pour recouvrir une portion de case et redessiner par-dessus. Le bédéiste s’en tient majoritairement à des bordures de cases horizontales et tracées à la règle, avec une partie significative de cases sans bordures, ou avec des bordures en forme de patate irrégulière. S’il a lu ses bandes dessinées sur l’histoire de l’art, il retrouve également sa propension à réaliser des textes suivant une ligne légèrement penchée et pas horizontale, les changements de graphie imprévisibles, et quelques schémas simplistes et vite exécutés. Dans le même temps, la cohérence de la forme apparaît exceptionnelle, parfaitement adaptée au propos, à la nature de la séquence (personnages en train de parler, de se déplacer, de se livrer à une activité) : tout coule de source avec un naturel organique. Au cours de la discussion sur le thème de la bande dessinée, le pianiste de jazz stipule l’importance de faire des œuvres personnelles : c’est exactement ce que découvre le lecteur, une œuvre personnelle, au sens où la personnalité de l’auteur s’exprime, transparaît à chaque page, à chaque case, un individu prévenant, attentif à ce que dit son interlocuteur, attentionné vis-à-vis de son lecteur pour être sûr d’être suivi et compris. Au bout de quelques pages, le lecteur s’est adapté aux idiosyncrasies narratives et visuelles, et il se retrouve bien incapable d’envisager cette narration autrement, tellement elle transcrit la personnalité de son auteur qui s’exprime sur des sujets très personnels, spécifiques à ce moment de sa carrière, à son parcours de créateur, aux personnes avec qui il échange. La narration visuelle l’emmène dans des endroits très différents : cette étrange forêt clairsemée qui doit correspondre au paysage mental de l’auteur, un club de jazz à New York, une salle de concert avec un orgue aux tuyaux fantasmagoriques, le salon familial vu par les yeux de l’enfance, une croisière au large de Nantes, un aperçu de la bibliothèque de bandes dessinées de Dominique A, le centre culturel Le lieu unique à Nantes, une soirée mondaine, une promenade dans les dunes, etc. Les images montrent des souvenirs, des concepts parfois sous la forme d’un schéma, elle recourt même à des photomontages sous la forme de collage. En quatrième de couverture, le lecteur découvre quatre cases extraites de la page six dans lesquelles l’auteur s’interroge littéralement lui-même sur la nature de ce qu’il crée. Cette question ne fait pas entièrement sens pour le lecteur qui voit qu’il est en train de lire une bande dessinée, certes très personnelle dans ses choix esthétiques et dans son thème. Lors d’une soirée mondaine, cette question se trouve explicitée par celles que posent des invités à l’auteur sur ce qu’il fait : C’est reconnu la bande dessinée maintenant, hein ? Quels sont les titres de ses albums ? Son personnage ? Sa série ? Et ses interlocuteurs finissent par se détourner de Dupuy qui finit par se dire qu’il aurait mieux fait de dire qu’il est prothésiste dentaire, en effet ses bandes dessinées ne rentrent pas dans ces critères implicites. Au fil de l’exposé et des discussions avec ses deux interlocuteurs, le lecteur voit se dessiner plusieurs fils directeurs. Le premier apparaît quand l’auteur évoque ses lectures d’enfance, celles qui ont laissé une empreinte intense et indélébile, celles qui ont posé les fondations de ce qu’est une bande dessinée pour ce bédéiste en devenir. Lors d’un échange, Dominique A évoque le fait que les artistes vivent dans un pays où le poids historique des institutions crée des classes… Et des complexes de classe. Pour les écrivains, par exemple, le poids historique est énorme. Le lecteur fait le lien avec les années de formation du goût de Dupuy en matière de bande dessinée et il mesure tout le poids historique, exprimé de manière explicite dans la liste de fin, avec plus de soixante-dix auteurs de premier plan. Les échanges avec le chanteur Dominique A abordent la nature de leur métier, par comparaison. Qu’est-ce qu’écrire une chanson ? Quel peut-être l’horizon d’avenir d’un chanteur-compositeur ? Est-ce forcément la renommée et le succès qu’il faut viser ? Est-ce que l’absence de renommée et de succès invalide leur démarche artistique, prouve que leur démarche est un échec par manque de légitimité par la reconnaissance du public ? La discussion développe la différence entre artisan et artiste, entre maîtrise des technique et liberté de création, en passant par les différences entre Prétendre et Avoir des prétentions, entre Avoir des ambitions et Être ambitieux. Les réflexions entre Stéphan Oliva et l’auteur s’avèrent tout aussi passionnantes et pénétrantes car le premier est un pianiste de jazz qui avait commencé à faire de la bande dessinée enfant, puis adolescent : il établit des parallèles entre la création dans ce mode d’expression, et l’improvisation en jazz ce qui est son métier. En particulier, il explique que : L’improvisation, c’est abstrait, c’est la partie non écrite de la musique. Il continue : Comme pour l’instantanéité du trait ou faire un trait, c’est déjà être dans le dessin, la pratique classique en bande dessinée est de faire d’abord un crayonné provisoire, puis d’encrer par-dessus pour rendre le dessin définitif. Pour lui, le dessin, ce n’est pas de la mise au propre : c’est quelque chose que l’on fait dans l’instant et qu’on ne pourra jamais reproduire, un saut dans le vide, sans filet, il y a alors une énergie qu’on ne retrouvera pas deux fois. En ayant consenti quelques minutes pour s’adapter à la narration visuelle, le lecteur plonge dans une bande dessinée des plus personnelles : une réflexion sur ce mode d’expression, et une véritable profession de foi, réalisée sous la forme même d’une bande dessinée. Pour Philippe Dupuy : La bande dessinée peut tout porter, tout dire, c’est un continent à explorer, un terrain vierge aux richesse insoupçonnées, il suffit de vouloir imaginer. En se promenant dans un jardin, il effectue un parallèle supplémentaire : si les cycles de régénérescence de la nature sont d’éternels recommencement, ils n’échappent pas à l’évolution. Rien n’est immuable. L’art, parce qu’il est le fruit d’un acte créateur, se doit d’être singulier. Il ne peut pas imaginer faire de la bande dessinée autrement qu’avec singularité.
Judas
J'ai acquis Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft en début d'année à Angoulême et j'ai pu discuter avec l'éditeur. Celui-ci faisait alors la pub pour l'un de ses prochains titres dessiné par le même illustrateur Jakub Rebelka et montrait la couverture qui envoyait du lourd. Vous l'avez deviné ce titre c'est le Judas ici présent. Je dois dire que je trouve la couverture magnifique avec le personnage de Judas qui ressort derrière la couronne d'épines et ce personnage intrigant dans le fond qui a son importance dans l'histoire. L'objet en lui-même est également très soigné comme d'habitude chez 404. Pour 22€ vous avez un bel ouvrage solide avec du papier de qualité. Côté histoire, Jeff Loveness explique dans la préface être parti d'un rêve que les éditeurs de Boom ! (USA) ont transformé en histoire. Judas a trahi le Christ mais et si toute sa destinée était justement cette trahison. Est-ce que sans Judas le sacrifice de Jésus pour sauver les péchés de l'humanité aurait pu se faire ? C'est un axe de réflexion particulièrement intéressant et nous accompagnons l'interrogation de Judas tout au long de l'album et de ses rebondissements. Pas besoin spécialement d'être chrétien ou spécialiste de la Bible pour suivre (je ne suis pas particulièrement l'un ou l'autre) mais je pense que l'album interrogera peut-être plus les gens ayant la foi (quelque soit celle-ci d'ailleurs). J'aime beaucoup le travail de Jakub Rebelka et je trouve qu'une nouvelle fois il rend une copie impeccable dans ses choix. Pour les personnages ont a une vision traditionnelle des personnage du nouveau testament (blancs avec cheveux longs et barbes). J'ai adoré le graphisme de l'album ainsi que sa mise en couleur. En fin d'album nous avons la galerie de couverture De Jakub Rebelka et les couvertures alternatives de Jérémy Bastian (La Fille maudite du capitaine pirate) qui valent également le détour. Vraiment cet album est vraiment beau et bien fait ce serait péché de passer à côté.
