Les derniers avis (9149 avis)

Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Bobigny 1972
Bobigny 1972

C'est votre loi qui est coupable. - Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre, qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur le procès de Bobigny, contre l'avortement, en octobre et novembre 1972 à Bobigny. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Marie Bardiaux-Vaïente pour le scénario, et Carole Maurel pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-quatre-vingt-cinq pages de bande dessinée. Il se termine avec une page de remerciements et une page de bibliographie, ainsi que les coordonnées de l’association Choisir. Dans les rues de Bobigny, une nuit de janvier 1972, une voiture rouge fonce à toute allure, poursuivie par une voiture de police, sirène hurlante. Coincé dans une impasse, le conducteur doit sortir les mains levées, sous la menace de l’arme de service d’un policier. Il est emmené au commissariat et accusé de vol de voiture, refus d’obtempérer, délit de fuite, mise en danger de la vie d’autrui : Daniel P. va prendre cher. Conscient de ce qu’il risque, le jeune homme déclare vouloir négocier, ce qui fait rire de bon cœur les deux policiers. Quelques jours plus tard, un matin à six heures, une voiture de police se stationne en bas d’un petit immeuble, trois policiers dont un en uniforme montent dans les étages et sonnent à la porte de Mme Chevalier. La voisine ouvre sa porte, mais les policiers lui intiment de rentrer dans son appartement. Michèle Chevalier ouvre sa porte, les policiers entrent et ils procèdent à une perquisition de son appartement. Leur entrée a réveillé les trois filles, dont Marie-Claire adolescente. Les policiers dérangent tous les placards, les armoires, la commode, les matelas et finissent par trouver un objet suspect. Ils embarquent Michèle Chevalier et ses trois filles au commissariat. La voisine Nicole ressort sur le palier avec son nourrisson, et elle prend en charge les deux plus jeunes filles. Au commissariat, la mère et la fille sont interrogées séparément. L’adolescente reconnait qu’elle a avorté, et sa mère reconnaît l’avoir aidée. Les policiers leur posent la même question : Sont-elles conscientes qu’il s’agit d’un crime, relevant de l’article 317 du Code Pénal ? Ils en font la lecture : Quiconque, par aliments, breuvages, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen aura procédé ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte ou supposée enceinte, qu’elle y ait consenti ou non, sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans, et d’une amende de mille huit cents francs à cent mille francs. Elles sortent du commissariat sous le coup de cette accusation. En juin 1971, plusieurs amies sont réunies : Gisèle Halimi, Christiane Rochefort, Simone Veil, Delphine Seyrig. Elles évoquent l’appel des trois cent quarante-trois femmes, publié dans l’hebdomadaire Le nouvel observateur. Certaines des signataires ont été convoquées par leur employeur. Elles décident de créer une association : Choisir la cause des femmes. Il est possible que le lecteur parte avec un a priori : une bande dessinée retraçant un fait historique et un événement social majeur, ça risque d’être pesant en informations. Il éprouve la surprise de découvrir que la bande dessinée commence par une rapide course-poursuite nocturne en voiture, puis par une effrayante arrestation avec une perquisition sans ménagement. Même s’il connaît le déroulement des faits dans les grandes lignes, ainsi que l’importance du procès de Bobigny menant à la loi du 17 janvier 1975 relative à l'interruption volontaire de grossesse, le lecteur est pris dans la tension des enjeux de ce procès, par la terrible pression qui pèse sur l’adolescente et sur sa mère, par la conviction inébranlable de l’avocate, par l’implication de nombreuses célébrités, par le calme et la patience du juge, et par-dessus tout par chaque injustice, les unes après les autres. Les scènes de prétoire sont bien présentes, mais pas majoritaires : les autrices mettent en scène plusieurs femmes, et elles racontent leur histoire personnelle : le viol et l’avortement de Marie-Claire, aussi éprouvants l’un que l’autre, d’autres avortements, le quotidien modeste de la famille monoparentale Chevalier, la relation mère-fille, l’entraide de la voisine, quelques éléments de médiatisation. Il apparaît également que ce procès devient le point de rencontre de sphères sociales généralement dissociées : une employée du métropolitain, un juge, un procureur, une avocate renommée, une femme politique à l’envergure nationale, une actrice féministe, un médecin, pour finir à l’Assemblée nationale. Avant tout, il s’agit de l’histoire d’une adolescente, violée. Le lecteur assiste à la scène : le jeune homme Daniel P. qui emmène la jeune fille dans sa chambre, en voiture, expliquant d’abord qu’il y aura ses copains, puis qu’ils ne peuvent pas venir mais qu’il y aura sa mère, les dessins mêlent une dimension descriptive pour les décors, et une approche émotionnelle pour les personnages. Le lecteur peut reconnaître la voiture (une DS), regarder la façade des immeubles de banlieue, faire le tour de ce qui se trouve dans l’appartement du violeur (le lit, le désordre, la petite table ronde, les plaques de cuisson, une ou deux bouteilles, etc.), puis la mise en couleur passe d’un mode naturaliste à un mode en noir & blanc avec des nuances de gris, des plans serrés rendant compte des impressions, des sensations, jusqu’à une illustration en double page, sans un mot, Daniel allongé sur sa victime, en vue de dessus ce qui ajoute encore à la force du placage, à l’abjection de cet acte où la victime n’est plus qu’un objet, et le criminel un individu sans empathie aucune. Suit une séquence toute aussi accablante alors que Marie-Claire revient chez elle, toujours dans des tons noir & blanc et gris, montrant le retour au monde quotidien qui n’a plus rien de normal après la sidération du traumatisme. Trente pages plus loin, l’aveu sort de la bouche de la fille face à sa mère, une simple phrase, un constat accablant : Il m’a forcée ! Il n’y a aucun sensationnalisme, aucun voyeurisme : l’adolescente doit vivre avec la double peine de l’inculpation et du traumatisme. Elle doit également faire face au procès, aux questions posées par des hommes, aux interventions de son avocate dont la portée et le contexte sont à l’échelle nationale et s’inscrivent dans une démarche avec un historique et un enjeu sans commune mesure. Dans le même temps, d’autres femmes évoquent leur cas personnel. Le lecteur voit Gisèle en Tunisie en 1938, tenir tête à sa mère, en lui disant que ses frères peuvent faire leurs lits tout seuls et aider à mettre la table, rejetant l’ordre établi que lui énonce sa mère, que les garçons ça ne compte pas pareil, que le rôle d’une fille est de servir les hommes. Il voit une jeune fille s’exprimer avec la fougue de son âge, dans un environnement tunisien, avec les couleurs chaudes du soleil. La séquence se termine par l’avocate en robe, et son credo : elle a décidé que ses mots, cette arme absolue pour défendre, expliquer, convaincre, se prononceraient toujours dans la plus absolue des libertés, et dans l’irrespect de toute institution. Le témoignage de Micheline Bambuck, la faiseuse d’anges, décrit les conditions de son intervention pour Marie-Claire, dans le petit appartement des Chevalier, son déchirement entre ses actes et ses convictions religieuses. La narration visuelle reste très prosaïque, sans pathos ni effet dramatique : la réalité du petit appartement, les instruments, l’adolescente allongée sur le canapé, rien de misérable ou de glauque, mais aucun encadrement médical, des mesures d’hygiène artisanales sans comparaison possible avec l’environnement d’une clinique ou d’un hôpital. D’un côté, le constat d’une sororité dans la prise de risques ; de l’autre côté, une situation insupportable et inique engendrée par une loi qui est coupable, comme le formule Michèle Chevalier pendant les audiences. Lors de son audition, l’actrice Delphine Seyrig (1932-1990) explique qu’elle est complice d’avortements, quotidiennement. S’en suit une autre séquence d’avortement, pratiquée par un médecin, toujours dans un appartement. En pleine empathie avec la victime, sa mère, l’avocate, le lecteur découvre le déroulement du procès : la prise de contact de Michèle Chevalier auprès de l’association Choisir, la demande d’approbation de l’avocate auprès de Marie-Claire dont l’affaire va être médiatisée à l’échelle nationale, plusieurs audiences et plaidoiries. Sans effets de manche, avec quelques expressions de visage légèrement appuyées, l’avocate prend la parole, la victime raconte son histoire, la mère explique comment elle a aidé sa fille, la faiseuse d’anges évoque ses pratiques et leurs conditions d’exercice, le juge écoute, le procureur et plusieurs personnalités se succèdent à la barre. De manière très organique, les enjeux du procès gagnent en ampleur, en contexte, en finalité. En fonction de sa familiarité avec ces années-là, avec l’histoire de la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, avec les mouvements féministes de l’époque, le lecteur identifie et situe ces différents intervenants : Gisèle Halimi, Simone Veil, Christiane Rochefort (1917-1998), Jean Rostand (1894-1977), Jacques Monod (1910-1976), c’est-à-dire les cinq fondateurs de l’association Choisir la cause des femmes, Delphine Seyrig (1932-1990), Simone Veil (1927-2017), Claude Servan-Schreiber (1937-). Il peut également relever le livre de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi consacré à Djamila Boupacha (1938-). Il est frappé de stupeur par l’injustice de l’article 317 du Code Pénal, par l’évidence pointée par l’avocate que ce sont des femmes jugées par des hommes, par l’absence de connaissances biologiques du procureur, par l’aplomb de Delphine Seyrig sur la réalité de la pratique de l’avortement en France, par l’intervention de Simone Veil contextualisant la place de la femme dans la société française de l’époque. Les autrices prennent soin également de rendre compte de la question de classe sociale, la différence de traitement entre les Chevalier et les femmes connues. Un procès de plus pour avortement, un procès unique de part sa médiatisation et sa place symbolique vers la dépénalisation de l’avortement. Un moment symbolique dans l’histoire des droits des femmes. Les autrices reconstituent le cheminement de Marie-Claire Chevalier et de sa mère, ainsi que de la faiseuse d’anges, à hauteur humaine, l’histoire malheureusement banale d’une adolescente violée, et la médiatisation de son procès. La narration visuelle transcrit parfaitement la banalité du quotidien, la force de faire face de ces femmes, l’aide apportée par l’association Choisir et par l’avocate Gisèle Halimi à l’échelle humaine et individuelle, dans un récit poignant. Elles se montrent tout aussi habiles à faire apparaître les injustices systémiques, que ce soit l’iniquité de la loi, ou le décalage entre les classes privilégiées et le prolétariat. Irrésistible d’humanité et d’humanisme.

