Après l'excellent Alim le tanneur, je suis à nouveau emballé par une BD scénarisée par Wilfried Lupano !
Alors même si on peut effectivement critiquer cette ode à l'oisiveté et à la France "d'en bas", on ne peut que se prosterner devant une telle efficacité narrative et un scénario aussi prenant qui évite le piège de basculer dans la facilité. A ce titre, je trouve ainsi la fin juste parfaite.
Les personnages sont également plus complexes qu'ils n'y paraissent de prime abord, avec une mention spéciale à Gaby, le fan de Johnny un brin alcoolique. Son duo formé avec le héros Vincent fonctionne parfaitement. Lupano profite ainsi de cette chronique sociale pour analyser avec beaucoup d'acidité et d'ironie la vie quotidienne de ces marginaux qui ont refusé de suivre le chemin classiquement tracé. A plusieurs reprises, je me suis ainsi surpris à tantôt sourire (voire rire) face à la cocassité de certaines scènes et tantôt être ému lors de certains passages plus durs.
Au niveau du dessin, même si cela reste agréable à l’œil avec une colorisation relativement dynamique, il s'avère pour moi un cran en dessous du scénario, m'empêchant d'attribuer la note ultime de 5/5.
Une BD à posséder sans hésitation.
SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 9/10
GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 7/10
NOTE GLOBALE : 16/20
D’emblée, l’histoire démarre comme un thriller dont la tension ne se relâchera guère jusqu’à la fin. Mais ce qui renforce l’intérêt du livre, c’est la poésie et l’humour qui sont les autres ingrédients de ce récit très dynamique, abordant des thématiques sociales et sociétales très contemporaines, très universelles aussi, dans l’Allemagne des années 2020. A commencer par la question de l’immigration « clandestine », qui transforme les humains en marchandise, pris entre l’enclume des réseaux de passeurs ou de prostitution et le marteau des lois du pays de destination, de moins en moins accueillants.
La narration est centrée sur cette adolescente, Tâm, dont les parents vietnamiens (qui ont évidemment pour patronyme Nguyen – prononcez « Nuit-hyène » !) sont arrivés dans cette banlieue de Berlin après avoir fui le communisme dans les années 70. Dotée d’une personnalité bien trempée, celle-ci va s’enticher de la jeune Hoa Binh, débarquant elle aussi du Vietnam mais recrutée sur place par des maquereaux professionnels, qui avaient pour but de la faire « travailler » en Occident… Après avoir réussi à fuir, Hoa Binh va devoir se cacher pour échapper à ses poursuivants, et sa chance sera de croiser la route de Tâm, qui se fera un devoir de la protéger, découvrant par la même occasion son attirance pour la jeune fille…
Et c’est un autre point fort de l’album, une galerie de personnages très bien campés, parfois hauts en couleur, dont les routes vont se croiser à la faveur des événements. En contrepoint de Tâm, il y a Alex, le garçonnet blondinet et solitaire qui a pour marotte de faire voler son drone au milieu des barres hlm de son quartier. Celui-ci se réfugie souvent chez sa vieille copine Hella, une ancienne actrice forte en gueule qui survit dans sa cabane de jardin à l’aide de sa maigre retraite. Et puis il y a aussi Dennis, le frère aîné de Tâm, amateur de black metal un rien anémique, et Marina, la plus badass des ados du quartier, qui, en bonne dominatrice, a jeté son dévolu sur Dennis, donnant lieu aux scènes les plus hilarantes du livre.
Oui, parce qu’on rit beaucoup aussi avec ce thriller captivant, qui n’oublie pas non plus de glisser des moments de tendresse et de poésie. Le trait vif de Mikael Ross n’y est pas pour rien, sachant d’adapter à toutes les situations. D’une tournure plus « manga » dans les scènes de course-poursuite, plus cartoon pour les passages humoristiques, et plus délicat pour les phases plus intimes, plus paisibles. On notera cette représentation du désir très pertinente par un rougeoiement auréolant la case entière lorsque Tâm se rapproche de Hoa Binh, une trouvaille simplissime et géniale, là où par un processus indicible et extrêmement touchant, l’amitié vire à l’amour passionnel… Cette seule touche de couleur justifie à elle seule le choix du noir et blanc, recentrant vers le registre amoureux une histoire qui aux yeux de certains aurait pu passer pour un simple thriller.
Ode à l’amour autant qu’à la liberté, « Le nirvana est ici » s’impose comme une des meilleures surprises de ce début d’année. Je découvre avec cet album un auteur véritablement virtuose. L’Allemand Mikael Ross signe ici sa cinquième bande dessinée en tant que dessinateur, aux côtés du scénariste belge Nicolas Wouters (Les Pieds dans le Béton et Totem), et sa troisième en étant seul aux manettes (Apprendre à tomber et Ludwig et Beethoven). Non seulement on aura envie de découvrir voire redécouvrir ses précédentes productions, mais ce qui est certain, c’est qu’on ne va pas le lâcher comme ça !
Un coup de cœur, tout comme toi, frérot ;-)
Comme le titre l'indique, de la fantasy, mais avec une touche d'originalité.
Un album qui dans son mode narratif me rappelle L'Orfèvre (Lozes) et Tremblez enfance Z46, mais une ressemblance toute relative, puisqu'ici pas besoin de retourner le bouquin ou plusieurs possibilités de compréhension.
Donc, deux couvertures et deux sens de lecture. La première (Alma) se lit à l'européenne, tandis que la seconde (Yourcenar) se lit comme un manga. Les deux histoires se rejoignent en milieu d'album pour une fin identique, mais avec une vision différente suivant l'héroïne qui est au centre du récit. Vous pouvez commencer par l'une ou l'autre des histoires.
Alma est une princesse qui a consacré sa jeunesse à un entraînement intensif. Elle est devenue une guerrière aguerrie et elle est enfin prête pour "la saignée". Un périple qui va l'emmener à la porte du royaume des dieux pour asseoir le pouvoir de la royauté.
Yourcenar est une jeune géante et le rituel de passage chez l'oracle va bouleverser sa vie. Alors qu'elle pensait s'unir avec Tamarie, la prédiction de l'oracle est tout autre, elle va devoir attendre 1000 ans pour trouver l'amour.
Deux récits distincts, l'un plutôt guerrier (Alma) et l'autre plus philosophique (Yourcenar) où la vengeance, l'amour, le sacrifice et le mensonge seront vos compagnons de voyage. Deux jeunes femmes au fort tempérament et dont les destins finiront par se croiser.
Un album qui soulève beaucoup de questions et qui pousse à la réflexion, et la religion, le fait de vénérer des soi-disant dieux, sera le déclenchement de bien des malheurs (comme trop souvent hélas).
Deux histoires complémentaires qui permettent de comprendre les positions des deux mondes. C'est brutal, touchant et ça reflète la part sombre de notre humanité pour un final qui réunira nos deux héroïnes pour l'éternité, mais pas dans un bel happy end. Laissez-vous surprendre.
Le seul petit reproche, c'est parfois un peu trop verbeux, surtout Yourcenar, mais les nombreuses planches sans texte permettent de souffler et de repartir de plus belle.
La partie graphique est grandiose. Un dessin expressif, créatif et immersif qui doit beaucoup aux choix des couleurs. Celles-ci sont magnifiques.
Une mise en page qui en met plein les yeux, il y a d'ailleurs un effet miroir entre les deux récits.
Superbe !
Encore un indispensable pour les aficionados de Fantasy après L'Île aux orcs.
Et je vous invite à découvrir Bubble éditions.
Coup de cœur.
Un récit touchant, ponctué de moments très drôle. Une lecture qui fait du bien, et qui aborde la malvoyance d'une manière complètement nouvelle : avec humour et honnêteté.
Les contes de la Pieuvre, c’est magique (oui je sais je me répète).
Fannie, le dernier en date, m’a donné envie de me replonger dans cet univers. Et c’est avec une grande délectation que je m’exécute.
Célestin ne déroge pas à la magie, mieux elle lui donne ces titres de noblesse. C’est toujours maîtrisé et exécuté de mains de maître.
Un grand moment de bonheur cette série et particulièrement la lecture de ce récit. Je l’avais évidemment apprécié lors de ma 1ere découverte mais connaissant dorénavant la suite ou le destin de certains intervenants, il se savoure davantage.
Bravo à Gess de dépeindre ce petit monde toujours avec autant de brio, il m’avait déjà conquis dès Gustave Babel (le 1er album autour de la Pieuvre) mais chaque nouvelle rencontre ajoute sa pierre (complexifiant tout en simplifiant notre compréhension de l’univers), pour en faire un tas de cailloux qui se déguste.
Un Must pour moi.
C'est une histoire qui fait mal.
En tout cas, c'est une histoire qui a su toucher avec une grande justesse le sentiment de détresse, de perdition, d'incompréhension et parfois d'autodestruction qui caractérise le sentiment de dysphorie de genre à un âge adolescent.
Les éponymes Diana et Charlie sont trans, binaire et non-binaire.
Diana est une femme, mais souffre quotidiennement du fait que presque personne ne la perçoit comme telle. Tout le monde l'appelle par son deadname, personne ne comprend ce qu'elle ressent lorsque cela la blesse, elle aimerait pouvoir exister comme tout le monde, sans avoir à se forcer à vomir pour tenter de rentrer dans les carcans de l'esthétique féminine. Personne ne la désire non plus, et elle en souffre, si ce n'est les hommes gays, la percevant comme un homme aimant le travestissement. Mais elle n'aime pas les hommes et ces hommes ne l'aime pas non plus, alors quand Diana accepte leur chaleur elle se hait toujours un peu plus.
