C'est un chouette premier roman graphique produit là par Isabelle Maroger (Zaza pour les intimes dont je ne suis pas). Elle a eu la chance d'avoir une très belle histoire à sa disposition et il faut lui reconnaître le talent de l'avoir très bien mise en valeur. Sa narration est très fluide et fait bien plus la place au côté humain des personnages qu'à une description didactique et impersonnelle du programme nazi des Lebensborn. Tout commence dans le bus par une remarque raciste banalisée qui laisse Zaza meurtrie et sans réponse. La thématique première du roman est lancée d'une façon subtile et intelligente. Déjà au collège la jeune adolescente avait vécu une première alerte mais ce n'est qu'à la mort de sa grand-mère adoptive qu'elle découvre la tragique histoire de l'enfance de sa maman qui rejoint une face sombre et peu connue de la folie nazi. L'autrice choisit le parcours singulier de sa maman qu'elle peut mettre en parallèle avec celui de sa tante. En effet les deux sœurs dans la même situation ( grossesse avec un soldat allemand) ont "choisi" deux voies différentes. Cela donne un récit historique très bien mené avec une forte intensité émotionnelle et dramatique sans jugement ni culpabilisation. Je ne connaissais que de très loin ce sujet et j'ai apprécié la façon dont l'autrice le traite avec beaucoup de tact et de sensibilité. Maroger écoute et prend le temps de remettre ces rencontres amoureuses dans leur contexte.
Le graphisme incline vers la jeunesse et rend le récit vivant et dynamique. Cela a l'avantage d e dédramatiser une thématique assez lourde car beaucoup de ces enfants innocents ont lourdement porté le poids de la haine sur eux. Les extérieurs sont minimalistes mais réussissent à donner une bonne ambiance des lieux et des époques évoquées.
Une belle lecture pour un très large public.
Il y a un football de prose et un football de poésie.
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Ce tome contient une histoire complète qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur La Callas (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’une des plus célèbres cantatrices d’opéra) ou sur Pasolini (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’un réalisateur de film à la réputation sulfureuse). Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Sara Briotti pour les dessins et la couleur. Il comprend quatre-vingt-huit pages de bande dessinée. Il débute avec une préface d’Emmanuelle Trevi qui évoque les affinités entre les deux artistes, ainsi que les circonstances de la réalisation du film Médée. Il se termine par un article de cinq pages illustrées de croquis de la dessinatrice, rédigé par Alain Duault et intitulé : Les hommes de Callas. Viennent enfin les remerciements des deux auteurs.
En ce mois de septembre 1969, la saison est douce encore, à Rome. Une réception que donne Maggie van Zuylen, une amie proche d’Aristote Onassis, ouvre l’éventail qui va du raffinement à l’ostentation, avec des invités riches et en habit de soirée. À l’étage, en-dessous, dans une magnifique robe de soirée, Anna Cecilia Sophia Maria Kalogeropoulos, regarde un film qui passe à la télévision, une flute de champagne à la main. Elle est plus connue sous le nom de Maria Callas qui lui sera donné par son père à ses 22 ans. Sur l’écran, passe le beau visage d’Ingrid Bergman, filmé par Roberto Rossellini. Ce visage, Maria le scrute avec intensité. Elle croit comprendre ce qu’il se passe, ce que vit Bergman, dans ce film pauvre et juste, mélancolique et généreux. Et qui parle de deux solitudes, deux incompréhensions qui, lentement, lentement, se rapprochent. Elle est interrompue par une voix qui lui annonce qu’ils sont arrivés. Eux… Burton et Taylor, couple mythique, superbe mais rongé par les tabloïds et l’alcool. Elle, elle tourne The only game in town, à Paris sous la direction de George Stevens. Elle a pris du poids, elle tente de se reprendre. Une fois encore… Lui, boit. Son talent est intact. Sa voix prodigieuse mais il a du mal à récupérer son image… Quelque chose de son existence semble s’éloigner, se perdre. Il sourit beaucoup. Un sourire des dents et des lèvres. Un sourire sincère quand arrive Maria.
Richard Taylor se lève et va saluer Maria, lui demandant où elle était passée. Elle lui répond qu’elle regardait un film, et lui fait observer que pour ce même génie latin, il lui a piqué Franco Zeffirelli pour La mégère apprivoisée. Il lui rétorque qu’elle va se rattraper avec Médée, et s’étonne que le réalisateur ne l’accompagne pas. Elle aussi s’inquiète que Pier Paolo Pasolini ne soit pas encore arrivé. Cet homme est tout à la fois, un écrivain, un poète, le cinéaste de L’évangile selon Saint Matthieu et de Théorème. Il se trouve non loin de là attablé dans un café : il tente de raisonner son amant, le grand amour de sa vie, Ninetto Davoli qu’il a rencontré lors du tournage de La Ricotta. Le réalisateur dit à son amant qu’il ne peut pas aimer cette femme, que ça lui passera. Le jeune homme reconnaît tout ce qu’il doit à Pasoli, tout en indiquant que Patrizia lui apporte une stabilité, une certaine sécurité aussi. Dehors une bagarre de rue a éclaté.
Un récit retraçant les relations entre Maria Callas (1923-1977, Maria Anna Cecilia Sofia Kalogeropoulos) et Pier Paolo Pasolini (1922-1975) : pourquoi pas ? Le lecteur peut être attiré par sa connaissance et son appréciation de la bibliographie du scénariste, par les planches d’une finesse remarquable, ou encore parce qu’il apprécie la cantatrice ou le réalisateur. Toutefois un incipit l’avertit que ce récit est fictionnel. S’il est respectueux de la chronologie de la vie des protagonistes, il n’a pas vocation à en offrir une lecture biographique. En page trente-cinq, un journaliste âgé interroge la diva et explique son objectif : fixer juste des moments, des moments plutôt heureux et tenter de leur rendre leur durée, leur étirement, comme une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, des rencontres qui embellissent, des rencontres qui abîment… Un amour impossible sur le temps qui se délite. Le lecteur peut reconnaître là l’approche souvent utilisée par le scénariste dans d’autres de ses séries, un savant dosage entre la réalité historique et l’intuition ou la projection. D’ailleurs personne ne peut prétendre savoir ce qu’il se passait réellement dans la tête de cette femme ou de cet homme pendant ces moments. Pour autant, tout du long du récit, le lecteur peut relever moult détails attestant de l’investissement des auteurs dans une reconstitution la plus minutieuse et rigoureuse qui soit.
Dès la première case, le lecteur est saisi par la densité d’informations visuelles et la minutie : une vue en plongée inclinée de la terrasse avec vue sur le parc, où se déroule la fête. Il dénombre une quarantaine de personnages, dont les six membres de l’orchestre, les deux serveurs au buffet, un autre en train de passer avec plateau sur lequel reposent des flutes de champagne, des invités tous distincts. Il peut prendre le temps d’admirer chaque robe de soirée, chaque coiffure, et il constate que même les tenues de soirée des hommes présentent des différences. Il prend un peu de recul et il constate qu’il est possible d’apercevoir le dôme du Saint-Siège en arrière-plan. Il ramène son regard sur l’environnement immédiat et il voit les fenêtres, les persiennes, les statues, les guirlandes, et même quelques petits bouts de papier colorés voleter au vent pour un air de fête. Il passe à la deuxième case et le même ravissement se produit : la robe de Maria Callas, la décoration très ouvragée des murs et plafond, le lustre, le modèle de canapé, les plantes en pot. Dans la troisième case, il peut détailler les bijoux de la cantatrice, ainsi que le seau à champagne, les motifs du papier peint, la forme des boiseries de la fenêtre. Dans la dernière case de la page, il peut lire la marque du téléviseur, cohérente avec l’année et le pays. Il prend conscience qu’il a adapté son rythme de lecture à la densité d’information, que chaque case se lit facilement et avec plaisir, sans impression d’indigestion. Il voit que la mise en couleurs s’inscrit dans un registre naturaliste et qu’elle participe à la clarté de chaque détail. Une reconstitution et une description d’une richesse incroyable et roborative, sans rien perdre en délicatesse.
