J'aime beaucoup les contes. Leurs formes, leurs péripéties, leurs personnages évoluent au gré du temps et des cultures, muant et se transformant souvent de manière surprenante pour adapter et illustrer les morales et coutumes d'époques et lieux varié-e-s, mais leur fonction de vecteur d'informations perdure. Ils sont toujours des bases culturelles communes servant à illustrer des leçons, imbriquant subtilement des codes et des mises-en-gardes (par la peur d'un croque-mitaine, la bonté et/ou la sagesse illustrée d'un être bon ou encore la mise en situation d'actes à reproduire ou ne pas reproduire).
Cet album est sans nul doute un conte. Peut-être même l'auteur s'est il inspiré ou a adapté/transformé un conte ou une légende déjà existant-e. Qui sait ? En tout cas j'ai beaucoup ressenti cet effroi, cette déformation monstrueuse des peurs, cette singularité presque hors-norme de la protagoniste qui devient vectrice malgré elle d'une leçon à tirer. La forme de la morale est plus ou moins ouverte, laissant libre cours à l'imagination des lecteur-ice-s, mais cherchant indéniablement à parler et à transmettre quelque chose.
L'album brille incontestablement par son dessin. Je ne connaissais pas Jean-Baptiste Andreae, mais c'est à coup sûr un nom que je retiendrais à partir de maintenant. Son dessin est beau, à mi-chemin entre l'adorable et le grandiose. Quoique cette impression de grandiose du dessin me vient peut-être du travail sur les tailles dans cet album précis. Tout comme Trois-fois-morte, on se sent écrasé-e-s par ces décors et ces personnages gigantesques et monstrueux. Ce gigantisme et cette transformation horrifique de décors et milieux connus et courants (des cuisines notamment) marque et m'a vraiment charmée.
Ce gigantisme et cette horrification de la cuisine et de la faim m'a rappelé le jeu vidéo Little Nightmares (premier du nom pour le coup, le second a quant à lui une ambiance horrifique toute autre). Je le recommande chaudement d'ailleurs, un petit coup de cœur esthétique personnel.
Je suis sortie époustouflée de cet album. Et j'ai encore du mal à me l'expliquer !
C'est une histoire du quotidien : deux sœurs qui galèrent dans la vie de tous les jours... Deux personnages que l'on a déjà croisés, leurs conversations, leurs raisonnements sur la vie, leur humour... L'une mère solo et l'autre qui n'a pas encore trouvé sa place. Zigzagant entre parking de supermarché et plage, leur vie ensoleillée et engluée dans les difficultés économiques nous touche profondément.
Deux raisons à cela :
1. Les dialogues : tout proche du documentaire, mais sans jamais un mot de trop : une gestion des silences qui a quelque chose de cinématographique, on est dedans, c'est un miroir de nos vies ! Le flot des paroles se prolonge dans le flux de leurs pensées. Et le fait que l'auteur se soit inspiré de ses propres sœurs joue surement un rôle dans cet effet de véracité , il reconstitue les justifications qu'elles donnent à leurs choix à partir de ses souvenirs.
2. L'image : une aquarelle de banlieue qui frappe par sa couleur très bien observée et un contraste inattendu entre le flou général et la précision hyper-emouvante des visages. Jamais vu ça ! Si vous avez vu Journal Intime de Nani Moretti, où on suit une Vespa dans les rues de Rome, vous avez une idée de l'impression : tout Rome qui défile sans qu'on puisse faire la mise au point et la nuque du personnage qui reste nette. En film , ça fait mal à la tête, en BD ça nous jette dans un mouvement fictif.
Bref, je vous conseille vraiment cette expérience de lecture, tout-à-fait inédite pour ma part, qui ouvre le cœur et laisse une nostalgie étrange.
Bordesoules...Je retiendrai ce nom.
Faire des biographies en BD sur des figures modernes controversées semble être à la mode. Ici, on a donc droit à la biographie de Recep Tayyip Erdogan qui dirige la Turquie depuis plus de deux décennies.
La biographie raconte sa vie jusqu'à son ascension au pouvoir. On ne voit donc pas son règne comme premier ministre puis président de la Turquie. Cela peut-être un peu décevant, mais au moins cela permet de mieux développer l'histoire de sa vie parce que les auteurs ont en long à dire sur plus de 300 pages très complet. J'espère juste qu'il va avoir une suite qui servirait de complément à ce très bon album. On suit donc Erdogan de sa jeunesse à son ascension au pouvoir ultime après avoir subit plusieurs revers politiques. J'ai trouvé que c'était intéressant parce qu'on voit que c'est un animal politique rusé qui sait comment rebondir chaque fois qu'il est au bord du gouffre et semble fini.
À travers lui, on voit aussi la complexité de la société turque qui est pris entre la laïcité et un islam plus traditionnel et qui est aussi sujet à des coups d'états par les militaires. J'ai adoré découvrir la politique de ce pays. L'histoire d'Erdogan est malheureusement commun si on connait l'histoire de l'Islam politique: soutient du pouvoir et de l'occident qui préfère les traditionnelles à la gauche révolutionnaire, double jeu de la part d'Erdogan qui se prétend plus moderne et ouvert d'esprit en mettant en avant des femmes, il a des premiers bons résultats parce que l'opposition est divisé, lorsqu'on se rends contre que les extrémistes ont trop de pouvoir c'est un peu trop tard et dès qu'il a du pouvoir il montre son vrai visage. Le plus triste est qu'il le montre lorsqu'il a été maire d'Istanbul, mais il y avait encore des naïfs pour croire ses mensonges. Cela rappel certains politiciens d'extrême-droite occidentaux qui peuvent dire tout ce qu'ils veulent, il y aura toujours des gens pour les défendre !
Les auteurs sont deux ressortissants qui sont contre le régime d'Erdogan, mais ils essaient d'être le plus neutre possible et il y a donc des moments où Erdogan peut paraitre sympathique et comme une victime. Le dessin est vraiment plaisant à regarder, c'est le style réaliste que j'aime retrouver dans un documentaire.
Après avoir longtemps conspué cette reprise, que j'aimais peu du temps de Laurent Gerra (que j'apprécie pourtant comme humoriste), j'ai décidé de me replonger dedans, et finalement, ça n'est pas si mal que ça !
Il y a certes des hauts et des bas, mais à mon sens, aucun album honteux. Après un début très timide de la part de Gerra avec La Belle Province, l'auteur trouve davantage son souffle dans les suivants, La Corde au cou et L'Homme de Washington bénéficiant tous deux d'une narration plus fluide et mieux maîtrisée, ainsi que de gags moins forcés. Gerra reviendra pour Les Tontons Dalton, qui reprend parfois sans grande inspiration le film culte de Lautner, mais s'est avéré à la relecture moins pénible que dans mon souvenir, et même - disons-le - assez plaisant.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, je ne trouve pas que l'arrivée de Pennac et Benacquista sur la saga amène véritablement un nouveau souffle. On reste sur une formule très proche de Gerra, faite de calembours parfois bien trouvés, parfois plus approximatifs, et par un rapport peut-être un peu trop étroit à l'Histoire. J'aime l'idée de faire des clins d'œil à des personnalités connues de l'Histoire, j'aime un peu moins l'idée d'en faire des personnages principaux de la saga. Mais reconnaissons que le choix de ces personnages est souvent pertinent et permet de renouveler les récits en restant toujours dans l'esprit de Lucky Luke et ça, c'est tout de même assez fort.
Pour moi, cette nouvelle saga ne prend pleinement son envol qu'avec l'arrivée de Jul au scénario. A partir de La Terre promise, je préfère largement les albums jusqu'au tout récent Un cow-boy sous pression. L'exercice d'équilibriste auquel se confronte Jul est assez impressionnant lorsqu'il réussit à tenir tout un tome sur des blagues autour du judaïsme sans jamais tomber dans l'excès et dans le mauvais goût. Et en réussissant en prime à glisser le sujet de manière étonnamment naturelle dans l'univers de Lucky Luke !
Si Un Cow-boy à Paris nous entraîne sur des terrains totalement méconnus de notre cow-boy préféré, j'ai trouvé que Jul parvenait à garder la tonalité tout au long de l'album, avec un humour très amusant et un renouvellement. Un renouvellement qui, tout en cassant légèrement les codes de la saga, parvenait avec un brio déconcertant à en entretenir l'esprit.
Petit pas de côté avec Un cow-boy dans le coton qui, en plus d'introduire peut-être trop frontalement des problématiques politiques certes totalement en phase avec l'époque (d'écriture, mais aussi l'époque du récit), place à nouveau un personnage historique en personnage principal du récit. Mais Jul trouve à nouveau le ton lorsqu'il aborde l'animalisme et les grèves de syndicats dans les très sympathiques L'Arche de Rantanplan et Un Cow-boy sous pression.
Enfin, le dessin d'Achdé est sans aucun doute LA grande réussite de cette reprise. Un peu hésitant dans les premiers tomes, il s'améliore jusqu'à être bluffant de mimétisme, surtout (à mon sens) dans La terre promise où, je ne sais pas pourquoi, je trouve qu'Achdé parvient mieux que dans n'importe quel autre album antérieur ou postérieur, à retrouver l'identité du trait de Morris. Impressionnant !
Dans les autres albums, il est très bon aussi, mais on a souvent plus d'indices dans les visages ou les angles des plans, parfois plus cinématographiques que vraiment adaptés au format BD, qu'on n'est pas chez Morris. Néanmoins, le travail de copie est absolument remarquable !
En résumé, voilà une reprise à laquelle j'ai redonné ses lettres de noblesse en la relisant récemment. Si elle n'égale évidemment jamais l'âge d'or de la saga, elle ne l'enterre pas non plus, et chaque tome sait trouver sa voie pour ne pas être dans la redite, et continuer à la faire évoluer de manière intelligente et cohérente. Reste à espérer que les auteurs sucessifs continuent à trouver l'équilibre durement gagné !
Quand on a fini de scroller, on a l’impression de sortir d’une faille temporelle.
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Ce tome contient un exposé complet qui ne nécessite pas de connaissance préalable pour être apprécié et compris. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Gurvan Kristanadjaja pour le scénario, et par Joseph Falzon pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec une page référençant les seize sources citées, et une photographie du chien Sirius.
Le narrateur est confortablement installé sur son lit, en train de scroller. Un jour, il s’est fait avoir. C’était en 2019, au moment où Instagram prenait une place de plus en plus importante dans les vies. Quand il s’ennuyait, il regardait des stories pour tuer le temps. Il voyait constamment la même pub pour un sac à main végan. Il était présenté par une marque assez connue sur les réseaux sociaux, qui montrait régulièrement de jolis objets. À force de le voir, il a fini par l’acheter pour sa copine. Il ignore pourquoi, il sait seulement qu’il n’avait pas d’idée cadeau et que ça lui est venu comme ça, sans réfléchir. Le jour de Noël venu, il offre le sac et sa copine lui rappelle qu’il sait bien qu’elle déteste la couleur orange. Quand elle lui a rappelé ça, il est tombé de haut. Ce sac, il pense qu’il ne l’aurait jamais acheté sans Instagram. C’est comme si quelqu’un lui avait soufflé plusieurs fois par jour au creux de l’oreille directement à son cerveau : Achète ce sac… Bref, il a réalisé qu’il avait été sous influence. Oui, il s’est fait avoir par une pub, quoi… Hé bien pas tout à fait. La publicité ça a toujours plus ou moins existé. On pourrait trouver trace du premier affichage publicitaire à Thèbes, en Égypte antique, 1000 avant Jésus-Christ. Ou dans la Rome antique. En France, les années 1960 marquent un premier tournant avec l’arrivée de la télévision dans les salons.
