Les derniers avis (37890 avis)

Par gruizzli
Note: 4/5
Couverture de la série Bobigny 1972
Bobigny 1972

Ce livre a une étrange résonance aujourd'hui. Ce procès de Bobigny m'évoque un autre procès, celui de Mazan, commencé là aussi par un viol et symbolique de la violence exercée sur les femmes .... Je partage quelques réserves de Canarde sur la BD et j'ajouterais que la BD parle de façon parfois très rapide de détails importants, même si elle respecte la temporalité et les grands axes de ce procès d'une loi qui permis, des années plus tard, l'avortement légal. Parce qu'il y en a des choses importantes durant ce procès, que ce soit la question sociale, féministe, légale et sociétale. Ce procès, c'est un pas important qui fut fait pour permettre aux femmes de ne plus subir une oppression systémique, au moins dans ce domaine. Et c'est pour ça que malgré mes réserves je suis sur une note plus élevée. Cette BD se veut une instruction au plus grand nombre de ce fameux procès, particulièrement à la jeunesse qui pourrait parfaitement ignorer tout ce qui s'est joué à ce moment-là. Et je trouve que la BD permet de remettre quelques grands noms dans leur époque (Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir notamment) permet aussi de se rendre compte de leur message dans leur époque. Il en fallait du courage pour parler ainsi à voix haute ! La BD contient quelques textes forts, comme les plaidoyers ou les témoignages, mais aussi l'hymne du MLF qui mériterait d'être bien plus connu, je pense. Accompagné du dessin de Carole Maurel qui joue sur les couleurs clairs et la violence noire qui envahit les pages, c'est pourtant vite lu et digeste. La BD est à mon sens très réussi. Adaptée à un large public, elle retrace en quelques moments forts un procès retentissant en France, dont l'impact est aujourd'hui encore au cœur des débats avec le vote cette année de l'inscription de l'IVG dans la constitution. Elle rappelle que la lutte des femmes a du se faire contre la loi elle-même et pour s'en sortir des horreurs des hommes. Je ressors de cette BD avec les yeux humides et l'impression d'être toujours dans la même histoire qui se répète : les hommes violent, violentent et font souffrir les femmes. Il faut lutter, lutter encore, lutter sans cesse pour que cela change.

30/12/2024 (modifier)
Par Blue boy
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Zone critique
Zone critique

Un gros coup de cœur pour finir l'année, même si j'ai bien conscience qu'il ne saura rallier tous les suffrages ! Visuellement remarquable, la BD se distingue par son réalisme photographique enrichi de couleurs, une nouveauté pour Squarzoni. Ce style immersif s’allie à une iconographie variée (photos d'actualité, graphiques, gravures historiques…) venant renforcer le propos. Latour, convaincu que l’art peut traduire des concepts complexes, avait personnellement choisi Squarzoni, séduit par son travail sur Saison brune. Après la disparition de Latour, Squarzoni a poursuivi ce projet, qui est devenu un hommage vibrant au philosophe. L’ouvrage interroge notre époque à travers deux questions fondamentales traitées dans les ouvrages de Latour : "Où suis-je ?", "Où atterrir ?"*. Ces interrogations reflètent le désarroi d’une humanité en perte de repères face aux crises environnementales, aux populismes et à la montée des inégalités. La pandémie de Covid a accentué ce sentiment d’incertitude, révélant un troisième pôle, le « Terrestre », qui transcende l’opposition entre le local et le global. Ce concept invite à une interaction renouvelée avec la planète, impliquant de « l’habiter » différemment, à la manière des termites qui se fondent dans leur environnement de bâtisseurs. Cependant, l’humanité semble hésiter entre adaptation et fuite. Les plus riches se réfugient dans des bunkers sécurisés, conscients que les ressources sont limitées, tandis que les « laissés-pour-compte », submergés par la peur de l’étranger, se tournent vers des leaders populistes. Ces derniers promettent des solutions simplistes face aux crises migratoires et climatiques, alimentant un climat de division et d’incertitude. Cette dynamique contribue à l’émergence d’un quatrième pôle, le « hors-sol », incarné par des politiques déconnectées de la réalité terrestre. "Zone critique" pointe également du doigt les échecs du système matérialiste moderne. Ce dernier, en se revendiquant rationnel et efficace, a ignoré les limites environnementales et sociales, compromettant la capacité des générations futures à habiter un monde viable. L’ouvrage dénonce cette fuite en avant et invite à repenser nos priorités collectives, non pas en rêvant d’un retour à un passé idéalisé, mais en imaginant des solutions adaptées aux défis actuels. Loin d’offrir des réponses toutes faites, Latour propose des pistes de réflexion pour réorienter nos sociétés. Les « pistes d’atterrissage » évoquées dans l’ouvrage ne sont pas des solutions miracles, mais des invitations à repenser nos interactions avec le vivant et à reconstruire un « territoire » non pas géographique, mais basé sur les relations entre ceux qui le composent. Cette approche, née des réflexions durant le confinement, souligne la nécessité de s’adapter à une ère d’incertitudes, où les frontières classiques ne suffisent plus à contenir les crises. En combinant réflexions philosophiques, illustrations immersives et analyses politiques, "Zone critique" s’adresse à un public en quête de sens. Ceux qui refusent de céder au fatalisme y trouveront des outils pour envisager de nouvelles façons de vivre sur une planète en mutation rapide. Ce projet, devenu un hommage posthume à Latour, traduit avec clarté et profondeur des idées complexes, tout en invitant chacun à s’engager pour bâtir un avenir commun. -------------------- *« Où suis-je ? : Leçons du confinement à l'usage des terrestres » et « Où atterrir ? : Comment s'orienter en politique » (La Découverte).