Pour la deuxième séquence, celle qui se déroule dans un café entre Pasolini et son amant, la narration visuelle conserve les mêmes caractéristiques, en particulier la densité d’informations dans chaque case. Le lecteur peut détailler l’aménagement et le mobilier du café, la façade de l’immeuble qui l’abrite, les marques d’alcool, les tatouages du barman, ainsi que la bagarre dans la rue, et son incidence sur la conversation une fois finie. Alors que le réalisateur repart dans sa belle voiture, le Colisée est présent en fond de case. L’investissement de la dessinatrice ne faiblit à aucun moment, alors même que le scénario suit le couple dans des endroits très différents, une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, ainsi que le tournage de Médée en extérieur dans un désert en Turquie, le quartier de Brooklyn où elle a grandi, son appartement à Paris avenue Georges Mendel, une manifestation d’étudiants à Rome. Le scénariste s’en tient au déroulement factuel, et l’artiste consacre le temps nécessaire à chaque plan, scène intimiste ou scène de foule, quelle qu’en soit la localisation. Elle restitue la configuration des lieux, en respectant les caractéristiques de l’époque, qu’il s’agisse de la Viale Policlinico devant le mur d’Aurélien recouvert d’ex-voto, de l’intérieur de la basilique Saint-Pierre dans un dessin en pleine page d’une munificence éclatante, ou des différents quartiers d’une favela.
Ainsi, le scénariste consacre un deuxième album à ce réalisateur, après Pasolini. Pig ! Pig ! Pig ! (1993) avec Massimo Retundo dans la série Grands écrivains. Il choisit un angle différent : la relation improbable entre la diva Maria Callas, adulée par tous de son vivant, et le poète militant et homosexuel. Un amour impossible, et en même temps la rencontre de deux individus qui va au-delà de l’amitié. Régulièrement, le lecteur constate que le scénariste intègre des éléments passés à la postérité, une déclaration, un extrait d’interview ou de biographie officielle. Dans le même temps, il a pris soin de préciser qu’il interprète la dynamique et le cœur de cette relation à sa convenance. Il donne à voir cette relation de différentes manières. Au premier degré, il met en scène leurs rencontres, à une soirée mondaine, pour le tournage de Médée, lors de ce séjour déconcertant dans une favela. Dès la première séquence, il établit une comparaison : les caractéristiques de la relation entre Elizabeth Taylor (1932-2011) et Richard Burton (1925-1984) et leur désenchantement, par rapport au mal de vivre de La Callas et de Pasolini. Puis il évoque la manière dont le réalisateur envisage l’actrice, met en valeur une facette de sa personnalité dans son film, tout en soulignant qu’elle comprend ce qu’il fait et qu’elle est consentante. Il est question de l’enfance de la cantatrice et de ce qu’elle a sacrifié pour arriver à un tel degré d’excellence, de la même manière que le poète évoque ses engagements. Il apparaît alors qu’elle est contrainte de continuer à être ce que le public perçoit d’elle, à exceller en tant que cantatrice, et lui se heurte au fait que sa propre réussite lui a apporté une aisance matérielle qui transforme son rapport au monde, il n’est plus affamé au sens propre comme au figuré, et il est considéré comme un transfuge par les démunis.
Pour ces raisons, ni l’un ni l’autre ne peuvent s’intégrer aux habitants de la favela, qui les considèrent comme des touristes, bienveillants, ou aussi des nantis se comportant comme dans un zoo. Le parcours de vie a transformé l’un et l’autre, que ce soit la discipline du chant au plus haut niveau, ou l’exigence personnelle, ne leur permettant plus de revenir à un état antérieur de développement, à la rage qui anime les jeunes se préparant au match de foot dans la favela. Pour autant, ils en viennent à se reconnaître dans la manière dont les circonstances contraignent à une forme de vie. La pauvreté et la violence pour les habitants de la favela, la célébrité, l’image que les autres ont de La Callas et de Pasolini, le métier de cantatrice inégalée, la rébellion chevillée au corps nourrie par le comportement homophobe de la société. Le lecteur se souvient alors de la citation du réalisateur mise en exergue : Dans ce monde coupable, qui se contente d’acheter et de mépriser, le plus coupable, c’est moi, desséché par l’amertume.
Peu importe ce qui a attiré le lecteur vers cette bande dessinée, il plonge dans une expérience de lecture d’une consistance peu commune et d’une rare intensité. L’artiste réalise des planches d’une minutie descriptive peu croyable, donnant à voir chaque lieu avec une précision les rendant tangible à un degré exceptionnel, et il en va de même pour les personnages. Le scénariste raconte cette relation improbable entre ces deux créateurs extraordinaires, leur conférant une réelle personnalité découlant de leur parcours, et une humanité générant une forte empathie. Le lecteur la ressent pleinement, l’agent et le confort matériel n’effaçant pas les blessures intérieures de ces deux êtres humains et les souffrances qui en découlent.
Quand j'ai avisé le Corto de Pratt, j'ai découvert avec surprise que les cinq opus de Diaz Canalès et Pellejero n'étaient pas enregistrés sur le site. Pourtant Casterman leur attribue les numéros 13 à 17 dans la liste principale des aventures du marin. La série Vivès/Quenehen étant à part.
C'est avec joie que je comble ce manque car j'ai beaucoup apprécié les propositions des deux auteurs espagnols. Tout en respectant à la lettre le cahier des charges du personnage Corto, Diaz Canalès propose des scénarii originaux très bien construits qui nous renvoient dans l'espace et le temps du marin pirate. On retrouve cette ambiance des années 1910/1920 ( 1924 pour Berlin) où Diaz Canales pioche dans cette fin d'aristocratie, ce chaos issu de la Grande Guerre, cette aversion du colonialisme ou ce regard tendre pour les causes perdues des minorités opprimées quelles soient Irlandaises ou Dayak, Juives ou Mexicaines. Mais Corto ne serait pas lui-même sans ses rencontres avec ces princesses des cinq continents fières et libres, ni cette poésie qui sourde de son voisinage avec Jack London, Henri de Monfreid ou de Constantin Cavafis. J'ai même trouvé le Corto de Diaz plus lisible que celui de Pratt dans ses réparties philosophico ironiques qui clouent ses adversaires dans leur médiocrité vénale. Seul Ras tire son épingle du jeu dans cet affrontement de bretteurs. En effet Diaz Cavales ressuscite tous les Anciens de Raspoutine à Bouche Dorée dans un maelström mystique et ésotérique qui rappelle que tout n'est pas que rationalité dans l'univers de Corto.
Pellejero s'en tire admirablement bien. Il reste dans l'ambiance insufflée par Pratt tout en gardant sa patte. La ligne est plus claire mais ici aussi gagne en lisibilité. La gestuelle minimaliste avec cette succession de cases de profils qui ne changent que d'un micro détail nous fait prendre conscience du temps Maltésien dans ces silences du possible ou pas. Les extérieurs sont presque effacés mais toujours très travaillés et nous rappelle que Corto est partout à sa place et surtout dans les endroits les plus improbables.
Une belle mise en couleur moderne avec de nombreux contrastes complète le plaisir de la lecture.
Je suis un fan du personnage et je me suis régalé à cette suite proposée par les deux auteurs.
Du très beau travail.
Toujours aussi bon à la relecture. Même si l'effet surprise de la première lecture n'est plus présent.
Histoire d'une vengeance naine, mais pas gratuite. Scénario bien ficelé nous amenant à être derrière le bourreau et à le comprendre, à compatir sur sa vie de "merde".
Pas une fausse note, de l'humour noir de merde, par-ci, par-là, comme je l'aime, comme l'intro dans le bar et la grenade cachée sous la tasse.
Déchaînement de violence d'un petit homme, qui au final ne cherchait qu'une chose, l'amour.
Un album en grande partie autobiographique j’imagine (comme l’héroïne Rose, Lou Lubie est originaire de La Réunion, et arbore une chevelure pas toute lisse). Je ne sais pas par contre si elle a souffert des mêmes questionnements à leur propos.
En tout cas, cet album est très bien réalisé, et très intéressant. Car, sous couvert de suivre une jeune femme qui a du mal à s’accepter et à faire accepter ses cheveux, Lou Lubie parvient en parallèle à développer une sorte de documentaire historique et social, à aborder des sujets graves (les préjugés racistes, les injonctions sociétales, etc.).
J’ai trouvé la lecture plaisante. La narration est fluide, le dessin est comme d’habitude simple et agréable.
