Okay, je retrousse mes manches, je vais essayer d'augmenter la note de cette série qui le mérite.
Giant Days, c'est une série tranche de vie autour de trois jeunes adultes en pleines années fac qui se démarque avant tout par la forme de sa narration. Autant le dire tout de suite, même si le fond est assez souvent sérieux (bons nombres de sujets de sociétés sont abordés) la forme elle est on ne peux plus loufoque. A grands coups de longues tirades mélodramatiques et de punchlines pince-sans-rire, les trois jeunes femmes et leurs entourages tentent de refaire le monde, de se chercher, de grandir tout simplement. C'est principalement un humour que j'appellerais verbeux : il repose justement sur le fait de produire des phrases absurdement longues et/ou complexes, des métaphores alambiquées et des réparties cinglantes. Pour en avoir souvent parlé avec des gens, je constate que cet humour est loin d'être universel, mais quand, comme moi, on sait l'apprécier, cette série fait mouche. On ne pourrait pas aborder l'humour de cette série sans rappeler qu'elle est d'origine britannique et que les amateur-ice-s de blagues à froids ne seront pas non plus dépaysé-e-s.
Comme dit plus haut, c'est avant tout un récit autour de jeunes adultes, des individus se trouvant à cet âge presque ingrat où l'on n'est plus vraiment jeune mais où l'on ne se sent pas encore vraiment adulte pour autant. Les personnages grandissent, évoluent, se cherchent et on s'attache facilement à tout ce beau monde.
Tiens, d'ailleurs, on ne les a pas encore présenté-e-s !
Il y a d'abord Esther, la gothique drama queen et férue de beaux garçons, puis Daisy, la gentille fille naïve et sérieuse, et enfin Susan, l'intellectuelle n'hésitant pas à relever ses manches et rentrer dans le lard.
Autour de nos trois héroïnes, on retrouve toute une flopée de personnages secondaires. Deux d'entre eux pourraient même facilement être considérés comme des personnages principaux à par entière : j'ai nommé Ed, le garçon éperdument amoureux d'Esther et extrêmement malchanceux, et McGraw, véritable machine humaine à la moustache constamment impeccable.
Les dessins de Max Sarin et Lisa Treiman sont tous deux très jolis. J'ai une préférence pour le style de Lisa Treiman (artiste que j'aimerais beaucoup voir dans d'autres projets), mais j'avoue que, lorsque l'on me dit "Giant Days", ce sont tout de même les dessins de Max Sarin que j'imagine (sans aucun doute car ce sont eux qui illustrent le plus d'albums de cette série).
Mention spéciale pour les dessins et chapitres bonus de John Allison disponibles dans la réédition.
Après, c'est sûr que si l'on n'aime pas les récits tranche de vie, les problématiques typiques des jeunes adultes et l'humour que je vous ai décris plus haut, la série n'est pas vraiment faite pour vous.
La conseillerais-je à tout le monde ? Non. Mais je la conseille tout de même aux amateur-ice-s de récits du quotidien pleins de bons sentiments et sous forme comique.
Une bonne série, surtout pour de jeunes adultes ou des adolescents.
(Note réelle 3,5)
Un bel hommage au Joker que ce "Killing Joke" de Moore et Bolland !
Le dessin de Brian Bolland, tout d'abord, est vraiment magnifique avec une mise en page et des cadrages très réussis. A lui seul, comme le souligne Présence, il justifie l'achat de cet ouvrage. Avec les différentes versions du joker qui existent à présent, je reste également plutôt fan de la gueule, relativement traditionnelle, que lui a conféré le dessinateur. Si la colorisation est assistée par ordinateur, elle reste toutefois relativement agréable à l’œil et les flashbacks en N&B et sépia participent à l'immersion du lecteur.
Côté scénario, Alan Moore ne révolutionne pas le genre et nous sert une histoire classique d'évasion du Joker et de duel à mort avec son meilleur ennemi, Batman. La surprise vient plutôt dans le côté réaliste et malaisant de l’agression et de la torture que fait subir le Joker à Gordon et sa fille. J'avais rarement vu un tel niveau de réalisme trash dans une BD de Batman... Alan Moore se permet également de réinventer le mythe du Joker en tentant d'expliquer comment il est devenu le gangster le plus fou de Gotham. Si sa biographie reste relativement classique, elle n'en est pas moins intéressante à découvrir.
Concernant l'ouvrage en lui-même, comme toute bonne édition Urban DC Comics, la préface de Tim Sale et la post-face de Brian Bolland ainsi que les annexes apportent une réelle plus-value à la lecture. Une très belle édition en somme!
Ma seule déception concerne la brièveté de l'histoire. Elle se lit bien trop vite à mon goût et elle n'est constituée que d'un seul arc narratif, relativement classique, m'empêchant de mettre la note suprême de 5/5. Mais elle reste tout de même sans nul doute parmi les meilleurs histoires du Joker jusqu'à présent.
SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 7/10
GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 9/10
NOTE GLOBALE : 16/20
L'album m'a été offert au nouvel an par un ami qui me l'avait décrit comme suit : "c'est une BD avec une sirène, des dragons et des lesbiennes, tu devrais aimer". Comme quoi mes ami-e-s savent me vendre leurs cadeaux !
J'étais donc vraiment intéressée par cette lecture, jusqu'à ce que j'aperçoive le nom du scénariste : Joann Sfar. Bémol, car l'écriture pompeuse de Sfar, à moins qu'il soit accompagné par quelqu'un d'autre au scénario, ça me laisse quand-même souvent de marbre. Donc après ça, au contraire, j'ai presque redouté ma lecture.
J'ai finalement sauté le pas hier soir, et j'en sors assez mitigée. Pas mitigée car je n'ai pas réussi à rentrer dans l'histoire mais, au contraire, car je l'ai trouvé très intéressante et plein de bonnes idées mais parasitée par des choix étranges.
Je m'explique.
D'un côté il y a l'histoire, vive et fantasque (proche du réalisme magique dans son traitement du surnaturel), avec des personnages simples mais amusants et quelques répliques savoureuses ; de l'autre côté il y a la narration, marquée par les formules ampoulées et souvent pompeuses de Sfar et une impression que tout cela va parfois un peu trop vite.
Tout au long de ma lecture, je n'ai cessé de me demander si je trouvais tel ou tel parti-pris bon ou mauvais, j'étais continuellement tiraillée entre ma sincère affection avec l'idée de base et mon indécision quant à la qualité de l'exécution. Les formules alambiquées de Sfar collaient très bien par moment (seules les références modernes et contemporaines glissées dans la narration m'ont semblées de trop), le dessin de Sandoval (que je ne connaissais pas jusque là) m'a véritablement charmée, la nonchalance du traitement des péripétie m'a agréablement surprise, ...
Bref, j'ai aimé.
J'ai aimé, et pourtant j'ai tout de même ce sentiment de potentiel un peu gâché. J'ai véritablement l'impression qu'il y avait un potentiel de quelque chose de "plus" là-dedans, que l'album n'était pas très loin d'être très bon à mes yeux.
Oui, très bon. Pour la première fois de ma vie, exception faite des trois premiers albums du Chat du Rabbin pour lesquels j'ai une petite affection, j'ai sincèrement aimé une œuvre où Sfar était seul au scénario. J'en tombe des nues. Pour une fois, j'ai réussi à rentrer dans le délire.
Mais, encore une fois, l'album n'est pas parfait. La forme très chaotique de l'histoire et de la narration ne plairont pas à tout le monde (même si, personnellement, j'en suis friande). Il faut aimer le fantasque, les phrases alambiquées et la nonchalance de la narration. Et je ne suis toujours pas sûr que le résultat soit réussis ou non !
L'album mérite 3 étoiles à mes yeux, bon mais imparfait. Il n'empêche que j'en sors autant charmée que dubitative et que, mine de rien, j'ai bien l'impression d'avoir eu un coup de cœur.
Bien joué, Guillaume, ton cadeau m'a plu mais m'a également bien pété les (proverbiales) couilles !
J'avoue que j'étais assez circonspect en voyant cette "rural fantasy" (l'invention de cette catégorie est trait humoristique mais à lire un commentaire précédent, il semble que tout le monde ne soit pas perméable à cet humour :)) aussi bien classée ici. Le nom de Lupano et les critiques précédentes m'ont décidé à sauter le pas, étant amateur de fantasy plus "traditionnelle". On est ici loin des héros classiques des grandes épopées, et c’est bien là tout l’intérêt. Pistolin, berger et fromager, se retrouve entraîné dans une quête improbable, motivée par une simple envie de vengeance. Plus de troupeau, plus de village, tout a été réduit en cendres par des mages qui se chamaillent sans se soucier des conséquences. Il décide alors de partir en guerre contre eux, accompagné de Myrtille, une brebis peureuse, et de Pâquerette, une fée alcoolique et grande gueule.
