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Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Les Enfants de Sitting Bull
Les Enfants de Sitting Bull

Mais désigner une victime, n’est-ce pas aussi grave que de la tuer ? - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre, une biographie parcellaire du grand-père paternel de l’auteur. Sa première publication date de 2013. Cette bande dessinée est l’œuvre d’Edmond Baudoin, pour le scénario et les dessins, les couleurs. Elle est en noir & blanc et compte quatre-vingt-sept pages. Sur la photo : l’arrière-grand-père d’Edmond Baudoin. Il ne sait pas qui est la femme, pas la sienne. Son arrière-grand-père est morte jeune. C’est peut-être Son arrière-arrière-grand-mère ? Son grand-père Félix est né sous le règne de Napoléon III, en 1863. À la Trinité-Victor, près de Nice. Félix se souvenait d’avoir assisté à un passage de prisonniers de guerre allemands. La guerre de 1870. Il est mort à 96 ans, il avait 17 ans. Son père, veuf très tôt, avec une fille et deux garçons, savait bien mieux distribuer les coups que les caresses. Félix est allé à l’école, celle du curé, c’était la seule. Il a appris un peu de latin et la certitude que Dieu n’existe pas. Le reste du temps, il courait dans les collines avec des collets pour piéger les lapins. Et, pressé de quitter la maison familiale, il s’est engagé à Nice comme mitron chez un boulanger de la rue Pairolière. De temps en temps, tout en livrant, il faisait un détour par le port et ne se lassait pas de regarder les bateaux partir. Il avait 12 ans. À force de regarder les bateaux, il a fini par embarquer sur un voilier en qualité de mousse. Le père Jean Baudoin raconte la suite à ses deux enfants Piero et Edmond qui dorment dans le même lit : les mers, les océans, c’est immense. Les bateaux ont emmené leur grand-père sur la mer de Chine, la mer Rouge. Il a fait deux fois naufrage sur les côtes d’Amérique. Il sait qu’une fois c’était à Valparaiso, une ville du Chili. Ils ont peut-être remarqué la peau du visage de pépé, toute martelée de petits trous. C’est à cause de la variole. Félix l’avait attrapé à la Havane, à Cuba. Il a été attaché à un mât du navire pour qu’il ne se gratte pas. On lui donnait la soupe au bout d’un bâton pour ne pas être contaminé. Il a guéri tout seul. Avec son frère, Edmond écoutait Jean, leur papa qui leur racontait la vie de son papa Félix. Ils ne savaient pas si tout était vrai, ils n’osaient pas demander au grand-père, sa barbe blanche et ses yeux transparents les impressionnaient beaucoup trop. Mais, bien plus tard, ils ont fait des recherches, ils ont questionné des oncles et des tantes. Et la saga de Félix s’est confirmée, avec des compléments d’aventures encore plus extraordinaires. Leur grand-père s’est alors engagé sur un baleinier. Félix était jeune, léger et fort, il travailla donc dans les voiles. Et sur le baleinier on lui donna le poste de vigie. Il ne tua donc pas de baleines avec ses mains. Mais désigner une victime, n’est-ce pas aussi grave que de la tuer ? Les conditions de vie étaient infernales à bord et pour éviter les désertions, le baleinier n’accostait que dans les îles. Heureusement une grave avarie contraignit le navire à entrer dans un vrai port. Et presque tout l’équipage, dont Félix, se libéra. Pour ceux qui en ont déjà lu, ouvrir une bande dessinée de cet auteur contient toujours l’assurance de retrouver ses idiosyncrasies narratives, et de découvrir un récit totalement original et différent de toutes ses autres œuvres. Dès la première page (numérotée trois), il constate que ce bédéiste impose son approche de la narration mêlant texte et image, sans contrainte de devoir s’astreindre aux usages ou aux habitudes d’une bande dessinée. Cette page comporte une seule case de la taille de la planche, composée d’une photographie retouchée, celle de l’arrière-grand-père avec peut-être l’arrière-arrière-grand-mère, un pavé de texte en haut à gauche, six mots au milieu à droite pour situer la ville, et un dessin en bas à droite de La Trinité-Victor, apparaissant comme si cette partie se trouvait en-dessous de la photographie dont le coin aurait été déchiré. Chacune des deux pages suivantes se compose uniquement de deux cases de la largeur de la page avec du texte apposé en-dessous. Puis vient une peinture en pleine page, suivie par deux cases en noir & blanc réalisée à l’encre. Tout du long du récit, le lecteur découvre des mises en forme attestant de la liberté de narration de l’auteur. D’autres photographies : une prise devant la maison de Nice avec le grand-père Félix, le père Jean et les frères Piero et Edmond, une de Félix en tenue militaire de la marine des États-Unis en 1887, le bâtiment le Lancaster de la marine militaire, les documents américains du service de Félix dans la marine, une photographie de famille avec quinze membres de la famille Baudoin. De très belles peintures, en particulier des marines avec le navire sur lequel se trouve le grand-père à ce moment-là de sa vie et de très belles représentations vivantes de l’océan, une magnifique plage non loin de San Francisco lors du deuxième naufrage, un portrait de plein pied avec Sitting Bull et Buffalo Bill côte à côte, une vue à couper le souffle de Félix sur un hauban du pont de Brooklyn en cours de construction, une cérémonie indienne animée par Sitting Bull, etc. Régulièrement le lecteur éprouve le plaisir de découvrir une autre mise en forme pour mettre en valeur le moment correspondant : les dessins en noir & blanc à l’encre pour rendre compte de la représentation un peu vague du moment dans l’esprit des enfants, des représentations de type rupestre de bisons pourchassés par un cow-boy sur une grande plaine verte, un indien sur son cheval avec une parure représenté dans une veine expressionniste pour faire ressortir sa dimension sacrificielle, un fac-similé d’affiche pour annoncer l’arrivée du cirque de Buffalo Bill (Wild West and Congress of rough riders of the World), une case reprise d’une autre bande dessinée de l’auteur (Couma acò, 1991), des interprétations d’art des Premières Nations (La mue du hibou de Pitaloosie Saita, Ève et le serpent de Pitseolak Ashoona, À portée d’arc-en-ciel de Napachie Pootoogook, Oiseau aux ailes déployées de Lucy Qinnuayuak), une aventure de sept page de l’Inuit Rouge Gorge dessinée comme des pages franco-belge traditionnel. Avec le recul, le lecteur se rend compte l’artiste évoque ainsi comment l’art des Inuits a nourri ses propres représentations. Il a également utilisé une page de texte sans aucun dessin. Sous réserve qu’il accepte de tenter l’aventure de lire une telle bande dessinée oscillant entre texte illustré et narration d’une action en plusieurs cases, le lecteur découvre donc la biographie de Félix Baudoin, factuelle chaque fois que l’auteur a pu en vérifier la réalité historique, teintée de ses souvenirs de temps à autre. La vie de cet homme l’a amené à bourlinguer à partir de douze ans, à rencontrer Sitting Bull (1831-1890, Taureau assis ou Bison qui s’assoit), William Frederick Cody (1846- 1917, Buffalo Bill), et même à fonder une famille. Baudoin évoque rapidement sa vieillesse, la rencontre entre ce grand-père et John Carney (dont il a évoqué la vie dans Couma acò , 1991). Puis la bande dessinée continue sous la forme d’une page de texte dans laquelle l’auteur fait le constat que cette collection de faits ne peut pas rendre compte de l’expérience de la vie de Félix Baudoin : la réalité de son quotidien (par exemple les douleurs corporelles accompagnant de longues chevauchées, ou le froid et la solitude de nuits à la belle étoile), ni de ses actes. Cette histoire est trop didactique à ses yeux. Son grand-père n’a pas tué de baleines, mais il remplissait le rôle de vigie : désigner une victime, n’est-ce pas aussi grave que de la tuer ? Il a peut-être participé à des atrocités, contre les Indiens, violé des Indiennes ? Suit alors une deuxième partie de seize pages dans laquelle Edmond évoque une facette de son séjour au Canada : la découverte des arts des Premières Nations, sa rencontre avec Doreen Stevens, artiste algonquine de Kitiganzibi, la découverte de la région de l’Outaouais au Canada, du canton de La Vérendrye, d’une longue marche dans une zone naturelle, également évoquée dans Les essuie-glaces (2006). Puis il parle des pensionnats pour autochtones et des décisions de Duncan Campbell Scott, surintendant général des affaires indiennes du gouvernement, pour se débarrasser du problème indien. Enfin le lecteur découvre une aventure de Rouge Gorge, Inuit, défendant sa tribu contre les colonisateurs, à la manière d’une aventure de Jerry Spring, une forme de juste retour des choses, mais aussi une aventure en miroir pour montrer comment les vainqueurs accaparent le récit culturel. Comme à son habitude, Edmond Baudoin se lance dans une aventure narrative : cette fois-ci une biographie d’un membre de sa famille. Il fait preuve de rigueur en précisant ce qui relève des faits vérifiables, ce qui relève de la tradition orale de sa famille, ce qui relève de son ressenti. Il raconte visuellement cette histoire avec sa personnalité entière, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une bande dessinée traditionnelle, que parfois le lecteur pense plus à un texte illustré, mais la narration visuelle ne peut pas non plus être réduite à ça. Qu’il s’agisse de tableaux en peinture directe ou de cases qui semblent avoir été griffonnées à l’encre, les images disent beaucoup de chose, toujours porteuses du point de vue de l’auteur. Après s’être contraint à rester dans le domaine de la biographie pure, Edmond Baudoin fait le constat que le récit qui en découle est trompeur par omission, ou plutôt s’avère frustrant par ce qu’il ne dit pas. Il relate alors sa propre découverte du Canada et de l’histoire des Premières Nations dans laquelle son grand-père a joué un petit rôle, celui d’un aventurier comme tant d’autres. Le tome se clôt avec une bande dessinée d’aventure de sept pages, très premier degré, une inversion des rôles entre cow-boys et Indiens qui ne fait pas office de revanche basique, car il s’agit d’une inversion culturelle plus que de domination conquérante.