Une rencontre cache à tous les coups la possibilité d’un miracle. Celui de l’autre.
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Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Mathilde Ducrest pour les dessins, les couleurs, le scénario et le lettrage. Il comprend cent-soixante-dix-sept pages de bande dessinée.
Cet été-là, les pies s’étaient montrées particulièrement voraces. Emily est montée sur une petite échelle pour cueillir les cerises, pendant que Pia, une femme à la retraite, en ramasse par terre en pestant contre les pies qui ont fait un carnage. Elle indique à Emily qu’elle peut descendre, tout en continuant de pester contre les oiseaux, car ils ne pensent qu’à bouffer ses fruits. La jeune femme sourit en faisant observer l’ironie de s’appeler Pia alors qu’on déteste les pies. Elle vit chez Pia depuis sa première année de fac. En échange du loyer, elle s’occupe pour la dame âgée, des affaires qui l’ennuient. Certaines tâches ménagères. L’entretien de la maison. Le bazar administratif. Ça arrive à Emily de tout laisser en plan pour se concentrer sur les cours, ses copines ou le reste. Quand ça lui arrive, Pia lui en tient un peu rigueur. Rien n’a plus d’importance aux yeux de Pia que son jardin. Le toit du monde pourrait s’écrouler que ça lui serait égal, tant qu’elle garde les mains dans la terre. Mais même si voir les oiseaux malmener son petit paradis lui a déjà valu de traverser une à une toutes les étapes du deuil… avec parfois quelques réminiscences de colère, voire du déni… clamer qu’elle déteste tous les oiseaux, c’est faux. Pia est comme ça. Elle exagère. Elle romance. Elle ressasse, prospecte et instrospecte. C’est son truc. C’est au tour de Pia d’ironiser et de déclarer que la véritable vocation de sa résidente, c’est d’ouvrir une enseigne de restauration rapide pour volaille.
Les deux femmes sont passées dans la cuisine, et Pia s’affaire à préparer les confitures. Elle informe Emily que cette dernière mangera seule le lendemain, car elle a une réunion avec le comité des médaillés Benemerenti. Elle ne va pas recevoir une médaille, mais elle organise la cérémonie. Emily éprouve toujours des difficultés à croire que Pia a passé quarante ans dans le même village. Sa logeuse répond que la génération d’Emily ne sait rien faire plus de dix minutes. Elle ne critique pas forcément, car elle aussi, à l’époque, aurait bien aimé pouvoir tout envoyer promener de temps en temps. Elle voulait être patronne de son propre établissement. Mais son Lény a dit que c’était exclu, que si elle prenait un bistro, il s’en allait. Or elle, elle est quelqu’un d’ordinaire. Elle développe : la vie, c’est avant tout des devoirs. Une marche à suivre. Surtout pour les gens ordinaires. Et rester loyale à la recette a parfois du bon. Elle enfourne la tarte qu’elle a préparé tout en devisant, et demande à Emily de leur servir un verre. La jeune femme constate qu’il ne reste plus de rosé, et elle prend la bouteille de Limoncello dans le réfrigérateur. Puis elle en sert deux verres. Les deux femmes trinquent, et Pia propose de faire une partie de cartes.
Une couverture aux couleurs douces, avec une jeune femme alanguie et des fleurs où volètent des papillons : difficile de ne pas y voir une touche de féminité, sans pour autant savoir ce que désigne l’adjectif Fragile. En effet cette sensation perdure tout du long du récit. L’autrice a choisi une palette de couleurs douces, pastel, pour des ambiances lumineuses ensoleillées, dégageant un calme de chaque instant. Le vert pâle du jardin, l’orange tirant vers le rose du salon, le violet entre parme et mauve, le bleu nuit, tout n’est que douceur. Sauf que de temps à autres, le lecteur observe que les couleurs foncent, sans pour autant rompre le charme. L’artiste navigue avec grâce entre teintes réalistes, et glissement vers l’expressionnisme. Quand Pia se trouve dans sa salle de bains, elle commence par se regarder dans le miroir et sa peau a pris une teinte verte rendant compte de la buée qui s’imprègne de la couleur du carrelage. Alors qu’elle sort de cette pièce pour entrer sa chambre, le naturalisme reprend ses droits avec la lumière naturelle. Tout est soigneusement accordé, avec de temps à autres des effets saisissants. La minutie de la mise en couleurs de la page quatre-vingt-quinze quand Emily découvre la luxuriance de la serre et l’escalier qui mène à l’étage. La nuit violette en début de soirée dans un appartement accompagnant l’irréalité de la présence de la pleine Lune qui n’est en fait que le reflet d’une ampoule dans une vitre. La couleur très foncée de l’habitacle de la voiture de Suzanne Rascines, tellement dure par rapport au teint de peau des jeunes filles.
De fait, le récit raconte le début d’amitié entre deux jeunes femmes fréquentant la même université, mais des facs différentes, d’origine sociale opposée, l’une au physique superbe, l’autre en surpoids. La première, Emily, va se retrouver à travailler pour l’autre, Suzanne, en promenant son chien. L’une habite chez une vieille dame, l’autre dans la magnifique demeure avec un véritable domaine, chez ses parents. Il s’agit d’une histoire dont les hommes sont pratiquement absents. Pia évoque son époux Lény une fois et il apparaît une fois dans une photographie. Suzanne évoque son père qui figure partiellement dans quatre cases réparties sur les pages quatre-vingt-quatre et quatre-vingt-cinq. Emily évoque rapidement une relation amoureuse terminée. Et c’est tout. D’une certaine manière, il s’agit de la succession de scénettes de la vie quotidienne : des discussions pour apprendre à se connaître entre Suzanne et Emily, des discussions entre jeune femme et personne à la retraite pour Pia et Suzanne. Il est question de tâches de la vie quotidienne, de préparer une tarte, de jouer aux cartes (le putze, une variante du Jass), de la médaille Benemerenti, de l’espace féminin après la fin de la seconde guerre mondiale, des harpes éoliennes, des différences de milieu social, du comportement des parents perçus par leurs enfants, du plaisir de contempler un chien se prélasser au soleil, de se rendre à la station de lavage pour voiture avec son père, de la manière dont le soleil peut embraser une construction de mille reflets, et bien sûr de l’amitié.
Dit comme ça, la première impression peut sembler peu palpitante. Toutefois l’expérience de lecture s’avère différente, grâce à la narration visuelle. L’artiste utilise un mélange de formes avec un contour, et de couleur directe. Les traits de contour prennent la couleur de la forme qu’ils détourent dans une teinte plus foncée, sans jamais de trait noir, ce qui donne une allure plus organique à chaque élément. Dans un premier temps, ils ne semblent délimiter que les éléments les plus importants dans chaque case, la couleur directe se chargeant du reste de la représentation. Toutefois, le lecteur fait le constat que cette proportion varie fortement en fonction de la séquence et en fonction de l’environnement. Les traits de contour prennent régulièrement la première place, par exemple pour la façade du pavillon avec sa terrasse, sa table et ses chaises de jardin, pour le salon avec son canapé, sa table basse, son tapis et les lattes de parquet, pour les différentes parties de la demeure des Rascines et en particulier sa magnifique verrière, pour l’intérieur d’un autocar, pour la grande terrasse avec sa piscine, etc.
La technique de la couleur directe prend le devant pour un feu de forêt, les harpes éoliennes, les séquences en forêt, les scènes baignant dans une lumière particulière, artificielle ou nocturne, etc. Les traits de contour étant de couleur, ils se fondent parfois avec la mise en couleur pour des effets poétiques, déréalisants, révélant la sensibilité de l’observateur. Le lecteur ressent inconsciemment que le regard porté par l’artiste est chargé d’une sensibilité sur les impressions produites par chaque environnement en fonction de l’état d’esprit d’Emily, ou de Pia, ou de Suzanne. Il peut ne pas s’en rendre compte, juste se laisser porter par ces représentations un peu en décalage avec une approche naturaliste, jusqu’à la scène au cours de laquelle Emily rentre dans la serre abritée par la verrière. L’amalgame entre traits de contours et couleurs produit un effet féérique des plus surprenants : d’un côté ce n’est pas une vision réaliste, de l’autre la description correspond bien à des éléments concrets. Un enchantement. Ainsi régulièrement, l’esprit du lecteur est comme immergé dans la perception subjective de l’une ou l’autre. Un effet intense et doux : la douceur d’une tisane partagée sur la terrasse du pavillon, l’obsession de la mère de Suzanne pour les pétales de dahlias d’un violet soutenu, la présence impossible de la pleine Lune dans le ciel contemplé depuis un appartement, la sensation d’être coupé du monde en restant dans l’habitacle d’une voiture sous les rouleaux de lavage, le doux bruissement du vent dans une gigantesque harpe éolienne en bord de mer.
