En fait, Bonaparte n'est jamais venu à Jérusalem.
-
Ce tome retrace l'histoire la ville de Jérusalem depuis -1900 jusqu'en 2022. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Vincent Lemire pour le texte et le scénario, Christophe Gaultier pour les dessins et Marie Galopin pour les couleurs. Il comprend deux-cent-quarante-cinq pages de bande dessinée. Il s'ouvre avec une carte de Jérusalem aujourd'hui : les différents quartiers, les huit portes (des Lions, Dorée, des Maghrébins, de Sion, de Jaffa, Neuve, de Damas, d'Hérode), ainsi que la ligne de cessez-le-feu de 1949 séparant Jérusalem Ouest et Est. En fin de tome se trouvent deux pages de repères chronologiques pour chacun des dix chapitres, deux pages de ressources et bibliographie (recueils de sources, ressources en lignes, quelques ouvrages cités, ouvrages de synthèse, pour aller plus loin), une page de remerciements, et une page listant les autres ouvrages du scénariste et du dessinateur.
Un olivier salue le lecteur. Il se présente : il s'appelle Zeitoun, ou Olivia, comme on préfère. Il est né il y a environ quatre mille ans, au sommet d'une colline qui porte son nom : le mont des Oliviers. Har Ha-Zeitim en hébreu, Jabal al-Zaytoun en arabe. Derrière lui, le soleil levant, le désert à perte de vue, la mer Morte. Devant lui, Jérusalem, le soleil couchant, la plaine fertile et la Méditerranée. Sur cette ligne de crête, à huit cents mètres d'altitude, entre la terre et le ciel, entre les hommes et les dieux, entre le monde des vivants et le monde des morts. Jérusalem est le point de contact entre tout cela. Au commencement de cette histoire, il n'y avait rien. Enfin, il y avait lui, un noyau craché au sol par un berger qui passait par là. Il a fallu de l'eau, beaucoup d'eau, peut-être même un déluge, un peu de chance et du soleil. Beaucoup de soleil. Depuis quatre mille ans, ses racines se sont enfoncées dans le sol, ses branches se sont élancées haut dans le ciel. Il a tout vu, tout vécu, tout observé.
Pas facile de comprendre comment cette petite ville perdue au milieu des montagnes est devenue le nombril du monde. D'abord, Jérusalem est presque dépourvue d'eau potable. Jusqu'au milieu du 20e siècle, ce sera une vraie contrainte pour son développement. Il y a bien une maigre source, le Gihon, qui coule au pied du mont des Oliviers. C'est autour de ce point d'eau que les premières populations sédentaires se sont installées il y a environ 4000 ans, à l'époque où il est né. Il a alors vu apparaître les premières sépultures, sur le versant oriental du Cédron… et cela n'a jamais cessé depuis. Il est bien placé pour savoir que le climat de Jérusalem est particulièrement rude. Pas une goutte de pluie pendant six mois de l'année, entre avril et octobre. Des hivers rigoureux, des tempêtes de neige, des étés suffocants, des nuits froides, des orages, du vent. Dans la Ville sainte, le ciel se rappelle souvent au bon souvenir des hommes. Et puis, Jérusalem a toujours été située à l'écart des routes commerciales. de fait, Jérusalem est une ville assez inaccessible, on n'y vient pas par hasard.
L'histoire de Jérusalem en bande dessinée contient une double promesse, celle d'un ouvrage sérieux et documenté, et celle d'une lecture plus facile grâce aux dessins. L'auteur a adopté une construction chronologique, depuis -2000 à l'époque contemporaine. Cet exposé est découpé en dix chapitres : Au commencement était le Temple (–2000 à -586), L'ombre des empires (-586 à 312), Genèse de la Jérusalem chrétienne (312-614), Al-Qods, ville sainte de l'Islam (614-1095), Le siècle des croisades (1095-1187), L'héritage de Saladin, l'empire des Mamelouks (1187-1516), La paix des Ottomans (1516-1799), La Ville sainte réinventée (1799-1897), le rêve de Sion (1897-1947), L'impossible capitale (1947-…). Ces différentes époques sont racontées au travers de séquences mettant en scène des personnages historiques et de simples citoyens de différentes confessions. L'exposé se fait sous la forme de cellules de texte et de phylactères, comme pour une bande dessinée traditionnelle. Comme il est coutume dans ce genre d'ouvrage historique, l'exposé mène la narration et les dessins y sont assujettis. Le registre visuel est de nature réaliste avec un degré de simplification dans le rendu, et de nombreux détails descriptifs pour la reconstitution historique. Comme l'indique le titre, le point de vue choisi se focalise sur l'évolution de la ville, la coexistence des différentes communautés, les alternances de gouvernance, les guerres, les croisades, etc.
Le lecteur constate rapidement qu'il s'agit d'un livre d'histoire d'un genre différent, dans le sens où il ne raconte pas ou il ne reconstitue pas des événements historiques, par exemple il ne détaille pas la destruction du premier Temple ou du second Temple, il ne contextualise pas les conquêtes de Saladin, il ne donne pas le contexte de la guerre des Six Jours. Dans le même ordre idée, il ne fait œuvre d'aucune manière de prosélytisme pour l'une ou l'autre des religions, ni ne porte de jugement de valeur sur leur credo. L'exposé commence par une contextualisation géographie sur le relief, le climat et l'approvisionnement en eau. Puis il est question des premiers témoignages existants sur cette cité, sur son développement, mêlé à la tradition comme le sacrifice d'Isaac ou la vocation de bâtisseur du roi Salomon fils de David. Viennent ensuite des personnages dont la réalité historique est avérée conquérant Jérusalem ou l'administrant. Une ville conquise puis reconquise, détrônée puis restaurée, détruite puis reconstruite. L'auteur met l'accent sur l'installation des tenants d'une religion puis d'une autre, sur leur cohabitation pacifique, sur les tensions, les massacres, la nature de l'autorité plutôt bienveillante et tolérante, ou au contraire exclusive et persécutrice. La gestion des lieux de culte et des lieux saints occupent une place essentielle dans chaque chapitre : leur préservation, leur gestion, leur accaparation.
Il est vraisemblable que le lecteur soit venu à cet ouvrage parce qu'il s'agit d'une bande dessinée, c'est-à-dire une forme narrative particulière qu'il apprécie ou qui lui semble appropriée à sa sensibilité pour aborder ce sujet complexe et passionnant. Il sait par avance que cette narration visuelle présentera un goût et un rythme très différent de celui d'une bande dessinée d'aventure, quel que soit le genre littéraire. Dans un premier temps, il goûte à l'incarnation du narrateur sous la forme d'un olivier, à la présentation visuelle de la ville, de ses abords, par le biais du survol d'une colombe. Puis il voit bien ce qu'apporte une reconstitution visuelle : montrer une époque au travers des tenues vestimentaires, des accessoires, des ameublements, des rues et des pièces intérieures, et bien sûr les états successifs du développement de la ville. Les limites de l'exercice lui apparaissent tout autant : la densité fluctuante du niveau de détails, les cases attestant d'un manque de matériau source pour représenter l'aspect d'un mur, ou l'aménagement d'une voirie. Pour autant, cela ne retire rien au fait de voir chaque époque, les bâtiments, les individus vivant dans cette ville.