Une romance anglaise
Aucune théorie du complot ne résiste au démontage d’un mécanisme si complexe. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, revenant sur une histoire d’espionnage britannique ayant pris la forme d’un scandale politique au Royaume-Uni en 1963. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Jean-Luc Fromental pour le scénario et par Miles Hyman pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-vingt-dix-huit pages de bande dessinée. Il se termine avec un texte d’une page, rédigé par le scénariste en juillet 2022, intitulé L’écheveau de la reine. Dans cette postface, il évoque l’intérêt d’évoquer cette affaire à l’âge du conspirationnisme aigu, du fake et de la post-vérité, de la masse de documents de toute forme (un dédale d’où ne peut sortir aucune vérité incontestable), et du choix d’avoir écrit ce récit avec le point de vue de l’accusé. Old Bailey à Londres, le 30 juillet 1963. Stephen Ward sort de la Cour centrale de la Couronne britannique, où il vient d’être entendu en tant qu’accusé. Les policiers lui forment une haie qui lui permet de passer au milieu des photographes et des journalistes qui le bombardent de questions. Christine et Mandy sont-elles des prostituées ? Où sont ses amis célèbres ? Qui a payé sa caution ? Est-il un agent de l’Est ? Quel verdict espère-t-il ? En son for intérieur, il se dit que C’est le moment de vérité. Après ces mois de harcèlement, de déballages de caniveau, de mensonges plantés comme des banderilles, le monstre qu’ils ont créé attend l’estocade. Plus de sanctuaire. L’arène réclame la mise à mort. Où sont-ils les puissants, les profiteurs, les petites filles perdues qui lui mangeaient dans la main ? Plus d’ami, plus d’allié. On ne veut plus le connaître. Si on se souvient de lui, c’est seulement dans la lumière poisseuse du scandale. Maintenant la foule l’insulte : Ordure ! Pervers ! Traître ! Maquereau ! Sale rouge ! Stephen Ward monte dans la voiture qui l’attend et il regagne son dernier refuge, à Chelsea. Derrière les stores vénitiens, dans son salon, il s’assoit devant son enregistreur à bande Grundig TK-14 pour dire tout ce qu’il sait. Sa vérité est la vérité, mais il semble qu’il soit désormais le seul au monde à pouvoir l’entendre. Ce qu’il fera ensuite, dieu seul le sait. C’est son procès qu’il recommence. Il sera son juge le plus sévère. Et s’il s’avère qu’au bout du compte il est coupable… Il jette un coup d’œil à une affiche de tauromachie décorant son mur, où le torero a donné le coup de grâce à l’animal dans le dos duquel sont fichées plusieurs banderilles. Où commencent les histoires ? Il faudrait reprendre du début, mais le temps lui est compté, demain la justice aura parlé, ce sera fini. Il choisit comme point de départ de ce jeu de dupes une fin de matinée de janvier 1961, alors qu’il se trouve au volant de sa voiture, dans les rues de Londres et que la radio diffuse le hit de Julie London, puis de Cliff Richard. Il pleut sur Londres, ce crachin qui a fait la réputation de sa ville. Devant le Garrick Club, le voiturier prend sa Jaguar en charge. Il y retrouve Colin Coote, rédacteur en chef du très conservateur Telegraph, qui lui présente le capitaine Evgueni Ivanov, attaché naval de l’ambassade d’U.R.S.S. En fonction de sa familiarité avec l’affaire relatée, le lecteur peut découvrir cette bande dessinée sans en avoir aucune connaissance, ou en avoir déjà entendu parler. Dans le premier cas, il fait connaissance avec Stephen Ward, ostéopathe de personnalités politiques et de riches citoyens, accusé par la vindicte populaire d’être une ordure, un pervers, un traître, un maquereau et un sale rouge. Il comprend que cette affaire est racontée avec le point de vue de cet homme, en toute subjectivité. Le personnage est présent dans la plupart des scènes à l’exception d’une vingtaine de pages consacrées à d’autres personnages, en particulier à Christine Keeler, et lorsqu’il se retrouve en prison. Dans la postface, le scénariste explique que : Le choix fait ici est de laisser la parole à celui qui tint le premier rôle dans un scandale entré dans les annales sous le nom d’un autre, le seul paradoxalement à ne pas avoir eu le temps de coucher par écrit sa version des faits. Il ajoute que : Stephen Ward fut la victime expiatoire, le bouc émissaire dont la fin opportune permit de cautériser dans l’urgence un certain nombre de plaies inquiétantes pour l’élite du Royaume. Le lecteur a bien conscience dès le début de lire la version des faits de Stephen Ward, avec ce qu’elle comporte de subjectif, et étant relatée à la première personne celui-ci se voit comme un être humain normal, pas comme un ignoble coupable. Après la scène d’introduction, le récit reprend un déroulé chronologique, et le lecteur bénéficie de la présentation de Stephen Ward que fait Colin Coote au bénéfice de Evgueni Ivanov : l’ostéopathe d’hommes politiques, portraitiste d’une grande finesse, bridgeur décent, et peut-être entremetteur. Dans le même temps, il ouvre grand les yeux pour regarder autour de lui, pouvant se projeter dans chaque lieu, et ressentir l’ambiance de l’époque. L’artiste réalise un impressionnant travail descriptif. Il se nourrit de photographies d’archives pour donner à voir chaque environnement, les tenues vestimentaires de rigueur ou à la mode. Au fil des séquences, le lecteur se retrouve ainsi aux côtés des personnages dans les rues de Londres avec des voitures d’époque (dont la Jaguar de Ward), à attendre sur un banc dans Hyde Park, dans le village de Wraysbury dans le Berkshire, à circuler le long de la Tamise, dans les jardins d’un cottage luxueux proche du château de Cliveden à Taplow dans le comté de Buckinghamshire, et au bord de sa piscine, dans le quartier pas très bien fréquenté de Soho, à l’entrée du Marquee Club. Il les accompagne également dans les intérieurs : le douillet appartement de Ward au 17 Wimpole Mews, la salle à manger du luxueux Garrick Club, le Murray’s Cabaret Club et son spectacle de danseuses, différents pubs chics, un autre club de Soho avec des chanteurs noirs, un véritable manoir, une chambre miteuse de Brentford, une salle de cinéma, la salle de rédaction du Sunday Pictorial, une cellule de prison, la chambre des Communes, une salle d’audience au tribunal, une chambre d’hôpital. Pour chaque endroit, le dessinateur prend le temps de représenter les détails des murs, des décorations, des meubles, des aménagements, avec un investissement remarquable. L’artiste fait preuve d’une aussi grande implication pour mettre en scène les différents individus : entre rendu parfois quasi photographique et simplification, sur la base d’une direction d’acteurs naturaliste. Le lecteur prend son temps pour savourer les robes de ces dames et les costumes de ces messieurs, y compris les uniformes des bobbies et la robe du juge. Il ressent pleinement la puissance de séduction de Christine Keeler, de son amie Mandy et d’une ou deux autres jeunes femmes. Il est sous le charme de la distinction des hommes, un peu distants, très chics sans ostentation. Il voit la différence de manière de se tenir entre les citoyens de la haute, et les gens du peuple, en particulier des clubs cosmopolites fréquentés par Christine. Sous le vernis de la bonne éducation, il peut ressentir l’intensité du désir des hommes, il succombe au charme de ces demoiselles qui savent très bien à quel jeu elles jouent. Sans en avoir conscience, le lecteur absorbe de nombreuses informations par les dessins : ce que font les personnages bien sûr, mais aussi le milieu dans lequel ils évoluent, les personnes qu’ils croisent et leur milieu social, leurs logements et leurs voitures qui sont révélateurs sur leurs revenus ou leurs richesses. S’il ne connaît rien à l’affaire Profumo, le lecteur la découvre par les yeux de Stephen Ward, ne mesurant pas toujours le caractère polémique de telle rencontre, des enjeux politiques ou sociaux. Il note quelques repères historiques comme la mention du débarquement de la baie des Cochons en 1961, la crise des missiles de Cuba du 14 au 28 octobre 1962, ou des repères culturels comme le film Vie privée (1962) réalisé par Louis Malle, avec Brigitte Bardot. La scène du procès lui permet de comprendre la perception que le public a pu avoir de cette affaire, du mode de vie de Stephen Ward et de Christine Keeler. S’il connaît déjà l’affaire Profumo, il en mesure mieux les enjeux et les paramètres, et il peut comparer ce qu’il lit aux souvenirs qu’il en a. Dans sa postface, le scénariste indique que : Les fins connaisseurs du dossier ne manqueront pas de relever les libertés que s’accorde ce livre avec certains faits ou chronologie d’une telle intrication que des milliers d’articles et des douzaines d’ouvrages plus ou moins fiables ne sont jamais parvenus à les mettre au clair. Jean-Luc Fromental explicite également l’intention de son projet : montrer à quel point cette affaire résulte d’un engrenage hallucinant de hasards, d’accidents, de maladresses, de rancœurs personnelles, de conflits d’intérêt, de raisons d’État, de voyeurisme et d’autres facteurs trop ténus et imprévisibles pour les identifier tous. Il permet d’illustrer que : Aucune théorie du complot ne résiste au démontage d’un mécanisme si complexe. Le lecteur prend fait et cause pour Stephen Ward puisque c’est sa version qu’il découvre, et que les mœurs ont évolué depuis rendant son comportement normal et acceptable. Il voit une classe sociale privilégiée utiliser les moyens à sa disposition pour parvenir à une résolution qui ne les accuse pas. Dans le même temps, les Swinging Sixties prennent leur essor, remettant quand même en cause leur privilège. S’il ne dispose pas de connaissance préalable sur l’affaire Profumo, le lecteur s’interroge sur le caractère un peu racoleur de la couverture, sur le titre cryptique. Il découvre alors une narration visuelle très fournie, avec une mise en couleurs profonde et confortable, pour un récit en apparence feutré, et sans pitié dans le fond. S’il connaît déjà l’affaire, il se remémore les faits, et les considère sous l’angle du principal condamné, avec une perspective sociale qui s’en trouve accentuée. Il prend la mesure de l’imbroglio défiant l’entendement, fruit de circonstances arbitraires, mettant en lumière l’impossibilité pour des êtres humains à concevoir ou mettre en œuvre un enchevêtrement aussi complexe pour aboutir à cette configuration. Magistral.