25/11/2024 (modifier)
Couverture de la série Le Fils de Rembrandt
Le Fils de Rembrandt

J’ai beaucoup aimé ce récit. Il s’en dégage beaucoup de vie alors que le sujet est marqué par de multiples décès. La destinée du fils de Rembrandt est en effet marquée par de nombreux épisodes dramatiques mais @Robin parvient à nous toucher sans tomber dans le pathos. L’aspect historique est soigné. J’ai ainsi découvert de nombreuses facettes de la vie de Rembrandt que je ne connaissais pas. Et je pourrais élargir ce constat à la reconstitution de la ville d’Amsterdam au XVIIème siècle alors même que le dessin de l’auteur est des plus épurés (avec des petits airs de Sempé, je trouve). Mais derrière cette dimension historique, ce qui m’aura surtout marqué, c’est cette histoire d’amour qui s’étire sur une longue période et qui résiste à bien des aléas. Il y avait tellement de raisons pour que Titus et Magdalena ne s’unissent jamais. Et pourtant, quelle belle histoire d’amour, marquée par les drames mais toujours portée par la vie ! A titre personnel, j’ai été emporté. Je me sens plus instruit et les personnages m’ont touché. Que demander de plus ?

25/11/2024 (modifier)
Par Josq
Note: 3/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Batman Catwoman
Batman Catwoman

J'ai lu ce volume de Batman un peu par hasard, et je ne le regrette pas trop. Même si je ne trouve pas que les deux histoires présentées ici soient incroyablement marquantes, elles sont d'une qualité certaine. La première histoire est assez emblématique, elle met en scène Batman et Catwoman comme des alter ego l'un de l'autre, et c'est très réussi. Leur relation est bien développée, et ils sont tous deux très attachants. Je trouve toutefois que l'histoire ne raconte rien. Il y a très peu de péripéties, même si je n'en dirais pas trop plus pour ne pas gâcher la surprise. Mais j'aurais mis quelques rebondissements dans le récit pour nous tenir en haleine jusqu'à la fin, ce qui ne me paraît pas incompatible avec le choix narratif effectué par l'auteur. La deuxième histoire est un peu plus générique, mais elle n'en est pas moins efficace. L'intrigue est réussie, et pour le coup, j'ai aimé la progression de l'intrigue jusqu'à un twist qui fonctionne très bien. Dans les deux cas, je trouve le dessin magnifique, ultra-efficace, stylisé juste comme il faut, et il participe beaucoup à l'ambiance du récit, servant parfaitement les profils de personnages bien construits par Tom King. Au bilan, voilà un tome vraiment réussi et agréable à lire, bien que je n'aie pas la sensation qu'il va me rester en mémoire pendant très longtemps. Mais ça n'est clairement pas une perte !

24/11/2024 (modifier)
Par Canarde
Note: 3/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Monstera
Monstera

Cet album m'a touché parce que je m'attendais à une petite bluette adolescente d'aujourd'hui et je tombe sur quelque chose d'un peu plus construit et qui touche finalement à des problèmes nouveaux de notre société de l'image. Des problèmes qui renvoient aussi à notre éducation à toustes. Çà se passe dans un milieu urbain. Un couple de jeunes se forme entre une brune à la frange courte et un longboard-dancer. L'un va être soulevé par une notoriété assez bizarre, le mannequinat, pendant que l'autre va se sentir détruite par cette popularité monstrueuse, et va avoir la tentation de sombrer sans appeler à l'aide. Je me suis bien identifiée à Lina parce que je suis aussi en couple et que voir l'autre gravir les échelons de la notoriété est une épreuve qu'on ne mesure pas. En revanche, dans le cas de nos deux héros, c'est l'homme qui se met à représenter la beauté, valeur à laquelle nous avons toutes appris à nous plier, ou en tout cas qui semble continuer à être dans nos imaginaires, résolument féminine. C'est troublant que ce partage des genres perdure, même à l'heure de la culture queer. Notre éducation est faite, et notre cerveau ne peut pas se débarrasser si facilement de ses carcans devenus inutiles. Un autre exemple de cette habitude genrée est que l'on ne sait pas quelles sont les activités de Lina, elle court pour rester maigre mais que fait-elle à part ça, on ne sait pas. Coté image, certaines trouvailles graphiques m'ont beaucoup plu , en particulier lorsque le mannequin entouré des couturiers et habilleuses est représenté comme un christ du XVIème siècle sur une déposition de croix. Les pleureuses au pied de la croix, le corps du christ contorsionné par la douleur et un type sur une échelle qui commence à le détacher... Bref c'est vraiment bien vu. Mais si le trait est élégant et fin, l'image manque d’acuité. Les visages des deux héros restent particulièrement insaisissables (sans bouche ou presque) comme s'ils devaient rester un écran sur lequel projeter nos désirs. Mais ce parti pris m'a plutôt gêné, donnant l'impression d'une froideur abstraite contreproductive. Adossé à ce tracé à la discrétion extrême, des surfaces charbonneuses marquent des ombres ou différencient des plans mais d'une manière indécise. Un ton de bleu ajouté avec un logiciel englobe des ombres propres, des ombres portées, des matières différentes... Pour moi, ce sont ces surfaces bleues, toujours de la même intensité (ni légère ni sombre) qui plombent l'ensemble. En apprenant le dessin, on représente les ombres portées plus sombres que les ombres propres, pour accentuer le relief, ici aucune variation de ce type. Comme si le curseur de cette couleur était bloqué dans un "médian" qui écrase la fragilité des traits. Quel dommage ! Si l'image avait pu mieux accompagner les dialogues justes et le scénario intéressant, cela aurait pu être une vraie réussite ! Monstera est une plante d'intérieur, et c'est peut-être aussi le message de cet album : cultivons notre intérieur et cessons de nous soucier de notre apparence. Je ne suivrai pas l'auteur sur ce terrain, en revanche la remise en cause de la SEDUCTION comme unique horizon des êtres humains me semble un objectif politique à réhabiliter !

24/11/2024 (modifier)
Par Emka
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Les Imbuvables ou comment j'ai arrêté de boire
Les Imbuvables ou comment j'ai arrêté de boire

