Comment dire tout le bien que je pense de cette œuvre sans plagier honteusement mes prédécesseurs ? Pour bien faire, je n’aurais pas dû lire leurs avis. Mais si je n’avais pas lu leurs avis, je n’aurais pas acheté la bd. Vous me suivez ? Parce que le genre sagas familiales au long cours n’est d’habitude pas ma tasse de thé.
J’ai plus trouvé ici une impression d’une époque, celle de ces années où la rébellion des sixties prend lentement forme. Les jeunes veulent autre chose que le modèle patriarcal et religieux sclérosant.
Lulu, Jo et Chiara, la fille d’immigrés italiens, rêvent de liberté et d’égalité dans un lieu communautaire où tout peut être à tous, même en amitié et en amour.
C’est une époque que j’ai connue, mais d’un peu loin, avec mes yeux d’enfant, j’avais à peu près l’âge des petites sœurs de Lulu. Et tout ça me parle.
Surtout qu’au fil des tomes on voit vieillir les personnages, et on les sent évoluer au gré de leurs expériences, pas toujours heureuses, de leurs désillusions aussi. Désillusions sur le fait de changer le monde, mais aussi sur la nature humaine, car tous n’ont pas forcément les mêmes aspirations. Même si Lulu s’accroche à leurs espoirs communs.
Une belle lecture. Je les ai vu vivre, construire, pleurer, aimer, avec passion et avec une vérité dans les sentiments et les dialogues. Les auteurs n’ont pas pu tout inventer, il y a du réel là dedans !
Bien aimé aussi le dernier chapitre ajouté dans l’intégrale.
Nos héros vieillissants, qui voient ce qui reste de leur communauté en miettes et ce que le monde est devenu, sans eux ou malgré eux. Touchant.
Lisez les avis de Grogro et des autres, ils vous ont dit tout ça bien mieux que moi.
N’y a-t-il donc à l’orgueil d’autre issue que l’humilité ?
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Avant d’être rassemblées en album publié par Casterman, les planches de ce récit paraissent dans les numéros un à douze de la revue (À Suivre) entre février 1978 et janvier 1979. La première édition en album date de 1979. Il a été réalisé par Jean-Claude Forest (1930-1998) pour le scénario, et par Jacques Tardi (1947-) pour les dessins. Il comprend cent soixante-trois pages de bande dessinée en noir & blanc. En ouverture, se trouve une préface de quatre pages, rédigée par le scénariste évoquant sa collaboration avec l’artiste, ainsi que la question du sens de l’œuvre.
Arthur Même se tient sur le faîte du mur de séparation, et il s’adresse aux ouvriers en train de réparer un autre mur : il leur demande s’ils veulent boire quelque chose. L’un d’eux répond par la formule de politesse : si M. Même insiste… Arthur indique qu’il ne se souvient pas d’avoir insisté et il ne se souvient pas non plus avoir jamais compris pourquoi les gens boivent tant… Il continue à voix haute : il se demande si un jour quelqu’un lui expliquera ce qu’il y a dans le vin. Pour lui, le vin et l’huile c’est pareil. Avec le vin sur la langue, les gens dérapent de la tête, comme avec l’huile sur le pavé, on dérape de la semelle. Comment discuter avec des gens qui dérapent et qui, à tort et à travers, lui attribuent de l’insistance, pourquoi pas de l’entêtement ? Tout en monologuant, il a débouché une bouteille de vin avec le tire-bouchon passé à l’anneau de son trousseau de clés, et il a servi un verre aux deux ouvriers. Celui avec la casquette s’adresse à lui : il faut qu’il lui dise une chose, une chose qui n’a pas bien d’importance, mais qui l’asticote sérieusement : Gâcher le ciment, bien gras ou maigre (c’est selon), poser une pierre sur une l’autre, etc. tout ça c’est son affaire. Et avant de toucher la truelle pour Arthur Même, il la touchait déjà pour sa pauvre mère. L’ouvrier demande alors : Pourquoi faut-il qu’Arthur soit là à lorgner tous ses gestes, comme s’il passait le plus clair de son temps à se cracher dans les mains ?
Arthur Même répond que l’entretien des murs est à sa charge. Si une pierre se détache, tue une bête ou un enfant, lui Arthur est responsable et au moindre accident, ils essaieront de le chasser des murs. Alors il ne surveille pas les ouvriers, il veille. L’ouvrier lui répond qu’à sa place, il vendrait. Même s’emporte : il est facile de faire l’intéressant lorsqu’il s’agit des affaires des autres. Il continue : Ces collines, cette campagne morcelée, découpée comme bête à l’abattoir, ces propriétés comme des escalopes et qui s’étalent du lac aux coteaux de Machepaille, sans les murs, c’est un seul et magnifique domaine : Mornemont ! Et Mornemont, au début du siècle, appartenait tout entier à sa famille. À la suite de querelles avec les voisins à propos de misérables lopins de terre, sa famille a dû entamer une ribambelle de procès, elle a perdu… Et peu à peu le domaine tout entier a changé de propriétaire !
Un homme perché sur un mur, des ouvriers qui réparent un autre bout de mur, un domaine dont les demeures et les terrains appartiennent à différentes familles, mais les murs d’enceinte appartiennent à un unique individu qui a en charge d’ouvrir et de fermer les portails qui constituent autant de péages dont encaisse l’argent. À l’évidence, une métaphore… Grossière erreur !!! Dans son introduction, Jean-Claude Forest pose clairement les choses : Mais qu’on ne vienne pas lui écrire dans le dos ce qu’il n’a pas écrit. Ni travestir par rajouts, en filigranes ou estampilles, la mise en images. Qu’on n’aille pas voir dans Ici Même un pamphlet, une satire de la société ou des représentants de son régime politique. Il n’a pas eu davantage l’intention particulière de tourner en dérision l’attachement à la propriété. […] Il veut dire qu’à la tradition, aux habitudes culturelles qui toujours poussent le lecteur à être un raisonneur s’ajoute une incitation renforcée à chercher dans la moindre idée, dans le moindre récit, la morale, l’idéologie clairement ou obscurément véhiculées. Il faut donc au lecteur une belle indépendance d’esprit pour s’accrocher au seul récit et jetant la leçon aux orties, ne tirer parti que du charme des situations et de la surprise des rebondissements, sinon du rêve offert en prime. Pourtant il lui serait malvenu de critiquer ce type de lecture orientée.
Ainsi averti, le lecteur se garde bien de passer en mode analytique et il suit la recommandation du scénariste à la lettre en restant au premier degré. Il plonge donc dans un monde en noir & blanc (non, pas d’interprétation sur ce choix) : des images avec un fort contraste. Des traits de contour fins, parfois un peu tremblé, plus comme vivants que comme mal assurés. Un usage des aplats de noir important pour le costume noir de monsieur Même, pour des chevelures, pour des ombres portées, pour le relief des objets et des décors, ce qui donnent une consistance visuelle à chaque planche. Bien sûr, le lecteur peut se demander si l’histoire d’un type qui se balade sur des murs va être visuellement intéressante… sauf s’il a déjà lu des œuvres de ce bédéiste. Indépendamment de l’interaction limitée entre scénariste et dessinateur évoquée dans l’introduction, le lecteur éprouve la sensation qu’il s’agit de pages d’une seule et même personne. Le scénariste a visiblement pensé à la dimension visuelle de son histoire, variant régulièrement les décors grâce aux séquences consacrées à des personnages secondaires, et il parvient même à introduire de la diversité dans l’arpentage des faîtes de mur grâce à des éléments inattendus. Le lecteur commence par admirer la variété des tuiles et des sommets de mur, exigeant parfois un excellent équilibre de la part de Même. Il jette régulièrement des coups d’œil aux différents jardins, pelouses et arbres, et aux demeures. Il apprécie le goût de l’artiste pour la pierre, la brique, les ferrures, les persiennes, les toitures, les portails, les colonnes, et même une serre de jardin.
Le récit s’aventure donc dans d’autres endroits, décrits avec autant de soin : un cimetière, l’intérieur de la chambre de Julie Maillard, le petit bateau à moteur de l’Épicier, le palais présidentiel, les appartements du Président, la salle du conseil des ministres, et l’intérieur de la petite guérite servant d’habitation au personnage principal. Il prend le temps de regarder les accessoires : l’antique modèle de téléphone de Même, son trousseau de clés, un chevalet de peinture, les stèles des tombes, le lustre à pendeloques dans la salle du conseil des ministres, la plante verte en pot dans la chambre du Président, le bidet dans la salle de bain de Julie, les marchandises de l’Épicier, etc. Il découvre ou il retrouve la capacité surnaturelle de Tardi à donner des trognes à chacun de ses personnages, à la limite du plausible sans jamais franchir la ligne de la carricature, des visages très expressifs, des silhouettes diversifiées, chacune en disant long sur la personnalité de l’individu. Le lecteur se dit qu’un personnage servile à sa manière comme Arthur Même ne pouvait qu’avoir une constitution longiligne, que Julie se devait d’être solidement charpentée du fait son assurance et de son indépendance, les petits yeux et les grandes oreilles de l’Épicier insensible au regard des autres, etc.