Charlie est non-binaire, mais personne à part ses ami-e-s ne le sait. Et à part Diana, personne ne semble lae comprendre. Iel souffre, iel est perdu-e, iel est désespéré-e, alors iel fait la fête sans arrêt, cherche à s'oublier dans l'alcool et les médicaments. De toute façon, quand iel ne le fait pas, c'est vers les lames de rasoir qu'iel se dirige. Mais iel n'a pas de problème, iel ne veut surtout pas aller en urgence psychiatrique, iel ne faut surtout pas alerter sa mère. Alors iel garde ses envies suicidaire dans son coin.
Tous-tes deux sont dépendant-e-s l'un-e de l'autre, tous-tes deux s'aiment sincèrement mais se font souffrir malgré elleux, tous-tes ne savent plus quoi faire.
C'est une histoire de jeunesse queer, pleine de doutes, de sentiment de perdition, de peur et de dégoût envers soi-même. C'est réaliste. Cruellement réaliste. Les personnages sont imparfaits, complexes, parfois méchants mais toujours attachants.
Les personnages parlent et se comportent comme des jeunes perdus typiques de l'époque (début des années 2010). J'ai d'ailleurs beaucoup aimé la fin, où tout n'est pas magiquement réglé mais où les choses avancent. En tout cas les choses changent. Et la situation de Diana et Charlie est mise en parallèle avec l'avancée des droits trans en Suède en 2012.
Le dessin est très intéressant.
En tout cas je l'ai trouvé original et sincèrement beau. Je trouve que ces lignes tremblotante et cette colorisation très simple (noir et blanc) mais jouant très souvent avec les ombrages donnent un vrai plus à l'album.
Un récit jeunesse magnifique et touchant dans sa retranscription de la souffrance des personnes transgenres (binaires comme non-binaires).
Je me dis aussi que cette histoire peut toujours illustrer les problématiques types des personnes transgenres aux personnes n'y connaissant rien. C'est un plus non-négligeable.
Que peut-on deviner de quelqu’un par la seule observation de son appartement ?
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Lucas Harari pour le scénario, les dessins et les couleurs, coécrit avec Arthur Harari, et une aide à la couleur de Roman Gigou. Il comprend trois cent cinquante pages de bande dessinée. Lucas Harari est également l’auteur de L’Aimant (2017) et La dernière rose de l’été (2020).
Une photographie prise depuis une chambre à l’étage du pavillon : le père avec son fils d’une demi-douzaine d’années dans les bras en contrebas dans le jardin. Ce cadre est accroché au mur, à côté d’un meuble à rayonnage rempli de livres. Celui-ci est situé dans un angle, avec une fenêtre de part et d’autre. Sur le manteau de cheminée se trouvent une menora, un Rubik’s cube, une balle de baseball et deux autres bibelots. Sur la table de travail, un appareil photographique avec quelques bandes de négatifs. De la vaisselle sale dans l’évier, une platine de disques, un ordinateur avec, à côté, une assiette contenant un maigre relief de repas et une fourchette. David Zimmerman vient de finir de prendre sa douche, il essuie la buée sur le miroir, et se regarde, l’œil terne. Ici vit David Zimmerman, trente-quatre ans, photographe. Soudain, il sursaute, une grande silhouette habillée est apparue dans le miroir. C’est Harry Faugier, son meilleur mai, trente-six ans, peintre, qui a pris grand plaisir à lui faire peur. David le rabroue trouvant la blague de mauvais goût. Harry prend la bouteille de vodka dans le frigo et se sert un verre, en lui souhaitant : Lehaïm ! Il demande à son ami de se presser, ils vont être à la bourre. En attendant, il regarde les négatifs : le visage d’une jeune femme. Il demande à David si la jeune femme savait qu’il la prenait en photo. Puis il le complimente de manière ironique sur ses nouvelles chaussures. Ils sortent.
David et Harry se rendent à une soirée du nouvel an. Ils passent devant un sans domicile fixe assis par terre, et David lui donne une pièce. Ils remontent une avenue dans un quartier asiatique, jusqu’au métro. Pendant le trajet, ils papotent de tout et de rien : le progrès technique déprimant, la bouteille à acheter, le fait que David devrait porter des cravates. Ils arrivent au pied de l’immeuble et se rendent compte qu’ils n’ont pas le code. David appelle Alice pur qu’elle le lui donne. Ils montent au dernier étage pour accéder à un loft qui sert d’atelier au père d’Alexandre. Une fois à l’intérieur de la pièce aux grandes dimensions, bondée d’invités, ils croisent Judicaëlle que Harry salue, pendant que David va voir plus loin. Il retrouve Alice qu’il salue, et il lui fait remarquer qu’elle s’est coupé les cheveux. Harry les rejoint et il emprunte le portable de David pour passer une commande. Alice a apporté le cadeau de Noël de David, offert par la mère de celle-ci qui ne sait pas encore qu’ils se sont séparés. Un peu plus tard, Harry a été livré et il propose un cachet à l’un et l’autre, qui l’avalent.
Un épais volume, une lecture facile grâce à des dessins propres sur eux, de nature réaliste et descriptive, un peu simplifiés, avec des nuances plus sombres pour figurer l’ombre portée sur quelques surfaces. Le lecteur se rend compte qu’il tourne les pages assez rapidement, ne prenant pas forcément le temps de regarder chaque élément visuel, emporté par la compréhension immédiate de chaque case, par le flux régulier et doux de la narration. Il ne s’attarde pas trop sur la question qui ouvre le récit : Que peut-on deviner de quelqu’un par la seule observation de son appartement ? Dans le même temps, il voit bien que les deux premières planches montrent l’appartement de David, et il se demande si les auteurs mettent en doute ses capacités intellectuelles : oui, bon, d’accord, il faut qu’il regarde chaque endroit de l’appartement pour se faire une idée de qui est David Zimmerman. D’accord, il faut qu’il prête attention au visage sur le négatif. D’accord, le modèle de la nouvelle paire de chaussures de David doit être important. Visiblement les auteurs sont adeptes du principe dramaturgique de loi de conservation des détails, aussi appelée fusil de Tchekhov. Le lecteur doit faire une note mentale de chaque détail sortant de l’ordinaire sur lequel les auteurs attirent son attention, parce qu’il sera amené à jouer un rôle dans une scène ultérieure. Ça ne rate pas : David sera reconnu dans une scène d’émeute grâce à ses chaussures, l’emprunt de son téléphone par Harry va amener une visite de cet ami, etc.
Bon, d’accord, le lecteur fait attention à ces détails mis en avant par les auteurs, mais quand même il aurait pu le faire tout seul sans qu’ils soient ainsi pointés du doigt, comme s’il allait passer à côté… Sauf que le lecteur vient de se faire manipuler en beauté, ou en tout cas les auteurs se révèlent être d’élégants prestidigitateurs maîtrisant l’art de la diversion et de l’indice secret affiché au premier plan. D’un côté, le lecteur se fait des films dans sa tête avec un élément dont il suppute qu’il va jouer un rôle primordial par la suite, alors qu’il n’en sera rien. Ou bien il passe à côté d’un autre objet qu’il écarte comme purement décoratif, parce que trop éloigné de l’intrigue ou des situations précédentes. Alors, oui, la bouteille de vodka revient par la suite, toutefois la nature de l’alcool ne revêt pas d’importance particulière. Bon d’accord, le patronyme du personnage principal le qualifie comme juif, ce qui lui vaut d’être embauché pour réaliser les photographies d’un mariage de cette confession, une sorte de service rendu pour un autre. Et puis le lecteur oublie cette caractéristique… Du coup, il se dit que le discours de Gaby, la mère de David, plus de cent-cinquante pages plus loin, sort de nulle part. et il se souvient alors de la menora présente dans la première planche, au centre d’une case. Il s’installe ainsi une dimension ludique, le lecteur ayant conscience que les auteurs jouent avec lui, en lui faisant comprendre qu’ils jouent avec lui.
Quoi qu’il en soit, le plaisir de lecture est présent dès le début, avec cette promesse vite concrétisée d’une situation extraordinaire, riche de possibilité : David Zimmerman se réveille chez lui le premier janvier dans le corps d’une femme qu’il ne connaît pas, et sans souvenir de ce qu’il lui est arrivé. Le récit s’inscrit ainsi dans une forme de merveilleux fantastique, de conte. Le ton de la narration reste dans une forme de plausibilité concrète : pas d’humour graveleux sur la situation, mais un personnage principal désemparé, ne sachant pas comment réagir, se rendant compte qu’il lui sera impossible d’être cru par qui que ce soit. Le lecteur comprend qu’il va lui falloir un moment pour que David admette la situation. Il sent une forme d’impatience liée à l’anticipation, le désir de savoir ce qui va se passer, ce qui l’incite à conserver un rythme de lecture soutenu. Il lui faut un peu de temps pour se rendre compte que cela crée une forme de dissonance en lui : les dessins continuent de conserver une densité appréciable d’informations visuelles dans chaque case. Au point qu’arrive un moment où il se dit qu’il devrait consacrer plus de temps à la lecture des images, ralentir son rythme. Chaque action s’inscrit dans un environnement bien spécifique. Déjà, les auteurs lui avaient dit explicitement de prêter attention à l’aménagement de l’appartement, dès la première planche.
