Mais comment cette série a-t-elle pu passer aussi inaperçue ? Il est plus que temps de la sortir de l'ombre !
Sur conseil d'un ami et à l'occasion de la sortie du deuxième tome du diptyque, je me suis plongé dans cette lecture, et bien m'en a pris. J'ai ainsi découvert une œuvre forte, au concept ultrapuissant, et au thème très profond. Je ne m'attaquerai qu'à une chose : la traduction. N'étant pas en mesure de lire la version originale italienne, je ne peux pas juger de la qualité d'écriture des dialogues, mais dans la version française, ils manquent souvent de fluidité, et je pense vraiment que c'est dû à une traduction parfois approximative. Enfin, c'est peut-être juste moi, mais je serais curieux d'avoir l'avis d'un autre lecteur sur le sujet. En tous cas, je trouve ça vraiment dommage... mais pas irrémédiable !
En effet, ça ne m'a pas empêché d'entrer à fond dans l'univers proposé par Paola Barbato et Mattia Surroz.
Comme dans un épisode de Black Mirror, ils nous plongent dans un monde qui a toutes les apparences du nôtre, à une exception près : ici, la mort de tous est programmée dès avant la naissance. Chacun a dans son ADN la date précise de sa fin de vie, mais tout le monde ignore cette date. On sait juste qu'il y a 6 échéances possibles (l'incertitude de la dernière échéance étant garantie par le fait que certains ont le droit de vivre au-delà), à l'approche desquelles on prépare ses funérailles comme une fête d'anniversaire, au cas où, en espérant que nos proches n'auront pas à les célébrer... Grâce à une habile propagande visant à normaliser la mort et à la quasi-certitude de ne pas mourir en dehors de ces 6 échéances, la société vit beaucoup plus heureuse. La délinquance et la criminalité ont été éradiquées, et tous les risques sont bannis de notre quotidien.
Bref, tout ressemble à notre monde, dans une version plus ou moins idéale. Sauf qu'on sent vite que quelque chose ne tourne pas rond... Les auteurs ont un talent phénoménal pour nous faire découvrir peu à peu les différences avec notre monde au gré de la lecture (dans le premier tome, un objet que tout le monde porte, par exemple, mais qu'on ne remarque même pas dans les premières pages du récit...) et qui sont lourdes de sens.
Sans que jamais la bande dessinée ne prenne un tour excessivement philosophique, larmoyant ou trop démonstratif, les auteurs réussissent à créer une réflexion très forte sur l'étouffement causé par une société sans risques, sans peur, sans violence et sans mort imprévue. On comprend vite qu'une telle société ne signifie pas le bonheur assuré, et le récit sait pousser son concept dans ses retranchements pour en tirer une vraie vision d'anticipation. Car c'est bien ce dont il s'agit : on est ici dans ce sous-genre bien connu de la science-fiction, l'anticipation, et les auteurs maîtrisent à merveille les codes du genre. Le portrait d'une société qui nous paraît absurde et qui, pourtant, n'est que l'exagération de certains traits caractéristiques de la nôtre, est joliment mis en place, toujours de manière pertinente. A travers le portrait d'une bande de parias qui veulent réintroduire dans leur monde l'incertitude du hasard, 10 octobre nous interroge directement sur notre propre rapport aux lois, aux risques et à la mort. C'est parfois un peu conventionnel, mais ça n'est jamais raté, et c'est d'une efficacité redoutable.
Il faut dire que la grande réussite de cette bande dessinée, ce sont ses personnages. Avec un dessin qui évoque (de manière volontaire, précisée en postface) des acteurs de renom tels que Kathy Bates, Toni Collette ou Robin Williams, on s'attache immédiatement à chacun des membres de la bande. Bien évidemment, comme tous ces personnages approchent d'une échéance, on se doute que certains d'entre eux ne vont pas la passer, mais on a évidemment envie qu'aucun d'entre eux ne meure à la date de son échéance. Ce suspense nous tient en haleine tout au long d'un second tome brillantissime !
De fait, si le premier tome pose magnifiquement le concept et les personnages, le second tome prend la forme d'une véritable course contre la montre, qui évoque cette fois totalement la série Severance, avec ces personnages luttant contre un système qui les écrase, prenant la forme d'une grande entreprise aux couloirs aseptisés. Une fois le décompte lancé, on ne peut plus détacher ses yeux des pages qui tournent et des péripéties qui défilent, en espérant que tel ou tel personnage ne mourra pas la page d'après.
Au-delà de ce suspense d'une efficacité dont j'ai rarement vu l'équivalent en bande dessinée, le récit a une portée émotionnelle très forte. Les auteurs savent ménager des instants suspendus (même si la tension ne redescend pas vraiment) où on s'intéresse au passé d'un personnage sans ralentir pour autant la narration, et où on développe son background de manière aussi discrète que subtile.
Enfin, le suspense et l'émotion n'empêchent jamais le propos de continuer à développer une réflexion qui préfère la suggestion à de grandes affirmations sentencieuses qui auraient alourdi inutilement le récit. Et quelle profondeur dans cette savante dissection des rapports humains et de ce qui motive nos actes en profondeur !
Bref, je n'étais vraiment pas loin des 5 étoiles, malgré les petites difficultés de lecture que j'attribue à la traduction.
Mon seul regret, c'est une conclusion, certes très réussie, mais qui arrive de manière un peu abrupte. Peut-être 4 ou 5 pages de plus auraient-elles permis de conclure de manière plus exhaustive le récit. Cela dit, on n'a pas l'impression d'une fin bâclée lorsqu'on arrive à cette dernière vignette, terriblement frustrante. Mais c'est précisément parce qu'elle est frustrante qu'elle est aussi géniale.
Oui, j'aurais aimé avoir une fin plus explicite. Non, il ne fallait surtout pas rendre la fin plus explicite. C'est exactement celle qu'il fallait. C'est au pouvoir d'imagination du lecteur de prendre le relais. Et c'est peut-être bien là tout le rôle de l'Art, n'est-ce pas ?
Avec le discret, on est peinard !
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Ce tome contient une enquête journalistique sur la mort de Dulcie September, abattu à Paris le 29 mars 1988. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Benoît Collombat, journaliste, et Grégory Mardon, bédéiste. Il compte deux-cent quatre-vingt-dix-huit pages de bandes dessinées, en noir et blanc avec des nuances de gris. Il se termine avec deux pages de notes et crédits, un paragraphe de remerciements, et une page listant les autres ouvrages de ces auteurs.
Paris 10e arrondissement, rue des petites Écuries, le 29 mars 1988, Dulcie September marche dans la rue, en se retournant une fois ou deux pour voir s’il y a quelqu’un derrière elle. Elle atteint le numéro trente-huit de la rue et pénètre par la porte d’entrée dans un porche. En passant devant loge, elle prend le courrier que lui remet la gardienne. Elle pénètre dans l’immeuble par l’accès au fond de la cour, ouvre la porte de l’ascenseur et appuie sur le bouton du quatrième étage. Elle sort de la cabine à 09h47. Elle prend les clés dans sa poche pour ouvrir la porte des locaux parisiens de l’ANC (Congrès National Africain) et commence à tourner la clé. Dans son dos, un homme fait feu à cinq reprises, un autre se tenant derrière lui. Ils descendent par l’escalier, alors que la femme gît morte, étendue sur le sol dans une flaque de sang. Ils croisent un homme qui entre dans l’immeuble et qui monte dans l’escalier après les avoir laissé sortir.
Extraits du rapport d’enquête de la brigade criminelle – Le cadavre repose en position dorsale, en diagonale d’un axe imaginaire situé entre la porte d’ascenseur et la photocopieuse posée au sol. La face, maculée de sang, est tournée vers le plafond. La tête se situe à 60 cm de la porte d’ascenseur et 108 cm du mur de gauche, en sortant de ce dernier. Les paumes de mains sont tournées vers le plafond, les doigts repliés sur les paumes. La main gauche se situe à 60 cm du mur de gauche et à 34 cm de la porte d’ascenseur. Les jambes sont pliées et écartées, la distance entre les deux genoux est de 80 cm. À droite de la tête de la victime, un important écoulement sanguin imprègne le tapis et la moquette, ainsi que la chevelure au niveau postérieur du crâne. Au total, six coups de feu ont été tirés par un pistolet petit calibre 22 LR, cinq balles ont atteint Dulcie September à courte distance, précise le rapport d’enquête. Six douilles cuivrées longues de 15 mm sont retrouvées sur place. Dans le salon d’un appartement, les auteurs écoutent Jacqueline Derens, ancienne militante anti-apartheid, raconter sa première rencontre avec Dulcie September : cette dernière était venue à l’UNESCO témoigner du sort des enfants sous l’apartheid, qui mouraient à cause de la malnutrition ou faute de vaccins. Jacqueline était fascinée par la passion avec laquelle Dulcie expliquait les choses. Elle ne se contentait pas d’aligner des chiffres, elle vivait l’horreur de l’apartheid dans sa chair, et ça, pour les militants, c’était irremplaçable
Le sous-titre annonce clairement la nature de l’ouvrage : une enquête de journaliste sur un assassinat dans Paris, d’une militante anti-apartheid. Cette enquête est menée par un journaliste de profession, travaillant à la rédaction de France Inter depuis 1994 en qualité de grand reporter. Il raconte l’enquête qu’il a menée sur ce meurtre, et il explique la raison qui l’a amené à se lancer dans cette entreprise : Pourquoi raconter cette histoire aujourd’hui ? D’abord parce que cet assassinat s’est déroulé sur le sol français, en plein Paris, quelques semaines avant la réélection de François Mitterrand à l’Élysée. Ensuite, parce que cette affaire reste un mystère. L’enquête judiciaire française s’est soldée par un non-lieu en juillet 1992, sans que soient identifiés les coupables. […] L’assassinat de Dulcie September est une histoire qui reste très gênante pour la France : Dulcie dénonçait les relations économiques illégales entre Paris et le régime de l’apartheid, notamment en matière d’armement. Ce soutien des autorités françaises à un régime officiellement raciste est, aujourd’hui, encore, largement méconnu. […] Depuis plus de dix ans, Collombat accumule de la documentation, il épluche les archives et il réalise des interviews filmées avec celles et ceux qui ont connu Dulcie à l’époque. Beaucoup sont morts aujourd’hui. Le temps est venu de raconter cette histoire et de tenter de comprendre pourquoi Dulcie September est devenue une cible.
Ayant conscience de cela, le lecteur s’attend à une narration visuelle adaptée en conséquence. En particulier, elle comporte une forte part de têtes en train de parler : des témoins d’origine très diverse, racontant ce qu’ils ont vécu, parfois au temps présent, parfois comme souvenirs du passé. L’artiste doit reproduire l’apparence de nombreuses personnes politiques et autres. Il a dû produire un grand nombre de pages, ce qui a dû s’accompagner d’une cadence assez élevée. Très rapidement, le lecteur se rend compte que chaque page contient une forte densité d’informations, et que la narration est entièrement soumise à l’enquête. De temps en temps, une page ne peut être composée que des cases avec le buste d’une personne en train de parler, au travers d'un copieux phylactère. Pour autant ce dispositif permet d’incarner chaque propos, de voir qui les tient, et il montre qui parle, en toute transparence. Les deux auteurs font en sorte que le lecteur puisse voir qui parle, et à quel moment de sa vie, c’est-à-dire autant d’éléments d’information et de contexte laissant le lecteur libre d’apprécier les biais potentiels du locuteur. Par exemple Jacqueline Derens évoquant ses souvenirs de Dulcie September, trente ans plus tard. Ou bien Jean-Marie Le Pen en train de s’exprimer en direct au cours de l’émission L’heure de vérité, le 27 janvier 1988, les archives permettant de reproduire la séquence sans risque de déformation du fait des décennies passées. De même, voir Collombat poser des questions rappelle que lui aussi se livre à cette enquête avec un objectif précis, ce qui oriente le champ de ses questions, ce qui peut avoir une incidence sur la réponse de ses interlocuteurs.
Le journaliste réalise une enquête qui explore de nombreuses possibilités, en fonction des réponses des personnes qu’il interroge, avec qui il discute, aussi bien ceux qui ont côtoyé Dulcie September dans sa famille, dans la branche parisienne de l’ANC (African National Congress), aussi bien des policiers qui ont enquêté sur le meurtre, d’autres activistes, des politiciens avec des niveaux de responsabilité variés. L’enquête évoque aussi bien des enjeux politiques que des enjeux économiques à l’échelle d’entreprises internationales, à l’échelle également de plusieurs nations. Cela induit que le dessinateur représente des situations, des environnements, des accessoires très variés. Cela commence avec une rue de Paris, une cage d’escalier avec un ascenseur, pour déboucher dans cette première scène sur un pistolet équipé d’un silencieux et un cadavre ensanglanté. Par la suite, Grégory Mardon montre les discussions assises autour d’une table pour recueillir des témoignages, aussi bien dans une cuisine que dans un salon bourgeois, des colloques et des allocutions officielles, des violences de foule, la ville d’Althone dans la banlieue du Cap, des manifestations de protestation, une cellule de prison, des cartes géographiques pour montrer les frontières, la ville de Genève, de Nice, de Zagora, la place de la Bastille, son opéra et la colonne de Juillet, l’assemblée nationale, les couloirs du métro parisien, des installations de centrale nucléaire, la gare d’Amsterdam, des missiles, d’avions militaires Mirage F1, etc. Il reproduit également la ressemblance de nombreux hommes politiques ou de personnalités comme François Mitterrand, Jacques Chirac, Charles Pasqua, Nelson Mandela, Simone Signoret & Jean-Paul Sartre, Pierre Joxe, et d’autres moins connus. Deux musiciens : Johnny Clegg, Abdullah Ibrahim (Dollar Brand).
Dans un premier temps, le lecteur manque d’assurance quant à la construction de l’ouvrage. Celui-ci s’ouvre avec l’assassinat de sang-froid par un professionnel, permettant d’appréhender la réalité de ce crime, de cette exécution commanditée. Puis les deux auteurs se mettent en scène en train d’écouter Jacqueline Derens chez elle, au temps présent de la réalisation de l’ouvrage. Celle-ci raconte sa première rencontre avec Dulcie September en 1979. Il va ainsi se produire de nombreux va-et-vient temporels entre le temps présent des entretiens et celui des faits relatés, des développements sur la persistance du racisme dans la société française, trois pages consacrées au régime de l’apartheid, la jeunesse et la vie de Dulcie September jusqu’à son arrivée à Pairs, l’emprisonnement de Nelson Mandela en 1964, suite au jugement à Rivonia, prison à perpétuité pour lui et sept autres compagnons de lutte (Walter Sisulu, Govan Mbeki, Raymond Mhlaba, Elias Motsoaledi, Andrex Mlangeni, Ahmed Kathrada, Denis Glodberg). Une page consacrée à l’ANC et à l’établissement de sa direction en exil à Lusaka en Zambie. L’élection de François Mitterrand en 1981. La visite des anciens locaux de l’ANC à Paris au temps présent de l’enquête. Un séjour à Genève en septembre 2011, pour rencontrer Margrit Lienert, ancienne hôtesse de l’air, engagée par la suite dans le mouvement anti-apartheid suisse (branche romande) au début des années 1970. Etc. Progressivement, la ligne conductrice de l’enquête apparaît : des recherches pour chaque possibilité à envisager, des recherches de témoignages, des explications concises sur les différents acteurs, des membres de l’ANC, des politiciens, des militaires, des patrons d’entreprise, etc. Il s’agit d’une véritable enquête menée avec rigueur, confrontée au fait que certains témoins sont décédés depuis, que certains ne sont pas forcément fiables, et que les enjeux se révèlent énormes, à la fois sur le plan économique et le plan politique. Il est question des services secrets de plusieurs nations, de mercenaires aux agissements discutables (l’ombre de Bob Denard, 1929-2007, se faisant sentir), et de secrets d’état. En fonction des témoignages, le lecteur voit bien quand les auteurs se heurtent à des murs, et à d’autres moments il est même surpris qu’ils puissent en apprendre autant.