Le scénario de Lupano détourne avec brio les codes de l’heroic fantasy pour les ancrer dans un univers campagnard. Rien de grandiloquent ici, tout est décalé, des dialogues pleins de verve aux situations absurdes qui s’enchaînent. On sent que Lupano s’amuse à dynamiter le genre, avec une ironie qui rappelle parfois l’esprit de Kaamelott. Les répliques fusent, l’humour est pince-sans-rire, et chaque personnage apporte son lot de moments mémorables.
Le dessin de Relom complète bien cet univers. Les visages sont expressifs à souhait, oscillant entre caricature et réalisme. On y retrouve un parfum de terroir, un peu rustique, mais toujours soigné. Le trait est précis, parfois exagéré juste ce qu’il faut pour appuyer les situations les plus loufoques. Et les couleurs, discrètes mais bien choisies, servent le ton sans jamais l’éclipser.
Une BD qui revisite le genre avec un regard irrévérencieux et rafraîchissant. Pas besoin d’être fan de fantasy pour apprécier cette aventure déjantée. J'ai suivi ce trio avec plaisir, mais je suis bon public, je ne sais pas si ce genre d'humour correspondra à tous. En tous cas pour moi c'est un grand oui et un coup de coeur. Merci encore à BDThèque.
Voilà, c'est ma première BD de l'année. Et je suis très heureux que ce soit celle -là précisément, d'abord parce que je suis Stéphane Allix depuis des années et que je suis tout à fait en phase avec ses recherches, et ensuite parce que ça me réconcilie avec Grégory Panaccione. Pas que je sois faché, non, mais disons que j'étais resté sur une BD un peu médiocre de cet auteur que j'aime bien.
Cette BD est donc une adaptation d'un récit autobiographique de Stéphane Allix que je n'ai pas lu. Mais tout ce que Panaccione en retranscrit, je le comprends. Il utilise des raccourcis graphiques pour synthétiser des émotions, ou, plus difficile, pour relater des expériences psychédéliques qui sont tout à fait convaincants. On sent que Panaccione a tout à fait compris les enjeux et les ressorts d'une telle expérience, peut-être pour en avoir vécues lui même de semblables ?... Quoiqu'il en soit, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il est à l'écoute de son sujet.
Son dessin, on le connait : il vibre, tout entier dédié à son sujet, et ici peut-être plus qu'auparavant, tout en étant plus ancré dans le réel. Cet étrange paradoxe, du moins en apparence, apporte une touche tout à fait vivante.
Quant aux faits relatés, ils sont pour le moins troublants, et pourraient très bien passer pour des affabulations. Or rien ne serait plus faux que d'affirmer une telle chose. Allix explore la conscience depuis tellement d'années que renvoyer son récit aux orties d'un simple revers de main confinerait au déni le plus primaire. De toute façon, cellezéceux qui ont pu vivre de telles choses, ne serait-ce que de manière fugitive, savent...
Mais bref ! Au delà de la simple "croyance", on ne peut qu'être saisi devant cette mise à nu profonde de l'auteur (je parle de Stéphane Allix). Il se livre sans fard, et on sent que son témoignage est porté par une volonté farouche de dire le vrai. L'auteur se livre crument, et qu'on le croit ou non, on reste stupéfait devant tant d'honnêteté, et les émotions parfois sauvages et contradictoires qui agitent Stéphane Allix, illustrées à merveille par Panaccione, acquièrent une densité et une force palpable. C'est une belle histoire sur la puissance du pardon. C'est une porte ouverte sur la conscience, une petite chance offerte à tous ceux qui cherchent sans trouver, en tournant en rond, souvent sans même savoir qu'il y a à chercher. C'est un très beau livre, pétri d'amour, susceptible de pas mal solliciter les glandes lacrymales de ses lecteurs et trices.
Vous savez, s’il prend votre place, c’est que vous le laissez faire.
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Ce tome contient une histoire compète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2017. Il a été entièrement réalisé par Timothé le Boucher. Il comprend 192 pages de bande dessinée en couleurs. Il s'agit de la troisième bande dessinée de l'auteur, après Skins Party (2011), Les Vestiaires (2014).
Sur la scène d'un théâtre, sous les yeux du public, Lubin Maréchal habillé d'une robe blanche et d'une coiffe réalise un numéro d'acrobatie, sur une cage à oiseau géante. Il laisse tomber sa robe ; il porte en-dessous un juste au corps blanc. Il danse avec sa robe qui a retrouvé du volume. Il effectue des figures au sommet de la cage, et tombe lourdement quand elle casse. En coulisses, les autres acteurs sont inquiets, mais Maréchal se relève et le spectacle peut continuer. le lendemain il se réveille à 07h45 et se dépêche de s'habiller et de partir à vélo, pour gagner son pari d'arriver avant son copain Léandre pour prendre leur service à la caisse du supermarché Smart Shop où ils travaillent. Lubin est particulièrement fier de lui car il s'assoit une minute avant Léandre à son poste. Ce dernier lui fait observer qu'il a perdu son pari car il a 23 heures et 59 minutes de retard. Lubin met un peu de temps à comprendre et encore plus à le croire : ce n'est pas le lundi 02 septembre, mais le mardi 03 septembre. Il a perdu un jour de sa vie. Léandre et Lubin aident le livreur à décharger son camion. Le soir ils récupèrent quelques invendus périmés pour leur repas, Lubin ayant invité Gabrielle à manger chez lui.
Lubin rentre chez lui à vélo. Il reçoit Gabrielle et ils passent au lit avant de manger. Il se réveille le lendemain, un peu surpris que Gabrielle ne soit plus dans lit et qu'elle ait déjà récupéré ses affaires. Il consulte le calendrier de l'ordinateur et il doit se ranger à l'évidence : il n'a aucun souvenir du mercredi. Il se rend au supermarché où il est reçu par Andrès qui lui fait la morale sur l'assiduité et qui lui donne son congé. Lubin donne rendez-vous à Léandre à 18h00 au Mantra. À 18h00, les 4 membres de la troupe de spectacle se retrouvent au café. Ils passent en revue les raisons plus au moins fantaisistes qui pourraient expliquer l'absence de Lubin pendant 2 jours. Comme ils doivent se produire le lendemain à Bruxelles, Pedro & Alexandra proposent de passer chez lui pour venir le chercher. Avant de rentrer chez lui, il envoie un texto à Gabrielle, mais il reste sans réponse. Lubin se réveille en ayant encore perdu une journée, celle du vendredi. Il appelle Léandre qui lui indique que quand ils sont venus le chercher le vendredi, il n'y avait personne dans son appartement.
Quelle étrange expérience de lecture. La couverture semble annoncer un conte fantastique, avec un jeune homme à moitié entré dans l'eau, de la verdure derrière lui, et un double maléfique qui se reflète. Le choix des couleurs est étrange avec une végétation violette et une onde orange. L'entrée en matière déstabilise tout autant avec 5 pages muettes (sans texte) comme si le lecteur assistait réellement au spectacle. Il assistera d'ailleurs à un deuxième spectacle, tout aussi muet, de même nature durant les pages 102 à 107. Il suppose que ces scènes ont une valeur métaphorique, celle d'un récit dans le récit, provoquant une mise en abîme dont il ne peut pas soupçonner le sens du fait qu'il s'agit de la première scène, et qu'il ne dispose pas d'autres séquences auxquelles la rattacher. Il apprécie la qualité de la narration visuelle, pouvant suivre la logique d'enchaînement des mouvements dans l'évolution de Lubin Maréchal. Il apprécie aussi la forme d'épure des dessins (avec des traits de contours fins et élégants) apportant une touche d'onirisme au spectacle.
