Graphiquement magnifique!
Les images parlent d'elles même ainsi que les mots comme du miel.
Le format, la colorimétrie, le scénario, la mise en page, la typo...tout m'enchantent dans ses derniers ouvrages.
En retombant sur cette BD dans ma collection, je me refais une lecture et je cogite quelques minutes. Décidément, cette BD est excellente, et j'ai maintenant plus de bagage que lors de mon premier avis pour pouvoir dire qu'elle contient une excellente critique d'un système capitaliste.
A la relecture, ça m'a frappé : cette BD, basée sur un livre de Fabcaro qui n'a pas encore connu le succès énorme des ses BD humoristiques et tragiques, est une lecture cruelle et tragique d'un monde capitaliste et ses dérives.
L'histoire de cet homme seul, presque sans amis et sans amour, dans une société où l'ultraconsommation est valorisé, est le résultat d'un capitalisme libéral effréné. Figurec est l'entreprise des influenceurs par excellence, celle qui fait vendre et acheter. Un monde où l'amour devient denrée marchande, où parler librement est risqué, dans lequel tout coute cher, très cher. Une société de paraitre (aux yeux des autres, de sa famille notamment), mais surtout une société qui n'arrive plus à communiquer. C'est un monde qui rend malheureux, profondément malheureux, alors que se dévoile sa facticité.
J'ai relu cette BD en ayant de très bon souvenirs, mais je la trouve encore plus désespéré aujourd'hui. Fabcaro a saisit une air du temps triste et solitaire, celle de ces gens piégés dans une société de consommation qui nous fait croire que le bonheur c'est d'avoir, de l'avoir plein nos armoires. Il comprend avant leur explosion le piège des réseaux sociaux : cette apparence qui prend le pas sur tout le reste, l'envie d'être parfait aux yeux de tout le monde, d'avoir la vie dont les autres rêves. Mais tout se paye ...
C'est une BD réellement intelligente et qui montre qu'en 2006 se dessinaient déjà les germes de notre monde actuel. Avec près de 18 ans d'avance, il parlait de l'humain prisonnier d'un monde d'apparence, de consommation et de solitude. Si la BD est toujours aussi actuelle, c'est que nous n'avons vu ces penchants se renforcer encore plus, par de nouveaux outils modernes.
Le dessin de De Metter renforce cette mélancolie sourde, ce ton acide et sombre d'une journée d'automne sans fin. Il ajoute au récit sa part de grotesque tragique, dans des gueules typées, des sourires faux et hypocrites, des gags potaches qui font le contrepoint du reste.
Comme un polar grotesque et ridicule, Figurec est une manifestation de ce que Fabcaro développera ensuite avec humour dans ses BD : l'humain, la solitude, la consommation, la famille, le rêve du bonheur ... Sans jamais être tragique, il fait pourtant une véritable tragédie de notre monde. Et je suis impressionné aujourd'hui de la pertinence de son propos. Une BD qui m'avait marqué et me marque encore, une grande BD.
Cette ferme, elle a toujours su s’adapter aux événements et aux situations.
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Ce tome contient un reportage complet, indépendant de tout autre, ne nécessitant aucune connaissance préalable sur les AMAP. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Tristan Thil pour le récit, et par Claire Malary pour les dessins et la couleur. Il comprend cent vingt-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec les remerciements des auteurs.
Baie de Minamata au Japon en 1957. Depuis toujours, pour les remercier d’éloigner les rats qui rongent leurs filets, les pêcheurs donnent aux chats du port les poissons trop petits ou abimés pour être vendus. Depuis quelque temps, à Minamata, un mal étrange se répand. Les filets des pécheurs sont grignotés, faute de chats, qui disparaissent, atteints d’un mal qui rend fou de douleur, et pousse au suicide. Depuis quelque temps, à Minamata, le mercure de l’usine pétrochimique Chisso se mêle aux eaux poissonneuses de la baie. C’est la première fois que des humains sont atteints, à cette échelle, en tant que maillon d’une chaîne élémentaire. Les signes cliniques de la maladie de Minamata sont principalement neurologiques. Ataxie, difficulté d’élocution, troubles visuels et auditifs, convulsions, coma, paralysies motrices, retards mentaux, décès. Le mercure de Chisso s’infiltre partout, jusqu’à traverser la barrière placentaire réputée infranchissable. Les victimes se comptent par milliers, et sur plusieurs générations. Dans les années 1960, les mères de famille japonaises, marquées par ce mal étrange et préoccupées par l’industrialisation de l’agriculture qui a massivement recours aux produits chimiques, se regroupent pour former les Teikei. Le principe est aussi simple que révolutionnaire : en échange d’assurer aux paysans une sécurité financière en achetant leurs productions par souscription, ceux-ci s’engagent à fournir des aliments sains et sans produits chimiques. Un système alternatif, simple de distribution directe et qui émancipe de l’économie de marché. En France, c’est au début des années 2000 que se développent les AMAP : les Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne.
La première AMAP de France commence aux Olivades, dans le Var, la ferme de Daniel et Denise Vuillon. Au temps présent, sur l’autoroute, les auteurs prennent la sortie quatorze, en direction de Ollioules-Chateauvallon. Il traverse une zone commerciale avec un énorme hypermarché et un établissement de restauration rapide. Ils pénètrent dans le domaine des Olivades : passer les remparts de bambous, franchir les douves par le pont-levis qui mène à cette ferme flanquée d’une tour qui se prendrait volontiers pour un donjon. Arriver aux Olivades, c’est un peu comme pénétrer dans une citadelle verte assiégée par le béton. Tristan et Claire sortent de leur voiture et s’approchent de la maison qui semble vide. Ils décident de se diriger vers la serre ils sont accueillis par le chien, puis la voix de Daniel s’élève pour indiquer qu’il se trouve au bout du rang de tomates. Oui, mais lequel ?
Le sous-titre et le texte de la quatrième de couverture s’avèrent explicitent : cette bande dessinée raconte l’histoire de la première AMAP en France, celle des Olivades, une Association pour le Maintien d’une Agriculture paysanne. Les auteurs ont adopté une trame directe : ils racontent leur rencontre avec Denise & Daniel Vuillon, et transcrivent le récit quasi chronologique qu’ils font de l’histoire de leur entreprise. Daniel évoque la ferme telle que son père l’a développée, et que lui son fils a reprise par la suite. Cette rencontre se déroule dans le domaine des Olivades, situé à proximité d’Ollioules, une commune à l'ouest de Toulon dans le Var. Pour autant l’histoire commence au Japon dans les années 1960, et il emmène le lecteur pour un séjour aux États-Unis à l’occasion du passage à l’an 2000, dans les rayons de l’hypermarché Mammouth qui a ouvert à proximité d’Ollioules, à Monaco en Bretagne. Au fil des décennies, le lecteur retrouve des marqueurs économiques, sociologiques et sanitaires : l’ouverture progressif du marché agricole à l’Europe, d’abord à l’Italie, puis à l’Espagne, le développement des hypermarchés (dont la marque Mammouth disparue depuis) et leur mode d’achat en très grosse quantité, puis en encore plus grosses quantités au travers de centrales d’achats, l’imposition de critères sur les fruits et légumes limitant de fait les variétés vendues, l’encéphalite spongiforme bovine et la maladie de Creutzfeldt-Jakob, l’avènement d’internet, la vie et la mort des coopératives agricoles, la naissance d’ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne), etc. En fonction de sa familiarité avec ces événements, le lecteur est ainsi amené à les reconsidérer avec la connaissance que donne le recul des décennies passées.
Le lecteur découvre la première page : elle baigne dans des teintes vertes, céladon, amande, prasin, sauge, tirant parfois vers le gris bis, lin, plomb, souris. D’un côté, cela donne une forte unité et cohérence visuelle à l’ensemble de l’ouvrage ; de l’autre côté, il peut craindre une certaine forme d’homogénéité à la longue. Il fait l’expérience de l’effet de la mise en couleurs : une complémentarité avec les traits de contours et les traits utilisés pour apporter du relief et de la texture des éléments détourés. Ces différentes nuances de teinte augmentent le relief, permettent de faire ressortir une forme par rapport aux autres, de créer différents plans, et de rendre compte de la luminosité du moment. À l’opposé d’un effet de monotonie, la mise en couleurs habille et apporte de la consistance aux formes. Les traits de contour dessinent des formes assez simples, rendant la lecture immédiate. Le lecteur apprécie le juste dosage entre les cases, les dialogues et les cartouches de texte, l’ensemble engendrant une lecture fluide et agréable.
L’artiste ne se contente pas de coller une tête en train de parler dans les cases en guise de mise en scène des propos de Denise & Daniel Vuillon. Les pages montrent les différents endroits où se déroulent les discussions, ainsi que de nombreuses mises en situation, variées. La scène introductive se déroule dans un petit village côtier japonais, avec une belle vue de la baie, et des usines dont les rejets la polluent. Par la suite, le lecteur se retrouve dans des environnements diversifiés : sous les serres tunnels pour voir les cultures, une vue de dessus des terres de l’exploitation agricoles, sur une plage pour récolter des algues, au niveau du canal de Provence pendant les travaux de sa réalisation, dans un blocage sur autoroute pour empêcher la progression des camions espagnols, dans un hypermarché, dans la cuisine familiale, en train de faire les courses dans un petit centre-ville, dans la grande salle du Louis XV à l’hôtel de Paris à Monaco, à New York, dans une AMAP étatsunienne (CSA : Community-supported agriculture) à visiter l’exploitation. Les dessins montrent de nombreuses activités liées à l’agriculture paysanne, de la conduite du tracteur à la récolte des courges. La tendance naturelle du lecteur peut être de se focaliser sur les échanges et les discussions constituant l’exposé historique de la première AMAP, sans prêter une attention aussi grande aux dessins. Pourtant, il finit par se rendre compte que la narration visuelle ne se réduit pas à un support prétexte et redondant : elle montre et raconte des circonstances, des environnements, des gestes, des actions en correspondance directe avec les discussions, les enrichissant, preuve d’une coordination remarquable entre artiste et scénariste.