Dans l’hexagone, la publicité a toujours été considérée comme abrutissant, immorale. Pourtant, sous l’impulsion de ces nouveaux modes de diffusion, elle gagne du terrain. Les marques et les diffuseurs vont désormais cibler leur public. Avant un dessin animé pour enfant, ils vont vanter les mérites d’un nouveau jouet. Avant le JT, à l’heure du dîner, ceux d’un nouveau robot mixeur. À la bascule des années 2000, la publicité connaît une autre révolution. Secrètement, dans leurs open spaces, les cadres se prennent à rêver. Depuis l’avènement des réseaux sociaux, qui marque l’entrée dans une nouvelle ère de communication, ce sont des algorithmes qui font la loi. Ce sont des petits programmes informatiques qui indiquent à l’ordinateur comment effectuer une tâche. Les algorithmes vont suggérer, en fonction de nos goûts, ce que l’on doit voir ou non. Les cadres de la pub se sont servis de ces nouveaux usages pour faire de la publicité ciblée. Ils vont suggérer à Brendan et Monique d’acheter des produits proches de leurs goûts. C’est l’émergence des influenceurs, dans les années 2010 qui a bouleversé le monde tel qu’on le connaît aujourd’hui. Sur Instagram, Youtube ou TikTok, des personnalités ont acquis une popularité telle qu’elles sont à même de faire bouger les foules.
La couverture très réussie montre une influenceuse suivie par une foule formant un cœur comme pour Liker, avec une zone libre pour le titre, et avec le recul, le lecteur constate qu’il peut y voir Sirius en bonne place, le chien du narrateur, l’animal de compagnie pour lequel il crée un compte Instagram au nom de sirius_lekiki. L’ouvrage est de nature didactique et vulgarisateur. Il se compose d’une introduction, et de sept chapitres dont les titres sont : 1 – À la recherche du premier influenceur, 2 – Dans l’intimité des influenceurs : derrière la vie de rêve, la pression du Like, 3 – Notre monde façonné par l’influence, 4 - -Au fait combien ça rapporte ?, 5 - Les influenceurs peuvent-ils faire élire le prochain président de la République ?, 6 – L’influence, un modèle de soft-power de l’Occident, 7 – Sommes-nous tous l’influenceur de quelqu’un d’autre ? Comme souvent dans ce genre d’ouvrage, la narration visuelle repose sur des dessins avec une saveur humoristique : une exagération des visages, de leurs expressions, des corps simplifiés, des décors représentés de manière simplifiés, des couleurs agréables à l’œil, des cases sans bordures, avec souvent un texte au-dessus (une ou deux phrases assez courtes), et l’illustration en-dessous qui vient montrer un exemple, ou qui sert à humaniser le propos avec des personnages se livrant à des pitreries, exagérant ou subissant dans une comique.
Sur le rabat intérieur, le scénariste se présente en tant que journaliste, publiant depuis plus de dix ans des enquêtes et des reportages sur la vie numérique et ses effets sur les vies. L’entrée en la matière de la bande dessinée laisse deviner une position assez claire : le pouvoir pernicieux des influenceurs capables de faire fléchir la volonté du premier venu, à des fins commerciales, vendus au grand capital. Le premier chapitre se positionne à l’identique : créer un compte Instagram pour son chien participe de la dérision, toutefois dépourvue de méchanceté. Les auteurs soulignent le mélange des genres entre influenceurs, célébrités, artistes, posts insignifiants et navrants de banalité, cette même banalité qui est très humaine. Le deuxième chapitre continue dans la même veine : les influenceurs vivent d’accords commerciaux avec des marques pour des placements produits, et enfoncent encore un peu le clou. En pages quarante-deux et quarante-trois, les auteurs y vont franchement : Beaucoup de jeunes qui grandissent dans un quartier pauvre veulent devenir footballeurs ou influenceurs parce qu’il y a une quête de réussite et d’amour et que ça leur permet de réussir rapidement, explique le psychanalyste Michaël Stora. Ils continuent : Pour beaucoup d’apprentis influenceurs, le virtuel est devenu la seule échappatoire à la réalité du monde. Plus un être est heureux dans le monde réel, moins il aura besoin d’aller s’épanouir dans le monde virtuel. La course aux Like permet à certaines personnes de combler une faille narcissique. Arrivé à ce stade le lecteur craint que la suite aligne les clichés et les jugements réducteurs.
Le lecteur remarque également que régulièrement la lecture provoque des sensations similaires à la un exposé agrémenté d’illustrations. D’un côté, la forme relève bien de celle d’une bande dessinée : des cases disposées en bande, des personnages et des décors, des cartouches de texte (sans bordure le plus souvent), des phylactères. D’un autre côté, de temps à autre, il suffit de lire le texte dans les cartouches pour disposer des éléments d’analyse et de réflexion. Pour autant, la narration visuelle s’avère agréable : l’idée de mettre en scène un jeune homme avec son chien présente une vraie originalité, avec le principe de lui créer un compte Instagram ce qui constitue une mise en pratique et une illustration. Le dessinateur opte pour l’exagération ce qui donne une allure particulièrement ordinaire au personnage principal : oreilles décollées, mèche lui tombant sur les yeux, réactions émotionnelles amplifiées. Les autres personnages participent de la même approche, y compris le chien Sirius. Le lecteur se rend compte que le traitement des décors s’inscrit dans un registre un peu différent : plus réaliste, décalage qui rend les personnages plus vivants et plus expressifs.
Au fur et à mesure des séquences, le lecteur prend conscience de l’interaction entre le texte et les images, nettement plus élaborées que de simples illustrations conçues à partir d’un texte déjà finalisé : les images sur l’écran du téléphone du narrateur, les évocations historiques (Égypte ancienne, Rome antique), une forme anthropomorphe pour incarner un algorithme, une promenade dans le parc pour le chien Sirius et son maître, une visite touristique des endroits instagrammables de Dubaï, les pitreries du président Macron pour séduire l’électorat des moins de trente ans, la reproduction de l’Origine du Monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877), etc. D’ailleurs, à partir de ce dernier exemple, il se rend compte que l’artiste met à profit les possibilités de la bande dessinée pour composer des planches fonctionnant de manière diversifiée : une image centrale avec des images en médaillons (illustrant le scrolling du narrateur), des dessins en pleine page, des compositions conceptuelles (une rue où chaque espace est occupée par des enseignes de marques, sur le trottoir, la chaussée, les immeubles, partout), un marionnettiste géant avec des anonymes au bout de ses fils, une case aspirée par le trou noir d’Internet, des individus tous identiques avec le logo d’Instagram à la place de la tête, des émoticons, des fac-similés de photographie, des métaphores visuelles, etc.
En fait, le discours lui aussi s’aventure plus loin qu’une collection de clichés, ou qu’une vulgarisation basique. De chapitre en chapitre, les auteurs passent en revue de nombreuses facettes de la notion d’influenceurs. Après les bases de l’inscription et de la création de posts réguliers, ils expliquent des notions techniques comme la pratique du dropshipping, ou la distinction entre l’envie de partage (par exemple une mamie mettant en avant son chien) et une pratique professionnelle (générer des revenus à partir des posts sur son chien) sans oublier le côté addictif (consulter incessamment l’évolution du nombre de Like). Une facette psychologique : des personnes se créent une forme d’injonction à publier souvent. Le rôle de l’influenceur renverrait à la petite enfance, quand bébé naît et que tout le monde le trouve trop mignon mais qu’on ne s’intéresse pas vraiment à son discours parce qu’on l’estime dénué d’intérêt. Et son corollaire : Quand une femme poste une nouvelle photo, on lui parle comme à une enfant avec un corps sexualisé. C’est son image qu’on valorise, pas elle. La nature d’Internet : un média comme les autres avec ses codes, et le développement d’une forme d’immunisation contre la propagande spécifique des réseaux sociaux, comme elle s’est développée également vis-à-vis de la télévision. Une professionnalisation : influenceur considéré comme un métier, des compétences à développer pour trouver le bon dosage entre actions commerciales (partenariats) pour disposer d’une autonomie financière et authenticité pour continuer à intéresser sa communauté. Une industrialisation avec l’envers du décor : Dubaï et ses décors instagrammables au prix d’une main d’œuvre maltraitée. Jusqu’aux enjeux culturels sous-jacents : Instagram, Facebook ou Snapchat participent au puissant soft-power des États-Unis, TikTok et ses règles portent en lui la culture chinoise. Ainsi, des pièces se mettent en place pour le lecteur, entre notions et conséquences évidentes pour lui, et prises de conscience formalisées. Par exemple, en page soixante-treize, deux gigantesques yachts sont à quai, un instagrammeur sur un pont supérieur sur chaque, et une foule de followers occupant toute la place sur le quai. Un instagrammeur crie qu’il doit tout à la foule, qui lui répond qu’il n’est rien sans eux : une illustration magistrale de la fortune financière d’un unique individu faite sur le dos de dizaines de milliers d’anonymes.
Une BD de type Les influenceurs pour les nuls ? Dans un premier temps, le lecteur peut ressentir certains passages ainsi, avec l’impression également de découvrir un texte complet qui a été confié, clé en main, à un dessinateur. Or rapidement, il prend goût au principe d’un narrateur ouvrant un compte Instagram pour son chien, il découvre des visuels variés et inventifs. Il perçoit comment les auteurs présentent des facettes variées du phénomène, y compris certaines auxquelles il ne s’attendait pas, avec une analyse plus profonde et révélatrice du système.
Difficile d'être parfaitement objectif sur cette bande dessinée... L'histoire des carmélites de Compiègne est bien connue depuis que Bernanos en a tiré sa célèbre pièce de théâtre Le Dialogue des Carmélites, adapté à l'opéra (par Poulenc) et au cinéma. C'est surtout un des récits les plus poignants que je connaisse, et quel que soit le média par lequel je redécouvre cette histoire, j'en ressors toujours sous le coup d'une émotion difficilement contrôlable.
Il est donc évident que cette bande dessinée a pas mal de défauts. Le principal est pour moi à trouver au niveau de la narration. Non que les auteurs aient mal synthétisé cette histoire, ils s'en sortent plutôt honorablement (même si j'aurais parfois fait certains choix différents), mais on trouve régulièrement des phylactères qui chevauchent la case du dessus, comme s'il n'y avait pas assez de place dans cette bande dessinée pour y mettre tous les dialogues. Le problème est que parfois, on ne sait plus si on doit lire le phylactère au moment où on lit le strip du dessus ou du dessous. C'est un peu du détail, mais ça gêne régulièrement la fluidité de lecture.