30/12/2024 (modifier)
Par Kadath
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série La Reine de Saba
La Reine de Saba

Après le magnifique Mahâbhârata d’après Jean-Claude Carrière, encore une belle adaptation de Jean-Marie Michaud. Cette fois-ci le livre original est de la plume de Marek Halter, qui a construit une œuvre autour des figures féminines de la Bible. J’ai lu ce roman duquel est tiré la BD. Je la trouve à la fois très fidèle et apportant un supplément d’âme au récit d’origine. L’histoire est celle de la mythique reine de Saba, royaume situé de part et d’autre de la mer rouge, réunissant le Yémen et l’Ethiopie. Il va sans dire que maintenir à cette époque un royaume composé de deux régions si différentes ethniquement et si distantes de par cette séparation n’est pas une mince affaire et Makeba, reine de Saba, sera confrontée aux révoltes et aux trahisons. L’histoire nous fais vivre la perte du contrôle de la partie yéménite et la réunification du royaume. Mais en parallèle de cette trame politique, diplomatique et stratégique, les auteurs nous invitent à la rencontre mythique entre la reine et le roi Salomon. Une version assez éloignée de celle de King Vidor : un roi d’Israel déjà âgé, face aux difficultés financières et politiques, mais avec une telle aura que la rencontre avec Makeba sera à la hauteur du mythe. Mais ici le premier rôle est bien tenu par la reine ! La mise en images de Jean-Marie Michaud est somptueuse. Il reprend la même technique que pour le Mahabharata : aquarelle sur papier kraft. Cette technique sur kraft (au delà de produire des ambiances et des couleurs extraordinaires) est tout aussi adaptée dans le cas présent : qu’il s’agisse d’un texte fondateur hindou ou judaïque, cette présence physique du papier ramène au Livre avec un grand L et contribue à élever l’histoire au rang de mythe. La bible réinterprétée par Marek Halter puis par Jean-Marie Michaud : c’est bien une caractéristique des mythes que de sans cesse se renouveler, se modifier. C’est sans doute en ce sens que ma lecture de cette version m’a parue encore plus aboutie, plus grandiose, que la version d’origine. La narration est très maîtrisée. Au delà de l’aspect graphique dont j’ai déjà parlé, on retrouve ce qui semble être une signature de l’auteur : un goût pour l’histoire dans l’histoire (ici les récits hébraïques) avec une mise en image différente pour ces apartés. La présence de la mer rouge, parfois en furie, les ocres du désert, les chameaux, les éléphants, les chevaux et les oiseaux de Salomon, la beauté de la reine, offrent au dessinateur la possibilité de démontrer l’étendue de son talent. Une BD qui pour moi mérite largement qu’on s’y intéresse : sa parution chez un petit éditeur, pas spécialisé dans la bande dessinée mais qui a fait du beau travail, semble être passée un peu trop inaperçue…

30/12/2024 (modifier)
Par grogro
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Le Seau - Souvenirs dessinés d'une guerre
Le Seau - Souvenirs dessinés d'une guerre

Cette BD est un véritablement choc. Choc esthétique d’abord, et émotionnel. Le choc d'un pavé dans la gueule. Le dessin de Koenraad Tinel possède une force graphique extrêmement puissante, toute empreinte d’expressionnisme. Le trait est à la fois gracieux et sombre, noir d’encre même, et pour cause puisqu’il est entièrement réalisé à l’encre noire. Il exacerbe l’aspect tragique de cette histoire familiale : visages déchirés, grimaçants, silhouettes déguingandées constellées d’éclaboussures… Rien n’est épargné à l’humanité crasse ici décrite par l’auteur qui plonge sans tabou dans ses souvenirs d’enfance encore vivaces. Car Tinel le confie au lecteur : il lui est impossible d’oublier, de s’affranchir de la culpabilité accrochée à ses talons et qu’il n’a pourtant pas à subir puisqu’étant enfant au moment des « faits ». Et les faits, quels sont-ils ? Koenraad Tinel raconte dans Le Seau les années de guerre (la deuxième) vécue par sa famille flamande. Celle-ci en effet, connut l’arrivée de l’armée allemande que son père, nazi convaincu, et ses frères vécurent comme un espoir. Ses deux frangins s’engagèrent dans la SS comme un seul homme. L’un partit se battre sur le front de l’Est pendant que l’autre se vit confier le commandement d’un camp où les juifs qui y transitaient étaient promis à l’abominable sort qui les attendait à Auschwitz. Mais à partir de juin 44, la famille s’exile en Allemagne pour trouver refuge dans un petit village de Bavière vidée de ses hommes valides, avant de finalement vivre des mois de misère sur le chemin de retour vers Gand après la victoire des alliés. Inutile de rentrer dans les détails : il faut lire cette BD. Si le choc est finalement émotionnel, c’est que toute cette histoire est racontée à auteur d’enfant, sans le moindre jugement. Pourtant, cette part intime d’une noirceur abyssale, pétrie de culpabilité, l’auteur l’exprime très bien dans le dessin. Elle hante chaque page, chaque anecdote au point de l’avoir marqué au fer rouge. Le Seau constitue un témoignage capital, exposant un point de vue rarement exprimé dans l’art : celui des vaincus, celui des bourreaux. Je songe au film Lore de Cate Shortland, là aussi un choc esthétique, comme si là encore la forme était primordiale afin de maintenir une distance salutaire avec le sujet évoqué… Bien entendu, Koenraad Tinel n’a jamais été un bourreau. Comment peut-on l’être à neuf ou dix ans ? Néanmoins, il nous confie cette histoire familiale déchirante dont il éprouve aujourd’hui encore la plus grande difficulté à s’affranchir. Comment peut-on vivre une vie épanouie quand on réalise ce qui a été commis au nom d’une idéologie destructrice, mais surtout que sa famille s’est bel et bien retrouvée du mauvais côté ? La réponse (plutôt un semblant de réponse qui est d’ailleurs davantage un exutoire) nous est donnée ici dans Le Seau où Koenraad Tinel déverse un passé cauchemardesque. Un seau hygiénique destiné à recevoir les excrétions intimes... Quant à nous, humbles spectateurs, nous ne pouvons que lui souhaiter d’avoir finalement trouvé la paix grâce à ce travail de mémoire colossal.