Dans cet exposé incarné et concret au travers des images, le lecteur découvre l’histoire de l’exploitation agricole des Olivades au fil de cinq décennies mouvementées. Le scénariste commence par donner d’entrée de jeu la définition et l’objection de l’agriculture paysanne, et les rappelle à quelques reprises, c’est-à-dire nourrir en apportant deux choses essentielles : la santé et le plaisir. Les repères historiques font partie intégrante de cette histoire puisque les paysans de l’installation doivent adapter leur modèle économique à chaque changement : ouverture à la concurrence européenne ou spécifications de la grande distribution. À chaque nouveau risque, chaque nouvel obstacle, le lecteur est curieux de savoir comment l’entreprise va pouvoir y faire face, lutter face à des entreprises mondialisées, ou des institutions capables de les exproprier. Il sourit en se rendant compte que la solution vient des États-Unis, s’inspirant donc du Teikei japonais : le libéralisme économique donnant naissance à une forme de relation économique permettant de retrouver le juste équilibre en le prix payé et le coût de la production. En outre, il mesure à quel degré il a pu intégrer le modèle économique hégémonique des grandes surfaces : Les Olivades, c’est l’histoire d’une aventure, d’une remise en question d’un modèle qui semble unique au point d’avoir l’impression qu’il n’y avait jamais eu que ça, qu’il n’y avait pas d’alternative. Il constate l’intelligence du chapitrage en saisons : automne (1973-1987), hiver (1988-1999), printemps (2000-2020), été (2022-). Enfin il lui tarde d’essayer les recettes figurants dans l’ouvrage : Tomates à la provençale, Soupe au potimarron et au pistou, Risotto au potimarron, Aubergines alla Darmigiana. Il ne peut qu’acquiescer aux constats de bon sens : le premier travail du paysan est donc de nourrir la terre, et c’est la terre ensuite qui nourrit la plante. Ou encore : La vraie nourriture est celle qui est en lien avec la terre, avec le terroir, avec une terre qui doit être vivante.
À part s’il est déjà convaincu par le principe des AMAP et s’il sait ce que c’est, il est possible que le lecteur n’envisage pas la lecture de ce tome. S’il s’embarque avec les auteurs, il découvre l’histoire de la première association pour le maintien d’une agriculture paysanne, celle des Olivades dans le Var. La narration visuelle s’avère très facile d’accès tout en portant une part significative du récit, et le récit très vivant, à la fois par les remarques de Denise & Daniel Vuillon, à la fois par les grands événements ayant marqué l’évolution de l’agro-alimentaire. Passionnant.
Dans le genre science-fiction, c'est du haut de gamme.
Ram V fait partie des très rares scénaristes dont je surveille chaque publication. Il a cette faculté de m'embarquer dans des histoires très différentes, toujours pleine d'humanité. Il a aussi une autre faculté, qui pour moi est primordial pour prendre du plaisir, celle de s'entourer de dessinateurs de talent, et Evan Cagle ne déroge pas à la règle.
Dans un futur indéterminé où les nations ont laissé place à des corporations sans scrupules, un portail qui ouvre sur un autre univers est apparu en Amérique Centrale. Et pour ce prémunir des monstres géants qui en sortent, les Tetzas, un rempart de 2900 kilomètres de long et 30 mètres de haut a été construit. Mais pour éliminer ces Tetzas qui sortent régulièrement du portail, les Corporations ont créé les IK (Iron Kings), des robots géants pilotés par un être de chair et de sang. Anita Marr est la meilleure dans ce rôle et elle va se voir attribuer un nouvel IK à la technologie révolutionnaire : Dawnrunner. Des combats qui passent à la télévision devant des millions de téléspectateurs, ils sont devenus les nouveaux jeux du cirque.
Rien de révolutionnaire donc à priori, mais un récit qui prendra des directions inattendues avec l'interface femme/machine et sur les motivations des Tetzas. L'intrigue est palpitante, la tension ne cesse de monter au fil des pages et les personnages sont attachants et non manichéens. Une histoire humaine et très touchante avec en parallèle le destin d'Anita et sa fille et celui d'un père et de ses deux enfants malgré le siècle qui les sépare.
Même si quelques questions restent en suspens, la conclusion me satisfait pleinement et ne se termine pas sur un bel happy end.
La partie graphique est monstrueuse, c'est le cas de le dire, un dessin au trait métallique et organique. Métallique avec ce monde cyberpunk si réaliste et ces robots aux formes disproportionnées. Organique avec ces Tetzas aux différentes formes et aux chairs déchiquetées. Les scènes de combats sont magnifiques, on devine le bruit des tôles froissées et des carapaces qui se brisent.
Une mise en scène cinématographique, de somptueuses couleurs et des décors qui en mettent plein les yeux font de la partie graphique un petit bijou visuel.
Je ne peux que recommander aux amateurs du genre.
Coup de cœur.
Parce que le but, c’est quand même bien de faire de l’art.
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Ce tome contient un récit complet et indépendant de tout autre, entre biographie, autobiographie et essai. Sa première édition date de 2020. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les touches de couleurs, avec la participation de Stéphan Oliva pianiste de jazz et compositeur français, et Dominique A (Dominique Ané) auteur-compositeur-interprète français. Il comprend soixante-quatorze pages de bande dessinée. Il se termine avec le récit court intitulé J’aurais voulu être Philippe Druillet, huit pages, initialement paru dans le Cahier Aire Libre en 2018, évoquant, entre autres, l’album La nuit paru en 1976. Sur la dernière page, l’auteur liste tous les bédéistes et artistes qu’il évoque de près ou de loin par ordre d’apparition, de Mœbius, Philippe Druillet, à Léonard de Vinci, Jean Solé, soit soixante-dix-sept artistes dont une dizaine de mangakas. Puis viennent une quinzaine de magazine ayant publié des bandes dessinées, une quinzaine de compositeurs et d’interprètes de musique classique ou pop.
Philippe Dupuy se promène dans une zone naturelle entre jardin et forêt : il observe les fruits, qui ressemblent parfois à de grosses pépites. Il trouve que c’est fou, complètement fous ces machins-là. Des matrices. Dans son esprit, il les nomme : Arzach, La nuit, Ici-même, Le bar à Joe, La R.A.B., Philémon, Hyppolite, Les frustrés, Le démon des glaces, La foire aux immortels, Les éthiopiques, Griffu, Major Fatal. Perché sur une branche d’arbre, un autre lui-même lui dit qu’il ne comprend pas ce titre : il en fait, de la bande dessinée. Le Dupuy initial répond qu’il ne sait pas, il n’en est pas si sûr. Ou pas sûr que ce qu’il fait soit de la bande dessinée. Son autre lui-même lui répond que ce n’est pas toujours simple avec lui. La réponse : pas du tout, c’est limpide. Ils arrivent devant une mare limpide et ils plongent leur regard dedans : une autre version de Philippe Dupuy s’y trouve, il a cinq ans, six ans peut-être ? Il dessine. Il dessine tout le temps. Il est allongé par terre dans le salon, sur le ventre, en train de dessiner, son horizon : les jambes de sa mère. Ses jambes. Toujours ses jambes.
Allongé sur le ventre, le jeune Philippe décalque les fascicules de Picsou Magazine. Picsou est la bande dessinée de son enfance. D’où vient tout ce calque ? Toujours il dessine. Toujours il a dessiné. Pilote débarque à la maison, comment cela est-il possible ? C’est quoi cette histoire ? Qui a eu l’idée de l’abonner à l’Hebdo ? C’est un raz-de-marée ! Il y a tout. La brèche est ouverte, il s’y engouffre. Un véritable geyser jaillit de la mare limpide, s’élevant vers le haut, charriant une vingtaine de héros comme Blueberry, le grand Duduche, la coccinelle, Laureline & Valerian, etc. New York City, en 1995, un séjour à New York avec Blutch. Francis Jacob, un ami guitariste joue ce soir-là, à l’Anarchy Café, un club de Manhattan. À l’époque Philippe dessinait ses voyages dans des carnets. Après le set, Francis fait les présentations. Le trompettiste laisse son enthousiasme jaillir en découvrant les planches du bédéiste, ce dernier estimant que jouer de la trompette est beaucoup plus impressionnant.
Après avoir raconté le réapprentissage de son métier dans Left (2018), et réalisé une trilogie sur l’histoire de l’art (évoquant en particulier le parcours de Man Ray et celui de Paul Poiret), Philippe Dupuy continue en s’interrogeant sur son art, ou au moins sur la nature de ce qu’il réalise et qui se retrouve classé dans les rayonnages Bande dessinée. La couverture donne une bonne idée de l’esthétisme des dessins : des trucs pas droits, avec un trait de contour assez fin et un peu sec. Des personnages et des objets représentés avec un degré élevé de simplification, une graphie de texte irrégulière et un peu naïve par certains côtés. Les premières pages confortent ce ressenti, avec en plus un papier légèrement jaune comme si les planches avaient été collées sur des pages blanches, l’utilisation de bouts de photographie en noir & blanc à la définition pas très élevée, et même les traces de correcteur liquide pour recouvrir une portion de case et redessiner par-dessus. Le bédéiste s’en tient majoritairement à des bordures de cases horizontales et tracées à la règle, avec une partie significative de cases sans bordures, ou avec des bordures en forme de patate irrégulière. S’il a lu ses bandes dessinées sur l’histoire de l’art, il retrouve également sa propension à réaliser des textes suivant une ligne légèrement penchée et pas horizontale, les changements de graphie imprévisibles, et quelques schémas simplistes et vite exécutés.
Dans le même temps, la cohérence de la forme apparaît exceptionnelle, parfaitement adaptée au propos, à la nature de la séquence (personnages en train de parler, de se déplacer, de se livrer à une activité) : tout coule de source avec un naturel organique. Au cours de la discussion sur le thème de la bande dessinée, le pianiste de jazz stipule l’importance de faire des œuvres personnelles : c’est exactement ce que découvre le lecteur, une œuvre personnelle, au sens où la personnalité de l’auteur s’exprime, transparaît à chaque page, à chaque case, un individu prévenant, attentif à ce que dit son interlocuteur, attentionné vis-à-vis de son lecteur pour être sûr d’être suivi et compris. Au bout de quelques pages, le lecteur s’est adapté aux idiosyncrasies narratives et visuelles, et il se retrouve bien incapable d’envisager cette narration autrement, tellement elle transcrit la personnalité de son auteur qui s’exprime sur des sujets très personnels, spécifiques à ce moment de sa carrière, à son parcours de créateur, aux personnes avec qui il échange. La narration visuelle l’emmène dans des endroits très différents : cette étrange forêt clairsemée qui doit correspondre au paysage mental de l’auteur, un club de jazz à New York, une salle de concert avec un orgue aux tuyaux fantasmagoriques, le salon familial vu par les yeux de l’enfance, une croisière au large de Nantes, un aperçu de la bibliothèque de bandes dessinées de Dominique A, le centre culturel Le lieu unique à Nantes, une soirée mondaine, une promenade dans les dunes, etc. Les images montrent des souvenirs, des concepts parfois sous la forme d’un schéma, elle recourt même à des photomontages sous la forme de collage.