Rapidement, le lecteur prend le rythme : la densité d'informations à chaque page, la mise en scène visuelle. L'artiste fait vivre les personnages aux différentes époques, permettant à ces différentes phases de s'incarner, faisant apparaître la continuité des lieux. Il montre aussi bien des scènes de la vie quotidienne que des moments historiques significatifs, ou encore le regard porté par des voyageurs ayant écrit sur la ville, et des voyageurs connus, écrivains ou généraux, chefs d'état. À quelques reprises, il met en scène un guide commentant un site aux bénéfices de touristes. le lecteur prend progressivement conscience de la coordination entre scénariste et dessinateur, de ce que le premier a confié au second en faisant porter des informations par les visuels. Il retrouve régulièrement cette conscience incarnée dans un olivier plurimillénaire. Il se rend compte que l'auteur a conçu un mode d'exposé qui repose essentiellement sur la parole des individus, par opposition à des sentences ou des explications professorales. Contrairement à ses a priori, le lecteur voit que les dessins dépassent la simple illustration littérale, pour raconter beaucoup dans une interaction pensée spécifiquement pour cet exposé.
Les auteurs tiennent la distance pour retracer les grandes phases de l'évolution de Jérusalem au fil des siècles. Ils font des choix quant à ce qu'ils évoquent, et ce qu'ils laissent de côté, au cours de ces quatre millénaires d'histoire. De séquence en séquence, le lecteur voit se dessiner des thèmes récurrents : les conquêtes de la ville, la prise par les armes, la politique inclusive ou exclusive, l'appropriation et l'accaparation de certains lieux symboliques. Les différents paramètres qui régissent la coexistence pacifique ou antagoniste entre les différentes religions. Le deuxième effet est une évidence qui devient concrète : tout n'a pas toujours été comme la situation contemporaine. Le troisième effet émerge petit à petit : au fil de l'alternance des gouvernances et la popularité de la Ville sainte en Europe, la façon dont elle est envisagée alterne entre un lieu de résidence pour des pratiquants bien vivants, et une ville abritant des lieux saints devant être préservés, sanctuarisés, comme dans un musée. Et bien sûr, chaque communauté l'instrumentalise pour son propre bénéfice, au gré des siècles.
Un projet déraisonnable : rendre compte du développement, de la vie d'une ville, encore plus ambitieux du fait qu'il s'agit de Jérusalem. Tout ne peut pas tenir dans un tel ouvrage : les auteurs ont fait des choix qui donnent un point de vue à leur approche, ainsi qu'une cohérence thématique tout du long, sans prendre parti, sans prosélytisme. Le lecteur voit Jérusalem se développer sous yeux, voit les populations gérer l'importance accordée au lieux saints, cohabiter en bonne intelligence, se combattre, s'exterminer, subir les contingences politiques des empires et des nations. Mission accomplie.
Je ne connais pas l'histoire du conte originel (si ce n'est que je connais Peau d'Âne, sa réinterprétation postérieure) donc je ne pourrais pas juger cet album sous l'angle de l'adaptation.
En revanche, en tant que lecture indépendante, l'album m'a bluffé.
Tout d'abord, ce qui frappe, c'est le dessin de Stéphane Fert. J'aime énormément son style jouant sur les teintes de bleus et de roses contrastés par du noir.
Sa façon d'illustrer les personnages, les décors, les actions, n'est pas réaliste mais poétique. C'est sans doute bête comme façon de le dire, mais je n'ai pas d'autre mot : c'est poétique. De la poésie en dessin.
Les récits qu'il scénarise tiennent bien souvent du conte (voir La Marche Brume par exemple) et son dessin joue vraiment sur l'aspect magique de ces histoires.
Ici, c'est un conte donc.
Un conte avec une princesse, un prince, un méchant roi, une sorcière/fée, des enchantements, des promesses, une histoire d'amour et des situations compliquées dont nos protagonistes devront s'extirper par la ruse. Pas de doute, pour tout-e amateur-ice de conte, on est en terrain connu.
Et moi, bah je suis plus qu'amatrice de conte, j'adore ça. Donc quand ils sont aussi bien racontés (et aussi bien illustrés) qu'ici, je ne peux qu'avoir un coup de cœur.
Le texte est beau. Il se permet de nombreux passages en rimes, mais même lorsqu'il s'agit de prose les dialogues gardent une sorte de rythme assez joli à entendre. En tant qu'amatrice de théâtre, je suis comblée.
Il y a plusieurs propos qui se dégagent de cette histoire : on nous parle de désir (global comme le désir de liberté ou plus terre à terre comme celui de la chair), d'inceste, de traumas et surtout (surtout !) d'amour. D'amour romantique, oui, mais encore plus d'amour de la lecture.
L'importance de la lecture est un point central de ce récit. Qu'elle soit pour s'instruire, voyager, rêver ou tout simplement se permettre de faire fi de ce qui a été précédemment écrit (il n'y a qu'à voir les quelques propos métaxtuels de certains personnages ou l'une des scènes finales).
Le conte d'origine est ici modernisé.
Même sans connaître le conte d'origine, on le sait, notamment grâce aux remarques métatextuelles précédemment citées, mais aussi par cette volonté qui se dégage de vouloir sincèrement s'intéresser aux traumas, émois et désir de son personnage féminin principal. Encore une fois, je ne connais pas le conte d'origine, mais je ne pense pas prendre de gros risque en pensant qu'un conte allemand du XIXème siècle ne devait pas être vraiment très féministe.
Je ne développerais pas trop sur l'intrigue car, bien que simple, sa découverte joue un peu sur son charme. Comme tout conte, la première écoute/lecture joue sur notre imaginaire.
Bon, qu'on se rassure quand-même, j'ai déjà lu l'album plusieurs fois et il ne perd pas de ses qualités avec les lectures.
La lecture n'est sans doute pas parfaite (mais après tout quelle œuvre l'est vraiment ?).
Pour moi, en tout cas, elle mérite un statut de culte.
Le cerveau ne voit pas, n'entend pas ne parle pas, ni ne pense.
-
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, plutôt une réflexion sur le sujet. Sa publication originale date de 2023. Il a été réalisé conjointement par Miguel Benasayag pour le livre original Cerveau augmenté, homme diminué (2016) et pour la discussion, avec Thierry Murat bédéiste qui en a réalisé cette adaptation, ou plutôt cette lecture commentée. Il s'agit d'un ouvrage en noir & blanc avec une teinte marron. Il comprend cent-quatre-vingt-deux pages de bande dessinée.