L'autre petit reproche que je ferai sur la forme à cette bande dessinée, c'est qu'elle a tendance à multiplier inutilement les astérisques. C'est souvent intéressant, car cela apporte une information sur les sources historiques ou le contexte de l'époque, mais il y aurait souvent eu moyen de caser l'information délivrée dans une ligne supplémentaire de dialogue.
Sur le fond, à titre personnel, je n'aurais pas grand-chose à redire. Toutefois, il est probablement utile de préciser qu'on est face à une bande dessinée catholique adressée en priorité à un public catholique, les éditions Plein Vent semblant être spécialisées dans ce type de créneau qu'occupent également les Éditions du Triomphe (pas uniquement des oeuvres religieuses, donc, mais on perçoit bien leur ligne éditoriale). Rien de gravissime, ça ne signifie pas qu'un lecteur non catholique restera sur le carreau, mais il trouvera sans doute peu d'intérêt dans la plupart des dialogues, qui tournent essentiellement autour de la notion de sacrifice (d'holocauste, au sens religieux du terme, exactement), des persécutions de la Terreur envers l'Église, et de la fidélité à ses vœux religieux.
La portée du récit va toutefois bien au-delà de son aspect religieux, et ce qui me saisit le plus à chaque fois, personnellement, c'est le courage et la force incroyables de ces seize femmes résistant à l'oppression révolutionnaire. Je suis toujours fasciné par cet esprit de douceur et d'humilité qu'elles opposèrent à la brutalité de ces hommes qui voulaient leur enlever leur liberté au nom de... la liberté, justement. On comprend que la vocation religieuse et le fait d'aller s'enfermer dans un cloître loin du monde puisse étonner voire choquer la conscience d'hommes non religieux. Mais il est odieux de penser qu'on ait pu vouloir interdire à des femmes ayant fait ce choix librement et sans contrainte de continuer à vivre comme elles l'entendaient. Alors imaginer qu'on ait pu aller jusqu'au meurtre, et les exécuter en place publique uniquement pour cette raison est quelque chose qui dépasse mon entendement. Encore une de ces innombrables contradictions de cette Révolution française, dont les actes furent rarement accordés au discours...
Bref, on comprendra donc que mon attachement à cette bande dessinée porte probablement davantage au sujet dont elle traite qu'aux qualités intrinsèques de l'album. J'apprécie toutefois la rigueur historique dont font preuve les auteurs en plaçant le plus souvent possible dans la bouche de leurs personnages des dialogues qu'on sait authentiques et en citant leurs sources (l'épisode étant fort bien documenté, ce qui laisse peu de place au doute et à l'interprétation).
Malgré ses défauts de narration, j'ai tout de même été particulièrement séduit par le dessin de Fabrizio Russo, qui est vraiment magnifique. On est habitué au style réaliste toujours un peu maladroit de ces bandes dessinées biographiques typiques des éditions catholiques comme le Triomphe ou Plein Vent, mais ici, Russo sait lui insuffler une âme supplémentaire, qui change beaucoup de choses. C'est très vivant, souvent trop coloré, mais on s'y croit. Et certains passages de la narration visuelle confinent à l'excellence. Mention spéciale à cette mise en parallèle de deux cases : l'une où la religieuse est allongée les bras en croix par terre le jour de ses voeux religieux (symbole de sa mort au monde pour renaître à la vie religieuse) et l'autre où elle est allongée la tête sous la guillotine... Magnifique.
Voilà donc une lecture que je ne recommande pas à tout le monde, au vu de la portée religieuse de son sujet et de sa manière de le raconter, il est nécessaire d'avoir quelque appétence pour ce genre de récit. Pour ma part, j'ai tout de même ressenti la même émotion qu'à la lecture/vision de chacune des oeuvres traitant des carmélites de Compiègne, et je trouve toujours louable qu'on continue encore aujourd'hui à raconter l'histoire de ces femmes qui surent préserver leur foi et leur liberté jusque dans la mort. Les injustices terribles qu'elles ont subies leur méritent de ne pas sombrer dans l'oubli.
Il a pris en photo des fantômes…
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Ce tome contient une histoire complète, qui libère plus de saveurs pour le lecteur familier de la série Comanche, de Greg (Michel Regnier, 1931-1999) & Hermann (Hermann Huppen). Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Romain Renard, pour le scénario, les dessins, les nuances de gris, et les références musicales. Il comprend cent-quarante-huit pages de bande dessinée.
En Californie, un cavalier fait avancer son cheval au pas, dans le bord de l’océan, sur une plage déserte. Une voiture emprunte la route sinueuse de la côte. En traversant une ville, la conductrice arrête son véhicule à la station-service Texaco. Elle pénètre dans la boutique et elle demande si les pompes sont ouvertes, tout en se massant délicatement son ventre bien arrondi. Le pompiste sort à l’extérieur pour lui faire le plein, alors que les deux clients se remettent au comptoir pour finir leur consommation. Tout en faisant le plein, le pompiste indique que c’est rare de voir des automobilistes étrangers par ici, et des dames dans son état. Elle explique qu’elle est ici pour le travail : elle cherche un certain Cole Hupp. Il lui demande si elle est de la famille, ou peut-être de la police. Elle explicite qu’elle cherche juste à le joindre pour son travail. À sa demande, elle sort une carte et il indique le chemin à suivre : faut descendre la route 1 le long de la côte, puis prendre l’embranchement à Tinder Cove, là il y a une petite route qui s’enfonce dans les bois, et la maison se trouve au bout du chemin. Arrivée sur place, Vivienne Bosch descend de voiture et demande à l‘homme en train de couper du bois si elle est bien chez monsieur Hupp, ou peut-être Red Dust.
Vivienne Bosch se présente et elle explique qu’elle travaille pour la bibliothèque du Congrès. Elle est historienne, elle collecte les témoignages des dernières personnes vivantes ayant connu l’âge du Wild West. Elle aimerait l’interviewer, et tout en discutant elle sort une photographie d’un dossier, qu’elle laisse tomber à terre dans un faux mouvement. Elle le ramasse, alors que son interlocuteur lui dit qu’elle se trompe de bonhomme. Elle lui montre le cliché, il date de l’époque du ranch Triple 6. Il répond que ce n’est pas lui, et qu’elle ferait mieux de s’adresser directement aux gens qu’elle cherche plutôt que de venir le déranger. Avec un petit sourire en coin, elle lui demande s’il ne veut pas savoir ce qu’est devenue Comanche. Il la chasse de chez lui en la menaçant avec sa hache. Elle repart. Il rentre dans sa cabane, tout en se demandant pourquoi ils ne répondent pas au ranch. Derrière lui, le spectre d’un cowboy avec son arme à la main lui fait observer que c’est bizarre qu’ils ne répondent pas, et lui demande s’il y a des souvenirs qui remontent. Le lendemain, l’homme se rend en ville et entre dans la boutique Texaco pour demander un appel téléphonique au ranch Triple 6. Personne ne décroche à l’autre bout. Il demande alors un livre avec les horaires de train, et il commence à l’étudier. En ressortant, il tombe sur Vivienne Bosch en train de mettre sa valise dans son coffre. Il aide cette femme enceinte.
Le titre promet de revoir Comanche, le personnage principal de la série du même nom, quinze tomes de 1972 à 2002, avec un scénario de Greg (avec Rodolphe pour la fin du tome 15), et des dessins d’Hermann (tomes 1 à 10), puis de Michel Rouge (tomes 11 à 15). En effet, le lecteur retrouve l’un des personnages principaux : Red Dust, qui a pris le nom de Cole Hupp et qui a vieilli puisque la présente histoire se déroule 1930 (comme en atteste une pierre tombale en page cent-onze). Avec l’impulsion de la bibliothécaire, il entreprend un voyage qui va le mener de la côte californienne au Wyoming, où se trouve le ranch Triple 6. Il sera question de Comanche (Verna Fremont), et aussi Clem Ryan, de Toby et de Tache-de-Lune, un de ces personnages jouant un rôle dans le récit. Le lecteur familier de la série reprend ainsi contact avec un des personnages principaux, et il lui tarde de retrouver les autres, de savoir ce qu’ils sont devenus. L’auteur a également pensé au lecteur néophyte : l’histoire se suffit à elle-même, y compris pour celui qui n’a jamais ouvert un tome de la série initiale ou qui n’en a jamais entendu parler. Le fil directeur s’avère d’une remarquable clarté : un voyage pour rallier le ranch Triple 6 où personne ne répond au téléphone. La jeune bibliothécaire enceinte essaye de faire œuvre de mémoire en recueillant des informations auprès d’une personne qui a vécu cette époque, alors que Cole Hupp / Red Dust est un vieil homme mutique et peu commode.
La couverture promet un récit de vengeance ou de règlement de compte, avec usage d’armes à feu. La première planche impressionne d’entrée de jeu : une illustration en pleine page, avec une impression de photographie. Celle-ci provient de la texture de la plage, de la légère brume, de l’exactitude de la silhouette des arbres. Régulièrement, le lecteur jurerait que l’artiste s’est servi d’une photographie comme fond de sa case, ou même comme support de composition de tout un dessin : la forêt autour de la cabane avec la texture d’écorce des très hauts arbres, les voitures dans la grand rue, les poteaux télégraphiques, une carte routière, une vue aérienne de la route serpentant dans la vallée, un pistolet, des images d’un film du genre Western, la file ininterrompue de voitures sur une route (des paysans fuyant l’ouragan qui approche), le nuage de poussière soulevé par un cyclone, la très surprenante pièce transformée en musée dans le ranch Triple 6, etc. Dans le même temps, le lecteur voit bien que ces images à l’allure photographique s’intègrent trop parfaitement dans le récit pour n’être que le réemploi de clichés existants, et qu’il ne peut s’agir que de constructions graphiques fort sophistiquées. Le lecteur retrouve tout ce qui fait la spécificité de cet artiste, par exemple dans sa série Melvile (trois tomes et un hors-série, 2013-2022).
L’artiste a choisi de faire ressortir les personnages par rapport aux décors, en les détourant d’un trait fin et simple, accentuant ainsi le contraste avec des arrière-plans évoquant régulièrement la photographie. Cela confère plus de vie aux personnages, tout en les rendant également plus fragiles, en particulier le vieil homme Red Dust, et la jeune femme enceinte. Le lecteur constate rapidement que le dessinateur tire parti du fait qu’il soit l’auteur complet de cette bande dessinée. Il peut ainsi moduler le ratio entre informations portées par les dialogues et informations portées exclusivement par les cases. Ainsi, il réalise quarante-deux pages totalement dépourvues de texte, laissant les images raconter l’histoire, instaurant des temps de silence entre les personnages perdus dans leurs pensées, dans leurs réminiscences. Le lecteur voit bien que Cole Hupp n’est pas très causant, et Vivienne Bosch se heurte à son caractère de solitaire. De son côté, le lecteur s’interroge sur ce à quoi ils peuvent penser chacun de leur côté durant ces longs trajets en voiture. Cette forme de narration a également pour effet de donner à voir le paysage, la manière dont il affecte les pensées des personnages, de ce qui vivent dans ces environnements.