Ainsi le lecteur ressent les dispositions d’esprit et les émotions fugaces d’Emily, au travers de sa relation avec Pia, et avec Suzanne. Il accueille comme elle, leurs propos anodins et leurs confidences plus personnelles tout en conservant une forme de distance. Il n’y a pas de drame soudain, ou de révélation fracassante, plutôt des petits riens et des instants fugaces. Et pour autant ces échanges conservant une réserve naturelle apparaissent significatifs par le fait que chacune choisit ce qu’elle souhaite dire, ce dont elle parle. Le lecteur comprend ainsi que ces banalités ou ces sujets plus personnels relèvent bien d’une facette intime de chacune, de moments importants ou marquants. Par ailleurs le milieu social, les personnes proches ont participé à la construction personnelle d’Emily et de Suzanne qui auraient sinon été différentes. Et ce qu’elles sont au plus profond d’elles-mêmes façonnent la construction et l’évolution de leur relation. Pour autant, elles disposent aussi d’une part de libre arbitre, elles ont le pouvoir d’influer sur leur relation, ce qui d’une certaine manière la rend d’autant plus fragile et en même temps d’autant plus précieuse.
Des couleurs douces, une période d’été invitant à prendre son temps, une absence d’enjeu réel qu’il soit romantique ou social : tout concourt à une lecture facile et tranquille, agrémentée de jeux de couleurs élégants, mais pouvant donner une sensation de futilité. Ces caractéristiques génèrent une forme de sérénité chez le lecteur, avec un accueil aussi bienveillant et prévenant. D’un côté, l’enjeu de parvenir à établir une amitié semble presque trivial ; de l’autre côté la situation et le ressenti d’Emily et de Suzanne sont spécifiques et particuliers. Les anecdotes sont personnelles avec une part d’intimité plus substantielle qu’il n'y paraît, générant une empathie sincère chez le lecteur qui apprécie le chemin parcouru insensiblement par Emily.
Je m’intéresse à la bande dessinée depuis peu et j’ai découvert ce livre un peu par hasard chez mon libraire de quartier.
Ayant lu le livre de Richard Malka qui m’avait plu j’ai tenté ce roman graphique et j’ai été absolument bluffée. La couverture m’a tout de suite attirée et les dessins sont simplement sublimes. Les décors, ambiances et personnages sont selon moi très réussis. C’est un très bel objet que j’ai mis du temps à lire pour apprécier toute la beauté des planches mais aussi partager les réflexions et le chemin de cet anti-héros à travers les âges. Dans un monde où tout va trop vite, cette lecture m’a permis de ralentir et m’a fait beaucoup de bien. Je recommande!
Je me retrouve en très grande partie dans l’avis de Mac Arthur (et dans la remarque d’Alix concernant l’absence de sources, d’appareil critique justifiant les chiffres et autres informations donnés dans cet album).
C’est à la fois une leçon de choses et une invitation à réfléchir et à agir. Car après les constatations/explications/rappels historiques (toujours ludiques, clairs et précis) viennent quelques pistes dans le dernier chapitre. Avec une multitude de choses faisables par la plupart d’entre nous (et un salutaire rappel sur les énormes méfaits en matière de consommation d’eau et d’énergie des réseaux sociaux, des messageries et autre internet). Je trouve par contre que l’on n’insiste pas assez ici sur l’incompatibilité entre le capitalisme financier et libéral (bien aidé par ses relais médiatiques et politiques) et la réaction collective nécessaire pour sauver ce qui peut l’être de la vie et des conditions de vie sur Terre.
J’aime bien le dessin de Hureau, je le trouve fluide et agréable. Très simple mais chouette.
Une lecture à compléter – pour rester dans le domaine de la BD, par Le Monde sans fin (pourtant critiquable sur plusieurs points) ou Alpha... directions / Beta... civilisations (surtout le premier tome, qui évoque les premières extinctions).
Pour finir, si l’album peut être considéré comme « tout public », je l’ai trouvé quand même épais et très dense, avec beaucoup de textes, c’est peut-être un peu trop pour de jeunes lecteurs.
Tenter de faire un univers d’Heroic Fantasy accessible et intéressant pour les enfants ET les adultes sans perte d’intérêt pour l’un ou l’autre, c’est tout de même un beau pari.
Et un pari réussi !
Le monde, tout du moins la partie qui nous en est présentée dans ces trois cycles, semble vaste et vivant.
Le récit, sur sa forme, est simple, mais suffisamment maîtrisé pour que tout paraisse fluide et logique. Les personnages sont bien définis et les scènes d’action s’enchaînent bien. L'évolution de la protagonistes est intéressante, elle gagne progressivement en maturité (il faut dire qu'avec ce qu'elle fait et ce qui lui arrive...) mais conserve jusqu'au bout son petit côté de tête brûlée.
J'ai énormément apprécié le dernier cycle, surtout ses propos sur le libre-arbitre, le potentiel humain (tant positif que négatif) et l'apport des divinités sur ce monde. J'ai vraiment trouvé très intéressante cette vision pessimiste que l'on développe tout au long du récit et qui trouve son point d'orgue lors du combat final et des questionnements qui l'entourent.
Le dessin, lui aussi simple, est très agréable à l’œil. Et, même s’il semble enfantin, on note quand-même la présence d’une violence graphique non censurée (il y a du sang et des tripes à quelques moments).
Une lecture jeunesse plus que recommandée (même pour les plus très jeunes).
Oh chic, une réécriture du mythe de Perséphone qui ne tourne pas la relation Perséphone/Hadès en romance !
Pas qu'il y ait de mal nécessairement à réécrire ce mythe ainsi, mais à force de voir fleurir des histoires prenant ce parti on en oublierait presque que le mythe d'origine raconte avant tout l'histoire d'un kidnapping et d'un mariage forcé (incestueux de surcroit, mais bon c'est la mythologie grecque, on n'est plus à ça prêt), et que son but était de préparer les mères à voir leurs filles se faire marier de force et se faire "enlever". Oui, car on rappelle que les mythes et légendes servent toujours, implicitement ou non, à inculquer des valeurs et des principes propres aux cultures dans lesquelles iels voient le jour. Donc, bien que tout angle de réécriture peut être pertinent si bien écrit, ça me met toujours un peu mal à l'aise de réaliser que, pour beaucoup aujourd'hui, le mythe de Perséphone évoque davantage une romance interdite que l'abject produit d'une société purement patriarcale et objectifiant les femmes qu'il était à la base.
Mais bon, trêve de discours féministes, ici la réécriture prend une approche bien différente et la relation Perséphone/Hadès n'a rien à voir avec le mythe d'origine ou ses nombreuses réécritures romantiques modernes.
Ici, le mythe est réécrit façon récit de fantasy, avec ses pays étranges, sa magie et ses intrigues politiques simples (mais claires dans leur approche) typiques des récits adolescents du genre.
Cet album, justement, s'adresse davantage à un public adolescent. Un public plus âgé sera sans doute moins emporté par l'intrigue (un peu trop classique par moment), même si les très beaux dessins et la jolie relation mère/fille entre Perséphone et Déméter, eux, restent appréciables universellement.
L'album vaux 3,5 à mes yeux, d'un regard adulte je l'arrondirais sans doute à 3 étoiles (bon mais trop convenu) mais je préfère privilégier le point de vue du public cible et l'arrondir à 4 étoiles.
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La création de Cultura repose sur une vision de la culture, accessible et contributive. Nous avons ainsi considéré depuis toujours notre responsabilité sociétale, et par conviction, développé les pratiques durables et sociales. C’est maintenant au sein de notre stratégie de création de valeur et en accord avec les Objectifs de Développement Durable que nous déployons nos actions. Nous traitons avec lucidité l’impact de nos activités, avec une vision de long terme. Mais agir en responsabilité implique d’aller bien plus loin, en contribuant positivement à trois grands enjeux de développement durable.