L'Incroyable Histoire de la Psychologie
La psychologie est partout, d’une extraordinaire vivacité. - Ce tome constitue une présentation de l’histoire de la psychologie en bande dessinée. Il a été réalisé par Jean-François Marmion pour le scénario, et par Pascal Magnat pour les dessins, la mise en couleur ayant été réalisée par Christian Lerolle. Le premier est un historien de formation psychologue, auteur de plusieurs ouvrages de vulgarisation sur le sujet, scénariste de Cervocomix, Les rescapés du burn-out, Dans la tête des HPI. Il comprend deux-cent-cinquante pages de bandes dessinées. Il se termine avec une bibliographie recensant quarante-six ouvrages, puis un index des noms propres (de Abraham Karl, à Zuckerman Marvin) de six pages, la liste des ouvrages du même scénariste, les douze autres ouvrages de la même collection L’incroyable histoire de…, et une table des matières listant les douze chapitres. De la préhistoire à l’Antiquité : les prémices de la psychologie – La psychologie a sans doute vu le jour lorsque nos lointains ancêtres se sont posés des questions sur ce qui leur paraissait anormal dans leur groupe : Mais qu’est-ce qui lui prend ? Pourquoi agit-il ainsi ? Et moi-même, quand je sens quelque chose qui ne va pas : Qu’est-ce qui se passe ? En l’absence d’explication apparente, on cherche des causes invisibles : ce sont les esprits, que le chamanisme entend apaiser. Parfois aussi, on trépane : percer un trou dans la boîte crânienne, ça calme… Dans l’Antiquité, on retrouve ces deux tendances qui à notre époque encore, ne cesse de s’opposer : agir sur le corps (c’est la perspective de la médecine naissante) ou sur l’esprit (le but de la psychothérapie). Les trois coups : le docteur Freud est assis sur un divan et il se présente au lecteur. Il a découvert l’inconscient, fondé la psychanalyse, et par voie de conséquence la psychologie. L’auteur intervient pour le contredire : le bon docteur a fondé la psychanalyse, mais pas la psychologie, et il n’a pas découvert l’inconscient. Il le met dehors, et il présente lui-même l’exposé. Au commencement : avec ses racines grecques, le mot psychologie signifie Étude de l’âme. Ou de l’esprit, si on veut éviter toute connotation religieuse. Ou du psychisme, si l’on veut reprendre le terme le commun chez les psys. Il continue : Mais depuis quand l’être humain s’intéresse-t-il à l’âme ? Les premières traces de sépulture remontent à cent mille ans. Dans l’espèce humaine comme dans Neandertal, les nécropoles apparaissent avec la sédentarisation au néolithique, voici une dizaine de milliers d’années. Quelle est la part de respect ou de crainte vis-à-vis de l’âme échappée dans l’au-delà ? En l’absence de texte, difficile à dire. En tout cas, 4?s crânes retrouvés il y a 10.000 ans portent la trace d’une trépanation… ou de plusieurs. Avec le plus souvent des marques de cicatrisation : les individus trépanés survivent ! Mais c’est l’âme avant la mort à laquelle la psychologie s’intéresse. Or, toujours au néolithique, les êtres humains pratiquent la trépanation, c’est-à-dire qu’ils percent le crâne de certains malades pour les guérir de divers comportements anormaux. Comme la possession ? Ou la folie peut-être ? En fonction de sa familiarité avec cette collection, le lecteur peut commencer par lire la biographie succincte du scénariste pour se faire une idée du sérieux de l’ouvrage, puis la liste de ses ouvrages en fin de tome. Il peut aussi feuilleter rapidement la bande dessinée pour se faire une idée de la densité de l’exposé : une bonne quantité de texte dans chaque page, et des dessins dans un registre descriptif et réaliste qui mettent souvent en scène l’avatar de l’historien et la multitude de personnages historiques, et régulièrement une pratique thérapeutique, de nature très variable au fil des siècles. En effet, les dessins sont entièrement asservis à l’exposé : ils montrent souvent un chercheur, un docteur, un psychologue en buste ou en gros plan en train d’énoncé une version très synthétique de son modèle thérapeutique, parfois en train de discuter entre eux, parfois en présence d’un malade, et assez régulièrement des visuels moins convenus. Parmi ces derniers : la créature Alien de Hans Ruedi Giger, la reprographie du tableau La nef des fous (1500) du peintre Jérôme Bosch (v. 1450-1516), les illustrations de a plus célèbre classification des troubles sexuelles (Psychopathia sexualis, 1886, de Richard von Kraft-Ebing), le dessin en pleine page de Freud s’autoanalysant, une cartographie de l’Europe du nord pour illustrer comment se diffusent les théories freudiennes, une composition en pleine page pour la gestation de l’inconscient collectif théorise par Carl Gustav Jung, la mise en scène des boîtes de Thorndike, les lois de perception des bonnes formes (de proximité, de similarité; de continuité, de clôture, de destin commun), les différents étages de la pyramide des besoins d’Abraham Maslow, les effets psychédéliques du LSD, la présence de Terminator, de Jack Nicholson version Vol au-dessus d’un nid de coucou, etc. Le scénariste a construit son ouvrage en onze chapitres : 1 De la préhistoire à l’Antiquité : les prémices de la psychologie, 2 Du magnétisme à l’inconscient : l’exploration de l’esprit commence vraiment, 3 La psychiatrie au XIXe siècle : l’aliénisme, 4 Les pionniers de la psychologie scientifique, 5 L’hypnose et la guerre de l’hystérie, 6 Docteur Sigmund et Mister Freud, 7 Le comportementalisme : n’ouvrez pas la boîte noire !, 8 La psychanalyse superstar, 9 La psychologie humaniste, 10 Feu sur la psychiatrie !, 11 La psychologie sociale : tu es, donc je suis, 12 Le casse-tête du cerveau et l’avènement des neurosciences. À la lecture, l’ordre chronologique fait sens, permettant de partir de suppositions relatives à l’investigation sur la vie psychique et les comportements jugés anormaux dans la société correspondante, sur la base d’observations archéologiques (par exemple les trépanations). Dans le premier chapitre, il évoque cette pratique, ainsi que celles des chamans et des prêtres pour les mauvais esprits, les fous la médecine égyptienne pour les troubles féminins, la folie dans la Grèce antique au travers du comportement des dieux de la mythologie, l’interprétation par la punition divine ou par la passion humaine, la différence d’approche entre l’âme exilée dans le corps pour Platon, et l’âme qui anime le corps pour Aristote, l’examen de conscience du stoïcisme, les limites de la connaissance de soi pour Saint Augustin, la théorie des humeurs pour la médecine, la diversification des soins, la caractérisation du fou trop loin ou trop proche de Dieu, les soins en Hôtel-Dieu, Saint Mathurin le patron de fous, la folie provoquée par la possession par le Diable, l’échec de la médecine. Comme à chaque fois dans ce genre d’ouvrage, la narration visuelle se trouve subordonnée à l’exposé, réduite parfois à un psychologue qui s’adresse face caméra. L’artiste dispose régulièrement de la place de nourrir l’exposé avec des images variées, et souvent des scènes attestent d’une réelle coordination collaborative avec le scénariste pour créer une mise en scène intégrée. Cela commence dès la première page : Jean-François Marmion met en scène Sigmund Freud (1856-1939) sûr de lui comme étant la seule personne légitime pour présenter cet ouvrage, et Pascal Magnat met en œuvre une direction d’acteurs de type comédie en pleine cohérence avec l’intention du scénariste. Cette fibre humoristique fonctionne à chaque fois grâce à la collaboration entre les deux créateurs, avec efficacité : Freud qui se fait éconduire d’une planche, le pauvre enfant servant de cobaye à John Watson & Rosalie Rayner pour démontrer la force du conditionnement, Jeff Bridges en provenance de son rôle dans The big Lebowski (1998) pour illustrer la théorisation de la dépression par Aaron Beck (1921-2021), Salvador Dali discutant des décors de La maison du docteur Edwardes (1945), la statue de la Liberté allongée sur un divan pour être psychanalysée par Freud, Jacques Lacan (1901-1981) déroulant des phrases cryptiques, un couple passant par différents états du moi au sens de l’analyse transactionnelle au cours d’une soirée mondaine, la mise en scène burlesque de la célèbre expérience de Stanley Milgram (1933-1984), etc. Les dessins constituent également le truchement de l’incarnation de tous ces