Le scénariste a choisi une construction de récit très simple et linéaire : le voyage de la Californie jusqu’au ranch Triple 6 dans le Wyoming. Les deux voyageurs sont amenés à s’arrêter de temps à autre : pour manger, pour faire le plein, pour faire face à une panne, pour aller saluer un ancien ami. Chaque arrêt permet de voir comment se comporte Red Dust : retrouvant la superbe de sa jeunesse devant deux jeunes hommes essayant de draguer Vivienne dans un bar, discutant du bon vieux temps avec un ancien du ranch Triple, assistant pour la première fois de sa vie à la projection d’un film (The big trail, 1930, La piste des géants, de Raoul Walsh, avec John Wayne), partageant le repas d’un couple de rednecks, découvrant qui se trouve au ranch Triple 6. Et bien sûr l’évolution de sa relation avec sa conductrice Vivienne Bosch au fur et à mesure des jours qui passent. Bien sûr, la perspective de l’enfant à naître s’oppose avec la vieillesse de Red Dust, une époque qui disparaît et qui doit laisser la place à une nouvelle génération.
Le lecteur peut anticiper quelques-uns des thèmes qui vont être abordés : la nostalgie d’une époque révolue, une nouvelle ère qui n’a que faire de la précédente et de ses survivants devenus des reliques d’un autre temps, une partie de la mythologie de l’Ouest américain. Tout cela est bien présent, et bien plus encore, avec une sensibilité remarquable, dont l’auteur avait déjà fait preuve en s’associant avec la poétesse Kateri Lemmens pour Passer l’hiver (2022). Le passé est révolu et un Amérindien le constate avec violence alors qu’un photographe lui demande de revêtir sa tenue traditionnelle, et cet ancien du ranch Triple 6 éprouve la sensation que l’autre a pris en photo des fantômes. Red Dust le constate avec amertume : que ce soit les paysans abandonnant leur terre devenue stérile à force d’avoir été exploitées, ou les incendies qui ravagent la Californie, les ouragans qui ravagent le Wyoming, l’absence de bétail dans le ranch, etc. L’auteur va plus loin : lors de ce voyage, il est évoqué un pays ravagé par les catastrophes naturelles, une facette du rêve américain (le mythe de se faire tout seul, d’abord évoqué par Vivienne Bosch, puis par le propriétaire du ranch Triple 6), la réalité historique du Wild West (des hommes essayant de trouver des emplois rémunérés, des propriétaires terriens derrière leur bureau), la misère, et le cercle de la violence. Celle-ci est mise en scène et évoquée par la citation du verset quinze du livre L’Ecclésiaste : Ce qui a déjà été, et ce qui est à venir est déjà arrivé, et Dieu ramène ce qui est passé. D’une manière très délicate, l’auteur aborde également le regret associé à ce qui aurait pu être, ainsi que la souffrance engendrée par le manque de culture, par le biais d’un extrait d’un sonnet (CXLV-71) de Shakespeare, appris par cœur.
Le dernier chapitre d’une série débutée dans les années 1970, par un autre auteur, dans un registre différent. L’auteur parvient à réaliser un récit qui parle aussi bien au lecteur de la série initiale Comanche, qu’à celui qui n’en a jamais entendu parler. La narration visuelle apparaît immédiatement très personnelle, mêlant apparences quasi photographiques et des détourages classiques avec un trait fin, faisant la part belle à une narration portée uniquement par les dessins. Ce voyage en voiture fait se côtoyer un vieil homme, ancien porte-flingue, et une jeune bibliothécaire, ramenant à la surface de vieux souvenirs, le constat du temps qui passe, d’une époque révolue, de regrets, de régions sinistrées, de l’importance vitale de la poésie. Inoubliable.
Ce manga a été à l'origine publié sur internet par petits chapitres (bon, techniquement il est toujours sur la toile et est toujours en cours), et est rapidement devenu un véritable phénomène. Je suivais sa publication à l'origine sur le compte twitter de l'artiste et n'arrivais à comprendre que grâce à la générosité et le travail de traducteur-ice-s amateur-ice-s (un grand merci à toutes ces personnes, d'ailleurs). Alors quand j'ai vu que ce manga allait être publié dans nos vertes contrées l'année dernière, j'ai bondi sur l'occasion de me l'acheter.
Bon, en vrai non, je ne l'ai pas acheté tout de suite, j'avais bien trop peur d'un petit phénomène auquel j'ai trop souvent fait face dans ma vie : les traductions hasardeuses. Pour une raison inconnue j'ai souvent constaté que les yuris ne recevaient pas les meilleurs soins au niveau de leurs traductions, et j'ai souvent fini avec des dialogues comiques qui sonnaient poussifs et des langages et expressions courants traduits dans un patois qui, sans aucune doute, avaient dû être écrit par un-e quadragénaire un peu coupée des us et coutumes du langage moderne (je parle dans ce cas précis de personnages censés être jeunes dans le texte).
Fort heureusement, ici, mes peurs étaient infondées, la traduction est bonne. Le texte respecte bien les émotions, l'intensité de certaines scènes et le langage semble bien en accord avec ces jeunes lycéennes. Le tout fait vivant, c'est tout ce que j'attendais.
Je parle de techniques et d'erreurs (ou plutôt d'absence d'erreur dans le cas présent), mais quid du récit ?
Il est bon, là aussi. Au début, le sel de l'histoire est qu'Aya, jeune lycéenne populaire et extravertie, développe un crush sur le beau disquaire du magasin de musique qu'elle fréquente après les cours, sans savoir que ce beau gosse est en réalité sa voisine de classe, Mitsuki, jeune fille aux tendances malheureusement asociales. Sauf qu'en réalité ce quiproquo ne dure pas si longtemps que ça, le récit muant et se centrant davantage sur la relation de ces deux jeunes filles, devenant rapidement amies (même si Aya, ayant toujours le béguin, et même chaque jour davantage, aimerait sans doute quelque chose de plus) et se rejoignant malgré toutes leurs différences apparentes sur leur passion commune : le rock ! Eh oui, ici pas que du sentiment et de la romance, on nous parle aussi d'amour de la musique. Foo Fighters, Red Hot Chilli Peppers, Nirvana, ... L'auteur-ice se fait plaisir à parler de son genre musical préféré et l'engouement des personnages est contagieux.
L'oncle de Mitsuki, tenant de la boutique de disque, est lui aussi un personnage assez touchant. La scène où lui et ses ami-e-s se revoient dans leur jeunesse en écoutant Aya et Mitsuki parler est très belle.
Un mot également sur le dessin, très joli et marqué avec cette belle bichromie noire et verte. Le dessin de Sumiko Arai est très beau (et iel se permet plusieurs fois des gros plans, des poses et des compositions de cases assez chiadées) et je le trouve ici encore mieux travaillé que dans ses précédentes créations, mais c'est vraiment cette bichromie si identifiable qui marque la forme de cette œuvre.
Vraiment une bonne série, chaudement recommandée de mon côté (et en plus la VF est bien !).
Un succès amplement mérité selon moi.
Cette BD m’a bouleversée ! Le thème n’est pas facile et a été souvent exploité mais jamais sous cette sensibilité et cette pudeur. Les textes sont poignants et les dessins splendides. Le message de fin nous pousse à être vigilant et à ne plus minimiser et ignorer les faits qui se déroulent en ce moment même partout dans le monde, même en Occident.
Volume 1 :
Ersin Karabulut, figure emblématique de la bande dessinée turque, signe avec Journal inquiet d’Istanbul une autobiographie vibrante, où se mêlent talent graphique, récit poignant et critique sociale. Istanbul, ville qu’il dépeint avec amour et réalisme, devient un véritable personnage, avec ses ruelles animées, ses minarets omniprésents et ses contrastes saisissants entre tradition et modernité. Pas de doute, on y est ! Et pour ceux qui n 'y auraient jamais mis les pieds, c'est une excellente occasion de découvrir un pays finalement assez méconnu de ce côté-ci de l'Europe.
Le premier volume pose les bases d’un récit intime et universel. Karabulut y raconte son enfance marquée par une passion précoce pour Tintin, Astérix, Popeye, Superman et les comics US, ses débuts difficiles liés à un environnement peu favorable, et ses premiers pas comme caricaturiste. À travers un style fluide et un humour candide, il expose les entraves rencontrées : un contexte familial exigeant, des contraintes financières, et la montée d’un climat politique plus conservateur sous l’influence des islamistes. Le quartier de Beyoglu, refuge des artistes, devient un symbole de liberté dans un parcours semé d’embûches.
Sur le plan graphique, le trait dynamique de Karabulut, mêlant finesse de la ligne claire franco-belge et impact du comics indépendant américain, capte l’attention. La richesse de ses couleurs et son sens aigu de la mise en scène renforcent l’immersion dans ce récit sincère et attachant.
Tome 2, 2007-2017 :
La seconde partie, plus sombre, explore les années 2007-2017, marquées par l’ascension autoritaire de Recep Tayyip Erdogan et le recul des valeurs laïques d’Atatürk. Karabulut y décrit la répression croissante, l’intolérance religieuse et les menaces pesant sur les voix dissidentes, y compris les caricaturistes. Malgré cette atmosphère pesante, il partage également des moments de solidarité, notamment la création du magazine Uykusuz avec ses amis, un projet mêlant passion et débrouillardise.
Des anecdotes lumineuses, comme sa visite au festival d’Angoulême, contrastent avec des épisodes douloureux, tels que l’impact des attentats contre Charlie Hebdo. Cette conjonction d’événements nourrit ses doutes quant à l’avenir de son métier et de son pays, mais aussi son désir de continuer à créer, malgré le poids des incertitudes.
Au-delà de la qualité exceptionnelle de son dessin et de son écriture, on peut saluer l’humanité de Karabulut. Son œuvre, à la fois personnelle et politique, trouve un écho universel. Par son regard lucide et son ton empreint d’autodérision, il incarne un pont entre l’Orient et l’Occident, à l’instar de Riad Sattouf. "Journal inquiet d’Istanbul" est une œuvre coup de cœur, promettant de laisser une empreinte durable dans le paysage de la bande dessinée internationale. On attend la suite avec une sincère impatience. Et comme le dit très bien Canarde, vous allez entendre parler de lui, c'est certain !
Hasard du calendrier ou pas, notons que le volume 2 est paru le 3 janvier 2025, soit dix ans après le massacre à Charlie Hebdo, à trois jours près.