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Lebensborn
C'est un chouette premier roman graphique produit là par Isabelle Maroger (Zaza pour les intimes dont je ne suis pas). Elle a eu la chance d'avoir une très belle histoire à sa disposition et il faut lui reconnaître le talent de l'avoir très bien mise en valeur. Sa narration est très fluide et fait bien plus la place au côté humain des personnages qu'à une description didactique et impersonnelle du programme nazi des Lebensborn. Tout commence dans le bus par une remarque raciste banalisée qui laisse Zaza meurtrie et sans réponse. La thématique première du roman est lancée d'une façon subtile et intelligente. Déjà au collège la jeune adolescente avait vécu une première alerte mais ce n'est qu'à la mort de sa grand-mère adoptive qu'elle découvre la tragique histoire de l'enfance de sa maman qui rejoint une face sombre et peu connue de la folie nazi. L'autrice choisit le parcours singulier de sa maman qu'elle peut mettre en parallèle avec celui de sa tante. En effet les deux sœurs dans la même situation ( grossesse avec un soldat allemand) ont "choisi" deux voies différentes. Cela donne un récit historique très bien mené avec une forte intensité émotionnelle et dramatique sans jugement ni culpabilisation. Je ne connaissais que de très loin ce sujet et j'ai apprécié la façon dont l'autrice le traite avec beaucoup de tact et de sensibilité. Maroger écoute et prend le temps de remettre ces rencontres amoureuses dans leur contexte. Le graphisme incline vers la jeunesse et rend le récit vivant et dynamique. Cela a l'avantage d e dédramatiser une thématique assez lourde car beaucoup de ces enfants innocents ont lourdement porté le poids de la haine sur eux. Les extérieurs sont minimalistes mais réussissent à donner une bonne ambiance des lieux et des époques évoquées. Une belle lecture pour un très large public.
La Callas et Pasolini, un amour impossible
Il y a un football de prose et un football de poésie. - Ce tome contient une histoire complète qui ne nécessite pas de connaissance préalable sur La Callas (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’une des plus célèbres cantatrices d’opéra) ou sur Pasolini (si ce n’est de savoir qu’il s’agit d’un réalisateur de film à la réputation sulfureuse). Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Sara Briotti pour les dessins et la couleur. Il comprend quatre-vingt-huit pages de bande dessinée. Il débute avec une préface d’Emmanuelle Trevi qui évoque les affinités entre les deux artistes, ainsi que les circonstances de la réalisation du film Médée. Il se termine par un article de cinq pages illustrées de croquis de la dessinatrice, rédigé par Alain Duault et intitulé : Les hommes de Callas. Viennent enfin les remerciements des deux auteurs. En ce mois de septembre 1969, la saison est douce encore, à Rome. Une réception que donne Maggie van Zuylen, une amie proche d’Aristote Onassis, ouvre l’éventail qui va du raffinement à l’ostentation, avec des invités riches et en habit de soirée. À l’étage, en-dessous, dans une magnifique robe de soirée, Anna Cecilia Sophia Maria Kalogeropoulos, regarde un film qui passe à la télévision, une flute de champagne à la main. Elle est plus connue sous le nom de Maria Callas qui lui sera donné par son père à ses 22 ans. Sur l’écran, passe le beau visage d’Ingrid Bergman, filmé par Roberto Rossellini. Ce visage, Maria le scrute avec intensité. Elle croit comprendre ce qu’il se passe, ce que vit Bergman, dans ce film pauvre et juste, mélancolique et généreux. Et qui parle de deux solitudes, deux incompréhensions qui, lentement, lentement, se rapprochent. Elle est interrompue par une voix qui lui annonce qu’ils sont arrivés. Eux… Burton et Taylor, couple mythique, superbe mais rongé par les tabloïds et l’alcool. Elle, elle tourne The only game in town, à Paris sous la direction de George Stevens. Elle a pris du poids, elle tente de se reprendre. Une fois encore… Lui, boit. Son talent est intact. Sa voix prodigieuse mais il a du mal à récupérer son image… Quelque chose de son existence semble s’éloigner, se perdre. Il sourit beaucoup. Un sourire des dents et des lèvres. Un sourire sincère quand arrive Maria. Richard Taylor se lève et va saluer Maria, lui demandant où elle était passée. Elle lui répond qu’elle regardait un film, et lui fait observer que pour ce même génie latin, il lui a piqué Franco Zeffirelli pour La mégère apprivoisée. Il lui rétorque qu’elle va se rattraper avec Médée, et s’étonne que le réalisateur ne l’accompagne pas. Elle aussi s’inquiète que Pier Paolo Pasolini ne soit pas encore arrivé. Cet homme est tout à la fois, un écrivain, un poète, le cinéaste de L’évangile selon Saint Matthieu et de Théorème. Il se trouve non loin de là attablé dans un café : il tente de raisonner son amant, le grand amour de sa vie, Ninetto Davoli qu’il a rencontré lors du tournage de La Ricotta. Le réalisateur dit à son amant qu’il ne peut pas aimer cette femme, que ça lui passera. Le jeune homme reconnaît tout ce qu’il doit à Pasoli, tout en indiquant que Patrizia lui apporte une stabilité, une certaine sécurité aussi. Dehors une bagarre de rue a éclaté. Un récit retraçant les relations entre Maria Callas (1923-1977, Maria Anna Cecilia Sofia Kalogeropoulos) et Pier Paolo Pasolini (1922-1975) : pourquoi pas ? Le lecteur peut être attiré par sa connaissance et son appréciation de la bibliographie du scénariste, par les planches d’une finesse remarquable, ou encore parce qu’il apprécie la cantatrice ou le réalisateur. Toutefois un incipit l’avertit que ce récit est fictionnel. S’il est respectueux de la chronologie de la vie des protagonistes, il n’a pas vocation à en offrir une lecture biographique. En page trente-cinq, un journaliste âgé interroge la diva et explique son objectif : fixer juste des moments, des moments plutôt heureux et tenter de leur rendre leur durée, leur étirement, comme une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, des rencontres qui embellissent, des rencontres qui abîment… Un amour impossible sur le temps qui se délite. Le lecteur peut reconnaître là l’approche souvent utilisée par le scénariste dans d’autres de ses séries, un savant dosage entre la réalité historique et l’intuition ou la projection. D’ailleurs personne ne peut prétendre savoir ce qu’il se passait réellement dans la tête de cette femme ou de cet homme pendant ces moments. Pour autant, tout du long du récit, le lecteur peut relever moult détails attestant de l’investissement des auteurs dans une reconstitution la plus minutieuse et rigoureuse qui soit. Dès la première case, le lecteur est saisi par la densité d’informations visuelles et la minutie : une vue en plongée inclinée de la terrasse avec vue sur le parc, où se déroule la fête. Il dénombre une quarantaine de personnages, dont les six membres de l’orchestre, les deux serveurs au buffet, un autre en train de passer avec plateau sur lequel reposent des flutes de champagne, des invités tous distincts. Il peut prendre le temps d’admirer chaque robe de soirée, chaque coiffure, et il constate que même les tenues de soirée des hommes présentent des différences. Il prend un peu de recul et il constate qu’il est possible d’apercevoir le dôme du Saint-Siège en arrière-plan. Il ramène son regard sur l’environnement immédiat et il voit les fenêtres, les persiennes, les statues, les guirlandes, et même quelques petits bouts de papier colorés voleter au vent pour un air de fête. Il passe à la deuxième case et le même ravissement se produit : la robe de Maria Callas, la décoration très ouvragée des murs et plafond, le lustre, le modèle de canapé, les plantes en pot. Dans la troisième case, il peut détailler les bijoux de la cantatrice, ainsi que le seau à champagne, les motifs du papier peint, la forme des boiseries de la fenêtre. Dans la dernière case de la page, il peut lire la marque du téléviseur, cohérente avec l’année et le pays. Il prend conscience qu’il a adapté son rythme de lecture à la densité d’information, que chaque case se lit facilement et avec plaisir, sans impression d’indigestion. Il voit que la mise en couleurs