06/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Brancusi contre États-Unis
Brancusi contre États-Unis

Ils craignent la vérité que tu leur imposes. - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première publication date de 2023. Il a entièrement été réalisé par Arnaud Nebbache, scénario, dessins, couleurs. Elle comprend cent-vingt pages de bandes dessinées. Fin 1906 ou début 1907, Constantin Brâncu?i travaille dans l’atelier d’Auguste Rodin à Meudon : il y étudie et il participe à la réalisation de moulage pour ses sculptures. Un jour, il est appelé par le maître dans le statuaire. Le sculpteur lui explique l’enjeu. Il lui demande de regarder ces statues de danseurs, d’observer, car il faut saisir le geste vrai. Saisir le geste au plus près de la vérité du mouvement. C’est la transition d’une attitude à une autre qu’il faut voir. Brâncu?i doit transmettre ce mouvement. C’est la relation du corps à l’espace qui l’environne. Il faut sentir l’air qui les entoure, inspirer. Il faut jouer avec la résistance de l’air, il faut le déplacer. C’est dans cet espace que la figure doit se déployer. Il faut sentir cet espace. Dans l’espace, la figure doit se révéler, s’élever, se brandir, s’envoler. C’est dans le ciel qu’il faut regarder. On ne peut pas faire de la sculpture en regardant la Terre. Il faut voir plus loin ! L’instant d’après, la figure est dans l’air. Alors, c’est l’air autour de soi qu’on sculpte. C’est l’air autour qui est la matière. C’est l’espace qui doit être sculpté. Après cette leçon à laquelle se sont joints les autres apprentis de l’atelier, Brâncu?i sort dans le grand jardin, avec un bras de statue sous le sien. Il y retrouve Edward Steichen en train de s’exercer à la photographie. Ils discutent ensemble. Le sculpteur se demande comment il peut s’accomplir dans son métier, caché derrière ce vieux chêne de Rodin. Son ami lui conseille d’être patient et moins arrogant. Rodin a sûrement encore beaucoup de choses à lui apprendre. Son interlocuteur lui répond qu’il est bien décidé à partir : dès qu’il trouve un atelier, c’est terminé. Vingt ans plus tard, en 1926, Constantin Brâncu?i se trouve dans son atelier : il se tient dans différents endroits pour se rendre compte de l’effet visuel de ses œuvres sous différents angles de vue. Il prend en photo son œuvre l’Oiseau dans l’espace. Marthe Lebherz, surnommée Tonton, entre dans l’atelier et lui demande ce qu’il cherche, à mitrailler le même oiseau depuis des heures : s’attend-il à ce qu’il s’envole ? Il répond qu’effectivement, il cherche l’envol, il cherche l’espace autour de l’oiseau. Cet espace autour qui lui permettra de prendre son envol. Il lui demande de se rapprocher et de danser pour lui, de danser autour de l’oiseau, pour lui montrer l’espace autour, pour lui montrer l’envol. Il lui explique que le vieux Rodin l’a bien fait lui. C’est l’espace qu’il sculptait avec ses danseuses. Il se souvient du nom qu’il donnait à ses dessins : Vol, L’envolée, Aviation, Aéroplane, Ardeur du ciel. C’est donc bien d’envol qu’il s’agit. Marthe lui répond que ça fait longtemps qu’elle ne danse plus assez, qu’elle n’a plus le talent. Elle lui suggère de demander à Lizica : elle est très douée, avec elle son oiseau s’envolera. Elle sort, Constantin s’assoit et considère ses œuvres. À New York, Marcel Duchamp contemple les gratte-ciels, en fumant une cigarette, pendant que les passants circulent autour de lui, et que le flux d’automobiles s’écoule. Il se rend à la galerie Brummer où doit se tenir une exposition des œuvres de Brâncu?i l’hiver prochain. Dans un premier temps, le lecteur peut être déstabilisé. L’auteur a fait le choix d’une structure narrative dans laquelle les passages consacrés à Constantin Brâncu?i en France tiennent plus d’importance que le procès aux États-Unis, auquel il n’est donc pas présent. Il vaut donc mieux que le lecteur soit familier de l’enjeu du célèbre procès Brâncu?i contre États-Unis pour pouvoir apprécier pleinement l’intention de l’auteur dans les passages qui précèdent l’ouverture des auditions, le procès ne commençant qu’en page quarante. L’enjeu porte sur une œuvre d’art intitulé l’Oiseau dans l’espace, une sculpture de plus d’un mètre de haut, mince, fuselée et polie comme un miroir. En apparence un objet manufacturé, mais présentée par son créateur comme une œuvre d’art. Ainsi chaque scène, relatant le procès ou relatant la vie de Brâncu?i, participe à éclairer une facette des questions soulevées par ce procès. Quels sont les critères pour juger de la notion d'œuvre d'art ? Qui peut être qualifié d'artiste ? Qui est juge en la matière ? Avec cet enjeu en tête, le lecteur se trouve plus à même de comprendre l’intérêt de certaines scènes. Par exemple, la séquence d’ouverture dans l’atelier d’Auguste Rodin (1840-1917) peut sembler ne servir qu’à établir la volonté d’indépendance de Brâncu?i, l’origine de son questionnement et de son travail sur la représentation du mouvement. Puis survient l’ellipse de vingt ans pour arriver directement aux prémices du procès. Cependant, cette scène montre également un travail de fabrication et de reproduction de parties de sculptures, par moulage, déjà une forme d’industrialisation et de reprographie d’une œuvre d’art qui perd ainsi son unicité. Dès la couverture, le lecteur peut avoir un aperçu des caractéristiques des dessins : pas de traits de contour systématiques, des contours qui peuvent comporter une part de flou dans la façon d’apposer les couleurs, un visage avec seulement un point pour les yeux, une bouche invisible derrière la barbe, mais des rides pour attester de l’âge de Constantin Brâncu?i (1876-1957), cinquante ans au moment du procès. La deuxième de couverture et la page en vis-à-vis accueillent une unique illustration monochrome, toute en ombre chinoise. Puis vient un dessin qui montre le sculpteur mettre le couvercle sur la caisse contenant l’Oiseau dans l’espace, pour son voyage transatlantique, vu en légère élévation : le sculpteur tenant le couvercle, la caisse avec la sculpture à l’intérieur, deux caisses fermées sur la gauche, une sculpture enveloppée dans du tissu avec une corde sur la droite, une longue scie, un marteau, une boîte de clous et deux planches, le tout sur un fond vierge tout blanc. En page sept, une grille de neuf cases de taille identique, disposées en groupe de trois sur trois bandes : des formes de statues de Rodin, une danseuse, avec un contour un peu imprécis et des couleurs qui ajoute à la difficulté de lire les formes. En page treize, les cases sont réalisées en couleur directe, sans trait de contour, avec une simplification des formes qui évoque par certains côtés des collages de papier découpé. Lors de la scène dans l’atelier entre Tantan et Tonton, le dessinateur passe en trichromie pour des contrastes très prononcés. Tout du long de l’ouvrage, le lecteur remarque ces effets esthétiques variés en fonction de la nature de la séquence : silhouettes caricaturées lors de la visite à la Galerie Brummer, cases sans bordure avec uniquement la robe de Lizica Codreanu en train de danser, page sans texte (vingt-six au total) ou avec un unique phylactère pour une dizaine d’autres, quelques dessins en pleine page, le sculpteur en noir & blanc avec un trait de contour plus gras au milieu de personnages en couleur pour faire ressortir sa solitude et sa déconnexion par rapport à son environnement, experts en train de déposer au tribunal sous forme de buste avec du texte rattaché uniquement par un trait sans contour de bulle et le tout sur fond blanc, Brâncu?i perché au sommet de son œuvre la Colonne sans fin ou Colonne de l'infini (inaugurée à Târgu Jiu en Roumanie), dessins en noir & blanc en page cent-deux pour la dernière lettre de Marcel Duchamp, bichromie pour la dernière séquence avec Brâncu?i assis sur une plage du Nord, etc. L’artiste sait jouer avec les formes de mise en scène, de découpage, de rendus, tout en maintenant une unité cohérente du début à la fin, remarquable. Le titre annonce donc l’objet : le procès qui a opposé le sculpteur au gouvernement des États-Unis pour la qualification de ses œuvres. Art ou produit industriel ? Le lecteur assiste donc aux dépositions et aux interrogatoires d’Edward Steichen (photographe et peintre) interrogé par maître Higginbotham, de Jacob Epstein (1880–1959, sculpteur américain), de Forbes Watson (rédacteur en chef de la revue The Arts), de Brâncu?i accompagné de Fernand Léger (1881-1955) à Paris, de Robert Ingersoll Aitken (1878-1949, sculpteur américain), de Thomas Hudson Jones (1892-1969, sculpteur), puis des secondes auditions de Steichen, d’Epstein, de Jones, et enfin du verdict du juge J. Waite. L’enjeu apparaît clairement : officialiser réglementairement le fait que l’art n’est plus figuratif mais qu’il a déjà commencé à explorer bien des territoires conceptuels très éloignés de l’Homme de Vitruve (1490) de Léonard de Vinci (1452-1519). Au cours des pages consacrées au procès, le lecteur sourit en voyant comment les avocats ont toutes les peines du monde à établir la légitimité des intervenants, à justifier que leur avis fait autorité dans le monde de l’art, et qu’ils puissent donc être considérés comme une référence incontestable permettant de statuer sur la nature de l’Oiseau dans l’espace. Cela peut lui faire penser à la manière dont certains artistes contemporains sont qualifiés de tels par des experts dont les intérêts peuvent parfois être plus pécuniaires qu’esthétiques. Par la force des choses, un lecteur du vingt-et-unième siècle connaît déjà le verdict et a pu contempler des œuvres d’art bien plus conceptuelles que la sculpture objet du débat : il sourit donc devant des propos réactionnaires sur l’art car ça fait bien longtemps que l’art s’est libéré des préoccupations représentatives et de l’imitation de la nature. Il relève également le nombre d’artistes fréquentés par Brâncusi lui-même : Auguste Rodin (1840-1917), Marcel Duchamp (1887-1968), Erik Satie (1866-1925), Fernand Léger (1881-1955), Alexander Calder (1898-1957, sculpteur et peintre), Emmanuel Radnitsky (1890-1976, dit Man Ray, photographe). L’originalité et la force de cette bande dessinée est de mettre en scène le sculpteur tout du long, de montrer d’où lui vient ce projet de montrer le mouvement, de le regarder s’interroger sur son art, de le voir considérer des objets fabriqués dans une usine et de les rapprocher de ses propres productions sondant ainsi la porosité de la frontière entre l’art et la production de masse, ou plutôt ce qui sera plus tard qualifié de design. Constantin Brâncusi est considéré comme ayant poussé l'abstraction sculpturale jusqu'à un stade jamais atteint ayant ouvert la voie à la sculpture surréaliste, ainsi qu'au courant minimaliste. Arnaud Nebbache raconte le procès qui a opposé le sculpteur au gouvernement des États-Unis, mais pas seulement. Il met aussi en scène l’artiste dans son quotidien, avec tout ce qu’il a d’extraordinaire, dans sa recherche artistique avec tout ce qu’elle a de pragmatique. La narration visuelle possède une forte personnalité, adaptée pour les dépositions presque dépersonnalisées, ainsi que pour les moments de la vie quotidienne et ceux de réflexion de l’artiste, avec une cohérence esthétique épatante du début à la fin, tout en faisant preuve de variété.