Mais voilà, cette diversité des personnages met en lumière l’ouverture vers l’extérieur : ces familles qui vivent dans toutes ces demeures (une dizaine d’évoquées même si elles n’apparaissent pas toutes : Maillard, Gandelut, Pouilleron, Sergy-Merival, Michelot, La mère Linéa, Morlebœuf, Gandelu, Maury-de-Nancelles, Clairbeaux), le Président et ses ministres (Harlan, Badinski, Debarandon, Hayouli-Hayounberg, plus quelques autres non nommés), Gisèle la première dame, Georges le valet particulier, De Barandon, le général Desgriottes, le colonel Demalpine, Harlan ministre des armées. Il faut encore ajouter les avocats (Maître Roubillard, Maître Bougreval, Maître Patelot, la secrétaire mademoiselle Mireille) et l’espion Quatre-Septembre. Alors, même s’il veut bien faire l’effort de ne tirer parti que du charme des situations et de la surprise des rebondissements, le lecteur reste incapable de s’arrêter là. Quand même, il est question de gouvernement, d’élection et de leur résultat à venir, de propriétaires qui profitent, d’une guerre même. Et puis le scénariste lui-même titille le lecteur : Qu’est-ce que c’est que ce nom de Quatre-Septembre pour l’espion ? Cela ne peut que renvoyer à la date du 4 septembre 1870, quand Léon Gambetta proclame la Troisième République, à la suite de la défaite de Sedan et de la chute du Second Empire. Puis cette reprise de la formule Aujourd’hui rien, attribuée à Louis XVI dans son journal pour le 14 juillet 1789. Mais quel rapport avec la situation d’Arthur Même ? Et aussi ce nom de pays Mornemont, quelle similitude avec l’adverbe Mornement. En outre à plusieurs reprises, la narration visuelle glisse vers la fantasmagorie : Arthur Même recouvert par des insectes, une oreille géante qui empêche le cheminement sur le mur, deux coureurs avec dossard portant au-dessus de leur tête le lit d’Arthur avec lui et Julie dedans, le macabre carnaval venant menacer Arthur. Tout cela revêt l’apparence de métaphores visuelles, et même d’allégories parfois. Sans même parler de la mise en scène de la sexualité, avec une touche d’ondinisme, ou encore de la relation à la mère. Heureusement que le scénariste accorde que pourtant il serait malvenu de de critiquer ce type de lecture orientée…
Un monsieur dégingandé qui parcourt le faîte des murs d’enceinte pour aller ouvrir des portails : assurément il s’agit d’un conte. La narration visuelle s’avère d’une justesse extraordinaire, entre description factuelle et prosaïque et éléments décalés s’intégrant parfaitement. L’histoire au premier degré se dévore comme un feuilleton, chaque chapitre bâtissant sur le suivant, avec une logique interne et une progression d’une solidité inattendue. Mais quand même, il y a matière à interprétation de ce conte, et même à interprétations multiples, et peut-être même à psychanalyse de ce conte même s’il est dépourvu de fées.
Quand je vois les autres BD sorties par l'autrice, je ne suis pas surpris ni du sujet ni de son traitement. Et franchement, je ne m'attendais pas à cette fin-là, ça c'est sur ! Mais en même temps, qu'est-ce que c'est joli...
Cette BD n'est sans doute pas faite pour tout le monde, et je comprends l'avis de Ro avec ses réticences. Personnellement je ne les ai pas eues et je me suis immergé dans cette BD comme Marsu s'immerge dans ce monde virtuel. On pourrait s'attendre à une BD sur les mondes virtuels, leurs impacts et leurs dérives, mais l'histoire est bien plus personnelle et intime. Elle s'attarde sur les sentiments d'une jeune femme architecte, dont la vie bascule, partagée entre ses sentiments pour deux hommes différents. C'est lent, posé et pourtant j'ai été transporté !
Il faut dire que plusieurs choses m'ont réellement plu : déjà le personnage de Marsu, nuancée et complexe, absolument pas manichéenne. Je ne le dirais jamais assez, mais une femme bien écrite, c'est appréciable (et ça n'en fait pas "une femme forte" pour autant). Et en l'occurrence, j'étais à fond avec elle, comprenant ses doutes, ses hésitations, ses complexes. La BD peut être vue comme une apologie du polyamour, mais je trouve qu'elle parle surtout du fait d'aimer différemment chaque personne que l'on voit et ce qu'on fait ensuite. L'histoire est claire sur son point de vue et je suis totalement d'accord avec elle : on peut aimer différemment, on peut aimer plusieurs personnes, on peut ... on PEUT !
Il faut aussi que je mentionne le dessin, puisque cette dessinatrice dont j'avais déjà pu découvrir le dessin dans d'autres œuvres, à sortie le grand jeu. Non mais matez-moi ces planches ! Je vais encore être dithyrambique, mais c'est d'une beauté ! Déjà les personnages sont croqués avec une douceur dans le geste, les regards, c'est sublime. Et puis quelle utilisation des couleurs ! C'est le genre de planches qui donnent envie de rentrer dans le paysage et d'aller y habiter. J'insiste, mais l'utilisation des couleurs, la douceur qui se dégage de l'ensemble, les contrastes, l'architecture ... Tout est trop bien, j'adore !
Je ne sais pas si c'est le fait que de plus en plus de femmes s'emparent de ces sujets (je pense à Mélaka qui en parle en ce moment sur son blog) mais je trouve que ce genre de BD apporte un vent de fraicheur sur la question des relations humaines. Loin des considérations hétéronormées de base, la réduction au modèle familiale et l'injonction patriarcale pour que les femmes se reproduisent et fassent de bonnes mères/épouses, ce genre de BD propose de nouvelles façon de vivre, d'envisager la maternité, le couple, la vie ... Et pour une fois, aussi, c'est le bonheur qui prédomine au final. On peut vivre heureux en vivant différemment de cette norme que l'on nous inculque. Quel plaisir !
J'en ressors accompagné d'une vraie sensation positive, que je n'ai qu'une envie, vous partager.
Il faut exprimer les émotions que la nature inspire.
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Ce tome contient une histoire complète de nature biographique. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par Sandrine Revel pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il évoque la vie de Tom Thomson (1877-1917), peintre canadien. Il comporte cent-trente-quatre pages de bande dessinée. Il se termine avec une reproduction d’un tableau du peintre, intitulé The West Wind (1917, huile sur toile120*130cm), et une postface de deux pages intitulée Tom Thompson et le Groupe des Sept. Revel est également l’autrice de Glenn Gould, une vie à contretemps (2015), Grand Silence (2021) avec Théa Rojzman, Germaine Cellier - L'audace d'une parfumeuse (2023) avec Béatrice Égémar.
Octobre 1956, le narrateur Peter Frahm pagaye sur le lac avec un ami. Les deux voyageurs le traversent à la recherche d’un endroit où faire des croquis. Ils pagayent en rythme alternativement, sans parler. Le paysage fait penser le narrateur à une esquisse de Tom Thomson : des pins, un élan en train de brouter, puis qui relève la tête. Ils arrivent à la rive nord. Ils passent devant le vieux Womat Lodge en partie reconstruit après avoir été détruit par un incendie dans les années 1920. Tout est calme. Il n’y a plus de touristes. L’automne les a fait fuir. Le narrateur demande à Peter s’il reconnaît. Ce dernier répond que rien n’a changé depuis le collège, c’est ce qu’il lui semble. Dans l’onde transparente, ils voient passer une truite. Ils finissent par accoster sur une rive. Le narrateur se rince le visage dans l’eau de la rivière. L’autre estime qu’ils seront bien là, pour dessiner. Ils s’enfoncent un peu dans la forêt. La colline est illuminée. Il fait encore chaud, ils la gravissent impatients. Ils marchent sans s’arrêter sur presque un kilomètre à travers une végétation dense. Puis ils atteignent une construction : ils y sont.
Juillet 1917, quelques oiseaux s’envolent au-dessus du fleuve. Doc est réveillé par le bec d’un oiseau tapotant sur le carreau de sa cabane. Il se lève, l’oiseau s’envole et s’éloigne. Fraser s’adresse à lui : il va falloir y aller. Doc lui demande s’il connaît l’histoire de cette truite impossible à attraper au barrage du lac Joe. Il pense à elle. Il pense à ce défi ridicule. Il continue : Tom était un mordu de l’hameçon. Il péchait avec ses propres mouches. Doc, lui, a l’habitude d’utiliser ce qu’il a sous la main mais rien à faire, elle est coriace. La dernière fois qu’il a vu Thomson, la toute dernière, il se souvient, l’artiste lançait sa ligne au barrage avec Shannon Fraser. Il lui semble que c’était lui. Il s’est même dit, cette fois-ci il va l’avoir et il va en entendre parler. Le soleil brillait comme aujourd’hui. Les hommes portent le cercueil de Tom Thomson pour le mettre en terre. Maggie, une jeune fille, semble particulièrement attristée, elle croit voir une main de femme tenant un pinceau sortir doucement de la rivière et disparaître. Une femme dans une sobre robe noire jette une poignée de terre sur le cercueil et pleure de chaudes larmes. Elle s’appelle Winnifred Trainor. Tom et elle se seraient fiancés, sa famille possède un chalet au lac Canoe. Le fossoyeur commence à pelleter la terre sur le cercueil.
Qui ça ? Il s’agit d’un récit biographique relatif à Tom Thomson (1877-1917), un peintre canadien dont la carrière a duré cinq ans. Entre autres, il a réalisé des peintures de la nature sauvage de l’Ontario. Au cours du récit, un mentor lui intime d’arrêter d’imiter la nature. Il faut exprimer les émotions qu’elle leur inspire. Ils doivent regarder en eux-mêmes. Le récit débute en 1956, c’est-à-dire trente-neuf ans après le décès de l’artiste, alors que deux hommes naviguent en canoë sur le fleuve qui va les mener vers le lieu où ils pensent que se trouve la vraie sépulture du peintre. Ce fil narratif se déroule de manière chronologique ces deux personnes, plus tard accompagnées par deux autres (soient Peter Frahm, Rick Tapes, Ben Green et le narrateur) pour rechercher la tombe de Tom Thomson, et donc son cadavre afin d’éclaircir les circonstances de son décès. Cette ligne temporelle compte dix scénettes. Dans le même temps, un deuxième fil narratif évoque des moments de la vie du peintre. Celui-ci commence en 1917, avec la découverte de son cadavre, et va se dérouler à peu près à rebours. Il comprend seize scénettes se déroulant successivement en 1917 (sept occurrences), 1916, printemps et été 1915, puis automne 1915, 1912, 17 juillet 1917 (c’est-à-dire un retour à l’année de la mort de Thomson), 1906, non précisé (peut-être début du siècle et en 1956), 1904, 1887. Chaque date figurant en ouverture de scène, le lecteur n’éprouve aucune difficulté à se repérer, et il voit comment la construction à rebours vient éclairer certaines décisions, certaines situations.
L’autrice a donc choisi une construction narrative très particulière pour évoquer la vie et l’œuvre de cet artiste majeur du début du vingtième siècle, pour le développement de l’art au Canada. La découverte à rebours de sa vie permet de ressentir d’abord les conséquences de moments où se sont cristallisés des principes ou des valeurs qui ont constitué la personnalité de Thomson, et par voie de conséquence de mieux mesurer leur importance en les découvrant ultérieurement. Ainsi ils recèlent plus de sens. Le lecteur se retrouve mieux à même de comprendre l’enjeu de sa relation avec Winnifred Trainor, puis avant sa présence au musée des Beaux-Arts de Toronto, la beauté de ses esquisses, la tentation de l’abstraction et la frustration des pieds plats, la communion avec la nature, la relation avec l’Ontario Society of Artists, l’emprise du parc Algonquin, la lettre d’Alice Lambert, l’influence du métier de son père sur sa vocation. En presque alternance, il suit la progression du narrateur et de ses amis dans leurs recherches, le parallèle de leur expérience de leur séjour dans le parc se faisant avec l’exercice du métier de garde forestier dans le parc Algonquin.