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La Cuisine des ogres
J'aime beaucoup les contes. Leurs formes, leurs péripéties, leurs personnages évoluent au gré du temps et des cultures, muant et se transformant souvent de manière surprenante pour adapter et illustrer les morales et coutumes d'époques et lieux varié-e-s, mais leur fonction de vecteur d'informations perdure. Ils sont toujours des bases culturelles communes servant à illustrer des leçons, imbriquant subtilement des codes et des mises-en-gardes (par la peur d'un croque-mitaine, la bonté et/ou la sagesse illustrée d'un être bon ou encore la mise en situation d'actes à reproduire ou ne pas reproduire). Cet album est sans nul doute un conte. Peut-être même l'auteur s'est il inspiré ou a adapté/transformé un conte ou une légende déjà existant-e. Qui sait ? En tout cas j'ai beaucoup ressenti cet effroi, cette déformation monstrueuse des peurs, cette singularité presque hors-norme de la protagoniste qui devient vectrice malgré elle d'une leçon à tirer. La forme de la morale est plus ou moins ouverte, laissant libre cours à l'imagination des lecteur-ice-s, mais cherchant indéniablement à parler et à transmettre quelque chose. L'album brille incontestablement par son dessin. Je ne connaissais pas Jean-Baptiste Andreae, mais c'est à coup sûr un nom que je retiendrais à partir de maintenant. Son dessin est beau, à mi-chemin entre l'adorable et le grandiose. Quoique cette impression de grandiose du dessin me vient peut-être du travail sur les tailles dans cet album précis. Tout comme Trois-fois-morte, on se sent écrasé-e-s par ces décors et ces personnages gigantesques et monstrueux. Ce gigantisme et cette transformation horrifique de décors et milieux connus et courants (des cuisines notamment) marque et m'a vraiment charmée. Ce gigantisme et cette horrification de la cuisine et de la faim m'a rappelé le jeu vidéo Little Nightmares (premier du nom pour le coup, le second a quant à lui une ambiance horrifique toute autre). Je le recommande chaudement d'ailleurs, un petit coup de cœur esthétique personnel.
Azur Asphalte
Je suis sortie époustouflée de cet album. Et j'ai encore du mal à me l'expliquer ! C'est une histoire du quotidien : deux sœurs qui galèrent dans la vie de tous les jours... Deux personnages que l'on a déjà croisés, leurs conversations, leurs raisonnements sur la vie, leur humour... L'une mère solo et l'autre qui n'a pas encore trouvé sa place. Zigzagant entre parking de supermarché et plage, leur vie ensoleillée et engluée dans les difficultés économiques nous touche profondément. Deux raisons à cela : 1. Les dialogues : tout proche du documentaire, mais sans jamais un mot de trop : une gestion des silences qui a quelque chose de cinématographique, on est dedans, c'est un miroir de nos vies ! Le flot des paroles se prolonge dans le flux de leurs pensées. Et le fait que l'auteur se soit inspiré de ses propres sœurs joue surement un rôle dans cet effet de véracité , il reconstitue les justifications qu'elles donnent à leurs choix à partir de ses souvenirs. 2. L'image : une aquarelle de banlieue qui frappe par sa couleur très bien observée et un contraste inattendu entre le flou général et la précision hyper-emouvante des visages. Jamais vu ça ! Si vous avez vu Journal Intime de Nani Moretti, où on suit une Vespa dans les rues de Rome, vous avez une idée de l'impression : tout Rome qui défile sans qu'on puisse faire la mise au point et la nuque du personnage qui reste nette. En film , ça fait mal à la tête, en BD ça nous jette dans un mouvement fictif. Bref, je vous conseille vraiment cette expérience de lecture, tout-à-fait inédite pour ma part, qui ouvre le cœur et laisse une nostalgie étrange. Bordesoules...Je retiendrai ce nom.
Erdogan - Le nouveau sultan
Faire des biographies en BD sur des figures modernes controversées semble être à la mode. Ici, on a donc droit à la biographie de Recep Tayyip Erdogan qui dirige la Turquie depuis plus de deux décennies. La biographie raconte sa vie jusqu'à son ascension au pouvoir. On ne voit donc pas son règne comme premier ministre puis président de la Turquie. Cela peut-être un peu décevant, mais au moins cela permet de mieux développer l'histoire de sa vie parce que les auteurs ont en long à dire sur plus de 300 pages très complet. J'espère juste qu'il va avoir une suite qui servirait de complément à ce très bon album. On suit donc Erdogan de sa jeunesse à son ascension au pouvoir ultime après avoir subit plusieurs revers politiques. J'ai trouvé que c'était intéressant parce qu'on voit que c'est un animal politique rusé qui sait comment rebondir chaque fois qu'il est au bord du gouffre et semble fini. À travers lui, on voit aussi la complexité de la société turque qui est pris entre la laïcité et un islam plus traditionnel et qui est aussi sujet à des coups d'états par les militaires. J'ai adoré découvrir la politique de ce pays. L'histoire d'Erdogan est malheureusement commun si on connait l'histoire de l'Islam politique: soutient du pouvoir et de l'occident qui préfère les traditionnelles à la gauche révolutionnaire, double jeu de la part d'Erdogan qui se prétend plus moderne et ouvert d'esprit en mettant en avant des femmes, il a des premiers bons résultats parce que l'opposition est divisé, lorsqu'on se rends contre que les extrémistes ont trop de pouvoir c'est un peu trop tard et dès qu'il a du pouvoir il montre son vrai visage. Le plus triste est qu'il le montre lorsqu'il a été maire d'Istanbul, mais il y avait encore des naïfs pour croire ses mensonges. Cela rappel certains politiciens d'extrême-droite occidentaux qui peuvent dire tout ce qu'ils veulent, il y aura toujours des gens pour les défendre ! Les auteurs sont deux ressortissants qui sont contre le régime d'Erdogan, mais ils essaient d'être le plus neutre possible et il y a donc des moments où Erdogan peut paraitre sympathique et comme une victime. Le dessin est vraiment plaisant à regarder, c'est le style réaliste que j'aime retrouver dans un documentaire.
Les Aventures de Lucky Luke d'après Morris
Après avoir longtemps conspué cette reprise, que j'aimais peu du temps de Laurent Gerra (que j'apprécie pourtant comme humoriste), j'ai décidé de me replonger dedans, et finalement, ça n'est pas si mal que ça ! Il y a certes des hauts et des bas, mais à mon sens, aucun album honteux. Après un début très timide de la part de Gerra avec La Belle Province, l'auteur trouve davantage son souffle dans les suivants, La Corde au cou et L'Homme de Washington bénéficiant tous deux d'une narration plus fluide et mieux maîtrisée, ainsi que de gags moins forcés. Gerra reviendra pour Les Tontons Dalton, qui reprend parfois sans grande inspiration le film culte de Lautner, mais s'est avéré à la relecture moins pénible que dans mon souvenir, et même - disons-le - assez plaisant. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, je ne trouve pas que l'arrivée de Pennac et Benacquista sur la saga amène véritablement un nouveau souffle. On reste sur une formule très proche de Gerra, faite de calembours parfois bien trouvés, parfois plus approximatifs, et par un rapport peut-être un peu trop étroit à l'Histoire. J'aime l'idée de faire des clins d'œil à des personnalités connues de l'Histoire, j'aime un peu moins l'idée d'en faire des personnages principaux de la saga. Mais reconnaissons que le choix de ces personnages est souvent pertinent et permet de renouveler les récits en restant toujours dans l'esprit de Lucky Luke et ça, c'est tout de même assez fort. Pour moi, cette nouvelle saga ne prend pleinement son envol qu'avec l'arrivée de Jul au scénario. A partir de La Terre promise, je préfère largement les albums jusqu'au tout récent Un cow-boy sous pression. L'exercice d'équilibriste auquel se confronte Jul est assez impressionnant lorsqu'il réussit à tenir tout un tome sur des blagues autour du judaïsme sans jamais tomber dans l'excès et dans le mauvais goût. Et en réussissant en prime à glisser le sujet de manière étonnamment naturelle dans l'univers de Lucky Luke ! Si Un Cow-boy à Paris nous entraîne sur des terrains totalement méconnus de notre cow-boy préféré, j'ai trouvé que Jul parvenait à garder la tonalité tout au long de l'album, avec un humour très amusant et un renouvellement. Un renouvellement qui, tout en cassant légèrement les codes de la saga, parvenait avec un brio déconcertant à en entretenir l'esprit. Petit pas de côté avec Un cow-boy dans le coton qui, en plus d'introduire peut-être trop frontalement des problématiques politiques certes totalement en phase avec l'époque (d'écriture, mais aussi l'époque du récit), place à nouveau un personnage historique en personnage principal du récit. Mais Jul trouve à nouveau le ton lorsqu'il aborde l'animalisme et les grèves de syndicats dans les très sympathiques L'Arche de Rantanplan et Un Cow-boy sous pression. Enfin, le dessin d'Achdé est sans aucun doute LA grande réussite de cette reprise. Un peu hésitant dans les premiers tomes, il s'améliore jusqu'à être bluffant de mimétisme, surtout (à mon sens) dans La terre promise où, je ne sais pas pourquoi, je trouve qu'Achdé parvient mieux que dans n'importe quel autre album antérieur ou postérieur, à retrouver l'identité du trait de Morris. Impressionnant ! Dans les autres albums, il est très bon aussi, mais on a souvent plus d'indices dans les visages ou les angles des plans, parfois plus cinématographiques que vraiment adaptés au format BD, qu'on n'est pas chez Morris. Néanmoins, le travail de copie est absolument remarquable ! En résumé, voilà une reprise à laquelle j'ai redonné ses lettres de noblesse en la relisant récemment. Si elle n'égale évidemment jamais l'âge d'or de la saga, elle ne l'enterre pas non plus, et chaque tome sait trouver sa voie pour ne pas être dans la redite, et continuer à la faire évoluer de manière intelligente et cohérente. Reste à espérer que les auteurs sucessifs continuent à trouver l'équilibre durement gagné !
