Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
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Ce tome contient un état des lieux de la vie de plusieurs Juifs, tel que perçues par l’auteur, après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour l’enquête, la construction narrative, les dessins, et la mise en couleur par teintes de gris à l’aquarelle. Il comprend 442 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de deux pages, écrite par l’auteur, et une page remerciements.
Incipit. L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le Musulman juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. - Sfar se rappelle où il était lors de l’attentat contre les tours jumelles : il venait d’acheter une télé tellement grosse que le vendeur lui avait dit qu’il n’y a que des Juifs et des Noirs qui lui achètent de si gros écrans. La télé était dans son bureau depuis quelques jours. Il se souvient d’être debout devant l’écran, téléphone filaire à la main, après l’impact sur la première tour. Ce moment où on ne savait pas qu’un second appareil allait s’écraser sur l’autre tour. Pendant les tueries de Charlie Hebdo, il était avec une amie. Ils ne parvenaient pas à se déshabiller car à chaque vêtement qu’ils dégrafaient, le téléphone sonnait pour annoncer la mort d’un autre artiste. Ils se sont rhabillés et ce fut une triste journée. Quand Mohamed Merah a tiré dans le crâne des enfants de l’école Ozar Hatorah, il était par hasard à Toulouse, il pensait trouver le calme. Mœbius venait de mourir. Il était à l’atelier le jour des tueries du Bataclan, dans la rue du Petit Cambodge. Par hasard, il a quitté le travail trente minutes avant le carnage. Sa voisine de palier n’a pas eu cette chance qui a trouvé un cadavre dans une mare de sang devant les parties communes, après quoi elle est restée prostrée soixante-douze heures. Et il était où le 7 octobre 2023 ? Il préparait son anniversaire. La vraie date est le 28 août mais personne n’est jamais à Paris à ce moment-là.
À l’occasion de son anniversaire, la compagne de Sfar lui demande s’il veut un bijou. Il lui répond que ça va finir par faire Mister T si elle continue à le couvrir de breloques. Il réfléchit, il repense à son père lui refusant d’avoir une étoile de David ou un Haï pour sa Bar Mitsva. Puis ils évoquent le film Exodus, avec Paul Newman disant Lehaïm, ou Tévié le laitier dans Le violon sur le toit. Sfar se met à chantonner Lehaïm et la chanson du film. Il ajoute qu’il veut bien un Haï. Pour lui, c’est aussi un symbole de vieux niçois, les darons le portaient quand il était gamin, bien gros. Il se dit qu’il peut choisir entre se comporter en séfarade ou en ashkénaze, car sa mère vient d’Ukraine et son père d’Algérie. Il a droit aux breloques. Ses amis se sont cotisés pour lui offrir ce porte-bonheur, pour ses 52 ans. En or, avec des diamants noirs. Louise l’a commandé à leur ami Yoguer. Il est arrivé un mois après la fête. Le 7 octobre, il était en train de le dessiner.
Après le 7 octobre 2023.
Le texte en quatrième de couverture annonce que l’auteur mène l’enquête, qu’il discute avec ses amis, convoque son père et son grand-père, cherche des réponses dans les livres et dans l’humour, qu’il se rend en Israël à la rencontre des Juifs et des Arabes, avec toujours la même question, obsédante : quel avenir pour les Juifs ? Il commence son récit par la sidération qui vient avec des actes terroristes relevant d’une barbarie inconcevable, et ses réactions à ce moment-là. Il évoque sa propre situation lors de la perpétration de ces horreurs défiant l’entendement. Puis il passe à sa soirée d’anniversaire différée du vingt-huit août au sept octobre, une centaine d’invités avec Enrico Macias et ses musiciens, Kamel Labbaci et ses amis. Vient ensuite une explication sur les mots Lehaïm, et le Haï, une réaction sur le déroulement de la marche du neuf octobre contre le terrorisme et pour la libération des otages, sur les précautions que prennent les familles juives en France en 2023. Etc. La narration visuelle évolue entre des cases sans bordure, et des illustrations accompagnées d’un texte plus ou moins copieux, un dessin en pleine page, une liste pour les précautions avec un petit dessin en en-tête. Etc.
En fonction de sa familiarité avec cet auteur dans ses œuvres de nature autobiographique, la série intitulée Les carnets de Joann Sfar, le lecteur est plus ou moins préparé à cette grande liberté de forme. Cela peut lui donner l’impression d’un flux de pensées jeté sur le papier au fil de l’eau. Dans la postface, l’auteur explique qu’il est obsédé par le journalisme et le travail d’histoire. Depuis 2002, il publie ses carnets autobiographiques en bandes dessinées et parfois l’un de ces livres prend des allures de reportage et dépasse l’intime. Il explique qu’il constitue un véhicule d’observation valide, qu’il relate des rencontres. Parfois il agrège les témoignages de plusieurs personnes dans un unique personnage. Il détaille que même s’il en a l’air, son ouvrage n’est pas un premier jet. Il a fait l’objet d’autant de relectures et de montage qu’un vrai roman. Pour lui, par sa partition exceptionnelle et le rapport qu’elle donne aux visages et aux lieux, la bande dessinée constitue le véhicule idéal pour cette matière. Celle-ci présente une unité de temps rigoureuse : il n’a rien fait d’autre depuis le 7 octobre. Ses dessins peuvent paraître amateur par endroit : des traits de contour mal assurés, des formes simplifiées ou naïves, des dessins qui semblent être mis les uns à la suite des autres comme ils viennent, un rapport fluctuant entre la dimension des images et la quantité de texte. Certes.
Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience de l’absence de redite dans ce long ouvrage de plus de quatre cents pages, et de la puissance des émotions qui le submergent régulièrement, l’impossibilité de rester impassible, ou pire indifférent, dans un mode purement analytique. L’auteur a atteint l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il cite dans la postface : Par ce matériau viscéral, un seul but, saisir le réel. Après tout, le lecteur peut venir à cet ouvrage avec ses propres a priori, ou plutôt ses propres connaissances et sa compréhension de la situation des Juifs en France, en Israël, dans le monde. Il s’attend à ce que l’auteur aborde un certain nombre de points de passage obligés : la montée de l’antisémitisme, l’histoire de l’état d’Israël, la condition de Palestinien, les morts des deux camps, la cohabitation entre Arabes et Juifs, la shoah, le nazisme, et pourquoi pas les conditions de la fin du conflit entre la Palestine et Israël. Toutefois, comme Sfar l’indique, ces thèmes sont abordés par le biais de rencontres, avec des personnalités, ou lors de discussion avec feu son père et feu son grand-père en reprenant ce qu’ils lui ont appris. Sfar échange aussi bien avec des personnalités comme Delphine Horvilleur (écrivaine et femme rabbin française), Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue français), Hisham Suleiman (acteur arabo-israélien, par exemple dans la série Fauda), qu’avec des personnes croisées dans la rue (une femme manifestant le neuf octobre), ou encore lors de son voyage en Israël. Il évoque également les réactions de médias, leur point de vue dans le traitement des sujets, ce qu’ils rapportent des faits antisémites (par exemple le harcèlement dans les écoles ou les universités), y compris la comparaison entre ce qui concerne les attaques sur Israël et celles sur la Palestine.
Le lecteur ne s’attend pas à une telle richesse dans les témoignages et les échanges. L’auteur indique clairement qu’il s’exprime avec un point de vue juif, et qu’il laisse les musulmans exprimer leur propre point de vue, qu’il ne souhaite en aucun parler en leur nom. Les rencontres se font avec des personnes de tout horizon : un jeune gosse de riches parents parlant sans savoir, sa vieille tante Saby, Hadar une enseignante en philosophie, un musulman qui prend un café au comptoir à côté de lui, Ingrid qui enseigne le journalisme en Israël, une goye qui l’aborde dans la rue, une amie juive qui travaille dans le cinéma, un chauffeur de taxi juif turc, des réfugiés dans un hôte à Tel-Aviv, Motty Reif un créateur de mode, un responsable de salle de spectacles, des acteurs, etc. Il évoque également les réactions et les commentaires de quelques personnalités en France ou à l’international (parfois ahurissantes comme celles d’Isabelle Adjani, de Dominique de Villepin, de Greta Thunberg), les silences assourdissants, ainsi que les témoignages des sauveteurs de tout horizon intervenant après l’attaque du Hamas. Même aguerri ou bien informé, le lecteur ne peut pas être préparé à ces témoignages : la description des atrocités sans nom commises, ce que les sauveteurs ont découvert, la communication qu’ont pu faire les terroristes auprès des familles de victimes. Une lecture aussi dure que nécessaire qui dit la haine contre les Juifs. Il a le cœur serré en découvrant le protocole qui préside à l’accueil des enfants libérés par les terroristes.
L’auteur s’attache également à remettre l’attaque du Hamas dans une perspective historique, en évoquant des personnalités de divers horizons comme Israel Yaakov Kligler (1888-1944, éradication de la malaria en Palestine), Romain Gary, Arthur Koestler, Mohammed Amin al-Husseini, Yasser Arafat, Zuheir Mohsen, Bat Ye'or, Albert Cohen, Stefan Zweig, Frank Zappa. Il revient sur l’origine et l’évolution du sens du mot Palestinien au fil des décennies. Lors de son voyage en Israël, les personnes qu’il rencontre témoignent de la réalité de la coexistence entre juifs et arabes dans le pays. Il est également question des soldats israéliens, du quotidien Haaretz, de ce qui fait un peuple, de la question de qui prend soin des aidants, de la nécessité d’exprimer l’indicible (par exemple par la danse), de la mémoire familiale de chaque Israéliens dons laquelle se trouvent des morts, des sens à donner à l’affreuse phrase de Sartre disant que l’antisémitisme qui fait le Juif, de l’instrumentalisation de chaque déclaration. Les discussions avec son père et son grand-père sur la base de ses souvenirs apportent un témoignage de première main de ces deux générations précédentes. Au vu du constat dressé, une autre question revient régulièrement : où les Juifs peuvent-ils se sentir en sécurité de par le monde ?