L’autrice se confronte donc à l’exercice d’évoquer la vie d’un grand peintre, de lui rendre hommage, à la fois de façon biographique, à la fois en évoquant son œuvre. En fin de tome, le lecteur dispose d’un aperçu de sa toile la plus célèbre The west wind, dans un format très réduit par rapport à l’original. S’il n’est pas familier de l’œuvre du peintre, il éprouve des difficultés à établir un lien visuel entre sa manière de s’exprimer au travers de sa peinture, la façon dont elle rend compte de sa sensibilité, dont sa personnalité s’exprime à travers ses toiles, et les choix graphiques de Sandrine Revel. S’il en est familier, il peut en relever les similitudes, et relever comment elle s’inspire du regard de Tom Thomson pour réaliser ses propres pages. Le lecteur observe rapidement quelques caractéristiques majeures : l’utilisation de cases rectangulaires sagement disposées en bande, l’absence de bordure tracée pour les cases, une palette de couleurs relativement restreinte pour chaque séquence, différente de l’une à l’autre avec quelques éléments de couleurs particuliers pour un pull, une chemise, une nappe, un bonnet, une fleur rouge, un renard, une truite, un oiseau. De ce point de vue, elle n’essaye de singer les caractéristiques des toiles du peintre.
D’un autre point de vue, elle met en œuvre le conseil de l’ami de Thomson : arrêter d’imiter la nature, exprimer les émotions qu’elle inspire à l’artiste. Au vu de la place qui est donnée à la nature dans ces pages, il se dit qu’elle s’inspire également du conseil du père de Thomson : La nature est une bonne vieille nourrice, on aime à se reposer sur son flanc. Le père continue en lui suggérant de prêter un tant soit peu l’oreille, alors la nature lui racontera des histoires merveilleuses et elle lui jouera sa musique enchanteresse. De fait, le lecteur apprécie de pouvoir voir les deux amis descendre la rivière, comme s’il les observait depuis un autre canoë et de prendre le temps de regarder les rives, représentées avec de petits traits secs. Puis il admire la présence massive et silencieuse de l’élan, la transparence de l’eau et la truite comme suspendue au-dessus du lit du fleuve, le vol de quelques oiseaux au-dessus de l’eau, le premier plan des arbres devant l’étendue d’eau, la silhouette des arbres penchées résultant de l’anémomorphose, le fin tronc des bouleaux rendus fragiles par contraste avec les flocons de neige, les longues plaines herbeuses, la zone de rapides d’un cours d’eau, etc. Dans ces pages, la nature renouvelle à chaque fois le spectacle, jamais deux fois identiques, une illustration de la maxime d’Héraclite (-544 à -480), on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.
Ainsi le lecteur se sent immergé aux côtés de Tom Thomson en lisière du parc Algonquin, ressentant l’incidence de la présence de la nature sur son inspiration, sur son mode de vie, sur la nature même de ses pensées. Il prend conscience que les recherches menées en 1956 reproduise la même immersion, validant en quelque sorte la démarche du peintre, à l’instar de la postérité qui a elle aussi légitimé et même validé sa vision artistique, son interprétation d’artiste de ce qu’il contemple. La scénariste décide également de mener à bien son entreprise, de proposer sa version des causes du décès de Tom Thomson. De prime abord, le lecteur se dit qu’il aurait pu se passer de cette dernière séquence, qu’il n’attache pas beaucoup de valeur à une hypothèse que rien ne pourra jamais valider. D’un autre côté, c’est la volonté de l’autrice, c’est son intention. Et en même temps elle n’affiche pas la prétention de détenir la vérité puisque le personnage qui énonce cette explication indique que c’est que qu’elle sait, et que son interlocuteur est libre d’en douter. Elle souhaite donc donner un sens à cette mort, et apporter une sensation de fin, de clôture, de donner un point de vue sur ce que l’artiste n’a pas pu surmonter ou éviter.
Pas facile de rendre compte de la vie d’un être humain et de l’œuvre d’un artiste. Sandrine Revel a construit un récit avec deux fils temporels qui s’entremêlent, le second venant comme une réponse au premier. La narration à rebours de la vie de Tom Thomson en fait comme un destin inéluctable, et en même temps l’esprit du lecteur rétablit l’ordre chronologique par automatisme, faisant apparaître la fragilité de ce destin, son caractère ténu et pas du tout évident. La narration visuelle s’inspire de la vision du peintre en exprimant les émotions générées par sa vie, ainsi qu’en prolongeant les propres émotions exprimées par les toiles du maître, à l’aune de la sensibilité de l’autrice.
Bon j’ai 68 ans, je n’ai lu que les 2 premiers empruntés à la bibliothèque communale d’Etterbeek et j’adore. Je souris avec beaucoup de plaisir et j’ai hâte d’aller emprunter les bd suivantes. Plein de clins d’œil sympas aussi bien du passé que du présent. Le dessin caricatural faut aimer, mais je m’y suis habituée. L’humour j’aime vraiment bien.... Le dessin d’ambiance est précis et reflète vraiment les décors d’une époque, celle de ma jeunesse...
Waouh !
Voilà un album un peu – beaucoup – oppressant, prenant, dans lequel on entre et qu’on traverse en apnée. Au sortir, des étoiles nous sortent des yeux et les mots sont de toutes les couleurs.
J’ai lu l’intégrale de la série d’une traite, captivé par le fond et la forme de ce récit exigeant. Exigeant pour le lecteur, car c’est dense. Mais c’est aussi l’exigence de l’auteur qui saute aux yeux. En effet, David B. ne cède à aucune facilité, ne s’accorde aucun passe-droit, pour raconter sa vie, et la maladie de son frère, autour de laquelle elle va grandement s’articuler.
Un récit sans doute cathartique, dans lequel l’auteur ne cache pas ses errances, la violence et/ou la bêtise de certaines de ses actions ou réactions – vis-à-vis de son frère entre autres. Cette mise à nu révèle un être écorché. Mais c’est aussi la genèse d’un auteur, de ses sources d’inspiration, qu’il nous est donné de voir, et cet aspect est aussi captivant.
Une autobiographie sans concession, où la famille Beauchard se perd dans une quête désespérée de solutions, testant à peu près tout ce que les médecines diverses, les élucubrations et utopies variées, peuvent proposer : gourous, charlatans, médecins plus ou moins inspirés et à l’écoute ont été consultés. Certains épisodes ont un côté humoristique involontaire, mais malgré les tâtonnements, les erreurs, les incompréhensions, l’amour transparait. Mais l’ascension du Haut Mal se poursuit néanmoins.
David B. réussit à garder une certaine pudeur, tout en ne cachant pas grand-chose de ses pensées – y compris lorsqu’elles sont malsaines. C’est une grande réussite du genre. Et les amateurs de l’auteur – dont je suis – y trouveront aussi les clés de son univers créatif.
Je finis par ce qui fait aussi la valeur de cette œuvre, le dessin. La maîtrise du Noir et Blanc, avec un trait gras caractéristique. Un dessin parfois stylisé, avec des cases souvent chargées. C’est aussi un plaisir des yeux.
Une œuvre très personnelle, mais pas hermétique. Une grande et belle œuvre.
Beaucoup pensent que la BD n’est juste qu’une distraction, mais en réalité c’est beaucoup plus que cela, on apprend dans divers domaines, on s’évade, on se questionne, et on ressent des émotions à la lecture. Oscar et la dame rose m’a particulièrement touché ; c’est beau, bien raconté, bien dessiné. Pas de mièvrerie, le ton est juste. Je ne connaissais pas l’auteur original mais peu importe, je ne vois pas ce que le roman pourrait m’apporter de plus. L’émotion est grandissante à la lecture même si on devine la fin, on est complètement pris par les personnages si attachants. En tout cas la collaboration entre scénariste et dessinatrice fonctionne bien. Un très bon moment de lecture.
C'est votre loi qui est coupable.
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Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur le procès de Bobigny, contre l'avortement, en octobre et novembre 1972 à Bobigny. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Marie Bardiaux-Vaïente pour le scénario, et Carole Maurel pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée. Il se termine avec une page de remerciements et une page de bibliographie, ainsi que les coordonnées de l’association Choisir.
Dans les rues de Bobigny, une nuit de janvier 1972, une voiture rouge fonce à toute allure, poursuivie par une voiture de police, sirène hurlante. Coincé dans une impasse, le conducteur doit sortir les mains levées, sous la menace de l’arme de service d’un policier. Il est emmené au commissariat et accusé de vol de voiture, refus d’obtempérer, délit de fuite, mise en danger de la vie d’autrui : Daniel P. va prendre cher. Conscient de ce qu’il risque, le jeune homme déclare vouloir négocier, ce qui fait rire de bon cœur les deux policiers. Quelques jours plus tard, un matin à six heures, une voiture de police se stationne en bas d’un petit immeuble, trois policiers dont un en uniforme montent dans les étages et sonnent à la porte de Mme Chevalier. La voisine ouvre sa porte, mais les policiers lui intiment de rentrer dans son appartement. Michèle Chevalier ouvre sa porte, les policiers entrent et ils procèdent à une perquisition de son appartement. Leur entrée a réveillé les trois filles, dont Marie-Claire adolescente. Les policiers dérangent tous les placards, les armoires, la commode, les matelas et finissent par trouver un objet suspect. Ils embarquent Michèle Chevalier et ses trois filles au commissariat. La voisine Nicole ressort sur le palier avec son nourrisson, et elle prend en charge les deux plus jeunes filles.
Au commissariat, la mère et la fille sont interrogées séparément. L’adolescente reconnait qu’elle a avorté, et sa mère reconnaît l’avoir aidée. Les policiers leur posent la même question : Sont-elles conscientes qu’il s’agit d’un crime, relevant de l’article 317 du Code Pénal ? Ils en font la lecture : Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen aura procédé ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans, et d’une amende de mille huit cents francs à cent mille francs. Elles sortent du commissariat sous le coup de cette accusation. En juin 1971, plusieurs amies sont réunies : Gisèle Halimi, Christiane Rochefort, Simone Veil, Delphine Seyrig. Elles évoquent l’appel des trois cent quarante-trois femmes, publié dans l’hebdomadaire Le nouvel observateur. Certaines des signataires ont été convoquées par leur employeur. Elles décident de créer une association : Choisir la cause des femmes.