Une enquête d’un journaliste professionnel, sur un assassinat commis à Paris, contre une militante anti-apartheid, et jamais élucidé. Une mise en images réalisée par un bédéiste professionnel, adaptant son approche à la nature de l’ouvrage, réalisant un travail impressionnant pour montrer les différentes personnes, soit racontant leurs souvenirs, soit lors de reconstitution du passé, participant à la rigueur de la présentation, et à son honnêteté intellectuelle. Le lecteur explore ainsi les nombreuses ramifications de ce meurtre commandité, suivant chaque possibilité, pour voir progressivement se dessiner la plus probable, étayée par de nombreux faits. Édifiant. Benoît Collombat a réalisé le scénario d’autres bandes dessinées, en particulier Cher pays de notre enfance: Enquête sur les années de plomb de la V? République (2015) avec Étienne Davodeau, Le choix du chômage: De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (2021) avec Damien Cuvillier.
J'ai récemment chopé sa BD Stacy que je n'ose pas entamer tant elle me parait a priori dense, dure, hermétique, irrespirable, et ce malgré la formidable critique de Paul le Poulpe qui a piqué ma curiosité. En attendant le moment propice, je me suis finalement lancé dans Barbarone, sortie en même temps mais bénéficiant d'une couverture médiatique moindre. Hébé ça alors !!!! Gipi sort une BD de SF, genre de Space Opera humoristique !!! Franchement, j'ai eu peine à croire mon libraire quand il m'a présenté la chose. L'auteur de la Terre des fils, de Notes pour une histoire de guerre ?...
Bah oui, c'est bien le même Gipi, pas de doute. Mais que se cache-t-il derrière cette couverture parodiant les feuilletons des années 50 ?
D'abord, on retrouve le même crayonné que dans la BD précitée (La terre des fils), ce qui est une très très bonne chose puisque j'avais adoré ce trait pétillant à la fois précis et esquissé qui confère indéniablement une grande dynamique à l'histoire. Ca fonce sans se poser trente six mille questions.
Ensuite, le scénario, disons plutôt le fil narratif (car le scénario est assez foutraque, ce qui ne constitue en rien une maladresse car c'est bel et bien l'effet recherché) est à l'avenant : on a vraiment le sentiment de suivre l'auteur en direct, au gré de ses pérégrinations improvisées, et c'est très agréable. Et c'est ce qui rend ce premier tome des aventures de Barbarone plaisant et tout à fait surprenant. Le ton est loufoque et souvent déconcertant, et Gipi fait preuve d'un humour qu'on ne soupçonnait pas. En plus d'être très original, les gags vous cueillent là où on ne s'y attend pas. Les dialogues sont hilarants et les personnages proprement inédits, sans compter qu'ils ont des trognes à se tordre. L'auteur fait preuve avec Barbarone d'une inventivité assez incroyable.
Alors il faut certes un peu de temps pour rentrer dedans tant l'homme ne nous avait pas habitué à une telle débauche de bouffonneries, mais dès l'entrée en scène du personnage de Goggo, on accepte et on adhère pour finir par faire comme l'auteur : craquer son slip (de rire).
Ce premier tome est une surprise tellement inattendue qu'on en oublie que son titre est un brin surfait puisque la fameuse planète des singes érotomanes n'occupe que la première partie de l'histoire. Mais qu'importe puisqu'on s'est retrouvé embarqué dans une cavale insensée, qu'on découvre un facette insoupçonnée de l'auteur tout autant qu'un univers (je le répète) d'une originalité folle. Lu d'une traite ; on en redemande illico.
Reste que je suis assez curieux de voir la réaction des fans de Gipi face à ce bidule qui pourrait fort bien s’avérer clivant.
Second one-shot de la trilogie sur la montagne de Rochette et encore une fois c'est très bon.
Après l'autobiographie, Rochette utilise la fiction et son récit est du déjà vu: l'affrontement entre l'homme et la nature au travers de cette lutte entre un berger et un loup. Tout m'a semblé convenu...et pourtant j'ai bien aimé le récit et je l'ai trouvé passionnant à lire. La lutte entre les deux protagonistes est prenante avec une bonne mise en scène et il y a des scènes vraiment mémorables. Il y a beaucoup de narration descriptive et cela ne m’a pas trop dérangé contrairement à d’autres BD. Je ne sais pas trop quoi ajouter de plus aux avis positifs hormis que c'est vraiment un bon one-shot.
Le dessin de Rochette est toujours aussi bon lorsqu'il s'agit d'illustrer les merveilleux paysages de la montagne.
Après avoir été autant bassiné par cette série à Angoulême, il a bien fallu que je me les procure tous en un bloc chez le libraire, pas le choix !
Et c'est effectivement de bonne grâce que je me joins au concert de louanges. C'est un polar hard-boiled noir charbon sur des marginaux dans une boite spéciale. Travailler avec des morts, c'est peut-être déjà mourir un peu ... Et pourtant, je trouve que cette BD a quelque chose de positif au final, même si c'est assez difficile de le voir de prime abord.
Chaque volume se centre sur un personnage et contient un twist final assez étonnant, généralement en pied de nez d'une histoire développant une thématique bien précise. Si j'ai assez vite compris le procédé, j'ai beaucoup aimé (surtout que j'ai pu lire les volumes d'une seule traite) et je trouve que là encore l'idée permet d'explorer quelques thématiques bien trouvées.
Il y a pléthore de référence dans cette série, certaines que j'ai capté d'autres non, qui sont à la fois des références à d'autres polars ou sources d'inspirations que des clins d’œil pas indispensable. On passe un bon moment sans les avoir, mais il y a un petit côté amusant à les chercher et les reconnaitre. Le scénario s'inscrit dans la droite ligne de plusieurs influences, qu'on reconnait sans peine : ambiance noir, mafieux, vieux flics, infiltrés, prostituée, etc ... C'est du classique, mais l'ingéniosité de présenter les personnages au fur et à mesure autour de la même histoire permets de relire chaque fois l'ensemble différemment. Une mise en scène assez efficace, qui permet de maintenir un suspens mais également de relire l'ensemble sous un nouvel angle. Et voir autrement des gens pourtant très typés.
Le dessin est efficace et direct, avec son ambiance poisseuse tartiné de mouches en tout sens. Ça pue presque à travers les pages, mais l'ingéniosité est aussi dans les détails. De nombreuses choses se comprennent en étant attentif à ce qu'il se passe dans les cases, parfois en arrière-plan. Ce n'est jamais une révélation majeure, mais souvent des petits indices sur ce qu'il se passe réellement chez chacun. Tout est lisible et clair, et malgré le nombre de personnages parfois dans des costumes qui les masques, il y a toujours un artifice qui fait qu'on est pas perdu. Efficace, comme dit !
Maintenant que tout ça est dit, et que ça suffirait à en faire une bonne série, j'ajouterai qu'il y a quelque chose qui se dégage de l'ensemble. Un truc en plus, un message que j'ai apprécié : la solitude. Tout ceux qui sont présentés sont finalement de pauvres gens, mais alors que j'avais un avis sur eux, je me suis retrouvé sincèrement touché par leurs histoires. Le volume 5 et 6 qui pourtant ne partaient pas avec des atouts (le volume 4 constitue une sorte de pic dans les révélations) m'a rendu touchant des personnages que je ne pensais pas apprécier. Et s'ils n'en deviennent pas des héros, ils sont pourtant moins monolithique que je ne l'aurai cru. Et c'est parce que les auteurs parlent beaucoup du regard des autres. Maurice, héros du tome 2, est vu par tout le monde comme un type spécifique, personne ne comprenant réellement sa vie. Ce qui est aussi le cas de Derrick, présenté vite comme un looser, mais que certains voient curieusement différemment de ce qu'il est.
Dans cette série, j'ai senti aussi qu'un questionnement sur la solitude pointait son nez derrière la façade de polar noir pur jus. La solitude des gens morts dont ils vident les maisons, la solitude de chacun de ces protagonistes qui vit dans son petit monde, sans famille et sans ami. C'est bien la solitude qui les tue, au final, chacun devenu terriblement seul, même accroché à ses rêves. D'ailleurs je trouve la fin du tome 5 assez explicite là-dessus (le tome 6 ajoute aussi une dimension sur les liens qui permettent de s'en sortir). C'est une BD qui rappelle que les marginaux, les exclus, "ceux d'en bas" pour reprendre les propos d'un ministre, sont avant tout des gens seuls et en rupture avec le monde autour. Les aider, c'est avant tout faire du lien social. Liens qui manquent cruellement à ce monde dépeint ici. Et pourtant les dernières pages présentent une accalmie après la tempête où finalement c'est l'humanité qui gagne, un court instant. Une petite étincelle d'espoir qui brille d'autant plus que tout semblait sombre avant.
Je trouve que la série s'en sort parfaitement, avec un juste équilibre entre l'homme aux polars et ambiances que les auteurs aiment, histoires emboités, propos sur le monde (je n'ai pas parlé du machisme omniprésent et de la façon dont la BD le présente), le tout avec une touche d'espoir final qui laisse tout de même sur une note positive. C'est surprenant dans le bon sens du terme, et je recommande franchement la lecture ! Personnellement je suis conquis.
Ça peut tout changer. Ces petites choses mises bout à bout.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, tout en s’inscrivant dans une réflexion sur l’art et sur la bande dessinée que l’auteur a initiée depuis plusieurs tomes, avec Une histoire de l’art (2016, sous la forme d’un immense leporello, livre dépliable de plus de vingt-trois mètres recto verso), suivi par Peindre ou ne pas peindre - L'intégrale (2019). Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation de son fils Hyppolyte. Il comprend cent-cinquante-six pages de bande dessinée. Il se termine avec la liste des artistes et de leurs œuvres évoqués, de Mark Rothko avec Red Equal à Jean Dubuffet avec la Métafizix, en évoquant soixante-dix créateurs, et six œuvres réalisées par des artistes inconnus.
Incipit : David Hockney montre toujours le chemin. Reprographie avec interprétation des œuvres Red Equal de Mark Rothko, Solen d’Edward Munch, Black sun d’Alexander Calder. Cycle : effroi, sidération, colère. Reprographie avec interprétation des œuvres : Le triomphe de la mort de Pierre Bruegel l’ancien, Pinturas Negras de Francisco de Goya, Teetering towers, The woodcuts, Heavy cloud d’Ansel Kiefer. Philippe Dupuy et son fils Hippolyte visitent un musée. L’enfant n’aime pas ces images, elles sont terrifiantes. Il ajoute qu’ils sont laids, et il y a celui qui mange quelqu’un. Sur l’avant-dernier, tout est cassé, brûlé, mort. Son père lui répond qu’il sait et qu’il est désolé. Il le prend par la main et l’emmène voir d’autres tableaux, parce que ceux-là, ça fait du bien, parce que ça existe encore : Amandier en fleurs de Vincent van Gogh, Montagne Sainte-Victoire de Paul Cézanne, Nave Nave Moe de Paul Gauguin, A closer winter tunnel de David Hockney, Le bonheur de vivre d’Henri Matisse. Le garçon fait remarquer à son père qu’ils sont tous tout nus. À Paris, dans son appartement, Philippe est à sa table à dessin en train de travailler. Son fils entre et lui demande ce qu’il fait : il répond qu’il travaille. L’enfant veut savoir ce que c’est : le père explique que c’est un collage avec un dessin de la main gauche, il fait ça de temps en temps. L’enfant remarque que son père aussi dessine des femmes toutes nues et il souhaite savoir pourquoi.
Philippe explique qu’il aime bien, parce qu’il trouve ça beau. Et puis c’est quelque chose qui se fait souvent en art. Le fils renchérit : oui, dans les peintures, il y a plein de dames toutes nues. Comme la dame dans le coquillage qui cache sa zézette avec ses cheveux. Mais, bon, il aime bien quand même les dessins de son père. Ce dernier le remercie et lui indique qu’il aime beaucoup ceux de son fils. Puis Hippolyte demande la permission de regarder un dessin animé, il choisit les Pokémons. La chanson du générique débute, le héros indiquant sa volonté de devenir le meilleur dresseur, de gagner les défis et de parcourir la Terre entière. À table, l’enfant regarde le fond de son verre : quarante-quatre ans comme maman, celle-ci répond qu’elle a vingt-deux ans dans le fond de son verre. Philippe met ses lunettes mais il n’arrive pas à lire, c’est vraiment écrit trop petit. Son fils prend le verre et lit : quatre ans.
Dès les premières planches, le lecteur fait connaissance avec la singularité de ce créateur. Il reproduit en les interprétant trois tableaux de maître, puis il réalise un triangle à main levée plaçant aux sommets les mots Effroi, Colère, Sidération. Puis suit l’interprétation d’autres tableaux, et des échanges avec son fils. À l’évidence, c’est le choix de l’auteur que de reproduire à sa manière ses œuvres d’art, plutôt que de faire usage d’une photographie de ces tableaux. Il monte ainsi comment il les perçoit, comment il les interprète, comme il les fait siens. Après ces pages en couleurs, à la peinture, au feutre, au crayon de couleur et au crayon noir, il réalise une page dans son mode graphique habituel : des traits de contour irréguliers et fins, à l’encre pour des dessins dans une veine représentative et descriptive, avec un niveau de détails variable en fonction des éléments représentés, êtres humains comme objets, entre esquisse et dessin précis à l’apparence malhabile. Dans le premier cas, le lecteur voit l’intention et la spontanéité ; dans le deuxième cas, il constate que l’artiste sait observer finement ce qui l’entoure, par exemple quand il peut identifier le mobilier urbain parisien comme les croix de Saint-André.