30/12/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 4/5
Couverture de la série Jan van Eyck
Jan van Eyck

Vous savez ce qu’il advient à ceux qui ne tiennent pas leur langue ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre, une biographie partielle du peintre Jan van Eyck. Son édition originale date de 2015 ; il fait partie de la collection Les grands peintres. Il a été réalisé par Dimitri Joannidès pour le scénario, et par Dominique Hé pour les dessins et les couleurs. Il comprend quarante-six pages de bande dessinée. À la fin se trouve un dossier de six pages, consacré au peintre intitulé Peintre du monde d’après, composé de sept parties intitulées : Des origines mystérieuses, Le perfectionnement de la peinture à l’huile, Van Eyck et le pouvoir, Une révolution esthétique en marche, Aux origines du portrait, Le retable de l’agneau mystique (un destin contrarié), Van Eyck en héritage. La dernière page accueille une chronologie des peintres célèbres, une liste comprenant quatre-vingt-six artistes de Jan van Eyck à Andy Warhol. Gand, le quatorze septembre 1426, une procession funéraire traverse lentement la ville. Un curieux fait remarquer à un autre qu’il s’agit de Hubert van Eyck. Son interlocuteur se demande ce qu’il va advenir du retable. Un autre encore plaint Joost Vijdt, car il l’avait commandé pour honorer la mémoire de son épouse. Un individu à la mine patibulaire intervient : papa Joost a surtout peur pour ses fesses, il ne pense qu’à ses affaires, car s’il ne finit pas le retable, il sera la risée de tous les puissants avec qui il fait des affaires, il pourra dire adieu à ses rêves d’éternité. Tout en partageant ces commentaires désagréables, il en a profité pour subtiliser la bourse d’un riche notable qui ne s’est aperçu de rien, tout entier accaparé par la procession. Jan van Eyck, le frère du défunt, se trouve dans une carriole à encore quelques minutes de Gand. Il arrive alors que la cérémonie commence tout juste dans la cathédrale. Il se souvient d’un jour d’été de l’an 1400 à Maastricht, alors que son frère était en train de dessiner de lui apprendre comment faire. Hubert avait fait promettre à Jan que s’il devenait peintre, il y mettrait toute son âme. Après la cérémonie, le peintre rallie la ville de Lille pour se présenter au duc de Bourgogne. Philippe le Bon se déclare sincèrement désolé pour la mort du frère de Jan van Eyck. Ce dernier répond que c’est malheureusement dans l’ordre des choses. Toujours en présence de quelques conseillers et du bouffon, la discussion continue : van Eyck sait qu’il est le peintre du duc tout autant que son espion, mais voilà la mort de d’Hubert l’a profondément perturbé, et l’a poussé à s’interroger sur ce qu’il veut vraiment. Il se dit qu’il ferait peut-être mieux de retourner aux pinceaux. Le duc de Bourgogne répond qu’il a besoin de van Eyck, que son départ pour la terre sainte est prévu le mois prochain. Il promet de donner le double de ce qu’il a promis au peintre. Le bouffon ne perd rien de cet échange. Le lendemain, un geôlier va tirer Koenraad de son sommeil aviné et il le libère. Alors que van Eyck sort de la salle d’audience, le duc se demande s’il va le trahir, il ne serait pas le premier. À Gand, Joost Vijdt réfléchit à comment s’y prendre pour que van Eyck accepte de terminer le retable de l’Agneau, commencé par son frère. Les auteurs ont choisi une période bien définie pour leur récit : de la mort de Hubert van Eyck en 1426, au retour de Jan van Eyck de son voyage en terre sainte en 1427, soit une année. Le début établit clairement l’enjeu du récit : le décès de son frère conduit Jan van Eyck à s’interroger sur ce qu’il souhaite faire de sa vie, partager son temps entre la peinture et des missions d’espionnage et de diplomatie au service du duc de Bourgogne, ou bien devenir peintre à plein temps. Le scénariste ne donne que très peu d’informations de contexte. Rien sur la commande de Joost Vijdt (1360-1439), c’est-à-dire le retable de l’Adoration de l’agneau mystique, sur la composition de ce polyptique. Rien sur les raisons et les circonstances dans lesquelles Jan van Eyck a rejoint Bruges, et est devenu le peintre de cour au service du duc de Bourgogne. D’un côté, ces informations ne manquent pas pour comprendre l’histoire et son enjeu ; d’un autre côté charge au lecteur de relever par lui-même les quelques éléments de contexte épars. Il comprend bien que le duc de Bourgogne attache une importance capitale à la technique de composition de la peinture dont se sert le peintre, et le chapitre consacré au perfectionnement de la peinture à l’huile dans le dossier de fin permet de mieux comprendre ce qu’il en est. De même le chapitre consacré à Van Eyck et le pouvoir permet de mieux comprendre comment Philippe le Bon en est venu à charger le peintre de missions diplomatiques. Par ailleurs, le lecteur apprend, toujours dans ce dossier, que le peintre avait déjà aidé son frère sur le chantier du retable, avant sa mort. La couverture montre que le dessin s’inscrit dans une approche descriptive avec un haut niveau de détail, ne serait-ce que pour rendre hommage au retable de l’agneau mystique. Il en va de même dans les pages intérieures : il ne manque aucune pierre sur