Un jour, on a trente ans, et on se retrouve à contempler un paysage de jungle après avoir planté une jeep de location. Julia Wertz commence son récit ici. Mais pour comprendre ce moment de chaos, il faut remonter quelques années, quand elle décide de prendre le virage compliqué de la sobriété. On y retrouve tout ce qui fait la patte de Wertz : cet humour acerbe, ses punchlines désarmantes, et ce regard sans concession sur elle-même. Le chemin qu'elle raconte est loin d’être linéaire : des groupes de parole improbables, des rechutes, des relations bancales. Avec cette honnêteté brutale, Julia ne triche jamais, ni avec son lecteur, ni avec elle-même. Le trait de Julia Wertz reste fidèle à son style : simple, direct, parfois un peu brut, mais il y a quelque chose de profondément authentique qui transparaît. Ce n’est pas pour le dessin qu’on est là, mais pour cette capacité à raconter, à captiver avec des moments du quotidien, à rendre les petits détails universels. Certes, les décors sont minimalistes et les dialogues parfois denses, mais cela sert le propos. On a l’impression d’être avec elle, dans son salon en désordre, à écouter une amie nous confier ce qu’elle a sur le cœur. Ce qui rend cette lecture si forte, c’est l’équilibre qu’elle trouve entre humour et gravité. Elle ne cherche jamais à édulcorer son expérience, mais elle ne sombre pas non plus dans le pathos comme d'autres peuvent le faire. Au fil des pages, on rit, on s’émeut, on réfléchit. Sa capacité à transformer des moments difficiles en récits riches de sens est impressionnante. Elle offre une réflexion sincère sur l’addiction, les relations, et la manière dont on peut réapprendre à vivre. On sort de cet album avec l’impression d’avoir partagé un moment unique. Une lecture qui touche par sa vérité, par cette manière si propre à Julia Wertz de raconter la vie sans masque, et par cette résilience qui s’en dégage. Un témoignage fort, qui fait réfléchir et qui, au passage, ne manque pas de nous faire sourire.

03/06/2024 (MAJ le 24/11/2024) (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série La Boîte de petits pois
La Boîte de petits pois