En quatrième de couverture, le lecteur découvre quatre cases extraites de la page six dans lesquelles l’auteur s’interroge littéralement lui-même sur la nature de ce qu’il crée. Cette question ne fait pas entièrement sens pour le lecteur qui voit qu’il est en train de lire une bande dessinée, certes très personnelle dans ses choix esthétiques et dans son thème. Lors d’une soirée mondaine, cette question se trouve explicitée par celles que posent des invités à l’auteur sur ce qu’il fait : C’est reconnu la bande dessinée maintenant, hein ? Quels sont les titres de ses albums ? Son personnage ? Sa série ? Et ses interlocuteurs finissent par se détourner de Dupuy qui finit par se dire qu’il aurait mieux fait de dire qu’il est prothésiste dentaire, en effet ses bandes dessinées ne rentrent pas dans ces critères implicites. Au fil de l’exposé et des discussions avec ses deux interlocuteurs, le lecteur voit se dessiner plusieurs fils directeurs. Le premier apparaît quand l’auteur évoque ses lectures d’enfance, celles qui ont laissé une empreinte intense et indélébile, celles qui ont posé les fondations de ce qu’est une bande dessinée pour ce bédéiste en devenir. Lors d’un échange, Dominique A évoque le fait que les artistes vivent dans un pays où le poids historique des institutions crée des classes… Et des complexes de classe. Pour les écrivains, par exemple, le poids historique est énorme. Le lecteur fait le lien avec les années de formation du goût de Dupuy en matière de bande dessinée et il mesure tout le poids historique, exprimé de manière explicite dans la liste de fin, avec plus de soixante-dix auteurs de premier plan.
Les échanges avec le chanteur Dominique A abordent la nature de leur métier, par comparaison. Qu’est-ce qu’écrire une chanson ? Quel peut-être l’horizon d’avenir d’un chanteur-compositeur ? Est-ce forcément la renommée et le succès qu’il faut viser ? Est-ce que l’absence de renommée et de succès invalide leur démarche artistique, prouve que leur démarche est un échec par manque de légitimité par la reconnaissance du public ? La discussion développe la différence entre artisan et artiste, entre maîtrise des technique et liberté de création, en passant par les différences entre Prétendre et Avoir des prétentions, entre Avoir des ambitions et Être ambitieux. Les réflexions entre Stéphan Oliva et l’auteur s’avèrent tout aussi passionnantes et pénétrantes car le premier est un pianiste de jazz qui avait commencé à faire de la bande dessinée enfant, puis adolescent : il établit des parallèles entre la création dans ce mode d’expression, et l’improvisation en jazz ce qui est son métier. En particulier, il explique que : L’improvisation, c’est abstrait, c’est la partie non écrite de la musique. Il continue : Comme pour l’instantanéité du trait ou faire un trait, c’est déjà être dans le dessin, la pratique classique en bande dessinée est de faire d’abord un crayonné provisoire, puis d’encrer par-dessus pour rendre le dessin définitif. Pour lui, le dessin, ce n’est pas de la mise au propre : c’est quelque chose que l’on fait dans l’instant et qu’on ne pourra jamais reproduire, un saut dans le vide, sans filet, il y a alors une énergie qu’on ne retrouvera pas deux fois.
En ayant consenti quelques minutes pour s’adapter à la narration visuelle, le lecteur plonge dans une bande dessinée des plus personnelles : une réflexion sur ce mode d’expression, et une véritable profession de foi, réalisée sous la forme même d’une bande dessinée. Pour Philippe Dupuy : La bande dessinée peut tout porter, tout dire, c’est un continent à explorer, un terrain vierge aux richesse insoupçonnées, il suffit de vouloir imaginer. En se promenant dans un jardin, il effectue un parallèle supplémentaire : si les cycles de régénérescence de la nature sont d’éternels recommencement, ils n’échappent pas à l’évolution. Rien n’est immuable. L’art, parce qu’il est le fruit d’un acte créateur, se doit d’être singulier. Il ne peut pas imaginer faire de la bande dessinée autrement qu’avec singularité.
Nelson Lobster met en scène les aventures d'un vieux marin qui fuit la mort (littéralement), incarnée ici par une jolie jeune femme: en effet, tant qu'il n'a pas fini d'écrire ses mémoires, la mort ne pourra pas venir le chercher. Mais cette dernière se considère trompée, et tente de revenir sur leur marché.
On suit donc deux histoires parallèles mais séparées dans chacun des trois tomes: d'un côté une aventure passée de Lobster, tirée de ses mémoires, et racontée sous forme de flash-backs, et de l'autre une aventure contemporaine où Lobster tente d'échapper aux assassins de la grande faucheuse.
Les histoires sont assez sympathiques, tant elles rappellent, par leur esprit enjoué, le baron de Münchausen ou bien le vaillant petit tailleur des frères Grimm.
Car notre héro, bien que courageux, l'emporte avant tout par sa malignité et sa compassion.
Le tout avec une "origin story" assez touchante. A la fois pour lui, mais aussi pour un ancien agent de la mort qui est passée de son côté, également par compassion.
Hélas, le passé des deux protagonistes reste parcouru de plusieurs zones d'ombres qui resteront à jamais sans réponse, la série ayant été plus que probablement arrêtée avant la fin, même si la conclusion peut se suffire à elle-même.
Certes, les dessins ne sont pas des plus beaux. Mais ils restent de mon point de vue limite plus réussis que Antarès, Bellatrix et autres mochetés pourtant appréciées.
Pour moi le scénario apporte une belle bouffée d'optimisme qui compense les faiblesses graphiques indéniables. J'ai passé un bon moment à lire le triptyque.
J'ai acquis Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft en début d'année à Angoulême et j'ai pu discuter avec l'éditeur. Celui-ci faisait alors la pub pour l'un de ses prochains titres dessiné par le même illustrateur Jakub Rebelka et montrait la couverture qui envoyait du lourd.
Vous l'avez deviné ce titre c'est le Judas ici présent. Je dois dire que je trouve la couverture magnifique avec le personnage de Judas qui ressort derrière la couronne d'épines et ce personnage intrigant dans le fond qui a son importance dans l'histoire. L'objet en lui-même est également très soigné comme d'habitude chez 404. Pour 22€ vous avez un bel ouvrage solide avec du papier de qualité.
Côté histoire, Jeff Loveness explique dans la préface être parti d'un rêve que les éditeurs de Boom ! (USA) ont transformé en histoire. Judas a trahi le Christ mais et si toute sa destinée était justement cette trahison. Est-ce que sans Judas le sacrifice de Jésus pour sauver les péchés de l'humanité aurait pu se faire ? C'est un axe de réflexion particulièrement intéressant et nous accompagnons l'interrogation de Judas tout au long de l'album et de ses rebondissements. Pas besoin spécialement d'être chrétien ou spécialiste de la Bible pour suivre (je ne suis pas particulièrement l'un ou l'autre) mais je pense que l'album interrogera peut-être plus les gens ayant la foi (quelque soit celle-ci d'ailleurs).
J'aime beaucoup le travail de Jakub Rebelka et je trouve qu'une nouvelle fois il rend une copie impeccable dans ses choix. Pour les personnages ont a une vision traditionnelle des personnage du nouveau testament (blancs avec cheveux longs et barbes). J'ai adoré le graphisme de l'album ainsi que sa mise en couleur. En fin d'album nous avons la galerie de couverture De Jakub Rebelka et les couvertures alternatives de Jérémy Bastian (La Fille maudite du capitaine pirate) qui valent également le détour.
Vraiment cet album est vraiment beau et bien fait ce serait péché de passer à côté.
Le classique de L. Frank Baum n'a de cesse d'être adapté, et Jungle, dont la collection Pépites comporte déjà pas mal d'adaptations jeunesse, se devait d'avoir la sienne.
C'est ainsi que l'infatigable Maxe L'Hermenier s'est attelé à cette transposition, qui ma foi me semble assez fidèle dans son déroulement (mes vagues souvenirs d'autres adaptations semblent correspondre). C'est un récit enlevé, pétri de bonnes intentions (jusque-là), avec des personnages bienveillants et très divers.
Côté graphique c'est Hélène Canac qui s'en occupe. J'avais bien aimé son one shot Tout jaune, même s'il était très perfectible, notamment au niveau du dessin. Ici elle progresse encore, mais n'a pas encore atteint sa maturité. Ce qui ne l'empêche pas de composer des cases et des pleines pages très agréables à l'œil, s'occupant elle-même des couleurs.
Le premier tome s'achève sur l'arrivée du groupe de héros à la Cité d'Emeraude, un petit cliffhanger, suivi d'un cahier pédagogique assez sympa et diversifié avec des questionnaires et des jeux.
Encore un Lou Lubie ?! Décidément, Melle est au taquet ! Après l'excellent Racines (primé au Festival Quai des Bulles de St Malo le week-end dernier), c'est cette fois-ci en temps que scénariste que Lou Lubie nous revient. Il s'agit en fait d'un très vieux projet qu'elle avait dans les cartons et qu'elle a fini par réaliser en confiant le dessin à Solen Guivre, que je découvre avec cet album.
Lou Lubie nous propose donc une version revisitée du mythe d'Eurydice et Orphée. On est loin de ses précédents albums qui oscillaient entre le roman graphique et la BD documentaire, mais on retrouve son sens du récit, de la narration et de la mise en page (c'est elle qui a réalisé le storyboard). Sa vision du mythe est pertinente, trouvant le juste équilibre entre le récit antique et une vision plus contemporaine de nos sociétés et de la place des individus.
Et c'est là que toute la magie du dessin de Solen Guivre intervient. Si je n'aime pas vraiment la couverture de cet album, ses planches sont de véritables petits bijoux ! Derrière ce coup de crayon et cette colorisation qui font très dessin animé, l'autrice nous embarque dans des réalisations visuelles assez époustouflantes ! C'est lumineux, fluide dans les lignes autant que dans la narration et on se laisse embarquer page après page. C'est plein de bonnes trouvailles ; la représentation du chant d'Orphée en étant le meilleur exemple !
J'ai également vraiment apprécié la représentation des personnages ou des créatures ; que ce soit Calliopé (la soeur d'Orphée) toute en chair, Galatée (la créature crée par Pygmalion) polymorphe, Charon ou encore Cerbère (Wow ! Alors lui, il claque !), cette galerie de personnages est assez bluffante !
Bref, une très bonne surprise que ce mythe revisité, agrémenté d'un cahier graphique très intéressant sur le mythe d'origine et sur les recherches préparatoires de l'album.