docteurs, psychologues et psychiatres qui, même lorsqu’ils défilent très vite le temps de quelques cases ou d’une page, deviennent ainsi plus concrets, plus humains. Le lecteur constate rapidement qu’il est amené à absorber une grande quantité d’informations à chaque chapitre, et même à chaque page. Les images montrent de nombreux personnages, de nombreuses situations, des mises en situation de théories psychologiques et de thérapies. Chaque chapitre regorge d’informations, la quantité de psychologues cités allant en augmentant au fur et à mesure que la discipline se développe. Les auteurs peuvent se montrer sarcastiques ou moqueurs à l’encontre de certains psychologues, certains le méritant bien, d’autres moins, critiques quand la théorie avancée relève de l’invention pure et simple. Pour autant, l’ouvrage s’avère aussi solide que pédagogique, aussi instructif qu’éclairant. En fonction de ses connaissances préalables sur le sujet, le lecteur peut être surpris de retrouver des éléments relevant de la connaissance générale (l’hystérie, le magnétisme, le réflexe pavlovien, les antidépresseurs, etc.) ou bien contenté de voir comment une théorie ou une approche thérapeutique à laquelle il s’est déjà intéressée s’insère dans la perspective historique, dans le contexte de l’époque, a déjà révélé ses limites, quel a été son apport à cette discipline, en quoi elle constitue encore un point de vue constructif. Il est régulièrement étonné d’assister à la naissance d’une approche qui a marqué durablement la culture globale. Il peut trouver un peu rapide l’évocation de l’application de la psychologie à des individus issus de cultures autres qu’occidentales et rester un peu sur sa faim quant à l’existence d’approches non occidentales. Il apprécie que l’auteur ait abordé la question de la place de la psychanalyse en France, par comparaison à celle qu’elle occupe dans d’autres pays occidentaux, et qu’il évoque les sciences cognitives et les neurosciences. En conclusion, les auteurs constatent que les psychologues sont partout, de l’hôpital à l’école en passant par les EHPAD et les cellules de crise. Le développement personnel est un raz-de-marée. Il devient difficile de s’y retrouver entre chercheurs crédibles, psys médiatiques consultés sur tout et n’importe quoi, et charlatans purs. La psychologie est partout, mal définie et souvent mal comprise, parfois victime de son succès, mais d’une extraordinaire vivacité. Le lecteur ressort de cet ouvrage, empli de reconnaissance pour cet exposé clair, synthétique et de grande ampleur, lui ayant permis d’envisager ce domaine du savoir dans une perspective historique, en replaçant les diverses approches dans leur contexte. Une présentation accessible, rigoureuse, et amusante.
Traits intimes
Interroger l’intimité de l’autre pour tenter de se comprendre soi-même. - Ce tome contient une histoire, ou un témoignage, indépendant de toute autre. Sa première édition date de 2019. Il a été entièrement réalisé par Joub (Marc Le Grand), pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-huit pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction d’une page, un texte intitulé Les pas de côtés, rédigé par Fabien Grolleau, pour Vide Cocagne. Il évoque les albums à écrire, les commandes à exécuter, les livres à terminer, et puis il y a les pas de côté. Il continue : Pour Joub qui débutait une nouvelle vie entre Bretagne et Guyane, et qui s’interrogeait sur sa carrière d’auteur, il a été vital de faire ce pas de côté : il lui est alors venu l’idée de se confronter au corps de l’autre, d’utiliser son dessin pour emmener ses modèles à se raconter. Interroger l’intimité de l’autre pour tenter de se comprendre soi-même. Lana : En novembre dernier, elle a posé pour la première fois à un court d’art. Là, elle a rencontré un monsieur qui lui a proposé, d’un ton grave, de faire des portraits un peu particuliers. Deux jours après elle était chez lui, nue en train de raconter sa vie sexuelle. Ça ne la dérange pas, elle aime bien parler d’elle. Elle ne comprend pas ce qui lui plaît chez elle. Elle est sûre qu’il veut coucher avec elle. – Marie : elle n’a jamais aimé son corps. Depuis son adolescence, elle s’est toujours trouvée vilaine. Après ses quarante ans, elle s’est sentie plus à l’aise. Peut-être parce que les gens lui disent qu’elle est belle. Et elle le voit dans le regard des hommes. Ce qui la rend triste, c’est que son mari ne lui ai jamais dit. Élodie : Elle a 35 ans et elle trouve que son corps n’a pas été assez exploré. Du coup, elle se sent frustrée de contacts physiques. On n’a pas assez mordu le lobe de ses oreilles, joué avec ses seins, son corps. Elle voudrait plus de câlins, de caresses, de contacts. Aujourd’hui elle veut qu’on joue avec elle. Elle veut que son corps soit un immense terrain de jeu. – Nina : Elle trente-quatre ans. Elle est une belle femme, consciente de son pouvoir de séduction. Par contre, elle n’aime pas montrer son corps. Pour elle, ça n’a aucun intérêt. À la plage, par exemple, si elle n’est pas dans l’eau, elle ne reste pas en maillot de bain. Une fois sortie, elle se rhabille rapidement. Elle considère que son corps n’appartient pas au domaine public mais privé. Elle est plus à l’aise, plus libre dans l’intimité de son couple. - Simone : Elle perçoit son corps comme un compagnon qu’elle voit grandir, vieillir. Elle l’aime bien. Même si certaines évolutions sont plus difficiles à accepter que d’autres, comme le fait de prendre du poids. Gamine, elle était mince et musclée quand elle faisait de la danse classique. On l’appelait le haricot vert. À quarante-deux ans, elle n’est plus grassouillette. Elle a pris du poids. Par tranches de dix kilos. Ça a pu la gêner dans l’intimité de son couple, mais ça n’a jamais déplu à son compagnon. En revanche, elle est bienveillante face aux signes de vieillissement style rides ou cheveux blancs. Finalement, elle se trouve pas si mal. Le lecteur commence par sourire au jeu de mots du titre : Très / Traits intimes. Puis il parcourt le texte d’introduction et note le principe de pages réalisées pour le plaisir, en dehors des obligations professionnelles de forme variée, l’auteur partageant son temps entre des séjours en Bretagne et des séjours en Guyane. Le court texte de la quatrième de couverture et la première histoire explicite le principe : mettre en scène le corps, souvent dénudé, d’un modèle consentant, tout en notant en de courtes phrases, son rapport au corps tel que le sujet l’expose. Chaque modèle est exposé en une page qui porte son prénom comme titre, composée de six cases de taille identique, disposées en trois bandes de deux cases chacune. Le lecteur découvre ainsi cinquante portraits réalisés avec cet angle d’approche. Trente-neuf femmes, onze hommes. Des pages réalisées à la peinture avec un trait de couleur coloré pour délimiter les formes, et un mode de couleur directe pour les zones ainsi détourées. En plus de ces portraits, l’auteur évoque plusieurs moments de sa vie : dix-sept moments, intégrés deux par deux, sauf pour le dernier, dans deux pages en vis-à-vis, page de gauche et page de droite. À chaque fois, l’auteur donne un titre composé d’un lieu et d’une date : Saint-Méloir-des-Bois 30/08/16, Saint-Méloir-des-Bois 01/09/16, Saint-Méloir-des-Bois 02/09/16, La Rochelle 03/09/16, Paris 06/08/16, Rue Victor Hugo 05/11/16, Vol TX 570 pour Cayenne 06/11/16, Cayenne 29/11/16, Copinstant 04/12/16, Cayenne 10/12/16, Corbeil 01/14/17, Cayenne 14/04/17, Cayenne 06/05/17, Copistant 04/06/17, Cayenne 26/03/18, Cayenne 30/04/18, Cayenne 02/06/18. Le lecteur commence par découvrir le corps de Lana, entièrement nue : ses fesses, son tronc de face, à nouveau ses fesses deux fois, puis le haut de sa cuisse droite, et enfin son ventre. L’artiste ne choisit pas des cadrages ou des postures pornographiques, pas forcément d’intention érotique non plus. Le corps présente une belle couleur entre doré et brun, le visage de Lana reste invisible, en dehors du cadrage des cases. Marie porte une culotte et un soutien-gorge, ainsi que des talons hauts, son visage reste également hors cadre. Élodie est entièrement nue, son visage reste hors cadre. Au total, le lecteur pourra voir le visage de trois modèles : Zendaya, Attilia, Laurence. Pour autant, le texte qui accompagne chaque portrait apporte une touche personnelle pour chaque corps. Le