05/08/2024 (modifier)
Par Jetjet
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Locust
Locust

Cela faisait bien longtemps que je ne m'étais autant régalé sur un récit post-apocalyptique, genre usé jusqu'à la moëlle et dont je reste par nature toujours très friand. Cette fois le monde s'écroule pour un énième virus dont on ne connaitra jamais l'origine même si on peut la deviner dans l'Ancien Testament (sic) : les humains contaminés se transforment lentement mais définitivement en criquets géants à l'appétit démesuré... Comme bien souvent, le récit va se focaliser sur la destinée d'un homme tout à fait ordinaire dénommé Max, ancien marine devenu pécheur et vivant avec sa mère malade. Comme bien souvent, le récit va détailler le début du chaos par la métamorphose et l'attaque spectaculaire des contaminés puis la survie de Max qui va traverser des contrées hostiles pour sauver Stella d'une secte de fanatiques religieux, une enfant pour laquelle il s'est pris d'affection. Tout ceci rappelle effectivement La Route de McCarthy, le body horror de Cronenberg et n'importe quel récit d'anticipation "classique". Certes mais là où Locust crée la différence, c'est à la fois par le trait dynamique d'un prometteur Alex Nieto sous influence Mazzucchelli période Batman - Année Un (Year One) tant dans l'encrage que dans le choix des couleurs très sombres (voire trop par moments) mais également par le scénario dynamique de Massimo Rosi qui entremêle flashback et temps présent pour faire se rejoindre les deux périodes en un point convergent. L’ambiance est volontairement anxiogène et parsemé de nombreuses scènes d'action comme de tension en conservant du début à la fin un rythme parfait et haletant. Le lore n'est pas mis de côté malgré la brièveté du récit (les 220 pages permettent fatalement un développement moins conséquent qu'une série au long cours comme Walking Dead qui finissait par ne plus raconter grand chose de pertinent sur la durée) et on s'attache rapidement à Max en se préoccupant du devenir de la petite Stella, seule figure innocente d'un monde en ruines. Locust est donc un véritable coup de cœur qui réussit le pari d'être à la fois palpitant et émouvant. Une fois de plus, le plus grand danger ne vient pas forcément de la menace initiale mais des dérives humaines et religieuses. La fin répond à toutes les questions et attentes posées en cours de route et j'aurais apprécié quelques pages de plus pour développer cet univers sombre et violent (attention à certaines scènes bien dérangeantes). Un bien beau cadeau sorti de nulle part et en relation avec notre triste actualité (comportement post Covid, méfaits du puritanisme, menaces guerrières) que je relirais avec grand plaisir un jour de déprime.

04/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Rivière Empoisonnée
La Rivière Empoisonnée