Timothé le Boucher sait donner une apparence simple et immédiatement reconnaissable à ses personnages, en jouant sur la couleur de leur peau, la forme de leur coiffure, leur couleur de cheveux, mais aussi leur morphologie (la silhouette d'Alexandra est plus étoffée, Pedro est plus grand et plus costaud). Il n'hésite pas à faire apparaître les marques de l'âge sur les visages et même dans la façon de se tenir, par exemple pour Josiane, la mère adoptive de Lubin, ou pour Lubin lui-même au fur et à mesure des années qui passent. Il donne un air assez jeune aux principaux personnages : Lubin, Gabrielle, Tamara, Léandre, Pedro, Alexandra, avec des traits de visage proches de la ligne claire et une discrète influence manga pour des éléments éparses, par exemple la chevelure de Léandre. Le lecteur adulte peut se retrouver un moment décontenancé car la représentation des personnages semble être à destination de jeunes adolescents, voire tout public. Le dessinateur montre bien quelques personnages dénudés, mais les caractéristiques sexuelles sont très atténuées et se limitent aux fesses et à la poitrine. En outre, il utilise des couleurs assez douces, voire un peu ternes, à l'exception de la chevelure rousse de Tamara. Il exagère un peu les expressions de visage, de manière à ce que l'état d'esprit du personnage soit plus clair. Il n'y a que dans le dernier quart du récit que les personnages ont des gestes plus mesurés, attestant qu'ils ont pris de l'âge.
Les éléments de décors sont également détourés par des traits très fins, et l'artiste n'utilise que très rarement les aplats de noir, préférant foncer la teinte d'une zone par endroit pour figurer les ombres portées. Néanmoins, s'il prête attention aux différents environnements, le lecteur constate que Timothé le Boucher ne se contente pas de les tracer à la va-vite. Après la scène de théâtre, le premier environnement d'importance est la chambre / salon de l'appartement de Lubin. Dans un premier temps, le lecteur peut rester dubitatif devant sa grande taille. Les meubles sont, comme le reste, détourés avec des traits fins, et la mise en couleurs reste un peu terne, sans chercher à faire ressortir chaque objet par rapport aux murs du fond ou au plancher. Le lecteur intègre donc ce décor de manière machinale sans plus y prêter attention. S'il s'y attarde à l'occasion d'une case, il remarque les différents objets et accessoires, reflétant bien la personnalité de Lubin. Or par la suite, une remarque de Lubin l'incite à y prêter un peu plus d'attention et il se rend compte qu'il y avait des informations visuelles juste sous ses yeux. Sans en avoir l'air, Timothé le Boucher réalise des décors consistants, établissant des lieux concrets et uniques : le balcon de l'appartement de Lubin, les façades d'immeubles des rues qui constituent des paysages urbains différents suivant les quartiers, l'aménagement de l'appartement de Gabrielle qui reflète également sa personnalité, le viaduc autoroutier au-dessus de la rivière encaissée pour se rendre chez la mère de Lubin (page 40), le réseau routier quand Gabrielle emmène Lubin en weekend, le parcours de jogging de Tamara, les Champs Élysées pour le défilé du 14 juillet, les lieux de répétition de la troupe d'acrobates, la maison à la campagne de la mère de Lubin, etc. Le récit se prolongeant dans le futur par rapport au temps présent du lecteur, il peut également faire comme Lubin et regarder autour de lui pour voir les stigmates des avancées technologiques, discrets mais bien présents.
En dépit d'une apparence gentille et tout public, la narration visuelle de Timothé le Boucher repose sur de nombreux éléments visuels brossant des personnages et des environnements tangibles et bien formés. Le lecteur plonge donc bien volontiers dans ce récit de dédoublement de la personnalité, avec une tonalité dédramatisée grâce à une narration bienveillante. L'auteur ne tergiverse pas sur la situation de Lubin Maréchal : sa conscience n'est présente qu'un jour sur deux, et une autre conscience ou une autre personnalité habite son corps et l'utilise les autres jours. Le lecteur accorde bien volontiers la suspension d'incrédulité nécessaire pour accepter ce postulat. Il suit donc Lubin alors qu'il essaye de comprendre ce qui lui arrive, de s'en accommoder dans sa vie (semi)quotidienne. Il essaye de communiquer avec son autre lui-même, et de faire comprendre à ses amis ce qui lui arrive. Il fait des propositions concrètes à son autre lui-même pour une vie en bonne intelligence : que l'autre continue à s'entraîner un minimum pour que lui puisse continuer à être un acrobate de haut niveau, essayer de maîtriser son régime alimentaire car il est végétarien, etc. Les deux personnalités finissent également par aller consulter le même psychologue (la docteure Thalmann) pour trouver une solution. Le lecteur se rend bien compte que le récit est raconté exclusivement du point de vue du Lubin acrobate, et même à sa manière, avec sa personnalité. De ce point de vue, les dessins évidents et la bienveillance générale de la narration reflètent l'état d'esprit de Lubin acrobate.
Timothé le Boucher s'amuse bien avec les moments de gêne des amis de Lubin ou de sa famille, qui finissent par accepter son état, ce qui conforte le lecteur dans le fait d'en faire de même. La personnalité de l'autre Lubin se révèle différente de l'initiale, plus pragmatique, mieux organisée, plus responsable. Du coup il prend en charge les formalités administratives du quotidien et le ménage, et commence même à gagner de l'argent, que des avantages pour Lubin acrobate. Le scénariste se montre encore un peu plus facétieux du fait que l'un comme l'autre entretiennent des relations amoureuses, mais pas avec la même femme, ce qui génère des situations délicates, à nouveau sans dramatisation larmoyante. Le lecteur sourit quand Lubin acrobate se réveille un matin avec les cheveux courts (l'autre étant passé chez le coiffeur pour être plus présentable), ou quand il décide de se faire faire un tatouage sur le dos en sachant que l'autre n'aime pas ça, ou encore quand l'un se bourre la gueule la veille au soir en sachant que l'autre souffrira de la gueule de bois le lendemain. Le décalage entre les deux personnalités nourrit des métaphores, à commencer par une opposition entre la vie décontractée de Lubin acrobate, et celle plus responsable de l'autre Lubin. Il se produit une comparaison entre un individu ayant suivi une voie d'artiste refusant une forme de conformisme social, avec un autre plus productif dans la société. Néanmoins, ce n'est pas un récit à charge contre Lubin acrobate, car c'est celui que préfère ses amis, sa sœur, et même Insecte & Prêchant, les chiens de sa mère. C'est aussi celui que préfère la rousse flamboyante.
Ainsi Lubin acrobate reste le héros de sa propre vie, la personnalité à partir de laquelle le récit, et donc le lecteur, porte un jugement sur les événements. La gentillesse de Lubin acrobate éprouve toutes les difficultés à accepter l'intérêt très personnel de 2 psychologues successifs qui le prennent en charge plus pour les papiers qu'ils vont pouvoir écrire dessus, que pour le soigner, encore moins par empathie. Il reste aussi un héros au sens romanesque du terme, dans la mesure où le récit repose bel et bien sur une intrigue. Celle-ci ne se limite pas à savoir si la coexistence entre les 2 Lubin peut être pérenne, ou si Lubin acrobate retrouvera son état normal. Il se produit des événements qui viennent remettre en cause l'équilibre entre les 2, parfois au détriment de Lubin acrobate. Le lecteur ressent alors une compassion pleine et entière pour lui, car son caractère ne lui a pas appris à se défendre contre ce genre d'événements ou de comportements d'autrui. Le lecteur est pris de pitié pour Lubin acrobate, souffre de le voir ainsi rabaissé et exploité, alors qu'il fait contre mauvaise fortune bon cœur, face à ces injustices.
En fonction de ses inclinations, le lecteur peut être plus ou moins attiré par la couverture, ou le résumé de la quatrième de couverture, et dans tous les cas surpris par le décalage qui se produit à la lecture, par rapport à ces présentations. Il se prend vite d'amitié pour Lubin Maréchal, jeune homme éminemment sympathique et facile à vivre, et pour ses amis qui le soutiennent. Il s'adapte progressivement aux dessins à l'apparence gentille, car ils forment une narration visuelle solide et riche. Il apprécie les situations successives qui dessinent des métaphores sur la façon de voir la vie, sur les valeurs morales de l'individu, alors que l'intrigue sous-jacente le tient en haleine. Il est épaté par la manière dont l'auteur met à profit la longueur de son récit, jusqu'à la mort naturelle de Lubin. Il termine sa lecture, attristé de devoir faire le deuil de Lubin et de ce qu'il représente, ainsi que du principe de réalité qui s'est imposé à lui, à a fois Lubin, à la fois le lecteur lui-même.
Joe Sacco revient avec un reportage qui est encore une fois excellent.