point de vue du modèle sur sa relation avec son corps s’avère différent à chaque fois, portant un trait de caractère par ce qu’il raconte. Au fil des portraits, l’artiste prend de l’assurance et ne se sent pas enfermé dans son dispositif. Ainsi dix-sept modèles féminins sont habillés en tenue présentable en société, ni nues, ni en sous-vêtement, et il en va de même pour quatre modèles masculins. Les cases de la page consacrée à Milla montrent des portions de chaussée d’une route, des palettes dressées en barrière et des pneus. Le lecteur comprend que l’artiste a discuté avec ses modèles pour travailler ensemble sur la manière dont ils souhaitent être montrés, être exposés, en fonction de leur relation avec leur corps, en fonction de la représentation qu’ils en ont, des zones qu’ils préfèrent ou non, souhaitant que le dessin évite lesdites zones ou au contraire les mettent en scène. Le choix de ladite mise en scène se fait aussi sur l’absence majoritaire de décor dans ces portraits, et sur un ou deux accessoires. Cécile se trouve dans son jardin avec son panier, manie le sécateur dans une page, caresse une fleur dans une autre. Thierry est dans sa salle de bain, en train de se raser. Antoine effectue des exercices physiques sur le sol en intérieur. Princesse achève d’ajuster sa robe et sa ceinture. Christophe se roule une clope, gratouille un peu sur sa guitare, déguste une bière. Alain change la couche de son bébé. Dès la première page, le lecteur remarque le travail de mise en couleur pour la peau de Lana : texturée, souple, captant la lumière. Dans le même temps, si son regard s’attarde un peu sur le mode d’application de la couleur, il voit l’équivalent de trait de pinceau, d’effets de texture, de grain, de nuance sans rapport avec la réalité observable à l’œil : un travail sophistiqué pour obtenir un tel résultat final. Pour Marie, la peau prend une teinte marron mâtiné de gris, peu naturelle dans sa couleur, mais organique dans l’apparence. Une dizaine de pages plus loin, il retrouve une couleur de peau similaire pour Marcel, puis pour Mary-Loo une quinzaine de pages encore plus loin. La peau de Cassandre se situe en gris et bleu. Celle de Lucie vire à l’orange-ocre. Celle Nounouz apparaît violet tendance prune, celle de Nono violet tendance aubergine. Un savoir-faire épatant de l’usage de la couleur pour des textures de peau organiques et plus vraies que nature. Le lecteur découvre les confidences des modèles, toutes différentes de par leur personnalité, avec des thèmes variables : aimer son corps ou non, avoir un rapport affectif au corps qui évolue avec le temps, être en manque de contacts physiques (câlins, caresses, mordillages, etc.), le pouvoir de séduction, la pudeur, la prise de poids qui accompagne la prise d’âge, l’entretien du corps par l’exercice physique, la nourriture saine, ou au contraire une absence d’intérêt à s’occuper de son corps, un regain de sensualité, l’éventualité de la prostitution, la maladie, l’envie de faire des découvertes, d’expérimenter, la masturbation, le plaisir de porter des talons hauts, l’importance de l’odeur corporelle et des parfums, la fluctuation de poids en fonction de l’état émotionnel, un système pileux trop développé, les tatouages pour habiller le corps ou pour exprimer sa personnalité sur sa peau, les complexes ou leur absence, le besoin de changer d’apparence pour briser la monotonie, l’image publique de soi, l’apparition du bide, la possibilité de la chirurgie esthétique, etc. La majeure partie des modèles sont contents de leur corps, soit parce qu’ils le trouvent beau ou séduisant, parce qu’ils ont appris à l’aimer avec ses imperfections. La plupart des modèles donnent leur âge : 20 ans pour le jeune, 60 pour le plus vieux, dont dix-huit âgés de plus de quarante ans. Dans le même temps, le lecteur découvre les intermèdes, ces séquences intercalées deux par deux qui évoquent la vie de l’auteur. Il a adopté la même mise en page que pour les portraits, six cases par page, disposées en trois bandes de deux, et des cadrages sur des éléments entre détail et décor. L’esprit de l’auteur vagabonde : profiter de moments de solitude, réfléchir aux prochains projets en cuisinant, tailler les arbres en se demandant où il sera la prochaine saison, penser à emménager à La Rochelle, glander à Saint Malo, voyager en train, effectuer un voyage en avion, se faire dorer la pilule sur la plage de Cayenne, planifier les projets à venir, attendre les coups de fils, se retrouver à Corbeil pour un festival de photographies, se retrouver seul dans sa maison, débuter un projet sur la relation au corps. D’un côté, c’est le souvenir de fil en aiguille qui a amené à débuter ce projet, et la boucle est bouclée : de l’autre, ce sont des instantanés de vie. Une vie unique et singulière de bédéiste avec une vie partagée entre métropole et département d’outre-mer, mais aussi une vie banale d’interrogations et de projets, de rapport à son existence, sans question sur son corps, ce qui produit comme un effet d’absence criante par rapport au thème de l’ouvrage. Impossible de soupçonner ce que recèle cet ouvrage à partir de sa couverture ou du texte de quatrième de couverture, ou même en le feuilletant et en regardant des morceaux de corps, souvent dénudés. Un artiste qui regarde et restitue la personnalité d’individus, en leur consacrant une page de six cases, composés de gros plans ou de plans rapprochés sur telle ou telle partie de leur corps, en recueillant leur façon d’envisager leur corps en quelques phrases. Mais aussi des voyages en mouvement de balancier entre la métropole et la Guyane, en réfléchissant à ses projets et à sa vie de famille. Une étonnante anthologie réalisée par un seul et même artiste, entre observation de l’autre, et fragments de vie conduisant vers ce projet. Attention contient de vrais morceaux de vie, des individus véritables sans fard.
À la Maison des femmes
Ouch. Ça fait mal de lire une telle BD, sans doute n'étais-je pas prêt et sans doute suis-je trop sensible à la violence. Mais cette BD est dure, abominablement dure. J'ai rarement eu une BD qui m'a fait pleurer durant sa lecture, à la fin aussi, m'a donné des nausées et m'a fait l'arrêter pour ne pas briser le mental. Mais je suis allé jusqu'au bout, parce qu'il le faut. Et c'est abominable ... J'adore Nicolas Wild pour ses BD reportages qui ajoutent de l'humour à des situations parfois dingues, permettant de comprendre un peu mieux le monde autour de nous. Et là, il fait un reportage tout simple, en région parisienne. Dans une maison pour femmes, une maison pour essayer de soigner toutes les violences qu'on leur fait. A écrire cet avis, il me revient des scènes que la BD contient, et leur violence reste gravée en mémoire. Cette BD, c'est un étalage de ce que l'humain est capable de faire à sa propre espèce sur des critères absurdes. Quand on parle de violences faites aux femmes, c'est assez rarement décrit en détail. On entend peu de témoignages. Les voir étalés, c'est violent, mais nécessaire. La BD est un simple reportage, mais je crois que rarement j'ai vu un reportage où l'auteur souligne à quel point il fut assommé par les informations. Nicolas Wild souligne l'impact des témoignages, qu'il encaisse parfois difficilement (et je suppose que tout ne fut pas intégré dans la BD). Il apporte parfois un simple élément qui montre de façon élégante cette empathie, comme lorsqu'au procès il dessine deux fois la même case de son carnet, où quelques larmes viennent s'ajouter dessus. Voir pleurer un homme sur la violence faite aux femmes, c'est ce que j'ai envie de retenir de ce volume. Cette BD, c'est une claque dans la gueule qu'il faut se prendre. Nos vies semblent bien confortables et tranquilles, mais des milliers de femmes sont violentées chaque jour, et il ne faut pas hiérarchiser les souffrances. Il faut juste repenser à ces milliers de femmes dénonçant des viols chaque mois, ces procès parfois délirants lorsqu'on entend les faits reprochés. La violence envers les femmes est partout, quelque soit l'âge, l'ethnie, la religion, la richesse. C'est la violence universelle de l'humanité envers celles qui sont nées femmes. Même si la BD porte des notes d'espoir, mais je dois bien dire que ce qu'il me reste surtout, c'est une grande noirceur. Comment l'humain peut-il être aussi violent ? Je ne le comprendrais jamais.