s’inscrit dans un registre naturaliste et qu’elle participe à la clarté de chaque détail. Une reconstitution et une description d’une richesse incroyable et roborative, sans rien perdre en délicatesse. Pour la deuxième séquence, celle qui se déroule dans un café entre Pasolini et son amant, la narration visuelle conserve les mêmes caractéristiques, en particulier la densité d’informations dans chaque case. Le lecteur peut détailler l’aménagement et le mobilier du café, la façade de l’immeuble qui l’abrite, les marques d’alcool, les tatouages du barman, ainsi que la bagarre dans la rue, et son incidence sur la conversation une fois finie. Alors que le réalisateur repart dans sa belle voiture, le Colisée est présent en fond de case. L’investissement de la dessinatrice ne faiblit à aucun moment, alors même que le scénario suit le couple dans des endroits très différents, une balade dans Rome, une descente dans les favelas de Rio, un match de foot, ainsi que le tournage de Médée en extérieur dans un désert en Turquie, le quartier de Brooklyn où elle a grandi, son appartement à Paris avenue Georges Mendel, une manifestation d’étudiants à Rome. Le scénariste s’en tient au déroulement factuel, et l’artiste consacre le temps nécessaire à chaque plan, scène intimiste ou scène de foule, quelle qu’en soit la localisation. Elle restitue la configuration des lieux, en respectant les caractéristiques de l’époque, qu’il s’agisse de la Viale Policlinico devant le mur d’Aurélien recouvert d’ex-voto, de l’intérieur de la basilique Saint-Pierre dans un dessin en pleine page d’une munificence éclatante, ou des différents quartiers d’une favela. Ainsi, le scénariste consacre un deuxième album à ce réalisateur, après Pasolini. Pig ! Pig ! Pig ! (1993) avec Massimo Retundo dans la série Grands écrivains. Il choisit un angle différent : la relation improbable entre la diva Maria Callas, adulée par tous de son vivant, et le poète militant et homosexuel. Un amour impossible, et en même temps la rencontre de deux individus qui va au-delà de l’amitié. Régulièrement, le lecteur constate que le scénariste intègre des éléments passés à la postérité, une déclaration, un extrait d’interview ou de biographie officielle. Dans le même temps, il a pris soin de préciser qu’il interprète la dynamique et le cœur de cette relation à sa convenance. Il donne à voir cette relation de différentes manières. Au premier degré, il met en scène leurs rencontres, à une soirée mondaine, pour le tournage de Médée, lors de ce séjour déconcertant dans une favela. Dès la première séquence, il établit une comparaison : les caractéristiques de la relation entre Elizabeth Taylor (1932-2011) et Richard Burton (1925-1984) et leur désenchantement, par rapport au mal de vivre de La Callas et de Pasolini. Puis il évoque la manière dont le réalisateur envisage l’actrice, met en valeur une facette de sa personnalité dans son film, tout en soulignant qu’elle comprend ce qu’il fait et qu’elle est consentante. Il est question de l’enfance de la cantatrice et de ce qu’elle a sacrifié pour arriver à un tel degré d’excellence, de la même manière que le poète évoque ses engagements. Il apparaît alors qu’elle est contrainte de continuer à être ce que le public perçoit d’elle, à exceller en tant que cantatrice, et lui se heurte au fait que sa propre réussite lui a apporté une aisance matérielle qui transforme son rapport au monde, il n’est plus affamé au sens propre comme au figuré, et il est considéré comme un transfuge par les démunis. Pour ces raisons, ni l’un ni l’autre ne peuvent s’intégrer aux habitants de la favela, qui les considèrent comme des touristes, bienveillants, ou aussi des nantis se comportant comme dans un zoo. Le parcours de vie a transformé l’un et l’autre, que ce soit la discipline du chant au plus haut niveau, ou l’exigence personnelle, ne leur permettant plus de revenir à un état antérieur de développement, à la rage qui anime les jeunes se préparant au match de foot dans la favela. Pour autant, ils en viennent à se reconnaître dans la manière dont les circonstances contraignent à une forme de vie. La pauvreté et la violence pour les habitants de la favela, la célébrité, l’image que les autres ont de La Callas et de Pasolini, le métier de cantatrice inégalée, la rébellion chevillée au corps nourrie par le comportement homophobe de la société. Le lecteur se souvient alors de la citation du réalisateur mise en exergue : Dans ce monde coupable, qui se contente d’acheter et de mépriser, le plus coupable, c’est moi, desséché par l’amertume. Peu importe ce qui a attiré le lecteur vers cette bande dessinée, il plonge dans une expérience de lecture d’une consistance peu commune et d’une rare intensité. L’artiste réalise des planches d’une minutie descriptive peu croyable, donnant à voir chaque lieu avec une précision les rendant tangible à un degré exceptionnel, et il en va de même pour les personnages. Le scénariste raconte cette relation improbable entre ces deux créateurs extraordinaires, leur conférant une réelle personnalité découlant de leur parcours, et une humanité générant une forte empathie. Le lecteur la ressent pleinement, l’agent et le confort matériel n’effaçant pas les blessures intérieures de ces deux êtres humains et les souffrances qui en découlent.
Corto Maltese (Diaz Canalès & Pellejero)
Quand j'ai avisé le Corto de Pratt, j'ai découvert avec surprise que les cinq opus de Diaz Canalès et Pellejero n'étaient pas enregistrés sur le site. Pourtant Casterman leur attribue les numéros 13 à 17 dans la liste principale des aventures du marin. La série Vivès/Quenehen étant à part. C'est avec joie que je comble ce manque car j'ai beaucoup apprécié les propositions des deux auteurs espagnols. Tout en respectant à la lettre le cahier des charges du personnage Corto, Diaz Canalès propose des scénarii originaux très bien construits qui nous renvoient dans l'espace et le temps du marin pirate. On retrouve cette ambiance des années 1910/1920 ( 1924 pour Berlin) où Diaz Canales pioche dans cette fin d'aristocratie, ce chaos issu de la Grande Guerre, cette aversion du colonialisme ou ce regard tendre pour les causes perdues des minorités opprimées quelles soient Irlandaises ou Dayak, Juives ou Mexicaines. Mais Corto ne serait pas lui-même sans ses rencontres avec ces princesses des cinq continents fières et libres, ni cette poésie qui sourde de son voisinage avec Jack London, Henri de Monfreid ou de Constantin Cavafis. J'ai même trouvé le Corto de Diaz plus lisible que celui de Pratt dans ses réparties philosophico ironiques qui clouent ses adversaires dans leur médiocrité vénale. Seul Ras tire son épingle du jeu dans cet affrontement de bretteurs. En effet Diaz Cavales ressuscite tous les Anciens de Raspoutine à Bouche Dorée dans un maelström mystique et ésotérique qui rappelle que tout n'est pas que rationalité dans l'univers de Corto. Pellejero s'en tire admirablement bien. Il reste dans l'ambiance insufflée par Pratt tout en gardant sa patte. La ligne est plus claire mais ici aussi gagne en lisibilité. La gestuelle minimaliste avec cette succession de cases de profils qui ne changent que d'un micro détail nous fait prendre conscience du temps Maltésien dans ces silences du possible ou pas. Les extérieurs sont presque effacés mais toujours très travaillés et nous rappelle que Corto est partout à sa place et surtout dans les endroits les plus improbables. Une belle mise en couleur moderne avec de nombreux contrastes complète le plaisir de la lecture. Je suis un fan du personnage et je me suis régalé à cette suite proposée par les deux auteurs. Du très beau travail.
Big Man Plans
Toujours aussi bon à la relecture. Même si l'effet surprise de la première lecture n'est plus présent. Histoire d'une vengeance naine, mais pas gratuite. Scénario bien ficelé nous amenant à être derrière le bourreau et à le comprendre, à compatir sur sa vie de "merde". Pas une fausse note, de l'humour noir de merde, par-ci, par-là, comme je l'aime, comme l'intro dans le bar et la grenade cachée sous la tasse. Déchaînement de violence d'un petit homme, qui au final ne cherchait qu'une chose, l'amour.