On retrouve les qualités de ses autres albums du même genre à savoir une bonne vulgarisation d'un événement et des témoignages venant de tous bords qui montre bien la complexité de la situation et les différentes mentalités. Cette fois-ci, il va dans une région de l'Inde qui a connu des émeutes violentes entre des musulmans et des hindous. Je connaissais un peu les débordements du nationalisme hindou en Inde et la tragédie de la partition de l'Inde selon les croyances des gens qui ont menés à creuser du ressentiment entre hindous et musulmans, mais c'est la première fois que je vois le problème en profondeur.
On voit que la situation en Inde est complexe avec ses castes, ses différents gouvernements et les situations qui varient de villages en villages. Sacco explique tout cela sans perdre un lecteur qui ne connait rien à l'Inde. Il donne la parole à des gens venant de milieux différents ce qui permet d'avoir une vue d'ensembles sur la situation, mais aussi la version des faits qui évidemment n'est jamais le même selon le groupe d'appartenance. Ce que l'auteur montre est révoltant: communautarisme qui finit par créer des frictions entre la majorité et les minorités, violences sexuelles contre les femmes, vieux tuer gratuitement....Bref ce qui malheureusement est arrivé des milliers de fois avant et qui va continuer longtemps si on se fit à l'actualité. Sacco montre tout cela en restant le plus neutre possible et sans être moralisateur. Il ne fait que poser des questions légitimes sur la violence en général et si c'est possible de l'arrêter un jour.
Il reste le dessin de Sacco qui est pas très beau et qui risque de ne pas envie de lire l'album à plusieurs lecteurs. Je ne suis pas trop fan, mais au moins c'est lisible et dans un documentaire l'important selon moi vient du scénario et ici il est captivant du début jusqu’à la fin.
Rarement, peut être jamais auparavant, une bande dessinée ne m'avait à ce point happé et donné autant d'émotions.
Une bonne dose d'humour, une ingéniosité géniale dans le scénar, des dessins précis et qui restent cohérents dans les albums, des personnages complexes et tous dignes d'intérêt (et plus ou moins sympathiques), un vrai propos et point de vue... L'envie de rencontrer les russes (du moins ceux qui travaillent vraiment).
Bref un pur régal !
PS: merci à Erwan de la librairie Georges qui me l'a conseillée.
Un gros coup de cœur pour finir l'année, même si j'ai bien conscience qu'il ne saura rallier tous les suffrages !
Visuellement remarquable, la BD se distingue par son réalisme photographique enrichi de couleurs, une nouveauté pour Squarzoni. Ce style immersif s’allie à une iconographie variée (photos d'actualité, graphiques, gravures historiques…) venant renforcer le propos. Latour, convaincu que l’art peut traduire des concepts complexes, avait personnellement choisi Squarzoni, séduit par son travail sur Saison brune. Après la mort de Latour, Squarzoni a poursuivi ce projet, qui est devenu un hommage vibrant au philosophe.
L’ouvrage interroge notre époque à travers deux questions fondamentales traitées dans les ouvrages de Latour : "Où suis-je ?", "Où atterrir ?"*. Ces interrogations reflètent le désarroi d’une humanité en perte de repères face aux crises environnementales, aux populismes et à la montée des inégalités. La pandémie de Covid a accentué ce sentiment d’incertitude, révélant un troisième pôle, le « Terrestre », qui transcende l’opposition entre le local et le global. Ce concept invite à une interaction renouvelée avec la planète, impliquant de « l’habiter » différemment, à la manière des termites qui se fondent dans leur environnement de bâtisseurs.
Cependant, l’humanité semble hésiter entre adaptation et fuite. Les plus riches se réfugient dans des bunkers sécurisés, désormais conscients sans pour autant se l'avouer que les ressources sont limitées, tandis que les « laissés-pour-compte », submergés par la peur de l’étranger, se tournent vers des leaders populistes. Ces derniers promettent des solutions simplistes face aux crises migratoires et climatiques, alimentant un climat de division et d’incertitude. Cette dynamique contribue à l’émergence d’un quatrième pôle, le « hors-sol », incarné par des politiques déconnectées de la réalité terrestre.
"Zone critique" pointe également du doigt les échecs du système matérialiste moderne. Ce dernier, en se revendiquant rationnel et efficace, a ignoré les limites environnementales et sociales, compromettant la capacité des générations futures à habiter un monde viable. L’ouvrage dénonce cette fuite en avant et invite à repenser nos priorités collectives, non pas en rêvant d’un retour à un passé idéalisé, mais en imaginant des solutions adaptées aux défis actuels.
Loin d’offrir des réponses toutes faites, Latour propose des pistes de réflexion pour réorienter nos sociétés. Les « pistes d’atterrissage » évoquées dans l’ouvrage ne sont pas des solutions miracles, mais des invitations à repenser nos interactions avec le vivant et à reconstruire un « territoire » non pas géographique, mais basé sur les relations entre ceux qui le composent. Cette approche, née des réflexions durant le confinement, souligne la nécessité de s’adapter à une ère d’incertitudes, où les frontières classiques ne suffisent plus à contenir les crises.
En combinant réflexions philosophiques, illustrations immersives et analyses politiques, "Zone critique" s’adresse à un public en quête de sens. Ceux qui refusent de céder au fatalisme y trouveront des outils pour envisager de nouvelles façons de vivre sur une planète en mutation rapide. Ce projet, devenu un hommage posthume à Latour, traduit avec clarté et profondeur des idées complexes, tout en invitant chacun à s’engager pour bâtir un avenir commun.
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*« Où suis-je ? : Leçons du confinement à l'usage des terrestres » et « Où atterrir ? : Comment s'orienter en politique » (La Découverte).
Après le magnifique Mahâbhârata d’après Jean-Claude Carrière, encore une belle adaptation de Jean-Marie Michaud. Cette fois-ci le livre original est de la plume de Marek Halter, qui a construit une œuvre autour des figures féminines de la Bible. J’ai lu ce roman duquel est tiré la BD. Je la trouve à la fois très fidèle et apportant un supplément d’âme au récit d’origine.
L’histoire est celle de la mythique reine de Saba, royaume situé de part et d’autre de la mer rouge, réunissant le Yémen et l’Ethiopie. Il va sans dire que maintenir à cette époque un royaume composé de deux régions si différentes ethniquement et si distantes de par cette séparation n’est pas une mince affaire et Makeba, reine de Saba, sera confrontée aux révoltes et aux trahisons.
L’histoire nous fais vivre la perte du contrôle de la partie yéménite et la réunification du royaume. Mais en parallèle de cette trame politique, diplomatique et stratégique, les auteurs nous invitent à la rencontre mythique entre la reine et le roi Salomon. Une version assez éloignée de celle de King Vidor : un roi d’Israel déjà âgé, face aux difficultés financières et politiques, mais avec une telle aura que la rencontre avec Makeba sera à la hauteur du mythe. Mais ici le premier rôle est bien tenu par la reine !
La mise en images de Jean-Marie Michaud est somptueuse. Il reprend la même technique que pour le Mahabharata : aquarelle sur papier kraft. Cette technique sur kraft (au delà de produire des ambiances et des couleurs extraordinaires) est tout aussi adaptée dans le cas présent : qu’il s’agisse d’un texte fondateur hindou ou judaïque, cette présence physique du papier ramène au Livre avec un grand L et contribue à élever l’histoire au rang de mythe. La bible réinterprétée par Marek Halter puis par Jean-Marie Michaud : c’est bien une caractéristique des mythes que de sans cesse se renouveler, se modifier. C’est sans doute en ce sens que ma lecture de cette version m’a parue encore plus aboutie, plus grandiose, que la version d’origine.
La narration est très maîtrisée. Au delà de l’aspect graphique dont j’ai déjà parlé, on retrouve ce qui semble être une signature de l’auteur : un goût pour l’histoire dans l’histoire (ici les récits hébraïques) avec une mise en image différente pour ces apartés. La présence de la mer rouge, parfois en furie, les ocres du désert, les chameaux, les éléphants, les chevaux et les oiseaux de Salomon, la beauté de la reine, offrent au dessinateur la possibilité de démontrer l’étendue de son talent.