Ensuite, David Zimmerman habite à Paris : il est possible d’identifier certains quartiers comme le quartier asiatique, la rame de métro typiquement parisienne sur une ligne automatisée, les toitures en zinc, l’avenue de France, le boulevard Vincent Auriol au niveau de la station quai de la Gare, la rue de Belleville, le parc des Buttes-Chaumont, la gare de l’Est, la place de la Bastille et la colonne de Juillet avec le génie de la Liberté à son sommet, etc. Le lecteur peut également relever quelques inscriptions sur les murs comme Free Gaza, ou Plus jamais silencieuse. Il se rend compte que les environnements dans lesquels évoluent les personnages ont une incidence sur leur mode de vie, sur leurs activités, sur leurs déplacements. Cela devient patent quand David sort de Paris pour se rendre en proche ou moyenne banlieue, l’ambiance devient alors fort différente. Du coup, cela a pour effet de ramener le lecteur aux dessins, de consacrer un peu plus de temps à leur lecture. Il se produit un phénomène analogue avec le récit lui-même : il se laisse bercer dans un rythme agréable et facile, l’histoire de cet homme qui se retrouve perdu, sans savoir comment s’y prendre, tout en conservant l’objectif de retrouver son corps d’homme. Les séquences se suivent, accessibles, avec des enjeux très relatifs, des échanges très ordinaires entre les personnages. Et puis David retrouve Rachel Bluemen, cette jeune femme, serveuse au mariage juif qu’il avait photographiée. Le récit semble alors prendre une direction plus affirmée, l’attention de David se trouvant plus focalisée, et ses recherches devenant plus structurées, grâce à l’aide de Samia Hamza-Chauvet. Et tout s’achemine vers un dénouement en huit pages silencieuses, étrangement insatisfaisant et plat.
À ceci près que les auteurs n’ont pas promis un thriller avec une chute révélatrice pétrie de justice immanente : le rythme de lecture relève plus du roman naturaliste avec une touche de fantastique, cet échange de corps inexpliqué. Le lecteur relève bien le développement succinct de quelques thèmes en passant : le trouble de l’identité à l’évidence (et pas seulement sexuelle), la forme de solitude typiquement parisienne, les souvenirs qui font un individu et la limite de l’identité, l’altérité irréductible, le lien familial (par exemple entre mère et fils), l’étrangeté effrayante de l’autre (le cas de Christophe Karo et de sa relation avec sa sœur Sophie). Et le judaïsme. Page 204, Gaby, la mère de David, discute avec Samia pour lui expliquer l’origine du mot Hébreu. Cela fait sens dans le contexte, tout en surprenant un peu comme sujet de conversation. Elle explique qu’au départ, le mot Hébreu, ça veut dire Passer, Traverser… parce que c’était le peuple qui venait de l’autre côté du fleuve Jourdain. Donc, ce sont ceux d’en face : les autres. À l’origine, il s’agit sans doute d’un terme exogène mais par la suite les Hébreux l’ont aussi adopté. Ils se sont désignés eux-mêmes comme Ceux d’en face, Ceux qui viennent de l’autre côté. C’est très profond parce que ça induit que le Juif lui-même se définit comme un autre, qu’il porte son altérité en lui. Or ce récit parle exactement de ça : David est passé de l’autre côté (en devenant une femme), il est devenu autre, un étranger pour ses amis et sa famille, son propre corps lui est étranger, et il est un étranger dans ce corps. Ce dispositif narratif le place dans une situation où il porte littéralement son altérité en lui.
Une couverture des plus cryptiques, qui ne dit pas grand-chose : juste la silhouette d’un profil en ombre chinoise. Un récit qui commence par un événement fantastique : le personnage principal, un homme, se réveille dans le corps d’une femme. Une narration facile et fluide, grâce à des dessins très accessibles, et des scènes assez brèves très linéaires. Des auteurs qui jouent avec l’anticipation du lecteur et qui lui font savoir qu’ils jouent à ça. Un lecteur mis en confiance, sûr de lui car il a bien identifié ce dispositif. Une enquête prosaïque pour retrouver son corps originel, et quelques rencontres. Une mise en scène de l’altérité très pragmatique et factuelle, charriant des questionnements fondamentaux sur l’identité et la capacité d’adaptation. Troublant et fascinant.
Alors celle-là, elle ne figurait même pas sur ma wishlist, et pour cause : je n'ai vu aucun papier sur cette BD avant de la voir posée négligemment sur une vague pile chez mon bédéiste. Je l'ai empoignée et quelque chose s'est passé. On sent tout de suite qu’on a affaire à un truc qui sort des sentiers battus. Du coup, je suis partis avec (entre autres)…
Et c’est effectivement accrocheur, graphiquement parlant. Le trait est fin malgré ce brouillard gris omniprésent. Le jeu des couleurs y tient un rôle prépondérant. Le trait est agréable, fluide, mais c'est l’usage de cette couleur de cendres qui est absolument saisissante, en plus d’être fort à propos. On sent la braise fumante, l’odeur de brûlé, des bagnoles calcinées, des maisons ou ce qu'il en reste, du plastique fondu… En effet, on est y est, à Grozny, on erre sur ses ruines encore fumantes, et à travers la Tchétchénie ravagée. J’ai ressenti exactement la même chose qu’à la lecture de la Route version Larcenet, sortie récemment, de mordre moi-même la poussière. On retrouve aussi un petit je-ne-sais-quoi de Gipi, façon Notes pour une histoire de guerre. D'où peut-être un côté un peu scolaire qui colle au papier. Néanmoins, cette BD sent la braise et immerge son lecteur tout entier dans cette ambiance de guerre. Le tragique de certaines scènes ressort avec une force accrue, comme lorsque la mère s’écroule, terrassée par le désespoir : elle apparait littéralement transpercée par la douleur… Oui, il s'agit bien d'un road-trip cruel et funeste à travers ce pays qui eut le malheur d’essuyer les plâtres de la « présidence » de Vladimir Poutine.
Le scénario quant à lui est simple : une mère recherche sa fille perdue après l’invasion de l’armée russe. C’est dans les détails qu’il faut aller chercher la petite bête. En effet, il y a d'abord quelques longueurs narratives qui donnent le sentiment d’appuyer sur l’aspect ténébreux de l’histoire, et d'étirer un peu la sauce. Il n’y avait pas besoin de ça !
D’autre part, quelques maladresses graphiques font tout de même un peu tilter les yeux. Exemple le plus flagrant : sur la couverture même ! On y voit un portrait de la mère de Katia revêtue d'un survêt bleu et rouge dont elle a rabattu la capuche sur la tête. Sauf que ce n’est pas un survêt ! Et non ! La maman est habillée en imperméable, et sur la tête, c’est un fichu qu'elle porte ! Dommage !
Enfin, les dialogues restent assez systématiques, surtout ceux du jeune Malik, qui passe la plupart du temps à répéter « faut pas dire ça m’dame ! », ou l’une ou l’autre de ses variantes (« faut pas parler comme ça m’dame »…).
D’où cet étrange 3/5 néanmoins assorti d'un coup de cœur. Katya n’est pas une BD parfaite, mais elle déclenche un truc. Pour un premier essai, c’est quand même déjà pas mal. Antoine Schiffers semble bourré de talent, et devient donc un « auteur à suivre » comme on dit. Déjà, il propose quelque chose d’original, quelque chose d’assez aride qui plus est, certes. Faut quand même saluer la prise de risque ainsi que les réussites tout à fait remarquables qui jalonnent cette BD !
Il ne faut jamais dire jamais.
Il y a peu, droit dans mes bottes, j'aurais soutenu mordicus que jamais, au grand jamais, je dépenserais quelques euros pour un comics de Supergirl. C'est un personnage qui ne m'attire pas, comme la plupart de chez DC Comics, je les trouve trop lisses. Et pourtant, il a fallu deux chouettes avis et surtout les magnifiques planches de la galerie pour faire vaciller mes certitudes. Et j'ai bien fait de changer mon fusil d'épaule.
Je vais commencer par le point fort de ce one shot : la partie graphique. Je découvre Bilquis Evely et Matheus Lopes.
La première s'occupe du dessin et j'ai adoré son trait fin et précis à la mise en page dynamique. Chaque planche fourmille de détails, jusqu'à cette petite touche féminine où le mascara de nos deux héroïnes sera efficace de la première à la dernière page.
Le second s'affère aux couleurs et je lui tire mon chapeau, son travail est fantastique. Des coloris qui jouent tantôt sur une belle harmonie, tantôt sur les contrastes, elles nous plongent dans les différents mondes visités.
Très, très beau.
Un comics singulier, car s'il est question de super-héros avec Supergirl, le récit se démarque des recits habituels du genre. Il va être question d'une traque dans un mélange de science-fiction et de fantasy. Supergirl pourchasse, avec l'aide de Ruthye, Krem des collines d'ocre, celui-ci a tué le père de cette dernière. Une histoire de vengeance qui fera voyager dans différentes galaxies. Deux femmes marquées par un traumatisme, l'une n'est pas capable de pardonner. Le rôle principal est tenu par la jeune Ruthye, c'est elle qui nous narre cette chasse à l'homme avec sa voix off omniprésente, on découvre Supergirl au travers son regard ainsi que ses pensées.
Une narration verbeuse, surtout vers la fin du bouquin, elle a un peu freiné mon enthousiasme. Et je ne suis pas certain d'avoir compris la dernière planche.
Un comics recommandable, mais qui ne me donne pas envie de mieux connaître le personnage de Supergirl.
Note réelle 3,5.
Gros coup de cœur pour la partie graphique.
Est-ce si important de savoir pourquoi ?
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il fait partie de la collection développée avec le musée d’Orsay. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Christophe Chabouté, pour le scénario et les dessins. Il comprend cent-quatre-vingt-six pages de bande dessinée en noir & blanc.