Une bande dessinée pour parler de la place des Juifs dans le monde, en France, après les actes terroristes du sept octobre 2023 ? Joann Sfar le dit en cours de récit : il n’a pas d’autres armes que les livres et il sait leur impact dérisoire. Mais il n’a rien d’autre. Il raconte sa perception de la situation, au travers de sa culture, de ses connaissances sur le sujet, de ses rencontres avec ses amis avec des inconnus.la bande dessinée permet d’insuffler de la vie dans chaque individu, de rendre compte des émotions, tout en nourrissant son enquête avec des faits historiques vérifiés et quelques chiffres corroborés. Quelles que soient ses convictions, le lecteur voit sa compréhension du sujet enrichie, étoffée, ayant ressenti de l’intérieur l’état d’esprit des nombreuses personnes rencontrées. L’auteur a atteint son objectif. Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
Fidèle à son sacerdoce, consistant à réintégrer la tradition littéraire « fantastique » européenne dans la pop-culture mondiale, Serge Lehman a mis en lumière une mouvance marginale dans l’art du XIXe siècle, celle de la peinture symboliste et ésotérique. Pour ce faire, il s’est centré plus particulièrement sur Odilon Redon, artiste tourmenté et décalé qui eut sa période noire, où il représentait des chimères cauchemardesques, avant de s’orienter vers des thèmes plus sobres, plus lumineux. Partant de là, Lehman, scénariste érudit à l’imagination féconde, va tisser un univers fictif et original en évoquant des courriers imaginaires du grand Jean Cocteau, des œuvres disparues, des artistes obscurs ou inventés tel ce Ferdinand Krebs, auteur supposé de la fresque dans la chambre d’une des protagonistes, Neige Agopian.
Et si Serge Lehman se réfère à Cocteau, ce n’est pas totalement par hasard, puisqu’avec « Les Navigateurs », il reprend le credo de l’artiste de mêler le rêve à la réalité. Par la découverte d’une fresque dissimulée sous un vieux papier peint, va naître, comme si une porte avait été ouverte sur l’inconnu, une aventure étrange, entraînant les protagonistes vers une dimension onirique parallèle à la réalité plus familière.
Particulièrement bien ficelé et d’une originalité rare, ce récit nous entraîne en région parisienne, où trois potes d’enfance vont mener leur propre enquête pour retrouver leur amie Neige revenue récemment de l’étranger, celle-ci ayant disparu corps et biens dans la maison familiale où elle venait de s’installer, de façon très mystérieuse. La psychologie des personnages, principaux comme secondaires, est très bien dessinée, et c’est le point fort de cet auteur. Il y a d’abord Max Faubert, écrivain technophobe amoureux de la poésie, rédac-chef d’une petite maison d’édition héritée par Sébastien, fils à papa stylé et faux snob très cultivé, aux opinions bien tranchées. Vivant sa vie un peu à l’écart, Arthur est le rebelle du trio, l’aventurier un brin asocial qui a fait les 400 coups depuis l’enfance, doté d’une prothèse de tibia qui lui donne de faux airs de pirate. Celui-ci, vivant toujours avec ses deux tantes, console sans modération ses douleurs diverses avec l’alcool ou l’herbe. Quant à Max, cette aventure lui permettra-t-elle d’exorciser des traumatismes très enfouis, qui s’accrochent à sa psyché comme le sparadrap qu’il porte sur sa joue ?
Tout au long de ces captivantes 200 pages, les indices vont s’accumuler pour reconstituer peu à peu toutes les pièces d’un puzzle incroyable, jusqu’à ce point de bascule vers une dimension parallèle aux accents oniriques, où une étonnante poésie horrifique échappe à tous les repères temporels, une poésie magnifiée par l’excellent dessin de Caneva. Et comme le suggère le titre, « Les Navigateurs » ont à voir avec le monde de la mer, d’une portée symbolique très riche qui part des mythes ancestraux jusqu’à Freud, pour qui elle représente l’inconscient du rêveur dans son immensité, ce que Lehman va exploiter abondamment ici. Ce fameux « monde de la vieille mer » décrit dans le livre s’appuie sur les recherches hydrologiques du XIXe siècle de l’ingénieur Belgrand, qui avait découvert que le Bassin parisien était complètement submergé par les eaux à la préhistoire, que Montmartre était une île et Montreuil une ville côtière… N’était-ce pas le sujet rêvé pour l’amateur de mythes et de mystères qu’est Serge Lehman ? Ainsi, comme on le verra, cette aventure vers une réalité maritime alternative donnera à Max l’opportunité de laver son âme blessée…
Stéphane de Caneva, qui en est à sa troisième collaboration avec Serge Lehman, nous livre un dessin maîtrisé qui évoquerait les comics US, mais dans un style écartant la violence souvent inhérente au genre. Il y adjoint une jolie touche poétique qui atteint son summum dans la dernière phase de l’histoire, avec une étonnante variation graphique pour signifier le basculement dans une dimension parallèle.
Véritable invitation au rêve, qui plus est bénéficiant d’une édition soignée pour mettre en valeur la très belle couverture, « Les Navigateurs » s’impose comme une des meilleures aventures fantastiques de l’année, avec en filigrane une quête initiatique plus psychologique sur la façon d’échapper à des traumatismes culpabilisants. Par une documentation poussée qui sert de socle à son imaginaire foisonnant, Serge Lehman parvient à réenchanter un pays qui en a bien besoin (le nôtre !), faisant que ses citoyens n’en finissent pas d’être désabusés par l’absence de perspectives politiques. Depuis le début, Lehman s’inscrit en passeur — moderniste et non nostalgique — d’une tradition littéraire fantastique délaissée en France et en Europe, souvent au profit des productions américaines ou japonaises. Et ça, c’est extrêmement précieux.
S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. L’essentiel.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication originale date de 2022. Il a été réalisé par Laurent Bonneau pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte cent-dix pages de bande dessinée.
Laurent conduit sa voiture sur une route de basse montagne avec les bas-côtés enneigés. Un panneau indique un virage un peu serré à gauche. Les glissières succèdent aux fossés sans protection. Un peu de verdure sur les côtés par moment. Un ciel entre gris et blanc, laissant parfois entrevoir un petit morceau de bleu. En son for intérieur, son flux de pensée se déroule. Il voit la route. Il sent le froid. Il respire profondément l’air glacé et il plonge dans ses songes que son dessin prolonge. Le paysage zigzague comme ses pensées. On s’enfonce dans la montagne. Recouverte par la neige, la surface de la terre s’aplanit. On continue d’avancer. Ici la lumière semble jaillir d’ailleurs. Les roches archaïques. Les arbres séculaires. Il écoute le bruit du silence qui craquèle sur cette neige immaculée. Il tente d’esquisser le profil de sa compagne. Elle est là. Elle respire. Ses soupirs l’inspirent. Il voudrait suivre le bruit de ses syllabes intimes à elle au milieu du silence extérieur. On voudrait souvent entrer en l’autre, savoir ce qu’il pense, ce qu’il veut. Âme, esprit, corps, quoi encore ? Il la dessine dans un mouvement de cœur. Trouver les mots pour parler d’elle, son aimée. On progresse dans cette nature que la neige, étonnamment, semble dissimuler. Un frémissement. Comme lorsqu’elle se penche derrière lui, ses lèvres sur son cou. Il la dessine. Il l’écrit. Il essaie, à sa manière, d’essuyer sur la buée des verres de ses pensées. Ça l’aide à la regarder et découvrir une autre figure enfouie en elle : celle, peut-être, de la première fois. La voilà arrivée. Cette vieille maison dans la nature. Il aime lorsque le paysage ne s’arrête plus. Il ne sent plus enfermé. Elle avance. Il sent un chemin se dessiner sous ses pas à elle dans l’immense lumière naissante.
Laurent est arrivé à la maison : il regarde sa compagne. Il se dit qu’il avance près d’elle, bien incapable aujourd’hui d’imaginer la vie sans sa présence auprès de lui. Un autre jour, un autre trajet en voiture sous un ciel grisâtre : Laurent se rend au centre pénitentiaire pour animer un atelier de bande dessinée. À nouveau les pensées coulent en flux dans son esprit : il se questionne sur les raisons d’entreprendre ce projet de bande dessinée. Pourquoi encore écrire et dessiner sur l’amour en plus de le vivre ? Serait-ce parce qu’une fois devenus parents, la source initiale de la famille qu’est le couple voit ses repères changer complètement ? Serait-ce une manière pour lui de prendre du recul sur ce nouvel équilibre ? Il arrête sa voiture, il éteint son téléphone et il range ses interrogations dans la boîte à gants. Là où il va tout moyen de communication autre que la parole physique est interdit. Il est amené à voir un autre monde. Un monde que l’on tient caché.
Rien que la couverture permet de savoir que cette bande dessinée adopte une approche particulière de la narration en accolant ainsi l’image d’un très gros plan sur le visage d’une femme (sans qu’il soit possible de déterminer ce qu’est l’arrière-plan) et en-dessous un mur rehaussé de barbelés, à l’évidence un mur d’enceinte soit d’un endroit à l’accès bien gardé, soit d’un endroit servant à enfermer. Le lecteur commence le premier chapitre : pas de numéro en bas de page, pas de phylactères ni de cartouches, juste un monologue intérieur et un homme qui conduit. Ce premier chapitre dure treize pages dont les onze premières sont structurées à l’identique : deux cases de la largeur de la page et un court texte entre les deux. Les deux dernières pages accueillent un dessin en double page. Sur ces vingt-trois illustrations, douze sont consacrées au paysage qui défile, ou plutôt la vision qu’en a le conducteur. Trois cases permettent de voir le buste du conducteur. Le reste correspond à ce qu’il voit en vue subjective, une fois arrivé chez lui. Les choix de technique de représentation apparaissent également assez particuliers : des contours pas tout à fait assurés, parfois avec un trait fin, parfois avec un trait plus épais, des traces de couleurs comme du crayon de couleur étalé par frottement avec un papier sur la planche, venant apporter l’impression de couleur naturelle à la surface sur laquelle elles sont appliquées, plus comme une impression, voire une sensation, que de manière naturaliste. Quant à lui, le texte évoque le sentiment amoureux de Laurent pour sa compagne, comment il appréhende cet amour.