Aucune théorie du complot ne résiste au démontage d’un mécanisme si complexe.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, revenant sur une histoire d’espionnage britannique ayant pris la forme d’un scandale politique au Royaume-Uni en 1963. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Jean-Luc Fromental pour le scénario et par Miles Hyman pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-vingt-dix-huit pages de bande dessinée. Il se termine avec un texte d’une page, rédigé par le scénariste en juillet 2022, intitulé L’écheveau de la reine. Dans cette postface, il évoque l’intérêt d’évoquer cette affaire à l’âge du conspirationnisme aigu, du fake et de la post-vérité, de la masse de documents de toute forme (un dédale d’où ne peut sortir aucune vérité incontestable), et du choix d’avoir écrit ce récit avec le point de vue de l’accusé.
Old Bailey à Londres, le 30 juillet 1963. Stephen Ward sort de la Cour centrale de la Couronne britannique, où il vient d’être entendu en tant qu’accusé. Les policiers lui forment une haie qui lui permet de passer au milieu des photographes et des journalistes qui le bombardent de questions. Christine et Mandy sont-elles des prostituées ? Où sont ses amis célèbres ? Qui a payé sa caution ? Est-il un agent de l’Est ? Quel verdict espère-t-il ? En son for intérieur, il se dit que C’est le moment de vérité. Après ces mois de harcèlement, de déballages de caniveau, de mensonges plantés comme des banderilles, le monstre qu’ils ont créé attend l’estocade. Plus de sanctuaire. L’arène réclame la mise à mort. Où sont-ils les puissants, les profiteurs, les petites filles perdues qui lui mangeaient dans la main ? Plus d’ami, plus d’allié. On ne veut plus le connaître. Si on se souvient de lui, c’est seulement dans la lumière poisseuse du scandale. Maintenant la foule l’insulte : Ordure ! Pervers ! Traître ! Maquereau ! Sale rouge !
Stephen Ward monte dans la voiture qui l’attend et il regagne son dernier refuge, à Chelsea. Derrière les stores vénitiens, dans son salon, il s’assoit devant son enregistreur à bande Grundig TK-14 pour dire tout ce qu’il sait. Sa vérité est la vérité, mais il semble qu’il soit désormais le seul au monde à pouvoir l’entendre. Ce qu’il fera ensuite, dieu seul le sait. C’est son procès qu’il recommence. Il sera son juge le plus sévère. Et s’il s’avère qu’au bout du compte il est coupable… Il jette un coup d’œil à une affiche de tauromachie décorant son mur, où le torero a donné le coup de grâce à l’animal dans le dos duquel sont fichées plusieurs banderilles. Où commencent les histoires ? Il faudrait reprendre du début, mais le temps lui est compté, demain la justice aura parlé, ce sera fini. Il choisit comme point de départ de ce jeu de dupes une fin de matinée de janvier 1961, alors qu’il se trouve au volant de sa voiture, dans les rues de Londres et que la radio diffuse le hit de Julie London, puis de Cliff Richard. Il pleut sur Londres, ce crachin qui a fait la réputation de sa ville. Devant le Garrick Club, le voiturier prend sa Jaguar en charge. Il y retrouve Colin Coote, rédacteur en chef du très conservateur Telegraph, qui lui présente le capitaine Evgueni Ivanov, attaché naval de l’ambassade d’U.R.S.S.
En fonction de sa familiarité avec l’affaire relatée, le lecteur peut découvrir cette bande dessinée sans en avoir aucune connaissance, ou en avoir déjà entendu parler. Dans le premier cas, il fait connaissance avec Stephen Ward, ostéopathe de personnalités politiques et de riches citoyens, accusé par la vindicte populaire d’être une ordure, un pervers, un traître, un maquereau et un sale rouge. Il comprend que cette affaire est racontée avec le point de vue de cet homme, en toute subjectivité. Le personnage est présent dans la plupart des scènes à l’exception d’une vingtaine de pages consacrées à d’autres personnages, en particulier à Christine Keeler, et lorsqu’il se retrouve en prison. Dans la postface, le scénariste explique que : Le choix fait ici est de laisser la parole à celui qui tint le premier rôle dans un scandale entré dans les annales sous le nom d’un autre, le seul paradoxalement à ne pas avoir eu le temps de coucher par écrit sa version des faits. Il ajoute que : Stephen Ward fut la victime expiatoire, le bouc émissaire dont la fin opportune permit de cautériser dans l’urgence un certain nombre de plaies inquiétantes pour l’élite du Royaume. Le lecteur a bien conscience dès le début de lire la version des faits de Stephen Ward, avec ce qu’elle comporte de subjectif, et étant relatée à la première personne celui-ci se voit comme un être humain normal, pas comme un ignoble coupable.
Après la scène d’introduction, le récit reprend un déroulé chronologique, et le lecteur bénéficie de la présentation de Stephen Ward que fait Colin Coote au bénéfice de Evgueni Ivanov : l’ostéopathe d’hommes politiques, portraitiste d’une grande finesse, bridgeur décent, et peut-être entremetteur. Dans le même temps, il ouvre grand les yeux pour regarder autour de lui, pouvant se projeter dans chaque lieu, et ressentir l’ambiance de l’époque. L’artiste réalise un impressionnant travail descriptif. Il se nourrit de photographies d’archives pour donner à voir chaque environnement, les tenues vestimentaires de rigueur ou à la mode. Au fil des séquences, le lecteur se retrouve ainsi aux côtés des personnages dans les rues de Londres avec des voitures d’époque (dont la Jaguar de Ward), à attendre sur un banc dans Hyde Park, dans le village de Wraysbury dans le Berkshire, à circuler le long de la Tamise, dans les jardins d’un cottage luxueux proche du château de Cliveden à Taplow dans le comté de Buckinghamshire, et au bord de sa piscine, dans le quartier pas très bien fréquenté de Soho, à l’entrée du Marquee Club. Il les accompagne également dans les intérieurs : le douillet appartement de Ward au 17 Wimpole Mews, la salle à manger du luxueux Garrick Club, le Murray’s Cabaret Club et son spectacle de danseuses, différents pubs chics, un autre club de Soho avec des chanteurs noirs, un véritable manoir, une chambre miteuse de Brentford, une salle de cinéma, la salle de rédaction du Sunday Pictorial, une cellule de prison, la chambre des Communes, une salle d’audience au tribunal, une chambre d’hôpital. Pour chaque endroit, le dessinateur prend le temps de représenter les détails des murs, des décorations, des meubles, des aménagements, avec un investissement remarquable.
L’artiste fait preuve d’une aussi grande implication pour mettre en scène les différents individus : entre rendu parfois quasi photographique et simplification, sur la base d’une direction d’acteurs naturaliste. Le lecteur prend son temps pour savourer les robes de ces dames et les costumes de ces messieurs, y compris les uniformes des bobbies et la robe du juge. Il ressent pleinement la puissance de séduction de Christine Keeler, de son amie Mandy et d’une ou deux autres jeunes femmes. Il est sous le charme de la distinction des hommes, un peu distants, très chics sans ostentation. Il voit la différence de manière de se tenir entre les citoyens de la haute, et les gens du peuple, en particulier des clubs cosmopolites fréquentés par Christine. Sous le vernis de la bonne éducation, il peut ressentir l’intensité du désir des hommes, il succombe au charme de ces demoiselles qui savent très bien à quel jeu elles jouent. Sans en avoir conscience, le lecteur absorbe de nombreuses informations par les dessins : ce que font les personnages bien sûr, mais aussi le milieu dans lequel ils évoluent, les personnes qu’ils croisent et leur milieu social, leurs logements et leurs voitures qui sont révélateurs sur leurs revenus ou leurs richesses.
S’il ne connaît rien à l’affaire Profumo, le lecteur la découvre par les yeux de Stephen Ward, ne mesurant pas toujours le caractère polémique de telle rencontre, des enjeux politiques ou sociaux. Il note quelques repères historiques comme la mention du débarquement de la baie des Cochons en 1961, la crise des missiles de Cuba du 14 au 28 octobre 1962, ou des repères culturels comme le film Vie privée (1962) réalisé par Louis Malle, avec Brigitte Bardot. La scène du procès lui permet de comprendre la perception que le public a pu avoir de cette affaire, du mode de vie de Stephen Ward et de Christine Keeler. S’il connaît déjà l’affaire Profumo, il en mesure mieux les enjeux et les paramètres, et il peut comparer ce qu’il lit aux souvenirs qu’il en a. Dans sa postface, le scénariste indique que : Les fins connaisseurs du dossier ne manqueront pas de relever les libertés que s’accorde ce livre avec certains faits ou chronologie d’une telle intrication que des milliers d’articles et des douzaines d’ouvrages plus ou moins fiables ne sont jamais parvenus à les mettre au clair. Jean-Luc Fromental explicite également l’intention de son projet : montrer à quel point cette affaire résulte d’un engrenage hallucinant de hasards, d’accidents, de maladresses, de rancœurs personnelles, de conflits d’intérêt, de raisons d’État, de voyeurisme et d’autres facteurs trop ténus et imprévisibles pour les identifier tous. Il permet d’illustrer que : Aucune théorie du complot ne résiste au démontage d’un mécanisme si complexe. Le lecteur prend fait et cause pour Stephen Ward puisque c’est sa version qu’il découvre, et que les mœurs ont évolué depuis rendant son comportement normal et acceptable. Il voit une classe sociale privilégiée utiliser les moyens à sa disposition pour parvenir à une résolution qui ne les accuse pas. Dans le même temps, les Swinging Sixties prennent leur essor, remettant quand même en cause leur privilège.
S’il ne dispose pas de connaissance préalable sur l’affaire Profumo, le lecteur s’interroge sur le caractère un peu racoleur de la couverture, sur le titre cryptique. Il découvre alors une narration visuelle très fournie, avec une mise en couleurs profonde et confortable, pour un récit en apparence feutré, et sans pitié dans le fond. S’il connaît déjà l’affaire, il se remémore les faits, et les considère sous l’angle du principal condamné, avec une perspective sociale qui s’en trouve accentuée. Il prend la mesure de l’imbroglio défiant l’entendement, fruit de circonstances arbitraires, mettant en lumière l’impossibilité pour des êtres humains à concevoir ou mettre en œuvre un enchevêtrement aussi complexe pour aboutir à cette configuration. Magistral.
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Les Pizzlys
Graphiquement magnifique! Les images parlent d'elles même ainsi que les mots comme du miel. Le format, la colorimétrie, le scénario, la mise en page, la typo...tout m'enchantent dans ses derniers ouvrages.