Il est possible que le lecteur parte avec un a priori : une bande dessinée retraçant un fait historique et un événement social majeur, ça risque d’être pesant en informations. Il éprouve la surprise de découvrir que la bande dessinée commence par une rapide course-poursuite nocturne en voiture, puis par une effrayante arrestation avec une perquisition sans ménagement. Même s’il connaît le déroulement des faits dans les grandes lignes, ainsi que l’importance du procès de Bobigny menant à la loi du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de grossesse, le lecteur est pris dans la tension des enjeux de ce procès, par la terrible pression qui pèse sur l’adolescente et sur sa mère, par la conviction inébranlable de l’avocate, par l’implication de nombreuses célébrités, par le calme et la patience du juge, et par-dessus tout par chaque injustice, les unes après les autres. Les scènes de prétoire sont bien présentes, mais pas majoritaires : les autrices mettent en scène plusieurs femmes, et elles racontent leur histoire personnelle : le viol et l’avortement de Marie-Claire, aussi éprouvants l’un que l’autre, d’autres avortements, le quotidien modeste de la famille monoparentale Chevalier, la relation mère-fille, l’entraide de la voisine, quelques éléments de médiatisation. Il apparaît également que ce procès devient le point de rencontre de sphères sociales généralement dissociées : une employée du métropolitain, un juge, un procureur, une avocate renommée, une femme politique à l’envergure nationale, une actrice féministe, un médecin, pour finir à l’Assemblée nationale.
Avant tout, il s’agit de l’histoire d’une adolescente, violée. Le lecteur assiste à la scène : le jeune homme Daniel P. qui emmène la jeune fille dans sa chambre, en voiture, expliquant d’abord qu’il y aura ses copains, puis qu’ils ne peuvent pas venir mais qu’il y aura sa mère, les dessins mêlent une dimension descriptive pour les décors, et une approche émotionnelle pour les personnages. Le lecteur peut reconnaître la voiture (une DS), regarder la façade des immeubles de banlieue, faire le tour de ce qui se trouve dans l’appartement du violeur (le lit, le désordre, la petite table ronde, les plaques de cuisson, une ou deux bouteilles, etc.), puis la mise en couleur passe d’un mode naturaliste à un mode en noir & blanc avec des nuances de gris, des plans serrés rendant compte des impressions, des sensations, jusqu’à une illustration en double page, sans un mot, Daniel allongé sur sa victime, en vue de dessus ce qui ajoute encore à la force du placage, à l’abjection de cet acte où la victime n’est plus qu’un objet, et le criminel un individu sans empathie aucune. Suit une séquence toute aussi accablante alors que Marie-Claire revient chez elle, toujours dans des tons noir & blanc et gris, montrant le retour au monde quotidien qui n’a plus rien de normal après la sidération du traumatisme. Trente pages plus loin, l’aveu sort de la bouche de la fille face à sa mère, une simple phrase, un constat accablant : Il m’a forcée ! Il n’y a aucun sensationnalisme, aucun voyeurisme : l’adolescente doit vivre avec la double peine de l’inculpation et du traumatisme. Elle doit également faire face au procès, aux questions posées par des hommes, aux interventions de son avocate dont la portée et le contexte sont à l’échelle nationale et s’inscrivent dans une démarche avec un historique et un enjeu sans commune mesure.
Dans le même temps, d’autres femmes évoquent leur cas personnel. Le lecteur voit Gisèle en Tunisie en 1938, tenir tête à sa mère, en lui disant que ses frères peuvent faire leurs lits tout seuls et aider à mettre la table, rejetant l’ordre établi que lui énonce sa mère, que les garçons ça ne compte pas pareil, que le rôle d’une fille est de servir les hommes. Il voit une jeune fille s’exprimer avec la fougue de son âge, dans un environnement tunisien, avec les couleurs chaudes du soleil. La séquence se termine par l’avocate en robe, et son credo : elle a décidé que ses mots, cette arme absolue pour défendre, expliquer, convaincre, se prononceraient toujours dans la plus absolue des libertés, et dans l’irrespect de toute institution. Le témoignage de Micheline Bambuck, la faiseuse d’anges, décrit les conditions de son intervention pour Marie-Claire, dans le petit appartement des Chevalier, son déchirement entre ses actes et ses convictions religieuses. La narration visuelle reste très prosaïque, sans pathos ni effet dramatique : la réalité du petit appartement, les instruments, l’adolescente allongée sur le canapé, rien de misérable ou de glauque, mais aucun encadrement médical, des mesures d’hygiène artisanales sans comparaison possible avec l’environnement d’une clinique ou d’un hôpital. D’un côté, le constat d’une sororité dans la prise de risques ; de l’autre côté, une situation insupportable et inique engendrée par une loi qui est coupable, comme le formule Michèle Chevalier pendant les audiences. Lors de son audition, l’actrice Delphine Seyrig (1932-1990) explique qu’elle est complice d’avortements, quotidiennement. S’en suit une autre séquence d’avortement, pratiquée par un médecin, toujours dans un appartement.
En pleine empathie avec la victime, sa mère, l’avocate, le lecteur découvre le déroulement du procès : la prise de contact de Michèle Chevalier auprès de l’association Choisir, la demande d’approbation de l’avocate auprès de Marie-Claire dont l’affaire va être médiatisée à l’échelle nationale, plusieurs audiences et plaidoiries. Sans effets de manche, avec quelques expressions de visage légèrement appuyées, l’avocate prend la parole, la victime raconte son histoire, la mère explique comment elle a aidé sa fille, la faiseuse d’anges évoque ses pratiques et leurs conditions d’exercice, le juge écoute, le procureur et plusieurs personnalités se succèdent à la barre. De manière très organique, les enjeux du procès gagnent en ampleur, en contexte, en finalité. En fonction de sa familiarité avec ces années-là, avec l’histoire de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, avec les mouvements féministes de l’époque, le lecteur identifie et situe ces différents intervenants : Gisèle Halimi, Simone Veil, Christiane Rochefort (1917-1998), Jean Rostand (1894-1977), Jacques Monod (1910-1976), c’est-à-dire les cinq fondateurs de l’association Choisir la cause des femmes, Delphine Seyrig (1932-1990), Simone Veil (1927-2017), Claude Servan-Schreiber (1937-). Il peut également relever le livre de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi consacré à Djamila Boupacha (1938-). Il est frappé de stupeur par l’injustice de l’article 317 du Code Pénal, par l’évidence pointée par l’avocate que ce sont des femmes jugées par des hommes, par l’absence de connaissances biologiques du procureur, par l’aplomb de Delphine Seyrig sur la réalité de la pratique de l’avortement en France, par l’intervention de Simone Veil contextualisant la place de la femme dans la société française de l’époque. Les autrices prennent soin également de rendre compte de la question de classe sociale, la différence de traitement entre les Chevalier et les femmes connues.
Un procès de plus pour avortement, un procès unique de part sa médiatisation et sa place symbolique vers la dépénalisation de l’avortement. Un moment symbolique dans l’histoire des droits des femmes. Les autrices reconstituent le cheminement de Marie-Claire Chevalier et de sa mère, ainsi que de la faiseuse d’anges, à hauteur humaine, l’histoire malheureusement banale d’une adolescente violée, et la médiatisation de son procès. La narration visuelle transcrit parfaitement la banalité du quotidien, la force de faire face de ces femmes, l’aide apportée par l’association Choisir et par l’avocate Gisèle Halimi à l’échelle humaine et individuelle, dans un récit poignant. Elles se montrent tout aussi habiles à faire apparaître les injustices systémiques, que ce soit l’iniquité de la loi, ou le décalage entre les classes privilégiées et le prolétariat. Irrésistible d’humanité et d’humanisme.
J’ai beaucoup aimé ce récit. Il s’en dégage beaucoup de vie alors que le sujet est marqué par de multiples décès. La destinée du fils de Rembrandt est en effet marquée par de nombreux épisodes dramatiques mais @Robin parvient à nous toucher sans tomber dans le pathos.
L’aspect historique est soigné. J’ai ainsi découvert de nombreuses facettes de la vie de Rembrandt que je ne connaissais pas. Et je pourrais élargir ce constat à la reconstitution de la ville d’Amsterdam au XVIIème siècle alors même que le dessin de l’auteur est des plus épurés (avec des petits airs de Sempé, je trouve).
Mais derrière cette dimension historique, ce qui m’aura surtout marqué, c’est cette histoire d’amour qui s’étire sur une longue période et qui résiste à bien des aléas. Il y avait tellement de raisons pour que Titus et Magdalena ne s’unissent jamais. Et pourtant, quelle belle histoire d’amour, marquée par les drames mais toujours portée par la vie !
A titre personnel, j’ai été emporté. Je me sens plus instruit et les personnages m’ont touché. Que demander de plus ?
J'ai lu ce volume de Batman un peu par hasard, et je ne le regrette pas trop. Même si je ne trouve pas que les deux histoires présentées ici soient incroyablement marquantes, elles sont d'une qualité certaine.
La première histoire est assez emblématique, elle met en scène Batman et Catwoman comme des alter ego l'un de l'autre, et c'est très réussi. Leur relation est bien développée, et ils sont tous deux très attachants. Je trouve toutefois que l'histoire ne raconte rien. Il y a très peu de péripéties, même si je n'en dirais pas trop plus pour ne pas gâcher la surprise. Mais j'aurais mis quelques rebondissements dans le récit pour nous tenir en haleine jusqu'à la fin, ce qui ne me paraît pas incompatible avec le choix narratif effectué par l'auteur.
La deuxième histoire est un peu plus générique, mais elle n'en est pas moins efficace. L'intrigue est réussie, et pour le coup, j'ai aimé la progression de l'intrigue jusqu'à un twist qui fonctionne très bien.
Dans les deux cas, je trouve le dessin magnifique, ultra-efficace, stylisé juste comme il faut, et il participe beaucoup à l'ambiance du récit, servant parfaitement les profils de personnages bien construits par Tom King.
Au bilan, voilà un tome vraiment réussi et agréable à lire, bien que je n'aie pas la sensation qu'il va me rester en mémoire pendant très longtemps. Mais ça n'est clairement pas une perte !