S’il a déjà lu des bandes dessinées récentes de cet auteur, le lecteur s’attend à la diversité des approches graphiques, et à cette impression un peu penchée. Sinon, il découvre une multitude d’idiosyncrasies qui ne relèvent pas du maniérisme ou de l’affèterie, mais de l’expression de la personnalité de l’auteur, de ses intonations, de ses hésitations, de sa façon d’appréhender le monde. Ce créateur s’exprime par chaque trait, par chaque forme, chaque mise en page, par la structure de son récit. Au fil de sa carrière, il a maîtrisé différentes techniques, les règles académiques et le savoir-faire d’un bédéiste, jusqu’à pouvoir faire totalement sien toutes les dimensions de ce mode d’expression. Il suffit de regarder les textes pour en avoir la preuve : jeu sur les polices, lettrage manuel et artisanale, ondulation des textes qui peuvent parfois épouser la forme des bordures, ou suivre la forme d’une spirale, petites annotations manuscrites en bordure de case, texte en minuscule ou en majuscule, alternance de mots en minuscules et en majuscules, et toutes ces variations participent à exprimer l’état d’esprit de l’auteur, à l’opposé de facéties artificielles et gratuites. Les modes d’expression graphique varient également en fonction de ce que l’artiste souhaite exprimer : les pages avec des dessins à base de traits de contour fins et encrés, l’interprétation d’œuvres d’art classiques, des dessins à l’encre (de femmes nues) collés sur des photographies de montagnes, des peintures abstraites à l’aquarelle avec une silhouette dessinée et collée par-dessus, les dessins de son fils intégrés à une page, voire composant la narration visuelle pendant plusieurs pages, des compositions avec les dessins à l’encre et l’aquarelle, quatre vues de Taipei réalisées au pinceau et à l’encre sous forme d’illustration en double page, une modification du rendu des formes pour raconter une performance des cubes de Takako Saito, la reprographie de deux petits livres de bande dessinée réalisés par Hippolyte comme cadeau d’anniversaire, un dessin pour illustrer un texte de Greil Marcus sur les Sex Pistols, etc.
Derrière ce titre aguicheur, le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre : la dissection d’une pratique de dessin honteuse ? La visite au musée établit qu’une composante principale du récit réside dans la relation du père avec son fils. Celui-ci ressent les œuvres d’art, sans appareil analytique : il les voit mieux que l’auteur qui est incapable de se départir de sa culture picturale, de plusieurs décennies de pratique de la bande dessinée. C’est la raison pour laquelle Hippolyte pose cette question ingénue à son père : la forte proportion de corps féminins dénudés dans l’art lui saute aux yeux. À travers son fils, l’auteur retrouve la capacité d’émerveillement qui s’est émoussée en lui avec les décennies écoulées. Il se reconnecte aux émotions suscitées par les œuvres d’art, il retrouve une façon de voir qu’il avait perdue. Au fil des séquences, il apparaît d’autres facettes de sa relation avec son fils du fait du caractère intimement personnel de l’ouvrage. Ainsi il évoque le regard des autres parents commentant la différence d’âge entre les deux, le père ayant soixante ans et le fils bientôt onze ans, la mère Loo Hui Phang en a quarante-six. Les parents évoquent l’avenir de leur enfant, au regard de l’état du monde. Cela amène à des questions et des réflexions apaisées, mais pas faciles, comme Philippe se demandant à partir de quand son fils pensera que son père est vieux.
La visite au musée établit aussi une autre composante majeure : la contemplation de l’art et la relation que l’auteur entretient avec. Il avait développé ce thème dans Peindre on ne pas peindre (2019), et avait poursuivi sa réflexion sur le sujet dans J'aurais voulu faire de la bande dessinée (2020, avec Dominique A et Stéphan Oliva). Outre les artistes cités plus haut, les visites d’exposition évoquent également des œuvres de Matisse, Man Ray, Joan Miró, Fernand Léger. L’auteur passe en revue la nudité féminine dans l’art, depuis les représentations du paléolithique jusqu’au monde moderne (Pop art, Op art, Figuration narrative, libre, Cobra, Estampes, Fluxus, Photographie, Nouveau réalisme, Arte povera, Art brut, Performance, Art vidéo). Il consacré également dix pages à Takako Saito (1929-), artiste japonaise, à l’occasion d’une de ses performances à base de cubes au CAPC, musée d’art contemporain de Bordeaux. Le lecteur se retrouve fasciné par ce qu’en dit Dupuy qui s’avère un excellent passeur pédagogue pour parler de cette œuvre. Il revient à l’esprit du lecteur la remarque de l’auteur sur les différentes formes d’accessibilité à une œuvre, soit érudite grâce à un bagage culturel adéquat (y compris pour les bandes dessinées), soit plus immédiat comme en atteste la réponse de son fils participant spontanément à ladite performance comme les autres enfants présents, alors que les adultes ne peuvent envisager leur condition qu’en tant que spectateur. Dans cette bande dessinée, le lecteur découvre deux extraits de l’ouvrage Lipstick Traces (1989) de Greil Markus, analysant comment les Sex Pistols ouvrirent une brèche dans le monde du rock et de la chanson, dans l’écran des certitudes qui sont censées régir l’offre et la demande en matière de goût. Parce que les certitudes, les idées culturelles reçues sont hégémoniques et voudraient expliquer comment le monde est censé tourner – des constructions idéologiques perçues et vécues comme des faits naturels – cette brèche dans le milieu pop s’ouvre sur le royaume de la vie quotidienne. Le lecteur comprend que ces remarques ont eu une grande importance dans la manière dont l’auteur considère l’art en général, et le sien en particulier.
Un titre un peu provocateur, assorti d’une couverture composite cryptique. Une fois encore, le lecteur se retrouve déconcerté par la facilité et l’évidence de la narration, alors qu’elle semble si hétéroclite en apparence. Il fait entièrement confiance à l’auteur qui se montre attentionné vis-à-vis de lui, tout en réalisant une œuvre si personnelle que rien ne pourrait être modifié sans en changer profondément le sens. La narration visuelle s’avère protéiforme, dégageant un mélange de spontanéité et de sincérité, tout en révélant une extraordinaire unité parfaite entre le fond et la forme. Philippe Dupuy aborde des thèmes très personnels comme sa relation avec son fils, indissociables de son rapport à l’art, aux artistes, à sa pratique de la bande dessinée, à sa vie dans cette phase qu’il qualifie de temps additionnel, selon la formule de Christian Boltanski : les années se condensent, la forces des intentions aussi, le temps additionnel a une intensité bien différente. Merveilleux.
J'ai mis du temps à enfin lire cet album parce que je ne suis pas un fan de l'alpinisme et j'avais peur de m'ennuyer ou de tomber encore une fois sur un album que tout le monde trouve génial et que je trouve correct sans plus.
Au fil des pages, mes craintes sont parties. Rochette raconte sa jeunesse via les deux passions de sa vie: l'alpinisme et le dessin. Il va se demander quel voie prendre et au final c'est le dessin qui va gagner parce que dessinateur de BD c'est moins dangereux que guide de montagne. Parce que oui l'auteur aime la montagne, mais il montre aussi à quel point c'est aussi un endroit dangereux même si on a de l'expérience. La jeunesse de Rochette est remplie de drames avec des copains de montagne qui finissent blessés ou morts et lui-même ne sera pas à l'abri des accidents.
Le scénario est prenant avec le ton juste lorsqu'il s'agit d'aborder le drame. Rochette est très bon dans le style réaliste et les plans de montagnes sont de toute beauté. Bien hâte de lire les autres albums que cet auteur a consacré à la montagne.
Pour survivre, il faut raconter des histoires. – Umberto Eco
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Ce tome correspond à une adaptation du livre de Guillaume Musso portant le même titre, paru en 2019. Son édition originale date de 2023. L’adaptation a été réalisée par Miles Hyman pour la transposition, les dessins et les couleurs. Il compte environ cent quatre-vingts pages de bande dessinée. Il se termine avec épilogue de cinq pages écrits par Musso (intitulé D’où vient l’inspiration ? apostille à La vie secrète des écrivains), une page de remerciements (une phrase de Musso et un paragraphe rédigé par Hyman), une bibliographie de l’écrivain et une du bédéiste.
On appelle cela l’effet Streisand : plus on cherche à cacher quelque chose, plus on attire la curiosité sur ce qu’on souhaite dissimuler. Depuis son retrait soudain du monde des lettres à l’âge de trente-cinq ans, Nathan Fawles est victime de ce mécanisme pervers. Nimbée d’une aura de mystère, la vie de l’écrivain franco-américain a suscité tout au long des deux dernières décennies son lot de ragots et de rumeurs. Né à New York d’un père américain et d’une mère française, Fawles passe sa jeunesse entre la France et les États-Unis où il termine ses études, d’abord à la Phillips Academy, puis à l’université Yale. Il s’investit ensuite dans l’humanitaire, travaille quelques années pour Action contre la faim, et Médecins sans frontières au Salvador, en Arménie et au Kurdistan. De retour à New York en 1993, Nathan Fawles publie son premier roman, Loreleï Strange, parcours initiatique d’une adolescente internée dans un hôpital psychiatrique. Le succès n’est pas immédiat, mais en quelques mois le bouche-à-oreille porte le roman en tête des ventes. Avec son deuxième ouvrage, Une petite ville américaine, vaste roman choral de près de mille pages, Fawles rafle le prix Pulitzer. L’auteur s’impose comme l’une des voix les plus originales des lettres américaines. En 1997, Fawles s’installe à Paris où il publie son nouveau texte directement en français. Les Foudroyés est une déchirante histoire d’amour, mais aussi une réflexion sur le deuil, la vie intérieure et le pouvoir de l’écriture. C’est à cette occasion que le public français le découvre vraiment. Il participe à une édition spéciale de Bouillon de culture, avec Salman Rushdie, Umberto Eco et Mario Vargas Llosa. Quelques mois plus tard, âgé d’à peine trente-cinq ans, Fawles annonce dans un entretien décapant avec l’AFP sa décision irrévocable d’arrêter d’écrire.
Depuis cette date, l’écrivain s’est installé dans sa maison de l’île Beaumont. Fawles n’a plus jamais publié le moindre texte, ni accordé d’interview à une journaliste. Il a aussi refusé toutes les demandes d’adaptation de ses romans au cinéma ou à la télévision. Netflix et Amazon s’y sont encore récemment cassé les dents, malgré des offres financières très importantes. Depuis bientôt vingt ans, le silence assourdissant du reclus de Beaumont n’a cessé d’alimenter les fantasmes. Pourquoi Fawles, à seulement trente-cinq ans, alors au sommet de son succès a-t-il choisi de se mettre en retrait du monde ?
Impossible de faire semblant : il s’agit de l’adaptation d’un roman de l’écrivain qui vend le plus de livres en France à cette époque. Le titre évoque explicitement la condition de l’écrivain et sa vie secrète, le personnage principal est un écrivain ayant mis fin à sa carrière. Le deuxième personnage d’importance à intervenir, Raphaël Bataille, est un écrivain en herbe qui vient solliciter l’avis du premier. Régulièrement, le lecteur découvre une illustration représentant un écrivain célèbre, avec une citation sur la condition d’écrivain : Umberto Eco (1932-2016), Zora Neale Hurston (1891-1960), Margaret Atwood (1939-), Milan Kundera (1929-2023), Agatha Christie (1890-1976), Marcel Proust (1871-1922), Elena Ferrante (1943-), William Shakespeare (1564-1616), Anton Tchekov (1860-1904), Franz Kafka (1883-1924), Georges Simenon (1903-1989), Alexandre Soljenitsyne (1918-2008). Celle d’Eco fait le constat que : Pour survivre, il faut raconter des histoires. Margaret Atwood prévient que : Vouloir rencontrer un écrivain parce qu’on aime son livre, c’est comme vouloir rencontrer un canard parce qu’on aime le foie gras. Régulièrement, le personnage principal effectue des commentaires sur le métier d’écrivain. Par exemple : La première qualité d’un écrivain était de savoir captiver son lecteur par une bonne histoire, un récit capable de l’arracher à son existence pour le projeter au cœur de l’intimité des personnages. Plus loin, il complète : Un roman, c’est de l’émotion, pas de l’intellect. Concernant le métier proprement dit, il prévient Raphaël que : l’existence d’un écrivain est le truc le moins glamour du monde, on mène une vie de zombie, solitaire et coupée des autres. Au vu de ce qu’il écrit sur les éditeurs, contre lesquels il a la dent dure, peut-être que tout n’est pas à prendre au pied de la lettre. Sans oublier le lecteur en tant qu’espèce en voie de disparition, et les piques sur la vraie littérature.
Dans un premier temps, l’esprit du lecteur ne peut faire autrement que de se focaliser sur cette mise en abîme : l’auteur parle de ce qu’il connait le mieux, son métier, il crée une forme de connivence avec le lecteur qui sait que l’auteur sait qu’il a fait exprès de parler de lui à travers un personnage écrivain, et même un autre personnage aspirant écrivain pouvant évoquer l’individu qu’il était à ses débuts. Cette écriture venant de l’intellect paraît démentir les conseils de Fawles qui dit que l’essentiel se trouvent dans les émotions. D’un autre côté, il y a le mystère de la raison pour laquelle Fawles a mis fin abruptement à sa carrière d’écrivain, Raphaël se fait tirer dessus avec un fusil dès la page trente-et-un et un cadavre nu cloué à un arbre est découvert dix-huit pages plus loin. L’affect du lecteur s’en trouve ainsi titillé et l’élégance de la narration visuelle le séduit instantanément dès la couverture, avec la joie ineffable de découvrir que les pages intérieures sont aussi belles, aussi soignées, aussi élégantes. Impossible de ne pas succomber à la séduction de ce ciel chaud et presque enflammé, de ce bleu entre turquoise et céruléen, de cette terrasse dépassant des falaises et promettant un panorama à couper le souffle, et de cette silhouette féminine chic, sans être provocatrice. Chaque page offre des dessins aussi plaisants à l’œil. L’artiste réalise des images dans un registre descriptif et réaliste avec un niveau de détail élevé dans chaque case.
Le lecteur peut ainsi se projeter dans chaque lieu et admirer cette même vue en double page, un quartier de Harlem dans lequel se trouve Zora Neale Hurston, un dessin en double page de la côte de l’île Beaumont vue depuis la mer, la silhouette du Flatiron Building à New York, le plateau de l’émission Bouillon de culture avec Bernard Pivot, les tables d’une terrasse avec l’ombre accueillante de leur parasol, une balade à vélo dans l’île Beaumont, l’intérieur du salon de la villa de Fawles avec son fusil accroché au mur, un plage d’Hawaï, une autre villa de l’île dans laquelle Raphaël s’introduit par effraction, un appartement parisien, un grand congélateur ensanglanté, la ville de Sarajevo pendant la guerre, etc. Chaque case impressionne par son niveau de détails et sa parfaite lisibilité, par la précision des traits et par la mise en couleurs. L’artiste réalise un dosage extraordinaire entre le degré de simplification de certaines formes, les réduisant parfois à de simples rectangles, et leur habillage par une teinte en aplat ou déclinée en nuances. À certains moments, s’il arrête sa lecture et qu’il se focalise sur un détail, le lecteur peut briser l’harmonie entre ces différentes composantes et se dire que tel ou tel élément est plus simplifié qu’il n’en avait eu l’impression, presque représenté de manière naïve, en particulier la surface des trottoirs ou des chaussées. Mais en recommençant à progresser dans la page, cette impression fugace d’un détail ou d’un autre disparaît, pour laisser la place à la sophistication de l’ensemble. Formidable.