Racines (Delcourt)
Un album en grande partie autobiographique j’imagine (comme l’héroïne Rose, Lou Lubie est originaire de La Réunion, et arbore une chevelure pas toute lisse). Je ne sais pas par contre si elle a souffert des mêmes questionnements à leur propos. En tout cas, cet album est très bien réalisé, et très intéressant. Car, sous couvert de suivre une jeune femme qui a du mal à s’accepter et à faire accepter ses cheveux, Lou Lubie parvient en parallèle à développer une sorte de documentaire historique et social, à aborder des sujets graves (les préjugés racistes, les injonctions sociétales, etc.). J’ai trouvé la lecture plaisante. La narration est fluide, le dessin est comme d’habitude simple et agréable.
Fragile
Une rencontre cache à tous les coups la possibilité d’un miracle. Celui de l’autre. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Mathilde Ducrest pour les dessins, les couleurs, le scénario et le lettrage. Il comprend cent-soixante-dix-sept pages de bande dessinée. Cet été-là, les pies s’étaient montrées particulièrement voraces. Emily est montée sur une petite échelle pour cueillir les cerises, pendant que Pia, une femme à la retraite, en ramasse par terre en pestant contre les pies qui ont fait un carnage. Elle indique à Emily qu’elle peut descendre, tout en continuant de pester contre les oiseaux, car ils ne pensent qu’à bouffer ses fruits. La jeune femme sourit en faisant observer l’ironie de s’appeler Pia alors qu’on déteste les pies. Elle vit chez Pia depuis sa première année de fac. En échange du loyer, elle s’occupe pour la dame âgée, des affaires qui l’ennuient. Certaines tâches ménagères. L’entretien de la maison. Le bazar administratif. Ça arrive à Emily de tout laisser en plan pour se concentrer sur les cours, ses copines ou le reste. Quand ça lui arrive, Pia lui en tient un peu rigueur. Rien n’a plus d’importance aux yeux de Pia que son jardin. Le toit du monde pourrait s’écrouler que ça lui serait égal, tant qu’elle garde les mains dans la terre. Mais même si voir les oiseaux malmener son petit paradis lui a déjà valu de traverser une à une toutes les étapes du deuil… avec parfois quelques réminiscences de colère, voire du déni… clamer qu’elle déteste tous les oiseaux, c’est faux. Pia est comme ça. Elle exagère. Elle romance. Elle ressasse, prospecte et instrospecte. C’est son truc. C’est au tour de Pia d’ironiser et de déclarer que la véritable vocation de sa résidente, c’est d’ouvrir une enseigne de restauration rapide pour volaille. Les deux femmes sont passées dans la cuisine, et Pia s’affaire à préparer les confitures. Elle informe Emily que cette dernière mangera seule le lendemain, car elle a une réunion avec le comité des médaillés Benemerenti. Elle ne va pas recevoir une médaille, mais elle organise la cérémonie. Emily éprouve toujours des difficultés à croire que Pia a passé quarante ans dans le même village. Sa logeuse répond que la génération d’Emily ne sait rien faire plus de dix minutes. Elle ne critique pas forcément, car elle aussi, à l’époque, aurait bien aimé pouvoir tout envoyer promener de temps en temps. Elle voulait être patronne de son propre établissement. Mais son Lény a dit que c’était exclu, que si elle prenait un bistro, il s’en allait. Or elle, elle est quelqu’un d’ordinaire. Elle développe : la vie, c’est avant tout des devoirs. Une marche à suivre. Surtout pour les gens ordinaires. Et rester loyale à la recette a parfois du bon. Elle enfourne la tarte qu’elle a préparé tout en devisant, et demande à Emily de leur servir un verre. La jeune femme constate qu’il ne reste plus de rosé, et elle prend la bouteille de Limoncello dans le réfrigérateur. Puis elle en sert deux verres. Les deux femmes trinquent, et Pia propose de faire une partie de cartes. Une couverture aux couleurs douces, avec une jeune femme alanguie et des fleurs où volètent des papillons : difficile de ne pas y voir une touche de féminité, sans pour autant savoir ce que désigne l’adjectif Fragile. En effet cette sensation perdure tout du long du récit. L’autrice a choisi une palette de couleurs douces, pastel, pour des ambiances lumineuses ensoleillées, dégageant un calme de chaque instant. Le vert pâle du jardin, l’orange tirant vers le rose du salon, le violet entre parme et mauve, le bleu nuit, tout n’est que douceur. Sauf que de temps à autres, le lecteur observe que les couleurs foncent, sans pour autant rompre le charme. L’artiste navigue avec grâce entre teintes réalistes, et glissement vers l’expressionnisme. Quand Pia se trouve dans sa salle de bains, elle commence par se regarder dans le miroir et sa peau a pris une teinte verte rendant compte de la buée qui s’imprègne de la couleur du carrelage. Alors qu’elle sort de cette pièce pour entrer sa chambre, le naturalisme reprend ses droits avec la lumière naturelle. Tout est soigneusement accordé, avec de temps à autres des effets saisissants. La minutie de la mise en couleurs de la page quatre-vingt-quinze quand Emily découvre la luxuriance de la serre et l’escalier qui mène à l’étage. La nuit violette en début de soirée dans un appartement accompagnant l’irréalité de la présence de la pleine Lune qui n’est en fait que le reflet d’une ampoule dans une vitre. La couleur très foncée de l’habitacle de la voiture de Suzanne Rascines, tellement dure par rapport au teint de peau des jeunes filles. De fait, le récit raconte le début d’amitié entre deux jeunes femmes fréquentant la même université, mais des facs différentes, d’origine sociale opposée, l’une au physique superbe, l’autre en surpoids. La première, Emily, va se retrouver à travailler pour l’autre, Suzanne, en promenant son chien. L’une habite chez une vieille dame, l’autre dans la magnifique demeure avec un véritable domaine, chez ses parents. Il s’agit d’une histoire dont les hommes sont pratiquement absents. Pia évoque son époux Lény une fois et il apparaît une fois dans une photographie. Suzanne évoque son père qui figure partiellement dans quatre cases réparties sur les pages quatre-vingt-quatre et quatre-vingt-cinq. Emily évoque rapidement une relation amoureuse terminée. Et c’est tout. D’une certaine manière, il s’agit de la succession de scénettes de la vie quotidienne : des discussions pour apprendre à se connaître entre Suzanne et Emily, des discussions entre jeune femme et personne à la retraite pour Pia et Suzanne. Il est question de tâches de la vie quotidienne, de préparer une tarte, de jouer aux cartes (le putze, une variante du Jass), de la médaille Benemerenti, de l’espace féminin après la fin de la seconde guerre mondiale, des harpes éoliennes, des différences de milieu social, du comportement des parents perçus par leurs enfants, du plaisir de contempler un chien se prélasser au soleil, de se rendre à la station de lavage pour voiture avec son père, de la manière dont le soleil peut embraser une construction de mille reflets, et bien sûr de l’amitié. Dit comme ça, la première impression peut sembler peu palpitante. Toutefois l’expérience de lecture s’avère différente, grâce à la narration visuelle. L’artiste utilise un mélange de formes avec un contour, et de couleur directe. Les traits de contour prennent la couleur de la forme qu’ils détourent dans une teinte plus foncée, sans jamais de trait noir, ce qui donne une allure plus organique à chaque élément. Dans un premier temps, ils ne semblent délimiter que les éléments les plus importants dans chaque case, la couleur directe se chargeant du reste de la représentation. Toutefois, le lecteur fait le constat que cette proportion varie fortement en fonction de la séquence et en fonction de l’environnement. Les traits de contour prennent régulièrement la première place, par exemple pour la façade du pavillon avec sa terrasse, sa table et ses chaises de jardin, pour le salon avec son canapé, sa table basse, son tapis et les lattes de parquet, pour les différentes parties de la demeure des Rascines et en particulier sa magnifique verrière, pour l’intérieur d’un autocar, pour la grande terrasse avec sa piscine, etc. La technique de la couleur directe prend le devant pour un feu de forêt, les harpes éoliennes, les séquences en forêt, les scènes baignant dans une lumière particulière, artificielle ou nocturne, etc. Les traits de contour étant de couleur, ils se fondent parfois avec la mise en couleur pour des effets poétiques, déréalisants, révélant la sensibilité de l’observateur. Le lecteur ressent inconsciemment que le regard porté par l’artiste est chargé d’une sensibilité sur les impressions