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Les Indociles
Comment dire tout le bien que je pense de cette œuvre sans plagier honteusement mes prédécesseurs ? Pour bien faire, je n’aurais pas dû lire leurs avis. Mais si je n’avais pas lu leurs avis, je n’aurais pas acheté la bd. Vous me suivez ? Parce que le genre sagas familiales au long cours n’est d’habitude pas ma tasse de thé. J’ai plus trouvé ici une impression d’une époque, celle de ces années où la rébellion des sixties prend lentement forme. Les jeunes veulent autre chose que le modèle patriarcal et religieux sclérosant. Lulu, Jo et Chiara, la fille d’immigrés italiens, rêvent de liberté et d’égalité dans un lieu communautaire où tout peut être à tous, même en amitié et en amour. C’est une époque que j’ai connue, mais d’un peu loin, avec mes yeux d’enfant, j’avais à peu près l’âge des petites sœurs de Lulu. Et tout ça me parle. Surtout qu’au fil des tomes on voit vieillir les personnages, et on les sent évoluer au gré de leurs expériences, pas toujours heureuses, de leurs désillusions aussi. Désillusions sur le fait de changer le monde, mais aussi sur la nature humaine, car tous n’ont pas forcément les mêmes aspirations. Même si Lulu s’accroche à leurs espoirs communs. Une belle lecture. Je les ai vu vivre, construire, pleurer, aimer, avec passion et avec une vérité dans les sentiments et les dialogues. Les auteurs n’ont pas pu tout inventer, il y a du réel là dedans ! Bien aimé aussi le dernier chapitre ajouté dans l’intégrale. Nos héros vieillissants, qui voient ce qui reste de leur communauté en miettes et ce que le monde est devenu, sans eux ou malgré eux. Touchant. Lisez les avis de Grogro et des autres, ils vous ont dit tout ça bien mieux que moi.
Ici même
N’y a-t-il donc à l’orgueil d’autre issue que l’humilité ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Avant d’être rassemblées en album publié par Casterman, les planches de ce récit paraissent dans les numéros un à douze de la revue (À Suivre) entre février 1978 et janvier 1979. La première édition en album date de 1979. Il a été réalisé par Jean-Claude Forest (1930-1998) pour le scénario, et par Jacques Tardi (1947-) pour les dessins. Il comprend cent soixante-trois pages de bande dessinée en noir & blanc. En ouverture, se trouve une préface de quatre pages, rédigée par le scénariste évoquant sa collaboration avec l’artiste, ainsi que la question du sens de l’œuvre. Arthur Même se tient sur le faîte du mur de séparation, et il s’adresse aux ouvriers en train de réparer un autre mur : il leur demande s’ils veulent boire quelque chose. L’un d’eux répond par la formule de politesse : si M. Même insiste… Arthur indique qu’il ne se souvient pas d’avoir insisté et il ne se souvient pas non plus avoir jamais compris pourquoi les gens boivent tant… Il continue à voix haute : il se demande si un jour quelqu’un lui expliquera ce qu’il y a dans le vin. Pour lui, le vin et l’huile c’est pareil. Avec le vin sur la langue, les gens dérapent de la tête, comme avec l’huile sur le pavé, on dérape de la semelle. Comment discuter avec des gens qui dérapent et qui, à tort et à travers, lui attribuent de l’insistance, pourquoi pas de l’entêtement ? Tout en monologuant, il a débouché une bouteille de vin avec le tire-bouchon passé à l’anneau de son trousseau de clés, et il a servi un verre aux deux ouvriers. Celui avec la casquette s’adresse à lui : il faut qu’il lui dise une chose, une chose qui n’a pas bien d’importance, mais qui l’asticote sérieusement : Gâcher le ciment, bien gras ou maigre (c’est selon), poser une pierre sur une l’autre, etc. tout ça c’est son affaire. Et avant de toucher la truelle pour Arthur Même, il la touchait déjà pour sa pauvre mère. L’ouvrier demande alors : Pourquoi faut-il qu’Arthur soit là à lorgner tous ses gestes, comme s’il passait le plus clair de son temps à se cracher dans les mains ? Arthur Même répond que l’entretien des murs est à sa charge. Si une pierre se détache, tue une bête ou un enfant, lui Arthur est responsable et au moindre accident, ils essaieront de le chasser des murs. Alors il ne surveille pas les ouvriers, il veille. L’ouvrier lui répond qu’à sa place, il vendrait. Même s’emporte : il est facile de faire l’intéressant lorsqu’il s’agit des affaires des autres. Il continue : Ces collines, cette campagne morcelée, découpée comme bête à l’abattoir, ces propriétés comme des escalopes et qui s’étalent du lac aux coteaux de Machepaille, sans les murs, c’est un seul et magnifique domaine : Mornemont ! Et Mornemont, au début du siècle, appartenait tout entier à sa famille. À la suite de querelles avec les voisins à propos de misérables lopins de terre, sa famille a dû entamer une ribambelle de procès, elle a perdu… Et peu à peu le domaine tout entier a changé de propriétaire ! Un homme perché sur un mur, des ouvriers qui réparent un autre bout de mur, un domaine dont les demeures et les terrains appartiennent à différentes familles, mais les murs d’enceinte appartiennent à un unique individu qui a en charge d’ouvrir et de fermer les portails qui constituent autant de péages dont encaisse l’argent. À l’évidence, une métaphore… Grossière erreur !!! Dans son introduction, Jean-Claude Forest pose clairement les choses : Mais qu’on ne vienne pas lui écrire dans le dos ce qu’il n’a pas écrit. Ni travestir par rajouts, en filigranes ou estampilles, la mise en images. Qu’on n’aille pas voir dans Ici Même un pamphlet, une satire de la société ou des représentants de son régime politique. Il n’a pas eu davantage l’intention particulière de tourner en dérision l’attachement à la propriété. […] Il veut dire qu’à la tradition, aux habitudes culturelles qui toujours poussent le lecteur à être un raisonneur s’ajoute une incitation renforcée à chercher dans la moindre idée, dans le moindre récit, la morale, l’idéologie clairement ou obscurément véhiculées. Il faut donc au lecteur une belle indépendance d’esprit pour s’accrocher au seul récit et jetant la leçon aux orties, ne tirer parti que du charme des situations et de la surprise des rebondissements, sinon du rêve offert en prime. Pourtant il lui serait malvenu de critiquer ce type de lecture orientée. Ainsi averti, le lecteur se garde bien de passer en mode analytique et il suit la recommandation du scénariste à la lettre en restant au premier degré. Il plonge donc dans un monde en noir & blanc (non, pas d’interprétation sur ce choix) : des images avec un fort contraste. Des traits de contour fins, parfois un peu tremblé, plus comme vivants que comme mal assurés. Un usage des aplats de noir important pour le costume noir de monsieur Même, pour des chevelures, pour des ombres portées, pour le relief des objets et des décors, ce qui donnent une consistance visuelle à chaque planche. Bien sûr, le lecteur peut se demander si l’histoire d’un type qui se balade sur des murs va être visuellement intéressante… sauf s’il a déjà lu des œuvres de ce bédéiste. Indépendamment de l’interaction limitée entre scénariste et dessinateur évoquée dans l’introduction, le lecteur éprouve la sensation qu’il s’agit de pages d’une seule et même personne. Le scénariste a visiblement pensé à la dimension visuelle de son histoire, variant régulièrement les décors grâce aux séquences consacrées à des personnages secondaires, et il parvient même à introduire de la diversité dans l’arpentage des faîtes de mur grâce à des éléments inattendus. Le lecteur commence par admirer la variété des tuiles et des sommets de mur, exigeant parfois un excellent équilibre de la part de Même. Il jette régulièrement des coups d’œil aux différents jardins, pelouses et arbres, et aux demeures. Il apprécie le goût de l’artiste pour la pierre, la brique, les ferrures, les persiennes, les toitures, les portails, les colonnes, et même une serre de jardin. Le récit s’aventure donc dans d’autres endroits, décrits avec autant de soin : un cimetière, l’intérieur de la chambre de Julie Maillard, le petit bateau à moteur de l’Épicier, le palais présidentiel, les appartements du Président, la salle du conseil des ministres, et l’intérieur de la petite guérite servant d’habitation au personnage principal. Il prend le temps de regarder les accessoires : l’antique modèle de téléphone de Même, son trousseau de clés, un chevalet de peinture, les stèles des tombes, le lustre à pendeloques dans la salle du conseil des ministres, la plante verte en pot dans la chambre du Président, le bidet dans la salle de bain de Julie, les marchandises de l’Épicier, etc. Il découvre ou il retrouve la capacité surnaturelle de Tardi à donner des trognes à chacun de ses personnages, à la limite du plausible sans jamais franchir la ligne de la carricature, des visages très expressifs, des silhouettes diversifiées, chacune en disant long sur la personnalité de l’individu. Le lecteur se dit qu’un personnage servile à sa manière comme Arthur Même ne pouvait qu’avoir une constitution longiligne, que Julie se devait d’être solidement charpentée du fait son assurance et de son indépendance, les petits yeux et les grandes oreilles de l’Épicier insensible au regard des autres, etc. Mais voilà, cette diversité des personnages met en lumière l’ouverture vers l’extérieur : ces familles qui vivent dans toutes ces demeures (une dizaine d’évoquées même si elles n’apparaissent pas toutes : Maillard, Gandelut, Pouilleron, Sergy-Merival, Michelot, La mère Linéa, Morlebœuf, Gandelu, Maury-de-Nancelles, Clairbeaux), le Président et ses ministres (Harlan, Badinski, Debarandon, Hayouli-Hayounberg, plus quelques autres non nommés), Gisèle la première dame, Georges le valet particulier, De Barandon, le général Desgriottes, le colonel Demalpine, Harlan ministre des armées. Il faut encore ajouter les avocats (Maître Roubillard, Maître Bougreval, Maître Patelot, la secrétaire mademoiselle Mireille) et l’espion Quatre-Septembre. Alors, même s’il veut bien faire l’effort de ne tirer parti que du charme des situations et de la surprise des rebondissements, le lecteur reste incapable de s’arrêter là. Quand même, il est question de gouvernement, d’élection et de leur résultat à venir, de propriétaires qui profitent, d’une guerre même. Et puis le scénariste lui-même titille le lecteur : Qu’est-ce que c’est que ce nom de Quatre-Septembre pour l’espion ? Cela ne peut que renvoyer à la date du 4 septembre 1870, quand Léon Gambetta proclame la Troisième République, à la suite de la défaite de Sedan et de la chute du Second Empire. Puis cette reprise de la formule Aujourd’hui rien, attribuée à Louis XVI dans son journal pour le 14 juillet 1789. Mais quel rapport avec la situation d’Arthur Même ? Et aussi ce nom de pays Mornemont, quelle similitude avec l’adverbe Mornement. En outre à plusieurs reprises, la narration visuelle glisse vers la fantasmagorie : Arthur Même recouvert par des insectes, une oreille géante qui empêche le cheminement sur le mur, deux coureurs avec dossard portant au-dessus de leur tête le lit d’Arthur avec lui et Julie dedans, le macabre carnaval venant menacer Arthur. Tout cela revêt l’apparence de métaphores visuelles, et même d’allégories parfois. Sans même parler de la mise en scène de la sexualité, avec une touche d’ondinisme, ou encore de la relation à la mère. Heureusement que le scénariste accorde que pourtant il serait malvenu de de critiquer ce type de lecture orientée… Un monsieur dégingandé qui parcourt le faîte des murs d’enceinte pour aller ouvrir des portails : assurément il s’agit d’un conte. La narration visuelle s’avère d’une justesse extraordinaire, entre description factuelle et prosaïque et éléments décalés s’intégrant parfaitement. L’histoire au premier degré se dévore comme un feuilleton, chaque chapitre bâtissant sur le suivant, avec une logique interne et une progression d’une solidité inattendue. Mais quand même, il y a matière à interprétation de ce conte, et même à interprétations multiples, et peut-être même à psychanalyse de ce conte même s’il est dépourvu de fées.