Pour autant, pas de doute, il s’agit bien d’une bande dessinée : narration séquentielle & interaction entre le texte et les images, tout en étant assez éloignée d’une forme traditionnelle. Le récit est construit en dix chapitres, généralement séparés par une page blanche, entre sept et quinze pages chacun, avec une exception pour le septième composé d’un court texte sur fond blanc en une page. Le fil directeur de cet ouvrage correspond au flux de pensée du narrateur, que le lecteur a tôt fait d’assimiler à l’auteur lui-même. Tout commence avec un retour à la maison, un retour vers l’être aimé, qui aboutit au constat que Laurent est incapable d’imaginer la vie sans elle. Il ne s’agit pas d’une figure de style, mais bien d’une déclaration à prendre au premier degré : ce créateur ne dispose pas d’assez d’imagination pour pouvoir se figurer cette configuration. Ce constat l’amène à mettre en scène l’amour qu’il porte à sa compagne au travers d’abord de ce retour au foyer, puis dans une tentative de scène de dialogue au chapitre trois : de très belles images où il la suit dans la maison jusqu’à l’extérieur. Puis dans le chapitre cinq, au cours duquel il la suit et la dessine de dos alors qu’elle traverse une pelouse va se baigner nue dans un cours d’eau, une ode à la liberté et à la nature, en contraste total avec le chapitre précédent. Enfin dans le dernier chapitre où une autre déambulation le ramène à la suivre, toujours représentée de dos, réfléchissant à la notion de liberté, et à l’essentiel (dans la vie) : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. Le lecteur partage à la fois l’intimité des pensées très personnelles de l’auteur, et à la fois ressent des émotions universelles.
Du coup, il perçoit comme un contrepoint les autres chapitres (deux, quatre et six), comme construits pour obtenir un contraste maximal. Le bédéiste intervient dans un centre de détention pour un atelier avec les prisonniers qui s’y sont inscrits. L’ambiance change radicalement, ne serait-ce qu’en passant de couleurs chaudes à une morne grisaille bien plombée. Le décor lui-même se fait plus dur : tout en lignes droites bien tracées, des formes géométriques stériles et inhospitalières. Laurent se fait la réflexion que lui entre de son plein gré dans cette prison, alors que les individus qu’il va voir ne peuvent pas sortir. Il observe les effets de la privation de liberté sur eux : la promiscuité, le silence de ce fait impossible. Il sait qu’il ne fera connaissance avec eux que superficiellement, qu’il ne pourra percevoir que ce qu’ils accepteront de lui montrer. Il est frappé par la récurrence du thème des valeurs morales, tout en en percevant la relativité. Il se pose plusieurs questions, tout en ressentant fortement la souffrance incarnée dans les fils de fer barbelés. Dans le chapitre six, la grisaille au reflet d’acier met en avant le motif des barreaux : des espaces délimités, finis, et la réflexion d’un détenu sur les effets les plus dévastateurs, à savoir être renié ou même simplement jugé par sa famille. Le chapitre huit fait coexister des images de paysages magnifiques entre figuratif et conceptuel, avec l’aboutissement de la réflexion sur l’emprisonnement, le contraste entre monde clos et horizon ouvert, entre solitude choisie dans la nature et l’absence imposée de regard de l’autre sur soi.
Le lecteur arrive au chapitre neuf, totalement sous le charme de cette réflexion déambulatoire, un flux de pensées entre ressentis et réflexions, constats et émotions, une expression très personnelle d’une rare honnêteté, transcrivant une façon de voir le monde, à la fois par la manière de le représenter en images porteuses de la sensibilité de l’artiste, à la fois par ce que ses pensées disent de sa manière d’appréhender sa relation amoureuse, ainsi que sa capacité d’empathie à percevoir le ressenti de privation de liberté des détenus. L’avant-dernier chapitre prend le lecteur au dépourvu, en relatant un accident domestique horrible, générant une culpabilité quasi insurmontable chez l’auteur. Le caractère tout relatif de la liberté apparaît alors mis à nu, ainsi que la nature de l’essentiel. Le point de vue de Laurent sur le monde s’en trouve changé, encore moins égocentré, par la prise de conscience de ce qui est essentiel pour lui. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut alors percevoir la construction littéraire de l’ouvrage, bien plus qu’un simple vagabondage de pensées, ou d’une alternance de contraste entre vie personnelle libre et vie carcérale. Pour autant, la narration conserve son goût spontané et franc, honnête et venant du cœur. Ainsi la conclusion présente une force peu commune, entre la critique sur l’hypocrisie des hauts responsables toujours plus médiocres et la profession de foi sur l’essentiel : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté.
Un coup d’œil superficiel donne l’impression d’une bande dessinée d’art et d’essai, avec des dessins à l’allure empruntée et un flux de pensée égocentré. La lecture génère une impression bien différente : une vision personnelle au travers des images, et un ressenti plein d’humanité et de gratitude envers la richesse de sa vie grâce à sa compagne et la conscience de sa liberté par comparaison avec des détenus. Avec cette narration personnelle, Laurent partage des facettes intimes de son expérience de vie, et le cheminement vers ses convictions profondes.
J’étais curieux de voir Gatignol seul à la barre après la très étonnante série Petit.
Le dessin était plutôt engageant, sinon carrément séduisant. De fait, le ramage est à l’image de son plumage. En tout cas moi, je suis tombé sous le charme de cette histoire, qui devra certes se trouver confirmée par la suite.
Mais à en juger par ce seul premier volume, on tient là une petite pépite. Graphiquement, c’est splendide, mais je ne m’étendrai pas sur le sujet car celzéceux qui connaissent Petit seront convaincus : trait fin, précis, expressif. Sur Wilder Man, l’usage de la couleur apporte tout le dynamisme qui sied à cette folle aventure. Comme pour Furieuse de Monde et Burniat, on a affaire à un truc totalement déjanté qui déboule à cent à l’heure. En outre, comme pour la BD précitée, la recette est peu ou prou la même : Gatignol fait une grosse salade avec plein d’ingrédients épars puisés dans la culture populaire. Un peu de conte traditionnel avec Le Petit Chaperon rouge, Baba Yaga, La Pomme d’Or… Du manga avec des références à Dragonball ou Pokemon. Un peu de loup-garou aussi, sans oublier un brin de références historiques (l'Inquisition, les Templiers)…
Bref ! A ce stade, on pourrait légitimement se dire qu'il y a risque d'indigestion, voire de surcharge cognitive, à l’image du personnage de Patoune qui se retrouve complètement amorphe à force d’avoir ingéré une telle quantité de nourriture. Mais bien au contraire, cette surenchère galvanise le lecteur et s'accorde parfaitement avec le caractère explosif de ce début de série. Et quand arrive la fin de ce premier tome, sa curiosité est piquée au vif.
Pour moi, ce seul premier tome est une promesse totalement jouissive, et pour peu, j'en serais presque le premier surpris. Mais je dois bien le reconnaitre, j'ai enquillé la lecture comme un mort de faim. Oui, c'est jouissif, c'est vraiment le mot. Et prometteur aussi !
Vous avez le Sans contact ?
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2023. Il a été réalisé par André Derainne pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-six pages de bande dessinée. Cet auteur a également réalisé Un orage par jour paru en 2021.
À l’aéroport Charles de Gaulle, les avions sont bien alignés, connectés chacun à leur passerelle, attendant les passagers. Une jeune femme parcourt une circulation dans la file de nombreuses personnes anonymes, l’esprit préoccupé. Les fourmis qui grimpent le long de ses jambes l’empêchent de marcher. Elle aimerait qu’elles s’en aillent. Elle aimerait accélérer le pas, répondre au téléphone qui vibre dans son sac, et aller aux toilettes. Pas nécessairement dans cet ordre. Ainsi troublée, elle éprouve l’impression de se déplacer dans une autre direction que le flux de passagers dont elle fait partie. C’est comme si elle est en décalage par rapport au flux bien ordonné, comme si les autres êtres humains se déplacent à dans un espace-temps qui n’est pas le sien. Elle s’extirpe de ce mouvement pour passer aux toilettes, puis se laver les mains, les passer dans un sèche-mains électrique à flux d’air. En sortant, elle active ses oreillettes sans fil et elle appelle son ami. Celui-ci lui l’informe que le jardin a un peu perdu de son charme, en espérant qu’elle n’est pas trop déçue : des sangliers ont mangé toutes les iris. La jeune femme répond qu’on dirait que les sangliers attendaient qu’elle s’en aille. Elle continue : il faudrait construire des barrières, inventer des pièges, elle ne se sait pas. Elle s’interroge : Pourquoi viennent-ils chez eux ? Le potager des voisins est très bien. Son compagnon indique que ce n’est pas tout : il a vu des petits aussi, il y en a sept. La jeune femme éprouve des difficultés à y croire : Sept marcassins, c’est une blague ? Elle se lamente sur son pauvre jardin.