Séduction et gangsters - Ce tome comprend une histoire complète qu'il est possible de lire sans rien connaître au préalable des personnages. Il est en noir & blanc, écrit, dessiné et encré par Gilbert Hernandez (surnommé Beto). Les chapitres de cette histoire ont bénéficié d'une prépublication dans le magazine Love and Rockets 29 (mars 1989) à 40 (janvier 1993). Tout commence alors qu'un riche propriétaire prend conscience que Luba sa fille (encore nourrisson) n'est pas de lui. Il enjoint à sa femme de partir sur le champ avec sa fille et sa femme de chambre, pour rejoindre Eduardo le vrai père, un paysan pauvre. Maria finit par abandonner mari et enfant. Eduardo se met alors en marche (littéralement, à pied) pour aller retrouver sa mère Hilda et sa sœur Ofelia, à qui il finit par abandonner sa fille Luba. Peu avant ses 17 ans, Luba est remarquée par Peter Rio (un nom de scène), joueur de congas et imprésario du groupe, qui décide de l'épouser alors qu'il doit avoir une cinquantaine d'années. Peter Rio travaille aussi dans les affaires pour un certain señor Salas. Ce dernier est un trafiquant, mais aussi un homme aux convictions politiques affirmées. "Poison river" est un roman d'une grande richesse, dense et foisonnant sans être étouffant, et même fluide. Gilbert Hernandez a structuré son roman sur la base de la vie de Luba, et des personnages qu'elle rencontre. Il montre une femme dotée d'une très forte poitrine, de jambes un peu trop fines pour être jolies et harmonieuses (des mollets de poulet), qui aime les relations sexuelles, et qui est un objet du désir pour pratiquement tous les mâles qu'elle croise (à part les homosexuels). Il s'agit d'une grande adolescente qui devient adulte peu à peu dans un monde qu'elle découvre, qui lui offre le confort matériel, et même le luxe (avec un accès à la piquouse). Luba apprécie les relations sexuelles, même si elle doit en subir deux non consenties, mais qu'elle supporte comme faisant partie de sa vie. Peter son mari se révèle être un fétichiste (du nombril de sa femme), et même d'une autre nature (révélée dans le dernier quart du récit). le lecteur découvre également peu à peu que le choix de vie de Peter Rio est motivé par la relation difficile qu'il entretient avec son père Fermin. Gilbert Hernandez fuit le langage psychanalytique, préférant montrer plutôt que d'expliquer. Si le lecteur a conscience de cette dimension de la narration, il peut pleinement apprécier les séquences qui établissent progressivement la description de ce lien père / fils pas très sain. Toutes les relations sexuelles s'intègrent dans la vie affective et intérieure des personnages. Il n'y pas de scène gratuite juste pour le plaisir du voyeurisme. L'auteur reste dans le domaine de l'érotisme finalement assez soft, n'hésitant pas à dessiner la nudité frontale (homme & femme), sans gros plan de pénétration. Pour Hernandez, la vie sexuelle ne se limite pas au couple hétérosexuel, il y a également des couples homosexuels qui se font et se défont, les émotions des partenaires dictant leur conduite. La distribution comprend également des transsexuels qui sont montrés avant tout comme des êtres humains, intégrés à la société et y participant de manière normale et productive. Les rapports sexuels occupent une place dans le récit, mais n'en constituent pas l'épine dorsale. Comme dans les tomes précédents, les personnages sont au cœur du récit, leurs actes, les émotions, leurs motivations, mais toujours de manière incidente. Hernandez met en pratique qu'il vaut mieux montrer qu'expliquer dans un médium visuel comme la bande dessinée. Au fil de ces 180 pages, le lecteur devient familier d'un nombre conséquent de personnages, tous aisément identifiables visuellement. Luba occupe donc une place de choix, ainsi que ses 2 amis Lucy et Pepa (elles aussi portées sur l'héroïne). Au fil des pages, le lecteur aura le plaisir de faire plus ample connaissance avec Ofelia (et son dos douloureux), Antonio et Sabastian (2 hippies revendeurs de drogue), Hilda la grand-mère aveugle, Fermin Rio un vieux monsieur au caractère inflexible, Ortiz un officier de police corrompu mais réaliste, Gorgo un tueur à gages inflexible, Blas le joueur de saxophone, etc. Chaque personnage dispose de son histoire personnelle, de ses préférences et de son caractère que le lecteur perçoit de manière naturelle au travers de ses actions (par opposition à des expositions artificielles au travers de soliloques peu plausibles, ou de bulles de pensée factice, ou même d'un texte d'exposition pataud). Comme dans le récit précédent Human diastrophism, Gilbert Hernandez a choisi de se servir d'une toile de fond à base de polar, comme s'il n'avait pas assez confiance en la force de ses personnages pour porter le récit. Peter Rio trempe donc dans des affaires louches, prenant bien soin de ménager ses différents commanditaires, et de conserver sa place dans les transactions. Hernandez n'expose pas le détail de ses trafics ; il montre ses contacts téléphoniques et ses rendez-vous avec les gros bonnets, ainsi que l'aisance financière que cela lui procure (sans oublier ses relations avec son père, son sens des affaires avec le groupe de musique folklorique, ou en tant que gérant d'un club de transsexuels). Le lecteur a également l'occasion à plusieurs reprises de voir les affrontements se régler avec des armes à feu, et de voir des assassins professionnels à l'œuvre (dont un étrangleur très efficace). Le fait qu'Hernandez tienne à distance les affaires louches permet de conserver au récit un forme de plausibilité, un peu mise à mal par les assassinats et règlements de compte (dont 1 proche de la caricature). D'un autre côté, Hernandez possède des notions réalistes de ce qu'il décrit, en particulier en matière de shoot. Lucy et Pepa apprennent à Luba à se piquer entre les doigts de pieds pour ne pas laisser de trace visible de sa consommation. Toujours en prenant encore un peu de recul, le lecteur prend également conscience qu'Hernandez intègre une forme de courant social en toile de fond plus discrète. Ces trafiquants se préoccupent de lutter contre l'influence des communistes (le récit doit se dérouler dans fin des années 1950, début des années 1960, en pleine guerre froide) en Amérique Centrale, qui risquent de freiner leurs affaires. Le lecteur perçoit alors d'autres enjeux de nature politique, ayant une incidence directe sur la vie quotidienne des individus. Hernandez montre clairement que cet affrontement idéologique entre États-Unis et URSS se traduit par des échauffourées militaires sur des pays avoisinants, et l'arrivée de profiteurs de toutes sortes. Il met en scène une communauté de hippies venus s'installer pour vivre en amour libre et effectuer un retour vers la nature, grâce à des rentrées d'argent de provenance illégale. En conteur habile, Gilbert Hernandez tisse une tapisserie où chaque personnage s'intègre parfaitement et participe à la cohérence du tout. L'un des personnages les plus emblématiques en la matière est Blas, le joueur de saxophone du groupe de Peter Rio. Il fait partie de ces individus sans gloire et sans panache, sans attache, magouillant à droite à gauche, évoluant dans des milieux louches, tout en essayant de ne pas trop se compromettre, et de ne pas se faire bouffer par les gros requins. Il est un bon joueur de saxophone qui ne rencontre pas le succès, un intermédiaire assez futé pour s'en tirer, mais pas assez pour vraiment en profiter, un imposteur capable de berner le monde, mais pas sur des sujets importants. Il fait le lien entre la vie de musicien de Peter Rio, les autres membres du groupe, l'existence de groupuscules gauchistes armés, le trafic de drogues, les amants homosexuels, touchant à tout sans être omniprésent, toujours sympathique malgré ses magouilles. Pour ce récit, Gilbert Hernandez a choisi une approche un peu plus réaliste et peu plus détaillée dans ses dessins, avec une maîtrise grandissante du trait juste et élégant. En apparence, ses cases sont simples et faciles ; en réalité elles prouvent un art de la composition, avec uniquement des éléments graphiques utiles et nécessaires.

04/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Ghost World
Ghost World

L'insoutenable légèreté de l'être - Il s'agit d'un comics paru en feuilleton de 1993 à 1997. Il est découpé en 8 chapitres. Il constitue une histoire complète, et indépendante de toute autre. Enid Coleslaw et Rebecca Doppelmeyer sont 2 copines inséparables de 18 ans qui se racontent tout et qui effectuent des sorties ensemble. Elles vivent dans une ville américaine indéterminée, très étendue, avec une densité de population assez faible. Il doit s'agit d'une période de vacances. Elles passent le temps dans leur chambre, dans la cafétéria du coin, à se promener. Elles fréquentent des individus qu'elles débinent systématiquement, dont certains très déconcertants (un ex-prêtre catholique s'adonnant à la représentation infographique d'enfants nus et ligotés). Leur occupation majoritaire semble bien être de critiquer tout, et tout le monde. En plus de leurs remarques acerbes et cyniques sur un humoriste, la presse féminine, etc., elles communiquent sous forme de vacheries avec Josh (un jeune adulte de leur âge travaillant dans une superette), Melorra (une copine se lançant dans une carrière de comédienne). Elles croisent Norman, un vieillard attendant un bus à un arrêt par lequel la ligne ne passe plus, Bob Skeetes un astrologue. Ghost world est un comics indépendant devenu culte et ayant même été adapté au cinéma (Ghost World, avec Scarlett Johanson). Il s'apparente à un court roman (80 pages) avec une forme graphique un peu bohème. Clowes n'utilise qu'une seule couleur, un bleu vert de faible intensité, sans être délavé. Chaque page baigne dans une ambiance crépusculaire, sans être vraiment glauque. La mise en page est assez dense puisque Clowes dessine de 6 à 10 cases par page. Dès les premières pages, il s'avère être un metteur en scène intelligent et compétent. Il réfléchit à chaque séquence de manière à rendre les dialogues vivants et à ce que les dessins servent à amener des informations complémentaires sur le plan visuel. Il utilise à la fois la variété des angles de prises de vue, mais aussi la profondeur de champ pour faire exister la ville, ou pour décrire l'intérieur des pièces d'appartement. Il travaille également sur les tenues vestimentaires très ordinaires (sauf peut-être les couvre-chefs d'Enid), et les coupes de cheveux (en particulier l'évolution de celle d'Enid). le style graphique utilisé relève d'un parti pris étudié : Clowes se situe entre un parti pris très réaliste, et une épuration des traits pour assurer une meilleure lisibilité des cases. Il ne cherche en aucun cas à en mettre plein la vue au lecteur, mais ce dernier a l'impression de se promener vraiment dans cette banlieue dépourvue de personnalité, de voir toutes ces personnes, chacune particulière avec leur forme de visage, leur tenue vestimentaire. Il n'est pas possible de rester indifférent à l'apparente banalité de chacun, ou au physique ingrat de quelques uns. Au fur et à mesure des chapitres, le lecteur peut prendre plaisir aux vacheries débitées par ces deux demoiselles. Mais il est vrai que leur vie respire l'ennui et la sourde angoisse du lendemain, l'entrée dans la vie active après le lycée. Elles ne semblent avoir aucun souci financier, aucun projet d'avenir, une culture contestataire superficielle, et toujours ce dénigrement lapidaire systématique à la bouche. Malgré la personnalité affirmée des individus qu'elles côtoient, il s'installe peu à peu un sentiment de vacuité terrible devant ces existences inutiles, tout juste taraudées par l'inquiétude hormonale de la sexualité. Elles vivent en vase clos, se confortant l'une l'autre de leurs certitudes et de leur dédain pour le reste de la race humaine (avec une exception passagère pour David Clowes, le double fictif de l'auteur durant 2 pages). Cet enlisement dans un cynisme de façade et une position morale supérieure finit par lasser et le lecteur se désintéresse petit à petit. Toutefois cet immobilisme n'est qu'apparent et petit à petit la relation entre ces 2 jeunes femmes va évoluer insensiblement. À partir de la moitié de l'histoire, la dynamique de la relation entre Enid et Rebecca commencent à subir doucement les contraintes du réel. Daniel Clowes s'intéresse plus à Enid Coleslaw (dont le nom forme une anagramme de celui de l'auteur) et à son besoin de trouver une autre posture existentielle dans la vie. Cette jeune femme très critique perçoit l'obligation de changement, mais refuse de renoncer à son besoin d'absolu. Elle est le jouet de son système de valeurs qui la conduit dans une impasse, tout en refusant de renoncer à ses idéaux, et en étant dans l'impossibilité physiologique de lutter contre ses flux hormonaux. Sa provocation ne suffit plus à faire face à la réalité. À partir de là, le positionnement d'Enid n'est plus seulement celui d'une jeune femme au seuil de la vie adulte. Clowes en fait lentement mais sûrement une personne à part entière qui se retrouve devant sa solitude, l'incommunicabilité, les valeurs qu'elle s'est choisies et forgées, et l'obligation de devoir vivre dans le monde qui l'entoure, alors que ses proches poursuivent eux aussi leur propre cheminement dans la vie. le dénouement du récit provoque une incroyable sensation d'achèvement, presque morbide malgré le renouveau qu'il annonce. Cette histoire en 8 chapitres propose de suivre de jeunes femmes très critiques, peu constructives, dans une période de leur vie charnière, sans être remarquable ou spectaculaire. Autant il est difficile de ne pas ressentir l'ennui profond qui est le leur, autant la position inconfortable d'Enid renvoie chaque individu, quel que soit son âge, à ses propres choix dans la vie, à ces convictions, à sa solitude, d'une manière aussi douce qu'impitoyable, dans une narration très poignante.