Le Champ des possibles
Quand je vois les autres BD sorties par l'autrice, je ne suis pas surpris ni du sujet ni de son traitement. Et franchement, je ne m'attendais pas à cette fin-là, ça c'est sur ! Mais en même temps, qu'est-ce que c'est joli... Cette BD n'est sans doute pas faite pour tout le monde, et je comprends l'avis de Ro avec ses réticences. Personnellement je ne les ai pas eues et je me suis immergé dans cette BD comme Marsu s'immerge dans ce monde virtuel. On pourrait s'attendre à une BD sur les mondes virtuels, leurs impacts et leurs dérives, mais l'histoire est bien plus personnelle et intime. Elle s'attarde sur les sentiments d'une jeune femme architecte, dont la vie bascule, partagée entre ses sentiments pour deux hommes différents. C'est lent, posé et pourtant j'ai été transporté ! Il faut dire que plusieurs choses m'ont réellement plu : déjà le personnage de Marsu, nuancée et complexe, absolument pas manichéenne. Je ne le dirais jamais assez, mais une femme bien écrite, c'est appréciable (et ça n'en fait pas "une femme forte" pour autant). Et en l'occurrence, j'étais à fond avec elle, comprenant ses doutes, ses hésitations, ses complexes. La BD peut être vue comme une apologie du polyamour, mais je trouve qu'elle parle surtout du fait d'aimer différemment chaque personne que l'on voit et ce qu'on fait ensuite. L'histoire est claire sur son point de vue et je suis totalement d'accord avec elle : on peut aimer différemment, on peut aimer plusieurs personnes, on peut ... on PEUT ! Il faut aussi que je mentionne le dessin, puisque cette dessinatrice dont j'avais déjà pu découvrir le dessin dans d'autres œuvres, à sortie le grand jeu. Non mais matez-moi ces planches ! Je vais encore être dithyrambique, mais c'est d'une beauté ! Déjà les personnages sont croqués avec une douceur dans le geste, les regards, c'est sublime. Et puis quelle utilisation des couleurs ! C'est le genre de planches qui donnent envie de rentrer dans le paysage et d'aller y habiter. J'insiste, mais l'utilisation des couleurs, la douceur qui se dégage de l'ensemble, les contrastes, l'architecture ... Tout est trop bien, j'adore ! Je ne sais pas si c'est le fait que de plus en plus de femmes s'emparent de ces sujets (je pense à Mélaka qui en parle en ce moment sur son blog) mais je trouve que ce genre de BD apporte un vent de fraicheur sur la question des relations humaines. Loin des considérations hétéronormées de base, la réduction au modèle familiale et l'injonction patriarcale pour que les femmes se reproduisent et fassent de bonnes mères/épouses, ce genre de BD propose de nouvelles façon de vivre, d'envisager la maternité, le couple, la vie ... Et pour une fois, aussi, c'est le bonheur qui prédomine au final. On peut vivre heureux en vivant différemment de cette norme que l'on nous inculque. Quel plaisir ! J'en ressors accompagné d'une vraie sensation positive, que je n'ai qu'une envie, vous partager.
Tom Thomson - Esquisses d'un printemps
Il faut exprimer les émotions que la nature inspire. - Ce tome contient une histoire complète de nature biographique. Sa première édition date de 2019. Il a été réalisé par Sandrine Revel pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il évoque la vie de Tom Thomson (1877-1917), peintre canadien. Il comporte cent-trente-quatre pages de bande dessinée. Il se termine avec une reproduction d’un tableau du peintre, intitulé The West Wind (1917, huile sur toile120*130cm), et une postface de deux pages intitulée Tom Thompson et le Groupe des Sept. Revel est également l’autrice de Glenn Gould, une vie à contretemps (2015), Grand Silence (2021) avec Théa Rojzman, Germaine Cellier - L'audace d'une parfumeuse (2023) avec Béatrice Égémar. Octobre 1956, le narrateur Peter Frahm pagaye sur le lac avec un ami. Les deux voyageurs le traversent à la recherche d’un endroit où faire des croquis. Ils pagayent en rythme alternativement, sans parler. Le paysage fait penser le narrateur à une esquisse de Tom Thomson : des pins, un élan en train de brouter, puis qui relève la tête. Ils arrivent à la rive nord. Ils passent devant le vieux Womat Lodge en partie reconstruit après avoir été détruit par un incendie dans les années 1920. Tout est calme. Il n’y a plus de touristes. L’automne les a fait fuir. Le narrateur demande à Peter s’il reconnaît. Ce dernier répond que rien n’a changé depuis le collège, c’est ce qu’il lui semble. Dans l’onde transparente, ils voient passer une truite. Ils finissent par accoster sur une rive. Le narrateur se rince le visage dans l’eau de la rivière. L’autre estime qu’ils seront bien là, pour dessiner. Ils s’enfoncent un peu dans la forêt. La colline est illuminée. Il fait encore chaud, ils la gravissent impatients. Ils marchent sans s’arrêter sur presque un kilomètre à travers une végétation dense. Puis ils atteignent une construction : ils y sont. Juillet 1917, quelques oiseaux s’envolent au-dessus du fleuve. Doc est réveillé par le bec d’un oiseau tapotant sur le carreau de sa cabane. Il se lève, l’oiseau s’envole et s’éloigne. Fraser s’adresse à lui : il va falloir y aller. Doc lui demande s’il connaît l’histoire de cette truite impossible à attraper au barrage du lac Joe. Il pense à elle. Il pense à ce défi ridicule. Il continue : Tom était un mordu de l’hameçon. Il péchait avec ses propres mouches. Doc, lui, a l’habitude d’utiliser ce qu’il a sous la main mais rien à faire, elle est coriace. La dernière fois qu’il a vu Thomson, la toute dernière, il se souvient, l’artiste lançait sa ligne au barrage avec Shannon Fraser. Il lui semble que c’était lui. Il s’est même dit, cette fois-ci il va l’avoir et il va en entendre parler. Le soleil brillait comme aujourd’hui. Les hommes portent le cercueil de Tom Thomson pour le mettre en terre. Maggie, une jeune fille, semble particulièrement attristée, elle croit voir une main de femme tenant un pinceau sortir doucement de la rivière et disparaître. Une femme dans une sobre robe noire jette une poignée de terre sur le cercueil et pleure de chaudes larmes. Elle s’appelle Winnifred Trainor. Tom et elle se seraient fiancés, sa famille possède un chalet au lac Canoe. Le fossoyeur commence à pelleter la terre sur le cercueil. Qui ça ? Il s’agit d’un récit biographique relatif à Tom Thomson (1877-1917), un peintre canadien dont la carrière a duré cinq ans. Entre autres, il a réalisé des peintures de la nature sauvage de l’Ontario. Au cours du récit, un mentor lui intime d’arrêter d’imiter la nature. Il faut exprimer les émotions qu’elle leur inspire. Ils doivent regarder en eux-mêmes. Le récit débute en 1956, c’est-à-dire trente-neuf ans après le décès de l’artiste, alors que deux hommes naviguent en canoë sur le fleuve qui va les mener vers le lieu où ils pensent que se trouve la vraie sépulture du peintre. Ce fil narratif se déroule de manière chronologique ces deux personnes, plus tard accompagnées par deux autres (soient Peter Frahm, Rick Tapes, Ben Green et le narrateur) pour rechercher la tombe de Tom Thomson, et donc son cadavre afin d’éclaircir les circonstances de son décès. Cette ligne temporelle compte dix scénettes. Dans le même temps, un deuxième fil narratif évoque des moments de la vie du peintre. Celui-ci commence en 1917, avec la découverte de son cadavre, et va se dérouler à peu près à rebours. Il comprend seize scénettes se déroulant successivement en 1917 (sept occurrences), 1916, printemps et été 1915, puis automne 1915, 1912, 17 juillet 1917 (c’est-à-dire un retour à l’année de la mort de Thomson), 1906, non précisé (peut-être début du siècle et en 1956), 1904, 1887. Chaque date figurant en ouverture de scène, le lecteur n’éprouve aucune difficulté à se repérer, et il voit comment la construction à rebours vient éclairer certaines décisions, certaines situations. L’autrice a donc choisi une construction narrative très particulière pour évoquer la vie et l’œuvre de cet artiste majeur du début du vingtième siècle, pour le développement de l’art au Canada. La découverte à rebours de sa vie permet de ressentir d’abord les conséquences de moments où se sont cristallisés des principes ou des valeurs qui ont constitué la personnalité de Thomson, et par voie de conséquence de mieux mesurer leur importance en les découvrant ultérieurement. Ainsi ils recèlent plus de sens. Le lecteur se retrouve mieux à même de comprendre l’enjeu de sa relation avec Winnifred Trainor, puis avant