À l’écouter parler, tout était horrible et affreux. - Ce contient un récit de nature autobiographique. La première édition de cet ouvrage date de 2019. Il a été réalisé par GiedRé pour le scénario, et par Holly R pour les dessins et la mise en couleurs. Il comporte quatre-vingt-dix-neuf pages de bande dessinée, et un post-scriptum de cinq pages, écrit et dessiné par Giedré. Il y a environ longtemps, la mère de Giedré était petite et jouait au ping-pong. Elle était vachement forte. Elle gagnait des médailles et tout. À l’époque, les enfants étaient hyper encouragés à faire du sport ou de la musique ou de la danse ou n’importe quoi… Tout était gratuit, il fallait juste s’inscrire et ensuite devenir fort… pour que le reste du monde voie que cette nation était la meilleure. 1952 : record de médailles pour l’URSS ! Il y avait souvent des parades et des grandes manifestations à la gloire de ce merveilleux système qui était le meilleur qui existe. Et si on vous demandait, il fallait répondre que tout était super et qu’on était très contents. Parce que l’endroit où on envoyait les gens qui disaient que c’était pas super était encore moins super. Déjà, c’était hyper loin. Il y faisait toujours -10000°C et parfois on devait rester 10 ans. Alors en général les gens se retenaient de critiquer. Même en petit comité, on faisait comme si de rien n’était parce qu’il y avait des espions un peu partout. D’une manière générale on se méfait d’à peu près tout le monde. On ne faisait confiance à personne. Deux amies qui discutent, l’une demande à l’autre où elle a acheté sa robe, la seconde souhaite savoir pourquoi elle lui demande ça. La première espère que l’autre ne pense pas qu’elle veut la lui racheter plus cher qu’elle ne l’a payée. Et l’autre se dit que son interlocutrice la soupçonne d’avoir eu du tissu en rab. ULL : union de la Lituanie Libre. La mère de Giedré avait deux frères, dont un qui avait quinze ans (ce qui arrive à tout le monde sauf à ceux qui meurent avant). Et comme beaucoup de gens qui ont quinze ans, il trouvait que la vie, c’était naze. Alors avec quatre copains qui trouvaient aussi que la vie c’était naze, ils ont décidé de faire des trucs. Ils ont commencé à faire des petites affiches qu’ils collaient dans la rue. En gros, ça disait ça : Et, franchement, la vie c’est naze ; la liberté c’est trop important quoi, sérieux, y en a marre, ULL. Bon, ils n’en collaient pas beaucoup parce que c’était un peu dangereux comme passe-temps en Lituanie. Mais malgré tout certaines personnes les voyaient. Et au bout de quelques temps des gens ont commencé à s’y intéresser. On en parlait, on se passait le mot. Et son oncle et ses copains étaient contents de faire des trucs. Mais au bout de deux ans, quelqu’un les a dénoncés, et ils se sont tous fait arrêter. Le KGB a tout de suite perquisitionné dans la maison de sa grand-mère. En rentrant du travail, elle n’a rien compris parce que comme tout le monde elle n’était pas au courant. Son oncle s’est fait enfermer dans une cellule du KGB. Il est resté là le temps d’être majeur pour pouvoir être jugé. Puis s’est fait condamner pour trahison, révolte et trouble à l’ordre public. Il s’est fait emmener loin. De prime abord, le lecteur découvre une bande dessinée aux autours d’œuvre pour enfants : des dessins à l’allure simplifiée, avec de jolies couleurs au crayon de couleurs, une vision du monde par les yeux d’un enfant. Il commence à lire le texte qui court le long des cases, ainsi que les dialogues : des phrases courtes, des structures simples, des tournures grammaticales pas toujours correctes, un vocabulaire limité, comme si c’est une petite fille d’à peine dix ans qui s’exprime. Effectivement, GiedRé évoque son enfance, comme elle l’a vue et ressentie à cet âge. Les actions des adultes ne lui sont pas toujours compréhensibles, en particulier les événements de politique internationale, par exemple la destruction du mur de Berlin. Elle dépasse du cadre strict de son entendement de petite fille, en évoquant l’histoire de sa famille, des déménagements grâce au statut social de son grand-père paternel : dans la postface, elle explique qu’elle a fait appel aux souvenirs de sa mère pour disposer de ces faits et de cette compréhension. Le lecteur vit donc cette reconstitution historique à hauteur d’enfant, que ce soit la queue pour les magasins, ou le partage de chewing-gum. Dans le même temps, il n’éprouve pas la sensation que le récit s’adresse à un enfant, ou qu’il manque de profondeur. Les autrices savent très bien rendre le point de vue d’une enfant. Cela commence dès la première page avec la mère encore adolescente en train de jouer au ping-pong : une silhouette longiligne, de jolis cheveux blonds, des gestes en accéléré, une fierté d’avoir gagné qui se lit sur son visage, le lecteur se sent baigné dans le bonheur dont elle rayonne. En page vingt-quatre, un garçon savoure avec délectation des petits pois : son visage arbore une expression proche de l’extase, dans l’assiette le lecteur voit des petits points verts qui semble comme flotter dans le vide, et quelques taches orange, une représentation naïve. Page trente-neuf, la représentation de la zone résidentielle abritant les résidences secondaires des apparatchiks évoque incontinent un dessin d’enfant : les belles pelouses vertes, les arbres très simplifiés, les routes échappant aux règles de la perspective, etc. Plus tard, la famille de la narratrice va s’installer à la campagne. Elle raconte : À la campagne, il n’y avait pas d’eau courante alors chaque habitation avait ses toilettes loin de la maison, et les leurs étaient à l’orée de la forêt. Avec une lampe torche dans la main, la jeune fille doit se rendre aux toilettes de nuit, une forêt fantasmée, avec une chouette qui regarde droit dans les yeux, une espèce de cabane aux proportions trop allongées pour les toilettes, des arbres aux formes bizarres, vaguement menaçants : le lecteur se retrouve dans un conte pour enfants, sans se sentir pris pour un neuneu, une vraie sensation d’enfance. Dans le même temps, le lecteur voit bien que les dessins comportent un niveau d’informations qui relève du regard d’adulte. Sous l’apparence enfantine donnée par dessins aux crayons de couleurs, se trouvent un niveau d’informations visuelles bien supérieur au regard d’un enfant. Dans cette première page, un individu joue de l’accordéon, certes aux couleurs pastel, mais comportant bien toutes les parties attendues comme le soufflet, les touches de part et d’autre. Dans la deuxième page, le train ressemble à un jouet, mais dans le même temps l’uniforme des soldats est conforme à la véracité historique, la perspective du stade présente un aspect discrètement gauchi, tout en préservant la perspective et les dimensions. Tout du long, les dessins construisent une reconstitution historique solide et fiable : les vêtements d’époque, les accessoires du quotidien, les appareils ménagers de ces années-là comme les postes de télévision ou les téléphones à cadran en bakélite, etc. Les postures et les mines des individus apparaissent faussement naïfs, avec une grande justesse dans l’expression corporelle, et dans les gestes de tous les jours, aussi bien les jeux d’enfants que les gestes plus mesurés des adultes, voire les comportements emprunts de défiance pour parer au risque de la délation par des citoyens intéressés. La réception de cette bande dessinée au ton si particulier va dépendre du parcours de vie du lecteur et de son âge. Il peut venir pétri d’a priori et de certitudes sur le régime communiste. Ce qu’il sait déjà lui saute aux yeux : le faible niveau de niveau des citoyens, les queues interminables devant des magasins où le rationnement et la pénurie règnent en maître. Des personnes exerçant un métier sans aucune motivation, un marché noir généralisé et pour tout, une élite qui ne manque de rien attestant d’une corruption systémique, un état totalitaire qui a la déportation facile pour les opposants et les rebelles. Voire s’il a été témoin de ces années au travers des médias, il retrouve tout ce qui était pointé du doigt : des queues interminables, à la délation. S’il est plus jeune, il est possible qu’il éprouve quelques difficultés à croire certaines situations, ou même le mode de fonctionnement d’un pays sous domination soviétique. Déporté en Sibérie pour avoir collé des affiches de protestation en Lituanie, vraiment ? Le lecteur peut également être pris au dépourvu par l’évocation de ce monde passé, au travers des yeux et des ressentis d’une fillette, qui n’a pas l’air de vivre ça mal. Il lui faut un petit temps de recul pour accepter certaines des choses auxquelles il assiste : le partage de chewing-gum qui passe de la bouche d’un enfant à un autre, jusqu’à une dizaine. Le festin de dégustation de pâté, de ce qu’il identifie immédiatement comme étant une boîte de nourriture pour chat, ne pas savoir qu’il faut enlever la peau d’une banane avant de la manger. Ce n’est plus la Lituanie communiste, c’est tout juste le moyen-âge ! Comment la propagande pouvait-elle avoir une telle force de conviction ? Il arrive alors aux cinq pages dessinées de postface, où GiedRé explicite la manière dont elle a procédé : Pour écrire cette BD, elle a beaucoup fait appel à sa mère pour qu’elle lui raconte, et à l’écouter parler, tout était horrible et affreux. D’un autre côté, l’autrice a vécu ces moments comme une petite fille, et elle a passé une enfance qu’elle juge heureuse. La narration qu’elle en fait ne nie pas les exactions et la répression, mais, elle, ça ne l’a jamais rendue triste de partager son chewing-gum. Impossible de ne pas partir avec des a priori divers et variés pour la lecture : entre ce que le lecteur connaît des chansons de l’autrice, ce qu’il sait de la domination de l’URSS sur les pays satellites, ou ce que l’image édulcorée de la couverture lui évoque. Il se retrouve surpris par l’évocation positive tout en étant honnête d’une enfance en Lituanie juste avant qu’elle ne recouvre son indépendance, totalement sous le charme de la narration à l’apparence enfantine, à la consistance et au sérieux adulte. Une enfance heureuse dans un pays sous un joug totalitaire.