les murs de la forteresse de Gand, ni sur ceux de la cathédrale, toutes les armoiries sont présentes dans la salle d’audience ainsi que les broderies sur les tentures du trône, les brins de paille dans la geôle de Koenraad, les ferrures sur un coffre, les gravures sur chaque pièce dans un coffre, les planches sur le navire qui emmène van Eyck en terre sainte ainsi que les cordages, les arbres dans une vue éloignée de Grenade, chaque met sur la table de Mohammed al-Mutamassik, les mailles sur la cagoule en cotte de mailles d’un garde, les gravures sur les montant de bois des bancs, les motifs sur les tissus divers et variés, les pierreries sur les couronnes, etc. L’artiste apporte la même minutie pour les tenues vestimentaires, les coiffures, les accessoires, avec une mention spéciale pour le costume du bouffon du duc de Bourgogne. Le lecteur peut donc s’immerger dans cette époque, à différents endroits du globe, que ce soit la cathédrale de Gand, les rues de Bruges, le port de cette même ville, Grenade et ses bâtiments magnifiquement ouvragées, Constantinople et son port. L’artiste s’inscrit dans une démarche similaire à celle du peintre, à savoir un naturalisme minutieux et d'une grande précision, tout en restant dans le domaine du dessin, avec des traits de contour encrés. Il réalise une mise en couleur également dans le registre naturaliste, avec un savoir-faire remarquable, pour rendre chaque case lisible. Les principaux éléments ressortent, structurant ainsi l’image, permettant de saisir l’objet principal du dessin, et ensuite de détailler chaque élément, par exemple chaque bâtiment de la ville de Constantinople vue depuis le pont d’un navire arrivant au port. À quelques reprises, il met en avant un élément avec un aplat de noir plus copieux : les silhouettes des porteurs de cercueil, la silhouette du duc de Bourgogne tout de noir vêtu, la pénombre régnant dans la geôle, un ciel nocturne chargé de nuages, etc. Par le biais du jeu des nuances d’une teinte, il souligne aussi le relief d’un vêtement, d’un corps, d’une allée, etc. Il réalise également des visions mémorables car le scénariste sait ménager des moments dépourvus de mots : l’étendue des champs à l’approche de Gand, la déambulation dans une ruelle de Bruges avec son sol en terre et les eaux usées s’écoulant au milieu, l’animation dans une taverne en sous-sol, un navire voguant sur une mer calme sous un ciel parsemé de nuages, Koenraad posant en tant que roi pour le retable de l’Adoration de l’agneau mystique, la reprise du reflet du miroir accroché au mur dans l’intérieur bourgeois des époux Arnolfini comme dans le tableau du même nom de 1434 (huile sur toile). Le lecteur part peut-être avec un a priori sur le choix de narration : beaucoup de texte pour exposer la situation historique de l’époque, et développer différents points de vue sur le grand peintre, de ses années d’apprentissage, aux conditions de réalisation de ses chefs d’œuvre, en passant par sa technique ou ses relations avec les grands de ce monde à cette époque, en particulier ceux du pouvoir temporel. Conscient du nombre de pages limité qui lui est alloué, le scénariste a pris le parti de focaliser son propos sur une année charnière dans la vie de Jan van Eyck, et de s’en tenir aux circonstances concrètes menant le peintre à prendre une décision essentielle quant à la conduite de sa vie. Ainsi certains éléments peuvent sembler trop rapidement évoqués ou juste absents, en particulier le choix d’une huile siccative comme liant pour ses peintures, la composition des tableaux en quatre niveaux (littéral, allégorique, allusif et mystique), l’introduction de la nature dans ses compositions, etc. D’un autre côté, cela permet au scénariste de donner de la place aux dessins, de les laisser raconter sans être surchargés de cartouches de texte en tout petits caractères. Le lecteur découvre le grand peintre au travers d’une de ses missions en tant que diplomate pour le compte de Philippe le Bon, auprès de Mohammed al-Mutamassik, c’est-à-dire une occupation qu’on n’attend pas pour un artiste. Il peut le voir dans sa relation avec son protecteur qui lui met à disposition une rente, le voir à l’œuvre dans la négociation diplomatique (sans bien savoir quelle langue est utilisée), et peindre. Les auteurs savent montrer ce qui motive Jan van Eyck, et ils mettent en scène un processus psychologique l’amenant à accorder la priorité à son art. D’un côté, le lecteur se rend compte qu’il aurait apprécié plus d’informations contextuelles, et il les trouve dans le dossier de fin. De l’autre côté, la lecture a été celle d’une vraie bande dessinée, plutôt que d’un exposé illustré, insufflant plus de vie aux personnages, avec une narration aérée et fluide. Une tâche complexe que de donner vie à Jan van Eyck, considéré comme le fondateur du portrait occidental. Le dessinateur raconte ce morceau de biographie sur un an, dans un registre similaire à celui du peintre : descriptif, minutieux et réaliste, donnant ainsi une impressionnante consistance à cette époque, aux lieux et aux personnages. Le scénariste concentre son récit sur cette évolution dans le choix de vie du peintre, tout en mettant en scène un homme à la vie sortant de l’ordinaire.