Écrivain comme bédéiste se montrent prévenants vis-à-vis du lecteur : pas de gros plan gore, pas de complaisance vis-à-vis de la violence, même le cadavre cloué à l’arbre paraît un peu irréel. De prime abord, les pages peuvent sembler un peu chargées en texte, mais en fait il s’agit essentiellement de dialogues. Hyman a vraisemblablement repris le texte de Musso : les réparties des uns et des autres se succèdent avec un certain rythme, le plaisir de lecture l’emportant et effaçant l’a priori d’un texte abondant. Se pensant bien malin, le lecteur peut se focaliser sur les remarques relatives au métier d’écrivain, à la nature d’un bon livre surtout en se demandant si l’auteur applique ses propres recettes, et à l’aspect touristique de pouvoir jouir des différents environnements de l’île et de la magnifique villa La croix du Sud. Il se trouve presque surpris quand l’intrigue s’étoffe avec un meurtre, puis une histoire de photographies retrouvées dans un appareil qui avait été perdu dans la mer, le mystère de la retraite lui semblant suffisant comme colonne vertébrale du récit. S’étant habitué à l’environnement insulaire protégé et coupé du monde, il se trouve encore plus surpris par l’intégration d’éléments plus réels, voire d’actualité comme un médecin célèbre ayant travaillé dans l’humanitaire ou la guerre de Bosnie-Herzégovine. Le récit relève bien d’un roman policier, voire d’un polar pour ce qu’il dit de la société, d’un roman policier à énigme comme ceux d’Agatha Christie (sa citation incluse dans le roman : Une fois enclenchées, les coïncidences ont la capacité de se succéder de la façon la plus extraordinaire.) avec une résolution qui prend la forme de trente pages de révélations sur le passé, une méthode chère à Hercule Poirot. Le lecteur se retrouve totalement impliqué dans cet enchevêtrement d’événements tragiques, souffrant avec les personnages, tout en étant pleinement conscient des conventions de genre (ou des ficelles) employées par l’auteur.
Un auteur de romans à succès qui évoque le métier d’écrivain : Guillaume Musso évoque sa propre profession, Nathan Fawles étant son avatar. Il cite ses écrivains préférés, avec des passages qui provoquent un effet de résonnance, comme le fusil de Tchekov quand le lecteur voit un fusil accroché au mur du salon de Fawles, ou le titre emprunté à Gabriel García Márquez (Tout le monde a trois vies ; une vie privée, une vie publique et une vie secrète.). Qu’importe, la puissance de séduction de la narration visuelle emporte immédiatement le lecteur : la qualité des descriptions, les prises de vue, l’élégance des lieux et des individus, la palette de couleurs, magnifique. En cours de route, le lecteur se retrouve presque surpris de découvrir qu’il s’agisse d’un vrai polar, avec un crime sordide. À la fin, il est submergé par les émotions des personnages, car les auteurs lui ont fait développer une forte empathie pour eux.
Je ne connaissais pas encore Guillaume Sorel mais je dois dire que j'ai été littéralement envoûté par cette œuvre.
Envoûté tout d'abord par ce trait magnifique, ces animaux superbement croqués (chevreuils, cerfs, écureuils, etc), ces paysages de forêts et de bords d'océans qui constituent de véritables aquarelles à eux seuls et bien sûr par ces sirènes à la fois belles et démoniaques, féminines et monstrueuses...
Envoûté ensuite par l'ambiance Lovecraftienne de cette histoire qui, si elle reste relativement classique et assez lente, recèle une poésie et une féérie générant une certaine émotion pour le lecteur que je suis.
La fin qui peut effectivement s'avérer déroutante de prime abord reste très ouverte est constitue également un bel hommage à l'univers d'H.P. Lovecraft. Côté références, on pensera également à la petite sirène d'Andersen, notamment lorsque cette dernière observe la cabane de notre héros, assise sur son rocher. Le très beau cahier graphique en fin d'ouvrage confirme cet hommage, la sirène arborant parfois une chevelure flamboyante comme celle de l’œuvre originale.
Une BD gagnant à être plus connue (merci bdthèque :)) et à posséder sans nul doute.
Originalité - Histoire : 9/10
Dessin - Mise en couleurs : 10/10
NOTE GLOBALE : 19/20
La réalité n'est pas un sondage.
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Ce tome est un exposé sur le thème de l’esprit critique, ne nécessitant aucune connaissance préalable. Sa première publication date de 2021. Il a été réalisé par Isabelle Bauthian pour le scénario, par Gally pour les dessins et les couleurs avec l’aide de Reiko Takaku assistante couleur. Cet ouvrage compte cent-vingt pages de bande dessinées. Il se termine par une courte biographie des deux auteurs en un paragraphe, une bibliographie de deux pages, et une double page intitulée Pour aller plus loin répertoriant douze ouvrages dont La petite Bédéthèque des Savoirs T24 Crédulité et rumeurs. Faire face aux théories du complot (2018) de Gérald Bronner & Krassinsky.
Un groupe de six amis, de jeunes adultes des deux sexes, mangent sur la terrasse d’un appartement, rendue plus agréable par la présence de nombreuses plantes vertes. Une nouvelle venue sonne à la porte : Masha, habillées d’une longue robe violette ; elle indique qu’elle a apporté ses photographies de fées. Elle explique : ce sont des esprits de paix et de guérison. Elle a eu l’honneur de les rencontrer plusieurs fois, leur présence silencieuse lui a appris à améliorer ses facultés méditatives. Et quand elle y est parvenue, son asthme a été soulagé. Paul Boutet ironise en répondant que sûrement ça ne peut pas être juste la balade et l’air pur. La jeune femme se ferme immédiatement : un sceptique ! Elle continue : elle aussi elle l’a été, mais elle a testé sa foi. Elle est revenue à différentes heures, sous différentes lumières, alors qu’elle était d’humeurs variées. Leur présence ne dépendait en rien de ces facteurs.la dernière fois, lorsqu’elle s’est approchée, elle a entendu un son de clochettes. Paul ajoute une remarque narquoise comme quoi ça ne l’étonne pas. Elle rétorque que bien des visionnaires ont été pris pour des fous avant qu’on ne leur donne raison, comme Galilée, Gandhi… L’hôtesse ajoute que Paul est particulièrement lourd.
Un autre invité s’adresse à Paul : il n’est pas surpris car Paul a toujours eu peur de ce qu’il ne pouvait pas expliquer. L’hôtesse continue : le monde est plein de mystères, c’est bien la preuve de l’existence de forces qui dépassent les humains. Un troisième intervient : il y a d’autres explications possibles. C’est facile de voir un motif dans de l’eau ou des nuages… Peut-être qu’un gamin avait construit un barrage un peu plus haut, et que ça perturbait le courant. Masha objecte qu’elle a remonté plusieurs fois cette rivière et il n’y avait aucun barrage : ce sont bien des fées ! Elle conclut : si ce n’est pas des fées, que les autres lui prouvent. Ses interlocuteurs interloqués ne répondant pas, elle conclut qu’elle veut bien se remettre en question, mais on parle là d’une technique de communication inter-spectrale utilisée par les druides depuis des millénaires. Paul ne peut pas retenir une exclamation : Mais c’est n’importe quoi ! Masha l’achève en accusant Paul de devenir insultant pour la culture celte. Paul rentre chez lui et se lâche sur les réseaux sociaux.
Au vu du titre et du texte de la quatrième de couverture, le lecteur sait qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation sur l’esprit critique. À la lecture, il constate les liens avec la méthode scientifique, ainsi qu’avec la zététique. Pour la narration de ce type d’ouvrage de vulgarisation, les auteurs optent soit pour un candide, soit pour un avatar de l’auteur qui expose et explique les différentes notions, avec une interaction plus ou moins sophistiquée avec les dessins. Ici, le procédé retenu procède un peu d’un mélange, avec le personnage principal Paul Boutet jouant le rôle du candide, et une incarnation humaine du principe de l’esprit critique. Les dessins apparaissent tout de suite très agréables à l’œil : une approche réaliste avec un degré signification de simplification dans la description. Des personnages jeunes sans beaucoup d’exagération dans l’expressivité de leur visage ou de leur langage corporel, immédiatement sympathiques, parfois contrariés, mais jamais animés d’émotions négatives ou destructrices. Le lecteur sait que l’ouvrage s’avèrera forcément composé de parties explicatives, et dans le même temps la première scène propose une mise en situation très concrète, opposant une jeune femme convaincue de la justesse de ses propos, de l’existence des fées, et Paul faisant preuve d’une attitude cartésienne ne pouvant pas souffrir ce genre de billevesées. Pourtant, il n’a pas le beau rôle, et les auteurs ne condamnent pas Masha par la raillerie ou la moquerie. C’est plutôt Paul qui apparaît comme obtus en dénigrant Masha sur les réseaux sociaux.
L’avatar de l’esprit critique apparaît dès la page neuf, en colère contre Paul qui use d’insultes et de moqueries sur les réseaux sociaux. Cette jeune femme joue le rôle de professeur qui se lance dans un exposé construit et structuré sur l’esprit critique. Paul intervient plus ou moins pour objecter avec une situation concrète ou une remarque, pour relancer en posant une question, parfois en essayant de mettre en pratique ce que l’esprit critique vient d’expliquer. Pour autant, le lecteur n’éprouve pas la sensation de se retrouver en classe, car les auteurs mettent à profit les spécificités de ce mode d’expression : mises en situation au budget illimité, retour dans le passé sans limite d’ancienneté, intervention de scientifiques et de chercheurs illustres, représentation d’expériences classiques, observations en direct de phénomènes naturels ou sociaux. Le lecteur ressent rapidement que l’ouvrage a été conçu comme une vraie bande dessinée, scénariste et dessinatrice concevant chaque séquence ensemble avec des constructions de séquence reposant autant sur l’exposé en paroles de l’esprit critique, que sur ce qui est montré dans les dessins. Le lecteur ressent également la variété des possibilités visuelles utilisées : êtres humains en train d’interagir, facsimilé d’une conversation en messages instantanés, réseau de neurones et de synapses, dragon crachant du feu, facsimilé de diagrammes, orbites de planètes, morceaux de puzzle, jeu de plateau pour les différentes étapes de la méthode scientifique moderne, fausses affiches de publicité, utilisation de personnalités diverses (de savants comme Galilée, à un présentateur télé comme John Oliver), logos de moteur de recherche scientifique, page de résultat google, onomatopée d’effets sonores, etc.
La découverte des principes de l’esprit critique se trouve ainsi incarnée au travers de Paul et de son avatar. Cette dernière rentre dans le vif du sujet avec la première évidence : une corrélation n’est pas une relation de cause à effet, citant quelques exemples remarquables et amusants, extraits de l’ouvrage Spurious correlations (2015), de Tyler Vigen. La dessinatrice reprend quatre exemples sous forme de graphique mettant en évidence des courbes similaires entre le montant des dépenses U.S. pour la science et le nombre de morts par pendaison, entre le nombre de noyades dans des piscines et le nombre de films où Nicolas Cage apparaît, entre le taux de divorce dans le Maine et la consommation de margarine, entre la consommation de fromage et le nombre de morts étouffés dans leurs draps. Suit un diagramme pour expliquer que par rapport à une moyenne, il y a autant d’individus en dessous qu’au-dessus. Sous réserve qu’il soit familier de cet auteur, le lecteur sourit en voyant Terry Pratchet (1948-2015) chevaucher une tortue dans le ciel pour donner sa définition de la science : c’est une méthode qui consiste à poser des interrogations gênantes et à les soumettre à l’épreuve de la réalité, évitant ainsi la propension de l’homme à croire ce qui lui fait du bien. À partir de la page vingt-trois, l’esprit critique se lance dans l’histoire chronologique des activités scientifiques : l’artiste représente alors des hommes des cavernes, des éléments mythologiques (scandinave, grec…). Puis viennent les premiers hommes célèbres pour leurs théories scientifiques : Pythagore Platon, Eudoxe de Cnide, Héraclide du Pont… jusqu’à arriver à Anaximandre de Milet (de -610 à -546), premier Grec connu à avoir tenté de décrire et d’expliquer l'origine et l'organisation de tous les aspects du monde de façon scientifique.
Le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité de l’exposé, à la fois pour sa narration animée, vivante et amusante, à la fois pour la clarté de chaque point développé. La première partie aboutit à une double page présentant les différentes étapes de la méthode scientifique : observation, hypothèses, expériences, théories, évaluation par les pairs. Puis les auteurs abordent la question des pseudo-sciences sous un angle critique (avec une petite pique contre la pseudo-science qui refuse de contredire les hypothèses d’un fondateur), les présentations manipulatrices pour parer de termes scientifiques sans en observer la méthode. Le lecteur découvre ensuite la longue liste des biais cognitifs, chacun illustré par un exemple ou une mise en situation très parlante : paréidolie, biais de statuquo, effet Dunning-Kruger, effet Barnum, illusion de savoir, erreur fondamentale d’attribution, effet de halo, illusion de corrélation, biais de négativité, biais d’omission, biais de projection, biais de confirmation, effet foule, biais de la tache aveugle, illusion de fréquence, autruche, biais de cadrage, biais d’ancrage, effet de l’humour, biais rétrospectif, biais de rationalisation, illusion de savoir, illusion de fréquence, biais de représentativité. En fonction de sa culture en la matière, le lecteur retrouve ou découvre des problématiques incontournables comme la charge de la preuve (l’absence de la preuve n’est pas la même chose que la preuve de l’absence), les cinq questions de base à se poser face à une information, les parasites argumentatifs (sophisme et paralogisme, avec leurs dérivés), le fait que toutes les hypothèses ne se valent pas (entre un avis et un consensus scientifique), que la réalité n’est pas un sondage, et que l’ouverture d’esprit n’est pas synonyme de relativisme. Ils vont jusqu’à aborder la place de la foi dans l’esprit critique, à nouveau sans mépris ou même condescendance, et le caractère indispensable des émotions comme moteur de la raison.
Quelle que soit sa familiarité avec l’esprit critique et la méthode scientifique, le lecteur se retrouve vite passionné par cet exposé à la forme enjoué et rigoureuse. La narration visuelle a été pensé pour participer à l’exposé en apportant elle aussi sa part d’informations, de façon diversifiée et adaptée à chaque développement. L’ouvrage présente les différentes facettes de l’esprit citrique, d’abord par la méthode scientifique, puis par les biais cognitifs, les effets de rhétorique, avec à chaque fois des exemples concrets et actuels. Le tout aboutit à une présentation cohérente de ce qu’est une démarche scientifique quel que soit l’objet de son étude, et observe des situations sociales et des communications de l’industrie du divertissement et de la société du spectacle à cette lumière. Indispensable.