04/08/2024 (modifier)
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Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Comme un gant de velours pris dans la fonte
Comme un gant de velours pris dans la fonte

Comme une pomme de terre anthropomorphe - Il s'agit d'une histoire complète et indépendante initialement sérialisée dans les numéros 1 (août 1989) à 10 (février 1993) du magazine Eightball. Cette histoire est en noir & blanc avec des niveaux de gris, scénarisée et illustrée par Daniel Clowes. Clay Loudermilk se rend dans un cinéma porno de quartier et assiste à la projection d'un film nommé Like a velvet glove cast in iron dans lequel il semble reconnaître l'une des actrices. le film mélange des scènes de copulation avec des comportements déviants. Les quelques spectateurs ont également des comportements dérangeants. À la fin de la projection, un autre spectateur lui conseille de se rendre dans les toilettes et qu'il ne le regrettera pas. Il le fait et apprend où se situent les locaux de la maison de production de ce film. Il décide d'effectuer le voyage jusqu'à ladite ville pour en apprendre plus sur cette actrice. Il lui faut d'abord réussir à emprunter une voiture à un pote. Sur la route, il va rencontrer des individus très étranges. Ça commence par une pochtronne qui l'embrasse à pleine bouche, une paire de policiers qui le passent à tabac et qui lui font une cicatrice en forme de logo de Mister Jones sous le pied droit. Au fur et à mesure de son errance, il rencontre des individus de plus en plus particuliers soit physiquement, soit psychologiquement. Parmi les plus décalés il y a cette jeune femme en forme de pomme de terre anthropomorphe sans bras ni jambe, ce chien sans orifice, cette jeune fille qui dessine en fumant la pipe, ce monsieur aux implants capillaires inachevés, cet homme persuadé d'être sur le point de comprendre une conspiration à l'échelle planétaire, etc. Dès le deuxième page, le lecteur a plongé dans une vision du monde à nulle autre pareille, irrémédiablement décalée par rapport à ce qu'un individu de base considère être la réalité, et horriblement familière. Clay Loudermilk se rend dans un cinéma porno, il assume un comportement réprouvé par la société (mais permis puisque ces établissements existent, enfin existaient). le film qu'il visionne comprend une composante sexuelle mais plus dérangeante qu'excitante, parce que teintée par des images de soumissions et de régression infantile, avec des individus à la morphologie normale et un peu âgés (des quadras). le comportement des spectateurs est terrifiant, non pas parce qu'ils sont menaçants, mais parce qu'ils sont révélateurs de leur misère sexuelle, de leur écart par rapport à la norme sociale, de leur insécurité. En 3 pages, Daniel Clowes a plongé le lecteur dans un récit surréaliste qui joue sur les phobies et les angoisses de l'être humain, au travers d'une intrigue linéaire et divertissant. La narration permet au lecteur de se laisser porter de rencontres improbables en situations impossibles, grâce au fil conducteur simple qui est pour Clay de retrouver cette actrice. Au fur et à mesure des rencontres et des avanies supportées par Clay, Daniel Clowes matérialise des interrogations philosophiques et existentielles, au travers du comportement de ces individus bizarres. Parmi les questionnements, il y a bien sûr la perception de la sexualité, ou en tout cas de la relation sexuelle. Clay et ses partenaires d'un jour ou plus ont une attitude complètement déculpabilisé par rapport à ces rapports, tout en conservant une forte implication et un fort investissement émotionnel dans l'acte lui-même. C'est à la fois une activité totalement normale, acceptée et évidente, et à la fois une source de frustration. À chaque fois il y a satisfaction du besoin physique, et insatisfaction du besoin psychologique. Ce constat est rendu d'autant plus implacable par les illustrations qui ne cherchent jamais à rendre les choses jolies, mais pas non plus repoussantes. Si la composante sexuelle est prégnante tout au long du récit, elle n'est pas la seule, ni même la plus importante. Tout au long du récit, Clay est à la recherche d'une forme de compréhension, de mode de déchiffrage des événements qu'il subit, du comportement des individus avec lesquels il interagit. À travers cette collection de situations absurdes et impossibles, Daniel Clowes confronte son personnage à l'arbitraire de la réalité, à l'obligation d'une interprétation des phénomènes, à l'impossibilité de la compréhension (ou de la révélation au sens religieux du terme) par l'être humain limité par ses sens et son imperfection ontologique. Pour cette thématique, Clowes a choisi le dispositif classique du complot global et l'a perverti à son objectif narratif par le biais d'un gugusse inquiétant et obsédé par sa quête de vérité. Convaincu par sa certitude, il en devient fermé à toute autre possibilité d'interprétation, de signification, il s'enferme lui-même dans son erreur. Clowes utilise une solution graphique aussi simple qu'efficace pour mettre en image ce thème : une icône sur la base d'un smiley qui crée un leitmotiv visuel aussi absurde qu'inquiétant. Bien évidemment l'autre thème majeur est celui de l'altérité et l'incommunicabilité, couplé à l'universalité de certaines émotions. L'apparence grotesque des individus, leurs difformités anatomiquement impossibles sont autant de visualisation de la différence avec l'autre et de notre perception égocentrique de ce qui nous entoure. Par le biais de ces visuels surréalistes, Clowes matérialise la différence avec l'autre, la part de l'autre qui reste ineffable, inconnue, insondable, irréconciliable avec notre individualité, nos propres limites. L'aspect graphique est très facile à lire et réserve beaucoup de moments inattendus. Daniel Clowes déstabilise son lecteur par des images surréalistes, sans jouer la fibre du misérabilisme ou de l'horreur. Il dessine chaque difformité tératologique (physiologiquement possible ou on) comme si elle allait de soi. Clay et les autres personnages ne remettent jamais en cause ce qu'ils ont sous les yeux. Chaque individu présente une morphologie et un visage qui lui sont propres. Cet ouvrage est l'un des premiers créés par Daniel Clowes et il révèle un auteur déjà accompli qui utilise le surréalisme pour développer un point de vue construit et étayé sur le sens de la vie et la condition humaine. Il évite de recourir à des outils psychanalytiques (même si quelques images y font penser), pour rester dans un récit linéaire où chaque monstruosité n'est que l'apparence d'une différence étrangère au personnage principal, et pourtant acceptable.

04/08/2024 (modifier)
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Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Vincent - Un saint au temps des mousquetaires
Vincent - Un saint au temps des mousquetaires