Une BD qui pour moi mérite largement qu’on s’y intéresse : sa parution chez un petit éditeur, pas spécialisé dans la bande dessinée mais qui a fait du beau travail, semble être passée un peu trop inaperçue…
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Giant Days
Okay, je retrousse mes manches, je vais essayer d'augmenter la note de cette série qui le mérite. Giant Days, c'est une série tranche de vie autour de trois jeunes adultes en pleines années fac qui se démarque avant tout par la forme de sa narration. Autant le dire tout de suite, même si le fond est assez souvent sérieux (bons nombres de sujets de sociétés sont abordés) la forme elle est on ne peux plus loufoque. A grands coups de longues tirades mélodramatiques et de punchlines pince-sans-rire, les trois jeunes femmes et leurs entourages tentent de refaire le monde, de se chercher, de grandir tout simplement. C'est principalement un humour que j'appellerais verbeux : il repose justement sur le fait de produire des phrases absurdement longues et/ou complexes, des métaphores alambiquées et des réparties cinglantes. Pour en avoir souvent parlé avec des gens, je constate que cet humour est loin d'être universel, mais quand, comme moi, on sait l'apprécier, cette série fait mouche. On ne pourrait pas aborder l'humour de cette série sans rappeler qu'elle est d'origine britannique et que les amateur-ice-s de blagues à froids ne seront pas non plus dépaysé-e-s. Comme dit plus haut, c'est avant tout un récit autour de jeunes adultes, des individus se trouvant à cet âge presque ingrat où l'on n'est plus vraiment jeune mais où l'on ne se sent pas encore vraiment adulte pour autant. Les personnages grandissent, évoluent, se cherchent et on s'attache facilement à tout ce beau monde. Tiens, d'ailleurs, on ne les a pas encore présenté-e-s ! Il y a d'abord Esther, la gothique drama queen et férue de beaux garçons, puis Daisy, la gentille fille naïve et sérieuse, et enfin Susan, l'intellectuelle n'hésitant pas à relever ses manches et rentrer dans le lard. Autour de nos trois héroïnes, on retrouve toute une flopée de personnages secondaires. Deux d'entre eux pourraient même facilement être considérés comme des personnages principaux à par entière : j'ai nommé Ed, le garçon éperdument amoureux d'Esther et extrêmement malchanceux, et McGraw, véritable machine humaine à la moustache constamment impeccable. Les dessins de Max Sarin et Lisa Treiman sont tous deux très jolis. J'ai une préférence pour le style de Lisa Treiman (artiste que j'aimerais beaucoup voir dans d'autres projets), mais j'avoue que, lorsque l'on me dit "Giant Days", ce sont tout de même les dessins de Max Sarin que j'imagine (sans aucun doute car ce sont eux qui illustrent le plus d'albums de cette série). Mention spéciale pour les dessins et chapitres bonus de John Allison disponibles dans la réédition. Après, c'est sûr que si l'on n'aime pas les récits tranche de vie, les problématiques typiques des jeunes adultes et l'humour que je vous ai décris plus haut, la série n'est pas vraiment faite pour vous. La conseillerais-je à tout le monde ? Non. Mais je la conseille tout de même aux amateur-ice-s de récits du quotidien pleins de bons sentiments et sous forme comique. Une bonne série, surtout pour de jeunes adultes ou des adolescents. (Note réelle 3,5)
Killing Joke (Batman - The Killing Joke/Rire et Mourir/Souriez !)
Un bel hommage au Joker que ce "Killing Joke" de Moore et Bolland ! Le dessin de Brian Bolland, tout d'abord, est vraiment magnifique avec une mise en page et des cadrages très réussis. A lui seul, comme le souligne Présence, il justifie l'achat de cet ouvrage. Avec les différentes versions du joker qui existent à présent, je reste également plutôt fan de la gueule, relativement traditionnelle, que lui a conféré le dessinateur. Si la colorisation est assistée par ordinateur, elle reste toutefois relativement agréable à l’œil et les flashbacks en N&B et sépia participent à l'immersion du lecteur. Côté scénario, Alan Moore ne révolutionne pas le genre et nous sert une histoire classique d'évasion du Joker et de duel à mort avec son meilleur ennemi, Batman. La surprise vient plutôt dans le côté réaliste et malaisant de l’agression et de la torture que fait subir le Joker à Gordon et sa fille. J'avais rarement vu un tel niveau de réalisme trash dans une BD de Batman... Alan Moore se permet également de réinventer le mythe du Joker en tentant d'expliquer comment il est devenu le gangster le plus fou de Gotham. Si sa biographie reste relativement classique, elle n'en est pas moins intéressante à découvrir. Concernant l'ouvrage en lui-même, comme toute bonne édition Urban DC Comics, la préface de Tim Sale et la post-face de Brian Bolland ainsi que les annexes apportent une réelle plus-value à la lecture. Une très belle édition en somme! Ma seule déception concerne la brièveté de l'histoire. Elle se lit bien trop vite à mon goût et elle n'est constituée que d'un seul arc narratif, relativement classique, m'empêchant de mettre la note suprême de 5/5. Mais elle reste tout de même sans nul doute parmi les meilleurs histoires du Joker jusqu'à présent. SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 7/10 GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 9/10 NOTE GLOBALE : 16/20
Le Paris des Dragons
L'album m'a été offert au nouvel an par un ami qui me l'avait décrit comme suit : "c'est une BD avec une sirène, des dragons et des lesbiennes, tu devrais aimer". Comme quoi mes ami-e-s savent me vendre leurs cadeaux ! J'étais donc vraiment intéressée par cette lecture, jusqu'à ce que j'aperçoive le nom du scénariste : Joann Sfar. Bémol, car l'écriture pompeuse de Sfar, à moins qu'il soit accompagné par quelqu'un d'autre au scénario, ça me laisse quand-même souvent de marbre. Donc après ça, au contraire, j'ai presque redouté ma lecture. J'ai finalement sauté le pas hier soir, et j'en sors assez mitigée. Pas mitigée car je n'ai pas réussi à rentrer dans l'histoire mais, au contraire, car je l'ai trouvé très intéressante et plein de bonnes idées mais parasitée par des choix étranges. Je m'explique. D'un côté il y a l'histoire, vive et fantasque (proche du réalisme magique dans son traitement du surnaturel), avec des personnages simples mais amusants et quelques répliques savoureuses ; de l'autre côté il y a la narration, marquée par les formules ampoulées et souvent pompeuses de Sfar et une impression que tout cela va parfois un peu trop vite. Tout au long de ma lecture, je n'ai cessé de me demander si je trouvais tel ou tel parti-pris bon ou mauvais, j'étais continuellement tiraillée entre ma sincère affection avec l'idée de base et mon indécision quant à la qualité de l'exécution. Les formules alambiquées de Sfar collaient très bien par moment (seules les références modernes et contemporaines glissées dans la narration m'ont semblées de trop), le dessin de Sandoval (que je ne connaissais pas jusque là) m'a véritablement charmée, la nonchalance du traitement des péripétie m'a agréablement surprise, ... Bref, j'ai aimé. J'ai aimé, et pourtant j'ai tout de même ce sentiment de potentiel un peu gâché. J'ai véritablement l'impression qu'il y avait un potentiel de quelque chose de "plus" là-dedans, que l'album n'était pas très loin d'être très bon à mes yeux. Oui, très bon. Pour la première fois de ma vie, exception faite des trois premiers albums du Chat du Rabbin pour lesquels j'ai une petite affection, j'ai sincèrement aimé une œuvre où Sfar était seul au scénario. J'en tombe des nues. Pour une fois, j'ai réussi à rentrer dans le délire. Mais, encore une fois, l'album n'est pas parfait. La forme très chaotique de l'histoire et de la narration ne plairont pas à tout le monde (même si, personnellement, j'en suis friande). Il faut aimer le fantasque, les phrases alambiquées et la nonchalance de la narration. Et je ne suis toujours pas sûr que le résultat soit réussis ou non ! L'album mérite 3 étoiles à mes yeux, bon mais imparfait. Il n'empêche que j'en sors autant charmée que dubitative et que, mine de rien, j'ai bien l'impression d'avoir eu un coup de cœur. Bien joué, Guillaume, ton cadeau m'a plu mais m'a également bien pété les (proverbiales) couilles !