Un courriel du 21 juillet 2021 à 15h32 : Thierry indique à Miguel qu'il est en possession de son adresse mail. Les éditions Delcourt via les éditions La Découverte la lui ont gentiment communiquée, à la demande du philosophe. Il le remercie pour cette délicate attention, et lui propose de se parler un peu au téléphone, un de ces jours d'été afin de faire connaissance. Miguel lui répond un peu plus tard : il est très content de la proposition et indique qu'ils peuvent aussi se parler par Skype, un de ces prochains jours. Cela désole le bédéiste car il déteste Skype, il déteste tous ces moyens de communication où l'on est obligé de regarder bouger virtuellement les lèvres de son interlocuteur. Ça le stresse et il déteste le stress. Malgré tout il lui répond que ça lui va, et que l'application est installée sur la tablette de sa fille dont il lui communique l'adresse. S'en suivent quelques échanges. Thierry se souvient que chez Paul Auster, dans Cité de verre, c'est un faux numéro de téléphone qui déclenche tout. Là, c'est une véritable lettre qui est à l'origine de cette bande dessinée, celle que Thierry a adressée au philosophe pour adapter son livre.
Après des échanges téléphoniques, l'artiste met son projet en suspens quelques semaines car il est invité par l'alliance française en Colombie. Dans l'avion, n'arrivant pas à choisir dans la multitude de films à regarder, il repense au dilemme de l'âne idiot de Buridan. Finalement il s'endort. Rêver que l'on est en train de dormir, ou rêver que l'on est en train de rêver, est un état de conscience tout aussi vertigineux que l'étude de l'objet par l'objet lui-même. Depuis la nuit des temps, le cerveau humain observe, connaît, étudie, s'explique des choses, comprend… Mais à partir du XXIe siècle, grâce aux récentes avancées en imagerie médicale, en biochimie, en neurosciences, le cerveau humain en est arrivé au stade où il est devenu… son propre sujet d'étude. Cette auto-rencontre est une rupture anthropologique sans précédent, certainement la quatrième blessure narcissique de l'humanité. Les trois premières blessures narcissiques, infligées par la science à l'homme dans l'histoire de l'Occident, on le sait, furent douloureuses et le sont peut-être encore. La première déclenchée par Copernic et Galilée : non seulement la Terre n'est pas au centre de l'univers, sous le regard de plein d'amour paternel de Dieu, mais elle n'est qu'un simple caillou parmi tant d'autres, perdu dans l'infini intersidéral. La deuxième, causée par Darwin…
Au cours de la bande dessinée, le bédéiste indique que les éditeurs qualifient ce genre d'ouvrage d'Essai graphique, terme repris dans le texte de la quatrième de couverture. S'il lui prend l'envie de feuilleter l'ouvrage pour s'en faire une première idée, le lecteur découvre des illustrations disposées en case, à raison en moyenne de trois par page, avec des cartouches de texte plus ou moins copieux, une forme de bande dessinée, mais pas de narration séquentielle. S'il n'est pas a priori attiré par le sujet ou par l'auteur, il est possible qu'il en reste là, craignant une lecture fastidieuse, et peut-être intellectuelle dans le mauvais sens du terme. Sinon, il franchit le pas en pleine connaissance de cause, et il éprouve la surprise de d'une lecture agréable, même s'il ne s'agit pas effectivement d'une narration traditionnelle en bande dessinée. Le bédéiste aborde explicitement cette question au cours de l'ouvrage en disant : On s'imagine souvent que la bande dessinée doit formellement et absolument mettre en scène des bonshommes à gros nez, bavardant frénétiquement à grands coups de phylactère ovoïde… Il continue : Certains lecteurs auront alors été un peu déstabilisés à la lecture des premières pages du présent ouvrage, où il s'essaie librement à ce genre nouveau que les éditeurs, les libraires et les journalistes de la modernité ont baptisé : l'essai graphique. Il s'agit surtout, là aussi, de créer un monde pour inventer une forme narrative. Ne pas prendre le lecteur pour un âne. Ne pas se contenter de penser que l'on a trouvé ce qu'on cherche en illustrant un catéchisme savant… Ne pas se faire croire que le lecteur doit systématiquement être en position confortable. Chercher. Essayer… Oser surestimer ce qui se passe entre les cases, et y explorer cette temporalité alternative de la lecture que permet le médium Bande dessinée. Les idées visuelles enfermées dans des cases ne sont rien avant de prendre corps entre les mains du lecteur. Libre à lui d'en faire des points d'exclamation, d'interrogation, ou de suspension.
Seconde originalité dans cet ouvrage, Thierry Murat fait plus que simplement mettre en image le livre du philosophe franco-argentin : il en reprend la structure, les thèmes, la logique, et il évoque son dialogue avec l'auteur sur différents passages, sur certains questionnements, évoquant également la résonnance avec son quotidien ou ses propres choix. Ce parti pris constitue effectivement un prolongement de l'ouvrage initial, et le lecteur peut faire l'expérience de la rencontre entre ces deux auteurs, de leurs idées communes, exprimées chacun à leur manière. Ce principe est affiché dès les première pages dans lesquelles le bédéiste alterne des images de circuits imprimés schématisés, avec les paysages des Landes en mode semi-nocturne, alors qu'il conduit sa voiture, opposant ainsi le minéral du silicone au paysage ouvert des silhouettes d'arbres et des oiseaux dans le ciel. Dans le même temps, il évoque le processus laborieux de prise de contact directe avec le philosophe, et sa réticence à utiliser un logiciel de visioconférence. Les auteurs mettent en scène l'opposition entre l'artificialité du monde numérique et le vivant organique du réel. Enfin une première conversation téléphonique peut avoir lieu, puis Murat doit différer la réalisation de ce projet du fait de son départ pour la Colombie. Puis le dessinateur évoque le paradoxe de l'âne de Buridan (Jean Buridan, 1292-1363, philosophe français) : cette question philosophique est reprise par la suite sous un angle de logique, en évoquant Deep Blue, développé par IBM au début des années 1990, le logiciel qui a battu Gary Kasparov aux échecs en 1997.
Le lecteur se prend rapidement au jeu de la lecture : les échanges entre les deux auteurs qui reprennent le processus de création de l'adaptation et de la bande dessinée, induisant à la fois une forme légère de mise en abîme, une lecture personnelle de l’œuvre, une invitation à la prise de recul de la part du lecteur. Le titre annonce clairement le positionnement des auteurs sur le sujet : le point d'interrogation étant quasiment superflu. En effet, Murat annonce qu'il a abandonné l'usage de tous les réseaux sociaux, Benasayag insistant dès le début sur la comparaison erronée entre le fonctionnement d'une intelligence artificielle et celle du cerveau. Le titre de ses ouvrages parle d'eux-mêmes : La singularité du vivant (2017), Fonctionner ou exister (2018), La tyrannie des algorithmes (2019). Conscient du parti pris des auteurs, le lecteur relève plus facilement que tous les arguments contre le monde du numérique sont à charge. Il se rend compte des omissions sciemment effectuées ou de l'absence de mention des apports du numérique au sens large dans la vie quotidienne, ce qui ne diminue en rien le point de vue des auteurs. Dans cette forme unique, ils évoquent aussi bien les spécificités du fonctionnement organique du cerveau humain, que les techniques de captation de l'attention, le circuit de récompense de la dopamine, ou encore les conséquences des fonctions déléguées aux machines informatiques et aux algorithmes. Il s'agit donc d'une lecture active, se faisant tout naturellement, sans avoir besoin de s'arrêter pour réfléchir sciemment aux liens entre textes et images, au pourquoi du choix de telles illustrations.