Petit Poilu
Waouh!! Je viens de découvrir cette superbe série à travers l'emprunt de quelques albums à ma BM rayon tous petits. Je me retrouve complétement dans les nombreux avis élogieux précédents et surtout dans celui de karibou79 qui a noté justement à 4.5. C'est pourquoi je n'hésite pas une seconde à arrondir au 5 bien mérité à mes yeux. Le format de 30 pages est exactement celui qu'il faut pour pouvoir développer le récit sans devenir trop long pour l'attention. Il n'y a pas de texte mais le visuel parle de lui même et le découpage ainsi que la construction du récit suffisent pour avoir une compréhension facile et immédiate de l'histoire. La grande réussite des auteurs est de proposer des histoires diverses et nouvelles autour d'un canevas qui reprend des éléments fixes et sécurisants pour un très jeune lecteur. Ainsi la première page est à la fois redondante et créative comme toutes les journées d'école qui débutent pour un PS/MS/GS. Certains cadres sont incontournables le bisou, la photo, l'objet souvenir. Tout mène vers une morale douce et pleine de bon sens dans un ouvrage clairement fait pour être partagé avec son enfant. De nombreux avis soulignent la facilité d'appropriation du récit par les enfants qui ne savent pas lire. Personnellement je trouve que c'est aussi vrai pour les parents qui ne savent pas lire le français ( ou pas lire du tout). Cela permet un fort moment de partage dans le domaine de la culture pas toujours évident à trouver pour certaines familles. Cette réflexion me conduit tout droit sur le formidable choix graphique de Pierre Bailly: Petit Poilu et sa maman sont à la fois très typés et universels, comme un formidable outil pour lutter contre le racisme dès le plus jeune âge. Pour moi une série premier âge exceptionnelle.
Quelques...
Avis sur Quelques sentiments de culpabilité : Et puis surtout, j’en ai marre de tous ces gens, autour de moi, qui ont des problèmes. - Ce tome constitue une anthologie de scénettes et de gags, à partir de plusieurs albums précédents de l’auteur, parus entre 1962 et 1999. Sa première édition date de 2023. Il est l’œuvre de Jean-Jacques Sempé (1932-1922). Il s’agit de dessins en noir & blanc, il comprend vingt scénettes en une ou plusieurs pages. Une femme maigre s’est allongée sur le divan de son psychothérapeute. Elle a enlevé ses chaussures qu’elle a laissées au pied du divan. Elle a les mains jointes sur le ventre. Deux des murs du cabinet sont pourvus d’étagères couvertes de livres. Le bureau comporte une pendulette, un téléphone, des calepins, un calendrier journalier et quelques papiers. Le psychologue a pris place dans un fauteuil confortable, à la tête du divan de manière que sa patiente ne puisse par le voir. Alors que la séance commence, il lui demande ce qu’elle pense de ce divan, tout d’abord. Ou lui a livré le matin même. – Dans une ville avec des gratte-ciels, dans une très large avenue, un homme rendu minuscule par les constructions, marche la tête baissée. À quelques dizaines de mètres de lui, se trouvent une église et un pavillon avec un unique étage, abritant un cabinet de psychothérapeute à l’étage. Le thérapeute s’adresse à l’homme d’église qui se tient lui aussi devant son bâtiment, en lui faisant observer : Ou il a l’impression d’avoir péché, et alors l’homme est pour le prêtre, ou il n'arrive pas à pécher et alors il est pour lui, le thérapeute. – Dans un pavillon, un homme est accoudé à la fenêtre grande ouverte, avec son épouse derrière lui, et les arbres autour de la maison, les étoiles et la Lune brillant dans le ciel. Elle s’adresse à lui en lui faisant observer : L’air est doux, il dit à l’homme : courage. Les fleurs lui disent : courage. Les oiseaux, les étoiles, le mouvement même de la vie, lui disent : courage. Et elle, elle lui dit : va voir un psychiatre. Dans le cabinet d’un psychothérapeute, un homme est allongé sur le divan, et le thérapeute est assis sur une chaise derrière lui, son carnet à la main, en train de lui parler. Le patient est allongé et détendu, les bras le long du corps. Le thérapeute continue de parler, et soudain le patient se raidit. Le discours continue, et le patient semble comme énervé, peut-être en colère. Il se tourne vers le thérapeute, celui-ci étant toujours affable, pour lui faire comprendre qu’il se sent comme poignardé dans le dos. Le praticien lui met une main sur l’épaule pour l’apaiser, mais le patient redit qu’il se sent poignardé dans le dos. Finalement, il se lève et sort, le thérapeute continuant de lui prodiguer des paroles réconfortantes. Un ressort sort de la banquette du divan, étant passé inaperçu des deux hommes. - Dans un autre cabinet, un homme est allongé sur le divan et le psychothérapeute est assis dans un fauteuil au motif assorti à celui du canapé, les mains croisées sur ses jambes. Le patient raconte : Toujours le même rêve : Pelé feinte plusieurs adversaires, il passe le ballon à Platini qui, à son tour, le lui donne dans d’excellentes conditions pour marquer le but. Ce recueil se compose de vingt scénettes extraites de dix recueils : Rien n’est simple (1962), Sauve qui peut (1964), La grande panique (1966), Des hauts et des bas (1971), Comme par hasard (1981), De bon matin (1983), Luxe, calme et volupté (1987), Insondables mystères (1993), Grand rêves (1997), Beau temps (1999). Treize de ces scénettes se présentent sous la forme d’un dessin en pleine page, et deux sont dépourvus de légende. Les sept autres scénettes sont toutes silencieuses et sont en quatre pages pour six d’entre elles, avec entre six et onze dessins, la septième comptant huit pages et quatorze dessins. En 2023, l’éditeur a publié seize autres recueils thématiques des dessins de Sempé : Quelques amis, Quelques artistes et gens de lettres, Quelques campagnards, […], Quelques philosophes, Quelques représentations, Quelques romantiques. Le rabat de la couverture précise que ses dessins sont piochés au travers de quatre décennies. Le lecteur qui est venu pour les gags vient à bout de cette anthologie d’une soixantaine de pages, en moins de dix minutes. Il remarque que douze des récits mettent en scène un individu en train de consulter, allongé sur un divan, cinq femmes, six hommes, un divan vide. L’absence de tout mot, tout texte dans neuf récits sur vingt permet une lecture très rapide, car les dessins sont lisibilité exemplaire. Les textes accompagnant les illustrations s’avèrent brefs et concis, pour une lecture également très rapide. Le lecteur de passage risque donc de trouver ce recueil un peu léger. D’un autre côté, l’art de conteur de Jean-Jacques Sempé invite à prendre son temps, à respecter son propre rythme, à savourer, et aussi à se poser comme le font les personnages sur le divan du thérapeute. D’ailleurs, le premier praticien n’est pas pressé, il préfère commencer par le début, et savoir ce que la patiente pense de son nouveau divan. Le nombre de livres sur les étagères et le fauteuil confortable laisse supposer qu’il prend également le temps de la lecture. Le lecteur novice en Sempé prend le temps de s’attarder pour jeter un coup d’œil au dessin lui-même. De scénette en scénette, il se rend compte qu’il n’est pas en mesure de rattacher tel ou tel dessin à une décennie plutôt qu’à une autre. À chaque fois, l’artiste utilise une plume très fine pour tracer des traits délicats et fragiles, parfois non jointifs, laissant souvent la place pour le blanc, ajoutant à la légèreté. D’ailleurs, pour aller dans ce sens, la forme des livres dans les bibliothèques n’est qu’évoquée, sans aucun titre apparent, parfois réduite à un simple trait vertical pour rappeler un des deux côtés du dos. Tout du long de ces pages, le lecteur peut relever de nombreux autres exemples d’évocations par un simple trait fin : les étages d’un immeuble par un simple trait horizontal, le feuillage des arbres par de de petites et courtes ondulations, un dossier de canapé figuré par un simple trait arrondi derrière le buste des deux personnages assis dessus, un arbre surgissant sur la page avec juste un trait pour un côté de son tronc et des traits en fourche pour les branches, de minuscules ellipses irrégulières pour les feuilles d’une plante verte, etc. Dans le même temps, certains dessins contiennent une multitude d’informations visuelles, tracées avec la même délicatesse. Une dame allongée sur un divan dans un magasin de meubles : une demi-douzaine de canapés de modèle différent, une douzaine de fauteuils de quatre modèles différents, une quinzaine de chaises de nombreuses lampes avec abat-jour, une quinzaine de visiteurs, une cuisine d’exposition. Le dessinateur va au-delà de l’évocation basique d’un espace d’exposition pour