La méchanceté est souvent une souillure qui recouvre bien des fragilités. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, mettant en scène Vincent de Paul (1581-1660). Sa première publication date de 2016. Elle a été réalisée par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins et les couleurs, et le lettrage a été réalisé par Joëlle François. L'ouvrage commence par une introduction d'une page, écrite par le scénariste en 2016, évoquant le fait qu'il s'agit avant tout d'une évidence, mais aussi d'un pari, d'écrire une bande dessinée mettant en scène un saint homme. Il se termine avec un texte de dix pages, illustré de crayonnés de Jamar, rédigé par Marie-Joëlle Guillaume, historienne, autrice de Vincent de Paul, un saint au Grand Siècle (2015). Elle évoque le temps des mousquetaires et le siècle des saints en plusieurs chapitres : la France au XVIIe siècle, Paris au temps de Louis XIII une ville et des personnages hauts en couleurs, Ce siècle a eu Vincent, L'odyssée du petit paysan des Landes, Saint-Lazare et compagnie, Les femmes à l'honneur, le secret de Vincent. Paris. Maison de Saint-Lazare. Avril 1643. Au petit Matin. Vincent de Paul, aumônier général des galères, est en train de prier seul devant l'autel de l'église. Antoine un adolescent arrive accompagné d'une jeune demoiselle et il lui fait observer que les prières de Monsieur Vincent sont de plus en plus courtes. Et ses journées de plus en plus remplies. Il craint qu'il ne se casse le dos à courir ainsi dans tout Paris. La demoiselle ajoute que ce qui l'inquiète elle, ce sont ces vilaines personnes qu'il fréquente. Vincent de Paul s'est relevé et il se dirige vers eux : aujourd'hui Antoine et lui se rendent chez Madame Marguerite-Claude, marquise de Magnelais, sœur du général des galères, Philippe-Emmanuel de Gondi. Monsieur Vincent vient solliciter un don de six mille livres pour acheter la liberté de Manon, une jeune prostituée de quinze ans. La marquise y consent avec quelques réticences, bien évidemment du fait de la somme, mais aussi de la consacrer à une prostituée. Monsieur Vincent se rend seul dans le quartier de la tour de Nesles en fin de matinée. Il s'assoit à une table d'une auberge, en face du chevalier d'Aubrac, proxénète. Il lui a apporté la somme dite, elle correspond au salaire annuel d'un maître de camp ce que fut l'homme. La discussion s'engage et Monsieur Vincent fait observer que son interlocuteur exerce un négoce qui le perdra, car il n'y a guère d'espoir dans la voie qu'il s'est choisie. Monsieur d'Aubrac lui expose les circonstances de sa vie. Sa mère est morte en couches. Son père l'a élevé seul. Il était de petite noblesse. Il l'a jeté dans l'armée. Ce n'était pas idiot. Par son nom, par quelques coups d'éclats dus à la jeunesse, il a gagné sa place de maître de camp. Et puis, une femme lui a fait perdre la tête. Elle avait un défaut, elle avait un mari. Il a tué le mari. Ses supérieurs l'ont chassé. Il s'est retrouvé sans le sou. Mais comme il plaisait aux femmes, il s'est laissé gagner par d'autres pratiques. Plus reposantes que la vie de régiment. L'introduction du scénariste est pile entre les deux yeux : elle établit clairement le défi de mettre en scène un homme qui a été canonisé, de trouver le bon dosage pour montrer l'importance de la Foi dans sa vie sans faire de prosélytisme, de montrer ses pratiques cultuelles sans tomber dans le catéchisme, de mettre en lumière en quoi ses croyances guident sa vie. Pour se lancer dans ce défi, il bénéficie de la narration visuelle impeccable d'un dessinateur avec qui il avait déjà réalisé Les Voleurs d'empires, tome 7 : Derrière le masque (sept tomes de 1993 à 2002), puis Double Masque, tome 1 : La Torpille (six tomes de 2004 à 2011). La reconstitution historique s'avère être d'une solidité impressionnante, montrant l'évidence de la présence des hommes d'Église dans la société de l'époque. Pour ce récit, les auteurs ne cherchent pas à réaliser une analyse sociétale, politique ou philosophique de la matérialité de la religion. Leur projet réside dans la mise en scène de cet aumônier au travers de ses actes, de ses interactions avec les autres, de son quotidien, pratique de la prière comprise. le lecteur pratiquant n'y trouve pas un moyen d'approfondir sa Foi, le lecteur athée n'est pas pris en otage par une apologie du saint homme. Monsieur Vincent agit en cohérence avec les préceptes de sa religion, à commencer par la charité. Cette bande dessinée s'ouvre avec une vue en élévation de la maison de Saint-Lazare, dans une reconstitution minutieuse et précise, réalisée sur la base d'une documentation solide et fournie. le lecteur peut passer rapidement à la case suivante, mû par le désir de découvrir l'intrigue, ou il peut choisir de savourer cette vue. Il découvre alors les bâtiments en pierre, leur architecture impeccablement reproduite, les toitures et leurs ardoises, les individus en train de s'affairer, les carrioles, une brouette, ainsi que les alentours tel un verger. Déjà lors de leurs précédentes collaborations, le scénariste avait loué les talents de Martin Jamar, son degré d'implication dans les recherches de référence, son application dans la reproduction exacte. le lecteur avait pu se projeter dans la reconstitution soignée des rues de Paris. Cette bande dessinée bénéficie du même savoir-faire et c'est un délice que de pouvoir ainsi visiter Paris en 1643, la Maison de Saint-Lazare, l'hôtel de Marguerite-Claude, marquise de Maignelais, aussi bien sa façade que ses salons, le quartier de la tour de Nesles, l'intérieur de la Maison Sant-Lazare avec son hospice et son réfectoire, les quais de Seine, le cimetière des Innocents, l'hôtel particulier de madame Marie Lumague, le campement de gitans le long de l'enceinte du palais Cardinal, les quartiers mal famés de Paris dont le quartier des Halles, l'hôtel d'Entragues, le quartier de Notre Dame, etc. Dans la planche cinquante-trois, le lecteur découvre une vue d'une étroite artère de Paris en élévation, dans laquelle un chariot s'est renversé, le cheval à terre. Ces deux cases et celles de la page suivante fourmillent de détails montrant les différents badauds, les petits métiers, la violence avec laquelle le cocher du carrosse du duc d'Entragues se fraye un chemin de force. C'est un véritable délice. Le dessinateur apporte bien sûr le même soin pour les accessoires de la vie de tous les jours, et pour les tenues vestimentaires. Ses personnages disposent de physiques réalistes, avec des formes de visages différentes, des barbes ou des moustaches pour les hommes, des coiffures différentes, etc. Les postures appartiennent à un registre réalise, sans exagération, avec un sens remarquable de la mise en scène, en particulier pour les scènes de groupe, ou les actions complexes avec des déplacements des uns par rapport aux autres. L'artiste réalise une mise en couleurs riche et dense, apportant des informations visuelles supplémentaires (par exemple un tableau dans un salon), sans pour autant supplanter les traits encrés. du grand art. le lecteur peut très lire chaque planche sans prêter une quelconque attention à toutes ces caractéristiques de la narration visuelle, sans même se rendre compte du volume d'informations qu'il absorbe ainsi. Très conscient des qualités de ladite narration, le scénariste se repose dessus pour pouvoir raconter une histoire consistante et roborative. La couverture laisse à penser que Monsieur Vincent s'apprête à se lancer au combat, prêt à frapper avec la croix dans sa main. le lecteur comprend vite que l'histoire repose sur l'élucidation d'un meurtre, celui de Jérôme, pensionnaire à la Maison de Saint-Lazare. Monsieur Vincent enquête à sa manière, posant des questions à ses interlocuteurs, certains venant le voir, d'autres chez qui il se rend. Il discute naturellement avec les uns et les autres, plutôt de manière naturelle, sans jamais que le récit ne prenne l'allure d'un interrogatoire formalisé. Cette démarche amène Monsieur Vincent à s'entretenir aussi bien avec des riches et puissants, qu'avec des manants et même des proxénètes, voleurs à la tire, ou va-nu-pieds, c'est-à-dire toutes les strates de la société dont il sonde le fonctionnement implicite. le mobile du meurtre n'est pas bien difficile à anticiper pour le lecteur, mais l'intérêt du récit se trouve ailleurs. Outre l'immersion dans le Paris du dix-septième siècle, l'intrigue permet de plonger dans l'Histoire, auprès de personnages comme le duc d'Entragues, Jean-François Paul de Gondi, et même le roi Louis XIII sur son lit de mort. le lecteur note deux scènes qui détonnent un peu par rapport à l'enquête : l'entretien entre Vincent de Paul et Jean-François Paul de Gondi, puis celui entre Vincent de Paul et le roi. Il se dit que Jean Dufaux en a profité pour évoquer une facette de l'époque qui lui tient à cœur. Il conserve cette idée à l'esprit lors d'autres conversations, au cours desquelles Vincent de Paul dit simplement ses convictions, sur le chagrin, sur la Providence, sur la beauté féminine, sur la méchanceté, sur les moments pénibles. Dans ces moments-là, le lecteur sent bien que Jean Dufaux dit son admiration pour ces valeurs, pour un individu capable de vivre selon de tels préceptes. D'un côté, le lecteur craint de tomber sur une bondieuserie ; de l'autre, il a déjà pu apprécier la qualité extraordinaire des précédentes bandes dessinées de ce duo de créateurs. Il se lance dans les premières pages et il retrouve toute la richesse des pages de Martin Jamar, la consistance de la reconstitution historique, la clarté de la narration visuelle, la nature organique de ce qui est montré. Il comprend qu'il s'agit d'une enquête de type policière dont le mobile est très classique, et dont le déroulement permet de rencontrer des individus issus de toutes les couches sociales. Il ressent rapidement l'implication de Jean Dufaux : ce récit lui tient à cœur et il ne l'a pas écrit pour faire plaisir à son artiste, mais plutôt il s'appuie sur ce dernier pour faire honneur à son ambition. Extraordinaire.