Au musée d’Orsay, une jeune fille avec des couettes lève la tête pour contempler une œuvre. Un monsieur ridé baisse ses lunettes pour mieux en voir une autre. Un couple de jeunes en regarde une autre sans rien laisser transparaître sur le visage. Un monsieur d’une trentaine d’années avec une veste, un foulard, une chevelure hirsute et une barbe se frotte le menton en regardant une œuvre. Une dame ridée, écharpe au cou se penche de côté pour mieux voir un détail. Un autre barbu en regarde une de très près, les sourcils froncés, le regard sévère. Un autre en costume et cravate noire a pris un peu de recul, les bras croisés. Puis en viennent encore une vingtaine d’autres, chacun avec leur attitude et leur posture, exprimant une part de leur personnalité, de leur comportement face à une œuvre d’art. Ils contemplent, qui l’autoportrait de Vincent van Gogh, qui le Chanteur florentin du XVe siècle de Paul Dubois, Anacréon d’Eugène Guillaume, Sapho de James Pradier, La pensée d’Aristide Maillol, La source de Jean-Auguste-Dominique Ingres, etc. Le flux incessant des visiteurs, des curieux de toute nature se déroule durant toute la journée. La grande horloge marque le temps et arrive six heures. Les couloirs et la grande galerie se vident progressivement. Les gardiens procèdent à la fermeture des portes. Le musée retrouve son calme, vide de toute présence humaine. Dehors la Seine coule paisiblement et sans bruit alors que la nuit commence à tomber et que les ténèbres commencent à envahir le musée d’Orsay.
À l’intérieur du musée il ne subsiste que les éclairages de sécurité, et quelques rais de lumière provenant de l’éclairage public ou de la Lune. Passé une heure du matin, dans ce grand calme, une silhouette passe dans un couloir, un tableau sous le bras. Vers une heure et quart, les ombres se sont quelque peu modifiées, toujours pas âme qui vive. Sans prévenir, un chien traverse une large allée, en silence. Une heure vingt-cinq, dehors un homme passe, promenant son chien en laisse. Le soleil se lève progressivement. Un oiseau quitte son perchoir sur l’une des cornes du Rhinocéros d’Henri-Alfred Jacquemart. Les visiteurs commencent à arriver pour entrer. Le musée d’Orsay ouvre ses portes, les uns et les autres reforment le ballet incessant devant les œuvres. Un regard se fixe plus particulièrement sur les mollets et les chaussures, établissant un panorama qui passe d’un pantalon avec des chaussures de ville, à un pantacourt avec chaussures souples, un bermuda avec des baskets, un short avec des chaussettes montant à mi-mollet, un pantalon à pois avec des chaussures de marche, un autre short et des chaussettes arrivant sous le genou, des escarpins et une robe descendant sous le genou, etc.
Voici une bande dessinée estampillée Musée d’Orsay, qui présente la particularité d’être publiée par un autre éditeur que Futuropolis, ce dernier semblant avoir développé un partenariat avec cet établissement et publié plusieurs œuvres comme Les Variations d'Orsay (2015) de Manuele Fior, L'Art d'en bas au musée d'Orsay: La fantastique collection Hippolyte de L'Apnée (2016) de Plonk & Replonk, Les Disparues d'Orsay (2017) de Stéphane Levallois, Moderne Olympia (2020) de Catherine Meurisse. Sa seconde particularité réside dans le nombre élevé de pages muettes : 114 pages dépourvues de tout mot, et soixante-douze avec des dialogues. Sa troisième caractéristique apparaît sous deux points de vue. Pour commencer, les premières pages présentent les visiteurs et leur comportement face aux œuvres d’art. Quand celles-ci commencent à être représenter dans les cases, elles ne sont pas nommées. En fonction de sa culture en la matière et de sa familiarité avec le musée d’Orsay, le ressenti du lecteur peut osciller entre la curiosité et la frustration, selon qu’il les identifie plus ou moins facilement. Il peut reconnaître Héraklès archer (1909) du sculpteur Antoine Bourdelle (1861-1929), l’Ours blanc (1922), de François Pompon (1855-1933), la Source (1820-56) de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867).
En fonction de sa curiosité, il peut se renseigner plus avant et trouver les références pour les Coquelicots (1873) de Claude Monet (1840-1926), les Raboteurs de parquet (1875) de Gustave Caillebotte (1848-1894), Autoportrait (1879) de Vincent Van Gogh (1853-1890), Rhinocéros (1878) de Henri-Alfred Jacquemart (1824-1896), Méditerranée, dite aussi La Pensée (1923-1927) d’Aristide Maillol (1861-1944), les trente-six bustes des célébrités du Juste Milieu (1832-35) d’Honoré Daumier (1808-1879), l'Olympia (1863) d’Édouard Manet (1832-1883), l’Origine du Monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877), le Fifre (1866) d’Édouard Manet (1832-1883), L’asperge (1880) d’Édouard Manet (1832-1883), etc. Sur le moment, ou après coup avec des recherches, le lecteur reste impressionné par la capacité de l’artiste à reproduire l’apparence de ces œuvres d’art, qu’il s’agisse de sculptures ou de peintures.
Au fil des pages silencieuses, parfois en plan fixe, il ressort également très impressionné par la représentation des différentes zones du musée d’Orsay. À la lecture, les images en noir & blanc apparaissent simples et évidentes, descriptives avec un degré de simplification pour conserver une lecture immédiate. Alors que la prise de vue prend un peu de recul, le lecteur identifie la grande galerie avec ses marches, ses statues sur stèle, ses poutrelles et ses verrières. Il reconnaît de nombreuses œuvres, avec encore Les Quatre Parties du monde soutenant la sphère céleste (1872) de Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875). Dès la page douze, il peut voir l’horloge monumentale de cette galerie, la façade vue depuis la Seine, les grandes baies vitrées et leurs poutrelles métalliques, le dallage et les murs de pierre, les luminaires caractéristiques, l’esplanade d’accès avec le Rhinocéros, les galeries secondaires qui courent de part et d’autre du bâtiment, les galeries de l’étage, avec la grande horloge de façade et sa verrière permettant de voir à l’extérieur, sans oublier les toilettes avec leurs cuvettes, leurs distributeurs de papier et les sèche-mains (des éléments essentiels de l’intrigue). Le lecteur observe que l’artiste restitue à merveille les grandes lignes structurantes de chaque zone, ce qui fait d’autant mieux ressortir leur architecture et les aménagements, configurations spécifiques qui marquent durablement l’esprit du visiteur.
L’ouvrage s’ouvre avec une séquence dont les trois premières pages se focalisent sur les visiteurs. Le lecteur peut ainsi observer la posture et l’expression de visage de trente individus différents. Cette expérience est renouvelée à plusieurs reprises au cours du récit ; en se focalisant sur les tibias et les pieds en pages vingt-six et vingt-sept, puis en plan fixe pour restituer le passage de plusieurs visiteurs, puis en s’attachant à des couples pour un effet de contraste entre la réaction de l’un et celle de l’autre, puis au travers de dialogue d’une mère avec sa fille, d’une femme avec son compagnon (il croit qu’elle parle des peintures alors qu’elle parle des cadres), avec un groupe d’adolescents (sur leur portable) avec leur professeur, avec l’attitude d’une petite fille portant son nounours dans les bras et arrêtée devant la sculpture l’Ours blanc, etc. Le lecteur se retrouve fasciné d’observer ainsi les curieux, constatant qu’ils sont animés par des envies différentes. Il est à la fois épaté par la capacité de l’artiste à saisir une expression, un geste, à la fois déstabilisé par la sensation de se regarder lui-même quand il s’arrête devant une œuvre d’art au musée. Il se doute qu’il voit les visiteurs par les yeux des personnages peints ou sculptés.
La nuit tout se transforme, et les êtres des œuvres d’art s’animent, prennent vie. L’Ours Blanc déambule silencieusement et majestueusement dans les grands couloirs, des couples se forment entre sculptures descendues de leur piédestal, d’autres se détestent cordialement, certains se regroupent pour observer l’extérieur depuis la grande baie vitrée de l’horloge, et Héraklès se rend dans les toilettes pour comprendre l’utilité des cuvettes, de la chasse d’eau, du distributeur de papier et des sèche-mains. L’auteur joue à la fois avec le décalage temporel et culturel de certaines œuvres qui se retrouvent dans une époque hors de portée de leur compréhension, et avec leur curiosité, leurs émotions et leurs caractéristiques physiques (les pauvres trente-six bustes des célébrités du Juste Milieu qui sont coincés sur leur socle sans pouvoir bouger). Il émane une forme de poésie dans la réaction et l’adaptation des uns et des autres à cet environnement étrange et incompréhensible, à leurs interrogations sur le comportement des personnes qu’ils voient défiler toute la journée pour les regarder, et sur celui du personnel du musée. Les personnages de ces œuvres d’art observent les visiteurs et s’interrogent sur eux, devenant le reflet de leur comportement.
Pas facile de réaliser une œuvre de fiction sur une collection d’œuvres d’art et le musée qui les accueille, sans tomber dans un passage en revue de type catalogue d’une exposition. Chabouté a réalisé une histoire qui rend aussi bien hommage au musée d’Orsay et à son architecture, qu’à ses collections, avec un dispositif narratif original. Il privilégie la démarche de montrer, sans mots, plutôt que d’expliquer ou d’exposer. Le résultat génère un processus de double identification chez le lecteur : avec les visiteurs qui regardent, avec les œuvres d’art elles-mêmes qui disposent de leur point de vue sur lesdits visiteurs. Singulier : une visite originale et inoubliable.