30/12/2024 (modifier)
Par Titanick
Note: 4/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Petit traité d'écologie sauvage
Petit traité d'écologie sauvage

Mise à jour après lecture du tome 3. Poursuite de l’ironie dans la veine des deux premiers volumes. Mais en poussant encore plus loin la critique de la vision occidentale du monde et de la nature. L’anthropologue Jivaro pointe du doigt toutes nos absurdités, mais l’auteur ouvre la voie d’un espoir avec l’engagement des zadistes. Absurde, décalé, et tellement vrai. Un petit rayon de bonheur. Je réitère mon coup de coeur ! Tomes 1 et 2. Que ce petit traité est intelligent, et diablement drôle. Je regrette que ma bibliothèque municipale ne possède que les deux premiers tomes, j'aurais sans doute adoré lire le troisième, je vais aller déposer une réclamation sous peu (je plaisante). Nos paradigmes de sociétés, pas seulement occidentales d'ailleurs, sont bien mis à mal ici, et pour notre plus grand plaisir, zygomatique et intellectuel. Que nous ayons, et surtout nos politiciens avec nous, adopté les modes de pensée animistes jivaros, donne une saveur particulière à tous les discours et échanges verbaux des hautes sphères des états. On en vient à rêver que ce soit réellement le cas en ces temps troublés sur notre continent. Quant à l'élection présidentielle, le débat des deux candidats restant en lice, Mélanchon et Hamon, m'a fait hurler de rire. Je sens que celle qui approche sera moins enthousiasmante. Et que dire des interprétations de l'ethnologue Jivaro venu observer la dernière poche de résistance de la pensée actuelle ? Ses conclusions sont si évidentes dans l'absurde que c'en est confondant. Et si le dessin n'est en général pas le plus important dans ce genre de bd, il est ici particulièrement réussi. Les poses sont statiques et répétitives, certes, l'humour étant dans les dialogues. Mais les aquarelles sont très belles, surtout les mésanges, qui d'ailleurs ne manquent pas d'humour non plus. Bon, ben, je pars à la pêche du tome 3.

03/03/2022 (MAJ le 29/12/2024) (modifier)
Par Ro
Note: 4/5
Couverture de la série Vesper
Vesper

Par chance, je ne m'en suis pas tenu au seul premier tome de cette série que j'avais trouvé certes bien dessiné mais trop convenu. Il nous plonge dans un univers d'heroic-fantasy à la géographie surprenante mais qu'on ne découvrira que plus tard et aux factions bien particulières mais là encore en apparence très superficielles dans ce seul premier tome. L'auteur y introduit dans le feu de l'action ses héros qui sont des mercenaires plus ou moins rejetés par le pouvoir en place et qui veulent gagner auprès de lui le droit à des terres bien à eux, quitte pour cela à combattre d'autres rejetés, une race étrangère au royaume des humains et qui a envahi une ville pour s'y réfugier. On découvre Vesper, une amazone sorcière dotée de puissants pouvoirs magiques en plus de grandes capacités guerrières. Et on y découvre surtout la perfidie des humains au pouvoir avec notamment un cardinal fourbe, raciste et gratuitement mauvais. C'est ce manichéisme, le méchant trop méchant qui fait subir la pire des injustices aux gentils rejetés, qui m'a refroidi sur ce premier tome. Par bonheur, la suite gagne en subtilité et en profondeur. L'intrigue se déploie pleinement, gagnant en complexité et en ramifications dans le temps et entre deux mondes parallèles. Le dessin y est toujours d'excellente qualité et les personnages intéressants. L'auteur parvient à maintenir une réelle incertitude sur la suite de la série qui empêche d'en deviner les péripéties et la conclusion à l'avance. Cette conclusion, elle arrive au 4e tome alors que 6 étaient prévus initialement et cela se ressent un peu sans être rédhibitoire. Un retournement de situation au début de cet album m'est paru un peu abrupt comparé au contexte des précédents, puis ensuite les explications sont assez verbeuses, mais il faut reconnaitre qu'elles clarifient bien les choses et que l'auteur apporte les réponses à toutes les questions ouvertes. Il en découle une très bonne série de fantasy un peu sombre, dont le lyrisme et la fatalité m'ont parfois rappelé ce vieux classique qu'était Légendes des Contrées Oubliées, ce qui est pour moi un gage de qualité.