Figurec
En retombant sur cette BD dans ma collection, je me refais une lecture et je cogite quelques minutes. Décidément, cette BD est excellente, et j'ai maintenant plus de bagage que lors de mon premier avis pour pouvoir dire qu'elle contient une excellente critique d'un système capitaliste. A la relecture, ça m'a frappé : cette BD, basée sur un livre de Fabcaro qui n'a pas encore connu le succès énorme des ses BD humoristiques et tragiques, est une lecture cruelle et tragique d'un monde capitaliste et ses dérives. L'histoire de cet homme seul, presque sans amis et sans amour, dans une société où l'ultraconsommation est valorisé, est le résultat d'un capitalisme libéral effréné. Figurec est l'entreprise des influenceurs par excellence, celle qui fait vendre et acheter. Un monde où l'amour devient denrée marchande, où parler librement est risqué, dans lequel tout coute cher, très cher. Une société de paraitre (aux yeux des autres, de sa famille notamment), mais surtout une société qui n'arrive plus à communiquer. C'est un monde qui rend malheureux, profondément malheureux, alors que se dévoile sa facticité. J'ai relu cette BD en ayant de très bon souvenirs, mais je la trouve encore plus désespéré aujourd'hui. Fabcaro a saisit une air du temps triste et solitaire, celle de ces gens piégés dans une société de consommation qui nous fait croire que le bonheur c'est d'avoir, de l'avoir plein nos armoires. Il comprend avant leur explosion le piège des réseaux sociaux : cette apparence qui prend le pas sur tout le reste, l'envie d'être parfait aux yeux de tout le monde, d'avoir la vie dont les autres rêves. Mais tout se paye ... C'est une BD réellement intelligente et qui montre qu'en 2006 se dessinaient déjà les germes de notre monde actuel. Avec près de 18 ans d'avance, il parlait de l'humain prisonnier d'un monde d'apparence, de consommation et de solitude. Si la BD est toujours aussi actuelle, c'est que nous n'avons vu ces penchants se renforcer encore plus, par de nouveaux outils modernes. Le dessin de De Metter renforce cette mélancolie sourde, ce ton acide et sombre d'une journée d'automne sans fin. Il ajoute au récit sa part de grotesque tragique, dans des gueules typées, des sourires faux et hypocrites, des gags potaches qui font le contrepoint du reste. Comme un polar grotesque et ridicule, Figurec est une manifestation de ce que Fabcaro développera ensuite avec humour dans ses BD : l'humain, la solitude, la consommation, la famille, le rêve du bonheur ... Sans jamais être tragique, il fait pourtant une véritable tragédie de notre monde. Et je suis impressionné aujourd'hui de la pertinence de son propos. Une BD qui m'avait marqué et me marque encore, une grande BD.
Circuit court - Une histoire de la première AMAP
Cette ferme, elle a toujours su s’adapter aux événements et aux situations. - Ce tome contient un reportage complet, indépendant de tout autre, ne nécessitant aucune connaissance préalable sur les AMAP. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Tristan Thil pour le récit, et par Claire Malary pour les dessins et la couleur. Il comprend cent vingt-deux pages de bande dessinée. Il se termine avec les remerciements des auteurs. Baie de Minamata au Japon en 1957. Depuis toujours, pour les remercier d’éloigner les rats qui rongent leurs filets, les pêcheurs donnent aux chats du port les poissons trop petits ou abimés pour être vendus. Depuis quelque temps, à Minamata, un mal étrange se répand. Les filets des pécheurs sont grignotés, faute de chats, qui disparaissent, atteints d’un mal qui rend fou de douleur, et pousse au suicide. Depuis quelque temps, à Minamata, le mercure de l’usine pétrochimique Chisso se mêle aux eaux poissonneuses de la baie. C’est la première fois que des humains sont atteints, à cette échelle, en tant que maillon d’une chaîne élémentaire. Les signes cliniques de la maladie de Minamata sont principalement neurologiques. Ataxie, difficulté d’élocution, troubles visuels et auditifs, convulsions, coma, paralysies motrices, retards mentaux, décès. Le mercure de Chisso s’infiltre partout, jusqu’à traverser la barrière placentaire réputée infranchissable. Les victimes se comptent par milliers, et sur plusieurs générations. Dans les années 1960, les mères de famille japonaises, marquées par ce mal étrange et préoccupées par l’industrialisation de l’agriculture qui a massivement recours aux produits chimiques, se regroupent pour former les Teikei. Le principe est aussi simple que révolutionnaire : en échange d’assurer aux paysans une sécurité financière en achetant leurs productions par souscription, ceux-ci s’engagent à fournir des aliments sains et sans produits chimiques. Un système alternatif, simple de distribution directe et qui émancipe de l’économie de marché. En France, c’est au début des années 2000 que se développent les AMAP : les Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne. La première AMAP de France commence aux Olivades, dans le Var, la ferme de Daniel et Denise Vuillon. Au temps présent, sur l’autoroute, les auteurs prennent la sortie quatorze, en direction de Ollioules-Chateauvallon. Il traverse une zone commerciale avec un énorme hypermarché et un établissement de restauration rapide. Ils pénètrent dans le domaine des Olivades : passer les remparts de bambous, franchir les douves par le pont-levis qui mène à cette ferme flanquée d’une tour qui se prendrait volontiers pour un donjon. Arriver aux Olivades, c’est un peu comme pénétrer dans une citadelle verte assiégée par le béton. Tristan et Claire sortent de leur voiture et s’approchent de la maison qui semble vide. Ils décident de se diriger vers la serre ils sont accueillis par le chien, puis la voix de Daniel s’élève pour indiquer qu’il se trouve au bout du rang de tomates. Oui, mais lequel ? Le sous-titre et le texte de la quatrième de couverture s’avèrent explicitent : cette bande dessinée raconte l’histoire de la première AMAP en France, celle des Olivades, une Association pour le Maintien d’une Agriculture paysanne. Les auteurs ont adopté une trame directe : ils racontent leur rencontre avec Denise & Daniel Vuillon, et transcrivent le récit quasi chronologique qu’ils font de l’histoire de leur entreprise. Daniel évoque la ferme telle que son père l’a développée, et que lui son fils a reprise par la suite. Cette rencontre se déroule dans le domaine des Olivades, situé à proximité d’Ollioules, une commune à l'ouest de Toulon dans le Var. Pour autant l’histoire commence au Japon dans les années 1960, et il emmène le lecteur pour un séjour aux États-Unis à l’occasion du passage à l’an 2000, dans les rayons de l’hypermarché Mammouth qui a ouvert à proximité d’Ollioules, à Monaco en Bretagne. Au fil des décennies, le lecteur retrouve des marqueurs économiques, sociologiques et sanitaires : l’ouverture progressif du marché agricole à l’Europe, d’abord à l’Italie, puis à l’Espagne, le développement des hypermarchés (dont la marque Mammouth disparue depuis) et leur mode d’achat en très grosse quantité, puis en encore plus grosses quantités au travers de centrales d’achats, l’imposition de critères sur les fruits et légumes limitant de fait les variétés vendues, l’encéphalite spongiforme bovine et la maladie de Creutzfeldt-Jakob, l’avènement d’internet, la vie et la mort des coopératives agricoles, la naissance d’ATTAC (Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne), etc. En fonction de sa familiarité avec ces événements, le lecteur est ainsi amené à les reconsidérer avec la connaissance que donne le recul des décennies passées. Le lecteur découvre la première page : elle baigne dans des teintes vertes, céladon, amande, prasin, sauge, tirant parfois vers le gris bis, lin, plomb, souris. D’un côté, cela donne une forte unité et cohérence visuelle à l’ensemble de l’ouvrage ; de l’autre côté, il peut craindre une certaine forme d’homogénéité à la longue. Il fait l’expérience de l’effet de la mise en couleurs : une complémentarité avec les traits de contours et les traits utilisés pour apporter du relief et de la texture des éléments détourés. Ces différentes nuances de teinte augmentent le relief, permettent de faire ressortir une forme par rapport aux autres, de créer différents plans, et de rendre compte de la luminosité du moment. À l’opposé d’un effet de monotonie, la mise en couleurs habille et apporte de la consistance aux formes. Les traits de contour dessinent des formes assez simples, rendant la lecture immédiate. Le lecteur apprécie le juste dosage entre les cases, les dialogues et les cartouches de texte, l’ensemble engendrant une lecture fluide et agréable. L’artiste ne se contente pas de coller une tête en train de parler dans les cases en guise de mise en scène des propos de Denise & Daniel Vuillon. Les pages montrent les différents endroits où se déroulent les discussions, ainsi que de nombreuses mises en situation, variées. La scène introductive se déroule dans un petit village côtier japonais, avec une belle vue de la baie, et des usines dont les rejets la polluent. Par la suite, le lecteur se retrouve dans des environnements diversifiés : sous les serres tunnels pour voir les cultures, une vue de dessus des terres de l’exploitation agricoles, sur une plage pour récolter des algues, au niveau du canal de Provence pendant les travaux de sa réalisation, dans un blocage sur autoroute pour empêcher la progression des camions espagnols, dans un hypermarché, dans la cuisine familiale, en train de faire les courses dans un petit centre-ville, dans la grande salle du Louis XV à l’hôtel de Paris à Monaco, à New York, dans une AMAP étatsunienne (CSA : Community-supported agriculture) à visiter l’exploitation. Les dessins montrent de nombreuses activités liées à l’agriculture paysanne, de la conduite du tracteur à la récolte des courges. La tendance naturelle du lecteur peut être de se focaliser sur les échanges et les discussions constituant l’exposé historique de la première AMAP, sans prêter une attention aussi grande aux dessins. Pourtant, il finit par se rendre compte que la narration visuelle ne se réduit pas à un support prétexte et redondant : elle montre et raconte des circonstances, des environnements, des gestes, des actions en correspondance directe avec les discussions, les enrichissant, preuve d’une coordination remarquable entre artiste et scénariste. Dans cet exposé incarné et concret au travers des images, le lecteur découvre l’histoire de l’exploitation agricole des Olivades au fil de cinq décennies mouvementées. Le scénariste commence par donner d’entrée de jeu la définition et l’objection de l’agriculture paysanne, et les rappelle à quelques reprises, c’est-à-dire nourrir en apportant deux choses essentielles : la santé et le plaisir. Les repères historiques font partie intégrante de cette histoire puisque les paysans de l’installation doivent adapter leur modèle économique à chaque changement : ouverture à la concurrence européenne ou spécifications de la grande distribution. À chaque nouveau risque, chaque nouvel obstacle, le lecteur est curieux de savoir comment l’entreprise va pouvoir y faire face, lutter face à des entreprises mondialisées, ou des institutions capables de les exproprier. Il sourit en se rendant compte que la solution vient des États-Unis, s’inspirant donc du Teikei japonais : le libéralisme économique donnant naissance à une forme de relation économique permettant de retrouver le juste équilibre en le prix payé et le coût de la production. En outre, il mesure à quel degré il a pu intégrer le modèle économique hégémonique des grandes surfaces : Les Olivades, c’est l’histoire d’une aventure, d’une remise en question d’un modèle qui semble unique au point d’avoir l’impression qu’il n’y avait jamais eu que ça, qu’il n’y avait pas d’alternative. Il constate l’intelligence du chapitrage en saisons : automne (1973-1987), hiver (1988-1999), printemps (2000-2020), été (2022-). Enfin il lui tarde d’essayer les recettes figurants dans l’ouvrage : Tomates à la provençale, Soupe au potimarron et au pistou, Risotto au potimarron, Aubergines alla Darmigiana. Il ne peut qu’acquiescer aux constats de bon sens : le premier travail du paysan est donc de nourrir la terre, et c’est la terre ensuite qui nourrit la plante. Ou encore : La vraie nourriture est celle qui est en lien avec la terre, avec le terroir, avec une terre qui doit être vivante. À part s’il est déjà convaincu par le principe des AMAP et s’il sait ce que c’est, il est possible que le lecteur n’envisage pas la lecture de ce tome. S’il s’embarque avec les auteurs, il découvre l’histoire de la première association pour le maintien d’une agriculture paysanne, celle des Olivades dans le Var. La narration visuelle s’avère très facile d’accès tout en portant une part significative du récit, et le récit très vivant, à la fois par les remarques de Denise & Daniel Vuillon, à la fois par les grands événements ayant marqué l’évolution de l’agro-alimentaire. Passionnant.