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10 Octobre
Mais comment cette série a-t-elle pu passer aussi inaperçue ? Il est plus que temps de la sortir de l'ombre ! Sur conseil d'un ami et à l'occasion de la sortie du deuxième tome du diptyque, je me suis plongé dans cette lecture, et bien m'en a pris. J'ai ainsi découvert une œuvre forte, au concept ultrapuissant, et au thème très profond. Je ne m'attaquerai qu'à une chose : la traduction. N'étant pas en mesure de lire la version originale italienne, je ne peux pas juger de la qualité d'écriture des dialogues, mais dans la version française, ils manquent souvent de fluidité, et je pense vraiment que c'est dû à une traduction parfois approximative. Enfin, c'est peut-être juste moi, mais je serais curieux d'avoir l'avis d'un autre lecteur sur le sujet. En tous cas, je trouve ça vraiment dommage... mais pas irrémédiable ! En effet, ça ne m'a pas empêché d'entrer à fond dans l'univers proposé par Paola Barbato et Mattia Surroz. Comme dans un épisode de Black Mirror, ils nous plongent dans un monde qui a toutes les apparences du nôtre, à une exception près : ici, la mort de tous est programmée dès avant la naissance. Chacun a dans son ADN la date précise de sa fin de vie, mais tout le monde ignore cette date. On sait juste qu'il y a 6 échéances possibles (l'incertitude de la dernière échéance étant garantie par le fait que certains ont le droit de vivre au-delà), à l'approche desquelles on prépare ses funérailles comme une fête d'anniversaire, au cas où, en espérant que nos proches n'auront pas à les célébrer... Grâce à une habile propagande visant à normaliser la mort et à la quasi-certitude de ne pas mourir en dehors de ces 6 échéances, la société vit beaucoup plus heureuse. La délinquance et la criminalité ont été éradiquées, et tous les risques sont bannis de notre quotidien. Bref, tout ressemble à notre monde, dans une version plus ou moins idéale. Sauf qu'on sent vite que quelque chose ne tourne pas rond... Les auteurs ont un talent phénoménal pour nous faire découvrir peu à peu les différences avec notre monde au gré de la lecture (dans le premier tome, un objet que tout le monde porte, par exemple, mais qu'on ne remarque même pas dans les premières pages du récit...) et qui sont lourdes de sens. Sans que jamais la bande dessinée ne prenne un tour excessivement philosophique, larmoyant ou trop démonstratif, les auteurs réussissent à créer une réflexion très forte sur l'étouffement causé par une société sans risques, sans peur, sans violence et sans mort imprévue. On comprend vite qu'une telle société ne signifie pas le bonheur assuré, et le récit sait pousser son concept dans ses retranchements pour en tirer une vraie vision d'anticipation. Car c'est bien ce dont il s'agit : on est ici dans ce sous-genre bien connu de la science-fiction, l'anticipation, et les auteurs maîtrisent à merveille les codes du genre. Le portrait d'une société qui nous paraît absurde et qui, pourtant, n'est que l'exagération de certains traits caractéristiques de la nôtre, est joliment mis en place, toujours de manière pertinente. A travers le portrait d'une bande de parias qui veulent réintroduire dans leur monde l'incertitude du hasard, 10 octobre nous interroge directement sur notre propre rapport aux lois, aux risques et à la mort. C'est parfois un peu conventionnel, mais ça n'est jamais raté, et c'est d'une efficacité redoutable. Il faut dire que la grande réussite de cette bande dessinée, ce sont ses personnages. Avec un dessin qui évoque (de manière volontaire, précisée en postface) des acteurs de renom tels que Kathy Bates, Toni Collette ou Robin Williams, on s'attache immédiatement à chacun des membres de la bande. Bien évidemment, comme tous ces personnages approchent d'une échéance, on se doute que certains d'entre eux ne vont pas la passer, mais on a évidemment envie qu'aucun d'entre eux ne meure à la date de son échéance. Ce suspense nous tient en haleine tout au long d'un second tome brillantissime ! De fait, si le premier tome pose magnifiquement le concept et les personnages, le second tome prend la forme d'une véritable course contre la montre, qui évoque cette fois totalement la série Severance, avec ces personnages luttant contre un système qui les écrase, prenant la forme d'une grande entreprise aux couloirs aseptisés. Une fois le décompte lancé, on ne peut plus détacher ses yeux des pages qui tournent et des péripéties qui défilent, en espérant que tel ou tel personnage ne mourra pas la page d'après. Au-delà de ce suspense d'une efficacité dont j'ai rarement vu l'équivalent en bande dessinée, le récit a une portée émotionnelle très forte. Les auteurs savent ménager des instants suspendus (même si la tension ne redescend pas vraiment) où on s'intéresse au passé d'un personnage sans ralentir pour autant la narration, et où on développe son background de manière aussi discrète que subtile. Enfin, le suspense et l'émotion n'empêchent jamais le propos de continuer à développer une réflexion qui préfère la suggestion à de grandes affirmations sentencieuses qui auraient alourdi inutilement le récit. Et quelle profondeur dans cette savante dissection des rapports humains et de ce qui motive nos actes en profondeur ! Bref, je n'étais vraiment pas loin des 5 étoiles, malgré les petites difficultés de lecture que j'attribue à la traduction. Mon seul regret, c'est une conclusion, certes très réussie, mais qui arrive de manière un peu abrupte. Peut-être 4 ou 5 pages de plus auraient-elles permis de conclure de manière plus exhaustive le récit. Cela dit, on n'a pas l'impression d'une fin bâclée lorsqu'on arrive à cette dernière vignette, terriblement frustrante. Mais c'est précisément parce qu'elle est frustrante qu'elle est aussi géniale. Oui, j'aurais aimé avoir une fin plus explicite. Non, il ne fallait surtout pas rendre la fin plus explicite. C'est exactement celle qu'il fallait. C'est au pouvoir d'imagination du lecteur de prendre le relais. Et c'est peut-être bien là tout le rôle de l'Art, n'est-ce pas ?
Dulcie - Du Cap à Paris, enquête sur l'assassinat d'une militante anti-apartheid
Avec le discret, on est peinard ! - Ce tome contient une enquête journalistique sur la mort de Dulcie September, abattu à Paris le 29 mars 1988. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Benoît Collombat, journaliste, et Grégory Mardon, bédéiste. Il compte deux-cent quatre-vingt-dix-huit pages de bandes dessinées, en noir et blanc avec des nuances de gris. Il se termine avec deux pages de notes et crédits, un paragraphe de remerciements, et une page listant les autres ouvrages de ces auteurs. Paris 10e arrondissement, rue des petites Écuries, le 29 mars 1988, Dulcie September marche dans la rue, en se retournant une fois ou deux pour voir s’il y a quelqu’un derrière elle. Elle atteint le numéro trente-huit de la rue et pénètre par la porte d’entrée dans un porche. En passant devant loge, elle prend le courrier que lui remet la gardienne. Elle pénètre dans l’immeuble par l’accès au fond de la cour, ouvre la porte de l’ascenseur et appuie sur le bouton du quatrième étage. Elle sort de la cabine à 09h47. Elle prend les clés dans sa poche pour ouvrir la porte des locaux parisiens de l’ANC (Congrès National Africain) et commence à tourner la clé. Dans son dos, un homme fait feu à cinq reprises, un autre se tenant derrière lui. Ils descendent par l’escalier, alors que la femme gît morte, étendue sur le sol dans une flaque de sang. Ils croisent un homme qui entre dans l’immeuble et qui monte dans l’escalier après les avoir laissé sortir. Extraits du rapport d’enquête de la brigade criminelle – Le cadavre repose en position dorsale, en diagonale d’un axe imaginaire situé entre la porte d’ascenseur et la photocopieuse posée au sol. La face, maculée de sang, est tournée vers le plafond. La tête se situe à 60 cm de la porte d’ascenseur et 108 cm du mur de gauche, en sortant de ce dernier. Les paumes de mains sont tournées vers le plafond, les doigts repliés sur les paumes. La main gauche se situe à 60 cm du mur de gauche et à 34 cm de la porte d’ascenseur. Les jambes sont pliées et écartées, la distance entre les deux genoux est de 80 cm. À droite de la tête de la victime, un important écoulement sanguin imprègne le tapis et la moquette, ainsi que la chevelure au niveau postérieur du crâne. Au total, six coups de feu ont été tirés par un pistolet petit calibre 22 LR, cinq balles ont atteint Dulcie September à courte distance, précise le rapport d’enquête. Six douilles cuivrées longues de 15 mm sont retrouvées sur place. Dans le salon d’un appartement, les auteurs écoutent Jacqueline Derens, ancienne militante anti-apartheid, raconter sa première rencontre avec Dulcie September : cette dernière était venue à l’UNESCO témoigner du sort des enfants sous l’apartheid, qui mouraient à cause de la malnutrition ou faute de vaccins. Jacqueline était fascinée par la passion avec laquelle Dulcie expliquait les choses. Elle ne se contentait pas d’aligner des chiffres, elle vivait l’horreur de l’apartheid dans sa chair, et ça, pour les militants, c’était irremplaçable Le sous-titre annonce clairement la nature de l’ouvrage : une enquête de journaliste sur un assassinat dans Paris, d’une militante anti-apartheid. Cette enquête est menée par un journaliste de profession, travaillant à la rédaction de France Inter depuis 1994 en qualité de grand reporter. Il raconte l’enquête qu’il a menée sur ce meurtre, et il explique la raison qui l’a amené à se lancer dans cette entreprise : Pourquoi raconter cette histoire aujourd’hui ? D’abord parce que cet assassinat s’est déroulé sur le sol français, en plein Paris, quelques semaines avant la réélection de François Mitterrand à l’Élysée. Ensuite, parce que cette affaire reste un mystère. L’enquête judiciaire française s’est soldée par un non-lieu en juillet 1992, sans que soient identifiés les coupables. […] L’assassinat de Dulcie September est une histoire qui reste très gênante pour la France : Dulcie dénonçait les relations économiques illégales entre Paris et le régime de l’apartheid, notamment en matière d’armement. Ce soutien des autorités françaises à un régime officiellement raciste est, aujourd’hui, encore, largement méconnu. […] Depuis plus de dix ans, Collombat accumule de la documentation, il épluche les archives et il réalise des interviews filmées avec celles et ceux qui ont connu Dulcie à l’époque. Beaucoup sont morts aujourd’hui. Le temps est venu de raconter cette histoire et de tenter de comprendre pourquoi Dulcie September est devenue une cible. Ayant conscience de cela, le lecteur s’attend à une narration visuelle adaptée en conséquence. En particulier, elle comporte une forte part de têtes en train de parler : des témoins d’origine très diverse, racontant ce qu’ils ont vécu, parfois au temps présent, parfois comme souvenirs du passé. L’artiste doit reproduire l’apparence de nombreuses personnes politiques et autres. Il a dû produire un grand nombre de pages, ce qui a dû s’accompagner d’une cadence assez élevée. Très rapidement, le lecteur se rend compte que chaque page contient une forte densité d’informations, et que la narration est entièrement soumise à l’enquête. De temps en temps, une page ne peut être composée que des cases avec le buste d’une personne en train de parler, au travers d'un copieux phylactère. Pour autant ce dispositif permet d’incarner chaque propos, de voir qui les tient, et il montre qui parle, en toute transparence. Les deux auteurs font en sorte que le lecteur puisse voir qui parle, et à quel moment de sa vie, c’est-à-dire autant d’éléments d’information et de contexte laissant le lecteur libre d’apprécier les biais potentiels du locuteur. Par exemple Jacqueline Derens évoquant ses souvenirs de Dulcie September, trente ans plus tard. Ou bien Jean-Marie Le Pen en train de s’exprimer en direct au cours de l’émission L’heure de vérité, le 27 janvier 1988, les archives permettant de reproduire la séquence sans risque de déformation du fait des décennies passées. De même, voir Collombat poser des questions rappelle que lui aussi se livre à cette enquête avec un objectif précis, ce qui oriente le champ de ses questions, ce qui peut avoir une incidence sur la réponse de ses interlocuteurs. Le journaliste réalise une enquête qui explore de nombreuses possibilités, en fonction des réponses des personnes qu’il interroge, avec qui il discute, aussi bien ceux qui ont côtoyé Dulcie September dans sa famille, dans la branche parisienne de l’ANC (African National Congress), aussi bien des policiers qui ont enquêté sur le meurtre, d’autres activistes, des politiciens avec des niveaux de responsabilité variés. L’enquête évoque aussi bien des enjeux politiques que des enjeux économiques à l’échelle d’entreprises internationales, à l’échelle également de plusieurs nations. Cela induit que le dessinateur représente des situations, des environnements, des accessoires très variés. Cela commence avec une rue de Paris, une cage d’escalier avec un ascenseur, pour déboucher dans cette première scène sur un pistolet équipé d’un silencieux et un cadavre ensanglanté. Par la suite, Grégory Mardon montre les discussions assises autour d’une table pour recueillir des témoignages, aussi bien dans une cuisine que dans un salon bourgeois, des colloques et des allocutions officielles, des violences de foule, la ville d’Althone dans la banlieue du Cap, des manifestations de protestation, une cellule de prison, des cartes géographiques pour montrer les frontières, la ville de Genève, de Nice, de Zagora, la place de la Bastille, son opéra et la colonne de Juillet, l’assemblée nationale, les couloirs du métro parisien, des installations de centrale nucléaire, la gare d’Amsterdam, des missiles, d’avions militaires Mirage F1, etc. Il reproduit également la ressemblance de nombreux hommes politiques ou de personnalités comme François Mitterrand, Jacques Chirac, Charles Pasqua, Nelson Mandela, Simone Signoret & Jean-Paul Sartre, Pierre Joxe, et d’autres moins connus. Deux musiciens : Johnny Clegg, Abdullah Ibrahim (Dollar Brand). Dans un premier temps, le lecteur manque d’assurance quant à la construction de l’ouvrage. Celui-ci s’ouvre avec l’assassinat de sang-froid par un professionnel, permettant d’appréhender la réalité de ce crime, de cette exécution commanditée. Puis les deux auteurs se mettent en scène en train d’écouter Jacqueline Derens chez elle, au temps présent de la réalisation de l’ouvrage. Celle-ci raconte sa première rencontre avec Dulcie September en 1979. Il va ainsi se produire de nombreux va-et-vient temporels entre le temps présent des entretiens et celui des faits relatés, des développements sur la persistance du racisme dans la société française, trois pages consacrées au régime de l’apartheid, la jeunesse et la vie de Dulcie September jusqu’à son arrivée à Pairs, l’emprisonnement de Nelson Mandela en 1964, suite au jugement à Rivonia, prison à perpétuité pour lui et sept autres compagnons de lutte (Walter Sisulu, Govan Mbeki, Raymond Mhlaba, Elias Motsoaledi, Andrex Mlangeni, Ahmed Kathrada, Denis Glodberg). Une page consacrée à l’ANC et à l’établissement de sa direction en exil à Lusaka en Zambie. L’élection de François Mitterrand en 1981. La visite des anciens locaux de l’ANC à Paris au temps présent de l’enquête. Un séjour à Genève en septembre 2011, pour rencontrer Margrit Lienert, ancienne hôtesse de l’air, engagée par la suite dans le mouvement anti-apartheid suisse (branche romande) au début des années 1970. Etc. Progressivement, la ligne conductrice de l’enquête apparaît : des recherches pour chaque possibilité à envisager, des recherches de témoignages, des explications concises sur les différents acteurs, des membres de l’ANC, des politiciens, des militaires, des patrons d’entreprise, etc. Il s’agit d’une véritable enquête menée avec rigueur, confrontée au fait que certains témoins sont décédés depuis, que certains ne sont pas forcément fiables, et que les enjeux se révèlent énormes, à la fois sur le plan économique et le plan politique. Il est question des services secrets de plusieurs nations, de mercenaires aux agissements discutables (l’ombre de Bob Denard, 1929-2007, se faisant sentir), et de secrets d’état. En fonction des témoignages, le lecteur voit bien quand les auteurs se heurtent à des murs, et à d’autres moments il est même surpris qu’ils puissent en apprendre autant. Une enquête d’un journaliste professionnel, sur un assassinat commis à Paris, contre une militante anti-apartheid, et jamais élucidé. Une mise en images réalisée par un bédéiste professionnel, adaptant son approche à la nature de l’ouvrage, réalisant un travail impressionnant pour montrer les différentes personnes, soit racontant leurs souvenirs, soit lors de reconstitution du passé, participant à la rigueur de la présentation, et à son honnêteté intellectuelle. Le lecteur explore ainsi les nombreuses ramifications de ce meurtre commandité, suivant chaque possibilité, pour voir progressivement se dessiner la plus probable, étayée par de nombreux faits. Édifiant. Benoît Collombat a réalisé le scénario d’autres bandes dessinées, en particulier Cher pays de notre enfance: Enquête sur les années de plomb de la V? République (2015) avec Étienne Davodeau, Le choix du chômage: De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (2021) avec Damien Cuvillier.