29/12/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Boomers
Boomers

Les cimetières sont plein de gens qui avaient d’autres projets. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Bartolomé Seguí, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-onze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par l’auteur, évoquant la création d’un certain nombre de personnages (Lola, Ernesto, Rita, Héctor, César…) dans les années 1980, et le commentaire de la coscénariste occasionnelle. Elle fait observer que les personnages évoluent avec le temps, ce qui les rend plus humains, faisant croire qu’ils ne dépendent ni d’une main créatrice ni du regard du lecteur pour continuer à exister, même une fois le livre refermé. Ernesto, un homme d’une soixantaine d’année, est assis le dos contre arbre dénudé, sous une pluie battante, en train de regarder le fleuve à quelques mètres de là. Des éclairs luisent régulièrement, et le tonnerre tonne. Ses pensées vagabondent. Les tempêtes exercent comme un étrange magnétisme. Comme un air de déjà-vu. Loin, très loin. Une trace, dans nos mémoires de l’époque où nous n’étions qu’une présence insignifiante dans un monde trop grand pour nous… D’une époque où tout trouvait une explication par le surnaturel. Regarder la pluie. Écouter le clapotis des gouttes et le grondement du tonnerre, puis retrouver ce regard émerveillé et empli de déférence… S’abandonner aux forces de la nature malgré les dangers a quelque chose de relaxant. Un peu comme se sentir dans le ventre de sa mère au milieu des bombardements. Comme la paix que ressent un condamné à mort lorsqu’il n’a plus à lutter pour sa survie. Tout cela est à la fois si réel et si paradoxal… Enfin de compte, Ernesto comprend l’avertissement de Sabina : Là où on a été heureux, on n’aurait pas dû essayer de revenir… Ernesto se met à l’abri sous le petit toit d’un panneau d’informations. Il entend son téléphone sonner dans la petite voiture. Il s’assoit sur le siège du conducteur, et il voit qu’il s’agit d’un appel de son épouse Lola. Il décide de ne pas répondre. Il se souvient de leur discussion il y a quelques jours quand il lui a annoncé son intention de prendre des jours de vacances seul. Elle avait été un peu surprise se demandant s’il y avait une autre femme, s’il faisait sa crise de la quarantaine. Il l’avait rassurée : il a besoin de temps pour lui, pour réfléchir un peu, se préparer à ce qui les attend, mettre de l’ordre dans ses priorités. Il souhaitait aller en Irlande. Finalement, il se retrouve à conduire sous la pluie dans l’île de Majorque. Ses pensées reprennent leur flux : Que faire quand on ne se sent nulle part à sa place ? La connaissance des coutumes, seule, ne garantit pas de s’intégrer. Parfois, c’est même le contraire. Faute de savoir s’adapter aux mœurs, on devient une sorte d’apatride sentimentalement. Et encore, si ce n’était qu’une question de géographie… Mais que faire quand ce sont les codes de son époque qui deviennent étrangers ? Quand ce qui se passe autour de soi ne nous concerne plus… Est-il possible de perdre le sens du temps présent ? Boomer : une personne avec un train de vie confortable et qui s'oppose moralement aux changements sociétaux portés par les jeunes générations. Donc l’auteur invite le lecteur à suivre un boomer, Ernesto, soixante ans, encore un travailleur actif, qui vit avec son épouse Lola, et qui voient, lui et elle, régulièrement leurs amis, personnes de leur âge. Effectivement, ils ne semblent pas avoir de soucis financiers, sans non plus rouler sur l’or, un appartement en ville, et de quoi, s’offrir régulièrement des vacances. En apparence, ils ne souffrent pas de maladies incapacitantes, mais ils évoquent l’énergie et le temps passés à prendre soin de leur santé. Le lecteur ressent une forme de confort dans la narration visuelle. L’artiste adopte un registre réaliste et descriptif, avec un bon niveau de simplification, utilisant des traits de contour un peu gras, passant de temps à autre en technique de couleur directe pour quelques éléments d’une case. Ses personnages disposent d’une apparence qui attire la sympathie : plutôt débonnaires, sans trace d’aigreur ou d’agressivité, sereins et calmes, comportement qui est pour partie dicté par leur âge. Ils portent des vêtements confortables, plutôt des pantalons, polos et chemises, avec une femme qui porte des robes. Ils ne semblent pas avoir de passion dévorante, ou de hobby envahissant, ni d’animosité entre connaissances de longue date, ou entre époux. La narration visuelle emmène le lecteur dans la banalité du quotidien : un petit modèle de voiture deux places aisément reconnaissable, la standardisation des modèles de téléphone portable, le port du teeshirt qui se généralise à toutes les strates de la société, les mêmes types de bar pour touristes avec leur terrasse, les appartements dans des immeubles sans personnalités, la grande pièce avec la table et les chaises d’un côté le canapé de l’autre, le métro pour aller au boulot, la plateforme mondiale de vidéo à la demande, etc. Dans le même temps, Ernesto et les autres