Traquemage
J'avoue que j'étais assez circonspect en voyant cette "rural fantasy" (l'invention de cette catégorie est trait humoristique mais à lire un commentaire précédent, il semble que tout le monde ne soit pas perméable à cet humour :)) aussi bien classée ici. Le nom de Lupano et les critiques précédentes m'ont décidé à sauter le pas, étant amateur de fantasy plus "traditionnelle". On est ici loin des héros classiques des grandes épopées, et c’est bien là tout l’intérêt. Pistolin, berger et fromager, se retrouve entraîné dans une quête improbable, motivée par une simple envie de vengeance. Plus de troupeau, plus de village, tout a été réduit en cendres par des mages qui se chamaillent sans se soucier des conséquences. Il décide alors de partir en guerre contre eux, accompagné de Myrtille, une brebis peureuse, et de Pâquerette, une fée alcoolique et grande gueule. Le scénario de Lupano détourne avec brio les codes de l’heroic fantasy pour les ancrer dans un univers campagnard. Rien de grandiloquent ici, tout est décalé, des dialogues pleins de verve aux situations absurdes qui s’enchaînent. On sent que Lupano s’amuse à dynamiter le genre, avec une ironie qui rappelle parfois l’esprit de Kaamelott. Les répliques fusent, l’humour est pince-sans-rire, et chaque personnage apporte son lot de moments mémorables. Le dessin de Relom complète bien cet univers. Les visages sont expressifs à souhait, oscillant entre caricature et réalisme. On y retrouve un parfum de terroir, un peu rustique, mais toujours soigné. Le trait est précis, parfois exagéré juste ce qu’il faut pour appuyer les situations les plus loufoques. Et les couleurs, discrètes mais bien choisies, servent le ton sans jamais l’éclipser. Une BD qui revisite le genre avec un regard irrévérencieux et rafraîchissant. Pas besoin d’être fan de fantasy pour apprécier cette aventure déjantée. J'ai suivi ce trio avec plaisir, mais je suis bon public, je ne sais pas si ce genre d'humour correspondra à tous. En tous cas pour moi c'est un grand oui et un coup de coeur. Merci encore à BDThèque.
Nos âmes oubliées
Voilà, c'est ma première BD de l'année. Et je suis très heureux que ce soit celle -là précisément, d'abord parce que je suis Stéphane Allix depuis des années et que je suis tout à fait en phase avec ses recherches, et ensuite parce que ça me réconcilie avec Grégory Panaccione. Pas que je sois faché, non, mais disons que j'étais resté sur une BD un peu médiocre de cet auteur que j'aime bien. Cette BD est donc une adaptation d'un récit autobiographique de Stéphane Allix que je n'ai pas lu. Mais tout ce que Panaccione en retranscrit, je le comprends. Il utilise des raccourcis graphiques pour synthétiser des émotions, ou, plus difficile, pour relater des expériences psychédéliques qui sont tout à fait convaincants. On sent que Panaccione a tout à fait compris les enjeux et les ressorts d'une telle expérience, peut-être pour en avoir vécues lui même de semblables ?... Quoiqu'il en soit, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il est à l'écoute de son sujet. Son dessin, on le connait : il vibre, tout entier dédié à son sujet, et ici peut-être plus qu'auparavant, tout en étant plus ancré dans le réel. Cet étrange paradoxe, du moins en apparence, apporte une touche tout à fait vivante. Quant aux faits relatés, ils sont pour le moins troublants, et pourraient très bien passer pour des affabulations. Or rien ne serait plus faux que d'affirmer une telle chose. Allix explore la conscience depuis tellement d'années que renvoyer son récit aux orties d'un simple revers de main confinerait au déni le plus primaire. De toute façon, cellezéceux qui ont pu vivre de telles choses, ne serait-ce que de manière fugitive, savent... Mais bref ! Au delà de la simple "croyance", on ne peut qu'être saisi devant cette mise à nu profonde de l'auteur (je parle de Stéphane Allix). Il se livre sans fard, et on sent que son témoignage est porté par une volonté farouche de dire le vrai. L'auteur se livre crument, et qu'on le croit ou non, on reste stupéfait devant tant d'honnêteté, et les émotions parfois sauvages et contradictoires qui agitent Stéphane Allix, illustrées à merveille par Panaccione, acquièrent une densité et une force palpable. C'est une belle histoire sur la puissance du pardon. C'est une porte ouverte sur la conscience, une petite chance offerte à tous ceux qui cherchent sans trouver, en tournant en rond, souvent sans même savoir qu'il y a à chercher. C'est un très beau livre, pétri d'amour, susceptible de pas mal solliciter les glandes lacrymales de ses lecteurs et trices.
Ces jours qui disparaissent
Vous savez, s’il prend votre place, c’est que vous le laissez faire. - Ce tome contient une histoire compète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2017. Il a été entièrement réalisé par Timothé le Boucher. Il comprend 192 pages de bande dessinée en couleurs. Il s'agit de la troisième bande dessinée de l'auteur, après Skins Party (2011), Les Vestiaires (2014). Sur la scène d'un théâtre, sous les yeux du public, Lubin Maréchal habillé d'une robe blanche et d'une coiffe réalise un numéro d'acrobatie, sur une cage à oiseau géante. Il laisse tomber sa robe ; il porte en-dessous un juste au corps blanc. Il danse avec sa robe qui a retrouvé du volume. Il effectue des figures au sommet de la cage, et tombe lourdement quand elle casse. En coulisses, les autres acteurs sont inquiets, mais Maréchal se relève et le spectacle peut continuer. le lendemain il se réveille à 07h45 et se dépêche de s'habiller et de partir à vélo, pour gagner son pari d'arriver avant son copain Léandre pour prendre leur service à la caisse du supermarché Smart Shop où ils travaillent. Lubin est particulièrement fier de lui car il s'assoit une minute avant Léandre à son poste. Ce dernier lui fait observer qu'il a perdu son pari car il a 23 heures et 59 minutes de retard. Lubin met un peu de temps à comprendre et encore plus à le croire : ce n'est pas le lundi 02 septembre, mais le mardi 03 septembre. Il a perdu un jour de sa vie. Léandre et Lubin aident le livreur à décharger son camion. Le soir ils récupèrent quelques invendus périmés pour leur repas, Lubin ayant invité Gabrielle à manger chez lui. Lubin rentre chez lui à vélo. Il reçoit Gabrielle et ils passent au lit avant de manger. Il se réveille le lendemain, un peu surpris que Gabrielle ne soit plus dans lit et qu'elle ait déjà récupéré ses affaires. Il consulte le calendrier de l'ordinateur et il doit se ranger à l'évidence : il n'a aucun souvenir du mercredi. Il se rend au supermarché où il est reçu par Andrès qui lui fait la morale sur l'assiduité et qui lui donne son congé. Lubin donne rendez-vous à Léandre à 18h00 au Mantra. À 18h00, les 4 membres de la troupe de spectacle se retrouvent au café. Ils passent en revue les raisons plus au moins fantaisistes qui pourraient expliquer l'absence de Lubin pendant 2 jours. Comme ils doivent se produire le lendemain à Bruxelles, Pedro & Alexandra proposent de passer chez lui pour venir le chercher. Avant de rentrer chez lui, il envoie un texto à Gabrielle, mais il reste sans réponse. Lubin se réveille en ayant encore perdu une journée, celle du vendredi. Il appelle Léandre qui lui indique que quand ils sont venus le chercher le vendredi, il n'y avait personne dans son appartement. Quelle étrange expérience de lecture. La couverture semble annoncer un conte fantastique, avec un jeune homme à moitié entré dans l'eau, de la verdure derrière lui, et un double maléfique qui se reflète. Le choix des couleurs est étrange avec une végétation violette et une onde orange. L'entrée en matière déstabilise tout autant avec 5 pages muettes (sans texte) comme si le lecteur assistait réellement au spectacle. Il assistera d'ailleurs à un deuxième spectacle, tout aussi muet, de même nature durant les pages 102 à 107. Il suppose que ces scènes ont une valeur métaphorique, celle d'un récit dans le récit, provoquant une mise en abîme dont il ne peut pas soupçonner le sens du fait qu'il s'agit de la première scène, et qu'il ne dispose pas d'autres séquences auxquelles la rattacher. Il apprécie la qualité de la narration visuelle, pouvant suivre la logique d'enchaînement des mouvements dans l'évolution de Lubin Maréchal. Il apprécie aussi la forme d'épure des dessins (avec des traits de contours fins et élégants) apportant une touche d'onirisme au spectacle. Timothé le Boucher sait donner une apparence simple et immédiatement reconnaissable à ses personnages, en jouant sur la couleur de leur peau, la forme de leur coiffure, leur couleur de cheveux, mais aussi leur morphologie (la silhouette d'Alexandra est