produites par chaque environnement en fonction de l’état d’esprit d’Emily, ou de Pia, ou de Suzanne. Il peut ne pas s’en rendre compte, juste se laisser porter par ces représentations un peu en décalage avec une approche naturaliste, jusqu’à la scène au cours de laquelle Emily rentre dans la serre abritée par la verrière. L’amalgame entre traits de contours et couleurs produit un effet féérique des plus surprenants : d’un côté ce n’est pas une vision réaliste, de l’autre la description correspond bien à des éléments concrets. Un enchantement. Ainsi régulièrement, l’esprit du lecteur est comme immergé dans la perception subjective de l’une ou l’autre. Un effet intense et doux : la douceur d’une tisane partagée sur la terrasse du pavillon, l’obsession de la mère de Suzanne pour les pétales de dahlias d’un violet soutenu, la présence impossible de la pleine Lune dans le ciel contemplé depuis un appartement, la sensation d’être coupé du monde en restant dans l’habitacle d’une voiture sous les rouleaux de lavage, le doux bruissement du vent dans une gigantesque harpe éolienne en bord de mer. Ainsi le lecteur ressent les dispositions d’esprit et les émotions fugaces d’Emily, au travers de sa relation avec Pia, et avec Suzanne. Il accueille comme elle, leurs propos anodins et leurs confidences plus personnelles tout en conservant une forme de distance. Il n’y a pas de drame soudain, ou de révélation fracassante, plutôt des petits riens et des instants fugaces. Et pour autant ces échanges conservant une réserve naturelle apparaissent significatifs par le fait que chacune choisit ce qu’elle souhaite dire, ce dont elle parle. Le lecteur comprend ainsi que ces banalités ou ces sujets plus personnels relèvent bien d’une facette intime de chacune, de moments importants ou marquants. Par ailleurs le milieu social, les personnes proches ont participé à la construction personnelle d’Emily et de Suzanne qui auraient sinon été différentes. Et ce qu’elles sont au plus profond d’elles-mêmes façonnent la construction et l’évolution de leur relation. Pour autant, elles disposent aussi d’une part de libre arbitre, elles ont le pouvoir d’influer sur leur relation, ce qui d’une certaine manière la rend d’autant plus fragile et en même temps d’autant plus précieuse. Des couleurs douces, une période d’été invitant à prendre son temps, une absence d’enjeu réel qu’il soit romantique ou social : tout concourt à une lecture facile et tranquille, agrémentée de jeux de couleurs élégants, mais pouvant donner une sensation de futilité. Ces caractéristiques génèrent une forme de sérénité chez le lecteur, avec un accueil aussi bienveillant et prévenant. D’un côté, l’enjeu de parvenir à établir une amitié semble presque trivial ; de l’autre côté la situation et le ressenti d’Emily et de Suzanne sont spécifiques et particuliers. Les anecdotes sont personnelles avec une part d’intimité plus substantielle qu’il n'y paraît, générant une empathie sincère chez le lecteur qui apprécie le chemin parcouru insensiblement par Emily.
Le Voleur d'amour
Je m’intéresse à la bande dessinée depuis peu et j’ai découvert ce livre un peu par hasard chez mon libraire de quartier. Ayant lu le livre de Richard Malka qui m’avait plu j’ai tenté ce roman graphique et j’ai été absolument bluffée. La couverture m’a tout de suite attirée et les dessins sont simplement sublimes. Les décors, ambiances et personnages sont selon moi très réussis. C’est un très bel objet que j’ai mis du temps à lire pour apprécier toute la beauté des planches mais aussi partager les réflexions et le chemin de cet anti-héros à travers les âges. Dans un monde où tout va trop vite, cette lecture m’a permis de ralentir et m’a fait beaucoup de bien. Je recommande!
Le Vivant à vif
Je me retrouve en très grande partie dans l’avis de Mac Arthur (et dans la remarque d’Alix concernant l’absence de sources, d’appareil critique justifiant les chiffres et autres informations donnés dans cet album). C’est à la fois une leçon de choses et une invitation à réfléchir et à agir. Car après les constatations/explications/rappels historiques (toujours ludiques, clairs et précis) viennent quelques pistes dans le dernier chapitre. Avec une multitude de choses faisables par la plupart d’entre nous (et un salutaire rappel sur les énormes méfaits en matière de consommation d’eau et d’énergie des réseaux sociaux, des messageries et autre internet). Je trouve par contre que l’on n’insiste pas assez ici sur l’incompatibilité entre le capitalisme financier et libéral (bien aidé par ses relais médiatiques et politiques) et la réaction collective nécessaire pour sauver ce qui peut l’être de la vie et des conditions de vie sur Terre. J’aime bien le dessin de Hureau, je le trouve fluide et agréable. Très simple mais chouette. Une lecture à compléter – pour rester dans le domaine de la BD, par Le Monde sans fin (pourtant critiquable sur plusieurs points) ou Alpha... directions / Beta... civilisations (surtout le premier tome, qui évoque les premières extinctions). Pour finir, si l’album peut être considéré comme « tout public », je l’ai trouvé quand même épais et très dense, avec beaucoup de textes, c’est peut-être un peu trop pour de jeunes lecteurs.
Voro
Tenter de faire un univers d’Heroic Fantasy accessible et intéressant pour les enfants ET les adultes sans perte d’intérêt pour l’un ou l’autre, c’est tout de même un beau pari. Et un pari réussi ! Le monde, tout du moins la partie qui nous en est présentée dans ces trois cycles, semble vaste et vivant. Le récit, sur sa forme, est simple, mais suffisamment maîtrisé pour que tout paraisse fluide et logique. Les personnages sont bien définis et les scènes d’action s’enchaînent bien. L'évolution de la protagonistes est intéressante, elle gagne progressivement en maturité (il faut dire qu'avec ce qu'elle fait et ce qui lui arrive...) mais conserve jusqu'au bout son petit côté de tête brûlée. J'ai énormément apprécié le dernier cycle, surtout ses propos sur le libre-arbitre, le potentiel humain (tant positif que négatif) et l'apport des divinités sur ce monde. J'ai vraiment trouvé très intéressante cette vision pessimiste que l'on développe tout au long du récit et qui trouve son point d'orgue lors du combat final et des questionnements qui l'entourent. Le dessin, lui aussi simple, est très agréable à l’œil. Et, même s’il semble enfantin, on note quand-même la présence d’une violence graphique non censurée (il y a du sang et des tripes à quelques moments). Une lecture jeunesse plus que recommandée (même pour les plus très jeunes).
Perséphone
Oh chic, une réécriture du mythe de Perséphone qui ne tourne pas la relation Perséphone/Hadès en romance ! Pas qu'il y ait de mal nécessairement à réécrire ce mythe ainsi, mais à force de voir fleurir des histoires prenant ce parti on en oublierait presque que le mythe d'origine raconte avant tout l'histoire d'un kidnapping et d'un mariage forcé (incestueux de surcroit, mais bon c'est la mythologie grecque, on n'est plus à ça prêt), et que son but était de préparer les mères à voir leurs filles se faire marier de force et se faire "enlever". Oui, car on rappelle que les mythes et légendes servent toujours, implicitement ou non, à inculquer des valeurs et des principes propres aux cultures dans lesquelles iels voient le jour. Donc, bien que tout angle de réécriture peut être pertinent si bien écrit, ça me met toujours un peu mal à l'aise de réaliser que, pour beaucoup aujourd'hui, le mythe de Perséphone évoque davantage une romance interdite que l'abject produit d'une société purement patriarcale et objectifiant les femmes qu'il était à la base. Mais bon, trêve de discours féministes, ici la réécriture prend une approche bien différente et la relation Perséphone/Hadès n'a rien à voir avec le mythe d'origine ou ses nombreuses réécritures romantiques modernes. Ici, le mythe est réécrit façon récit de fantasy, avec ses pays étranges, sa magie et ses intrigues politiques simples (mais claires dans leur approche) typiques des récits adolescents du genre. Cet album, justement, s'adresse davantage à un public adolescent. Un public plus âgé sera sans doute moins emporté par l'intrigue (un peu trop classique par moment), même si les très beaux dessins et la jolie relation mère/fille entre Perséphone et Déméter, eux, restent appréciables universellement. L'album vaux 3,5 à mes yeux, d'un regard adulte je l'arrondirais sans doute à 3 étoiles (bon mais trop convenu) mais je préfère privilégier le point de vue du public cible et l'arrondir à 4 étoiles.