Tout en discutant, elle a continué à marcher dans les couloirs sans fin, avec des individus qui passent autour d’elle, dans le même sens ou en sens contraire. Parmi eux, un père avec sa fille assise sur la valise à roulettes, une famille de trois personnes avec le jeune enfant tenant la main de ses parents de chaque côté. Elle s’arrête devant un panneau indicateur dont les logos signalent que les avions se trouvent vers la droite et les bagages vers la gauche. Elle se dit pour elle-même que ça se tente : à elle la France ! Elle change donc de destination et elle rappelle son compagnon. Chemin faisant d’un bon pas, elle lui fait observer qu’il a une drôle de voix depuis tout à l’heure… Il explique qu’il est resté au lit toute la journée, c’est pour ça. Elle le rassure en lui disant que ça passe vite six mois, et puis il viendra la voir. Il la détrompe : Ce n’est pas ça, lorsqu’il s’est levé, il a été pris de vertige, et depuis il a mal au ventre. Il trouve que le soleil est méchant en ce moment. Elle trouve ça inquiétant, il devrait peut-être appeler quelqu’un. Il la rassure : si demain il ne va pas mieux, il annulera le shooting et il prendra rendez-vous chez le médecin.
Mais qu’est-ce que c’est que ça ? De prime abord, ce n’est pas bien compliqué : une jeune femme qui est entre deux avions dans les couloirs impersonnels de l’aéroport Charles de Gaulle. Elle discute avec son compagnon, se promène dans cet environnement si particulier, saisissant une occasion de sortir pour humer l’air de Paris, pour s’échapper de ce lieu de transit, pour pénétrer dans un endroit identifié, un lieu avec de la personnalité. La narration visuelle repose sur des dessins aux formes simples, voire simplistes, colorées, avec des fonds de case régulièrement d’une couleur unie, et un jeu sur le positionnement des personnages, en particulier les anonymes qui se trouvent en décalage par rapport à la jeune femme, pouvant marcher aussi bien un ou deux mètres sur le côté, ou même à la verticale le long d’une bordure de case, voire dans ses cheveux en étant représentés comme minuscule. Le lecteur se rend compte que cette histoire prend fin au milieu de l’ouvrage : la seconde partie s’attache à suivre une autre jeune femme, pas nommée non plus, également en transit dans un aéroport, probablement le même. Celle-ci part d’une chambre d’hôtel, se rend à l’aéroport, et y constate que son avion est retardé de trois heures, un temps qu’elle va essayer d’occuper. Elle converse également avec un interlocuteur. Cette fois-ci, ce ne sont pas les autres passagers en transit ou en attente qui forment son environnement, mais les différents lieux de l’aéroport.
La couverture annonce explicitement les partis pris visuels de la narration : un avion représenté de manière très simplifié, une quantité de points lumineux composant une figure géométrique abstraite, tout en évoquant la complexité de la signalétique lumineuse des pistes de décollage et d’atterrissage. En effet, chacune des deux femmes est représentée de manière simple et douce : des traits de contour délicats pour la forme de leur silhouette, la seconde semblant un peu plus longiligne que la première. Les traits de visage se limitent aux yeux et sourcils, nez et lèvres, sans modelé du visage, sans ride ou grain de peau. Les chevelures sont différentes : une teinte blonde avec des reflets de gris pour la première, des cheveux noirs de jais pour la seconde. Les autres êtres humains de passage commencent par de simples silhouettes de profil avec des tenues vestimentaires différenciées, des coupes de cheveux particulières. Puis les individus marchent en parallèle de la protagoniste, éloignés de plusieurs mètres, représentés comme plaqués sur le mur, mélangeant la perspective du dessin, et la distance dans l’esprit de la jeune femme. Une poignée d’individus passent plus près d’elle et disposent de traits de visage a minima comme elle, et il en va également de même pour ceux qui croisent la deuxième protagoniste. Le lecteur ressent cette distanciation comme étant la perception et le ressenti qu’en ont l’une et l’autre.
L’autre aspect singulier de la narration visuelle apparaît également dès la première page. Celle-ci contient deux cases de la largeur de la page, et celle du dessous constitue un fond uniformément gris traversé par un tube vert en coupe, avec une petite pente dans le premier quart, puis plat, emprunté par les voyageurs, une passerelle aéroportuaire fermée, déjà de couleur verte dans la première case. Cette représentation tient à la fois de l’épure simplifiée, du schéma basique, tirant vers le pictogramme ou l’idéogramme des panneaux de signalisation et de direction. L’artiste joue également avec des associations visuelles : par exemple le reflet du disque solaire sur un mur est similaire à celui des plafonniers dans certains couloirs. Par la suite ce disque jaune peut apparaître dans une case, dissocié de tout contexte rappelant aussi bien l’un que l’autre. Devant un ascenseur, le signal lumineux indiquant une cabine arrivant à la montée devient assez flou pour être identique à l’une des balises lumineuses sur la piste. Dans la seconde partie, cette similitude visuelle fait se rapprocher les étoiles dans le ciel des points d’éclairage diffus dans certains couloirs. Cela induit, chez le lecteur, un automatisme d’association conscient ou inconscient entre différents éléments hétérogènes dont l’apparence de la représentation devient très proche.
Dans la seconde partie, l’artiste se focalise plus sur la transformation des lieux, par simplification, par rapprochement, ou encore par paréidolie. Page trente-quatre un avion part ; page trente-cinq un avion arrive. Dans les deux pages suivantes, des cases disposées en trois bandes de deux, des cases noires avec des taches de couleur et une mince ligne continue de couleur, ou discontinue en pointillés irréguliers. Le contexte permet de comprendre qu’il s’agit de l’impression visuelle des pistes de décollage la nuit. Pour les deux pages suivantes, même disposition de cases et des points blancs, d’abord un seul sur la troisième case, puis de plus en plus : il neige, sans aucun texte ou mot. En soi, rien de d’extraordinaire, à ceci près que cela installe ces motifs visuels dans l’esprit du lecteur qui va immédiatement les identifier par la suite, même si le contexte ou l’objet est différent, comprenant que ce motif est également rémanent dans l’esprit de la jeune femme, provoquant des associations d’idées ou de sensations par automatisme. Elle n’arrive pas à dormir et va déambuler dans les allées, vestibules et halls, où elle ne croise que quelques rares êtres humains. L’artiste isole un élément de décor ou un autre sur un fond vide, créant ainsi une sensation de détachement, d’irréalité, de perte de sens pour ces morceaux isolés de leur contexte.
L’intrigue passe au second plan dans l’esprit du lecteur captivé par l’expérience visuelle, quasiment hypnotique. Pour autant, la première femme découvre qu’elle a quelque chose à dire à son compagnon, et la seconde se retrouve coupée de tout contact et se parle à elle-même. L’une et l’autre font l’expérience de cette coupure du monde normal, dans cet endroit dont la seule fonction est de passer d’un avion à un autre, et d’attendre. La narration visuelle donne à voir la déréalisation que les lieux provoquent en ces deux êtres humains, l’impersonnalité et l’impermanence, deux forces destructurantes annihilant l’intime et la continuité. Dans un premier temps, il semble au lecteur que le seul point commun entre les deux parties soient les lieux. Après coup, il compare ce qui s’est opéré en chacune des deux femmes. La première a appris une information très personnelle dans ces lieux impersonnels, ce qui a changé sa vie de manière significative. La seconde est arrivée en état d’agitation irrépressible et l’étrangeté irréelle de l’aéroport en période nocturne a eu un effet inattendu sur elle. L’une et l’autre se sont adaptées chacune à leur manière à ce lieu de passage, leur propre situation les amenant à un comportement différent.
Une bande dessinée singulière. Par son intrigue très simple et très linéaire, scindée en deux parties dont le seul point commun est l’aéroport et le fait qu’il s’agisse de deux femmes. Par sa narration visuelle : des effets impressionnistes et expressionnistes, des éléments abstraits, des structures conceptuelles, vingt-et-une pages silencieuses, des pictogrammes, autant de composants qui participent à la fois à la déréalisation et à une expérience sensorielle extraordinaire. Un voyage singulier.
Le merci à Calcal se confirme. J'avais manqué l'avis de Noir Desir mais vu celui de Calcal, très justement mis en avis de la semaine. Heureusement que BDTheque existe, je serais passé à côté.
Les planches visibles ici m'avaient intrigué, si en plus le scénario suit... Et c'est le cas. C’est dense, bien ficelé, et visuellement saisissant. On suit Marv, ancien inventeur qui a tout perdu, relégué à un boulot de livreur dans une société dystopique où la frontière entre les nantis et les déclassés semble infranchissable. La mission paraît simple : remettre une lettre à Olympe, épouse du tout-puissant Carlus Traitruss. Mais ce qui devait être un simple aller-retour se transforme en un parcours du combattant dans une usine labyrinthique où chaque détour amène dans un nouvel environnement kafkaïen.
Dalin signe tout – scénario, dessin et couleurs, et ca aussi c'est impressionnant. Ce qui frappe en premier, c’est la mise en page, à la fois créative et exigeante. On est parfois un peu perdu, surtout au début : les doubles pages qui s’étirent sur plusieurs temps différents surprennent, mais ce n’est clairement pas de l’innovation pour l’innovation. Il y a du sens derrière ces choix. Chaque composition participe à l’atmosphère de cet univers mécanique et oppressant, un peu à la Horologiom. Certaines pages sont de vraies claques graphiques par la précision des détails, la créativité de l'univers et la richesse de la palette de couleurs.
Le scénario tient la route, ce qui est loin d’être toujours le cas dans ce genre d’univers visuellement ambitieux. Ici, l’histoire avance avec des révélations progressives, un mystère bien dosé et des personnages qui prennent corps. Les dialogues sont ciselés, et les non-dits entre Marv et Olympe donnent une profondeur inattendue à cette intrigue qui pourrait sembler classique sur le papier. L’usine devient presque un personnage à part entière, écrasante, hostile, et symbolique de toutes les barrières sociales que Marv n’a jamais réussi à franchir.
Jean Dalin livre une œuvre qui mélange réflexion sociale, créativité graphique et un récit prenant. L’ambiance, les surprises et cette façon de jouer avec la narration créent quelque chose de nouveau et solide à la fois. Je commence par un 4/5 en attendant le 2e tome, compliqué de dire qu'une oeuvre est culte avant d'en avoir lu l'intégrale. Bravo M. Dalin et encore merci aux précédents aviseurs.