plus étoffée, Pedro est plus grand et plus costaud). Il n'hésite pas à faire apparaître les marques de l'âge sur les visages et même dans la façon de se tenir, par exemple pour Josiane, la mère adoptive de Lubin, ou pour Lubin lui-même au fur et à mesure des années qui passent. Il donne un air assez jeune aux principaux personnages : Lubin, Gabrielle, Tamara, Léandre, Pedro, Alexandra, avec des traits de visage proches de la ligne claire et une discrète influence manga pour des éléments éparses, par exemple la chevelure de Léandre. Le lecteur adulte peut se retrouver un moment décontenancé car la représentation des personnages semble être à destination de jeunes adolescents, voire tout public. Le dessinateur montre bien quelques personnages dénudés, mais les caractéristiques sexuelles sont très atténuées et se limitent aux fesses et à la poitrine. En outre, il utilise des couleurs assez douces, voire un peu ternes, à l'exception de la chevelure rousse de Tamara. Il exagère un peu les expressions de visage, de manière à ce que l'état d'esprit du personnage soit plus clair. Il n'y a que dans le dernier quart du récit que les personnages ont des gestes plus mesurés, attestant qu'ils ont pris de l'âge. Les éléments de décors sont également détourés par des traits très fins, et l'artiste n'utilise que très rarement les aplats de noir, préférant foncer la teinte d'une zone par endroit pour figurer les ombres portées. Néanmoins, s'il prête attention aux différents environnements, le lecteur constate que Timothé le Boucher ne se contente pas de les tracer à la va-vite. Après la scène de théâtre, le premier environnement d'importance est la chambre / salon de l'appartement de Lubin. Dans un premier temps, le lecteur peut rester dubitatif devant sa grande taille. Les meubles sont, comme le reste, détourés avec des traits fins, et la mise en couleurs reste un peu terne, sans chercher à faire ressortir chaque objet par rapport aux murs du fond ou au plancher. Le lecteur intègre donc ce décor de manière machinale sans plus y prêter attention. S'il s'y attarde à l'occasion d'une case, il remarque les différents objets et accessoires, reflétant bien la personnalité de Lubin. Or par la suite, une remarque de Lubin l'incite à y prêter un peu plus d'attention et il se rend compte qu'il y avait des informations visuelles juste sous ses yeux. Sans en avoir l'air, Timothé le Boucher réalise des décors consistants, établissant des lieux concrets et uniques : le balcon de l'appartement de Lubin, les façades d'immeubles des rues qui constituent des paysages urbains différents suivant les quartiers, l'aménagement de l'appartement de Gabrielle qui reflète également sa personnalité, le viaduc autoroutier au-dessus de la rivière encaissée pour se rendre chez la mère de Lubin (page 40), le réseau routier quand Gabrielle emmène Lubin en weekend, le parcours de jogging de Tamara, les Champs Élysées pour le défilé du 14 juillet, les lieux de répétition de la troupe d'acrobates, la maison à la campagne de la mère de Lubin, etc. Le récit se prolongeant dans le futur par rapport au temps présent du lecteur, il peut également faire comme Lubin et regarder autour de lui pour voir les stigmates des avancées technologiques, discrets mais bien présents. En dépit d'une apparence gentille et tout public, la narration visuelle de Timothé le Boucher repose sur de nombreux éléments visuels brossant des personnages et des environnements tangibles et bien formés. Le lecteur plonge donc bien volontiers dans ce récit de dédoublement de la personnalité, avec une tonalité dédramatisée grâce à une narration bienveillante. L'auteur ne tergiverse pas sur la situation de Lubin Maréchal : sa conscience n'est présente qu'un jour sur deux, et une autre conscience ou une autre personnalité habite son corps et l'utilise les autres jours. Le lecteur accorde bien volontiers la suspension d'incrédulité nécessaire pour accepter ce postulat. Il suit donc Lubin alors qu'il essaye de comprendre ce qui lui arrive, de s'en accommoder dans sa vie (semi)quotidienne. Il essaye de communiquer avec son autre lui-même, et de faire comprendre à ses amis ce qui lui arrive. Il fait des propositions concrètes à son autre lui-même pour une vie en bonne intelligence : que l'autre continue à s'entraîner un minimum pour que lui puisse continuer à être un acrobate de haut niveau, essayer de maîtriser son régime alimentaire car il est végétarien, etc. Les deux personnalités finissent également par aller consulter le même psychologue (la docteure Thalmann) pour trouver une solution. Le lecteur se rend bien compte que le récit est raconté exclusivement du point de vue du Lubin acrobate, et même à sa manière, avec sa personnalité. De ce point de vue, les dessins évidents et la bienveillance générale de la narration reflètent l'état d'esprit de Lubin acrobate. Timothé le Boucher s'amuse bien avec les moments de gêne des amis de Lubin ou de sa famille, qui finissent par accepter son état, ce qui conforte le lecteur dans le fait d'en faire de même. La personnalité de l'autre Lubin se révèle différente de l'initiale, plus pragmatique, mieux organisée, plus responsable. Du coup il prend en charge les formalités administratives du quotidien et le ménage, et commence même à gagner de l'argent, que des avantages pour Lubin acrobate. Le scénariste se montre encore un peu plus facétieux du fait que l'un comme l'autre entretiennent des relations amoureuses, mais pas avec la même femme, ce qui génère des situations délicates, à nouveau sans dramatisation larmoyante. Le lecteur sourit quand Lubin acrobate se réveille un matin avec les cheveux courts (l'autre étant passé chez le coiffeur pour être plus présentable), ou quand il décide de se faire faire un tatouage sur le dos en sachant que l'autre n'aime pas ça, ou encore quand l'un se bourre la gueule la veille au soir en sachant que l'autre souffrira de la gueule de bois le lendemain. Le décalage entre les deux personnalités nourrit des métaphores, à commencer par une opposition entre la vie décontractée de Lubin acrobate, et celle plus responsable de l'autre Lubin. Il se produit une comparaison entre un individu ayant suivi une voie d'artiste refusant une forme de conformisme social, avec un autre plus productif dans la société. Néanmoins, ce n'est pas un récit à charge contre Lubin acrobate, car c'est celui que préfère ses amis, sa sœur, et même Insecte & Prêchant, les chiens de sa mère. C'est aussi celui que préfère la rousse flamboyante. Ainsi Lubin acrobate reste le héros de sa propre vie, la personnalité à partir de laquelle le récit, et donc le lecteur, porte un jugement sur les événements. La gentillesse de Lubin acrobate éprouve toutes les difficultés à accepter l'intérêt très personnel de 2 psychologues successifs qui le prennent en charge plus pour les papiers qu'ils vont pouvoir écrire dessus, que pour le soigner, encore moins par empathie. Il reste aussi un héros au sens romanesque du terme, dans la mesure où le récit repose bel et bien sur une intrigue. Celle-ci ne se limite pas à savoir si la coexistence entre les 2 Lubin peut être pérenne, ou si Lubin acrobate retrouvera son état normal. Il se produit des événements qui viennent remettre en cause l'équilibre entre les 2, parfois au détriment de Lubin acrobate. Le lecteur ressent alors une compassion pleine et entière pour lui, car son caractère ne lui a pas appris à se défendre contre ce genre d'événements ou de comportements d'autrui. Le lecteur est pris de pitié pour Lubin acrobate, souffre de le voir ainsi rabaissé et exploité, alors qu'il fait contre mauvaise fortune bon cœur, face à ces injustices. En fonction de ses inclinations, le lecteur peut être plus ou moins attiré par la couverture, ou le résumé de la quatrième de couverture, et dans tous les cas surpris par le décalage qui se produit à la lecture, par rapport à ces présentations. Il se prend vite d'amitié pour Lubin Maréchal, jeune homme éminemment sympathique et facile à vivre, et pour ses amis qui le soutiennent. Il s'adapte progressivement aux dessins à l'apparence gentille, car ils forment une narration visuelle solide et riche. Il apprécie les situations successives qui dessinent des métaphores sur la façon de voir la vie, sur les valeurs morales de l'individu, alors que l'intrigue sous-jacente le tient en haleine. Il est épaté par la manière dont l'auteur met à profit la longueur de son récit, jusqu'à la mort naturelle de Lubin. Il termine sa lecture, attristé de devoir faire le deuil de Lubin et de ce qu'il représente, ainsi que du principe de réalité qui s'est imposé à lui, à a fois Lubin, à la fois le lecteur lui-même.