sa présence au musée des Beaux-Arts de Toronto, la beauté de ses esquisses, la tentation de l’abstraction et la frustration des pieds plats, la communion avec la nature, la relation avec l’Ontario Society of Artists, l’emprise du parc Algonquin, la lettre d’Alice Lambert, l’influence du métier de son père sur sa vocation. En presque alternance, il suit la progression du narrateur et de ses amis dans leurs recherches, le parallèle de leur expérience de leur séjour dans le parc se faisant avec l’exercice du métier de garde forestier dans le parc Algonquin. L’autrice se confronte donc à l’exercice d’évoquer la vie d’un grand peintre, de lui rendre hommage, à la fois de façon biographique, à la fois en évoquant son œuvre. En fin de tome, le lecteur dispose d’un aperçu de sa toile la plus célèbre The west wind, dans un format très réduit par rapport à l’original. S’il n’est pas familier de l’œuvre du peintre, il éprouve des difficultés à établir un lien visuel entre sa manière de s’exprimer au travers de sa peinture, la façon dont elle rend compte de sa sensibilité, dont sa personnalité s’exprime à travers ses toiles, et les choix graphiques de Sandrine Revel. S’il en est familier, il peut en relever les similitudes, et relever comment elle s’inspire du regard de Tom Thomson pour réaliser ses propres pages. Le lecteur observe rapidement quelques caractéristiques majeures : l’utilisation de cases rectangulaires sagement disposées en bande, l’absence de bordure tracée pour les cases, une palette de couleurs relativement restreinte pour chaque séquence, différente de l’une à l’autre avec quelques éléments de couleurs particuliers pour un pull, une chemise, une nappe, un bonnet, une fleur rouge, un renard, une truite, un oiseau. De ce point de vue, elle n’essaye de singer les caractéristiques des toiles du peintre. D’un autre point de vue, elle met en œuvre le conseil de l’ami de Thomson : arrêter d’imiter la nature, exprimer les émotions qu’elle inspire à l’artiste. Au vu de la place qui est donnée à la nature dans ces pages, il se dit qu’elle s’inspire également du conseil du père de Thomson : La nature est une bonne vieille nourrice, on aime à se reposer sur son flanc. Le père continue en lui suggérant de prêter un tant soit peu l’oreille, alors la nature lui racontera des histoires merveilleuses et elle lui jouera sa musique enchanteresse. De fait, le lecteur apprécie de pouvoir voir les deux amis descendre la rivière, comme s’il les observait depuis un autre canoë et de prendre le temps de regarder les rives, représentées avec de petits traits secs. Puis il admire la présence massive et silencieuse de l’élan, la transparence de l’eau et la truite comme suspendue au-dessus du lit du fleuve, le vol de quelques oiseaux au-dessus de l’eau, le premier plan des arbres devant l’étendue d’eau, la silhouette des arbres penchées résultant de l’anémomorphose, le fin tronc des bouleaux rendus fragiles par contraste avec les flocons de neige, les longues plaines herbeuses, la zone de rapides d’un cours d’eau, etc. Dans ces pages, la nature renouvelle à chaque fois le spectacle, jamais deux fois identiques, une illustration de la maxime d’Héraclite (-544 à -480), on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Ainsi le lecteur se sent immergé aux côtés de Tom Thomson en lisière du parc Algonquin, ressentant l’incidence de la présence de la nature sur son inspiration, sur son mode de vie, sur la nature même de ses pensées. Il prend conscience que les recherches menées en 1956 reproduise la même immersion, validant en quelque sorte la démarche du peintre, à l’instar de la postérité qui a elle aussi légitimé et même validé sa vision artistique, son interprétation d’artiste de ce qu’il contemple. La scénariste décide également de mener à bien son entreprise, de proposer sa version des causes du décès de Tom Thomson. De prime abord, le lecteur se dit qu’il aurait pu se passer de cette dernière séquence, qu’il n’attache pas beaucoup de valeur à une hypothèse que rien ne pourra jamais valider. D’un autre côté, c’est la volonté de l’autrice, c’est son intention. Et en même temps elle n’affiche pas la prétention de détenir la vérité puisque le personnage qui énonce cette explication indique que c’est que qu’elle sait, et que son interlocuteur est libre d’en douter. Elle souhaite donc donner un sens à cette mort, et apporter une sensation de fin, de clôture, de donner un point de vue sur ce que l’artiste n’a pas pu surmonter ou éviter. Pas facile de rendre compte de la vie d’un être humain et de l’œuvre d’un artiste. Sandrine Revel a construit un récit avec deux fils temporels qui s’entremêlent, le second venant comme une réponse au premier. La narration à rebours de la vie de Tom Thomson en fait comme un destin inéluctable, et en même temps l’esprit du lecteur rétablit l’ordre chronologique par automatisme, faisant apparaître la fragilité de ce destin, son caractère ténu et pas du tout évident. La narration visuelle s’inspire de la vision du peintre en exprimant les émotions générées par sa vie, ainsi qu’en prolongeant les propres émotions exprimées par les toiles du maître, à l’aune de la sensibilité de l’autrice.
Les Vieux Fourneaux
Bon j’ai 68 ans, je n’ai lu que les 2 premiers empruntés à la bibliothèque communale d’Etterbeek et j’adore. Je souris avec beaucoup de plaisir et j’ai hâte d’aller emprunter les bd suivantes. Plein de clins d’œil sympas aussi bien du passé que du présent. Le dessin caricatural faut aimer, mais je m’y suis habituée. L’humour j’aime vraiment bien.... Le dessin d’ambiance est précis et reflète vraiment les décors d’une époque, celle de ma jeunesse...
L'Ascension du Haut Mal
Waouh ! Voilà un album un peu – beaucoup – oppressant, prenant, dans lequel on entre et qu’on traverse en apnée. Au sortir, des étoiles nous sortent des yeux et les mots sont de toutes les couleurs. J’ai lu l’intégrale de la série d’une traite, captivé par le fond et la forme de ce récit exigeant. Exigeant pour le lecteur, car c’est dense. Mais c’est aussi l’exigence de l’auteur qui saute aux yeux. En effet, David B. ne cède à aucune facilité, ne s’accorde aucun passe-droit, pour raconter sa vie, et la maladie de son frère, autour de laquelle elle va grandement s’articuler. Un récit sans doute cathartique, dans lequel l’auteur ne cache pas ses errances, la violence et/ou la bêtise de certaines de ses actions ou réactions – vis-à-vis de son frère entre autres. Cette mise à nu révèle un être écorché. Mais c’est aussi la genèse d’un auteur, de ses sources d’inspiration, qu’il nous est donné de voir, et cet aspect est aussi captivant. Une autobiographie sans concession, où la famille Beauchard se perd dans une quête désespérée de solutions, testant à peu près tout ce que les médecines diverses, les élucubrations et utopies variées, peuvent proposer : gourous, charlatans, médecins plus ou moins inspirés et à l’écoute ont été consultés. Certains épisodes ont un côté humoristique involontaire, mais malgré les tâtonnements, les erreurs, les incompréhensions, l’amour transparait. Mais l’ascension du Haut Mal se poursuit néanmoins. David B. réussit à garder une certaine pudeur, tout en ne cachant pas grand-chose de ses pensées – y compris lorsqu’elles sont malsaines. C’est une grande réussite du genre. Et les amateurs de l’auteur – dont je suis – y trouveront aussi les clés de son univers créatif. Je finis par ce qui fait aussi la valeur de cette œuvre, le dessin. La maîtrise du Noir et Blanc, avec un trait gras caractéristique. Un dessin parfois stylisé, avec des cases souvent chargées. C’est aussi un plaisir des yeux. Une œuvre très personnelle, mais pas hermétique. Une grande et belle œuvre.
Oscar et la dame rose
Beaucoup pensent que la BD n’est juste qu’une distraction, mais en réalité c’est beaucoup plus que cela, on apprend dans divers domaines, on s’évade, on se questionne, et on ressent des émotions à la lecture. Oscar et la dame rose m’a particulièrement touché ; c’est beau, bien raconté, bien dessiné. Pas de mièvrerie, le ton est juste. Je ne connaissais pas l’auteur original mais peu importe, je ne vois pas ce que le roman pourrait m’apporter de plus. L’émotion est grandissante à la lecture même si on devine la fin, on est complètement pris par les personnages si attachants. En tout cas la collaboration entre scénariste et dessinatrice fonctionne bien. Un très bon moment de lecture.