24/11/2024 (modifier)
Couverture de la série Donjon Zenith
Donjon Zenith

Ah, Donjon Zénith. Le point central de tout cet univers partagé. On y suit les aventures de Marvin et d'Herbert, le premier est un puissant guerrier draconique, le second est un canard lâche mais malin. Ensemble, ils travaillent dans le Donjon, officiellement une forteresse où les plus puissants héros peuvent venir braver les dangers dans l'espoir de repartir les poches pleines, dans les faits c'est surtout un attrape-niguaud. Les premières histoires sont simples, c'est au début surtout une grosse parodie d'univers d'Heroic Fantasy avec ses races invraisemblables, ses magies incompréhensibles évoluant au gré du scénario et ses armes légendaires aux pouvoirs mystérieux et absurdes. Ensuite, ça évolue pour devenir un vrai univers cohérent, avec des cultures différentes, des personnages plus complexes et surtout un vrai récit épique filé (sans jamais vraiment oublier le côté décalé). Les premiers albums sont dessinés par Trondheim, les suivants par Boulet. Le changement de dessinateur était nécessaire. Sans le trouver excellent j'aime bien le dessin de Trondheim mais le changement de ton que prend la série à partir du tome 5 nécessitait d'également changer la forme. Le dessin de Boulet est très bon, il arrive à bien représenter les scènes d'actions tout en gardant le ton comique lorsqu'il est nécessaire. Dans l'ensemble que forment les séries Donjon, Zénith est l'âge d'or, celui où le monde est encore relativement calme mais où l'on sent petit à petit venir l'ère chaotique de Crépuscule. Une très bonne série. Si vous souhaitez commencer les séries Donjon, c'est évidemment par celle-là que je vous conseillerait de débuter.

23/11/2024 (modifier)
Couverture de la série La Trahison d'Olympe
La Trahison d'Olympe

Première publication de Jean Dalin je pense, cet album nous fait découvrir un auteur original et au talent certain. En particulier son travail graphique, qui justifie mon coup de cœur, et qui est très bien mis en valeur par le travail éditorial de Sarbacane (très grand format, papier épais). J’ai bien aimé la colorisation, très tranchée. Mais c’est surtout la construction des pages qui détonne. Adieu le gaufrier traditionnel, nous entrons ici dans quelque chose de très personnel et original. Certaines pleines pages nous montrent des personnages se mouvant dans un décor faisant penser à des jeux vidéo de plates-formes, foisonnent de détails multicolores, de formes géométriques, d’autres cases sont plus sobres. Le visuel est franchement marquant. Il ne plaira sans doute pas à tout le monde, en particulier les personnages, au physique parfois improbables (voir certains nez ressemblant à une défense de narval), mais je l’ai beaucoup aimé en tout cas. L’intrigue se laisse plus difficilement apprivoiser je trouve, et j’ai mis un temps à me faire à la narration et à l’histoire. Mais une fois entré dedans, c’est un récit lui aussi plein de qualités qui s’offre au lecteur. Pas mal d’absurde (voir les démarches administratives), de poésie, un peu de loufoque, dans des aventures qui pourtant se déroulent dans un univers pas tout rose, une sorte de dystopie, avec quelques relents de thriller. Une série franchement inclassable, dont j’attends avec pas mal de curiosité la fin, promise dans le prochain album.

22/11/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Champ des possibles
Le Champ des possibles