Souffler sur le feu - Violences passées et à venir en Inde
Joe Sacco revient avec un reportage qui est encore une fois excellent. On retrouve les qualités de ses autres albums du même genre à savoir une bonne vulgarisation d'un événement et des témoignages venant de tous bords qui montre bien la complexité de la situation et les différentes mentalités. Cette fois-ci, il va dans une région de l'Inde qui a connu des émeutes violentes entre des musulmans et des hindous. Je connaissais un peu les débordements du nationalisme hindou en Inde et la tragédie de la partition de l'Inde selon les croyances des gens qui ont menés à creuser du ressentiment entre hindous et musulmans, mais c'est la première fois que je vois le problème en profondeur. On voit que la situation en Inde est complexe avec ses castes, ses différents gouvernements et les situations qui varient de villages en villages. Sacco explique tout cela sans perdre un lecteur qui ne connait rien à l'Inde. Il donne la parole à des gens venant de milieux différents ce qui permet d'avoir une vue d'ensembles sur la situation, mais aussi la version des faits qui évidemment n'est jamais le même selon le groupe d'appartenance. Ce que l'auteur montre est révoltant: communautarisme qui finit par créer des frictions entre la majorité et les minorités, violences sexuelles contre les femmes, vieux tuer gratuitement....Bref ce qui malheureusement est arrivé des milliers de fois avant et qui va continuer longtemps si on se fit à l'actualité. Sacco montre tout cela en restant le plus neutre possible et sans être moralisateur. Il ne fait que poser des questions légitimes sur la violence en général et si c'est possible de l'arrêter un jour. Il reste le dessin de Sacco qui est pas très beau et qui risque de ne pas envie de lire l'album à plusieurs lecteurs. Je ne suis pas trop fan, mais au moins c'est lisible et dans un documentaire l'important selon moi vient du scénario et ici il est captivant du début jusqu’à la fin.
Slava
Rarement, peut être jamais auparavant, une bande dessinée ne m'avait à ce point happé et donné autant d'émotions. Une bonne dose d'humour, une ingéniosité géniale dans le scénar, des dessins précis et qui restent cohérents dans les albums, des personnages complexes et tous dignes d'intérêt (et plus ou moins sympathiques), un vrai propos et point de vue... L'envie de rencontrer les russes (du moins ceux qui travaillent vraiment). Bref un pur régal ! PS: merci à Erwan de la librairie Georges qui me l'a conseillée.
Zone critique
Un gros coup de cœur pour finir l'année, même si j'ai bien conscience qu'il ne saura rallier tous les suffrages ! Visuellement remarquable, la BD se distingue par son réalisme photographique enrichi de couleurs, une nouveauté pour Squarzoni. Ce style immersif s’allie à une iconographie variée (photos d'actualité, graphiques, gravures historiques…) venant renforcer le propos. Latour, convaincu que l’art peut traduire des concepts complexes, avait personnellement choisi Squarzoni, séduit par son travail sur Saison brune. Après la mort de Latour, Squarzoni a poursuivi ce projet, qui est devenu un hommage vibrant au philosophe. L’ouvrage interroge notre époque à travers deux questions fondamentales traitées dans les ouvrages de Latour : "Où suis-je ?", "Où atterrir ?"*. Ces interrogations reflètent le désarroi d’une humanité en perte de repères face aux crises environnementales, aux populismes et à la montée des inégalités. La pandémie de Covid a accentué ce sentiment d’incertitude, révélant un troisième pôle, le « Terrestre », qui transcende l’opposition entre le local et le global. Ce concept invite à une interaction renouvelée avec la planète, impliquant de « l’habiter » différemment, à la manière des termites qui se fondent dans leur environnement de bâtisseurs. Cependant, l’humanité semble hésiter entre adaptation et fuite. Les plus riches se réfugient dans des bunkers sécurisés, désormais conscients sans pour autant se l'avouer que les ressources sont limitées, tandis que les « laissés-pour-compte », submergés par la peur de l’étranger, se tournent vers des leaders populistes. Ces derniers promettent des solutions simplistes face aux crises migratoires et climatiques, alimentant un climat de division et d’incertitude. Cette dynamique contribue à l’émergence d’un quatrième pôle, le « hors-sol », incarné par des politiques déconnectées de la réalité terrestre. "Zone critique" pointe également du doigt les échecs du système matérialiste moderne. Ce dernier, en se revendiquant rationnel et efficace, a ignoré les limites environnementales et sociales, compromettant la capacité des générations futures à habiter un monde viable. L’ouvrage dénonce cette fuite en avant et invite à repenser nos priorités collectives, non pas en rêvant d’un retour à un passé idéalisé, mais en imaginant des solutions adaptées aux défis actuels. Loin d’offrir des réponses toutes faites, Latour propose des pistes de réflexion pour réorienter nos sociétés. Les « pistes d’atterrissage » évoquées dans l’ouvrage ne sont pas des solutions miracles, mais des invitations à repenser nos interactions avec le vivant et à reconstruire un « territoire » non pas géographique, mais basé sur les relations entre ceux qui le composent. Cette approche, née des réflexions durant le confinement, souligne la nécessité de s’adapter à une ère d’incertitudes, où les frontières classiques ne suffisent plus à contenir les crises. En combinant réflexions philosophiques, illustrations immersives et analyses politiques, "Zone critique" s’adresse à un public en quête de sens. Ceux qui refusent de céder au fatalisme y trouveront des outils pour envisager de nouvelles façons de vivre sur une planète en mutation rapide. Ce projet, devenu un hommage posthume à Latour, traduit avec clarté et profondeur des idées complexes, tout en invitant chacun à s’engager pour bâtir un avenir commun. -------------------- *« Où suis-je ? : Leçons du confinement à l'usage des terrestres » et « Où atterrir ? : Comment s'orienter en politique » (La Découverte).
La Reine de Saba
Après le magnifique Mahâbhârata d’après Jean-Claude Carrière, encore une belle adaptation de Jean-Marie Michaud. Cette fois-ci le livre original est de la plume de Marek Halter, qui a construit une œuvre autour des figures féminines de la Bible. J’ai lu ce roman duquel est tiré la BD. Je la trouve à la fois très fidèle et apportant un supplément d’âme au récit d’origine. L’histoire est celle de la mythique reine de Saba, royaume situé de part et d’autre de la mer rouge, réunissant le Yémen et l’Ethiopie. Il va sans dire que maintenir à cette époque un royaume composé de deux régions si différentes ethniquement et si distantes de par cette séparation n’est pas une mince affaire et Makeba, reine de Saba, sera confrontée aux révoltes et aux trahisons. L’histoire nous fais vivre la perte du contrôle de la partie yéménite et la réunification du royaume. Mais en parallèle de cette trame politique, diplomatique et stratégique, les auteurs nous invitent à la rencontre mythique entre la reine et le roi Salomon. Une version assez éloignée de celle de King Vidor : un roi d’Israel déjà âgé, face aux difficultés financières et politiques, mais avec une telle aura que la rencontre avec Makeba sera à la hauteur du mythe. Mais ici le premier rôle est bien tenu par la reine ! La mise en images de Jean-Marie Michaud est somptueuse. Il reprend la même technique que pour le Mahabharata : aquarelle sur papier kraft. Cette technique sur kraft (au delà de produire des ambiances et des couleurs extraordinaires) est tout aussi adaptée dans le cas présent : qu’il s’agisse d’un texte fondateur hindou ou judaïque, cette présence physique du papier ramène au Livre avec un grand L et contribue à élever l’histoire au rang de mythe. La bible réinterprétée par Marek Halter puis par Jean-Marie Michaud : c’est bien une caractéristique des mythes que de sans cesse se renouveler, se modifier. C’est sans doute en ce sens que ma lecture de cette version m’a parue encore plus aboutie, plus grandiose, que la version d’origine. La narration est très maîtrisée. Au delà de l’aspect graphique dont j’ai déjà parlé, on retrouve ce qui semble être une signature de l’auteur : un goût pour l’histoire dans l’histoire (ici les récits hébraïques) avec une mise en image différente pour ces apartés. La présence de la mer rouge, parfois en furie, les ocres du désert, les chameaux, les éléphants, les chevaux et les oiseaux de Salomon, la beauté de la reine, offrent au dessinateur la possibilité de démontrer l’étendue de son talent. Une BD qui pour moi mérite largement qu’on s’y intéresse : sa parution chez un petit éditeur, pas spécialisé dans la bande dessinée mais qui a fait du beau travail, semble être passée un peu trop inaperçue…