L'artiste impressionne par son usage de silhouettes, d'icônes, de paysages naturels, de rapprochements visuels, de métaphores imagées. Il couvre tout le spectre de la représentation du dessin descriptif réaliste au symbole visuel, en passant par l'image conceptuelle à en être parfois abstraite si elle est prise hors de contexte de celle d'avant ou celle d'après (ce qui illustre le travail du cerveau pour identifier les schémas et produire du sens, ce qui se passe entre les cases), le facsimilé de bande dessinée humoristique (Les aventures de Thierry & Miguel), des dessins reproduisant des artefacts culturels comme un écran de Pac-Man, le tableau La Joconde, des affiches de réclame, des logos d'entreprise, d'autres œuvres d'art (une sculpture d'Alberto Giacometti, 1901-1966), des écrans d'ordinateur d'avant l'interface graphique, des kanjis, etc., pour une grande diversité graphique que ne laisse pas supposer un simple feuilletage préalable.
Cet exposé graphique s'avère fort riche dans son ensemble. Il fait appel à de nombreux éléments cultures, par exemple : La cité de verre (1987) de Paul Auster, Moby Dick (1851) d'Herman Melville (1819-1891), la notion d'apercetion de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), La grande vague de Kanagawa (environ 1830) de Katsushika Hokusai (1760-1849), la qualité des pensées que l'on a en marchant d'après Friedrich Nietzsche (1844-1900), Blade Runner (1982) de Ridley Scott, l'invention de l'imprimerie par Johannes Gutenberg (1400-1468), la fable du scorpion et de la grenouille de Lev Nitoburg (1899-1937), le corps sans organe d'Antonin Artaud (1896-1948), l'utilité de l'inutile développé par Tchouang Tseu (-369 à -288), l'autobiographie de Corto Maltese (Le désir d'être inutile) par Hugo Pratt (1927-1995), lé dégénérescence des utopies par Claude Shannon (1916-2001, mathématicien, un des fondateurs de la théorie de l'information) & Norbert Wiener (1894-1964, père fondateur de la cybernétique), Bug (2017-2022) d'Enki Bilal, la notion de biopouvoir développée par Michel Foucault (1926-1984), le petit Prince (1943) d'Antoine Saint Exupéry (1900-1944), etc. Les auteurs savent apporter les informations nécessaires pour que tous les lecteurs puissent comprendre ces références et leur rapport avec l'exposé. Ainsi le lecteur saisit aisément la différence fondamentale entre le fonctionnement du cerveau et une intelligence informatique (Tout le corps pense… Pas seulement le cerveau.), la réalité déjà présente du transhumanisme (l'impact de l'omniprésence de l'information disponible en permanence par exemple), le problème avec le progrès (on voit ce qu'on gagne, mais on ignore ce qu'on perd), l'avènement de la société normative (ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas), le principe de mariage parfait qui unit aujourd'hui les technosciences et la macroéconomie néolibérale (deux formes d'une même dérégulation), etc.
Le titre indique clairement que les auteurs adoptent un point de vue partial sur la question, certainement pour compenser la généralisation et l'enthousiasme pour les technologies numériques sous toutes leurs formes. Malgré une apparence éloignée d'une bande dessinée traditionnelle, le lecteur se rend vite compte du confort de lecture, de l'intelligence de la mise en images, conçue sur mesure pour cet exposé graphique. Il apprécie les points de vue du philosophe grâce à la richesse des références, la clarté du propos, sans pour autant perdre son propre esprit critique. du grand art, de la réflexion très humaine.
Oups ! en terminant "La ligne de vie" je me suis aperçu que je n'avais pas avisé Corto Maltese! Je reviendrai plus tard sur les opus 13-17 (à ce jour)
Canales/Pellejero pour me circonscrire aux 12 opus Hugo Pratt (comme sur le site).
Je suis de la génération Corto, et Pratt avec Bilal sont les deux auteurs qui m'ont fait sortir de la BD jeunesse. Ce ne fut pas simple tellement Corto est un personnage aux antipodes d'un Tintin par exemple. Il faut probablement avoir soi-même un certain vécu dans plusieurs domaines ( histoire, voyage, littérature) pour bien savourer l'univers de Pratt. En effet la narration parfois très poétique, des personnages énigmatiques et ambigus des lieux hors des circuits traditionnels rendent la lecture rébarbative ou passionnante. Corto c'est aussi l'apparition, dans le monde un peu figé de la BD, de personnages non Blancs d'une grande dignité et profondeur psychologique et graphique. C'est l'éclosion d'un monde nouveau post colonial qui se crée sur les désillusions et les injustices de l'ancien. Car Corto promène partout sur les océans et les continents sa désillusion des causes justes condamnées à se soumettre ou à utiliser des moyens peu nobles.
Le graphisme souvent en N&B fut aussi une rupture d'un monde ancien. En travaillant principalement sur les expressions énigmatiques des personnages au discours rares mais précieux Pratt nous fais plonger encore plus profondément dans cette atmosphère onirique presque fantastique.
On peut probablement ne pas aimer Corto à l'exemple de Tintin. Il reste toutefois un personnage incontournable de l'histoire de la BD.
En France, les livres sont au même prix partout. C'est la loi !
Avec BDfugue, vous payez donc le même prix qu'avec les géants de la vente en ligne mais pour un meilleur service :
des promotions et des goodies en permanence
des réceptions en super état grâce à des cartons super robustes
une équipe joignable en cas de besoin
2. C'est plus avantageux pour nous
Si BDthèque est gratuit, il a un coût.
Pour financer le service et le faire évoluer, nous dépendons notamment des achats que vous effectuez depuis le site. En effet, à chaque fois que vous commencez vos achats depuis BDthèque, nous touchons une commission. Or, BDfugue est plus généreux que les géants de la vente en ligne !
3. C'est plus avantageux pour votre communauté
En choisissant BDfugue plutôt que de grandes plateformes de vente en ligne, vous faites la promotion du commerce local, spécialisé, éthique et indépendant.
Meilleur pour les emplois, meilleur pour les impôts, la librairie indépendante promeut l'émergence des nouvelles séries et donc nos futurs coups de cœur.
Chaque commande effectuée génère aussi un don à l'association Enfance & Partage qui défend et protège les enfants maltraités. Plus d'informations sur bdfugue.com
Pourquoi Cultura ?