Qui m'aime me suive - Bienvenue dans le monde des influenceurs
Quand on a fini de scroller, on a l’impression de sortir d’une faille temporelle. - Ce tome contient un exposé complet qui ne nécessite pas de connaissance préalable pour être apprécié et compris. Sa première édition date de 2024. Il a été réalisé par Gurvan Kristanadjaja pour le scénario, et par Joseph Falzon pour les dessins et les couleurs. Il comprend cent-neuf pages de bande dessinée. Il se termine avec une page référençant les seize sources citées, et une photographie du chien Sirius. Le narrateur est confortablement installé sur son lit, en train de scroller. Un jour, il s’est fait avoir. C’était en 2019, au moment où Instagram prenait une place de plus en plus importante dans les vies. Quand il s’ennuyait, il regardait des stories pour tuer le temps. Il voyait constamment la même pub pour un sac à main végan. Il était présenté par une marque assez connue sur les réseaux sociaux, qui montrait régulièrement de jolis objets. À force de le voir, il a fini par l’acheter pour sa copine. Il ignore pourquoi, il sait seulement qu’il n’avait pas d’idée cadeau et que ça lui est venu comme ça, sans réfléchir. Le jour de Noël venu, il offre le sac et sa copine lui rappelle qu’il sait bien qu’elle déteste la couleur orange. Quand elle lui a rappelé ça, il est tombé de haut. Ce sac, il pense qu’il ne l’aurait jamais acheté sans Instagram. C’est comme si quelqu’un lui avait soufflé plusieurs fois par jour au creux de l’oreille directement à son cerveau : Achète ce sac… Bref, il a réalisé qu’il avait été sous influence. Oui, il s’est fait avoir par une pub, quoi… Hé bien pas tout à fait. La publicité ça a toujours plus ou moins existé. On pourrait trouver trace du premier affichage publicitaire à Thèbes, en Égypte antique, 1000 avant Jésus-Christ. Ou dans la Rome antique. En France, les années 1960 marquent un premier tournant avec l’arrivée de la télévision dans les salons. Dans l’hexagone, la publicité a toujours été considérée comme abrutissant, immorale. Pourtant, sous l’impulsion de ces nouveaux modes de diffusion, elle gagne du terrain. Les marques et les diffuseurs vont désormais cibler leur public. Avant un dessin animé pour enfant, ils vont vanter les mérites d’un nouveau jouet. Avant le JT, à l’heure du dîner, ceux d’un nouveau robot mixeur. À la bascule des années 2000, la publicité connaît une autre révolution. Secrètement, dans leurs open spaces, les cadres se prennent à rêver. Depuis l’avènement des réseaux sociaux, qui marque l’entrée dans une nouvelle ère de communication, ce sont des algorithmes qui font la loi. Ce sont des petits programmes informatiques qui indiquent à l’ordinateur comment effectuer une tâche. Les algorithmes vont suggérer, en fonction de nos goûts, ce que l’on doit voir ou non. Les cadres de la pub se sont servis de ces nouveaux usages pour faire de la publicité ciblée. Ils vont suggérer à Brendan et Monique d’acheter des produits proches de leurs goûts. C’est l’émergence des influenceurs, dans les années 2010 qui a bouleversé le monde tel qu’on le connaît aujourd’hui. Sur Instagram, Youtube ou TikTok, des personnalités ont acquis une popularité telle qu’elles sont à même de faire bouger les foules. La couverture très réussie montre une influenceuse suivie par une foule formant un cœur comme pour Liker, avec une zone libre pour le titre, et avec le recul, le lecteur constate qu’il peut y voir Sirius en bonne place, le chien du narrateur, l’animal de compagnie pour lequel il crée un compte Instagram au nom de sirius_lekiki. L’ouvrage est de nature didactique et vulgarisateur. Il se compose d’une introduction, et de sept chapitres dont les titres sont : 1 – À la recherche du premier influenceur, 2 – Dans l’intimité des influenceurs : derrière la vie de rêve, la pression du Like, 3 – Notre monde façonné par l’influence, 4 - -Au fait combien ça rapporte ?, 5 - Les influenceurs peuvent-ils faire élire le prochain président de la République ?, 6 – L’influence, un modèle de soft-power de l’Occident, 7 – Sommes-nous tous l’influenceur de quelqu’un d’autre ? Comme souvent dans ce genre d’ouvrage, la narration visuelle repose sur des dessins avec une saveur humoristique : une exagération des visages, de leurs expressions, des corps simplifiés, des décors représentés de manière simplifiés, des couleurs agréables à l’œil, des cases sans bordures, avec souvent un texte au-dessus (une ou deux phrases assez courtes), et l’illustration en-dessous qui vient montrer un exemple, ou qui sert à humaniser le propos avec des personnages se livrant à des pitreries, exagérant ou subissant dans une comique. Sur le rabat intérieur, le scénariste se présente en tant que journaliste, publiant depuis plus de dix ans des enquêtes et des reportages sur la vie numérique et ses effets sur les vies. L’entrée en la matière de la bande dessinée laisse deviner une position assez claire : le pouvoir pernicieux des influenceurs capables de faire fléchir la volonté du premier venu, à des fins commerciales, vendus au grand capital. Le premier chapitre se positionne à l’identique : créer un compte Instagram pour son chien participe de la dérision, toutefois dépourvue de méchanceté. Les auteurs soulignent le mélange des genres entre influenceurs, célébrités, artistes, posts insignifiants et navrants de banalité, cette même banalité qui est très humaine. Le deuxième chapitre continue dans la même veine : les influenceurs vivent d’accords commerciaux avec des marques pour des placements produits, et enfoncent encore un peu le clou. En pages quarante-deux et quarante-trois, les auteurs y vont franchement : Beaucoup de jeunes qui grandissent dans un quartier pauvre veulent devenir footballeurs ou influenceurs parce qu’il y a une quête de réussite et d’amour et que ça leur permet de réussir rapidement, explique le psychanalyste Michaël Stora. Ils continuent : Pour beaucoup d’apprentis influenceurs, le virtuel est devenu la seule échappatoire à la réalité du monde. Plus un être est heureux dans le monde réel, moins il aura besoin d’aller s’épanouir dans le monde virtuel. La course aux Like permet à certaines personnes de combler une faille narcissique. Arrivé à ce stade le lecteur craint que la suite aligne les clichés et les jugements réducteurs. Le lecteur remarque également que régulièrement la lecture provoque des sensations similaires à la un exposé agrémenté d’illustrations. D’un côté, la forme relève bien de celle d’une bande dessinée : des cases disposées en bande, des personnages et des décors, des cartouches de texte (sans bordure le plus souvent), des phylactères. D’un autre côté, de temps à autre, il suffit de lire le texte dans les cartouches pour disposer des éléments d’analyse et de réflexion. Pour autant, la narration visuelle s’avère agréable : l’idée de mettre en scène un jeune homme avec son chien présente une vraie originalité, avec le principe de lui créer un compte Instagram ce qui constitue une mise en pratique et une illustration. Le dessinateur opte pour l’exagération ce qui donne une allure particulièrement ordinaire au personnage principal : oreilles décollées, mèche lui tombant sur les yeux, réactions émotionnelles amplifiées. Les autres personnages participent de la même approche, y compris le chien Sirius. Le lecteur se rend compte que le traitement des décors s’inscrit dans un registre un peu différent : plus réaliste, décalage qui rend les personnages plus vivants et plus expressifs. Au fur et à mesure des séquences, le lecteur prend conscience de l’interaction entre le texte et les images, nettement plus élaborées que de simples illustrations conçues à partir d’un texte déjà finalisé : les images sur l’écran du téléphone du narrateur, les évocations historiques (Égypte ancienne, Rome antique), une forme anthropomorphe pour incarner un algorithme, une promenade dans le parc pour le chien Sirius et son maître, une visite touristique des endroits instagrammables de Dubaï, les pitreries du président Macron pour séduire l’électorat des moins de trente ans, la reproduction de l’Origine du Monde (1866) de Gustave Courbet (1819-1877), etc. D’ailleurs, à partir de ce dernier exemple, il se rend compte que l’artiste met à profit les possibilités de la bande dessinée pour composer des planches fonctionnant de manière diversifiée : une image centrale avec des images en médaillons (illustrant le scrolling du narrateur), des dessins en pleine page, des compositions conceptuelles (une rue où chaque espace est occupée par des enseignes de marques, sur le trottoir, la chaussée, les immeubles, partout), un marionnettiste géant avec des anonymes au bout de ses fils, une case aspirée par le trou noir d’Internet, des individus tous identiques avec le logo d’Instagram à la place de la tête, des émoticons, des fac-similés de photographie, des métaphores visuelles, etc. En fait, le discours lui aussi s’aventure plus loin qu’une collection de clichés, ou qu’une vulgarisation basique. De chapitre en chapitre, les auteurs passent en revue de nombreuses facettes de la notion d’influenceurs. Après les bases de l’inscription et de la création de posts réguliers, ils expliquent des notions techniques comme la pratique du dropshipping, ou la distinction entre l’envie de partage (par exemple une mamie mettant en avant son chien) et une pratique professionnelle (générer des revenus à partir des posts sur son chien) sans oublier le côté addictif (consulter incessamment l’évolution du nombre de Like). Une facette psychologique : des personnes se créent une forme d’injonction à publier souvent. Le rôle de l’influenceur renverrait à la petite enfance, quand bébé naît et que tout le monde le trouve trop mignon mais qu’on ne s’intéresse pas vraiment à son discours parce qu’on l’estime dénué d’intérêt. Et son corollaire : Quand une femme poste une nouvelle photo, on lui parle comme à une enfant avec un corps sexualisé. C’est son image qu’on valorise, pas elle. La nature d’Internet : un média comme les autres avec ses codes, et le développement d’une forme d’immunisation contre la propagande spécifique des réseaux sociaux, comme elle s’est développée également vis-à-vis de la télévision. Une professionnalisation : influenceur considéré comme un métier, des compétences à développer pour trouver le bon dosage entre actions commerciales (partenariats) pour disposer d’une autonomie financière et authenticité pour continuer à intéresser sa communauté. Une industrialisation avec l’envers du décor : Dubaï et ses décors instagrammables au prix d’une main d’œuvre maltraitée. Jusqu’aux enjeux culturels sous-jacents : Instagram, Facebook ou Snapchat participent au puissant soft-power des États-Unis, TikTok et ses règles portent en lui la culture chinoise. Ainsi, des pièces se mettent en place pour le lecteur, entre notions et conséquences évidentes pour lui, et prises de conscience formalisées. Par exemple, en page soixante-treize, deux gigantesques yachts sont à quai, un instagrammeur sur un pont supérieur sur chaque, et une foule de followers occupant toute la place sur le quai. Un instagrammeur crie qu’il doit tout à la foule, qui lui répond qu’il n’est rien sans eux : une illustration magistrale de la fortune financière d’un unique individu faite sur le dos de dizaines de milliers d’anonymes. Une BD de type Les influenceurs pour les nuls ? Dans un premier temps, le lecteur peut ressentir certains passages ainsi, avec l’impression également de découvrir un texte complet qui a été confié, clé en main, à un dessinateur. Or rapidement, il prend goût au principe d’un narrateur ouvrant un compte Instagram pour son chien, il découvre des visuels variés et inventifs. Il perçoit comment les auteurs présentent des facettes variées du phénomène, y compris certaines auxquelles il ne s’attendait pas, avec une analyse plus profonde et révélatrice du système.