vivent dans des lieux bien identifiés avec leurs particularités : un modèle de chaise, une calèche pour touristes dans une rue, une émission télévisée de dating spécifique à l’Espagne, les stores déroulant à l’extérieur des fenêtres, le motif d’un tapis, une ornementation d’inspiration méditerranéenne sur un bâtiment, un oiseau des pays chauds, etc. Tout du long, le lecteur apprécie l’approche douce de la mise en couleur : pas de tons criards, pas de tons trop sombres, un art consommé de l’atmosphère ombragée, sans soleil trop agressif. De séquence en séquence, le lecteur peut voir qu’il s’agit de personnes autour de la soixantaine : pas de gestes brusques, pas de dépense d’énergie inutile, des fauteuils et un canapé confortables. Les personnages vivent à un rythme posé : Ernesto le souligne alors qu’il travaille chez lui en se faisant la remarque qu’il aime ce qu’il fait, mais il supporte de moins en moins de travailler sous pression. Aujourd’hui, il sait qu’une tâche achevée ne cède pas la place à plus de temps libre, mais à une autre urgence. Son choix de voiture, petite et deux places, montre qu’il ne recherche plus la vitesse ou à en mettre plein la vue. L’intérieur du couple est fonctionnel et bien pensé, faisant passer le confort avant le luxe. Ernesto préfère faire son voyage seul et à son rythme, plutôt que d’enchaîner les rendez-vous, ou les endroits à visiter ou encore les activités. Les amis prennent place bien assis à table pour un repas qui dure, afin de profiter de la conversation. Dans un chapitre de trois pages, Ernesto déambule tranquillement dans les rues d’une ville touristique, et il se rend vite compte qu’il a besoin de sortir du flux de la foule, pour se retrouver dans une petite ruelle sans animation, ses mouvements et les expressions de son visage montrant bien ce qu’il en est. Bon, ben, voilà qui semble moyennement passionnant d’assister à des considérations plus ou moins originales, venant de personnes en fin de carrière professionnelle, évoquant l’éventualité de la retraite (65 ans si tout va bien en Espagne), le fait qu’ils ne comprennent plus complètement le monde qui les entoure, et les contraintes de devoir surveiller sa santé. D’un côté, leurs discussion permettent à l’auteur de passer en revue bien des sujets attendus : le temps qui file (une année se résume à Noël, Pâques, l’été et Noël à nouveau…), une forme de détachement grandissant (quand ce se passe autour ne concerne plus l’individu), les énièmes mascarades politiques (en particulier un habile décalage de la fenêtre d’Orverton), l’opinion qui prévaut sur l’information, les évolutions dans les villes (les villes sont des mécanismes vivants, il faut accepter le changement), les corps vieillissant qui font penser à ceux des parents, le temps qu’il reste avant la retraite, les enterrements et les souvenirs qu’il reste des défunts (amenant à envisager ce qu’il restera après sa propre mort), la raréfaction ou l’absence de rapports sexuels et même la disparition de la libido, la société qui valorise le jeunisme (alors qu’il s’agit d’une valeur éphémère), le chemin parcouru et le vertige de laisser passer les années qu’il reste encore sans en tirer le meilleur parti (de laisser le temps s’écouler sans douleur ni gloire), le monde qu’on laisse aux générations suivantes (à commencer par ses enfants). Le lecteur ressent qu’il s’agit du discours d’un auteur ayant atteint la soixantaine, et qui parle de ses préoccupations, en étant dans l’acceptation et non dans la résignation. L’auteur se montre moins virulent que Carlos Giménez dans C’est aujourd’hui : il a déjà fait le chemin dans son esprit de la brièveté du chemin qui reste devant lui. D’ailleurs, cela constitue le point de départ de ce récit : tout simplement mettre de l’ordre dans ses priorités. Dans le même temps, il a conscience que le monde ne lui appartient plus, que son temps est passé. Il met en scène comment la conscience du temps qui est compté, voire peut-être plus court que prévu en fonction de l’état de santé et de la perte d’autonomie, provoque une prise de recul et un lâcher prise. Ernesto se sent et se voit s’éloigner des préoccupations contemporaines du monde, comme s’il perdait le sens du temps présent, qu’il devenait un apatride temporel. Un titre utilisant un mot à a mode dans la première moitié des années 2020 : une accroche qui éveille la curiosité du lecteur, ainsi qu’une forme de jugement négatif irrépressible associé à l’expression Ok boomer. Il prend beaucoup de plaisir à faire connaissance avec Ernesto, son épouse Lola et leurs amis. La narration visuelle se révèle être parfaitement dosée entre banalité du quotidien, consistance de ces environnements banals, et équilibre entre ce qui est représenté et ce qui est sous-entendu. Le lecteur retrouve les constats et petites récriminations associés à des personnes de cet âge. Il voit également par les yeux de l’auteur : il peut se mettre à sa place et comprendre pourquoi il envisage le monde ainsi, ce que les décennies accumulées ont modifié dans sa façon de considérer le monde, et sa position dans celui-ci.