le représenter dans une vue générale. En fonction des cabinets de psychothérapeute, ils peuvent être représenter de quelques traits s’il s’agit d’une histoire en plusieurs dessins, ou avec un luxe de détails précis ou esquissés quand il s’agit d’un dessin en pleine page. Les personnages sont représentés avec la même légèreté, voire nonchalance de surface, et la même sensibilité engendrée par de nombreuses heures passées à observer son prochain, à s’essayer à en reproduire la richesse d’une expression de visage, jusqu’à en capturer la justesse. Le lecteur se rend compte qu’il éprouve une sensation de liberté, de pouvoir se promener, et il se rend compte que l’artiste ne trace aucune bordure à ses dessins. D’ailleurs il pense plus à chaque image en tant que dessin, plutôt qu’en tant que case. Il remarque également l’attention portée à la mise en page, une approche aérée, laissant de grandes zones blanches autour de chaque dessin, comme s’ils étaient indépendants, pour inciter le lecteur à les apprécier un par un, installant une distance entre chacun pour aboutir à une sensation de lecture notablement différente de celle d’une bande dessinée traditionnelle, un ressenti effectivement distinct. Capturer l’indicible, les petits riens, les pensées fugaces, les états d’esprit fluctuants : le dispositif du divan s’y prête bien, avec des déclarations inattendues sur une préoccupation saugrenue, ou futile, ou à l’importance relative, parfois une obsession dérisoire. En fonction de l’histoire ou du moment, le lecteur est saisi par la justesse de l’instant montré, ou par la pantomime dont le naturel peut évoquer Sergio Aragonés en moins burlesque. Le lecteur prend la mesure du talent de l’artiste avec cette scénette en dix images : un homme et une femme sont assis côte à côte, avec un espace d’une quinzaine de centimètres entre les deux. Ils sont immobiles tout au long de ce plan fixe, cadré sur leur buste. Une expression de curiosité se lit sur son visage à elle alors qu’elle regarde son mari en coin, sans tourner la tête, alors que son front à lui se barre de rides de plus en plus nombreuses et profondes. Ses rides à lui s’effacent progressivement, et elles apparaissent avec un léger décalage sur son front à elle. Pas un mot, pas un geste, et l’esprit du lecteur se met à vagabonder, à s’interroger, à faire des suppositions, sur le lien qui unit cette femme et cet homme, sur l’investissement émotionnel de la femme qui la fait réagir par mimétisme, et par réaction son absence de réaction à lui, est-ce de l’indifférence, de l’insensibilité ? Autre chose ? Un incroyable échange inconscient présenté à la perfection qui touche le lecteur au cœur, avec de simples traits légers et fragiles. Cette anthologie thématique des dessins de Sempé peut sembler une mise en bouche un peu frugale. D’un autre côté, le lecteur s’immerge intégralement dans la perception du monde exprimée par l’auteur. Des dessins délicats qui montrent des individus dans toute leur banalité, avec prévenance, gentillesse, sans jugement, agrémenté par une touche de poésie, une note d’absurde ou de licence artistique. Un recueil qui offre l’occasion de faire l’expérience du monde vu par Sempé, de déguster les saveurs d’instants fugaces et évanescents. Délicieux.
Le Coup de Prague
En tout écrivain, il y a un espion qui sommeille. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Sa parution initiale date de 2017. Il a été réalisé par Jean-Luc Fromental pour le scénario et par Miles Hyman pour les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-douze pages de bande dessinée. Il se termine avec un dossier de onze pages intitulé Dossier Greene, écrit par le scénariste, structuré en plusieurs parties : Graham Green l’ennemi intérieur, Elizabeth Montagu l’honorable rebelle, Le troisième homme, Quatre dans une Jeep. Au début de l’année 1948, Elizabeth Montagu arrive en voiture à l’aéroport de Vienne. Elle n’était plus une gamine quand tout ceci est arrivé, mais elle avait gardé le romantisme, l’esprit d’aventure de la débutante que la guerre avait détournée d’un avenir doré écrit d’avance. Un peu actrice, un peu espionne, elle avait mis, depuis le retour de la paix, ses talents au service de la London Films, la compagnie de Sir Alexander Korda. Hiver 1948. Le plus froid de l’après-guerre. Un front sibérien ensevelissait Vienne sous un tombeau de glace. Sir Alex l’avait chargée d’accueillir G. à son arrivée de Londres. Son rôle était de le guider dans la capitale sous occupation des Quatre Puissances et de l’assister dans ses recherches pour l’écriture du film que Korda, Carol Reed et lui projetaient d’y tourner. G. et elle s’étaient croisés aux studios de Shepperton. Grande admiratrice de son œuvre, elle se réjouissait de ma mission. Une chose l’avait troublée. Dans un câble expédié de Brighton le jeudi précédent, G. annonçait un contretemps et lui demandait de télégraphier à sa femme : Bien arrivé – baisers – Graham. Il n’en fallait pas plus pour enflammer l’imagination d’une jeune femme romanesque. En l’attendant, ce soir glacial de février, elle se demande ce qu’il avait pu faire de son week-end volé. Dans l’aéroport, Elizabeth Montagu fait un grand geste de la main en direction de Graham Green pour attirer son attention. Il vient vers elle, lui serre la main, en s’excusant de l’avoir obligée à braver le blizzard. Un photographe aux lunettes de myope s’est approché, et prend rapidement un cliché de l’écrivain, puis il leur tourne brusquement le dos et s’en va sans mot dire. Au retour de Wien-Schwehat, le silence de Green emplit l’habitacle de la voiture et Montagu n’ose pas proférer un son. Le spectacle des ruines accapare l’écrivain. Elle sait qu’il avait vécu le Blitz, dont les hasards de la guerre l’avaient protégé. Peut-être compare-t-il les blessures de Londres à celles infligées par l’ennemi. Elle lui avait déniché une chambre à l’hôtel Sacher, un exploit dans cette ville pleine de snobs en uniforme. Ils pénètrent dans le hall de l’hôtel, et un groom prend le sac de voyage de Green pour le porter et l’amener jusqu’à sa chambre. Elle lui demande comment il trouve la chambre. Elle lui semble un peu fraîche, mais il sort une bouteille scotch de son sac : le réconfort du pèlerin. Ils trinquent, en oubliant les officiels qui attendaient Greene au Blaue Bar. Ceux-ci échangent entre eux, se demandant ce que Greene vient faire à Vienne. En fonction de sa familiarité avec l’écrivain Graham Greene (1904-1991), son histoire personnelle, son œuvre, le lecteur peut aborder cette bande dessinée avec différents niveaux de lecture. Le premier niveau correspond à un roman d’espionnage au début de la guerre froide, une opposition entre les pays du bloc de l’Ouest et ceux de l’Est, incarnée par les États-Unis d’un côté et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) de l’autre côté. Un écrivain est en repérage à Vienne afin de trouver des idées réalistes pour son scénario, en particulier l’activité criminelle à laquelle doit se livrer un personnage, et des lieux remarquables pour l’action, comme une discussion à haut risque et une course-poursuite. Le lecteur n’a pas accès en direct aux pensées de l’écrivain ; il se retrouve à supputer à partir des observations que fait Elizabeth Montagu, et des suppositions qu’elle-même fait. Il se retrouve à participer à cette dimension ludique, échafaudant hypothèses. Le scénariste dose admirablement bien ses ingrédients : de temps à autre, le lecteur sent qu’il perd pied faute de l’apparition d’un nouvel intrigant dans l’histoire ; tout de suite après les commentaires de Montagu ou les remarques sporadiques de Greene ou d’un autre interlocuteur viennent lui apporter une information qui lui permet de reprendre le fil de l’intrigue. La narration visuelle s’avère douce à l’œil : des contours discrètement arrondis, peu de traits secs, aucun cassant. Des couleurs elles aussi douces et souvent chaudes, un éclairage sans agressivité avec de temps à autre comme l’impression d’un projecteur bien orienté sur un visage par exemple, évoquant une mise en lumière telle qu’elle peut se pratiquer au cinéma. Pour un peu, un feuilletage rapide donne l’impression de dessins tout public, desquels toute agressivité a été gommée, jusqu’à aboutir à une apparence inoffensive. Pour autant, dès la première page, le lecteur ressent bien une représentation de la réalité très adulte. En l’occurrence, l’artiste fait œuvre d’une reconstitution historique très minutieuse, descriptive et dense. Sur ce premier dessine en pleine page, c’est le bon modèle d’avion, de voiture, de camion, d’uniforme militaire. La simplicité de la forme des deux bâtiments correspond pour