La création de Cultura repose sur une vision de la culture, accessible et contributive. Nous avons ainsi considéré depuis toujours notre responsabilité sociétale, et par conviction, développé les pratiques durables et sociales. C’est maintenant au sein de notre stratégie de création de valeur et en accord avec les Objectifs de Développement Durable que nous déployons nos actions. Nous traitons avec lucidité l’impact de nos activités, avec une vision de long terme. Mais agir en responsabilité implique d’aller bien plus loin, en contribuant positivement à trois grands enjeux de développement durable.
Nos enjeux environnementaux
Nous sommes résolument engagés dans la réduction de notre empreinte carbone, pour prendre notre part dans la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de la planète.
Nos enjeux culturels et sociétaux
La mission de Cultura est de faire vivre et aimer la culture. Pour cela, nous souhaitons stimuler la diversité des pratiques culturelles, sources d’éveil et d’émancipation.
Nos enjeux sociaux
Nous accordons une attention particulière au bien-être de nos collaborateurs à la diversité, l’inclusion et l’égalité des chances, mais aussi à leur épanouissement, en encourageant l’expression des talents artistiques.
Votre vote
Une Histoire de Jérusalem
En fait, Bonaparte n'est jamais venu à Jérusalem. - Ce tome retrace l'histoire la ville de Jérusalem depuis -1900 jusqu'en 2022. Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Vincent Lemire pour le texte et le scénario, Christophe Gaultier pour les dessins et Marie Galopin pour les couleurs. Il comprend deux-cent-quarante-cinq pages de bande dessinée. Il s'ouvre avec une carte de Jérusalem aujourd'hui : les différents quartiers, les huit portes (des Lions, Dorée, des Maghrébins, de Sion, de Jaffa, Neuve, de Damas, d'Hérode), ainsi que la ligne de cessez-le-feu de 1949 séparant Jérusalem Ouest et Est. En fin de tome se trouvent deux pages de repères chronologiques pour chacun des dix chapitres, deux pages de ressources et bibliographie (recueils de sources, ressources en lignes, quelques ouvrages cités, ouvrages de synthèse, pour aller plus loin), une page de remerciements, et une page listant les autres ouvrages du scénariste et du dessinateur. Un olivier salue le lecteur. Il se présente : il s'appelle Zeitoun, ou Olivia, comme on préfère. Il est né il y a environ quatre mille ans, au sommet d'une colline qui porte son nom : le mont des Oliviers. Har Ha-Zeitim en hébreu, Jabal al-Zaytoun en arabe. Derrière lui, le soleil levant, le désert à perte de vue, la mer Morte. Devant lui, Jérusalem, le soleil couchant, la plaine fertile et la Méditerranée. Sur cette ligne de crête, à huit cents mètres d'altitude, entre la terre et le ciel, entre les hommes et les dieux, entre le monde des vivants et le monde des morts. Jérusalem est le point de contact entre tout cela. Au commencement de cette histoire, il n'y avait rien. Enfin, il y avait lui, un noyau craché au sol par un berger qui passait par là. Il a fallu de l'eau, beaucoup d'eau, peut-être même un déluge, un peu de chance et du soleil. Beaucoup de soleil. Depuis quatre mille ans, ses racines se sont enfoncées dans le sol, ses branches se sont élancées haut dans le ciel. Il a tout vu, tout vécu, tout observé. Pas facile de comprendre comment cette petite ville perdue au milieu des montagnes est devenue le nombril du monde. D'abord, Jérusalem est presque dépourvue d'eau potable. Jusqu'au milieu du 20e siècle, ce sera une vraie contrainte pour son développement. Il y a bien une maigre source, le Gihon, qui coule au pied du mont des Oliviers. C'est autour de ce point d'eau que les premières populations sédentaires se sont installées il y a environ 4000 ans, à l'époque où il est né. Il a alors vu apparaître les premières sépultures, sur le versant oriental du Cédron… et cela n'a jamais cessé depuis. Il est bien placé pour savoir que le climat de Jérusalem est particulièrement rude. Pas une goutte de pluie pendant six mois de l'année, entre avril et octobre. Des hivers rigoureux, des tempêtes de neige, des étés suffocants, des nuits froides, des orages, du vent. Dans la Ville sainte, le ciel se rappelle souvent au bon souvenir des hommes. Et puis, Jérusalem a toujours été située à l'écart des routes commerciales. de fait, Jérusalem est une ville assez inaccessible, on n'y vient pas par hasard. L'histoire de Jérusalem en bande dessinée contient une double promesse, celle d'un ouvrage sérieux et documenté, et celle d'une lecture plus facile grâce aux dessins. L'auteur a adopté une construction chronologique, depuis -2000 à l'époque contemporaine. Cet exposé est découpé en dix chapitres : Au commencement était le Temple (–2000 à -586), L'ombre des empires (-586 à 312), Genèse de la Jérusalem chrétienne (312-614), Al-Qods, ville sainte de l'Islam (614-1095), Le siècle des croisades (1095-1187), L'héritage de Saladin, l'empire des Mamelouks (1187-1516), La paix des Ottomans (1516-1799), La Ville sainte réinventée (1799-1897), le rêve de Sion (1897-1947), L'impossible capitale (1947-…). Ces différentes époques sont racontées au travers de séquences mettant en scène des personnages historiques et de simples citoyens de différentes confessions. L'exposé se fait sous la forme de cellules de texte et de phylactères, comme pour une bande dessinée traditionnelle. Comme il est coutume dans ce genre d'ouvrage historique, l'exposé mène la narration et les dessins y sont assujettis. Le registre visuel est de nature réaliste avec un degré de simplification dans le rendu, et de nombreux détails descriptifs pour la reconstitution historique. Comme l'indique le titre, le point de vue choisi se focalise sur l'évolution de la ville, la coexistence des différentes communautés, les alternances de gouvernance, les guerres, les croisades, etc. Le lecteur constate rapidement qu'il s'agit d'un livre d'histoire d'un genre différent, dans le sens où il ne raconte pas ou il ne reconstitue pas des événements historiques, par exemple il ne détaille pas la destruction du premier Temple ou du second Temple, il ne contextualise pas les conquêtes de Saladin, il ne donne pas le contexte de la guerre des Six Jours. Dans le même ordre idée, il ne fait œuvre d'aucune manière de prosélytisme pour l'une ou l'autre des religions, ni ne porte de jugement de valeur sur leur credo. L'exposé commence par une contextualisation géographie sur le relief, le climat et l'approvisionnement en eau. Puis il est question des premiers témoignages existants sur cette cité, sur son développement, mêlé à la tradition comme le sacrifice d'Isaac ou la vocation de bâtisseur du roi Salomon fils de David. Viennent ensuite des personnages dont la réalité historique est avérée conquérant Jérusalem ou l'administrant. Une ville conquise puis reconquise, détrônée puis restaurée, détruite puis reconstruite. L'auteur met l'accent sur l'installation des tenants d'une religion puis d'une autre, sur leur cohabitation pacifique, sur les tensions, les massacres, la nature de l'autorité plutôt bienveillante et tolérante, ou au contraire exclusive et persécutrice. La gestion des lieux de culte et des lieux saints occupent une place essentielle dans chaque chapitre : leur préservation, leur gestion, leur accaparation. Il est vraisemblable que le lecteur soit venu à cet ouvrage parce qu'il s'agit d'une bande dessinée, c'est-à-dire une forme narrative particulière qu'il apprécie ou qui lui semble appropriée à sa sensibilité pour aborder ce sujet complexe et passionnant. Il sait par avance que cette narration visuelle présentera un goût et un rythme très différent de celui d'une bande dessinée d'aventure, quel que soit le genre littéraire. Dans un premier temps, il goûte à l'incarnation du narrateur sous la forme d'un olivier, à la présentation visuelle de la ville, de ses abords, par le biais du survol d'une colombe. Puis il voit bien ce qu'apporte une reconstitution visuelle : montrer une époque au travers des tenues vestimentaires, des accessoires, des ameublements, des rues et des pièces intérieures, et bien sûr les états successifs du développement de la ville. Les limites de l'exercice lui apparaissent tout autant : la densité fluctuante du niveau de détails, les cases attestant d'un manque de matériau source pour représenter l'aspect d'un mur, ou l'aménagement d'une voirie. Pour autant, cela ne retire rien au fait de voir chaque époque, les bâtiments, les individus vivant dans cette ville. Rapidement, le lecteur prend le rythme : la densité d'informations à chaque page, la mise en scène visuelle. L'artiste fait vivre les personnages aux différentes époques, permettant à ces différentes phases de s'incarner, faisant apparaître la continuité des lieux. Il montre aussi bien des scènes de la vie quotidienne que des moments historiques significatifs, ou encore le regard porté par des voyageurs ayant écrit sur la ville, et des voyageurs connus, écrivains ou généraux, chefs d'état. À quelques reprises, il met en scène un guide commentant un site aux bénéfices de touristes. le lecteur prend progressivement conscience de la coordination entre scénariste et dessinateur, de ce que le premier a confié au second en faisant porter des informations par les visuels. Il retrouve régulièrement cette conscience incarnée dans un olivier plurimillénaire. Il se rend compte que l'auteur a conçu un mode d'exposé qui repose essentiellement sur la parole des individus, par opposition à des sentences ou des explications professorales. Contrairement à ses a priori, le lecteur voit que les dessins dépassent la simple illustration littérale, pour raconter beaucoup dans une interaction pensée spécifiquement pour cet exposé. Les auteurs tiennent la distance pour retracer les grandes phases de l'évolution de Jérusalem au fil des siècles. Ils font des choix quant à ce qu'ils évoquent, et ce qu'ils laissent de côté, au cours de ces quatre millénaires d'histoire. De séquence en séquence, le lecteur voit se dessiner des thèmes récurrents : les conquêtes de la ville, la prise par les armes, la politique inclusive ou exclusive, l'appropriation et l'accaparation de certains lieux symboliques. Les différents paramètres qui régissent la coexistence pacifique ou antagoniste entre les différentes religions. Le deuxième effet est une évidence qui devient concrète : tout n'a pas toujours été comme la situation contemporaine. Le troisième effet émerge petit à petit : au fil de l'alternance des gouvernances et la popularité de la Ville sainte en Europe, la façon dont elle est envisagée alterne entre un lieu de résidence pour des pratiquants bien vivants, et une ville abritant des lieux saints devant être préservés, sanctuarisés, comme dans un musée. Et bien sûr, chaque communauté l'instrumentalise pour son propre bénéfice, au gré des siècles. Un projet déraisonnable : rendre compte du développement, de la vie d'une ville, encore plus ambitieux du fait qu'il s'agit de Jérusalem. Tout ne peut pas tenir dans un tel ouvrage : les auteurs ont fait des choix qui donnent un point de vue à leur approche, ainsi qu'une cohérence thématique tout du long, sans prendre parti, sans prosélytisme. Le lecteur voit Jérusalem se développer sous yeux, voit les populations gérer l'importance accordée au lieux saints, cohabiter en bonne intelligence, se combattre, s'exterminer, subir les contingences politiques des empires et des nations. Mission accomplie.
Peau de Mille Bêtes
Je ne connais pas l'histoire du conte originel (si ce n'est que je connais Peau d'Âne, sa réinterprétation postérieure) donc je ne pourrais pas juger cet album sous l'angle de l'adaptation. En revanche, en tant que lecture indépendante, l'album m'a bluffé. Tout d'abord, ce qui frappe, c'est le dessin de Stéphane Fert. J'aime énormément son style jouant sur les teintes de bleus et de roses contrastés par du noir. Sa façon d'illustrer les personnages, les décors, les actions, n'est pas réaliste mais poétique. C'est sans doute bête comme façon de le dire, mais je n'ai pas d'autre mot : c'est poétique. De la poésie en dessin. Les récits qu'il scénarise tiennent bien souvent du conte (voir La Marche Brume par exemple) et son dessin joue vraiment sur l'aspect magique de ces histoires. Ici, c'est un conte donc. Un conte avec une princesse, un prince, un méchant roi, une sorcière/fée, des enchantements, des promesses, une histoire d'amour et des situations compliquées dont nos protagonistes devront s'extirper par la ruse. Pas de doute, pour tout-e amateur-ice de conte, on est en terrain connu. Et moi, bah je suis plus qu'amatrice de conte, j'adore ça. Donc quand ils sont aussi bien racontés (et aussi bien illustrés) qu'ici, je ne peux qu'avoir un coup de cœur. Le texte est beau. Il se permet de nombreux passages en rimes, mais même lorsqu'il s'agit de prose les dialogues gardent une sorte de rythme assez joli à entendre. En tant qu'amatrice de théâtre, je suis comblée. Il y a plusieurs propos qui se dégagent de cette histoire : on nous parle de désir (global comme le désir de liberté ou plus terre à terre comme celui de la chair), d'inceste, de traumas et surtout (surtout !) d'amour. D'amour romantique, oui, mais encore plus d'amour de la lecture. L'importance de la lecture est un point central de ce récit. Qu'elle soit pour s'instruire, voyager, rêver ou tout simplement se permettre de faire fi de ce qui a été précédemment écrit (il n'y a qu'à voir les quelques propos métaxtuels de certains personnages ou l'une des scènes finales). Le conte d'origine est ici modernisé. Même sans connaître le conte d'origine, on le sait, notamment grâce aux remarques métatextuelles précédemment citées, mais aussi par cette volonté qui se dégage de vouloir sincèrement s'intéresser aux traumas, émois et désir de son personnage féminin principal. Encore une fois, je ne connais pas le conte d'origine, mais je ne pense pas prendre de gros risque en pensant qu'un conte allemand du XIXème siècle ne devait pas être vraiment très féministe. Je ne développerais pas trop sur l'intrigue car, bien que simple, sa découverte joue un peu sur son charme. Comme tout conte, la première écoute/lecture joue sur notre imaginaire. Bon, qu'on se rassure quand-même, j'ai déjà lu l'album plusieurs fois et il ne perd pas de ses qualités avec les lectures. La lecture n'est sans doute pas parfaite (mais après tout quelle œuvre l'est vraiment ?). Pour moi, en tout cas, elle mérite un statut de culte.