Dawnrunner
Dans le genre science-fiction, c'est du haut de gamme. Ram V fait partie des très rares scénaristes dont je surveille chaque publication. Il a cette faculté de m'embarquer dans des histoires très différentes, toujours pleine d'humanité. Il a aussi une autre faculté, qui pour moi est primordial pour prendre du plaisir, celle de s'entourer de dessinateurs de talent, et Evan Cagle ne déroge pas à la règle. Dans un futur indéterminé où les nations ont laissé place à des corporations sans scrupules, un portail qui ouvre sur un autre univers est apparu en Amérique Centrale. Et pour ce prémunir des monstres géants qui en sortent, les Tetzas, un rempart de 2900 kilomètres de long et 30 mètres de haut a été construit. Mais pour éliminer ces Tetzas qui sortent régulièrement du portail, les Corporations ont créé les IK (Iron Kings), des robots géants pilotés par un être de chair et de sang. Anita Marr est la meilleure dans ce rôle et elle va se voir attribuer un nouvel IK à la technologie révolutionnaire : Dawnrunner. Des combats qui passent à la télévision devant des millions de téléspectateurs, ils sont devenus les nouveaux jeux du cirque. Rien de révolutionnaire donc à priori, mais un récit qui prendra des directions inattendues avec l'interface femme/machine et sur les motivations des Tetzas. L'intrigue est palpitante, la tension ne cesse de monter au fil des pages et les personnages sont attachants et non manichéens. Une histoire humaine et très touchante avec en parallèle le destin d'Anita et sa fille et celui d'un père et de ses deux enfants malgré le siècle qui les sépare. Même si quelques questions restent en suspens, la conclusion me satisfait pleinement et ne se termine pas sur un bel happy end. La partie graphique est monstrueuse, c'est le cas de le dire, un dessin au trait métallique et organique. Métallique avec ce monde cyberpunk si réaliste et ces robots aux formes disproportionnées. Organique avec ces Tetzas aux différentes formes et aux chairs déchiquetées. Les scènes de combats sont magnifiques, on devine le bruit des tôles froissées et des carapaces qui se brisent. Une mise en scène cinématographique, de somptueuses couleurs et des décors qui en mettent plein les yeux font de la partie graphique un petit bijou visuel. Je ne peux que recommander aux amateurs du genre. Coup de cœur.
J'aurais voulu faire de la bande dessinée
Parce que le but, c’est quand même bien de faire de l’art. - Ce tome contient un récit complet et indépendant de tout autre, entre biographie, autobiographie et essai. Sa première édition date de 2020. Il a été réalisé par Philippe Dupuy pour le scénario, les dessins et les touches de couleurs, avec la participation de Stéphan Oliva pianiste de jazz et compositeur français, et Dominique A (Dominique Ané) auteur-compositeur-interprète français. Il comprend soixante-quatorze pages de bande dessinée. Il se termine avec le récit court intitulé J’aurais voulu être Philippe Druillet, huit pages, initialement paru dans le Cahier Aire Libre en 2018, évoquant, entre autres, l’album La nuit paru en 1976. Sur la dernière page, l’auteur liste tous les bédéistes et artistes qu’il évoque de près ou de loin par ordre d’apparition, de Mœbius, Philippe Druillet, à Léonard de Vinci, Jean Solé, soit soixante-dix-sept artistes dont une dizaine de mangakas. Puis viennent une quinzaine de magazine ayant publié des bandes dessinées, une quinzaine de compositeurs et d’interprètes de musique classique ou pop. Philippe Dupuy se promène dans une zone naturelle entre jardin et forêt : il observe les fruits, qui ressemblent parfois à de grosses pépites. Il trouve que c’est fou, complètement fous ces machins-là. Des matrices. Dans son esprit, il les nomme : Arzach, La nuit, Ici-même, Le bar à Joe, La R.A.B., Philémon, Hyppolite, Les frustrés, Le démon des glaces, La foire aux immortels, Les éthiopiques, Griffu, Major Fatal. Perché sur une branche d’arbre, un autre lui-même lui dit qu’il ne comprend pas ce titre : il en fait, de la bande dessinée. Le Dupuy initial répond qu’il ne sait pas, il n’en est pas si sûr. Ou pas sûr que ce qu’il fait soit de la bande dessinée. Son autre lui-même lui répond que ce n’est pas toujours simple avec lui. La réponse : pas du tout, c’est limpide. Ils arrivent devant une mare limpide et ils plongent leur regard dedans : une autre version de Philippe Dupuy s’y trouve, il a cinq ans, six ans peut-être ? Il dessine. Il dessine tout le temps. Il est allongé par terre dans le salon, sur le ventre, en train de dessiner, son horizon : les jambes de sa mère. Ses jambes. Toujours ses jambes. Allongé sur le ventre, le jeune Philippe décalque les fascicules de Picsou Magazine. Picsou est la bande dessinée de son enfance. D’où vient tout ce calque ? Toujours il dessine. Toujours il a dessiné. Pilote débarque à la maison, comment cela est-il possible ? C’est quoi cette histoire ? Qui a eu l’idée de l’abonner à l’Hebdo ? C’est un raz-de-marée ! Il y a tout. La brèche est ouverte, il s’y engouffre. Un véritable geyser jaillit de la mare limpide, s’élevant vers le haut, charriant une vingtaine de héros comme Blueberry, le grand Duduche, la coccinelle, Laureline & Valerian, etc. New York City, en 1995, un séjour à New York avec Blutch. Francis Jacob, un ami guitariste joue ce soir-là, à l’Anarchy Café, un club de Manhattan. À l’époque Philippe dessinait ses voyages dans des carnets. Après le set, Francis fait les présentations. Le trompettiste laisse son enthousiasme jaillir en découvrant les planches du bédéiste, ce dernier estimant que jouer de la trompette est beaucoup plus impressionnant. Après avoir raconté le réapprentissage de son métier dans Left (2018), et réalisé une trilogie sur l’histoire de l’art (évoquant en particulier le parcours de Man Ray et celui de Paul Poiret), Philippe Dupuy continue en s’interrogeant sur son art, ou au moins sur la nature de ce qu’il réalise et qui se retrouve classé dans les rayonnages Bande dessinée. La couverture donne une bonne idée de l’esthétisme des dessins : des trucs pas droits, avec un trait de contour assez fin et un peu sec. Des personnages et des objets représentés avec un degré élevé de simplification, une graphie de texte irrégulière et un peu naïve par certains côtés. Les premières pages confortent ce ressenti, avec en plus un papier légèrement jaune comme si les planches avaient été collées sur des pages blanches, l’utilisation de bouts de photographie en noir & blanc à la définition pas très élevée, et même les traces de correcteur liquide pour recouvrir une portion de case et redessiner par-dessus. Le bédéiste s’en tient majoritairement à des bordures de cases horizontales et tracées à la règle, avec une partie significative de cases sans bordures, ou avec des bordures en forme de patate irrégulière. S’il a lu ses bandes dessinées sur l’histoire de l’art, il retrouve également sa propension à réaliser des textes suivant une ligne légèrement penchée et pas horizontale, les changements de graphie imprévisibles, et quelques schémas simplistes et vite exécutés. Dans le même temps, la cohérence de la forme apparaît exceptionnelle, parfaitement adaptée au propos, à la nature de la séquence (personnages en train de parler, de se déplacer, de se livrer à une activité) : tout coule de source avec un naturel organique. Au cours de la discussion sur le thème de la bande dessinée, le pianiste de jazz stipule l’importance de faire des œuvres personnelles : c’est exactement ce que découvre le lecteur, une œuvre personnelle, au sens où la personnalité de l’auteur s’exprime, transparaît à chaque page, à chaque case, un individu prévenant, attentif à ce que dit son interlocuteur, attentionné vis-à-vis de son lecteur pour être sûr d’être suivi et compris. Au bout de quelques pages, le lecteur s’est adapté aux idiosyncrasies narratives et visuelles, et il se retrouve bien incapable d’envisager cette narration autrement, tellement elle transcrit la personnalité de son auteur qui s’exprime sur des sujets très personnels, spécifiques à ce moment de sa carrière, à son parcours de créateur, aux personnes avec qui il échange. La narration visuelle l’emmène dans des endroits très différents : cette étrange forêt clairsemée qui doit correspondre au paysage mental de l’auteur, un club de jazz à New York, une salle de concert avec un orgue aux tuyaux fantasmagoriques, le salon familial vu par les yeux de l’enfance, une croisière au large de Nantes, un aperçu de la bibliothèque de bandes dessinées de Dominique A, le centre culturel Le lieu unique à Nantes, une soirée mondaine, une promenade dans les dunes, etc. Les images montrent des souvenirs, des concepts parfois sous la forme d’un schéma, elle recourt même à des photomontages sous la forme de collage. En quatrième de couverture, le lecteur découvre quatre cases extraites de la page six dans lesquelles l’auteur s’interroge littéralement lui-même sur la nature de ce qu’il crée. Cette question ne fait pas entièrement sens pour le lecteur qui voit qu’il est en train de lire une bande dessinée, certes très personnelle dans ses choix esthétiques et dans son thème. Lors d’une soirée mondaine, cette question se trouve explicitée par celles que posent des invités à l’auteur sur ce qu’il fait : C’est reconnu la bande dessinée maintenant, hein ? Quels sont les titres de ses albums ? Son personnage ? Sa série ? Et ses interlocuteurs finissent par se détourner de Dupuy qui finit par se dire qu’il aurait mieux fait de dire qu’il est prothésiste dentaire, en effet ses bandes dessinées ne rentrent pas dans ces critères implicites. Au fil de l’exposé et des discussions avec ses deux interlocuteurs, le