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Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des Juifs
Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel. - Ce tome contient un état des lieux de la vie de plusieurs Juifs, tel que perçues par l’auteur, après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour l’enquête, la construction narrative, les dessins, et la mise en couleur par teintes de gris à l’aquarelle. Il comprend 442 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de deux pages, écrite par l’auteur, et une page remerciements. Incipit. L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le Musulman juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. - Sfar se rappelle où il était lors de l’attentat contre les tours jumelles : il venait d’acheter une télé tellement grosse que le vendeur lui avait dit qu’il n’y a que des Juifs et des Noirs qui lui achètent de si gros écrans. La télé était dans son bureau depuis quelques jours. Il se souvient d’être debout devant l’écran, téléphone filaire à la main, après l’impact sur la première tour. Ce moment où on ne savait pas qu’un second appareil allait s’écraser sur l’autre tour. Pendant les tueries de Charlie Hebdo, il était avec une amie. Ils ne parvenaient pas à se déshabiller car à chaque vêtement qu’ils dégrafaient, le téléphone sonnait pour annoncer la mort d’un autre artiste. Ils se sont rhabillés et ce fut une triste journée. Quand Mohamed Merah a tiré dans le crâne des enfants de l’école Ozar Hatorah, il était par hasard à Toulouse, il pensait trouver le calme. Mœbius venait de mourir. Il était à l’atelier le jour des tueries du Bataclan, dans la rue du Petit Cambodge. Par hasard, il a quitté le travail trente minutes avant le carnage. Sa voisine de palier n’a pas eu cette chance qui a trouvé un cadavre dans une mare de sang devant les parties communes, après quoi elle est restée prostrée soixante-douze heures. Et il était où le 7 octobre 2023 ? Il préparait son anniversaire. La vraie date est le 28 août mais personne n’est jamais à Paris à ce moment-là. À l’occasion de son anniversaire, la compagne de Sfar lui demande s’il veut un bijou. Il lui répond que ça va finir par faire Mister T si elle continue à le couvrir de breloques. Il réfléchit, il repense à son père lui refusant d’avoir une étoile de David ou un Haï pour sa Bar Mitsva. Puis ils évoquent le film Exodus, avec Paul Newman disant Lehaïm, ou Tévié le laitier dans Le violon sur le toit. Sfar se met à chantonner Lehaïm et la chanson du film. Il ajoute qu’il veut bien un Haï. Pour lui, c’est aussi un symbole de vieux niçois, les darons le portaient quand il était gamin, bien gros. Il se dit qu’il peut choisir entre se comporter en séfarade ou en ashkénaze, car sa mère vient d’Ukraine et son père d’Algérie. Il a droit aux breloques. Ses amis se sont cotisés pour lui offrir ce porte-bonheur, pour ses 52 ans. En or, avec des diamants noirs. Louise l’a commandé à leur ami Yoguer. Il est arrivé un mois après la fête. Le 7 octobre, il était en train de le dessiner. Après le 7 octobre 2023. Le texte en quatrième de couverture annonce que l’auteur mène l’enquête, qu’il discute avec ses amis, convoque son père et son grand-père, cherche des réponses dans les livres et dans l’humour, qu’il se rend en Israël à la rencontre des Juifs et des Arabes, avec toujours la même question, obsédante : quel avenir pour les Juifs ? Il commence son récit par la sidération qui vient avec des actes terroristes relevant d’une barbarie inconcevable, et ses réactions à ce moment-là. Il évoque sa propre situation lors de la perpétration de ces horreurs défiant l’entendement. Puis il passe à sa soirée d’anniversaire différée du vingt-huit août au sept octobre, une centaine d’invités avec Enrico Macias et ses musiciens, Kamel Labbaci et ses amis. Vient ensuite une explication sur les mots Lehaïm, et le Haï, une réaction sur le déroulement de la marche du neuf octobre contre le terrorisme et pour la libération des otages, sur les précautions que prennent les familles juives en France en 2023. Etc. La narration visuelle évolue entre des cases sans bordure, et des illustrations accompagnées d’un texte plus ou moins copieux, un dessin en pleine page, une liste pour les précautions avec un petit dessin en en-tête. Etc. En fonction de sa familiarité avec cet auteur dans ses œuvres de nature autobiographique, la série intitulée Les carnets de Joann Sfar, le lecteur est plus ou moins préparé à cette grande liberté de forme. Cela peut lui donner l’impression d’un flux de pensées jeté sur le papier au fil de l’eau. Dans la postface, l’auteur explique qu’il est obsédé par le journalisme et le travail d’histoire. Depuis 2002, il publie ses carnets autobiographiques en bandes dessinées et parfois l’un de ces livres prend des allures de reportage et dépasse l’intime. Il explique qu’il constitue un véhicule d’observation valide, qu’il relate des rencontres. Parfois il agrège les témoignages de plusieurs personnes dans un unique personnage. Il détaille que même s’il en a l’air, son ouvrage n’est pas un premier jet. Il a fait l’objet d’autant de relectures et de montage qu’un vrai roman. Pour lui, par sa partition exceptionnelle et le rapport qu’elle donne aux visages et aux lieux, la bande dessinée constitue le véhicule idéal pour cette matière. Celle-ci présente une unité de temps rigoureuse : il n’a rien fait d’autre depuis le 7 octobre. Ses dessins peuvent paraître amateur par endroit : des traits de contour mal assurés, des formes simplifiées ou naïves, des dessins qui semblent être mis les uns à la suite des autres comme ils viennent, un rapport fluctuant entre la dimension des images et la quantité de texte. Certes. Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience de l’absence de redite dans ce long ouvrage de plus de quatre cents pages, et de la puissance des émotions qui le submergent régulièrement, l’impossibilité de rester impassible, ou pire indifférent, dans un mode purement analytique. L’auteur a atteint l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il cite dans la postface : Par ce matériau viscéral, un seul but, saisir le réel. Après tout, le lecteur peut venir à cet ouvrage avec ses propres a priori, ou plutôt ses propres connaissances et sa compréhension de la situation des Juifs en France, en Israël, dans le monde. Il s’attend à ce que l’auteur aborde un certain nombre de points de passage obligés : la montée de l’antisémitisme, l’histoire de l’état d’Israël, la condition de Palestinien, les morts des deux camps, la cohabitation entre Arabes et Juifs, la shoah, le nazisme, et pourquoi pas les conditions de la fin du conflit entre la Palestine et Israël. Toutefois, comme Sfar l’indique, ces thèmes sont abordés par le biais de rencontres, avec des personnalités, ou lors de discussion avec feu son père et feu son grand-père en reprenant ce qu’ils lui ont appris. Sfar échange aussi bien avec des personnalités comme Delphine Horvilleur (écrivaine et femme rabbin française), Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue français), Hisham Suleiman (acteur arabo-israélien, par exemple dans la série Fauda), qu’avec des personnes croisées dans la rue (une femme manifestant le neuf octobre), ou encore lors de son voyage en Israël. Il évoque également les réactions de médias, leur point de vue dans le traitement des sujets, ce qu’ils rapportent des faits antisémites (par exemple le harcèlement dans les écoles ou les universités), y compris la comparaison entre ce qui concerne les attaques sur Israël et celles sur la Palestine. Le lecteur ne s’attend pas à une telle richesse dans les témoignages et les échanges. L’auteur indique clairement qu’il s’exprime avec un point de vue juif, et qu’il laisse les musulmans exprimer leur propre point de vue, qu’il ne souhaite en aucun parler en leur nom. Les rencontres se font avec des personnes de tout horizon : un jeune gosse de riches parents parlant sans savoir, sa vieille tante Saby, Hadar une enseignante en philosophie, un musulman qui prend un café au comptoir à côté de lui, Ingrid qui enseigne le journalisme en Israël, une goye qui l’aborde dans la rue, une amie juive qui travaille dans le cinéma, un chauffeur de taxi juif turc, des réfugiés dans un hôte à Tel-Aviv, Motty Reif un créateur de mode, un responsable de salle de spectacles, des acteurs, etc. Il évoque également les réactions et les commentaires de quelques personnalités en France ou à l’international (parfois ahurissantes comme celles d’Isabelle Adjani, de Dominique de Villepin, de Greta Thunberg), les silences assourdissants, ainsi que les témoignages des sauveteurs de tout horizon intervenant après l’attaque du Hamas. Même aguerri ou bien informé, le lecteur ne peut pas être préparé à ces témoignages : la description des atrocités sans nom commises, ce que les sauveteurs ont découvert, la communication qu’ont pu faire les terroristes auprès des familles de victimes. Une lecture aussi dure que nécessaire qui dit la haine contre les Juifs. Il a le cœur serré en découvrant le protocole qui préside à l’accueil des enfants libérés par les terroristes. L’auteur s’attache également à remettre l’attaque du Hamas dans une perspective historique, en évoquant des personnalités de divers horizons comme Israel Yaakov Kligler (1888-1944, éradication de la malaria en Palestine), Romain Gary, Arthur