Cerveaux augmentés (Humanité diminuée ?)
Le cerveau ne voit pas, n'entend pas ne parle pas, ni ne pense. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, plutôt une réflexion sur le sujet. Sa publication originale date de 2023. Il a été réalisé conjointement par Miguel Benasayag pour le livre original Cerveau augmenté, homme diminué (2016) et pour la discussion, avec Thierry Murat bédéiste qui en a réalisé cette adaptation, ou plutôt cette lecture commentée. Il s'agit d'un ouvrage en noir & blanc avec une teinte marron. Il comprend cent-quatre-vingt-deux pages de bande dessinée. Un courriel du 21 juillet 2021 à 15h32 : Thierry indique à Miguel qu'il est en possession de son adresse mail. Les éditions Delcourt via les éditions La Découverte la lui ont gentiment communiquée, à la demande du philosophe. Il le remercie pour cette délicate attention, et lui propose de se parler un peu au téléphone, un de ces jours d'été afin de faire connaissance. Miguel lui répond un peu plus tard : il est très content de la proposition et indique qu'ils peuvent aussi se parler par Skype, un de ces prochains jours. Cela désole le bédéiste car il déteste Skype, il déteste tous ces moyens de communication où l'on est obligé de regarder bouger virtuellement les lèvres de son interlocuteur. Ça le stresse et il déteste le stress. Malgré tout il lui répond que ça lui va, et que l'application est installée sur la tablette de sa fille dont il lui communique l'adresse. S'en suivent quelques échanges. Thierry se souvient que chez Paul Auster, dans Cité de verre, c'est un faux numéro de téléphone qui déclenche tout. Là, c'est une véritable lettre qui est à l'origine de cette bande dessinée, celle que Thierry a adressée au philosophe pour adapter son livre. Après des échanges téléphoniques, l'artiste met son projet en suspens quelques semaines car il est invité par l'alliance française en Colombie. Dans l'avion, n'arrivant pas à choisir dans la multitude de films à regarder, il repense au dilemme de l'âne idiot de Buridan. Finalement il s'endort. Rêver que l'on est en train de dormir, ou rêver que l'on est en train de rêver, est un état de conscience tout aussi vertigineux que l'étude de l'objet par l'objet lui-même. Depuis la nuit des temps, le cerveau humain observe, connaît, étudie, s'explique des choses, comprend… Mais à partir du XXIe siècle, grâce aux récentes avancées en imagerie médicale, en biochimie, en neurosciences, le cerveau humain en est arrivé au stade où il est devenu… son propre sujet d'étude. Cette auto-rencontre est une rupture anthropologique sans précédent, certainement la quatrième blessure narcissique de l'humanité. Les trois premières blessures narcissiques, infligées par la science à l'homme dans l'histoire de l'Occident, on le sait, furent douloureuses et le sont peut-être encore. La première déclenchée par Copernic et Galilée : non seulement la Terre n'est pas au centre de l'univers, sous le regard de plein d'amour paternel de Dieu, mais elle n'est qu'un simple caillou parmi tant d'autres, perdu dans l'infini intersidéral. La deuxième, causée par Darwin… Au cours de la bande dessinée, le bédéiste indique que les éditeurs qualifient ce genre d'ouvrage d'Essai graphique, terme repris dans le texte de la quatrième de couverture. S'il lui prend l'envie de feuilleter l'ouvrage pour s'en faire une première idée, le lecteur découvre des illustrations disposées en case, à raison en moyenne de trois par page, avec des cartouches de texte plus ou moins copieux, une forme de bande dessinée, mais pas de narration séquentielle. S'il n'est pas a priori attiré par le sujet ou par l'auteur, il est possible qu'il en reste là, craignant une lecture fastidieuse, et peut-être intellectuelle dans le mauvais sens du terme. Sinon, il franchit le pas en pleine connaissance de cause, et il éprouve la surprise de d'une lecture agréable, même s'il ne s'agit pas effectivement d'une narration traditionnelle en bande dessinée. Le bédéiste aborde explicitement cette question au cours de l'ouvrage en disant : On s'imagine souvent que la bande dessinée doit formellement et absolument mettre en scène des bonshommes à gros nez, bavardant frénétiquement à grands coups de phylactère ovoïde… Il continue : Certains lecteurs auront alors été un peu déstabilisés à la lecture des premières pages du présent ouvrage, où il s'essaie librement à ce genre nouveau que les éditeurs, les libraires et les journalistes de la modernité ont baptisé : l'essai graphique. Il s'agit surtout, là aussi, de créer un monde pour inventer une forme narrative. Ne pas prendre le lecteur pour un âne. Ne pas se contenter de penser que l'on a trouvé ce qu'on cherche en illustrant un catéchisme savant… Ne pas se faire croire que le lecteur doit systématiquement être en position confortable. Chercher. Essayer… Oser surestimer ce qui se passe entre les cases, et y explorer cette temporalité alternative de la lecture que permet le médium Bande dessinée. Les idées visuelles enfermées dans des cases ne sont rien avant de prendre corps entre les mains du lecteur. Libre à lui d'en faire des points d'exclamation, d'interrogation, ou de suspension. Seconde originalité dans cet ouvrage, Thierry Murat fait plus que simplement mettre en image le livre du philosophe franco-argentin : il en reprend la structure, les thèmes, la logique, et il évoque son dialogue avec l'auteur sur différents passages, sur certains questionnements, évoquant également la résonnance avec son quotidien ou ses propres choix. Ce parti pris constitue effectivement un prolongement de l'ouvrage initial, et le lecteur peut faire l'expérience de la rencontre entre ces deux auteurs, de leurs idées communes, exprimées chacun à leur manière. Ce principe est affiché dès les première pages dans lesquelles le bédéiste alterne des images de circuits imprimés schématisés, avec les paysages des Landes en mode semi-nocturne, alors qu'il conduit sa voiture, opposant ainsi le minéral du silicone au paysage ouvert des silhouettes d'arbres et des oiseaux dans le ciel. Dans le même temps, il évoque le processus laborieux de prise de contact directe avec le philosophe, et sa réticence à utiliser un logiciel de visioconférence. Les auteurs mettent en scène l'opposition entre l'artificialité du monde numérique et le vivant organique du réel. Enfin une première conversation téléphonique peut avoir lieu, puis Murat doit différer la réalisation de ce projet du fait de son départ pour la Colombie. Puis le dessinateur évoque le paradoxe de l'âne de Buridan (Jean Buridan, 1292-1363, philosophe français) : cette question philosophique est reprise par la suite sous un angle de logique, en évoquant Deep Blue, développé par IBM au début des années 1990, le logiciel qui a battu Gary Kasparov aux échecs en 1997. Le