Allez, viens ! On va jouer ! - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Véro Cazot pour le scénario, et par Anaïs Bernabé pour les dessins et les couleurs. Il comporte cent-vingt-sept pages de bande dessinée. La scénariste a également réalisé Betty Boob (2017) illustré par Julie Rocheleau, et Les petites distances (2018) avec Camille Benyamina. Quelque part sous les tropiques, sous un soleil chaleureux, en bordure d’une plage de rêve, dans une construction de plusieurs étages de forme ovoïde, l’architecte Marsu Chevalier est en train de parler à ce bâtiment qu’elle a conçue. Elle le rassure en lui indiquant qu’ils arrivent, ils viennent pour le rencontrer, des architectes comme elle, ou des bâtisseurs. Ils vont le regarder sous toutes les coutures et chercher tous ses secrets. Il n’a pas à s’inquiéter, ils vont l’adorer. Elle éprouve un petit recul quand le Cocon lui répond. Il a peur qu’ils ne s’essuient pas leurs pieds avant d’entrer, qu’ils lui trouvent des défauts, qu’ils ne le comprennent pas. Marsu comprend qu’il s’agit d’une personne en train d’imiter l’hôtel de l’autre côté de la cloison du balcon. Le monsieur se présente : Thom Robinson. Il a assisté à la présentation de son projet à Nantes, pas loin de la salle de concert qu’elle construit. Elle répond que son mari Harry parle aussi beaucoup aux objets. Il est potier, il parle à ses pots, à ses outils, il a même donné un nom à son four. Thom s’allume une cigarette, Marsu lui demande du feu et elle s’allume une cigarette imaginaire. Elle a arrêté il y a cinq ans. Plus tard, Marsu Chevalier présente son projet aux séminaristes rassemblés dans le grand hall : Les organes vivants sont capables de développer des stratégies complexes pour s’adapter aux contraintes de leur environnement. C’est une source d’inspiration extraordinaire pour construire des villes et des habitations écorégénératrices et durables. Conçu en collaboration avec des biologistes, le Cocon s’intègre parfaitement à l’écosystème qui l’accueille. Sa forme ovoïde est l’une des plus résistantes à l’usure et aux intempéries. Composé de matériaux issus du vivant, le Cocon respire et réagit à la lumière et aux températures intérieures et extérieures. Et elle commence à se demander s’il n’est pas sensible à aux émotions humaines. Elle demande aux auditeurs du premier rang s’ils ne l’ont pas vu rougir. Puis c’est au tour de Thom Robinson d’effectuer sa présentation : il est un architecte en réalité virtuelle et créateur de l’univers Athome. Il continue : Athome propose des espaces de rencontres de la simple salle de réunion à la villa de luxe. Il souhaite développer le marché du tourisme avec des lieux de vacances virtuels, une excellente alternative pour voyager à moindre coût. Athome recherche des partenariats avec des architectes de tous horizons, pour reproduire virtuellement les plus beaux hôtels, afin qu’un maximum de vacanciers puissent en bénéficier, l’hôtel étant dupliqué à volonté. Il s’adresse à Marsu car ce serait un immense honneur d’avoir le Cocon dans leur catalogue. L’immersion produit son plein effet dès la première page : le lecteur se retrouve dans cet endroit ensoleillé, paradisiaque, se sent immédiatement proche de Marsu Chevalier, il est en agréable compagnie. Le premier contact entre elle et Thom Robinson se déroule de manière naturelle et unique, apportant à la fois des informations sur leur personnalité et leur caractère comme lors d’une première prise de contact, un début d’information sur ce qu’ils font là, et également les prémices de leur relation. Le lecteur observe leurs postures, leurs petits gestes : leur langage corporel montre qu’ils s’entendent bien dès cette rencontre, une forme de compatibilité d’état d’esprit. La seconde séquence se déroule avec la même sensation d’évidence : un congrès réunissant différents types de bâtisseurs, à la fois la présentation à d’éventuels investisseurs ou acheteurs, à de simples curieux, mais aussi des contacts potentiels entre différents professionnels. Le lecteur déambule dans le hall monumental qui accueille les interventions des professionnels, il assiste tout naturellement à leur prise de paroles, dans ce cadre prestigieux à la lumière dorée et chaude. Il assiste en direct à la proposition de l’architecte virtuel d’intégrer la réalisation de l’architecte dans le monde réel. En trois pages, les autrices ont mis en place la dynamique du récit avec une élégance rare, une complémentarité parfaite, le lecteur étant déjà devenu l’ami et confident des deux principaux personnages, scénariste et artiste racontant comme une seule et unique personne. Du grand art. Avant toute chose, ce récit constitue une histoire d’amour, une variation sophistiquée sur plusieurs configurations, mettant à profit les nouvelles technologies. De ce point de vue, il s’agit d’un récit d’anticipation : dans un futur proche, les mondes virtuels ont acquis une consistance et une cohérence permettant à chaque individu de s’y créer un chez soi personnalisé, voire un foyer, d’y accueillir des invités, et, pourquoi pas, de le faire évoluer à deux ou plus. Les autrices mettent en place cette évolution technologique avec une grande habileté : l’accès à ce monde virtuel se fait par l’utilisation d’un simple casque de réalité virtuel, un modèle à peine plus performant que ce qui existe déjà, plus accessible. La narration visuelle montre la facilité de s’en servir, le rendant très plausible, ainsi que l’effet d’immersion dans la réalité virtuelle : l’artiste réalise les dessins correspondant à la réalité avec un encrage au crayon et une mise en couleur numérique, ceux correspondant au virtuel sont réalisés au crayon de couleur. Le passage d’une réalité (physique) à l’autre (virtuelle) s’opère en douceur, sans contraste spectaculaire, ce qui contribue encore plus à rendre ce monde virtuel plausible et tangible, accessible, concret, un simple pas de côté par rapport à la réalité, tout en y étant très semblable, avec des éclairages différents permettant au lecteur de savoir s’il se trouve dans l’une ou l’autre. S’il est familier des récits d’anticipation relatifs aux mondes