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Ma révérence
Après l'excellent Alim le tanneur, je suis à nouveau emballé par une BD scénarisée par Wilfried Lupano ! Alors même si on peut effectivement critiquer cette ode à l'oisiveté et à la France "d'en bas", on ne peut que se prosterner devant une telle efficacité narrative et un scénario aussi prenant qui évite le piège de basculer dans la facilité. A ce titre, je trouve ainsi la fin juste parfaite. Les personnages sont également plus complexes qu'ils n'y paraissent de prime abord, avec une mention spéciale à Gaby, le fan de Johnny un brin alcoolique. Son duo formé avec le héros Vincent fonctionne parfaitement. Lupano profite ainsi de cette chronique sociale pour analyser avec beaucoup d'acidité et d'ironie la vie quotidienne de ces marginaux qui ont refusé de suivre le chemin classiquement tracé. A plusieurs reprises, je me suis ainsi surpris à tantôt sourire (voire rire) face à la cocassité de certaines scènes et tantôt être ému lors de certains passages plus durs. Au niveau du dessin, même si cela reste agréable à l’œil avec une colorisation relativement dynamique, il s'avère pour moi un cran en dessous du scénario, m'empêchant d'attribuer la note ultime de 5/5. Une BD à posséder sans hésitation. SCENARIO (Originalité, Histoire, personnages) : 9/10 GRAPHISME (Dessin, colorisation) : 7/10 NOTE GLOBALE : 16/20
Le nirvana est ici
D’emblée, l’histoire démarre comme un thriller dont la tension ne se relâchera guère jusqu’à la fin. Mais ce qui renforce l’intérêt du livre, c’est la poésie et l’humour qui sont les autres ingrédients de ce récit très dynamique, abordant des thématiques sociales et sociétales très contemporaines, très universelles aussi, dans l’Allemagne des années 2020. A commencer par la question de l’immigration « clandestine », qui transforme les humains en marchandise, pris entre l’enclume des réseaux de passeurs ou de prostitution et le marteau des lois du pays de destination, de moins en moins accueillants. La narration est centrée sur cette adolescente, Tâm, dont les parents vietnamiens (qui ont évidemment pour patronyme Nguyen – prononcez « Nuit-hyène » !) sont arrivés dans cette banlieue de Berlin après avoir fui le communisme dans les années 70. Dotée d’une personnalité bien trempée, celle-ci va s’enticher de la jeune Hoa Binh, débarquant elle aussi du Vietnam mais recrutée sur place par des maquereaux professionnels, qui avaient pour but de la faire « travailler » en Occident… Après avoir réussi à fuir, Hoa Binh va devoir se cacher pour échapper à ses poursuivants, et sa chance sera de croiser la route de Tâm, qui se fera un devoir de la protéger, découvrant par la même occasion son attirance pour la jeune fille… Et c’est un autre point fort de l’album, une galerie de personnages très bien campés, parfois hauts en couleur, dont les routes vont se croiser à la faveur des événements. En contrepoint de Tâm, il y a Alex, le garçonnet blondinet et solitaire qui a pour marotte de faire voler son drone au milieu des barres hlm de son quartier. Celui-ci se réfugie souvent chez sa vieille copine Hella, une ancienne actrice forte en gueule qui survit dans sa cabane de jardin à l’aide de sa maigre retraite. Et puis il y a aussi Dennis, le frère aîné de Tâm, amateur de black metal un rien anémique, et Marina, la plus badass des ados du quartier, qui, en bonne dominatrice, a jeté son dévolu sur Dennis, donnant lieu aux scènes les plus hilarantes du livre. Oui, parce qu’on rit beaucoup aussi avec ce thriller captivant, qui n’oublie pas non plus de glisser des moments de tendresse et de poésie. Le trait vif de Mikael Ross n’y est pas pour rien, sachant d’adapter à toutes les situations. D’une tournure plus « manga » dans les scènes de course-poursuite, plus cartoon pour les passages humoristiques, et plus délicat pour les phases plus intimes, plus paisibles. On notera cette représentation du désir très pertinente par un rougeoiement auréolant la case entière lorsque Tâm se rapproche de Hoa Binh, une trouvaille simplissime et géniale, là où par un processus indicible et extrêmement touchant, l’amitié vire à l’amour passionnel… Cette seule touche de couleur justifie à elle seule le choix du noir et blanc, recentrant vers le registre amoureux une histoire qui aux yeux de certains aurait pu passer pour un simple thriller. Ode à l’amour autant qu’à la liberté, « Le nirvana est ici » s’impose comme une des meilleures surprises de ce début d’année. Je découvre avec cet album un auteur véritablement virtuose. L’Allemand Mikael Ross signe ici sa cinquième bande dessinée en tant que dessinateur, aux côtés du scénariste belge Nicolas Wouters (Les Pieds dans le Béton et Totem), et sa troisième en étant seul aux manettes (Apprendre à tomber et Ludwig et Beethoven). Non seulement on aura envie de découvrir voire redécouvrir ses précédentes productions, mais ce qui est certain, c’est qu’on ne va pas le lâcher comme ça ! Un coup de cœur, tout comme toi, frérot ;-)
Fantasy - Yourcenar / Alma
Comme le titre l'indique, de la fantasy, mais avec une touche d'originalité. Un album qui dans son mode narratif me rappelle L'Orfèvre (Lozes) et Tremblez enfance Z46, mais une ressemblance toute relative, puisqu'ici pas besoin de retourner le bouquin ou plusieurs possibilités de compréhension. Donc, deux couvertures et deux sens de lecture. La première (Alma) se lit à l'européenne, tandis que la seconde (Yourcenar) se lit comme un manga. Les deux histoires se rejoignent en milieu d'album pour une fin identique, mais avec une vision différente suivant l'héroïne qui est au centre du récit. Vous pouvez commencer par l'une ou l'autre des histoires. Alma est une princesse qui a consacré sa jeunesse à un entraînement intensif. Elle est devenue une guerrière aguerrie et elle est enfin prête pour "la saignée". Un périple qui va l'emmener à la porte du royaume des dieux pour asseoir le pouvoir de la royauté. Yourcenar est une jeune géante et le rituel de passage chez l'oracle va bouleverser sa vie. Alors qu'elle pensait s'unir avec Tamarie, la prédiction de l'oracle est tout autre, elle va devoir attendre 1000 ans pour trouver l'amour. Deux récits distincts, l'un plutôt guerrier (Alma) et l'autre plus philosophique (Yourcenar) où la vengeance, l'amour, le sacrifice et le mensonge seront vos compagnons de voyage. Deux jeunes femmes au fort tempérament et dont les destins finiront par se croiser. Un album qui soulève beaucoup de questions et qui pousse à la réflexion, et la religion, le fait de vénérer des soi-disant dieux, sera le déclenchement de bien des malheurs (comme trop souvent hélas). Deux histoires complémentaires qui permettent de comprendre les positions des deux mondes. C'est brutal, touchant et ça reflète la part sombre de notre humanité pour un final qui réunira nos deux héroïnes pour l'éternité, mais pas dans un bel happy end. Laissez-vous surprendre. Le seul petit reproche, c'est parfois un peu trop verbeux, surtout Yourcenar, mais les nombreuses planches sans texte permettent de souffler et de repartir de plus belle. La partie graphique est grandiose. Un dessin expressif, créatif et immersif qui doit beaucoup aux choix des couleurs. Celles-ci sont magnifiques. Une mise en page qui en met plein les yeux, il y a d'ailleurs un effet miroir entre les deux récits. Superbe ! Encore un indispensable pour les aficionados de Fantasy après L'Île aux orcs. Et je vous invite à découvrir Bubble éditions. Coup de cœur.
Dans ses yeux
Un récit touchant, ponctué de moments très drôle. Une lecture qui fait du bien, et qui aborde la malvoyance d'une manière complètement nouvelle : avec humour et honnêteté.
Célestin et le coeur de Vendrezanne
Les contes de la Pieuvre, c’est magique (oui je sais je me répète). Fannie, le dernier en date, m’a donné envie de me replonger dans cet univers. Et c’est avec une grande délectation que je m’exécute. Célestin ne déroge pas à la magie, mieux elle lui donne ces titres de noblesse. C’est toujours maîtrisé et exécuté de mains de maître. Un grand moment de bonheur cette série et particulièrement la lecture de ce récit. Je l’avais évidemment apprécié lors de ma 1ere découverte mais connaissant dorénavant la suite ou le destin de certains intervenants, il se savoure davantage. Bravo à Gess de dépeindre ce petit monde toujours avec autant de brio, il m’avait déjà conquis dès Gustave Babel (le 1er album autour de la Pieuvre) mais chaque nouvelle rencontre ajoute sa pierre (complexifiant tout en simplifiant notre compréhension de l’univers), pour en faire un tas de cailloux qui se déguste. Un Must pour moi.