Les Carmélites de Compiègne
Difficile d'être parfaitement objectif sur cette bande dessinée... L'histoire des carmélites de Compiègne est bien connue depuis que Bernanos en a tiré sa célèbre pièce de théâtre Le Dialogue des Carmélites, adapté à l'opéra (par Poulenc) et au cinéma. C'est surtout un des récits les plus poignants que je connaisse, et quel que soit le média par lequel je redécouvre cette histoire, j'en ressors toujours sous le coup d'une émotion difficilement contrôlable. Il est donc évident que cette bande dessinée a pas mal de défauts. Le principal est pour moi à trouver au niveau de la narration. Non que les auteurs aient mal synthétisé cette histoire, ils s'en sortent plutôt honorablement (même si j'aurais parfois fait certains choix différents), mais on trouve régulièrement des phylactères qui chevauchent la case du dessus, comme s'il n'y avait pas assez de place dans cette bande dessinée pour y mettre tous les dialogues. Le problème est que parfois, on ne sait plus si on doit lire le phylactère au moment où on lit le strip du dessus ou du dessous. C'est un peu du détail, mais ça gêne régulièrement la fluidité de lecture. L'autre petit reproche que je ferai sur la forme à cette bande dessinée, c'est qu'elle a tendance à multiplier inutilement les astérisques. C'est souvent intéressant, car cela apporte une information sur les sources historiques ou le contexte de l'époque, mais il y aurait souvent eu moyen de caser l'information délivrée dans une ligne supplémentaire de dialogue. Sur le fond, à titre personnel, je n'aurais pas grand-chose à redire. Toutefois, il est probablement utile de préciser qu'on est face à une bande dessinée catholique adressée en priorité à un public catholique, les éditions Plein Vent semblant être spécialisées dans ce type de créneau qu'occupent également les Éditions du Triomphe (pas uniquement des oeuvres religieuses, donc, mais on perçoit bien leur ligne éditoriale). Rien de gravissime, ça ne signifie pas qu'un lecteur non catholique restera sur le carreau, mais il trouvera sans doute peu d'intérêt dans la plupart des dialogues, qui tournent essentiellement autour de la notion de sacrifice (d'holocauste, au sens religieux du terme, exactement), des persécutions de la Terreur envers l'Église, et de la fidélité à ses vœux religieux. La portée du récit va toutefois bien au-delà de son aspect religieux, et ce qui me saisit le plus à chaque fois, personnellement, c'est le courage et la force incroyables de ces seize femmes résistant à l'oppression révolutionnaire. Je suis toujours fasciné par cet esprit de douceur et d'humilité qu'elles opposèrent à la brutalité de ces hommes qui voulaient leur enlever leur liberté au nom de... la liberté, justement. On comprend que la vocation religieuse et le fait d'aller s'enfermer dans un cloître loin du monde puisse étonner voire choquer la conscience d'hommes non religieux. Mais il est odieux de penser qu'on ait pu vouloir interdire à des femmes ayant fait ce choix librement et sans contrainte de continuer à vivre comme elles l'entendaient. Alors imaginer qu'on ait pu aller jusqu'au meurtre, et les exécuter en place publique uniquement pour cette raison est quelque chose qui dépasse mon entendement. Encore une de ces innombrables contradictions de cette Révolution française, dont les actes furent rarement accordés au discours... Bref, on comprendra donc que mon attachement à cette bande dessinée porte probablement davantage au sujet dont elle traite qu'aux qualités intrinsèques de l'album. J'apprécie toutefois la rigueur historique dont font preuve les auteurs en plaçant le plus souvent possible dans la bouche de leurs personnages des dialogues qu'on sait authentiques et en citant leurs sources (l'épisode étant fort bien documenté, ce qui laisse peu de place au doute et à l'interprétation). Malgré ses défauts de narration, j'ai tout de même été particulièrement séduit par le dessin de Fabrizio Russo, qui est vraiment magnifique. On est habitué au style réaliste toujours un peu maladroit de ces bandes dessinées biographiques typiques des éditions catholiques comme le Triomphe ou Plein Vent, mais ici, Russo sait lui insuffler une âme supplémentaire, qui change beaucoup de choses. C'est très vivant, souvent trop coloré, mais on s'y croit. Et certains passages de la narration visuelle confinent à l'excellence. Mention spéciale à cette mise en parallèle de deux cases : l'une où la religieuse est allongée les bras en croix par terre le jour de ses voeux religieux (symbole de sa mort au monde pour renaître à la vie religieuse) et l'autre où elle est allongée la tête sous la guillotine... Magnifique. Voilà donc une lecture que je ne recommande pas à tout le monde, au vu de la portée religieuse de son sujet et de sa manière de le raconter, il est nécessaire d'avoir quelque appétence pour ce genre de récit. Pour ma part, j'ai tout de même ressenti la même émotion qu'à la lecture/vision de chacune des oeuvres traitant des carmélites de Compiègne, et je trouve toujours louable qu'on continue encore aujourd'hui à raconter l'histoire de ces femmes qui surent préserver leur foi et leur liberté jusque dans la mort. Les injustices terribles qu'elles ont subies leur méritent de ne pas sombrer dans l'oubli.
Revoir Comanche
Il a pris en photo des fantômes… - Ce tome contient une histoire complète, qui libère plus de saveurs pour le lecteur familier de la série Comanche, de Greg (Michel Regnier, 1931-1999) & Hermann (Hermann Huppen). Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Romain Renard, pour le scénario, les dessins, les nuances de gris, et les références musicales. Il comprend cent-quarante-huit pages de bande dessinée. En Californie, un cavalier fait avancer son cheval au pas, dans le bord de l’océan, sur une plage déserte. Une voiture emprunte la route sinueuse de la côte. En traversant une ville, la conductrice arrête son véhicule à la station-service Texaco. Elle pénètre dans la boutique et elle demande si les pompes sont ouvertes, tout en se massant délicatement son ventre bien arrondi. Le pompiste sort à l’extérieur pour lui faire le plein, alors que les deux clients se remettent au comptoir pour finir leur consommation. Tout en faisant le plein, le pompiste indique que c’est rare de voir des automobilistes étrangers par ici, et des dames dans son état. Elle explique qu’elle est ici pour le travail : elle cherche un certain Cole Hupp. Il lui demande si elle est de la famille, ou peut-être de la police. Elle explicite qu’elle cherche juste à le joindre pour son travail. À sa demande, elle sort une carte et il indique le chemin à suivre : faut descendre la route 1 le long de la côte, puis prendre l’embranchement à Tinder Cove, là il y a une petite route qui s’enfonce dans les bois, et la maison se trouve au bout du chemin. Arrivée sur place, Vivienne Bosch descend de voiture et demande à l‘homme en train de couper du bois si elle est bien chez monsieur Hupp, ou peut-être Red Dust. Vivienne Bosch se présente et elle explique qu’elle travaille pour la bibliothèque du Congrès. Elle est historienne, elle collecte les témoignages des dernières personnes vivantes ayant connu l’âge du Wild West. Elle aimerait l’interviewer, et tout en discutant elle sort une photographie d’un dossier, qu’elle laisse tomber à terre dans un faux mouvement. Elle le ramasse, alors que son interlocuteur lui dit qu’elle se trompe de bonhomme. Elle lui montre le cliché, il date de l’époque du ranch Triple 6. Il répond que ce n’est pas lui, et qu’elle ferait mieux de s’adresser directement aux gens qu’elle cherche plutôt que de venir le déranger. Avec un petit sourire en coin, elle lui demande s’il ne veut pas savoir ce qu’est devenue Comanche. Il la chasse de chez lui en la menaçant avec sa hache. Elle repart. Il rentre dans sa cabane, tout en se demandant pourquoi ils ne répondent pas au ranch. Derrière lui, le spectre d’un cowboy avec son arme à la main lui fait observer que c’est bizarre qu’ils ne répondent pas, et lui demande s’il y a des souvenirs qui remontent. Le lendemain, l’homme se rend en ville et entre dans la boutique Texaco pour demander un appel téléphonique au ranch Triple 6. Personne ne décroche à l’autre bout. Il demande alors un livre avec les horaires de train, et il commence à l’étudier. En ressortant, il tombe sur Vivienne Bosch en train de mettre sa valise dans son coffre. Il aide cette femme enceinte. Le titre promet de revoir Comanche, le personnage principal de la série du même nom, quinze tomes de 1972 à 2002, avec un scénario de Greg (avec Rodolphe pour la fin du tome 15), et des dessins d’Hermann (tomes 1 à 10), puis de Michel Rouge (tomes 11 à 15). En effet, le lecteur retrouve l’un des personnages principaux : Red Dust, qui a pris le nom de Cole Hupp et qui a vieilli puisque la présente histoire se déroule 1930 (comme en atteste une pierre tombale en page cent-onze). Avec l’impulsion de la bibliothécaire, il entreprend un voyage qui va le mener de la côte californienne au Wyoming, où se trouve le ranch Triple 6. Il sera question de Comanche (Verna Fremont), et aussi Clem Ryan, de Toby et de Tache-de-Lune, un de ces personnages jouant un rôle dans le récit. Le lecteur familier de la série reprend ainsi contact avec un des personnages principaux, et il lui tarde de retrouver les autres, de savoir ce qu’ils sont devenus. L’auteur a également pensé au lecteur néophyte : l’histoire se suffit à elle-même, y compris pour celui qui n’a jamais ouvert un tome de la série initiale ou qui n’en a jamais entendu parler. Le fil directeur s’avère d’une remarquable clarté : un voyage pour rallier le ranch Triple 6 où personne ne répond au téléphone. La jeune bibliothécaire enceinte essaye de faire œuvre de mémoire en recueillant des informations auprès d’une personne qui a vécu cette époque, alors que Cole Hupp / Red Dust est un vieil homme mutique et peu commode. La couverture promet un récit de vengeance ou de règlement de compte, avec usage d’armes à feu. La première planche impressionne d’entrée de jeu : une illustration en pleine page, avec une impression de photographie. Celle-ci provient de la texture de la plage, de la légère brume, de l’exactitude de la silhouette des arbres. Régulièrement, le lecteur jurerait que l’artiste s’est servi d’une photographie comme fond de sa case, ou même comme support de composition de tout un dessin : la forêt autour de la cabane avec la texture d’écorce des très hauts arbres, les voitures dans la grand rue, les poteaux télégraphiques, une carte routière, une vue aérienne de la route serpentant dans la vallée, un pistolet, des images d’un film du genre Western, la file ininterrompue de voitures sur une route (des paysans fuyant l’ouragan qui approche), le nuage de poussière soulevé par un cyclone, la très surprenante pièce transformée en musée dans le ranch Triple 6, etc. Dans le même temps, le lecteur voit bien que ces images à l’allure photographique s’intègrent trop parfaitement dans le récit pour n’être que le réemploi de clichés existants, et qu’il ne peut s’agir que de constructions graphiques fort sophistiquées. Le lecteur retrouve tout ce qui fait la spécificité de cet artiste, par exemple dans sa série Melvile (trois tomes et un hors-série, 2013-2022). L’artiste a choisi de faire ressortir les personnages par rapport aux décors, en les détourant d’un trait fin et simple, accentuant ainsi le contraste avec des arrière-plans évoquant régulièrement la photographie. Cela