lecteur voit se dessiner plusieurs fils directeurs. Le premier apparaît quand l’auteur évoque ses lectures d’enfance, celles qui ont laissé une empreinte intense et indélébile, celles qui ont posé les fondations de ce qu’est une bande dessinée pour ce bédéiste en devenir. Lors d’un échange, Dominique A évoque le fait que les artistes vivent dans un pays où le poids historique des institutions crée des classes… Et des complexes de classe. Pour les écrivains, par exemple, le poids historique est énorme. Le lecteur fait le lien avec les années de formation du goût de Dupuy en matière de bande dessinée et il mesure tout le poids historique, exprimé de manière explicite dans la liste de fin, avec plus de soixante-dix auteurs de premier plan. Les échanges avec le chanteur Dominique A abordent la nature de leur métier, par comparaison. Qu’est-ce qu’écrire une chanson ? Quel peut-être l’horizon d’avenir d’un chanteur-compositeur ? Est-ce forcément la renommée et le succès qu’il faut viser ? Est-ce que l’absence de renommée et de succès invalide leur démarche artistique, prouve que leur démarche est un échec par manque de légitimité par la reconnaissance du public ? La discussion développe la différence entre artisan et artiste, entre maîtrise des technique et liberté de création, en passant par les différences entre Prétendre et Avoir des prétentions, entre Avoir des ambitions et Être ambitieux. Les réflexions entre Stéphan Oliva et l’auteur s’avèrent tout aussi passionnantes et pénétrantes car le premier est un pianiste de jazz qui avait commencé à faire de la bande dessinée enfant, puis adolescent : il établit des parallèles entre la création dans ce mode d’expression, et l’improvisation en jazz ce qui est son métier. En particulier, il explique que : L’improvisation, c’est abstrait, c’est la partie non écrite de la musique. Il continue : Comme pour l’instantanéité du trait ou faire un trait, c’est déjà être dans le dessin, la pratique classique en bande dessinée est de faire d’abord un crayonné provisoire, puis d’encrer par-dessus pour rendre le dessin définitif. Pour lui, le dessin, ce n’est pas de la mise au propre : c’est quelque chose que l’on fait dans l’instant et qu’on ne pourra jamais reproduire, un saut dans le vide, sans filet, il y a alors une énergie qu’on ne retrouvera pas deux fois. En ayant consenti quelques minutes pour s’adapter à la narration visuelle, le lecteur plonge dans une bande dessinée des plus personnelles : une réflexion sur ce mode d’expression, et une véritable profession de foi, réalisée sous la forme même d’une bande dessinée. Pour Philippe Dupuy : La bande dessinée peut tout porter, tout dire, c’est un continent à explorer, un terrain vierge aux richesse insoupçonnées, il suffit de vouloir imaginer. En se promenant dans un jardin, il effectue un parallèle supplémentaire : si les cycles de régénérescence de la nature sont d’éternels recommencement, ils n’échappent pas à l’évolution. Rien n’est immuable. L’art, parce qu’il est le fruit d’un acte créateur, se doit d’être singulier. Il ne peut pas imaginer faire de la bande dessinée autrement qu’avec singularité.
Nelson Lobster
Nelson Lobster met en scène les aventures d'un vieux marin qui fuit la mort (littéralement), incarnée ici par une jolie jeune femme: en effet, tant qu'il n'a pas fini d'écrire ses mémoires, la mort ne pourra pas venir le chercher. Mais cette dernière se considère trompée, et tente de revenir sur leur marché. On suit donc deux histoires parallèles mais séparées dans chacun des trois tomes: d'un côté une aventure passée de Lobster, tirée de ses mémoires, et racontée sous forme de flash-backs, et de l'autre une aventure contemporaine où Lobster tente d'échapper aux assassins de la grande faucheuse. Les histoires sont assez sympathiques, tant elles rappellent, par leur esprit enjoué, le baron de Münchausen ou bien le vaillant petit tailleur des frères Grimm. Car notre héro, bien que courageux, l'emporte avant tout par sa malignité et sa compassion. Le tout avec une "origin story" assez touchante. A la fois pour lui, mais aussi pour un ancien agent de la mort qui est passée de son côté, également par compassion. Hélas, le passé des deux protagonistes reste parcouru de plusieurs zones d'ombres qui resteront à jamais sans réponse, la série ayant été plus que probablement arrêtée avant la fin, même si la conclusion peut se suffire à elle-même. Certes, les dessins ne sont pas des plus beaux. Mais ils restent de mon point de vue limite plus réussis que Antarès, Bellatrix et autres mochetés pourtant appréciées. Pour moi le scénario apporte une belle bouffée d'optimisme qui compense les faiblesses graphiques indéniables. J'ai passé un bon moment à lire le triptyque.
Judas
J'ai acquis Le Dernier Jour de Howard Phillips Lovecraft en début d'année à Angoulême et j'ai pu discuter avec l'éditeur. Celui-ci faisait alors la pub pour l'un de ses prochains titres dessiné par le même illustrateur Jakub Rebelka et montrait la couverture qui envoyait du lourd. Vous l'avez deviné ce titre c'est le Judas ici présent. Je dois dire que je trouve la couverture magnifique avec le personnage de Judas qui ressort derrière la couronne d'épines et ce personnage intrigant dans le fond qui a son importance dans l'histoire. L'objet en lui-même est également très soigné comme d'habitude chez 404. Pour 22€ vous avez un bel ouvrage solide avec du papier de qualité. Côté histoire, Jeff Loveness explique dans la préface être parti d'un rêve que les éditeurs de Boom ! (USA) ont transformé en histoire. Judas a trahi le Christ mais et si toute sa destinée était justement cette trahison. Est-ce que sans Judas le sacrifice de Jésus pour sauver les péchés de l'humanité aurait pu se faire ? C'est un axe de réflexion particulièrement intéressant et nous accompagnons l'interrogation de Judas tout au long de l'album et de ses rebondissements. Pas besoin spécialement d'être chrétien ou spécialiste de la Bible pour suivre (je ne suis pas particulièrement l'un ou l'autre) mais je pense que l'album interrogera peut-être plus les gens ayant la foi (quelque soit celle-ci d'ailleurs). J'aime beaucoup le travail de Jakub Rebelka et je trouve qu'une nouvelle fois il rend une copie impeccable dans ses choix. Pour les personnages ont a une vision traditionnelle des personnage du nouveau testament (blancs avec cheveux longs et barbes). J'ai adoré le graphisme de l'album ainsi que sa mise en couleur. En fin d'album nous avons la galerie de couverture De Jakub Rebelka et les couvertures alternatives de Jérémy Bastian (La Fille maudite du capitaine pirate) qui valent également le détour. Vraiment cet album est vraiment beau et bien fait ce serait péché de passer à côté.
Le Magicien d'Oz (Jungle)
Le classique de L. Frank Baum n'a de cesse d'être adapté, et Jungle, dont la collection Pépites comporte déjà pas mal d'adaptations jeunesse, se devait d'avoir la sienne. C'est ainsi que l'infatigable Maxe L'Hermenier s'est attelé à cette transposition, qui ma foi me semble assez fidèle dans son déroulement (mes vagues souvenirs d'autres adaptations semblent correspondre). C'est un récit enlevé, pétri de bonnes intentions (jusque-là), avec des personnages bienveillants et très divers. Côté graphique c'est Hélène Canac qui s'en occupe. J'avais bien aimé son one shot Tout jaune, même s'il était très perfectible, notamment au niveau du dessin. Ici elle progresse encore, mais n'a pas encore atteint sa maturité. Ce qui ne l'empêche pas de composer des cases et des pleines pages très agréables à l'œil, s'occupant elle-même des couleurs. Le premier tome s'achève sur l'arrivée du groupe de héros à la Cité d'Emeraude, un petit cliffhanger, suivi d'un cahier pédagogique assez sympa et diversifié avec des questionnaires et des jeux.
Eurydice
Encore un Lou Lubie ?! Décidément, Melle est au taquet ! Après l'excellent Racines (primé au Festival Quai des Bulles de St Malo le week-end dernier), c'est cette fois-ci en temps que scénariste que Lou Lubie nous revient. Il s'agit en fait d'un très vieux projet qu'elle avait dans les cartons et qu'elle a fini par réaliser en confiant le dessin à Solen Guivre, que je découvre avec cet album. Lou Lubie nous propose donc une version revisitée du mythe d'Eurydice et Orphée. On est loin de ses précédents albums qui oscillaient entre le roman graphique et la BD documentaire, mais on retrouve son sens du récit, de la narration et de la mise en page (c'est elle qui a réalisé le storyboard). Sa vision du mythe est pertinente, trouvant le juste équilibre entre le récit antique et une vision plus contemporaine de nos sociétés et de la place des individus. Et c'est là que toute la magie du dessin de Solen Guivre intervient. Si je n'aime pas vraiment la couverture de cet album, ses planches sont de véritables petits bijoux ! Derrière ce coup de crayon et cette colorisation qui font très dessin animé, l'autrice nous embarque dans des réalisations visuelles assez époustouflantes ! C'est lumineux, fluide dans les lignes autant que dans la narration et on se laisse embarquer page après page. C'est plein de bonnes trouvailles ; la représentation du chant d'Orphée en étant le meilleur exemple ! J'ai également vraiment apprécié la représentation des personnages ou des créatures ; que ce soit Calliopé (la soeur d'Orphée) toute en chair, Galatée (la créature crée par Pygmalion) polymorphe, Charon ou encore Cerbère (Wow ! Alors lui, il claque !), cette galerie de personnages est assez bluffante ! Bref, une très bonne surprise que ce mythe revisité, agrémenté d'un cahier graphique très intéressant sur le mythe d'origine et sur les recherches préparatoires de l'album.