autant à leur forme globale. Avec la troisième planche, le lecteur peut prendre la mesure de l’investissement de l’artiste dans la description des lieux : il ne manque par un montant, un chambranle, un luminaire aux pièces de l’aéroport. Il en va de même pour la chambre de Greene à Vienne, les mansardes sous les combles à Prague, les murs avec boiserie des cafés de Vienne, les tentures du club l’Oriental toujours à Vienne, les décorations sculptées des balcons de l’opéra Theater an des Wien, les cordages et décors dans les coulisses dudit opéra, les piliers et l’architecture intérieure de l’église Saint-Nicolas de Prague (Malá Strana), etc. Le lecteur ouvre également grand les yeux lors des séquences en extérieur : les ruines de bâtiments bombardés à Vienne, une allée du cimetière Zentralfriedhof où reposent Beethoven et Salieri, une collision évitée de peu entre un tramway et une voiture, une course-poursuite à pied dans des ruelles pavées de nuit, une descente dans les larges égouts de la ville, un petit tour dans la grande roue du Prater, les rues de Prague envahies par la foule, la vue de la mer depuis Anacapri, le Capitol de Washington le temps d’une case… D’un côté, ces environnements correspondent aux repérages de localisations pour tournage ; de l’autre côté, Graham Green et Elizabeth Montagu (1909-2002) s’y déplacent ou les traversent pour se rendre à leurs rendez-vous, de manière tout à fait organique. Ils séjournent à Vienne, à cette époque, elle servant de guide en fonction des endroits qu’elle connaît, lui ajoutant quelques destinations en fonction de ses contacts. Ces déplacements et ces lieux engendrent une dynamique dans la narration. Il s’agit bien d’un récit d’espionnage, dont les deux principaux protagonistes ne sont pas armés, ne servent pas d’armes. Ils se retrouvent à deux reprises mêlés à une agression physique, dont un meurtre, pour autant ce n’est pas un récit d’action, plutôt une enquête dans laquelle le rôle et les motivations de l’écrivain sont à découvrir. D’ailleurs celui-ci fait observer à Montagu que : En tout écrivain, il y a un espion qui sommeille. Le récit sera plus parlant pour un lecteur ayant une idée même vague de la carrière de Graham Greene, et ayant déjà entendu parler, ou vu, le film Le troisième homme réalisé par Carol Reed sur un scénario de Graham Greene, tourné en 1948 à Vienne, sorti en 1949. La bande dessinée se lit alors aussi bien comme un hommage à l’auteur, qu’au film. Le lecteur retrouve des éléments biographiques de sa vie, comme sa liaison avec Catherine Walston (1916–1978) ou son véritable passé d’espion au service du MI6 pendant la seconde guerre mondiale, et sa relation avec Kim Philby (1912-1988, Harold Adrian Russell Philby), officier du renseignement britannique. Il relève également les éléments du repérage de Greene à Vienne qui seront intégrés dans son scénario et figureront dans le film Le troisième homme, comme la grande roue ou les égouts de Vienne. Le scénariste se montre fin connaisseur de la vie et du film : dans le dossier en fin d’ouvrage, il fait référence à deux biographies de l’auteur, celle officielle établie par Norman Sherry avec l’aide de Greene, celle officieuse de Michael Shelden jetant un regard derrière la légende. En s’appuyant sur le premier niveau de lecture (une intrigue d’espionnage) et le second (la biographie et les repérages du film), les auteurs développent un troisième niveau de lecture : une analyse sur l’intention du scénario du film, s’avérant des plus convaincantes. Une très belle couverture attire l’œil du lecteur, par son élégance, et sa composition en plusieurs plans appelant différentes interprétations. Les auteurs retracent un moment très précis dans la vie du romancier Graham Greene : son exploration de Vienne en 1948 pour nourrir le scénario du film Le troisième Homme (1949). La narration visuelle séduit le lecteur par son élégance sophistiquée et la rare consistance de sa reconstitution historique. L’intrigue s’avère tout aussi sophistiquée, mêlant espionnage, découverte de différentes facettes de Vienne, et intention plus ou moins consciente de l’auteur. Élégant.
Slava
Après être arrivé à la conclusion de ce triptyque, me voilà donc obligé de pousser ma note au maximum, totalement convaincu que « Slava » marquera définitivement le neuvième art d’une pierre blanche. Non mais quel talent, ce Gomont ! Si « Après la chute » (le tome 1) m’avait laissé indécis, tout en en reconnaissant les qualités, je dois avouer que « Les Nouveaux Russes », second volet de cette trilogie, m’a définitivement rassuré. Une seconde lecture du premier tome a même été salutaire (eh oui, il arrive que parfois on ne soit pas dans le bon « mood »), du fait sans doute que j’étais déjà plus familiarisé avec le récit et les personnages. Quant au dernier tome, « Un enfer pour un autre », il constitue l’apogée de « Slava ». Alors que toute échappatoire à la tragédie annoncée semble de plus en plus compromise, la narration va prendre une coloration de plus en plus sombre, avec pour acmé une déflagration spectaculaire, au propre comme au figuré, qui laissera peu de monde indemne. Mais comme Gomont n’a pas pour seul but de faire pleurer dans les datchas, il va conclure son histoire en nous emmenant vers des terres plus apaisées, plus lumineuses, plus poignantes aussi. Nous laissant dans un silence ému au sortir de cette lecture. Alors que l’écroulement de l’ancien monde soviétique n’en finit pas d’entraîner la mort et la désolation, c’est captivé que l’on suit le destin de ces deux hommes, Slava et Lavrine, un destin en forme de montagnes russes, expression facile mais tellement appropriée…Il faut dire que Pierre-Henry Gomont, en plus d’être un dessinateur hors pair, sait concevoir un scénario (très peu d’auteurs ont ce double talent, il faut bien le dire) avec en prime des textes et des dialogues ciselés. La narration possède un souffle indéniable, assorti à une touche de burlesque incarné par le personnage de Volodia, l’attachant géant géniteur de la belle Nina, qui n’hésite pas à disperser façon puzzle (la diplomatie c’est pas son fort), tout particulièrement avec les vautours et les aigrefins, qu’un don particulier lui permet de repérer à dix mille lieues à la ronde. Concernant la partie graphique, je dirais que « Slava » ne saurait être dissocié du dessin. Celui-ci apporte une vibration unique, une énergie totalement en phase avec la narration. Et puis, il y a ce sens du détail pertinent pour imprimer une ambiance, allié à un minimalisme astucieux quand il s’agit de souligner les états d’âme des personnages ou un comique de situation, avec toujours ce trait agile et élégant… Chaque coup de pinceau est une gourmandise oculaire, une sensation que personnellement je n’ai pas eu si souvent l’occasion d’éprouver. A ce titre, Gomont nous livre peut-être une partie de son secret par le biais de Tatiana, personnage secondaire mais ô combien important, conseillère artistique passagère de Slava Segarov qui ne fut pas étrangère à son revirement vers l’art. Ce qui laisserait penser que ce dernier est finalement un peu le double de Pierre-Henry… Dans « Slava », il y a un vrai souffle, de tout ce qui peut composer une aventure, avec aussi une pincée de conscience sociale à travers l’histoire de cette mine que les ouvriers veulent maintenir en vie, à l’abri des rapaces sans foi ni loi. Car le récit parle aussi de cela, de cette avidité reptilienne caractéristique de l’être humain, poussée aujourd’hui à son paroxysme avec le capitalisme financier et qui ne cesse de conduire l’humanité vers le précipice depuis qu’elle existe. Et puis il y a tout de même, telle une jolie fleur née sur le fumier, cette magnifique histoire d’amour entre Slava et Nina, parce que oui, bien sûr, que serait ce monde de brutes sans amour… L’autre grande originalité de ce récit, qui le distingue encore davantage, si besoin était, est d’avoir pris le contrepied des productions mainstream en situant l’action dans cette Russie postsoviétique au lieu des sempiternelles références étatsuniennes. Un peu à la manière de Serge Lehman, qui « milite » à travers son œuvre pour la réintégration de notre bonne vieille Europe dans la pop-culture. C’est peu dire que le dernier opus conclut en beauté la saga, figurant désormais au panthéon des œuvres majeures du neuvième art. Et si on considère que PHG s’est un peu projeté dans le personnage de Slava, on ose espérer qu’il conservera comme lui une éthique plus proche des artistes galériens (mais avec le confort pécuniaire) que galeristes (ceux qui ont lu le dernier tome comprendront), afin qu’il puisse encore nous émouvoir et nous surprendre à l’avenir.