04/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Strip-Tease
Strip-Tease

Crotte de nez - Ce tome est l'œuvre de Joe Matt (1963-2023, scénario, et illustrations en noir & blanc). Il regroupe des histoires (pour la majeure partie en 1 page) publiées entre 1987 et 1991. Comme son titre l'indique, il s'agit du journal autobiographique de Joe Matt, dessinateur de comics et névrosé. La première page de ce journal porte déjà toutes les caractéristiques de ces entrées très personnelles. Elle s'intitule Ce que vous devez d'abord savoir sur Joe Matt. Elle comporte 32 cases dépourvues de décors avec des fonds noirs. Chaque case comporte une courte phrase avec l'illustration permettant au lecteur de déterminer l'interprétation qu'il doit en faire. Par exemple la deuxième chose que doit savoir le lecteur est "Voici comment il (Joe Matt) se comporte", et le dessin représente un jeun enfant (2 ans) avec sa couche en train d'agiter la main. La narration est donc portée par les brefs textes et les dialogues qui dictent la nature des dessins. Au fil des entrées, le lecteur découvrira également des trames narratives plus traditionnelles dans lesquelles Joe Matt raconte un événement particulier dans une narration séquentielle avec écoulement du temps et décors situant l'action. Cette première page permet également de découvrir que ce journal a pour personnage principal son auteur (ce n'est pas une surprise), mais qu'il ne sera pas un héros. Matt indique qu'il souffre d'un sentiment de culpabilité lié à son éducation religieuse, qu'il est pingre; que sa mère est folle (au sens clinique du terme de son point de vue), qu'il a horreur du sport, qu'il a un égo surdimensionné, qu'il est indécis, etc. La page du 24 février 1988 expose son addiction à la pornographie. Et les pages 22 et 47 ajoutent quelques informations supplémentaires telles qu'il ne repasse jamais ses vêtements et qu'il mange ses crottes de nez. Au 26 novembre 1987, il explique que sa vie n'a rien d'extraordinaire et que les faits saillants sont finalement très banals. Et pourtant Peep show est une bande dessinée que je relis régulièrement et qui me fait toujours autant rire à chaque lecture. Joe Matt a pris le parti de se moquer de lui-même et de faire rire à ses dépends de tous ses défauts, de toutes ses mésaventures. Il utilise un style graphique simplifié, un peu élastique, aux expressions faciales caricaturales. Effectivement pour chaque individu, sa propre vie n'a rien d'extraordinaire, puisqu'il s'agit de son quotidien. Toutefois la verve comique de Joe Matt rend même ses séjours aux toilettes (oui, il y a une page entière qui est consacrée à comment couler un bronze en étant le plus discret possible, page 65) devient un spectacle drôle et irrésistible. Dans la mesure où il décrit sa vie, le lecteur découvre également sa recherche artistique pour trouver un mode d'expression adapté à son projet autobiographique, ses essais pour améliorer son art, et il explique quelques unes des techniques qu'il emploie. le constat est que Joe Matt a un sens inné de la mise en scène, de la concision et du minutage pour tout transformer en spectacle. Et puis sa vie, toute ordinaire qu'elle soit, permet au lecteur de découvrir sa famille dans la banlieue de Philadelphie, son quotidien à Montréal, puis à Toronto, son amitié avec Matt Wagner (Grendel, Mage), Bernie Mireault (illustrateur de The Devil inside), Seth (George Sprott) et Chester Brown (Le petit homme, Vingt-trois prostituées). Du coup il y a quand même un aspect exotique (ou au moins touristique), ainsi que des détails intéressants sur la vie de ces autres artistes. Et la vie quotidienne d'artiste fauché de Joe Matt présente des particularités très exotiques pour le commun des mortels. Au fil des pages, il est possible de découvrir comment il fait pour vivre sans revenu régulier, sa déclaration de revenu pour l'année se montant à 700$ (avec la réaction ahurie de son frère). Mais le plaisir de lecture ne s'arrête pas à un humour politiquement incorrect et une forme d'exotisme social, ou à l'intimité sordide d'un individu pathétique. Joe Matt dispose d'une capacité surnaturelle à faire émerger les aspects les moins reluisants de la condition humaine, et à transcrire les relations interpersonnelles. À la fois il apparaît comme un individu unique et particulier ; à la fois ses petites névroses, ses insécurités et ses défauts sont celles de tout être humain. Et il peut aussi bien passer de blagues potaches sur les odeurs corporelles, qu'à la réaction des individus face à la mort, ou la complexité de la vie de couple (entre mesquineries manipulatrices quotidiennes, et chaleur de la relation). Or comme Seth et Chester Brown, Joe Matt construit ses entrées de journal sur le sujet, sans jamais utiliser la psychanalyse. Il illustre également l'incidence de la foi catholique de sa mère sur la façon dont il a été élevé, ce qu'il est devenu et le poids de la culpabilité inhérente à la religion (avec une page très drôle sur les différentes façons de faire passer le temps lors de la messe, page 41). Au fur et à mesure des pages, Joe Matt s'interroge également sur son art ; il explique que dessiner est sa vocation, qu'il ne sait faire que ça et que seule l'autobiographie l'intéresse. Certaines planches servent à mettre en abyme son interrogation sur la nature même de son activité. Il se dessine en train d'essayer de réaliser une nouvelle planche, sans aucune inspiration, ayant épuisé toutes ses anecdotes. Au 15 septembre 1988, il met en scène un critique d'art fictif lui rendant visite et mettant en évidence l'influence (et la source d'inspiration) majeure de Joe Matt : Robert Crumb. Contrairement à la règle de base du prestidigitateur, Joe Matt n'hésite pas à montrer l'envers du décor, à expliquer comment il construit ses pages autobiographiques. À la fois il explicite le fait que chaque page est une construction artificielle d'un moment de sa vie ; à la fois il met en évidence sa maîtrise des techniques narratives. À la fois il met en scène son manque d'aspiration ; à la fois il décrit au lecteur son processus créatif. Or à chaque page, le lecteur est pleinement absorbé par ce que raconte Joe Matt au point d'en oublier la forme. Mais quand Matt pointe du doigt une de ses techniques, le lecteur se rend compte qu'il vient de terminer une page remplie de petites cases qui lui donne l'impression d'avoir lu une nouvelle. le summum de cette technique est atteint page 39 où Joe Matt utilise une mise en page comprenant 12 lignes de 8 cases chacune, soit un total de 96 cases en une page (= l'équivalent d'une histoire normale de 12 pages). Ouvrir et plonger dans Striptease, c'est découvrir un auteur à l'humour décapant, découvrir un individu minable et mesquin, découvrir un être humain qui ressemble au lecteur. Joe Matt a réalisé 3 autres albums après Striptease : Les Kids, Le pauvre type et Épuisé.

03/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Peepshow (Le Pauvre Type)
Peepshow (Le Pauvre Type)