29/12/2024 (modifier)
Par Josq
Note: 5/5 Coups de coeur du moment
Couverture de la série Ulysse & Cyrano
Ulysse & Cyrano

Soyons honnêtes : si j'écoutais ma raison, je noterais cette bande dessinée plutôt 4 étoiles, voire 3,5, parce qu'elle a quand même plusieurs défauts. Dieu merci, j'écoute mon cœur et ce dernier ne cesse de me dire d'augmenter encore plus ma note ! Alors nous y voilà. Mais pourquoi un 5/5 alors que j'ai trouvé ce récit tout aussi convenu que ce qu'on en lit dans les critiques un peu partout ? En effet, on ne pourra pas dire que l'originalité étouffe cette histoire. Les personnages sont bien construits, mais obéissent tous sans exception à des stéréotypes classiques du genre, frisant le manichéisme outrancier par moments. La progression narrative est si prévisible qu'arrivé à un tiers ou au mieux la moitié de l'album, je pouvais décrire exactement chacune des péripéties qui m'attendaient dans la suite de l'histoire. Le message et la vision des événements qui nous est proposée par les auteurs sont tellement déjà vus que j'aurais pu lever les yeux au ciel à chaque page face à cette pincée de démagogie allègrement naïve et sucrée qui parsème chaque feel-good movie que le cinéma nous sort chaque année, et leurs équivalents en littérature ou autres bandes dessinées. Alors revenons à la question initiale : qu'est-ce qui me pousse à monter à 5/5 ? La réponse tient en trois lettres : cette bande dessinée a une âme. Et quelle âme ! A l'image du magnifique trait de Stéphane Servain, sorte de réalisme lyrique mâtiné d'un brin d'impressionnisme, Ulysse & Cyrano n'est pas là pour épater la galerie, il ne cherche pas à nous en mettre plein les mirettes à grands renforts d'artifices éculés. Il cherche plutôt à nous toucher au plus profond de notre âme. Dès qu'on le prend en main, on sent dans cette magnifique toile cirée une authenticité qu'on trouve peu ailleurs. Je soupçonne Cristau et Dorison d'être parfaitement conscients qu'ils nous baladent en terrain mille fois connu. Ils le savent d'autant mieux qu'ils ont compris que la seule excuse pour un artiste de nous amener là où on veut aller, c'est précisément de nous emmener exactement et seulement là où on veut aller. Exactement comme Ulysse et Cyrano qui préfèrent revenir aux bons vieux plats qui ont fait leurs preuves depuis des années (ne me dites pas que cette dimension méta n'était pas voulue), Cristau et Dorison nous ressortent un plat qu'on a déjà consommé. Mais il a été conçu avec tant de talent et d'amour qu'on a l'impression que nos papilles le découvrent pour la première fois ! Ainsi de Ulysse & Cyrano. Oui, on a déjà vu toutes ces ficelles scénaristiques ailleurs. Cela les rend-il mauvaises ou ringardes pour autant ? Quelle erreur commettraient ceux qui s'en persuaderaient ! Ulysse & Cyrano, c'est la beauté de la mécanique parfaitement huilée, du repas parfaitement ordonné et agencé. L'art de Dorison, qui n'a plus ses preuves à faire, touche ici son apogée avec le renfort d'Antoine Cristau pour nous offrir exactement ce qu'on veut avoir d'un tel récit. Une atmosphère de liberté totale, de douce euphorie, d'une sérénité qui peu à peu emplit notre âme. Car ce que nous donnent à voir Dorison et Cristau, ici, c'est cela, précisément : l'âme d'un terroir, avec tout ce qu'elle peut avoir de rassurant. Après l'époque troublée de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation, comment apaiser les blessures profondes qui ont fracturé le territoire national d'un pays qui, s'il peut se glorifier d'un certain nombre de succès face à l'occupant nazi, n'en pas moins perdu son unité ? Par le terroir, justement. En ressuscitant cette âme profondément enfouie dans notre sol, Cyrano et son disciple Ulysse réussissent peu à peu à soigner des blessures si profondes qu'elles semblaient incurables. Car finalement, l'âme de la France se trouve bien plus dans un poulet aux écrevisses servi entier que dans des discours politiques à l'odeur nauséabonde qui, en multipliant le nom de ce pays bien-aimé, ne font en réalité que le vider de son sens. C'est précisément dans ce poulet aux écrevisses qu'on retrouvera toute l'âme des Rabelais, des Hugo, des Péguy et des Pagnol. Et ce miracle que les mots sont incapables de faire, les mets en sont capables. C'est par la nourriture que l'on peut redonner le goût de vivre à une mère de famille éplorée et impuissante face à la déchéance de son mari ou à la paresse de son fils. C'est par la nourriture que l'on peut faire revivre l'âme d'un village qui avait préféré à la douceur du pardon la facilité de la haine. C'est par la nourriture que l'on peut faire redécouvrir à un grand cuisinier parisien la beauté d'une simplicité qui n'a finalement rien de désuet. C'est par la nourriture qu'on peut recréer le lien avec un père devenu froid, distant, égoïste. Cette nourriture n'est pas un objectif, elle n'est qu'un vecteur. Car en nous reconnectant au terroir, elle nous reconnecte à nos racines. Non pas les racines d'une nation trop secouée par les avanies de l'Histoire pour être brandie comme un étendard, mais les racines d'un peuple dont l'unité s'est toujours faite autour de et peut-être même par la bonne chère. Cela pourrait prêter à rire, mais s'il est une chose que nous montre Ulysse & Cyrano, c'est bien à quel point - et c'est peut-être là la raison d'un final que certains ont trouvé trop sucré - l'art culinaire peut rendre un homme libre, à quel point il peut rendre tous les hommes égaux, à quel point il peut tous en faire... des frères.

29/12/2024 (modifier)
Par Ro
Note: 4/5
Couverture de la série Le Monde de Charline
Le Monde de Charline

Charline est une petite fille en CP qui déborde d'énergie et d'imagination. Certes elle fait pas mal de bêtises, mais elle le fait sans penser à mal et est prête à utiliser sa verve pour défendre sa position et se chercher des excuses. Je découvre Raoul Paoli avec cet album. A vrai dire, même si son trait est plus fin et ses décors plus épurés, je me suis demandé un moment s'il ne s'agissait pas de Bruno Dequier, l'auteur de Louca, tant j'ai cru reconnaitre des expressions et personnages similaires par moment. Le résultat est en tout cas très agréable, apportant dynamisme et expressivité à des gags efficacement mis en scène. L'auteur se présente comme le père de la vraie Charline qu'il présente en photo masquée en quatrième de couverture. Et c'est vrai que j'ai apprécié la complicité qu'on peut observer entre le personnage de Charline et son père dans la BD, me rappelant ma propre relation avec ma fille quand elle était petite. J'aime aussi la manière dont est traité le chat de la famille, une vieille boule de poils blasée que la petite fille adorerait câliner mais qui ne se laisse jamais faire. Malgré ses nombreuses bêtises, Charline est très attachante et fait preuve d'un bel esprit de répartie et d'imagination. Les gags ne sont pas tous aussi bons mais beaucoup sont vraiment drôles, tant pour un lecteur adulte qu'enfantin ce qui rend la BD vraiment tous publics malgré le jeune âge de l'héroïne. Un bien agréable moment de lecture et de sourire.

28/12/2024 (modifier)