lecteur se prend rapidement au jeu de la lecture : les échanges entre les deux auteurs qui reprennent le processus de création de l'adaptation et de la bande dessinée, induisant à la fois une forme légère de mise en abîme, une lecture personnelle de l’œuvre, une invitation à la prise de recul de la part du lecteur. Le titre annonce clairement le positionnement des auteurs sur le sujet : le point d'interrogation étant quasiment superflu. En effet, Murat annonce qu'il a abandonné l'usage de tous les réseaux sociaux, Benasayag insistant dès le début sur la comparaison erronée entre le fonctionnement d'une intelligence artificielle et celle du cerveau. Le titre de ses ouvrages parle d'eux-mêmes : La singularité du vivant (2017), Fonctionner ou exister (2018), La tyrannie des algorithmes (2019). Conscient du parti pris des auteurs, le lecteur relève plus facilement que tous les arguments contre le monde du numérique sont à charge. Il se rend compte des omissions sciemment effectuées ou de l'absence de mention des apports du numérique au sens large dans la vie quotidienne, ce qui ne diminue en rien le point de vue des auteurs. Dans cette forme unique, ils évoquent aussi bien les spécificités du fonctionnement organique du cerveau humain, que les techniques de captation de l'attention, le circuit de récompense de la dopamine, ou encore les conséquences des fonctions déléguées aux machines informatiques et aux algorithmes. Il s'agit donc d'une lecture active, se faisant tout naturellement, sans avoir besoin de s'arrêter pour réfléchir sciemment aux liens entre textes et images, au pourquoi du choix de telles illustrations. L'artiste impressionne par son usage de silhouettes, d'icônes, de paysages naturels, de rapprochements visuels, de métaphores imagées. Il couvre tout le spectre de la représentation du dessin descriptif réaliste au symbole visuel, en passant par l'image conceptuelle à en être parfois abstraite si elle est prise hors de contexte de celle d'avant ou celle d'après (ce qui illustre le travail du cerveau pour identifier les schémas et produire du sens, ce qui se passe entre les cases), le facsimilé de bande dessinée humoristique (Les aventures de Thierry & Miguel), des dessins reproduisant des artefacts culturels comme un écran de Pac-Man, le tableau La Joconde, des affiches de réclame, des logos d'entreprise, d'autres œuvres d'art (une sculpture d'Alberto Giacometti, 1901-1966), des écrans d'ordinateur d'avant l'interface graphique, des kanjis, etc., pour une grande diversité graphique que ne laisse pas supposer un simple feuilletage préalable. Cet exposé graphique s'avère fort riche dans son ensemble. Il fait appel à de nombreux éléments cultures, par exemple : La cité de verre (1987) de Paul Auster, Moby Dick (1851) d'Herman Melville (1819-1891), la notion d'apercetion de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716), La grande vague de Kanagawa (environ 1830) de Katsushika Hokusai (1760-1849), la qualité des pensées que l'on a en marchant d'après Friedrich Nietzsche (1844-1900), Blade Runner (1982) de Ridley Scott, l'invention de l'imprimerie par Johannes Gutenberg (1400-1468), la fable du scorpion et de la grenouille de Lev Nitoburg (1899-1937), le corps sans organe d'Antonin Artaud (1896-1948), l'utilité de l'inutile développé par Tchouang Tseu (-369 à -288), l'autobiographie de Corto Maltese (Le désir d'être inutile) par Hugo Pratt (1927-1995), lé dégénérescence des utopies par Claude Shannon (1916-2001, mathématicien, un des fondateurs de la théorie de l'information) & Norbert Wiener (1894-1964, père fondateur de la cybernétique), Bug (2017-2022) d'Enki Bilal, la notion de biopouvoir développée par Michel Foucault (1926-1984), le petit Prince (1943) d'Antoine Saint Exupéry (1900-1944), etc. Les auteurs savent apporter les informations nécessaires pour que tous les lecteurs puissent comprendre ces références et leur rapport avec l'exposé. Ainsi le lecteur saisit aisément la différence fondamentale entre le fonctionnement du cerveau et une intelligence informatique (Tout le corps pense… Pas seulement le cerveau.), la réalité déjà présente du transhumanisme (l'impact de l'omniprésence de l'information disponible en permanence par exemple), le problème avec le progrès (on voit ce qu'on gagne, mais on ignore ce qu'on perd), l'avènement de la société normative (ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas), le principe de mariage parfait qui unit aujourd'hui les technosciences et la macroéconomie néolibérale (deux formes d'une même dérégulation), etc. Le titre indique clairement que les auteurs adoptent un point de vue partial sur la question, certainement pour compenser la généralisation et l'enthousiasme pour les technologies numériques sous toutes leurs formes. Malgré une apparence éloignée d'une bande dessinée traditionnelle, le lecteur se rend vite compte du confort de lecture, de l'intelligence de la mise en images, conçue sur mesure pour cet exposé graphique. Il apprécie les points de vue du philosophe grâce à la richesse des références, la clarté du propos, sans pour autant perdre son propre esprit critique. du grand art, de la réflexion très humaine.
Corto Maltese
Oups ! en terminant "La ligne de vie" je me suis aperçu que je n'avais pas avisé Corto Maltese! Je reviendrai plus tard sur les opus 13-17 (à ce jour) Canales/Pellejero pour me circonscrire aux 12 opus Hugo Pratt (comme sur le site). Je suis de la génération Corto, et Pratt avec Bilal sont les deux auteurs qui m'ont fait sortir de la BD jeunesse. Ce ne fut pas simple tellement Corto est un personnage aux antipodes d'un Tintin par exemple. Il faut probablement avoir soi-même un certain vécu dans plusieurs domaines ( histoire, voyage, littérature) pour bien savourer l'univers de Pratt. En effet la narration parfois très poétique, des personnages énigmatiques et ambigus des lieux hors des circuits traditionnels rendent la lecture rébarbative ou passionnante. Corto c'est aussi l'apparition, dans le monde un peu figé de la BD, de personnages non Blancs d'une grande dignité et profondeur psychologique et graphique. C'est l'éclosion d'un monde nouveau post colonial qui se crée sur les désillusions et les injustices de l'ancien. Car Corto promène partout sur les océans et les continents sa désillusion des causes justes condamnées à se soumettre ou à utiliser des moyens peu nobles. Le graphisme souvent en N&B fut aussi une rupture d'un monde ancien. En travaillant principalement sur les expressions énigmatiques des personnages au discours rares mais précieux Pratt nous fais plonger encore plus profondément dans cette atmosphère onirique presque fantastique. On peut probablement ne pas aimer Corto à l'exemple de Tintin. Il reste toutefois un personnage incontournable de l'histoire de la BD.