Une romance anglaise
Aucune théorie du complot ne résiste au démontage d’un mécanisme si complexe. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, revenant sur une histoire d’espionnage britannique ayant pris la forme d’un scandale politique au Royaume-Uni en 1963. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Jean-Luc Fromental pour le scénario et par Miles Hyman pour les dessins et les couleurs. Il compte quatre-vingt-dix-huit pages de bande dessinée. Il se termine avec un texte d’une page, rédigé par le scénariste en juillet 2022, intitulé L’écheveau de la reine. Dans cette postface, il évoque l’intérêt d’évoquer cette affaire à l’âge du conspirationnisme aigu, du fake et de la post-vérité, de la masse de documents de toute forme (un dédale d’où ne peut sortir aucune vérité incontestable), et du choix d’avoir écrit ce récit avec le point de vue de l’accusé. Old Bailey à Londres, le 30 juillet 1963. Stephen Ward sort de la Cour centrale de la Couronne britannique, où il vient d’être entendu en tant qu’accusé. Les policiers lui forment une haie qui lui permet de passer au milieu des photographes et des journalistes qui le bombardent de questions. Christine et Mandy sont-elles des prostituées ? Où sont ses amis célèbres ? Qui a payé sa caution ? Est-il un agent de l’Est ? Quel verdict espère-t-il ? En son for intérieur, il se dit que C’est le moment de vérité. Après ces mois de harcèlement, de déballages de caniveau, de mensonges plantés comme des banderilles, le monstre qu’ils ont créé attend l’estocade. Plus de sanctuaire. L’arène réclame la mise à mort. Où sont-ils les puissants, les profiteurs, les petites filles perdues qui lui mangeaient dans la main ? Plus d’ami, plus d’allié. On ne veut plus le connaître. Si on se souvient de lui, c’est seulement dans la lumière poisseuse du scandale. Maintenant la foule l’insulte : Ordure ! Pervers ! Traître ! Maquereau ! Sale rouge ! Stephen Ward monte dans la voiture qui l’attend et il regagne son dernier refuge, à Chelsea. Derrière les stores vénitiens, dans son salon, il s’assoit devant son enregistreur à bande Grundig TK-14 pour dire tout ce qu’il sait. Sa vérité est la vérité, mais il semble qu’il soit désormais le seul au monde à pouvoir l’entendre. Ce qu’il fera ensuite, dieu seul le sait. C’est son procès qu’il recommence. Il sera son juge le plus sévère. Et s’il s’avère qu’au bout du compte il est coupable… Il jette un coup d’œil à une affiche de tauromachie décorant son mur, où le torero a donné le coup de grâce à l’animal dans le dos duquel sont fichées plusieurs banderilles. Où commencent les histoires ? Il faudrait reprendre du début, mais le temps lui est compté, demain la justice aura parlé, ce sera fini. Il choisit comme point de départ de ce jeu de dupes une fin de matinée de janvier 1961, alors qu’il se trouve au volant de sa voiture, dans les rues de Londres et que la radio diffuse le hit de Julie London, puis de Cliff Richard. Il pleut sur Londres, ce crachin qui a fait la réputation de sa ville. Devant le Garrick Club, le voiturier prend sa Jaguar en charge. Il y retrouve Colin Coote, rédacteur en chef du très conservateur Telegraph, qui lui présente le capitaine Evgueni Ivanov, attaché naval de l’ambassade d’U.R.S.S. En fonction de sa familiarité avec l’affaire relatée, le lecteur peut découvrir cette bande dessinée sans en avoir aucune connaissance, ou en avoir déjà entendu parler. Dans le premier cas, il fait connaissance avec Stephen Ward, ostéopathe de personnalités politiques et de riches citoyens, accusé par la vindicte populaire d’être une ordure, un pervers, un traître, un maquereau et un sale rouge. Il comprend que cette affaire est racontée avec le point de vue de cet homme, en toute subjectivité. Le personnage est présent dans la plupart des scènes à l’exception d’une vingtaine de pages consacrées à d’autres personnages, en particulier à Christine Keeler, et lorsqu’il se retrouve en prison. Dans la postface, le scénariste explique que : Le choix fait ici est de laisser la parole à celui qui tint le premier rôle dans un scandale entré dans les annales sous le nom d’un autre, le seul paradoxalement à ne pas avoir eu le temps de coucher par écrit sa version des faits. Il ajoute que : Stephen Ward fut la victime expiatoire, le bouc émissaire dont la fin opportune permit de cautériser dans l’urgence un certain nombre de plaies inquiétantes pour l’élite du Royaume. Le lecteur a bien conscience dès le début de lire la version des faits de Stephen Ward, avec ce qu’elle comporte de subjectif, et étant relatée à la première personne celui-ci se voit comme un être humain normal, pas comme un ignoble coupable. Après la scène d’introduction, le récit reprend un déroulé chronologique, et le lecteur bénéficie de la présentation de Stephen Ward que fait Colin Coote au bénéfice de Evgueni Ivanov : l’ostéopathe d’hommes politiques, portraitiste d’une grande finesse, bridgeur décent, et peut-être entremetteur. Dans le même temps, il ouvre grand les yeux pour regarder autour de lui, pouvant se projeter dans chaque lieu, et ressentir l’ambiance de l’époque. L’artiste réalise un impressionnant travail descriptif. Il se nourrit de photographies d’archives pour donner à voir chaque environnement, les tenues vestimentaires de rigueur ou à la mode. Au fil des séquences, le lecteur se retrouve ainsi aux côtés des personnages dans les rues de Londres avec des voitures d’époque (dont la Jaguar de Ward), à attendre sur un banc dans Hyde Park, dans le village de Wraysbury dans le Berkshire, à circuler le long de la Tamise, dans les jardins d’un cottage luxueux proche du château de Cliveden à Taplow dans le comté de Buckinghamshire, et au bord de sa piscine, dans le quartier pas très bien fréquenté de Soho, à l’entrée du Marquee Club. Il les accompagne également dans les intérieurs : le douillet appartement de Ward au 17 Wimpole Mews, la salle à manger du luxueux Garrick Club, le Murray’s Cabaret Club et son spectacle de danseuses, différents pubs chics, un autre club de Soho avec des chanteurs noirs, un véritable manoir, une chambre miteuse de Brentford, une salle de cinéma, la salle de rédaction du Sunday Pictorial, une cellule de prison, la chambre des Communes, une salle d’audience au tribunal, une chambre d’hôpital. Pour chaque endroit, le dessinateur prend le temps de représenter les détails des murs, des décorations, des meubles, des aménagements, avec un investissement remarquable. L’artiste fait preuve d’une aussi grande implication pour mettre en scène les différents individus : entre rendu parfois quasi photographique et simplification, sur la base d’une direction d’acteurs naturaliste. Le lecteur prend son temps pour savourer les robes de ces dames et les costumes de ces messieurs, y compris les uniformes des bobbies et la robe du juge. Il ressent pleinement la puissance de séduction de Christine Keeler, de son amie Mandy et d’une ou deux autres jeunes femmes. Il est sous le charme de la distinction des hommes, un peu distants, très chics sans ostentation. Il voit la différence de manière de se tenir entre les citoyens de la haute, et les gens du peuple, en particulier des clubs cosmopolites fréquentés par Christine. Sous le vernis de la bonne éducation, il peut ressentir l’intensité du désir des hommes, il succombe au charme de ces demoiselles qui savent très bien à quel jeu elles jouent. Sans en avoir conscience, le lecteur absorbe de nombreuses informations par les dessins : ce que font les personnages bien sûr, mais aussi le milieu dans lequel ils évoluent, les personnes qu’ils croisent et leur milieu social, leurs logements et leurs voitures qui sont révélateurs sur leurs revenus ou leurs richesses. S’il ne connaît rien à l’affaire Profumo, le lecteur la découvre par les yeux de Stephen Ward, ne mesurant pas toujours le caractère polémique de telle rencontre, des enjeux politiques ou sociaux. Il note quelques repères historiques comme la mention du débarquement de la baie des Cochons en 1961, la crise des missiles de Cuba du 14 au 28 octobre 1962, ou des repères culturels comme le film Vie privée (1962) réalisé par Louis Malle, avec Brigitte Bardot. La scène du procès lui permet de comprendre la perception que le public a pu avoir de cette affaire, du mode de vie de Stephen Ward et de Christine Keeler. S’il connaît déjà l’affaire Profumo, il en mesure mieux les enjeux et les paramètres, et il peut comparer ce qu’il lit aux souvenirs qu’il en a. Dans sa postface, le scénariste indique que : Les fins connaisseurs du dossier ne manqueront pas de relever les libertés que s’accorde ce livre avec certains faits ou chronologie d’une telle intrication que des milliers d’articles et des douzaines d’ouvrages plus ou moins fiables ne sont jamais parvenus à les mettre au clair. Jean-Luc Fromental explicite également l’intention de son projet : montrer à quel point cette affaire résulte d’un engrenage hallucinant de hasards, d’accidents, de maladresses, de rancœurs personnelles, de conflits d’intérêt, de raisons d’État, de voyeurisme et d’autres facteurs trop ténus et imprévisibles pour les identifier tous. Il permet d’illustrer que : Aucune théorie du complot ne résiste au démontage d’un mécanisme si complexe. Le lecteur prend fait et cause pour Stephen Ward puisque c’est sa version qu’il découvre, et que les mœurs ont évolué depuis rendant son comportement normal et acceptable. Il voit une classe sociale privilégiée utiliser les moyens à sa disposition pour parvenir à une résolution qui ne les accuse pas. Dans le même temps, les Swinging Sixties prennent leur essor, remettant quand même en cause leur privilège. S’il ne dispose pas de connaissance préalable sur l’affaire Profumo, le lecteur s’interroge sur le caractère un peu racoleur de la couverture, sur le titre cryptique. Il découvre alors une narration visuelle très fournie, avec une mise en couleurs profonde et confortable, pour un récit en apparence feutré, et sans pitié dans le fond. S’il connaît déjà l’affaire, il se remémore les faits, et les considère sous l’angle du principal condamné, avec une perspective sociale qui s’en trouve accentuée. Il prend la mesure de l’imbroglio défiant l’entendement, fruit de circonstances arbitraires, mettant en lumière l’impossibilité pour des êtres humains à concevoir ou mettre en œuvre un enchevêtrement aussi complexe pour aboutir à cette configuration. Magistral.