confère plus de vie aux personnages, tout en les rendant également plus fragiles, en particulier le vieil homme Red Dust, et la jeune femme enceinte. Le lecteur constate rapidement que le dessinateur tire parti du fait qu’il soit l’auteur complet de cette bande dessinée. Il peut ainsi moduler le ratio entre informations portées par les dialogues et informations portées exclusivement par les cases. Ainsi, il réalise quarante-deux pages totalement dépourvues de texte, laissant les images raconter l’histoire, instaurant des temps de silence entre les personnages perdus dans leurs pensées, dans leurs réminiscences. Le lecteur voit bien que Cole Hupp n’est pas très causant, et Vivienne Bosch se heurte à son caractère de solitaire. De son côté, le lecteur s’interroge sur ce à quoi ils peuvent penser chacun de leur côté durant ces longs trajets en voiture. Cette forme de narration a également pour effet de donner à voir le paysage, la manière dont il affecte les pensées des personnages, de ce qui vivent dans ces environnements. Le scénariste a choisi une construction de récit très simple et linéaire : le voyage de la Californie jusqu’au ranch Triple 6 dans le Wyoming. Les deux voyageurs sont amenés à s’arrêter de temps à autre : pour manger, pour faire le plein, pour faire face à une panne, pour aller saluer un ancien ami. Chaque arrêt permet de voir comment se comporte Red Dust : retrouvant la superbe de sa jeunesse devant deux jeunes hommes essayant de draguer Vivienne dans un bar, discutant du bon vieux temps avec un ancien du ranch Triple, assistant pour la première fois de sa vie à la projection d’un film (The big trail, 1930, La piste des géants, de Raoul Walsh, avec John Wayne), partageant le repas d’un couple de rednecks, découvrant qui se trouve au ranch Triple 6. Et bien sûr l’évolution de sa relation avec sa conductrice Vivienne Bosch au fur et à mesure des jours qui passent. Bien sûr, la perspective de l’enfant à naître s’oppose avec la vieillesse de Red Dust, une époque qui disparaît et qui doit laisser la place à une nouvelle génération. Le lecteur peut anticiper quelques-uns des thèmes qui vont être abordés : la nostalgie d’une époque révolue, une nouvelle ère qui n’a que faire de la précédente et de ses survivants devenus des reliques d’un autre temps, une partie de la mythologie de l’Ouest américain. Tout cela est bien présent, et bien plus encore, avec une sensibilité remarquable, dont l’auteur avait déjà fait preuve en s’associant avec la poétesse Kateri Lemmens pour Passer l’hiver (2022). Le passé est révolu et un Amérindien le constate avec violence alors qu’un photographe lui demande de revêtir sa tenue traditionnelle, et cet ancien du ranch Triple 6 éprouve la sensation que l’autre a pris en photo des fantômes. Red Dust le constate avec amertume : que ce soit les paysans abandonnant leur terre devenue stérile à force d’avoir été exploitées, ou les incendies qui ravagent la Californie, les ouragans qui ravagent le Wyoming, l’absence de bétail dans le ranch, etc. L’auteur va plus loin : lors de ce voyage, il est évoqué un pays ravagé par les catastrophes naturelles, une facette du rêve américain (le mythe de se faire tout seul, d’abord évoqué par Vivienne Bosch, puis par le propriétaire du ranch Triple 6), la réalité historique du Wild West (des hommes essayant de trouver des emplois rémunérés, des propriétaires terriens derrière leur bureau), la misère, et le cercle de la violence. Celle-ci est mise en scène et évoquée par la citation du verset quinze du livre L’Ecclésiaste : Ce qui a déjà été, et ce qui est à venir est déjà arrivé, et Dieu ramène ce qui est passé. D’une manière très délicate, l’auteur aborde également le regret associé à ce qui aurait pu être, ainsi que la souffrance engendrée par le manque de culture, par le biais d’un extrait d’un sonnet (CXLV-71) de Shakespeare, appris par cœur. Le dernier chapitre d’une série débutée dans les années 1970, par un autre auteur, dans un registre différent. L’auteur parvient à réaliser un récit qui parle aussi bien au lecteur de la série initiale Comanche, qu’à celui qui n’en a jamais entendu parler. La narration visuelle apparaît immédiatement très personnelle, mêlant apparences quasi photographiques et des détourages classiques avec un trait fin, faisant la part belle à une narration portée uniquement par les dessins. Ce voyage en voiture fait se côtoyer un vieil homme, ancien porte-flingue, et une jeune bibliothécaire, ramenant à la surface de vieux souvenirs, le constat du temps qui passe, d’une époque révolue, de regrets, de régions sinistrées, de l’importance vitale de la poésie. Inoubliable.
She Wasn't a Guy
Ce manga a été à l'origine publié sur internet par petits chapitres (bon, techniquement il est toujours sur la toile et est toujours en cours), et est rapidement devenu un véritable phénomène. Je suivais sa publication à l'origine sur le compte twitter de l'artiste et n'arrivais à comprendre que grâce à la générosité et le travail de traducteur-ice-s amateur-ice-s (un grand merci à toutes ces personnes, d'ailleurs). Alors quand j'ai vu que ce manga allait être publié dans nos vertes contrées l'année dernière, j'ai bondi sur l'occasion de me l'acheter. Bon, en vrai non, je ne l'ai pas acheté tout de suite, j'avais bien trop peur d'un petit phénomène auquel j'ai trop souvent fait face dans ma vie : les traductions hasardeuses. Pour une raison inconnue j'ai souvent constaté que les yuris ne recevaient pas les meilleurs soins au niveau de leurs traductions, et j'ai souvent fini avec des dialogues comiques qui sonnaient poussifs et des langages et expressions courants traduits dans un patois qui, sans aucune doute, avaient dû être écrit par un-e quadragénaire un peu coupée des us et coutumes du langage moderne (je parle dans ce cas précis de personnages censés être jeunes dans le texte). Fort heureusement, ici, mes peurs étaient infondées, la traduction est bonne. Le texte respecte bien les émotions, l'intensité de certaines scènes et le langage semble bien en accord avec ces jeunes lycéennes. Le tout fait vivant, c'est tout ce que j'attendais. Je parle de techniques et d'erreurs (ou plutôt d'absence d'erreur dans le cas présent), mais quid du récit ? Il est bon, là aussi. Au début, le sel de l'histoire est qu'Aya, jeune lycéenne populaire et extravertie, développe un crush sur le beau disquaire du magasin de musique qu'elle fréquente après les cours, sans savoir que ce beau gosse est en réalité sa voisine de classe, Mitsuki, jeune fille aux tendances malheureusement asociales. Sauf qu'en réalité ce quiproquo ne dure pas si longtemps que ça, le récit muant et se centrant davantage sur la relation de ces deux jeunes filles, devenant rapidement amies (même si Aya, ayant toujours le béguin, et même chaque jour davantage, aimerait sans doute quelque chose de plus) et se rejoignant malgré toutes leurs différences apparentes sur leur passion commune : le rock ! Eh oui, ici pas que du sentiment et de la romance, on nous parle aussi d'amour de la musique. Foo Fighters, Red Hot Chilli Peppers, Nirvana, ... L'auteur-ice se fait plaisir à parler de son genre musical préféré et l'engouement des personnages est contagieux. L'oncle de Mitsuki, tenant de la boutique de disque, est lui aussi un personnage assez touchant. La scène où lui et ses ami-e-s se revoient dans leur jeunesse en écoutant Aya et Mitsuki parler est très belle. Un mot également sur le dessin, très joli et marqué avec cette belle bichromie noire et verte. Le dessin de Sumiko Arai est très beau (et iel se permet plusieurs fois des gros plans, des poses et des compositions de cases assez chiadées) et je le trouve ici encore mieux travaillé que dans ses précédentes créations, mais c'est vraiment cette bichromie si identifiable qui marque la forme de cette œuvre. Vraiment une bonne série, chaudement recommandée de mon côté (et en plus la VF est bien !). Un succès amplement mérité selon moi.
Les Mémoires de la Shoah
Cette BD m’a bouleversée ! Le thème n’est pas facile et a été souvent exploité mais jamais sous cette sensibilité et cette pudeur. Les textes sont poignants et les dessins splendides. Le message de fin nous pousse à être vigilant et à ne plus minimiser et ignorer les faits qui se déroulent en ce moment même partout dans le monde, même en Occident.
Journal inquiet d'Istanbul
Volume 1 : Ersin Karabulut, figure emblématique de la bande dessinée turque, signe avec Journal inquiet d’Istanbul une autobiographie vibrante, où se mêlent talent graphique, récit poignant et critique sociale. Istanbul, ville qu’il dépeint avec amour et réalisme, devient un véritable personnage, avec ses ruelles animées, ses minarets omniprésents et ses contrastes saisissants entre tradition et modernité. Pas de doute, on y est ! Et pour ceux qui n 'y auraient jamais mis les pieds, c'est une excellente occasion de découvrir un pays finalement assez méconnu de ce côté-ci de l'Europe. Le premier volume pose les bases d’un récit intime et universel. Karabulut y raconte son enfance marquée par une passion précoce pour Tintin, Astérix, Popeye, Superman et les comics US, ses débuts difficiles liés à un environnement peu favorable, et ses premiers pas comme caricaturiste. À travers un style fluide et un humour candide, il expose les entraves rencontrées : un contexte familial exigeant, des contraintes financières, et la montée d’un climat politique plus conservateur sous l’influence des islamistes. Le quartier de Beyoglu, refuge des artistes, devient un symbole de liberté dans un parcours semé d’embûches. Sur le plan graphique, le trait dynamique de Karabulut, mêlant finesse de la ligne claire franco-belge et impact du comics indépendant américain, capte l’attention. La richesse de ses couleurs et son sens aigu de la mise en scène renforcent l’immersion dans ce récit sincère et attachant. Tome 2, 2007-2017 : La seconde partie, plus sombre, explore les années 2007-2017, marquées par l’ascension autoritaire de Recep Tayyip Erdogan et le recul des valeurs laïques d’Atatürk. Karabulut y décrit la répression croissante, l’intolérance religieuse et les menaces pesant sur les voix dissidentes, y compris les caricaturistes. Malgré cette atmosphère pesante, il partage également des moments de solidarité, notamment la création du magazine Uykusuz avec ses amis, un projet mêlant passion et débrouillardise. Des anecdotes lumineuses, comme sa visite au festival d’Angoulême, contrastent avec des épisodes douloureux, tels que l’impact des attentats contre Charlie Hebdo. Cette conjonction d’événements nourrit ses doutes quant à l’avenir de son métier et de son pays, mais aussi son désir de continuer à créer, malgré le poids des incertitudes. Au-delà de la qualité exceptionnelle de son dessin et de son écriture, on peut saluer l’humanité de Karabulut. Son œuvre, à la fois personnelle et politique, trouve un écho universel. Par son regard lucide et son ton empreint d’autodérision, il incarne un pont entre l’Orient et l’Occident, à l’instar de Riad Sattouf. "Journal inquiet d’Istanbul" est une œuvre coup de cœur, promettant de laisser une empreinte durable dans le paysage de la bande dessinée internationale. On attend la suite avec une sincère impatience. Et comme le dit très bien Canarde, vous allez entendre parler de lui, c'est certain ! Hasard du calendrier ou pas, notons que le volume 2 est paru le 3 janvier 2025, soit dix ans après le massacre à Charlie Hebdo, à trois jours près.