Barbarone
J'ai récemment chopé sa BD Stacy que je n'ose pas entamer tant elle me parait a priori dense, dure, hermétique, irrespirable, et ce malgré la formidable critique de Paul le Poulpe qui a piqué ma curiosité. En attendant le moment propice, je me suis finalement lancé dans Barbarone, sortie en même temps mais bénéficiant d'une couverture médiatique moindre. Hébé ça alors !!!! Gipi sort une BD de SF, genre de Space Opera humoristique !!! Franchement, j'ai eu peine à croire mon libraire quand il m'a présenté la chose. L'auteur de la Terre des fils, de Notes pour une histoire de guerre ?... Bah oui, c'est bien le même Gipi, pas de doute. Mais que se cache-t-il derrière cette couverture parodiant les feuilletons des années 50 ? D'abord, on retrouve le même crayonné que dans la BD précitée (La terre des fils), ce qui est une très très bonne chose puisque j'avais adoré ce trait pétillant à la fois précis et esquissé qui confère indéniablement une grande dynamique à l'histoire. Ca fonce sans se poser trente six mille questions. Ensuite, le scénario, disons plutôt le fil narratif (car le scénario est assez foutraque, ce qui ne constitue en rien une maladresse car c'est bel et bien l'effet recherché) est à l'avenant : on a vraiment le sentiment de suivre l'auteur en direct, au gré de ses pérégrinations improvisées, et c'est très agréable. Et c'est ce qui rend ce premier tome des aventures de Barbarone plaisant et tout à fait surprenant. Le ton est loufoque et souvent déconcertant, et Gipi fait preuve d'un humour qu'on ne soupçonnait pas. En plus d'être très original, les gags vous cueillent là où on ne s'y attend pas. Les dialogues sont hilarants et les personnages proprement inédits, sans compter qu'ils ont des trognes à se tordre. L'auteur fait preuve avec Barbarone d'une inventivité assez incroyable. Alors il faut certes un peu de temps pour rentrer dedans tant l'homme ne nous avait pas habitué à une telle débauche de bouffonneries, mais dès l'entrée en scène du personnage de Goggo, on accepte et on adhère pour finir par faire comme l'auteur : craquer son slip (de rire). Ce premier tome est une surprise tellement inattendue qu'on en oublie que son titre est un brin surfait puisque la fameuse planète des singes érotomanes n'occupe que la première partie de l'histoire. Mais qu'importe puisqu'on s'est retrouvé embarqué dans une cavale insensée, qu'on découvre un facette insoupçonnée de l'auteur tout autant qu'un univers (je le répète) d'une originalité folle. Lu d'une traite ; on en redemande illico. Reste que je suis assez curieux de voir la réaction des fans de Gipi face à ce bidule qui pourrait fort bien s’avérer clivant.
Le Loup
Second one-shot de la trilogie sur la montagne de Rochette et encore une fois c'est très bon. Après l'autobiographie, Rochette utilise la fiction et son récit est du déjà vu: l'affrontement entre l'homme et la nature au travers de cette lutte entre un berger et un loup. Tout m'a semblé convenu...et pourtant j'ai bien aimé le récit et je l'ai trouvé passionnant à lire. La lutte entre les deux protagonistes est prenante avec une bonne mise en scène et il y a des scènes vraiment mémorables. Il y a beaucoup de narration descriptive et cela ne m’a pas trop dérangé contrairement à d’autres BD. Je ne sais pas trop quoi ajouter de plus aux avis positifs hormis que c'est vraiment un bon one-shot. Le dessin de Rochette est toujours aussi bon lorsqu'il s'agit d'illustrer les merveilleux paysages de la montagne.
RIP
Après avoir été autant bassiné par cette série à Angoulême, il a bien fallu que je me les procure tous en un bloc chez le libraire, pas le choix ! Et c'est effectivement de bonne grâce que je me joins au concert de louanges. C'est un polar hard-boiled noir charbon sur des marginaux dans une boite spéciale. Travailler avec des morts, c'est peut-être déjà mourir un peu ... Et pourtant, je trouve que cette BD a quelque chose de positif au final, même si c'est assez difficile de le voir de prime abord. Chaque volume se centre sur un personnage et contient un twist final assez étonnant, généralement en pied de nez d'une histoire développant une thématique bien précise. Si j'ai assez vite compris le procédé, j'ai beaucoup aimé (surtout que j'ai pu lire les volumes d'une seule traite) et je trouve que là encore l'idée permet d'explorer quelques thématiques bien trouvées. Il y a pléthore de référence dans cette série, certaines que j'ai capté d'autres non, qui sont à la fois des références à d'autres polars ou sources d'inspirations que des clins d’œil pas indispensable. On passe un bon moment sans les avoir, mais il y a un petit côté amusant à les chercher et les reconnaitre. Le scénario s'inscrit dans la droite ligne de plusieurs influences, qu'on reconnait sans peine : ambiance noir, mafieux, vieux flics, infiltrés, prostituée, etc ... C'est du classique, mais l'ingéniosité de présenter les personnages au fur et à mesure autour de la même histoire permets de relire chaque fois l'ensemble différemment. Une mise en scène assez efficace, qui permet de maintenir un suspens mais également de relire l'ensemble sous un nouvel angle. Et voir autrement des gens pourtant très typés. Le dessin est efficace et direct, avec son ambiance poisseuse tartiné de mouches en tout sens. Ça pue presque à travers les pages, mais l'ingéniosité est aussi dans les détails. De nombreuses choses se comprennent en étant attentif à ce qu'il se passe dans les cases, parfois en arrière-plan. Ce n'est jamais une révélation majeure, mais souvent des petits indices sur ce qu'il se passe réellement chez chacun. Tout est lisible et clair, et malgré le nombre de personnages parfois dans des costumes qui les masques, il y a toujours un artifice qui fait qu'on est pas perdu. Efficace, comme dit ! Maintenant que tout ça est dit, et que ça suffirait à en faire une bonne série, j'ajouterai qu'il y a quelque chose qui se dégage de l'ensemble. Un truc en plus, un message que j'ai apprécié : la solitude. Tout ceux qui sont présentés sont finalement de pauvres gens, mais alors que j'avais un avis sur eux, je me suis retrouvé sincèrement touché par leurs histoires. Le volume 5 et 6 qui pourtant ne partaient pas avec des atouts (le volume 4 constitue une sorte de pic dans les révélations) m'a rendu touchant des personnages que je ne pensais pas apprécier. Et s'ils n'en deviennent pas des héros, ils sont pourtant moins monolithique que je ne l'aurai cru. Et c'est parce que les auteurs parlent beaucoup du regard des autres. Maurice, héros du tome 2, est vu par tout le monde comme un type spécifique, personne ne comprenant réellement sa vie. Ce qui est aussi le cas de Derrick, présenté vite comme un looser, mais que certains voient curieusement différemment de ce qu'il est. Dans cette série, j'ai senti aussi qu'un questionnement sur la solitude pointait son nez derrière la façade de polar noir pur jus. La solitude des gens morts dont ils vident les maisons, la solitude de chacun de ces protagonistes qui vit dans son petit monde, sans famille et sans ami. C'est bien la solitude qui les tue, au final, chacun devenu terriblement seul, même accroché à ses rêves. D'ailleurs je trouve la fin du tome 5 assez explicite là-dessus (le tome 6 ajoute aussi une dimension sur les liens qui permettent de s'en sortir). C'est une BD qui rappelle que les marginaux, les exclus, "ceux d'en bas" pour reprendre les propos d'un ministre, sont avant tout des gens seuls et en rupture avec le monde autour. Les aider, c'est avant tout faire du lien social. Liens qui manquent cruellement à ce monde dépeint ici. Et pourtant les dernières pages présentent une accalmie après la tempête où finalement c'est l'humanité qui gagne, un court instant. Une petite étincelle d'espoir qui brille d'autant plus que tout semblait sombre avant. Je trouve que la série s'en sort parfaitement, avec un juste équilibre entre l'homme aux polars et ambiances que les auteurs aiment, histoires emboités, propos sur le monde (je n'ai pas parlé du machisme omniprésent et de la façon dont la BD le présente), le tout avec une touche d'espoir final qui laisse tout de même sur une note positive. C'est surprenant dans le bon sens du terme, et je recommande franchement la lecture ! Personnellement je suis conquis.
Mon papa dessine des femmes nues
Ça peut tout changer. Ces petites choses mises bout à bout. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, tout en s’inscrivant dans une réflexion sur l’art et sur la bande dessinée que l’auteur a initiée depuis plusieurs tomes, avec Une histoire de l’art (2016, sous la forme d’un immense leporello, livre dépliable de plus de vingt-trois mètres recto verso), suivi par Peindre ou ne pas peindre - L'intégrale (2019). Sa première édition date de 2022. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les couleurs, avec la participation de son fils Hyppolyte. Il comprend cent-cinquante-six pages de bande dessinée. Il se termine avec la liste des artistes et de leurs œuvres évoqués, de Mark Rothko avec Red Equal à Jean Dubuffet avec la Métafizix, en évoquant soixante-dix créateurs, et six œuvres réalisées par des artistes inconnus. Incipit : David Hockney montre toujours le chemin. Reprographie avec interprétation des œuvres Red Equal de Mark Rothko, Solen d’Edward Munch, Black sun d’Alexander Calder. Cycle : effroi, sidération, colère. Reprographie avec interprétation des œuvres : Le triomphe de la mort de Pierre Bruegel l’ancien, Pinturas Negras de Francisco de Goya, Teetering towers, The woodcuts, Heavy cloud d’Ansel Kiefer. Philippe Dupuy et son fils Hippolyte visitent un musée. L’enfant n’aime pas ces images, elles sont terrifiantes. Il ajoute qu’ils sont laids, et il y a celui qui mange quelqu’un. Sur l’avant-dernier, tout est cassé, brûlé, mort. Son père lui répond qu’il sait et qu’il est désolé. Il le prend par la main et l’emmène voir d’autres tableaux, parce que ceux-là, ça fait du bien, parce que ça existe encore : Amandier en fleurs de Vincent van Gogh, Montagne Sainte-Victoire de Paul Cézanne, Nave Nave Moe de Paul Gauguin, A closer winter tunnel de David Hockney, Le bonheur de vivre d’Henri Matisse. Le garçon fait remarquer à son père qu’ils sont tous tout nus. À Paris, dans son appartement, Philippe est à sa table à dessin en train de travailler. Son fils entre et lui demande ce qu’il fait : il répond qu’il travaille. L’enfant veut savoir ce que c’est : le père explique que c’est un collage avec un dessin de la main gauche, il fait ça de temps en temps. L’enfant remarque que son père aussi dessine des femmes toutes nues et il souhaite savoir pourquoi. Philippe explique qu’il aime bien, parce qu’il trouve ça beau. Et puis c’est quelque chose qui se fait souvent en art. Le fils renchérit : oui, dans les peintures, il y a plein de dames toutes nues. Comme la dame dans le coquillage qui cache sa zézette avec ses cheveux. Mais, bon, il aime bien quand même les dessins de son père. Ce dernier le remercie et lui indique qu’il aime beaucoup ceux de son fils. Puis Hippolyte demande la permission de regarder un dessin animé, il choisit les Pokémons. La chanson du générique débute, le héros indiquant sa volonté de devenir le meilleur dresseur, de gagner les défis et de parcourir la Terre entière. À table, l’enfant regarde le fond de son verre : quarante-quatre ans comme maman, celle-ci répond qu’elle a vingt-deux ans dans le fond de son verre. Philippe met ses lunettes mais il n’arrive pas à lire, c’est vraiment écrit trop petit. Son fils prend le verre et lit : quatre ans. Dès les premières planches, le lecteur fait connaissance avec la singularité de ce créateur. Il reproduit en les interprétant trois tableaux de maître, puis il réalise un triangle à main levée plaçant aux sommets les mots Effroi, Colère, Sidération. Puis suit l’interprétation d’autres tableaux, et des échanges avec son fils. À l’évidence, c’est le choix de l’auteur que de reproduire à sa manière ses œuvres d’art, plutôt que de faire usage d’une photographie de ces tableaux. Il monte ainsi comment il les perçoit, comment il les interprète, comme il les fait siens. Après ces pages en couleurs, à la peinture, au feutre, au crayon de couleur et au crayon noir, il réalise une page dans son mode graphique habituel : des traits de contour irréguliers et fins, à l’encre pour des dessins dans une veine représentative et descriptive, avec un niveau de détails variable en fonction des éléments représentés, êtres humains comme objets, entre esquisse et dessin précis à l’apparence malhabile. Dans le premier cas, le lecteur voit l’intention et la spontanéité ; dans le deuxième cas, il constate que l’artiste sait observer finement ce qui l’entoure, par exemple quand il peut identifier le mobilier urbain parisien comme les croix de Saint-André. S’il a déjà lu des bandes dessinées récentes de cet auteur, le lecteur s’attend à la diversité des approches graphiques, et à cette impression un peu penchée. Sinon, il découvre une multitude d’idiosyncrasies qui ne relèvent pas du maniérisme ou de l’affèterie, mais de l’expression de la personnalité de l’auteur, de ses intonations, de ses hésitations, de sa façon d’appréhender le monde. Ce créateur s’exprime par chaque trait, par chaque forme, chaque mise en page, par la structure de son récit. Au fil de sa carrière, il a maîtrisé différentes techniques, les règles académiques et le savoir-faire d’un bédéiste, jusqu’à pouvoir faire totalement sien toutes les dimensions de ce mode d’expression. Il suffit de regarder les textes pour en avoir la preuve : jeu sur les polices, lettrage manuel et artisanale, ondulation des textes qui peuvent parfois épouser la forme des bordures, ou suivre la forme d’une spirale, petites annotations manuscrites en bordure de case, texte en minuscule ou en majuscule, alternance de mots en minuscules et en majuscules, et toutes ces variations participent à exprimer l’état d’esprit de l’auteur, à l’opposé de facéties artificielles et gratuites. Les modes d’expression graphique varient également en fonction de ce que l’artiste souhaite exprimer : les pages avec des dessins à base de traits de contour fins et encrés, l’interprétation d’œuvres d’art classiques, des dessins à l’encre (de femmes nues) collés sur des photographies de montagnes, des peintures abstraites à l’aquarelle avec une silhouette dessinée et collée par-dessus, les dessins de son fils intégrés à une page, voire composant la narration visuelle pendant plusieurs pages, des compositions avec les dessins à l’encre et l’aquarelle, quatre vues de Taipei réalisées au pinceau et à l’encre sous forme d’illustration en double page, une modification du rendu des formes pour raconter une performance des cubes de Takako Saito, la reprographie de deux petits livres de bande dessinée réalisés par Hippolyte comme cadeau d’anniversaire, un dessin pour illustrer un texte de Greil Marcus sur les Sex Pistols, etc. Derrière ce titre aguicheur, le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre : la dissection d’une pratique de dessin honteuse ? La visite au musée établit qu’une composante principale du récit réside dans la relation du père avec son fils. Celui-ci ressent les œuvres d’art, sans appareil analytique : il les voit mieux que l’auteur qui est incapable de se départir de sa culture picturale, de plusieurs décennies de pratique de la bande dessinée. C’est la raison pour laquelle Hippolyte pose cette question ingénue à son père : la forte proportion de corps féminins dénudés dans l’art lui saute aux yeux. À travers son fils, l’auteur retrouve la capacité d’émerveillement qui s’est émoussée en lui avec les décennies écoulées. Il se reconnecte aux émotions suscitées par les œuvres d’art, il retrouve une façon de voir qu’il avait perdue. Au fil des séquences, il apparaît d’autres facettes de