virtuels, le lecteur apprécie à sa juste valeur la qualité de la mise en œuvre qui permet de croire à ce procédé de vie virtuel, et de concomitance avec le réel. Il peut prêter attention aux détails : le nom Athome (une combinaison entre At home, c’est-à-dire au foyer, et avec le prénom Thom), la manière de nourrir ce monde virtuel avec les créations du réel, le confort qu’il présente visible dans chaque image avec des accessoires, des meubles, des lieux des aménagements qui combinent une sensation douillette et sécurisante, détente et relaxation à l’abri des agressions quotidiennes de la réalité. Les autrices ont conçu un équilibre qui rend cette virtualité d’autant plus plausible et probable, un dosage très bien pensé. Il se retrouve vite convaincu de la pertinence de baser ce monde sur les créations du réel, que ce soient les constructions architecturales, ou les éléments de la nature (faune et flore), avec quelques adaptations. Le principe de transposer les grandes créations de la nature et de l’humanité dans le virtuel offre de fait une richesse et une diversité infinies, une familiarité rendant ce monde plus plausible et facilitant l’adaptation, limitant la déréalisation. Au cours du récit, le lecteur peut voir comment les personnages y apportent leur touche personnelle entre suppression des inconvénients (par exemple air pollué et bruits pour un fac-similé de New York), expurgeant les éléments considérés comme nuisibles ou indésirables, un monde toujours neuf et propre, nettoyé et désinfecté, assaini et édulcoré, dépourvu de besoin de maintenance, insensible aux effets de l’entropie. D’un côté, ce parti pris fait sens pour créer un monde virtuel cohérent d’une telle ampleur, restant simple à appréhender par chaque individu ; de l’autre côté le questionnement sur les attentes relatives à un tel monde est bien présent de manière sous-jacente. À chaque immersion dans ce virtuel, le lecteur éprouve un plaisir esthétique de chaque case qui lui fait, lui aussi, éprouver l’envie irrépressible d’y retourner, d’y séjourner. Les autrices intègrent d’autres questionnements sur les mondes virtuels de manière tout aussi pragmatique. Marsu Chevalier (un autre nom chargé de sens) éprouve a priori une défiance pour cette technologie qui la coupe du réel, et elle fait l’expérience du temps qu’elle y consacre, presqu’à son insu, en tout cas contre son gré. Le lecteur y voit le principe implicite du fonctionnement des réseaux sociaux dématérialisés : capter l’attention, la retenir, pour monopoliser un temps de cerveau disponible allant toujours en augmentant. Les échanges entre personnages et les mises en situation emploient un vocabulaire et des mises en scène terre à terre, tout en fonctionnant sur les principes du système de récompense, du conditionnement opérant, du processus de renforcement. Sous la narration douce et prévenante, les thèmes de fond sont bien présents. Vu sous cet angle, les autrices mettent en œuvre un mode narratif ouvert à tous, avec la possibilité d’identifier différents éléments culturels pour ceux qui s’y sont déjà intéressés. Un exemple parlant réside dans la réparation d’une tasse par Harry : il l’a offerte à Marsu qui la laisse tomber dans un moment d’inadvertance, et il la répare avec une technique à base de laque saupoudrée de poudre d’or. L’image est très belle, servant également de métaphore pour recoller les morceaux dans une relation, et celui qui en est familier identifie l’art japonais du Kintsugi (ou Kintsukuroi). Comme l’évoque la première scène, il s’agit également d’une histoire d’amour : Marsu et Thom partagent une même façon de penser pour ce qui est de leur mode de création, ce qui se traduit par une affinité spirituelle, et une attraction amoureuse. Le lecteur peut littéralement la voir dans leur langage corporel, les expressions passant sur leur visage, leurs petites attentions l’un envers l’autre. Il est touché par leur gentillesse respective et cette intimité d’esprit. Le champ des possibles du titre évoque celui de la virtualité, ainsi que celui des modes amoureux. Harry et Marsu forment un couple qui n’entrave pas leur liberté, l’un comme l’autre pouvant aller voir ailleurs, ce qui n’entame pas leur amour réciproque. Thom découvre même qu’il existe une forme de trouple avec leur amie Clémence. Le monde virtuel ouvre le champ des possibles à d’autres configurations amoureuses pour la relation entre Marsu et Thom. Le lecteur voit leur relation évoluer, l’attirance, les émotions positives qui en découlent et qui renforcent même les sentiments de Marsu pour son époux. Il voit et il ressent leur frustration quand le rapprochement physique ne fonctionne pas, quelles que soient leur envie et leur tendresse. La relation dématérialisée s’offre alors comme une évidence, y compris pour le lecteur, à la fois par la solidité et l’intelligence du dispositif Athome, à la fois par les dessins qui montrent ce monde virtuel, avec des touches expressionnistes discrètes et raffinées. Même s’il s’agit d’une évidence, cette relation est à construire, à développer, à faire croître en s’y impliquant, en s’adaptant à ses conséquences, pour les amoureux et pour le conjoint. Ce n’est pas du tout la même dynamique entre une relation physique et une relation dématérialisée. Une histoire d’amour, un récit d’anticipation, une intrigue romantique non-conformiste avec des beaux dessins : tout ça et bien plus encore. Le sentiment amoureux s’avère protéiforme : les réseaux sociaux et le distantiel, la réalité virtuelle offrent de nouvelles possibilités, ou en tout cas des moyens différents, s’inscrivant ainsi dans de précédents modes alternatifs comme les relations épistolaires, les textos, les sextos, les visios, etc. Les deux autrices explorent ce potentiel, au travers d’un roman chaleureux et solaire, avec gentillesse, et sans faiblesse. Comme le dit Clémence, Marsu est toujours à fond : à la fois consciente des risques d’addiction, à la fois déterminée à rendre féconde cette nouvelle forme de relation. Ces deux créatrices réenchantent le monde, savent en mettre en valeur le merveilleux, avec un esprit ludique. Un enchantement.