Diana & Charlie
C'est une histoire qui fait mal. En tout cas, c'est une histoire qui a su toucher avec une grande justesse le sentiment de détresse, de perdition, d'incompréhension et parfois d'autodestruction qui caractérise le sentiment de dysphorie de genre à un âge adolescent. Les éponymes Diana et Charlie sont trans, binaire et non-binaire. Diana est une femme, mais souffre quotidiennement du fait que presque personne ne la perçoit comme telle. Tout le monde l'appelle par son deadname, personne ne comprend ce qu'elle ressent lorsque cela la blesse, elle aimerait pouvoir exister comme tout le monde, sans avoir à se forcer à vomir pour tenter de rentrer dans les carcans de l'esthétique féminine. Personne ne la désire non plus, et elle en souffre, si ce n'est les hommes gays, la percevant comme un homme aimant le travestissement. Mais elle n'aime pas les hommes et ces hommes ne l'aime pas non plus, alors quand Diana accepte leur chaleur elle se hait toujours un peu plus. Charlie est non-binaire, mais personne à part ses ami-e-s ne le sait. Et à part Diana, personne ne semble lae comprendre. Iel souffre, iel est perdu-e, iel est désespéré-e, alors iel fait la fête sans arrêt, cherche à s'oublier dans l'alcool et les médicaments. De toute façon, quand iel ne le fait pas, c'est vers les lames de rasoir qu'iel se dirige. Mais iel n'a pas de problème, iel ne veut surtout pas aller en urgence psychiatrique, iel ne faut surtout pas alerter sa mère. Alors iel garde ses envies suicidaire dans son coin. Tous-tes deux sont dépendant-e-s l'un-e de l'autre, tous-tes deux s'aiment sincèrement mais se font souffrir malgré elleux, tous-tes ne savent plus quoi faire. C'est une histoire de jeunesse queer, pleine de doutes, de sentiment de perdition, de peur et de dégoût envers soi-même. C'est réaliste. Cruellement réaliste. Les personnages sont imparfaits, complexes, parfois méchants mais toujours attachants. Les personnages parlent et se comportent comme des jeunes perdus typiques de l'époque (début des années 2010). J'ai d'ailleurs beaucoup aimé la fin, où tout n'est pas magiquement réglé mais où les choses avancent. En tout cas les choses changent. Et la situation de Diana et Charlie est mise en parallèle avec l'avancée des droits trans en Suède en 2012. Le dessin est très intéressant. En tout cas je l'ai trouvé original et sincèrement beau. Je trouve que ces lignes tremblotante et cette colorisation très simple (noir et blanc) mais jouant très souvent avec les ombrages donnent un vrai plus à l'album. Un récit jeunesse magnifique et touchant dans sa retranscription de la souffrance des personnes transgenres (binaires comme non-binaires). Je me dis aussi que cette histoire peut toujours illustrer les problématiques types des personnes transgenres aux personnes n'y connaissant rien. C'est un plus non-négligeable.
Le Cas David Zimmerman
Que peut-on deviner de quelqu’un par la seule observation de son appartement ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Lucas Harari pour le scénario, les dessins et les couleurs, coécrit avec Arthur Harari, et une aide à la couleur de Roman Gigou. Il comprend trois cent cinquante pages de bande dessinée. Lucas Harari est également l’auteur de L’Aimant (2017) et La dernière rose de l’été (2020). Une photographie prise depuis une chambre à l’étage du pavillon : le père avec son fils d’une demi-douzaine d’années dans les bras en contrebas dans le jardin. Ce cadre est accroché au mur, à côté d’un meuble à rayonnage rempli de livres. Celui-ci est situé dans un angle, avec une fenêtre de part et d’autre. Sur le manteau de cheminée se trouvent une menora, un Rubik’s cube, une balle de baseball et deux autres bibelots. Sur la table de travail, un appareil photographique avec quelques bandes de négatifs. De la vaisselle sale dans l’évier, une platine de disques, un ordinateur avec, à côté, une assiette contenant un maigre relief de repas et une fourchette. David Zimmerman vient de finir de prendre sa douche, il essuie la buée sur le miroir, et se regarde, l’œil terne. Ici vit David Zimmerman, trente-quatre ans, photographe. Soudain, il sursaute, une grande silhouette habillée est apparue dans le miroir. C’est Harry Faugier, son meilleur mai, trente-six ans, peintre, qui a pris grand plaisir à lui faire peur. David le rabroue trouvant la blague de mauvais goût. Harry prend la bouteille de vodka dans le frigo et se sert un verre, en lui souhaitant : Lehaïm ! Il demande à son ami de se presser, ils vont être à la bourre. En attendant, il regarde les négatifs : le visage d’une jeune femme. Il demande à David si la jeune femme savait qu’il la prenait en photo. Puis il le complimente de manière ironique sur ses nouvelles chaussures. Ils sortent. David et Harry se rendent à une soirée du nouvel an. Ils passent devant un sans domicile fixe assis par terre, et David lui donne une pièce. Ils remontent une avenue dans un quartier asiatique, jusqu’au métro. Pendant le trajet, ils papotent de tout et de rien : le progrès technique déprimant, la bouteille à acheter, le fait que David devrait porter des cravates. Ils arrivent au pied de l’immeuble et se rendent compte qu’ils n’ont pas le code. David appelle Alice pur qu’elle le lui donne. Ils montent au dernier étage pour accéder à un loft qui sert d’atelier au père d’Alexandre. Une fois à l’intérieur de la pièce aux grandes dimensions, bondée d’invités, ils croisent Judicaëlle que Harry salue, pendant que David va voir plus loin. Il retrouve Alice qu’il salue, et il lui fait remarquer qu’elle s’est coupé les cheveux. Harry les rejoint et il emprunte le portable de David pour passer une commande. Alice a apporté le cadeau de Noël de David, offert par la mère de celle-ci qui ne sait pas encore qu’ils se sont séparés. Un peu plus tard, Harry a été livré et il propose un cachet à l’un et l’autre, qui l’avalent. Un épais volume, une lecture facile grâce à des dessins propres sur eux, de nature réaliste et descriptive, un peu simplifiés, avec des nuances plus sombres pour figurer l’ombre portée sur quelques surfaces. Le lecteur se rend compte qu’il tourne les pages assez rapidement, ne prenant pas forcément le temps de regarder chaque élément visuel, emporté par la compréhension immédiate de chaque case, par le flux régulier et doux de la narration. Il ne s’attarde pas trop sur la question qui ouvre le récit : Que peut-on deviner de quelqu’un par la seule observation de son appartement ? Dans le même temps, il voit bien que les deux premières planches montrent l’appartement de David, et il se demande si les auteurs mettent en doute ses capacités intellectuelles : oui, bon, d’accord, il faut qu’il regarde chaque endroit de l’appartement pour se faire une idée de qui est David Zimmerman. D’accord, il faut qu’il prête attention au visage sur le négatif. D’accord, le modèle de la nouvelle paire de chaussures de David doit être important. Visiblement les auteurs sont adeptes du principe dramaturgique de loi de conservation des détails, aussi appelée fusil de Tchekhov. Le lecteur doit faire une note mentale de chaque détail sortant de l’ordinaire sur lequel les auteurs attirent son attention, parce qu’il sera amené à jouer un rôle dans une scène ultérieure. Ça ne rate pas : David sera reconnu dans une scène d’émeute grâce à ses chaussures, l’emprunt de son téléphone par Harry va amener une visite de cet ami, etc. Bon, d’accord, le lecteur fait attention à ces détails mis en avant par les auteurs, mais quand même il aurait pu le faire tout seul sans qu’ils soient ainsi pointés du doigt, comme s’il allait passer à côté… Sauf que le lecteur vient de se faire manipuler en beauté, ou en tout cas les auteurs se révèlent être d’élégants prestidigitateurs maîtrisant l’art de la diversion et de l’indice secret affiché au premier plan. D’un côté, le lecteur se fait des films dans sa tête avec un élément dont il suppute qu’il va jouer un rôle primordial par la suite, alors qu’il n’en sera rien. Ou bien il passe à côté d’un autre objet qu’il écarte comme purement décoratif, parce que trop éloigné de l’intrigue ou des situations précédentes. Alors, oui, la bouteille de vodka revient par la suite, toutefois la nature de l’alcool ne revêt pas d’importance particulière. Bon d’accord, le patronyme du personnage principal le qualifie comme juif, ce qui lui vaut d’être embauché pour réaliser les photographies d’un mariage de cette confession, une sorte de service rendu pour un autre. Et puis le lecteur oublie cette caractéristique… Du coup, il se dit que le discours de Gaby, la mère de David, plus de cent-cinquante pages plus loin, sort de nulle part. et il se souvient alors de la menora présente dans la première planche, au centre d’une case. Il s’installe ainsi une dimension ludique, le lecteur ayant conscience que les auteurs jouent avec lui, en lui faisant comprendre qu’ils jouent avec lui. Quoi qu’il en soit, le plaisir de lecture est présent dès le début, avec cette promesse vite concrétisée d’une situation extraordinaire, riche de possibilité : David Zimmerman se réveille chez lui le premier janvier dans le corps d’une femme qu’il ne connaît pas, et sans souvenir de ce qu’il lui est arrivé. Le récit s’inscrit ainsi dans une forme de merveilleux fantastique, de conte. Le ton de la narration reste dans une forme de plausibilité concrète : pas d’humour graveleux sur la situation, mais un personnage principal désemparé, ne sachant pas comment réagir, se rendant compte qu’il lui sera impossible d’être cru par qui que ce soit. Le lecteur comprend qu’il va lui falloir un moment pour que David admette la situation. Il sent une forme d’impatience liée à l’anticipation, le désir de savoir ce qui va se passer, ce qui l’incite à conserver un rythme de lecture soutenu. Il lui faut un peu de temps pour se rendre compte que cela crée une forme de dissonance en