Koestler, Mohammed Amin al-Husseini, Yasser Arafat, Zuheir Mohsen, Bat Ye'or, Albert Cohen, Stefan Zweig, Frank Zappa. Il revient sur l’origine et l’évolution du sens du mot Palestinien au fil des décennies. Lors de son voyage en Israël, les personnes qu’il rencontre témoignent de la réalité de la coexistence entre juifs et arabes dans le pays. Il est également question des soldats israéliens, du quotidien Haaretz, de ce qui fait un peuple, de la question de qui prend soin des aidants, de la nécessité d’exprimer l’indicible (par exemple par la danse), de la mémoire familiale de chaque Israéliens dons laquelle se trouvent des morts, des sens à donner à l’affreuse phrase de Sartre disant que l’antisémitisme qui fait le Juif, de l’instrumentalisation de chaque déclaration. Les discussions avec son père et son grand-père sur la base de ses souvenirs apportent un témoignage de première main de ces deux générations précédentes. Au vu du constat dressé, une autre question revient régulièrement : où les Juifs peuvent-ils se sentir en sécurité de par le monde ? Une bande dessinée pour parler de la place des Juifs dans le monde, en France, après les actes terroristes du sept octobre 2023 ? Joann Sfar le dit en cours de récit : il n’a pas d’autres armes que les livres et il sait leur impact dérisoire. Mais il n’a rien d’autre. Il raconte sa perception de la situation, au travers de sa culture, de ses connaissances sur le sujet, de ses rencontres avec ses amis avec des inconnus.la bande dessinée permet d’insuffler de la vie dans chaque individu, de rendre compte des émotions, tout en nourrissant son enquête avec des faits historiques vérifiés et quelques chiffres corroborés. Quelles que soient ses convictions, le lecteur voit sa compréhension du sujet enrichie, étoffée, ayant ressenti de l’intérieur l’état d’esprit des nombreuses personnes rencontrées. L’auteur a atteint son objectif. Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
Les Navigateurs
Fidèle à son sacerdoce, consistant à réintégrer la tradition littéraire « fantastique » européenne dans la pop-culture mondiale, Serge Lehman a mis en lumière une mouvance marginale dans l’art du XIXe siècle, celle de la peinture symboliste et ésotérique. Pour ce faire, il s’est centré plus particulièrement sur Odilon Redon, artiste tourmenté et décalé qui eut sa période noire, où il représentait des chimères cauchemardesques, avant de s’orienter vers des thèmes plus sobres, plus lumineux. Partant de là, Lehman, scénariste érudit à l’imagination féconde, va tisser un univers fictif et original en évoquant des courriers imaginaires du grand Jean Cocteau, des œuvres disparues, des artistes obscurs ou inventés tel ce Ferdinand Krebs, auteur supposé de la fresque dans la chambre d’une des protagonistes, Neige Agopian. Et si Serge Lehman se réfère à Cocteau, ce n’est pas totalement par hasard, puisqu’avec « Les Navigateurs », il reprend le credo de l’artiste de mêler le rêve à la réalité. Par la découverte d’une fresque dissimulée sous un vieux papier peint, va naître, comme si une porte avait été ouverte sur l’inconnu, une aventure étrange, entraînant les protagonistes vers une dimension onirique parallèle à la réalité plus familière. Particulièrement bien ficelé et d’une originalité rare, ce récit nous entraîne en région parisienne, où trois potes d’enfance vont mener leur propre enquête pour retrouver leur amie Neige revenue récemment de l’étranger, celle-ci ayant disparu corps et biens dans la maison familiale où elle venait de s’installer, de façon très mystérieuse. La psychologie des personnages, principaux comme secondaires, est très bien dessinée, et c’est le point fort de cet auteur. Il y a d’abord Max Faubert, écrivain technophobe amoureux de la poésie, rédac-chef d’une petite maison d’édition héritée par Sébastien, fils à papa stylé et faux snob très cultivé, aux opinions bien tranchées. Vivant sa vie un peu à l’écart, Arthur est le rebelle du trio, l’aventurier un brin asocial qui a fait les 400 coups depuis l’enfance, doté d’une prothèse de tibia qui lui donne de faux airs de pirate. Celui-ci, vivant toujours avec ses deux tantes, console sans modération ses douleurs diverses avec l’alcool ou l’herbe. Quant à Max, cette aventure lui permettra-t-elle d’exorciser des traumatismes très enfouis, qui s’accrochent à sa psyché comme le sparadrap qu’il porte sur sa joue ? Tout au long de ces captivantes 200 pages, les indices vont s’accumuler pour reconstituer peu à peu toutes les pièces d’un puzzle incroyable, jusqu’à ce point de bascule vers une dimension parallèle aux accents oniriques, où une étonnante poésie horrifique échappe à tous les repères temporels, une poésie magnifiée par l’excellent dessin de Caneva. Et comme le suggère le titre, « Les Navigateurs » ont à voir avec le monde de la mer, d’une portée symbolique très riche qui part des mythes ancestraux jusqu’à Freud, pour qui elle représente l’inconscient du rêveur dans son immensité, ce que Lehman va exploiter abondamment ici. Ce fameux « monde de la vieille mer » décrit dans le livre s’appuie sur les recherches hydrologiques du XIXe siècle de l’ingénieur Belgrand, qui avait découvert que le Bassin parisien était complètement submergé par les eaux à la préhistoire, que Montmartre était une île et Montreuil une ville côtière… N’était-ce pas le sujet rêvé pour l’amateur de mythes et de mystères qu’est Serge Lehman ? Ainsi, comme on le verra, cette aventure vers une réalité maritime alternative donnera à Max l’opportunité de laver son âme blessée… Stéphane de Caneva, qui en est à sa troisième collaboration avec Serge Lehman, nous livre un dessin maîtrisé qui évoquerait les comics US, mais dans un style écartant la violence souvent inhérente au genre. Il y adjoint une jolie touche poétique qui atteint son summum dans la dernière phase de l’histoire, avec une étonnante variation graphique pour signifier le basculement dans une dimension parallèle. Véritable invitation au rêve, qui plus est bénéficiant d’une édition soignée pour mettre en valeur la très belle couverture, « Les Navigateurs » s’impose comme une des meilleures aventures fantastiques de l’année, avec en filigrane une quête initiatique plus psychologique sur la façon d’échapper à des traumatismes culpabilisants. Par une documentation poussée qui sert de socle à son imaginaire foisonnant, Serge Lehman parvient à réenchanter un pays qui en a bien besoin (le nôtre !), faisant que ses citoyens n’en finissent pas d’être désabusés par l’absence de perspectives politiques. Depuis le début, Lehman s’inscrit en passeur — moderniste et non nostalgique — d’une tradition littéraire fantastique délaissée en France et en Europe, souvent au profit des productions américaines ou japonaises. Et ça, c’est extrêmement précieux.
L'Essentiel
S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. L’essentiel. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa publication originale date de 2022. Il a été réalisé par Laurent Bonneau pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il compte cent-dix pages de bande dessinée. Laurent conduit sa voiture sur une route de basse montagne avec les bas-côtés enneigés. Un panneau indique un virage un peu serré à gauche. Les glissières succèdent aux fossés sans protection. Un peu de verdure sur les côtés par moment. Un ciel entre gris et blanc, laissant parfois entrevoir un petit morceau de bleu. En son for intérieur, son flux de pensée se déroule. Il voit la route. Il sent le froid. Il respire profondément l’air glacé et il plonge dans ses songes que son dessin prolonge. Le paysage zigzague comme ses pensées. On s’enfonce dans la montagne. Recouverte par la neige, la surface de la terre s’aplanit. On continue d’avancer. Ici la lumière semble jaillir d’ailleurs. Les roches archaïques. Les arbres séculaires. Il écoute le bruit du silence qui craquèle sur cette neige immaculée. Il tente d’esquisser le profil de sa compagne. Elle est là. Elle respire. Ses soupirs l’inspirent. Il voudrait suivre le bruit de ses syllabes intimes à elle au milieu du silence extérieur. On voudrait souvent entrer en l’autre, savoir ce qu’il pense, ce qu’il veut. Âme, esprit, corps, quoi encore ? Il la dessine dans un mouvement de cœur. Trouver les mots pour parler d’elle, son aimée. On progresse dans cette nature que la neige, étonnamment, semble dissimuler. Un frémissement. Comme lorsqu’elle se penche derrière lui, ses lèvres sur son cou. Il la dessine. Il l’écrit. Il essaie, à sa manière, d’essuyer sur la buée des verres de ses pensées. Ça l’aide à la regarder et découvrir une autre figure enfouie en elle : celle, peut-être, de la première fois. La voilà arrivée. Cette vieille maison dans la nature. Il aime lorsque le paysage ne s’arrête plus. Il ne sent plus enfermé. Elle avance. Il sent un chemin se dessiner sous ses pas à elle dans l’immense lumière naissante. Laurent est arrivé à la maison : il regarde sa compagne. Il se dit qu’il avance près d’elle, bien incapable aujourd’hui d’imaginer la vie sans sa présence auprès de lui. Un autre jour, un autre trajet en voiture sous un ciel grisâtre : Laurent se rend au centre pénitentiaire pour animer un atelier de bande dessinée. À nouveau les pensées coulent en flux dans son esprit : il se questionne sur les raisons d’entreprendre ce projet de bande dessinée. Pourquoi encore écrire et dessiner sur l’amour en plus de le vivre ? Serait-ce parce qu’une fois devenus parents, la source initiale de la famille qu’est le couple voit ses repères changer complètement ? Serait-ce une manière pour lui de prendre du recul sur ce nouvel équilibre ? Il arrête sa voiture, il éteint son téléphone et il range ses interrogations dans la boîte à gants. Là où il va tout moyen de communication autre que la parole physique est interdit. Il est amené à voir un autre monde. Un monde que l’on tient caché. Rien que la couverture permet de savoir que cette bande dessinée adopte une approche particulière de la narration en accolant ainsi l’image d’un très gros plan sur le visage d’une femme (sans qu’il soit possible de déterminer ce qu’est l’arrière-plan) et en-dessous un mur rehaussé de barbelés, à l’évidence un mur d’enceinte soit d’un endroit à l’accès bien gardé, soit d’un endroit servant à enfermer. Le lecteur commence le premier chapitre : pas de numéro en bas de page, pas de phylactères ni de cartouches, juste un monologue intérieur et un homme qui conduit. Ce premier chapitre dure treize pages dont les onze premières sont structurées à l’identique : deux cases de la largeur de la page et un court texte entre les deux. Les deux dernières pages accueillent un dessin en double page. Sur ces vingt-trois illustrations, douze sont consacrées au paysage qui défile, ou plutôt la vision qu’en a le conducteur. Trois cases permettent de voir le buste du conducteur. Le reste correspond à ce qu’il voit en vue subjective, une fois arrivé chez lui. Les choix de technique de représentation apparaissent également assez particuliers : des contours pas tout à fait assurés, parfois avec un trait fin, parfois avec un trait plus épais, des traces de couleurs comme du crayon de couleur étalé par frottement avec un papier sur la planche, venant apporter l’impression de couleur naturelle à la surface sur laquelle elles sont appliquées, plus comme une impression, voire une sensation, que de manière naturaliste. Quant à lui, le texte évoque le sentiment amoureux de Laurent pour sa compagne, comment il appréhende cet amour. Pour autant, pas de doute, il s’agit bien d’une bande dessinée : narration séquentielle & interaction entre le texte et les images, tout en étant assez éloignée d’une forme traditionnelle. Le récit est construit en dix chapitres, généralement séparés par une page blanche, entre sept et quinze pages chacun, avec une exception pour le septième composé d’un court texte sur fond blanc en une page. Le fil directeur de cet ouvrage correspond au flux de pensée du narrateur, que le lecteur a tôt fait d’assimiler à l’auteur lui-même. Tout commence avec un retour à la maison, un retour vers l’être aimé, qui aboutit au constat que Laurent est incapable d’imaginer la vie sans elle. Il ne s’agit pas d’une figure de style, mais bien d’une déclaration à prendre au premier degré : ce créateur ne dispose pas d’assez d’imagination pour pouvoir se figurer cette configuration. Ce constat l’amène à mettre en scène l’amour qu’il porte à sa compagne au travers d’abord de ce retour au foyer, puis dans une tentative de scène de dialogue au chapitre trois : de très belles images où il la suit dans la maison jusqu’à l’extérieur. Puis dans le chapitre cinq, au cours duquel il la suit et la dessine de dos alors qu’elle traverse une pelouse va se baigner nue dans un cours d’eau, une ode à la liberté et à la nature, en contraste total avec le chapitre précédent. Enfin dans le dernier chapitre où une autre déambulation le ramène à la suivre, toujours représentée de dos, réfléchissant à la notion de liberté, et à l’essentiel (dans la vie) : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. Le lecteur partage à la fois l’intimité des pensées très personnelles de l’auteur, et à la fois ressent des émotions universelles. Du coup, il perçoit comme un contrepoint les autres chapitres (deux, quatre et six), comme construits pour obtenir un contraste maximal. Le bédéiste intervient dans un centre de détention pour un atelier avec les prisonniers qui s’y sont inscrits. L’ambiance change radicalement, ne serait-ce qu’en passant de couleurs chaudes à une morne grisaille bien plombée. Le décor lui-même se fait plus dur : tout en lignes droites bien tracées, des formes géométriques stériles et inhospitalières. Laurent se fait la réflexion que lui entre de son plein gré dans cette prison, alors que les individus qu’il va voir ne peuvent pas sortir. Il observe les effets de la privation de liberté sur eux : la promiscuité, le silence de ce fait impossible. Il sait qu’il ne fera connaissance avec eux que superficiellement, qu’il ne pourra percevoir que ce qu’ils accepteront de lui montrer. Il est frappé par la récurrence du thème des valeurs morales, tout en en percevant la relativité. Il se pose plusieurs questions, tout en ressentant fortement la souffrance incarnée dans les fils de fer barbelés. Dans le chapitre six, la grisaille au reflet d’acier met en avant le motif des barreaux : des espaces délimités, finis, et la réflexion d’un détenu sur les effets les plus dévastateurs, à savoir être renié ou même simplement jugé par sa famille. Le chapitre huit fait coexister des images de paysages magnifiques entre figuratif et conceptuel, avec l’aboutissement de la réflexion sur l’emprisonnement, le contraste entre monde clos et horizon ouvert, entre solitude choisie dans la nature et l’absence imposée de regard de l’autre sur soi. Le lecteur arrive au chapitre neuf, totalement sous le charme de cette réflexion déambulatoire, un flux de pensées entre ressentis et réflexions, constats et émotions, une expression très personnelle d’une rare honnêteté, transcrivant une façon de voir le monde, à la fois par la manière de le représenter en images porteuses de la sensibilité de l’artiste, à la fois par ce que ses pensées disent de sa manière d’appréhender sa relation amoureuse, ainsi que sa capacité d’empathie à percevoir le ressenti de privation de liberté des détenus. L’avant-dernier chapitre prend le lecteur au dépourvu, en relatant un accident domestique horrible, générant une culpabilité quasi insurmontable chez l’auteur. Le caractère tout relatif de la liberté apparaît alors mis à nu, ainsi que la nature de l’essentiel. Le point de vue de Laurent sur le monde s’en trouve changé, encore moins égocentré, par la prise de conscience de ce qui est essentiel pour lui. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut alors percevoir la construction littéraire de l’ouvrage, bien plus qu’un simple vagabondage de pensées, ou d’une alternance de contraste entre vie personnelle libre et vie carcérale. Pour autant, la narration conserve son goût spontané et franc, honnête et venant du cœur. Ainsi la conclusion présente une force peu commune, entre la critique sur l’hypocrisie des hauts responsables toujours plus médiocres et la profession de foi sur l’essentiel : S’accorder, l’essence même d’être ensemble par volonté. Un coup d’œil superficiel donne l’impression d’une bande dessinée d’art et d’essai, avec des dessins à l’allure empruntée et un flux de pensée égocentré. La lecture génère une impression bien différente : une vision personnelle au travers des images, et un ressenti plein d’humanité et de gratitude envers la richesse de sa vie grâce à sa compagne et la conscience de sa liberté par comparaison avec des détenus. Avec cette narration personnelle, Laurent partage des facettes intimes de son expérience de vie, et le cheminement vers ses convictions profondes.
Wilderman
J’étais curieux de voir Gatignol seul à la barre après la très étonnante série Petit. Le dessin était plutôt engageant, sinon carrément séduisant. De fait, le ramage est à l’image de son plumage. En tout cas moi, je suis tombé sous le charme de cette histoire, qui devra certes se trouver confirmée par la suite. Mais à en juger par ce seul premier volume, on tient là une petite pépite. Graphiquement, c’est splendide, mais je ne m’étendrai pas sur le sujet car celzéceux qui connaissent Petit seront convaincus : trait fin, précis, expressif. Sur Wilder Man, l’usage de la couleur apporte tout le dynamisme qui sied à cette folle aventure. Comme pour Furieuse de Monde et Burniat, on a affaire à un truc totalement déjanté qui déboule à cent à l’heure. En outre, comme pour la BD précitée, la recette est peu ou prou la même : Gatignol fait une grosse salade avec plein d’ingrédients épars puisés dans la culture populaire. Un peu de conte traditionnel avec Le Petit Chaperon rouge, Baba Yaga, La Pomme d’Or… Du manga avec des références à Dragonball ou Pokemon. Un peu de loup-garou aussi, sans oublier un brin de références historiques (l'Inquisition, les Templiers)… Bref ! A ce stade, on pourrait légitimement se dire qu'il y a risque d'indigestion, voire de surcharge cognitive, à l’image du personnage de Patoune qui se retrouve complètement amorphe à force d’avoir ingéré une telle quantité de nourriture. Mais bien au contraire, cette surenchère galvanise le lecteur et s'accorde parfaitement avec le caractère explosif de ce début de série. Et quand arrive la fin de ce premier tome, sa curiosité est piquée au vif. Pour moi, ce seul premier tome est une promesse totalement jouissive, et pour peu, j'en serais presque le premier surpris. Mais je dois bien le reconnaitre, j'ai enquillé la lecture comme un mort de faim. Oui, c'est jouissif, c'est vraiment le mot. Et prometteur aussi !