Bobigny 1972
C'est votre loi qui est coupable. - Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur le procès de Bobigny, contre l'avortement, en octobre et novembre 1972 à Bobigny. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Marie Bardiaux-Vaïente pour le scénario, et Carole Maurel pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée. Il se termine avec une page de remerciements et une page de bibliographie, ainsi que les coordonnées de l’association Choisir. Dans les rues de Bobigny, une nuit de janvier 1972, une voiture rouge fonce à toute allure, poursuivie par une voiture de police, sirène hurlante. Coincé dans une impasse, le conducteur doit sortir les mains levées, sous la menace de l’arme de service d’un policier. Il est emmené au commissariat et accusé de vol de voiture, refus d’obtempérer, délit de fuite, mise en danger de la vie d’autrui : Daniel P. va prendre cher. Conscient de ce qu’il risque, le jeune homme déclare vouloir négocier, ce qui fait rire de bon cœur les deux policiers. Quelques jours plus tard, un matin à six heures, une voiture de police se stationne en bas d’un petit immeuble, trois policiers dont un en uniforme montent dans les étages et sonnent à la porte de Mme Chevalier. La voisine ouvre sa porte, mais les policiers lui intiment de rentrer dans son appartement. Michèle Chevalier ouvre sa porte, les policiers entrent et ils procèdent à une perquisition de son appartement. Leur entrée a réveillé les trois filles, dont Marie-Claire adolescente. Les policiers dérangent tous les placards, les armoires, la commode, les matelas et finissent par trouver un objet suspect. Ils embarquent Michèle Chevalier et ses trois filles au commissariat. La voisine Nicole ressort sur le palier avec son nourrisson, et elle prend en charge les deux plus jeunes filles. Au commissariat, la mère et la fille sont interrogées séparément. L’adolescente reconnait qu’elle a avorté, et sa mère reconnaît l’avoir aidée. Les policiers leur posent la même question : Sont-elles conscientes qu’il s’agit d’un crime, relevant de l’article 317 du Code Pénal ? Ils en font la lecture : Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen aura procédé ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans, et d’une amende de mille huit cents francs à cent mille francs. Elles sortent du commissariat sous le coup de cette accusation. En juin 1971, plusieurs amies sont réunies : Gisèle Halimi, Christiane Rochefort, Simone Veil, Delphine Seyrig. Elles évoquent l’appel des trois cent quarante-trois femmes, publié dans l’hebdomadaire Le nouvel observateur. Certaines des signataires ont été convoquées par leur employeur. Elles décident de créer une association : Choisir la cause des femmes. Il est possible que le lecteur parte avec un a priori : une bande dessinée retraçant un fait historique et un événement social majeur, ça risque d’être pesant en informations. Il éprouve la surprise de découvrir que la bande dessinée commence par une rapide course-poursuite nocturne en voiture, puis par une effrayante arrestation avec une perquisition sans ménagement. Même s’il connaît le déroulement des faits dans les grandes lignes, ainsi que l’importance du procès de Bobigny menant à la loi du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de grossesse, le lecteur est pris dans la tension des enjeux de ce procès, par la terrible pression qui pèse sur l’adolescente et sur sa mère, par la conviction inébranlable de l’avocate, par l’implication de nombreuses célébrités, par le calme et la patience du juge, et par-dessus tout par chaque injustice, les unes après les autres. Les scènes de prétoire sont bien présentes, mais pas majoritaires : les autrices mettent en scène plusieurs femmes, et elles racontent leur histoire personnelle : le viol et l’avortement de Marie-Claire, aussi éprouvants l’un que l’autre, d’autres avortements, le quotidien modeste de la famille monoparentale Chevalier, la relation mère-fille, l’entraide de la voisine, quelques éléments de médiatisation. Il apparaît également que ce procès devient le point de rencontre de sphères sociales généralement dissociées : une employée du métropolitain, un juge, un procureur, une avocate renommée, une femme politique à l’envergure nationale, une actrice féministe, un médecin, pour finir à l’Assemblée nationale. Avant tout, il s’agit de l’histoire d’une adolescente, violée. Le lecteur assiste à la scène : le jeune homme Daniel P. qui emmène la jeune fille dans sa chambre, en voiture, expliquant d’abord qu’il y aura ses copains, puis qu’ils ne peuvent pas venir mais qu’il y aura sa mère, les dessins mêlent une dimension descriptive pour les décors, et une approche émotionnelle pour les personnages. Le lecteur peut reconnaître la voiture (une DS), regarder la façade des immeubles de banlieue, faire le tour de ce qui se trouve dans l’appartement du violeur (le lit, le désordre, la petite table ronde, les plaques de cuisson, une ou deux bouteilles, etc.), puis la mise en couleur passe d’un mode naturaliste à un mode en noir & blanc avec des nuances de gris, des plans serrés rendant compte des impressions, des sensations, jusqu’à une illustration en double page, sans un mot, Daniel allongé sur sa victime, en vue de dessus ce qui ajoute encore à la force du placage, à l’abjection de cet acte où la victime n’est plus qu’un objet, et le criminel un individu sans empathie aucune. Suit une séquence toute aussi accablante alors que Marie-Claire revient chez elle, toujours dans des tons noir & blanc et gris, montrant le retour au monde quotidien qui n’a plus rien de normal après la sidération du traumatisme. Trente pages plus loin, l’aveu sort de la bouche de la fille face à sa mère, une simple phrase, un constat accablant : Il m’a forcée ! Il n’y a aucun sensationnalisme, aucun voyeurisme : l’adolescente doit vivre avec la double peine de l’inculpation et du traumatisme. Elle doit également faire face au procès, aux questions posées par des hommes, aux interventions de son avocate dont la portée et le contexte sont à l’échelle nationale et s’inscrivent dans une démarche avec un historique et un enjeu sans commune mesure. Dans le même temps, d’autres femmes évoquent leur cas personnel. Le lecteur voit Gisèle en Tunisie en 1938, tenir tête à sa mère, en lui disant que ses frères peuvent faire leurs lits tout seuls et aider à mettre la table, rejetant l’ordre établi que lui énonce sa mère, que les garçons ça ne compte pas pareil, que le rôle d’une fille est de servir les hommes. Il voit une jeune fille s’exprimer avec la fougue de son âge, dans un environnement tunisien, avec les couleurs chaudes du soleil. La séquence se termine par l’avocate en robe, et son credo : elle a décidé que ses mots, cette arme absolue pour défendre, expliquer, convaincre, se prononceraient toujours dans la plus absolue des libertés, et dans l’irrespect de toute institution. Le témoignage de Micheline Bambuck, la faiseuse d’anges, décrit les conditions de son intervention pour Marie-Claire, dans le petit appartement des Chevalier, son déchirement entre ses actes et ses convictions religieuses. La narration visuelle reste très prosaïque, sans pathos ni effet dramatique : la réalité du petit appartement, les instruments, l’adolescente allongée sur le canapé, rien de misérable ou de glauque, mais aucun encadrement médical, des mesures d’hygiène artisanales sans comparaison possible avec l’environnement d’une clinique ou d’un hôpital. D’un côté, le constat d’une sororité dans la prise de risques ; de l’autre côté, une situation insupportable et inique engendrée par une loi qui est coupable, comme le formule Michèle Chevalier pendant les audiences. Lors de son audition, l’actrice Delphine Seyrig (1932-1990) explique qu’elle est complice d’avortements, quotidiennement. S’en suit une autre séquence d’avortement, pratiquée par un médecin, toujours dans un appartement. En pleine empathie avec la victime, sa mère, l’avocate, le lecteur découvre le déroulement du procès : la prise de contact de Michèle Chevalier auprès de l’association Choisir, la demande d’approbation de l’avocate auprès de Marie-Claire dont l’affaire va être médiatisée à l’échelle nationale, plusieurs audiences et plaidoiries. Sans effets de manche, avec quelques expressions de visage légèrement appuyées, l’avocate prend la parole, la victime raconte son histoire, la mère explique comment elle a aidé sa fille, la faiseuse d’anges évoque ses pratiques et leurs conditions d’exercice, le juge écoute, le procureur et plusieurs personnalités se succèdent à la barre. De manière très organique, les enjeux du procès gagnent en ampleur, en contexte, en finalité. En fonction de sa familiarité avec ces années-là, avec l’histoire de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, avec les mouvements féministes de l’époque, le lecteur identifie et situe ces différents intervenants : Gisèle Halimi, Simone Veil, Christiane Rochefort (1917-1998), Jean Rostand (1894-1977), Jacques Monod (1910-1976), c’est-à-dire les cinq fondateurs de l’association Choisir la cause des femmes, Delphine Seyrig (1932-1990), Simone Veil (1927-2017), Claude Servan-Schreiber (1937-). Il peut également relever le livre de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi consacré à Djamila Boupacha (1938-). Il est frappé de stupeur par l’injustice de l’article 317 du Code Pénal, par l’évidence pointée par l’avocate que ce sont des femmes jugées par des hommes, par l’absence de connaissances biologiques du procureur, par l’aplomb de Delphine Seyrig sur la réalité de la pratique de l’avortement en France, par l’intervention de Simone Veil contextualisant la place de la femme dans la société française de l’époque. Les autrices prennent soin également de rendre compte de la question de classe sociale, la différence de traitement entre les Chevalier et les femmes connues. Un procès de plus pour avortement, un procès unique de part sa médiatisation et sa place symbolique vers la dépénalisation de l’avortement. Un moment symbolique dans l’histoire des droits des femmes. Les autrices reconstituent le cheminement de Marie-Claire Chevalier et de sa mère, ainsi que de la faiseuse d’anges, à hauteur humaine, l’histoire malheureusement banale d’une adolescente violée, et la médiatisation de son procès. La narration visuelle transcrit parfaitement la banalité du quotidien, la force de faire face de ces femmes, l’aide apportée par l’association Choisir et par l’avocate Gisèle Halimi à l’échelle humaine et individuelle, dans un récit poignant. Elles se montrent tout aussi habiles à faire apparaître les injustices systémiques, que ce soit l’iniquité de la loi, ou le décalage entre les classes privilégiées et le prolétariat. Irrésistible d’humanité et d’humanisme.
Le Fils de Rembrandt
J’ai beaucoup aimé ce récit. Il s’en dégage beaucoup de vie alors que le sujet est marqué par de multiples décès. La destinée du fils de Rembrandt est en effet marquée par de nombreux épisodes dramatiques mais @Robin parvient à nous toucher sans tomber dans le pathos. L’aspect historique est soigné. J’ai ainsi découvert de nombreuses facettes de la vie de Rembrandt que je ne connaissais pas. Et je pourrais élargir ce constat à la reconstitution de la ville d’Amsterdam au XVIIème siècle alors même que le dessin de l’auteur est des plus épurés (avec des petits airs de Sempé, je trouve). Mais derrière cette dimension historique, ce qui m’aura surtout marqué, c’est cette histoire d’amour qui s’étire sur une longue période et qui résiste à bien des aléas. Il y avait tellement de raisons pour que Titus et Magdalena ne s’unissent jamais. Et pourtant, quelle belle histoire d’amour, marquée par les drames mais toujours portée par la vie ! A titre personnel, j’ai été emporté. Je me sens plus instruit et les personnages m’ont touché. Que demander de plus ?
Batman Catwoman
J'ai lu ce volume de Batman un peu par hasard, et je ne le regrette pas trop. Même si je ne trouve pas que les deux histoires présentées ici soient incroyablement marquantes, elles sont d'une qualité certaine. La première histoire est assez emblématique, elle met en scène Batman et Catwoman comme des alter ego l'un de l'autre, et c'est très réussi. Leur relation est bien développée, et ils sont tous deux très attachants. Je trouve toutefois que l'histoire ne raconte rien. Il y a très peu de péripéties, même si je n'en dirais pas trop plus pour ne pas gâcher la surprise. Mais j'aurais mis quelques rebondissements dans le récit pour nous tenir en haleine jusqu'à la fin, ce qui ne me paraît pas incompatible avec le choix narratif effectué par l'auteur. La deuxième histoire est un peu plus générique, mais elle n'en est pas moins efficace. L'intrigue est réussie, et pour le coup, j'ai aimé la progression de l'intrigue jusqu'à un twist qui fonctionne très bien. Dans les deux cas, je trouve le dessin magnifique, ultra-efficace, stylisé juste comme il faut, et il participe beaucoup à l'ambiance du récit, servant parfaitement les profils de personnages bien construits par Tom King. Au bilan, voilà un tome vraiment réussi et agréable à lire, bien que je n'aie pas la sensation qu'il va me rester en mémoire pendant très longtemps. Mais ça n'est clairement pas une perte !