sa relation avec son fils du fait du caractère intimement personnel de l’ouvrage. Ainsi il évoque le regard des autres parents commentant la différence d’âge entre les deux, le père ayant soixante ans et le fils bientôt onze ans, la mère Loo Hui Phang en a quarante-six. Les parents évoquent l’avenir de leur enfant, au regard de l’état du monde. Cela amène à des questions et des réflexions apaisées, mais pas faciles, comme Philippe se demandant à partir de quand son fils pensera que son père est vieux. La visite au musée établit aussi une autre composante majeure : la contemplation de l’art et la relation que l’auteur entretient avec. Il avait développé ce thème dans Peindre on ne pas peindre (2019), et avait poursuivi sa réflexion sur le sujet dans J'aurais voulu faire de la bande dessinée (2020, avec Dominique A et Stéphan Oliva). Outre les artistes cités plus haut, les visites d’exposition évoquent également des œuvres de Matisse, Man Ray, Joan Miró, Fernand Léger. L’auteur passe en revue la nudité féminine dans l’art, depuis les représentations du paléolithique jusqu’au monde moderne (Pop art, Op art, Figuration narrative, libre, Cobra, Estampes, Fluxus, Photographie, Nouveau réalisme, Arte povera, Art brut, Performance, Art vidéo). Il consacré également dix pages à Takako Saito (1929-), artiste japonaise, à l’occasion d’une de ses performances à base de cubes au CAPC, musée d’art contemporain de Bordeaux. Le lecteur se retrouve fasciné par ce qu’en dit Dupuy qui s’avère un excellent passeur pédagogue pour parler de cette œuvre. Il revient à l’esprit du lecteur la remarque de l’auteur sur les différentes formes d’accessibilité à une œuvre, soit érudite grâce à un bagage culturel adéquat (y compris pour les bandes dessinées), soit plus immédiat comme en atteste la réponse de son fils participant spontanément à ladite performance comme les autres enfants présents, alors que les adultes ne peuvent envisager leur condition qu’en tant que spectateur. Dans cette bande dessinée, le lecteur découvre deux extraits de l’ouvrage Lipstick Traces (1989) de Greil Markus, analysant comment les Sex Pistols ouvrirent une brèche dans le monde du rock et de la chanson, dans l’écran des certitudes qui sont censées régir l’offre et la demande en matière de goût. Parce que les certitudes, les idées culturelles reçues sont hégémoniques et voudraient expliquer comment le monde est censé tourner – des constructions idéologiques perçues et vécues comme des faits naturels – cette brèche dans le milieu pop s’ouvre sur le royaume de la vie quotidienne. Le lecteur comprend que ces remarques ont eu une grande importance dans la manière dont l’auteur considère l’art en général, et le sien en particulier. Un titre un peu provocateur, assorti d’une couverture composite cryptique. Une fois encore, le lecteur se retrouve déconcerté par la facilité et l’évidence de la narration, alors qu’elle semble si hétéroclite en apparence. Il fait entièrement confiance à l’auteur qui se montre attentionné vis-à-vis de lui, tout en réalisant une œuvre si personnelle que rien ne pourrait être modifié sans en changer profondément le sens. La narration visuelle s’avère protéiforme, dégageant un mélange de spontanéité et de sincérité, tout en révélant une extraordinaire unité parfaite entre le fond et la forme. Philippe Dupuy aborde des thèmes très personnels comme sa relation avec son fils, indissociables de son rapport à l’art, aux artistes, à sa pratique de la bande dessinée, à sa vie dans cette phase qu’il qualifie de temps additionnel, selon la formule de Christian Boltanski : les années se condensent, la forces des intentions aussi, le temps additionnel a une intensité bien différente. Merveilleux.
Ailefroide - Altitude 3954
J'ai mis du temps à enfin lire cet album parce que je ne suis pas un fan de l'alpinisme et j'avais peur de m'ennuyer ou de tomber encore une fois sur un album que tout le monde trouve génial et que je trouve correct sans plus. Au fil des pages, mes craintes sont parties. Rochette raconte sa jeunesse via les deux passions de sa vie: l'alpinisme et le dessin. Il va se demander quel voie prendre et au final c'est le dessin qui va gagner parce que dessinateur de BD c'est moins dangereux que guide de montagne. Parce que oui l'auteur aime la montagne, mais il montre aussi à quel point c'est aussi un endroit dangereux même si on a de l'expérience. La jeunesse de Rochette est remplie de drames avec des copains de montagne qui finissent blessés ou morts et lui-même ne sera pas à l'abri des accidents. Le scénario est prenant avec le ton juste lorsqu'il s'agit d'aborder le drame. Rochette est très bon dans le style réaliste et les plans de montagnes sont de toute beauté. Bien hâte de lire les autres albums que cet auteur a consacré à la montagne.
La Vie Secrète des écrivains
Pour survivre, il faut raconter des histoires. – Umberto Eco - Ce tome correspond à une adaptation du livre de Guillaume Musso portant le même titre, paru en 2019. Son édition originale date de 2023. L’adaptation a été réalisée par Miles Hyman pour la transposition, les dessins et les couleurs. Il compte environ cent quatre-vingts pages de bande dessinée. Il se termine avec épilogue de cinq pages écrits par Musso (intitulé D’où vient l’inspiration ? apostille à La vie secrète des écrivains), une page de remerciements (une phrase de Musso et un paragraphe rédigé par Hyman), une bibliographie de l’écrivain et une du bédéiste. On appelle cela l’effet Streisand : plus on cherche à cacher quelque chose, plus on attire la curiosité sur ce qu’on souhaite dissimuler. Depuis son retrait soudain du monde des lettres à l’âge de trente-cinq ans, Nathan Fawles est victime de ce mécanisme pervers. Nimbée d’une aura de mystère, la vie de l’écrivain franco-américain a suscité tout au long des deux dernières décennies son lot de ragots et de rumeurs. Né à New York d’un père américain et d’une mère française, Fawles passe sa jeunesse entre la France et les États-Unis où il termine ses études, d’abord à la Phillips Academy, puis à l’université Yale. Il s’investit ensuite dans l’humanitaire, travaille quelques années pour Action contre la faim, et Médecins sans frontières au Salvador, en Arménie et au Kurdistan. De retour à New York en 1993, Nathan Fawles publie son premier roman, Loreleï Strange, parcours initiatique d’une adolescente internée dans un hôpital psychiatrique. Le succès n’est pas immédiat, mais en quelques mois le bouche-à-oreille porte le roman en tête des ventes. Avec son deuxième ouvrage, Une petite ville américaine, vaste roman choral de près de mille pages, Fawles rafle le prix Pulitzer. L’auteur s’impose comme l’une des voix les plus originales des lettres américaines. En 1997, Fawles s’installe à Paris où il publie son nouveau texte directement en français. Les Foudroyés est une déchirante histoire d’amour, mais aussi une réflexion sur le deuil, la vie intérieure et le pouvoir de l’écriture. C’est à cette occasion que le public français le découvre vraiment. Il participe à une édition spéciale de Bouillon de culture, avec Salman Rushdie, Umberto Eco et Mario Vargas Llosa. Quelques mois plus tard, âgé d’à peine trente-cinq ans, Fawles annonce dans un entretien décapant avec l’AFP sa décision irrévocable d’arrêter d’écrire. Depuis cette date, l’écrivain s’est installé dans sa maison de l’île Beaumont. Fawles n’a plus jamais publié le moindre texte, ni accordé d’interview à une journaliste. Il a aussi refusé toutes les demandes d’adaptation de ses romans au cinéma ou à la télévision. Netflix et Amazon s’y sont encore récemment cassé les dents, malgré des offres financières très importantes. Depuis bientôt vingt ans, le silence assourdissant du reclus de Beaumont n’a cessé d’alimenter les fantasmes. Pourquoi Fawles, à seulement trente-cinq ans, alors au sommet de son succès a-t-il choisi de se mettre en retrait du monde ? Impossible de faire semblant : il s’agit de l’adaptation d’un roman de l’écrivain qui vend le plus de livres en France à cette époque. Le titre évoque explicitement la condition de l’écrivain et sa vie secrète, le personnage principal est un écrivain ayant mis fin à sa carrière. Le deuxième personnage d’importance à intervenir, Raphaël Bataille, est un écrivain en herbe qui vient solliciter l’avis du premier. Régulièrement, le lecteur découvre une illustration représentant un écrivain célèbre, avec une citation sur la condition d’écrivain : Umberto Eco (1932-2016), Zora Neale Hurston (1891-1960), Margaret Atwood (1939-), Milan Kundera (1929-2023), Agatha Christie (1890-1976), Marcel Proust (1871-1922), Elena Ferrante (1943-), William Shakespeare (1564-1616), Anton Tchekov (1860-1904), Franz Kafka (1883-1924), Georges Simenon (1903-1989), Alexandre Soljenitsyne (1918-2008). Celle d’Eco fait le constat que : Pour survivre, il faut raconter des histoires. Margaret Atwood prévient que : Vouloir rencontrer un écrivain parce qu’on aime son livre, c’est comme vouloir rencontrer un canard parce qu’on aime le foie gras. Régulièrement, le personnage principal effectue des commentaires sur le métier d’écrivain. Par exemple : La première qualité d’un écrivain était de savoir captiver son lecteur par une bonne histoire, un récit capable de l’arracher à son existence pour le projeter au cœur de l’intimité des personnages. Plus loin, il complète : Un roman, c’est de l’émotion, pas de l’intellect. Concernant le métier proprement dit, il prévient Raphaël que : l’existence d’un écrivain est le truc le moins glamour du monde, on mène une vie de zombie, solitaire et coupée des autres. Au vu de ce qu’il écrit sur les éditeurs, contre lesquels il a la dent dure, peut-être que tout n’est pas à prendre au pied de la lettre. Sans oublier le lecteur en tant qu’espèce en voie de disparition, et les piques sur la vraie littérature. Dans un premier temps, l’esprit du lecteur ne peut faire autrement que de se focaliser sur cette mise en abîme : l’auteur parle de ce qu’il connait le mieux, son métier, il crée une forme de connivence avec le lecteur qui sait que l’auteur sait qu’il a fait exprès de parler de lui à travers un personnage écrivain, et même un autre personnage aspirant écrivain pouvant évoquer l’individu qu’il était à ses débuts. Cette écriture venant de l’intellect paraît démentir les conseils de Fawles qui dit que l’essentiel se trouvent dans les émotions. D’un autre côté, il y a le mystère de la raison pour laquelle Fawles a mis fin abruptement à sa carrière d’écrivain, Raphaël se fait tirer dessus avec un fusil dès la page trente-et-un et un cadavre nu cloué à un arbre est découvert dix-huit pages plus loin. L’affect du lecteur s’en trouve ainsi titillé et l’élégance de la narration visuelle le séduit instantanément dès la couverture, avec la joie ineffable de découvrir que les pages intérieures sont aussi belles, aussi soignées, aussi élégantes. Impossible de ne pas succomber à la séduction de ce ciel chaud et presque enflammé, de ce bleu entre turquoise et céruléen, de cette terrasse dépassant des falaises et promettant un panorama à couper le souffle, et de cette silhouette féminine chic, sans être provocatrice. Chaque page offre des dessins aussi plaisants à l’œil. L’artiste réalise des images dans un registre descriptif et réaliste avec un niveau de détail élevé dans chaque case. Le lecteur peut ainsi se projeter dans chaque lieu et admirer cette même vue en double page, un quartier de Harlem dans lequel se trouve Zora Neale Hurston, un dessin en double page de la côte de l’île Beaumont vue depuis la mer, la silhouette du Flatiron Building à New York, le plateau de l’émission Bouillon de culture avec Bernard Pivot, les tables d’une terrasse avec l’ombre accueillante de leur parasol, une balade à vélo dans l’île Beaumont, l’intérieur du salon de la villa de Fawles avec son fusil accroché au mur, un plage d’Hawaï, une autre villa de l’île dans laquelle Raphaël s’introduit par effraction, un appartement parisien, un grand congélateur ensanglanté, la ville de Sarajevo pendant la guerre, etc. Chaque case impressionne par son niveau de détails et sa parfaite lisibilité, par la précision des traits et par la mise en couleurs. L’artiste réalise un dosage extraordinaire entre le degré de simplification de certaines formes, les réduisant parfois à de simples rectangles, et leur habillage par une teinte en aplat ou déclinée en nuances. À certains moments, s’il arrête sa lecture et qu’il se focalise sur un détail, le lecteur peut briser l’harmonie entre ces différentes composantes et se dire que tel ou tel élément est plus simplifié qu’il n’en avait eu l’impression, presque représenté de manière naïve, en particulier la surface des trottoirs ou des chaussées. Mais en recommençant à progresser dans la page, cette impression fugace d’un détail ou d’un autre disparaît, pour laisser la place à la sophistication de l’ensemble. Formidable. Écrivain comme bédéiste se montrent prévenants vis-à-vis du lecteur : pas de gros plan gore, pas de complaisance vis-à-vis de la violence, même le cadavre cloué à l’arbre paraît un peu irréel. De prime abord, les pages peuvent sembler un peu chargées en texte, mais en fait il s’agit essentiellement de dialogues. Hyman a vraisemblablement repris le texte de Musso : les réparties des uns et des autres se succèdent avec un certain rythme, le plaisir de lecture l’emportant et effaçant l’a priori d’un texte abondant. Se pensant bien malin, le lecteur peut se focaliser sur les remarques relatives au métier d’écrivain, à la nature d’un bon livre surtout en se demandant si l’auteur applique ses propres recettes, et à l’aspect touristique de pouvoir jouir des différents environnements de l’île et de la magnifique villa La croix du Sud. Il se trouve presque surpris quand l’intrigue s’étoffe avec un meurtre, puis une histoire de photographies retrouvées dans un appareil qui avait été perdu dans la mer, le mystère de la retraite lui semblant suffisant comme colonne vertébrale du récit. S’étant habitué à l’environnement insulaire protégé et coupé du monde, il se trouve encore plus surpris par l’intégration d’éléments plus réels, voire d’actualité comme un médecin célèbre ayant travaillé dans l’humanitaire ou la guerre de Bosnie-Herzégovine. Le récit relève bien d’un roman policier, voire d’un polar pour ce qu’il dit de la société, d’un roman policier à énigme comme ceux d’Agatha Christie (sa citation incluse dans le roman : Une fois enclenchées, les coïncidences ont la capacité de se succéder de la façon la plus extraordinaire.) avec une résolution qui prend la forme de trente pages de révélations sur le passé, une méthode chère à Hercule Poirot. Le lecteur se retrouve totalement impliqué dans cet enchevêtrement d’événements tragiques, souffrant avec les personnages, tout en étant pleinement conscient des conventions de genre (ou des ficelles) employées par l’auteur. Un auteur de romans à succès qui évoque le métier d’écrivain : Guillaume Musso évoque sa propre profession, Nathan Fawles étant son avatar. Il cite ses écrivains préférés, avec des passages qui provoquent un effet de résonnance, comme le fusil de Tchekov quand le lecteur voit un fusil accroché au mur du salon de Fawles, ou le titre emprunté à Gabriel García Márquez (Tout le monde a trois vies ; une vie privée, une vie publique et une vie secrète.). Qu’importe, la puissance de séduction de la narration visuelle emporte immédiatement le lecteur : la qualité des descriptions, les prises de vue, l’élégance des lieux et des individus, la palette de couleurs, magnifique. En cours de route, le lecteur se retrouve presque surpris de découvrir qu’il s’agisse d’un vrai polar, avec un crime sordide. À la fin, il est submergé par les émotions des personnages, car les auteurs lui ont fait développer une forte empathie pour eux.