Des fourmis dans les jambes (André Derainne)
Vous avez le Sans contact ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2023. Il a été réalisé par André Derainne pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend soixante-six pages de bande dessinée. Cet auteur a également réalisé Un orage par jour paru en 2021. À l’aéroport Charles de Gaulle, les avions sont bien alignés, connectés chacun à leur passerelle, attendant les passagers. Une jeune femme parcourt une circulation dans la file de nombreuses personnes anonymes, l’esprit préoccupé. Les fourmis qui grimpent le long de ses jambes l’empêchent de marcher. Elle aimerait qu’elles s’en aillent. Elle aimerait accélérer le pas, répondre au téléphone qui vibre dans son sac, et aller aux toilettes. Pas nécessairement dans cet ordre. Ainsi troublée, elle éprouve l’impression de se déplacer dans une autre direction que le flux de passagers dont elle fait partie. C’est comme si elle est en décalage par rapport au flux bien ordonné, comme si les autres êtres humains se déplacent à dans un espace-temps qui n’est pas le sien. Elle s’extirpe de ce mouvement pour passer aux toilettes, puis se laver les mains, les passer dans un sèche-mains électrique à flux d’air. En sortant, elle active ses oreillettes sans fil et elle appelle son ami. Celui-ci lui l’informe que le jardin a un peu perdu de son charme, en espérant qu’elle n’est pas trop déçue : des sangliers ont mangé toutes les iris. La jeune femme répond qu’on dirait que les sangliers attendaient qu’elle s’en aille. Elle continue : il faudrait construire des barrières, inventer des pièges, elle ne se sait pas. Elle s’interroge : Pourquoi viennent-ils chez eux ? Le potager des voisins est très bien. Son compagnon indique que ce n’est pas tout : il a vu des petits aussi, il y en a sept. La jeune femme éprouve des difficultés à y croire : Sept marcassins, c’est une blague ? Elle se lamente sur son pauvre jardin. Tout en discutant, elle a continué à marcher dans les couloirs sans fin, avec des individus qui passent autour d’elle, dans le même sens ou en sens contraire. Parmi eux, un père avec sa fille assise sur la valise à roulettes, une famille de trois personnes avec le jeune enfant tenant la main de ses parents de chaque côté. Elle s’arrête devant un panneau indicateur dont les logos signalent que les avions se trouvent vers la droite et les bagages vers la gauche. Elle se dit pour elle-même que ça se tente : à elle la France ! Elle change donc de destination et elle rappelle son compagnon. Chemin faisant d’un bon pas, elle lui fait observer qu’il a une drôle de voix depuis tout à l’heure… Il explique qu’il est resté au lit toute la journée, c’est pour ça. Elle le rassure en lui disant que ça passe vite six mois, et puis il viendra la voir. Il la détrompe : Ce n’est pas ça, lorsqu’il s’est levé, il a été pris de vertige, et depuis il a mal au ventre. Il trouve que le soleil est méchant en ce moment. Elle trouve ça inquiétant, il devrait peut-être appeler quelqu’un. Il la rassure : si demain il ne va pas mieux, il annulera le shooting et il prendra rendez-vous chez le médecin. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? De prime abord, ce n’est pas bien compliqué : une jeune femme qui est entre deux avions dans les couloirs impersonnels de l’aéroport Charles de Gaulle. Elle discute avec son compagnon, se promène dans cet environnement si particulier, saisissant une occasion de sortir pour humer l’air de Paris, pour s’échapper de ce lieu de transit, pour pénétrer dans un endroit identifié, un lieu avec de la personnalité. La narration visuelle repose sur des dessins aux formes simples, voire simplistes, colorées, avec des fonds de case régulièrement d’une couleur unie, et un jeu sur le positionnement des personnages, en particulier les anonymes qui se trouvent en décalage par rapport à la jeune femme, pouvant marcher aussi bien un ou deux mètres sur le côté, ou même à la verticale le long d’une bordure de case, voire dans ses cheveux en étant représentés comme minuscule. Le lecteur se rend compte que cette histoire prend fin au milieu de l’ouvrage : la seconde partie s’attache à suivre une autre jeune femme, pas nommée non plus, également en transit dans un aéroport, probablement le même. Celle-ci part d’une chambre d’hôtel, se rend à l’aéroport, et y constate que son avion est retardé de trois heures, un temps qu’elle va essayer d’occuper. Elle converse également avec un interlocuteur. Cette fois-ci, ce ne sont pas les autres passagers en transit ou en attente qui forment son environnement, mais les différents lieux de l’aéroport. La couverture annonce explicitement les partis pris visuels de la narration : un avion représenté de manière très simplifié, une quantité de points lumineux composant une figure géométrique abstraite, tout en évoquant la complexité de la signalétique lumineuse des pistes de décollage et d’atterrissage. En effet, chacune des deux femmes est représentée de manière simple et douce : des traits de contour délicats pour la forme de leur silhouette, la seconde semblant un peu plus longiligne que la première. Les traits de visage se limitent aux yeux et sourcils, nez et lèvres, sans modelé du visage, sans ride ou grain de peau. Les chevelures sont différentes : une teinte blonde avec des reflets de gris pour la première, des cheveux noirs de jais pour la seconde. Les autres êtres humains de passage commencent par de simples silhouettes de profil avec des tenues vestimentaires différenciées, des coupes de cheveux particulières. Puis les individus marchent en parallèle de la protagoniste, éloignés de plusieurs mètres, représentés comme plaqués sur le mur, mélangeant la perspective du dessin, et la distance dans l’esprit de la jeune femme. Une poignée d’individus passent plus près d’elle et disposent de traits de visage a minima comme elle, et il en va également de même pour ceux qui croisent la deuxième protagoniste. Le lecteur ressent cette distanciation comme étant la perception et le ressenti qu’en ont l’une et l’autre. L’autre aspect singulier de la narration visuelle apparaît également dès la première page. Celle-ci contient deux cases de la largeur de la page, et celle du dessous constitue un fond uniformément gris traversé par un tube vert en coupe, avec une petite pente dans le premier quart, puis plat, emprunté par les voyageurs, une passerelle aéroportuaire fermée, déjà de couleur verte dans la première case. Cette représentation tient à la fois de l’épure simplifiée, du schéma basique, tirant vers le pictogramme ou l’idéogramme des panneaux de signalisation et de direction. L’artiste joue également avec des associations visuelles : par exemple le reflet du disque solaire sur un mur est similaire à celui des plafonniers dans certains couloirs. Par la suite ce disque jaune peut apparaître dans une case, dissocié de tout contexte rappelant aussi bien l’un que l’autre. Devant un ascenseur, le signal lumineux indiquant une cabine arrivant à la montée devient assez flou pour être identique à l’une des balises lumineuses sur la piste. Dans la seconde partie, cette similitude visuelle fait se rapprocher les étoiles dans le ciel des points d’éclairage diffus dans certains couloirs. Cela induit, chez le lecteur, un automatisme d’association conscient ou inconscient entre différents éléments hétérogènes dont l’apparence de la représentation devient très proche. Dans la seconde partie, l’artiste se focalise plus sur la transformation des lieux, par simplification, par rapprochement, ou encore par paréidolie. Page trente-quatre un avion part ; page trente-cinq un avion arrive. Dans les deux pages suivantes, des cases disposées en trois bandes de deux, des cases noires avec des taches de couleur et une mince ligne continue de couleur, ou discontinue en pointillés irréguliers. Le contexte permet de comprendre qu’il s’agit de l’impression visuelle des pistes de décollage la nuit. Pour les deux pages suivantes, même disposition de cases et des points blancs, d’abord un seul sur la troisième case, puis de plus en plus : il neige, sans aucun texte ou mot. En soi, rien de d’extraordinaire, à ceci près que cela installe ces motifs visuels dans l’esprit du lecteur qui va immédiatement les identifier par la suite, même si le contexte ou l’objet est différent, comprenant que ce motif est également rémanent dans l’esprit de la jeune femme, provoquant des associations d’idées ou de sensations par automatisme. Elle n’arrive pas à dormir et va déambuler dans les allées, vestibules et halls, où elle ne croise que quelques rares êtres humains. L’artiste isole un élément de décor ou un autre sur un fond vide, créant ainsi une sensation de détachement, d’irréalité, de perte de sens pour ces morceaux isolés de leur contexte. L’intrigue passe au second plan dans l’esprit du lecteur captivé par l’expérience visuelle, quasiment hypnotique. Pour autant, la première femme découvre qu’elle a quelque chose à dire à son compagnon, et la seconde se retrouve coupée de tout contact et se parle à elle-même. L’une et l’autre font l’expérience de cette coupure du monde normal, dans cet endroit dont la seule fonction est de passer d’un avion à un autre, et d’attendre. La narration visuelle donne à voir la déréalisation que les lieux provoquent en ces deux êtres humains, l’impersonnalité et l’impermanence, deux forces destructurantes annihilant l’intime et la continuité. Dans un premier temps, il semble au lecteur que le seul point commun entre les deux parties soient les lieux. Après coup, il compare ce qui s’est opéré en chacune des deux femmes. La première a appris une information très personnelle dans ces lieux impersonnels, ce qui a changé sa vie de manière significative. La seconde est arrivée en état d’agitation irrépressible et l’étrangeté irréelle de l’aéroport en période nocturne a eu un effet inattendu sur elle. L’une et l’autre se sont adaptées chacune à leur manière à ce lieu de passage, leur propre situation les amenant à un comportement différent. Une bande dessinée singulière. Par son intrigue très simple et très linéaire, scindée en deux parties dont le seul point commun est l’aéroport et le fait qu’il s’agisse de deux femmes. Par sa narration visuelle : des effets impressionnistes et expressionnistes, des éléments abstraits, des structures conceptuelles, vingt-et-une pages silencieuses, des pictogrammes, autant de composants qui participent à la fois à la déréalisation et à une expérience sensorielle extraordinaire. Un voyage singulier.
La Trahison d'Olympe
Le merci à Calcal se confirme. J'avais manqué l'avis de Noir Desir mais vu celui de Calcal, très justement mis en avis de la semaine. Heureusement que BDTheque existe, je serais passé à côté. Les planches visibles ici m'avaient intrigué, si en plus le scénario suit... Et c'est le cas. C’est dense, bien ficelé, et visuellement saisissant. On suit Marv, ancien inventeur qui a tout perdu, relégué à un boulot de livreur dans une société dystopique où la frontière entre les nantis et les déclassés semble infranchissable. La mission paraît simple : remettre une lettre à Olympe, épouse du tout-puissant Carlus Traitruss. Mais ce qui devait être un simple aller-retour se transforme en un parcours du combattant dans une usine labyrinthique où chaque détour amène dans un nouvel environnement kafkaïen. Dalin signe tout – scénario, dessin et couleurs, et ca aussi c'est impressionnant. Ce qui frappe en premier, c’est la mise en page, à la fois créative et exigeante. On est parfois un peu perdu, surtout au début : les doubles pages qui s’étirent sur plusieurs temps différents surprennent, mais ce n’est clairement pas de l’innovation pour l’innovation. Il y a du sens derrière ces choix. Chaque composition participe à l’atmosphère de cet univers mécanique et oppressant, un peu à la Horologiom. Certaines pages sont de vraies claques graphiques par la précision des détails, la créativité de l'univers et la richesse de la palette de couleurs. Le scénario tient la route, ce qui est loin d’être toujours le cas dans ce genre d’univers visuellement ambitieux. Ici, l’histoire avance avec des révélations progressives, un mystère bien dosé et des personnages qui prennent corps. Les dialogues sont ciselés, et les non-dits entre Marv et Olympe donnent une profondeur inattendue à cette intrigue qui pourrait sembler classique sur le papier. L’usine devient presque un personnage à part entière, écrasante, hostile, et symbolique de toutes les barrières sociales que Marv n’a jamais réussi à franchir. Jean Dalin livre une œuvre qui mélange réflexion sociale, créativité graphique et un récit prenant. L’ambiance, les surprises et cette façon de jouer avec la narration créent quelque chose de nouveau et solide à la fois. Je commence par un 4/5 en attendant le 2e tome, compliqué de dire qu'une oeuvre est culte avant d'en avoir lu l'intégrale. Bravo M. Dalin et encore merci aux précédents aviseurs.