Confession - Le pauvre type est le deuxième tome autobiographique écrit et illustré (en noir & blanc) par Joe Matt. Il reprend le cours de sa vie là où il l'avait laissé à la fin de Strip-tease. Il contient les chapitres prépubliés dans les numéros 1 à 6 de Peepshow, entre 1992 et 1994. Ce tome commence avec une séance de masturbation de Joe. Trish rentre de ses cours et lui demande ce qu'il a fait de sa journée ce qui l'énerve instantanément dans la mesure où il n'a pas la conscience tranquille. Ils habitent ensemble dans la banlieue de Toronto. Joe Matt passe ses journées à glander sans avancer dans ses bandes dessinées, pendant que Trish poursuit ses études de graphiste. de temps à autre, il se rend à Toronto pour papoter avec Chester Brown et Seth, deux autres auteurs de BD canadiens. Il mate les filles dans la rue et remarque une superbe métisse qui par hasard va être amenée à travailler avec Trish. Au fil des semaines ses relations avec Trish se détériorent et il finit par prendre la décision de louer une chambre chez un couple de retraité à Toronto même. Il fait tout pour éviter l'autre locataire un peu envahissant. Il ne voit plus Trish qu'un week-end sur deux. Il rencontre un fan (joueur de basse dans un groupe de rock) dans un magasin de comics et il continue de fréquenter Chester Brown et Seth. Il peut enfin visionner ses disques de personnages, et se masturber à volonté, sans ressentir de culpabilité. Avec ces épisodes, Joe Matt abandonne les tâtonnements graphiques pour adopter une mise en page rigoureuse de 6 cases par page (3 rangées de 2 cases), avec une fusion de temps à autre de 2 cases d'une même ligne, ou de 4 cases. Sa façon de dessiner les personnages oscille entre un style très simple à l'image de sa personne sur la couverture, ou des expressions plus travaillées pour le visage. Il a abandonné les rendus plus simplistes qu'il utilisait dans ses premières planches. Il continue d'exagérer les expressions des visages pour accentuer un sentiment, le plus souvent à des fins comiques, le plus souvent à ses dépends. Parfois il détaille plus un visage pour le rendre un peu plus réaliste ce qui a pour effet de faire changer l'individu de registre : d'un personnage imaginaire, il s'incarne pour se rapprocher de son modèle réel. Sans créer de véritable hiatus, ce glissement dans le mode de représentation rend les comportements et les réactions affectives plus proches des nôtres, et fait baisser le capital sympathie des protagonistes. Cela accentue l'amertume et l'alacrité des relations. Matt a pris le parti de systématiser les décors dans plus de 80?s cases. Ils sont dessinés avec le même niveau de simplification que les individus, tout en conservant un bon niveau de détails. du coup le lecteur peut se projeter dans l'environnement de Joe Matt, observer les intérieurs dans lesquels il évolue, marcher à ses cotés dans la rue, se faire une idée des cafés qu'il fréquente avec Chester Brown et Seth, ou avec une amie. Coté autobiographique, Joe Matt a également franchi un palier. La première page le dépeint comme à la recherche à tout prix du plaisir physique en solitaire. Ce n'est pas seulement l'aspect régulier et organisé de cette pratique qui marque le lecteur, c'est aussi la volonté de Matt de se dépeindre sous son jour le moins favorable. Les quatre premiers épisodes constituent une longue enfilade de mise en avant de ses travers, sans rien qui vienne contrebalancer cette approche. Il s'installe donc un malaise assez désagréable à assister à la dégradation systématique de Joe Matt, par l'illustration de tous ses travers. Ce malaise est renforcé par la force de conviction de la narration. Oui Joe Matt est égoïste, pingre, égocentrique, asocial, dépourvu d'empathie vis-à-vis de Trish, mesquin, dépourvu d'assurance et de confiance en lui, geignard, indécis, profiteur, etc. À force le lecteur finit par ressentir une forme de dégoût engendrée par le fait qu'il est facile de reconnaître en soi chacun de ces défauts. Cette accumulation finit par mettre mal à l'aise du fait que l'apparence de Joe Matt incite à l'empathie, alors qu'il se dénigre page après page, sans que n'apparaisse ne serait-ce qu'une seule qualité. le lecteur prend de plein fouet le manque de pudeur de Joe Matt quant à ses imperfections, et le fait de se reconnaître en lui. Heureusement, en cours de route Joe Matt prend soin de faire dire à son personnage que son double de papier n'est pas vraiment lui. Il faut se souvenir que cette autobiographie, comme tout récit basé sur le réel, est avant tout une construction narrative. À ce petit jeu, Matt est très fort pour construire un double de fiction qui concentre toutes ses névroses, sans aucune qualité rédemptrice. Il effectue un travail de réflexion sur lui-même pour montrer tous les mécanismes affectifs qui lui pourrissent la vie, qui font de lui un être humain à la fois méprisable, et pitoyable, humain comme tout à chacun. Dans les deux derniers chapitres, Joe regagne de l'entrain avec l'espoir de lier une nouvelle relation amoureuse. le ton de l'histoire s'en ressent et l'humour reprend le dessus sur l'amertume. Il apparaît également que Matt a du mal à dépasser le besoin d'absolu propre à l'adolescence. Sa quête de la femme parfaite évoque l'individu incapable d'accepter la réalité, de composer avec le quotidien. Loin d'être un simple journal intime dessiné au fil de l'eau, Le pauvre type est bel et bien un roman graphique bénéficiant d'une construction littéraire élaborée. Joe Matt expose ses défauts divers et variés dans une chronologie basique, tout en décortiquant ses sentiments pour les montrer et exposer l'intensité de son mal être. À la fin du tome, le lecteur a ressenti ce mal être avec acuité et il se rend compte que Matt a été capable de transmettre ses tourments, sans jamais recourir à un langage psychanalytique. Il a réussi le tour de force peu commun de parler de sa vie intérieure avec honnêteté et franchise, de ses sentiments, sans jamais s'appuyer sur une théorie psychologique ou une autre. Derrière une apparence visuelle simple, des récriminations et des jérémiades incessantes, Joe Matt expose sa vie intérieure et parle de la condition humaine, avec une sensibilité un peu masochiste et une pertinence qui touchera tous les lecteurs (masculins qui se reconnaîtront dans ces atermoiements et ces questionnements). Les lectrices auront une vision peu flatteuse de la condition masculine. Joe Matt continue son exhibitionnisme dans Épuisé.

03/08/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Deadpool - Mercenaire Provocateur
Deadpool - Mercenaire Provocateur

Régressif & potache, avec de la violence qui tâche : du vrai Deadpool - Ce tome comprend les 13 épisodes de la série parue en 2009 et 2010, tous écrits par Victor Gischler. Deadpool s'apprête à s'écraser disgracieusement dans la Terre Sauvage à bord d'une minuscule capsule spatiale. Grâce à son pouvoir extraordinaire de régénération, il en ressort vivant, bien que complètement carbonisé. Il lui semble avoir devant lui un Tarzan blond à la Walt Disney, avec un gros chaton à ses cotés (il s'agit en fait d'une déformation due à la pool-o-vision). Le lecteur apprend alors que Deadpool a été engagé par l'AIM (Advanced Idea Mechanics) pour récupérer une arme bactériologique indéterminée dans la Savage Land, avant que les agents d'Hydra ne puissent mettre la main dessus. Une fois remis sur pied, il retrouve son contact agent de l'AIM : le docteur Betty Swanson. Au cours de ces 13 épisodes, Deadpool va mettre la main sur Headpool (comme le montre la couverture), il va croiser Ka-zar, se battre contre des dinosaures, se faire piétiner, dévaster une station spatiale, patauger jusqu'aux cuisses dans les marais des Everglades, se retrouver en caleçon à petits cœurs roses, bénéficier de l'aide de Brother Voodoo, endosser le costume de John Travolta dans la fièvre du samedi soir, passer quelques jours dans l'univers des zombies Marvel (terre 2149), trouver l'amour en la personne d'une femme folle de son corps, se recevoir un building sur la tête, chevaucher une superbe moto, etc. Incroyable, Victor Gischler a su trouver le bon dosage des ingrédients Deadpool pour raconter une vraie histoire qui soit également drôle, pleine de suspense, second degré, avec un peu de gore quand les katanas tranchent, un peu de titillation avec la pauvre Betty, et beaucoup, beaucoup de plaisir régressif. Victor Gischler sait parler aux fans de Deadpool. Ce dernier est indestructible grâce à son pouvoir de régénération. Il conduit des discussions entre sa personnalité et les deux autres voix qui habitent sa tête. Il y a quelques utilisations de la pool-o-vision, assez peu nombreuses. Il a une maîtrise peu commune des armes en tous genres, du katana à la mitrailleuse lourde (en passant par le rouleau de papier toilette). Il a un sens de l'humour à rebrousse-poil et il fait craquer les filles (enfin au moins une). Enfin il voit la réalité au travers d'un prisme déformant qui se révèle déconcertant et parfois satirique. Victo Gischler sait parler aux fans de l'univers Marvel. Au-delà de quelques personnages de deuxième et troisième ordres, il fait apparaître Antonio Rodriguez (Armadillo, mais si vous ne connaissez que lui). Il connaît par cœur la continuité de l'univers zombie. Il met en scène la rivalité qui existe entre l'AIM et Hydra. Seule sa version de Ted Sallis (Man-Thing) semble un peu trop éloignée du traitement habituel de ce personnage. Victor Gischler sait parler aux fans d'action avec plein de dinosaures, de zombies, de course-poursuite, de combats, d'échanges de coups de feu, de katanas, de hordes de barbares en furie, de volcans en éruption, etc. Victor Gischler sait parler à votre second degré avec un sens de l'humour qui joue sur plusieurs registres. Il va de références à d'obscures connaissances de geeks aux boulettes successives du chef de groupe incompétent de l'AIM. La dérision et l'auto-dérision règnent en maître. Deadpool ne se prend jamais au sérieux et se prend râteau sur râteau avec la très gironde Betty. La majeure partie des illustrations sont dessinées par Bong Dazo et encrées par José Pimentel. Rob Liefeld ne dessine que 11 pages, Das Pastoras dessine 3 pages, Kyle Baker en dessine 24. Jusqu'ici Bong Dazo (quel nom !) ne m'avait franchement pas impressionné. Ici, il se révèle parfait et minutieux. Il a un style un peu rond mais pas trop qui fait passer toutes les exagérations. Les encrages sont un peu appuyés mais pas trop pour donner de la substance et conférer de la densité. L'anatomie des personnages est parfois douteuse (la musculature défie les lois de la physiologie) mais sans trop distraire de la lecture. Les scènes un peu gores trouvent le juste milieu entre l'horreur et l'exagération comique. La tête de Deapool reste expressive bien qu'il porte son masque du début jusqu'à la fin. Betty Ross dispose de courbes généreuses et voluptueuses comme une scream-queen de luxe, mais sans être godiche ou potiche. Les tyrannosaures ont une dentition impressionnante et dégagent une vraie férocité. Chaque épisode dispose d'une superbe couverture d'Arthr Suydam, le peintre historique des couvertures des épisodes de Marvel Zombies. Chaque couverture constitue un pastiche d'une affiche de film telle que le Silence des Agneaux ou les Dents de la mer. Alors qu'en 2009 la multiplication des séries Deadpool s'accompagnait d'une dilution et d'une diminution de la qualité, Victor Gischler nous offre un scénario dense, sans temps morts avec des scènes d'action grand spectacle, un personnage principal sans concession et très à coté de la réalité, avec des illustrations en parfaite osmose. Après cette maxisérie, Victor Gischler a créé le Deadpool corps (le club des cinq), 5 fois plus de Deadpool pour 5 fois plus de délires mortels.

02/08/2024 (modifier)