21/11/2024 (modifier)
Par Emka
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Meunier hurlant
Le Meunier hurlant

Adaptation du roman éponyme de l’écrivain finlandais Arto Paasilinna, cette BD nous transporte dans un petit village du nord de la Finlande, peu après la Seconde Guerre mondiale, où un étranger, Gunnar Huttunen (dit Nanar), rachète et remet en marche le vieux moulin local. Bien que d’abord accueilli à bras ouverts, Huttunen révèle une particularité troublante : une certaine propension à hurler et à l'excentricité qui va perturber la quiétude des villageois. Ces derniers, dérangés par ses frasques, n’ont dès lors qu’une idée en tête : l’envoyer à l’asile. Dumontheuil s’approprie avec jubilation cette histoire tragique où l’humour et une certaine soif d’absolu sont de mise. J'avais déjà adoré le dessin dans de Nicolas Dumontheuil dans Qui a tué l'idiot ?, et ai retrouvé ici avec grand plaisir les traits vivants, les formes dynamiques et les libertés géométrique qui créent ce dessin assez virevoltant qui colle très bien à l'histoire. Les décors faits de paysages forestiers sombres et de bâtiments en bois aux structures imposantes finissent de poser l’atmosphère visuelle. Le récit oscille entre drame et comédie grinçante, offrant une critique en règle d’une société régie par les préjugés et l’arbitraire. Sous les aspects d'une comédie loufoque, c'est une critique subtile et incisive des groupes humains qui se met en place. À travers le rejet dont il est victime, l’œuvre pointe du doigt les travers d’une société conformiste, méfiante envers ceux qui sortent du cadre établi. Huttunen, avec son excentricité et sa sensibilité exacerbée, devient le bouc émissaire d’un village où l’ordre social repose sur des codes implicites mais rigides. L’histoire met en lumière le poids des normes sociales et la peur de la différence, transformant une communauté apparemment paisible en un tribunal implacablement injuste. Les villageois, au lieu d’accepter les singularités de Gunnar, s’unissent pour l’exclure, symbolisant une société qui préfère réprimer ce qu’elle ne comprend pas plutôt que de chercher à l’intégrer. La folie apparente de Gunnar est en réalité un cri de liberté, un refus des carcans imposés, tandis que la “normalité” des villageois se révèle dans toute sa petitesse et sa cruauté tant et si bien qu'on finit par se demander qui est le fou de l'histoire. C'est très grinçant mais contrairement à Canarde, je trouve que c'est une œuvre qui fait du bien, parce qu'elle a le mérite de remettre l'église au milieu du village. Bravo Monsieur Dumontheuil, un coup de coeur pour moi.

21/11/2024 (modifier)