lui : les dessins continuent de conserver une densité appréciable d’informations visuelles dans chaque case. Au point qu’arrive un moment où il se dit qu’il devrait consacrer plus de temps à la lecture des images, ralentir son rythme. Chaque action s’inscrit dans un environnement bien spécifique. Déjà, les auteurs lui avaient dit explicitement de prêter attention à l’aménagement de l’appartement, dès la première planche. Ensuite, David Zimmerman habite à Paris : il est possible d’identifier certains quartiers comme le quartier asiatique, la rame de métro typiquement parisienne sur une ligne automatisée, les toitures en zinc, l’avenue de France, le boulevard Vincent Auriol au niveau de la station quai de la Gare, la rue de Belleville, le parc des Buttes-Chaumont, la gare de l’Est, la place de la Bastille et la colonne de Juillet avec le génie de la Liberté à son sommet, etc. Le lecteur peut également relever quelques inscriptions sur les murs comme Free Gaza, ou Plus jamais silencieuse. Il se rend compte que les environnements dans lesquels évoluent les personnages ont une incidence sur leur mode de vie, sur leurs activités, sur leurs déplacements. Cela devient patent quand David sort de Paris pour se rendre en proche ou moyenne banlieue, l’ambiance devient alors fort différente. Du coup, cela a pour effet de ramener le lecteur aux dessins, de consacrer un peu plus de temps à leur lecture. Il se produit un phénomène analogue avec le récit lui-même : il se laisse bercer dans un rythme agréable et facile, l’histoire de cet homme qui se retrouve perdu, sans savoir comment s’y prendre, tout en conservant l’objectif de retrouver son corps d’homme. Les séquences se suivent, accessibles, avec des enjeux très relatifs, des échanges très ordinaires entre les personnages. Et puis David retrouve Rachel Bluemen, cette jeune femme, serveuse au mariage juif qu’il avait photographiée. Le récit semble alors prendre une direction plus affirmée, l’attention de David se trouvant plus focalisée, et ses recherches devenant plus structurées, grâce à l’aide de Samia Hamza-Chauvet. Et tout s’achemine vers un dénouement en huit pages silencieuses, étrangement insatisfaisant et plat. À ceci près que les auteurs n’ont pas promis un thriller avec une chute révélatrice pétrie de justice immanente : le rythme de lecture relève plus du roman naturaliste avec une touche de fantastique, cet échange de corps inexpliqué. Le lecteur relève bien le développement succinct de quelques thèmes en passant : le trouble de l’identité à l’évidence (et pas seulement sexuelle), la forme de solitude typiquement parisienne, les souvenirs qui font un individu et la limite de l’identité, l’altérité irréductible, le lien familial (par exemple entre mère et fils), l’étrangeté effrayante de l’autre (le cas de Christophe Karo et de sa relation avec sa sœur Sophie). Et le judaïsme. Page 204, Gaby, la mère de David, discute avec Samia pour lui expliquer l’origine du mot Hébreu. Cela fait sens dans le contexte, tout en surprenant un peu comme sujet de conversation. Elle explique qu’au départ, le mot Hébreu, ça veut dire Passer, Traverser… parce que c’était le peuple qui venait de l’autre côté du fleuve Jourdain. Donc, ce sont ceux d’en face : les autres. À l’origine, il s’agit sans doute d’un terme exogène mais par la suite les Hébreux l’ont aussi adopté. Ils se sont désignés eux-mêmes comme Ceux d’en face, Ceux qui viennent de l’autre côté. C’est très profond parce que ça induit que le Juif lui-même se définit comme un autre, qu’il porte son altérité en lui. Or ce récit parle exactement de ça : David est passé de l’autre côté (en devenant une femme), il est devenu autre, un étranger pour ses amis et sa famille, son propre corps lui est étranger, et il est un étranger dans ce corps. Ce dispositif narratif le place dans une situation où il porte littéralement son altérité en lui. Une couverture des plus cryptiques, qui ne dit pas grand-chose : juste la silhouette d’un profil en ombre chinoise. Un récit qui commence par un événement fantastique : le personnage principal, un homme, se réveille dans le corps d’une femme. Une narration facile et fluide, grâce à des dessins très accessibles, et des scènes assez brèves très linéaires. Des auteurs qui jouent avec l’anticipation du lecteur et qui lui font savoir qu’ils jouent à ça. Un lecteur mis en confiance, sûr de lui car il a bien identifié ce dispositif. Une enquête prosaïque pour retrouver son corps originel, et quelques rencontres. Une mise en scène de l’altérité très pragmatique et factuelle, charriant des questionnements fondamentaux sur l’identité et la capacité d’adaptation. Troublant et fascinant.
Katya
Alors celle-là, elle ne figurait même pas sur ma wishlist, et pour cause : je n'ai vu aucun papier sur cette BD avant de la voir posée négligemment sur une vague pile chez mon bédéiste. Je l'ai empoignée et quelque chose s'est passé. On sent tout de suite qu’on a affaire à un truc qui sort des sentiers battus. Du coup, je suis partis avec (entre autres)… Et c’est effectivement accrocheur, graphiquement parlant. Le trait est fin malgré ce brouillard gris omniprésent. Le jeu des couleurs y tient un rôle prépondérant. Le trait est agréable, fluide, mais c'est l’usage de cette couleur de cendres qui est absolument saisissante, en plus d’être fort à propos. On sent la braise fumante, l’odeur de brûlé, des bagnoles calcinées, des maisons ou ce qu'il en reste, du plastique fondu… En effet, on est y est, à Grozny, on erre sur ses ruines encore fumantes, et à travers la Tchétchénie ravagée. J’ai ressenti exactement la même chose qu’à la lecture de la Route version Larcenet, sortie récemment, de mordre moi-même la poussière. On retrouve aussi un petit je-ne-sais-quoi de Gipi, façon Notes pour une histoire de guerre. D'où peut-être un côté un peu scolaire qui colle au papier. Néanmoins, cette BD sent la braise et immerge son lecteur tout entier dans cette ambiance de guerre. Le tragique de certaines scènes ressort avec une force accrue, comme lorsque la mère s’écroule, terrassée par le désespoir : elle apparait littéralement transpercée par la douleur… Oui, il s'agit bien d'un road-trip cruel et funeste à travers ce pays qui eut le malheur d’essuyer les plâtres de la « présidence » de Vladimir Poutine. Le scénario quant à lui est simple : une mère recherche sa fille perdue après l’invasion de l’armée russe. C’est dans les détails qu’il faut aller chercher la petite bête. En effet, il y a d'abord quelques longueurs narratives qui donnent le sentiment d’appuyer sur l’aspect ténébreux de l’histoire, et d'étirer un peu la sauce. Il n’y avait pas besoin de ça ! D’autre part, quelques maladresses graphiques font tout de même un peu tilter les yeux. Exemple le plus flagrant : sur la couverture même ! On y voit un portrait de la mère de Katia revêtue d'un survêt bleu et rouge dont elle a rabattu la capuche sur la tête. Sauf que ce n’est pas un survêt ! Et non ! La maman est habillée en imperméable, et sur la tête, c’est un fichu qu'elle porte ! Dommage ! Enfin, les dialogues restent assez systématiques, surtout ceux du jeune Malik, qui passe la plupart du temps à répéter « faut pas dire ça m’dame ! », ou l’une ou l’autre de ses variantes (« faut pas parler comme ça m’dame »…). D’où cet étrange 3/5 néanmoins assorti d'un coup de cœur. Katya n’est pas une BD parfaite, mais elle déclenche un truc. Pour un premier essai, c’est quand même déjà pas mal. Antoine Schiffers semble bourré de talent, et devient donc un « auteur à suivre » comme on dit. Déjà, il propose quelque chose d’original, quelque chose d’assez aride qui plus est, certes. Faut quand même saluer la prise de risque ainsi que les réussites tout à fait remarquables qui jalonnent cette BD !
Supergirl - Woman of Tomorrow
Il ne faut jamais dire jamais. Il y a peu, droit dans mes bottes, j'aurais soutenu mordicus que jamais, au grand jamais, je dépenserais quelques euros pour un comics de Supergirl. C'est un personnage qui ne m'attire pas, comme la plupart de chez DC Comics, je les trouve trop lisses. Et pourtant, il a fallu deux chouettes avis et surtout les magnifiques planches de la galerie pour faire vaciller mes certitudes. Et j'ai bien fait de changer mon fusil d'épaule. Je vais commencer par le point fort de ce one shot : la partie graphique. Je découvre Bilquis Evely et Matheus Lopes. La première s'occupe du dessin et j'ai adoré son trait fin et précis à la mise en page dynamique. Chaque planche fourmille de détails, jusqu'à cette petite touche féminine où le mascara de nos deux héroïnes sera efficace de la première à la dernière page. Le second s'affère aux couleurs et je lui tire mon chapeau, son travail est fantastique. Des coloris qui jouent tantôt sur une belle harmonie, tantôt sur les contrastes, elles nous plongent dans les différents mondes visités. Très, très beau. Un comics singulier, car s'il est question de super-héros avec Supergirl, le récit se démarque des recits habituels du genre. Il va être question d'une traque dans un mélange de science-fiction et de fantasy. Supergirl pourchasse, avec l'aide de Ruthye, Krem des collines d'ocre, celui-ci a tué le père de cette dernière. Une histoire de vengeance qui fera voyager dans différentes galaxies. Deux femmes marquées par un traumatisme, l'une n'est pas capable de pardonner. Le rôle principal est tenu par la jeune Ruthye, c'est elle qui nous narre cette chasse à l'homme avec sa voix off omniprésente, on découvre Supergirl au travers son regard ainsi que ses pensées. Une narration verbeuse, surtout vers la fin du bouquin, elle a un peu freiné mon enthousiasme. Et je ne suis pas certain d'avoir compris la dernière planche. Un comics recommandable, mais qui ne me donne pas envie de mieux connaître le personnage de Supergirl. Note réelle 3,5. Gros coup de cœur pour la partie graphique.