Bluebells wood
Je ne connaissais pas encore Guillaume Sorel mais je dois dire que j'ai été littéralement envoûté par cette œuvre. Envoûté tout d'abord par ce trait magnifique, ces animaux superbement croqués (chevreuils, cerfs, écureuils, etc), ces paysages de forêts et de bords d'océans qui constituent de véritables aquarelles à eux seuls et bien sûr par ces sirènes à la fois belles et démoniaques, féminines et monstrueuses... Envoûté ensuite par l'ambiance Lovecraftienne de cette histoire qui, si elle reste relativement classique et assez lente, recèle une poésie et une féérie générant une certaine émotion pour le lecteur que je suis. La fin qui peut effectivement s'avérer déroutante de prime abord reste très ouverte est constitue également un bel hommage à l'univers d'H.P. Lovecraft. Côté références, on pensera également à la petite sirène d'Andersen, notamment lorsque cette dernière observe la cabane de notre héros, assise sur son rocher. Le très beau cahier graphique en fin d'ouvrage confirme cet hommage, la sirène arborant parfois une chevelure flamboyante comme celle de l’œuvre originale. Une BD gagnant à être plus connue (merci bdthèque :)) et à posséder sans nul doute. Originalité - Histoire : 9/10 Dessin - Mise en couleurs : 10/10 NOTE GLOBALE : 19/20
L'Esprit critique
La réalité n'est pas un sondage. - Ce tome est un exposé sur le thème de l’esprit critique, ne nécessitant aucune connaissance préalable. Sa première publication date de 2021. Il a été réalisé par Isabelle Bauthian pour le scénario, par Gally pour les dessins et les couleurs avec l’aide de Reiko Takaku assistante couleur. Cet ouvrage compte cent-vingt pages de bande dessinées. Il se termine par une courte biographie des deux auteurs en un paragraphe, une bibliographie de deux pages, et une double page intitulée Pour aller plus loin répertoriant douze ouvrages dont La petite Bédéthèque des Savoirs T24 Crédulité et rumeurs. Faire face aux théories du complot (2018) de Gérald Bronner & Krassinsky. Un groupe de six amis, de jeunes adultes des deux sexes, mangent sur la terrasse d’un appartement, rendue plus agréable par la présence de nombreuses plantes vertes. Une nouvelle venue sonne à la porte : Masha, habillées d’une longue robe violette ; elle indique qu’elle a apporté ses photographies de fées. Elle explique : ce sont des esprits de paix et de guérison. Elle a eu l’honneur de les rencontrer plusieurs fois, leur présence silencieuse lui a appris à améliorer ses facultés méditatives. Et quand elle y est parvenue, son asthme a été soulagé. Paul Boutet ironise en répondant que sûrement ça ne peut pas être juste la balade et l’air pur. La jeune femme se ferme immédiatement : un sceptique ! Elle continue : elle aussi elle l’a été, mais elle a testé sa foi. Elle est revenue à différentes heures, sous différentes lumières, alors qu’elle était d’humeurs variées. Leur présence ne dépendait en rien de ces facteurs.la dernière fois, lorsqu’elle s’est approchée, elle a entendu un son de clochettes. Paul ajoute une remarque narquoise comme quoi ça ne l’étonne pas. Elle rétorque que bien des visionnaires ont été pris pour des fous avant qu’on ne leur donne raison, comme Galilée, Gandhi… L’hôtesse ajoute que Paul est particulièrement lourd. Un autre invité s’adresse à Paul : il n’est pas surpris car Paul a toujours eu peur de ce qu’il ne pouvait pas expliquer. L’hôtesse continue : le monde est plein de mystères, c’est bien la preuve de l’existence de forces qui dépassent les humains. Un troisième intervient : il y a d’autres explications possibles. C’est facile de voir un motif dans de l’eau ou des nuages… Peut-être qu’un gamin avait construit un barrage un peu plus haut, et que ça perturbait le courant. Masha objecte qu’elle a remonté plusieurs fois cette rivière et il n’y avait aucun barrage : ce sont bien des fées ! Elle conclut : si ce n’est pas des fées, que les autres lui prouvent. Ses interlocuteurs interloqués ne répondant pas, elle conclut qu’elle veut bien se remettre en question, mais on parle là d’une technique de communication inter-spectrale utilisée par les druides depuis des millénaires. Paul ne peut pas retenir une exclamation : Mais c’est n’importe quoi ! Masha l’achève en accusant Paul de devenir insultant pour la culture celte. Paul rentre chez lui et se lâche sur les réseaux sociaux. Au vu du titre et du texte de la quatrième de couverture, le lecteur sait qu’il s’agit d’un ouvrage de vulgarisation sur l’esprit critique. À la lecture, il constate les liens avec la méthode scientifique, ainsi qu’avec la zététique. Pour la narration de ce type d’ouvrage de vulgarisation, les auteurs optent soit pour un candide, soit pour un avatar de l’auteur qui expose et explique les différentes notions, avec une interaction plus ou moins sophistiquée avec les dessins. Ici, le procédé retenu procède un peu d’un mélange, avec le personnage principal Paul Boutet jouant le rôle du candide, et une incarnation humaine du principe de l’esprit critique. Les dessins apparaissent tout de suite très agréables à l’œil : une approche réaliste avec un degré signification de simplification dans la description. Des personnages jeunes sans beaucoup d’exagération dans l’expressivité de leur visage ou de leur langage corporel, immédiatement sympathiques, parfois contrariés, mais jamais animés d’émotions négatives ou destructrices. Le lecteur sait que l’ouvrage s’avèrera forcément composé de parties explicatives, et dans le même temps la première scène propose une mise en situation très concrète, opposant une jeune femme convaincue de la justesse de ses propos, de l’existence des fées, et Paul faisant preuve d’une attitude cartésienne ne pouvant pas souffrir ce genre de billevesées. Pourtant, il n’a pas le beau rôle, et les auteurs ne condamnent pas Masha par la raillerie ou la moquerie. C’est plutôt Paul qui apparaît comme obtus en dénigrant Masha sur les réseaux sociaux. L’avatar de l’esprit critique apparaît dès la page neuf, en colère contre Paul qui use d’insultes et de moqueries sur les réseaux sociaux. Cette jeune femme joue le rôle de professeur qui se lance dans un exposé construit et structuré sur l’esprit critique. Paul intervient plus ou moins pour objecter avec une situation concrète ou une remarque, pour relancer en posant une question, parfois en essayant de mettre en pratique ce que l’esprit critique vient d’expliquer. Pour autant, le lecteur n’éprouve pas la sensation de se retrouver en classe, car les auteurs mettent à profit les spécificités de ce mode d’expression : mises en situation au budget illimité, retour dans le passé sans limite d’ancienneté, intervention de scientifiques et de chercheurs illustres, représentation d’expériences classiques, observations en direct de phénomènes naturels ou sociaux. Le lecteur ressent rapidement que l’ouvrage a été conçu comme une vraie bande dessinée, scénariste et dessinatrice concevant chaque séquence ensemble avec des constructions de séquence reposant autant sur l’exposé en paroles de l’esprit critique, que sur ce qui est montré dans les dessins. Le lecteur ressent également la variété des possibilités visuelles utilisées : êtres humains en train d’interagir, facsimilé d’une conversation en messages instantanés, réseau de neurones et de synapses, dragon crachant du feu, facsimilé de diagrammes, orbites de planètes, morceaux de puzzle, jeu de plateau pour les différentes étapes de la méthode scientifique moderne, fausses affiches de publicité, utilisation de personnalités diverses (de savants comme Galilée, à un présentateur télé comme John Oliver), logos de moteur de recherche scientifique, page de résultat google, onomatopée d’effets sonores, etc. La découverte des principes de l’esprit critique se trouve ainsi incarnée au travers de Paul et de son avatar. Cette dernière rentre dans le vif du sujet avec la première évidence : une corrélation n’est pas une relation de cause à effet, citant quelques exemples remarquables et amusants, extraits de l’ouvrage Spurious correlations (2015), de Tyler Vigen. La dessinatrice reprend quatre exemples sous forme de graphique mettant en évidence des courbes similaires entre le montant des dépenses U.S. pour la science et le nombre de morts par pendaison, entre le nombre de noyades dans des piscines et le nombre de films où Nicolas Cage apparaît, entre le taux de divorce dans le Maine et la consommation de margarine, entre la consommation de fromage et le nombre de morts étouffés dans leurs draps. Suit un diagramme pour expliquer que par rapport à une moyenne, il y a autant d’individus en dessous qu’au-dessus. Sous réserve qu’il soit familier de cet auteur, le lecteur sourit en voyant Terry Pratchet (1948-2015) chevaucher une tortue dans le ciel pour donner sa définition de la science : c’est une méthode qui consiste à poser des interrogations gênantes et à les soumettre à l’épreuve de la réalité, évitant ainsi la propension de l’homme à croire ce qui lui fait du bien. À partir de la page vingt-trois, l’esprit critique se lance dans l’histoire chronologique des activités scientifiques : l’artiste représente alors des hommes des cavernes, des éléments mythologiques (scandinave, grec…). Puis viennent les premiers hommes célèbres pour leurs théories scientifiques : Pythagore Platon, Eudoxe de Cnide, Héraclide du Pont… jusqu’à arriver à Anaximandre de Milet (de -610 à -546), premier Grec connu à avoir tenté de décrire et d’expliquer l'origine et l'organisation de tous les aspects du monde de façon scientifique. Le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité de l’exposé, à la fois pour sa narration animée, vivante et amusante, à la fois pour la clarté de chaque point développé. La première partie aboutit à une double page présentant les différentes étapes de la méthode scientifique : observation, hypothèses, expériences, théories, évaluation par les pairs. Puis les auteurs abordent la question des pseudo-sciences sous un angle critique (avec une petite pique contre la pseudo-science qui refuse de contredire les hypothèses d’un fondateur), les présentations manipulatrices pour parer de termes scientifiques sans en observer la méthode. Le lecteur découvre ensuite la longue liste des biais cognitifs, chacun illustré par un exemple ou une mise en situation très parlante : paréidolie, biais de statuquo, effet Dunning-Kruger, effet Barnum, illusion de savoir, erreur fondamentale d’attribution, effet de halo, illusion de corrélation, biais de négativité, biais d’omission, biais de projection, biais de confirmation, effet foule, biais de la tache aveugle, illusion de fréquence, autruche, biais de cadrage, biais d’ancrage, effet de l’humour, biais rétrospectif, biais de rationalisation, illusion de savoir, illusion de fréquence, biais de représentativité. En fonction de sa culture en la matière, le lecteur retrouve ou découvre des problématiques incontournables comme la charge de la preuve (l’absence de la preuve n’est pas la même chose que la preuve de l’absence), les cinq questions de base à se poser face à une information, les parasites argumentatifs (sophisme et paralogisme, avec leurs dérivés), le fait que toutes les hypothèses ne se valent pas (entre un avis et un consensus scientifique), que la réalité n’est pas un sondage, et que l’ouverture d’esprit n’est pas synonyme de relativisme. Ils vont jusqu’à aborder la place de la foi dans l’esprit critique, à nouveau sans mépris ou même condescendance, et le caractère indispensable des émotions comme moteur de la raison. Quelle que soit sa familiarité avec l’esprit critique et la méthode scientifique, le lecteur se retrouve vite passionné par cet exposé à la forme enjoué et rigoureuse. La narration visuelle a été pensé pour participer à l’exposé en apportant elle aussi sa part d’informations, de façon diversifiée et adaptée à chaque développement. L’ouvrage présente les différentes facettes de l’esprit citrique, d’abord par la méthode scientifique, puis par les biais cognitifs, les effets de rhétorique, avec à chaque fois des exemples concrets et actuels. Le tout aboutit à une présentation cohérente de ce qu’est une démarche scientifique quel que soit l’objet de son étude, et observe des situations sociales et des communications de l’industrie du divertissement et de la société du spectacle à cette lumière. Indispensable.