Musée
Est-ce si important de savoir pourquoi ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il fait partie de la collection développée avec le musée d’Orsay. Son édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Christophe Chabouté, pour le scénario et les dessins. Il comprend cent-quatre-vingt-six pages de bande dessinée en noir & blanc. Au musée d’Orsay, une jeune fille avec des couettes lève la tête pour contempler une œuvre. Un monsieur ridé baisse ses lunettes pour mieux en voir une autre. Un couple de jeunes en regarde une autre sans rien laisser transparaître sur le visage. Un monsieur d’une trentaine d’années avec une veste, un foulard, une chevelure hirsute et une barbe se frotte le menton en regardant une œuvre. Une dame ridée, écharpe au cou se penche de côté pour mieux voir un détail. Un autre barbu en regarde une de très près, les sourcils froncés, le regard sévère. Un autre en costume et cravate noire a pris un peu de recul, les bras croisés. Puis en viennent encore une vingtaine d’autres, chacun avec leur attitude et leur posture, exprimant une part de leur personnalité, de leur comportement face à une œuvre d’art. Ils contemplent, qui l’autoportrait de Vincent van Gogh, qui le Chanteur florentin du XVe siècle de Paul Dubois, Anacréon d’Eugène Guillaume, Sapho de James Pradier, La pensée d’Aristide Maillol, La source de Jean-Auguste-Dominique Ingres, etc. Le flux incessant des visiteurs, des curieux de toute nature se déroule durant toute la journée. La grande horloge marque le temps et arrive six heures. Les couloirs et la grande galerie se vident progressivement. Les gardiens procèdent à la fermeture des portes. Le musée retrouve son calme, vide de toute présence humaine. Dehors la Seine coule paisiblement et sans bruit alors que la nuit commence à tomber et que les ténèbres commencent à envahir le musée d’Orsay. À l’intérieur du musée il ne subsiste que les éclairages de sécurité, et quelques rais de lumière provenant de l’éclairage public ou de la Lune. Passé une heure du matin, dans ce grand calme, une silhouette passe dans un couloir, un tableau sous le bras. Vers une heure et quart, les ombres se sont quelque peu modifiées, toujours pas âme qui vive. Sans prévenir, un chien traverse une large allée, en silence. Une heure vingt-cinq, dehors un homme passe, promenant son chien en laisse. Le soleil se lève progressivement. Un oiseau quitte son perchoir sur l’une des cornes du Rhinocéros d’Henri-Alfred Jacquemart. Les visiteurs commencent à arriver pour entrer. Le musée d’Orsay ouvre ses portes, les uns et les autres reforment le ballet incessant devant les œuvres. Un regard se fixe plus particulièrement sur les mollets et les chaussures, établissant un panorama qui passe d’un pantalon avec des chaussures de ville, à un pantacourt avec chaussures souples, un bermuda avec des baskets, un short avec des chaussettes montant à mi-mollet, un pantalon à pois avec des chaussures de marche, un autre short et des chaussettes arrivant sous le genou, des escarpins et une robe descendant sous le genou, etc. Voici une bande dessinée estampillée Musée d’Orsay, qui présente la particularité d’être publiée par un autre éditeur que Futuropolis, ce dernier semblant avoir développé un partenariat avec cet établissement et publié plusieurs œuvres comme Les Variations d'Orsay (2015) de Manuele Fior, L'Art d'en bas au musée d'Orsay: La fantastique collection Hippolyte de L'Apnée (2016) de Plonk & Replonk, Les Disparues d'Orsay (2017) de Stéphane Levallois, Moderne Olympia (2020) de Catherine Meurisse. Sa seconde particularité réside dans le nombre élevé de pages muettes : 114 pages dépourvues de tout mot, et soixante-douze avec des dialogues. Sa troisième caractéristique apparaît sous deux points de vue. Pour commencer, les premières pages présentent les visiteurs et leur comportement face aux œuvres d’art. Quand celles-ci commencent à être représenter dans les cases, elles ne sont pas nommées. En fonction de sa culture en la matière et de sa familiarité avec le musée d’Orsay, le ressenti du lecteur peut osciller entre la curiosité et la frustration, selon qu’il les identifie plus ou moins facilement. Il peut reconnaître Héraklès archer (1909) du sculpteur Antoine Bourdelle (1861-1929), l’Ours blanc (1922), de François Pompon (1855-1933), la Source (1820-56) de Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867). En fonction de sa curiosité, il peut se renseigner plus avant et trouver les références pour les Coquelicots (1873) de Claude Monet (1840-1926), les Raboteurs de parquet (1875) de Gustave Caillebotte (1848-1894), Autoportrait (1879) de Vincent Van Gogh (1853-1890), Rhinocéros (1878) de Henri-Alfred Jacquemart (1824-1896), Méditerranée, dite aussi La Pensée (1923-1927) d’Aristide Maillol (1861-1944), les trente-six bustes des célébrités du Juste Milieu (1832-35) d’Honoré Daumier (1808-1879), l'Olympia (1863) d’Édouard Manet (1832-1883), l’Origine du Monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877), le Fifre (1866) d’Édouard Manet (1832-1883), L’asperge (1880) d’Édouard Manet (1832-1883), etc. Sur le moment, ou après coup avec des recherches, le lecteur reste impressionné par la capacité de l’artiste à reproduire l’apparence de ces œuvres d’art, qu’il s’agisse de sculptures ou de peintures. Au fil des pages silencieuses, parfois en plan fixe, il ressort également très impressionné par la représentation des différentes zones du musée d’Orsay. À la lecture, les images en noir & blanc apparaissent simples et évidentes, descriptives avec un degré de simplification pour conserver une lecture immédiate. Alors que la prise de vue prend un peu de recul, le lecteur identifie la grande galerie avec ses marches, ses statues sur stèle, ses poutrelles et ses verrières. Il reconnaît de nombreuses œuvres, avec encore Les Quatre Parties du monde soutenant la sphère céleste (1872) de Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875). Dès la page douze, il peut voir l’horloge monumentale de cette galerie, la façade vue depuis la Seine, les grandes baies vitrées et leurs poutrelles métalliques, le dallage et les murs de pierre, les luminaires caractéristiques, l’esplanade d’accès avec le Rhinocéros, les galeries secondaires qui courent de part et d’autre du bâtiment, les galeries de l’étage, avec la grande horloge de façade et sa verrière permettant de voir à l’extérieur, sans oublier les toilettes avec leurs cuvettes, leurs distributeurs de papier et les sèche-mains (des éléments essentiels de l’intrigue). Le lecteur observe que l’artiste restitue à merveille les grandes lignes structurantes de chaque zone, ce qui fait d’autant mieux ressortir leur architecture et les aménagements, configurations spécifiques qui marquent durablement l’esprit du visiteur. L’ouvrage s’ouvre avec une séquence dont les trois premières pages se focalisent sur les visiteurs. Le lecteur peut ainsi observer la posture et l’expression de visage de trente individus différents. Cette expérience est renouvelée à plusieurs reprises au cours du récit ; en se focalisant sur les tibias et les pieds en pages vingt-six et vingt-sept, puis en plan fixe pour restituer le passage de plusieurs visiteurs, puis en s’attachant à des couples pour un effet de contraste entre la réaction de l’un et celle de l’autre, puis au travers de dialogue d’une mère avec sa fille, d’une femme avec son compagnon (il croit qu’elle parle des peintures alors qu’elle parle des cadres), avec un groupe d’adolescents (sur leur portable) avec leur professeur, avec l’attitude d’une petite fille portant son nounours dans les bras et arrêtée devant la sculpture l’Ours blanc, etc. Le lecteur se retrouve fasciné d’observer ainsi les curieux, constatant qu’ils sont animés par des envies différentes. Il est à la fois épaté par la capacité de l’artiste à saisir une expression, un geste, à la fois déstabilisé par la sensation de se regarder lui-même quand il s’arrête devant une œuvre d’art au musée. Il se doute qu’il voit les visiteurs par les yeux des personnages peints ou sculptés. La nuit tout se transforme, et les êtres des œuvres d’art s’animent, prennent vie. L’Ours Blanc déambule silencieusement et majestueusement dans les grands couloirs, des couples se forment entre sculptures descendues de leur piédestal, d’autres se détestent cordialement, certains se regroupent pour observer l’extérieur depuis la grande baie vitrée de l’horloge, et Héraklès se rend dans les toilettes pour comprendre l’utilité des cuvettes, de la chasse d’eau, du distributeur de papier et des sèche-mains. L’auteur joue à la fois avec le décalage temporel et culturel de certaines œuvres qui se retrouvent dans une époque hors de portée de leur compréhension, et avec leur curiosité, leurs émotions et leurs caractéristiques physiques (les pauvres trente-six bustes des célébrités du Juste Milieu qui sont coincés sur leur socle sans pouvoir bouger). Il émane une forme de poésie dans la réaction et l’adaptation des uns et des autres à cet environnement étrange et incompréhensible, à leurs interrogations sur le comportement des personnes qu’ils voient défiler toute la journée pour les regarder, et sur celui du personnel du musée. Les personnages de ces œuvres d’art observent les visiteurs et s’interrogent sur eux, devenant le reflet de leur comportement. Pas facile de réaliser une œuvre de fiction sur une collection d’œuvres d’art et le musée qui les accueille, sans tomber dans un passage en revue de type catalogue d’une exposition. Chabouté a réalisé une histoire qui rend aussi bien hommage au musée d’Orsay et à son architecture, qu’à ses collections, avec un dispositif narratif original. Il privilégie la démarche de montrer, sans mots, plutôt que d’expliquer ou d’exposer. Le résultat génère un processus de double identification chez le lecteur : avec les visiteurs qui regardent, avec les œuvres d’art elles-mêmes qui disposent de leur point de vue sur lesdits visiteurs. Singulier : une visite originale et inoubliable.