Les derniers avis (38055 avis)

Par Titanick
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Petit traité d'écologie sauvage
Petit traité d'écologie sauvage

Mise à jour après lecture du tome 3. Poursuite de l’ironie dans la veine des deux premiers volumes. Mais en poussant encore plus loin la critique de la vision occidentale du monde et de la nature. L’anthropologue Jivaro pointe du doigt toutes nos absurdités, mais l’auteur ouvre la voie d’un espoir avec l’engagement des zadistes. Absurde, décalé, et tellement vrai. Un petit rayon de bonheur. Je réitère mon coup de coeur ! Tomes 1 et 2. Que ce petit traité est intelligent, et diablement drôle. Je regrette que ma bibliothèque municipale ne possède que les deux premiers tomes, j'aurais sans doute adoré lire le troisième, je vais aller déposer une réclamation sous peu (je plaisante). Nos paradigmes de sociétés, pas seulement occidentales d'ailleurs, sont bien mis à mal ici, et pour notre plus grand plaisir, zygomatique et intellectuel. Que nous ayons, et surtout nos politiciens avec nous, adopté les modes de pensée animistes jivaros, donne une saveur particulière à tous les discours et échanges verbaux des hautes sphères des états. On en vient à rêver que ce soit réellement le cas en ces temps troublés sur notre continent. Quant à l'élection présidentielle, le débat des deux candidats restant en lice, Mélanchon et Hamon, m'a fait hurler de rire. Je sens que celle qui approche sera moins enthousiasmante. Et que dire des interprétations de l'ethnologue Jivaro venu observer la dernière poche de résistance de la pensée actuelle ? Ses conclusions sont si évidentes dans l'absurde que c'en est confondant. Et si le dessin n'est en général pas le plus important dans ce genre de bd, il est ici particulièrement réussi. Les poses sont statiques et répétitives, certes, l'humour étant dans les dialogues. Mais les aquarelles sont très belles, surtout les mésanges, qui d'ailleurs ne manquent pas d'humour non plus. Bon, ben, je pars à la pêche du tome 3.

03/03/2022 (MAJ le 29/12/2024) (modifier)
Par Ro
Note: 4/5
Couverture de la série Vesper
Vesper

Par chance, je ne m'en suis pas tenu au seul premier tome de cette série que j'avais trouvé certes bien dessiné mais trop convenu. Il nous plonge dans un univers d'heroic-fantasy à la géographie surprenante mais qu'on ne découvrira que plus tard et aux factions bien particulières mais là encore en apparence très superficielles dans ce seul premier tome. L'auteur y introduit dans le feu de l'action ses héros qui sont des mercenaires plus ou moins rejetés par le pouvoir en place et qui veulent gagner auprès de lui le droit à des terres bien à eux, quitte pour cela à combattre d'autres rejetés, une race étrangère au royaume des humains et qui a envahi une ville pour s'y réfugier. On découvre Vesper, une amazone sorcière dotée de puissants pouvoirs magiques en plus de grandes capacités guerrières. Et on y découvre surtout la perfidie des humains au pouvoir avec notamment un cardinal fourbe, raciste et gratuitement mauvais. C'est ce manichéisme, le méchant trop méchant qui fait subir la pire des injustices aux gentils rejetés, qui m'a refroidi sur ce premier tome. Par bonheur, la suite gagne en subtilité et en profondeur. L'intrigue se déploie pleinement, gagnant en complexité et en ramifications dans le temps et entre deux mondes parallèles. Le dessin y est toujours d'excellente qualité et les personnages intéressants. L'auteur parvient à maintenir une réelle incertitude sur la suite de la série qui empêche d'en deviner les péripéties et la conclusion à l'avance. Cette conclusion, elle arrive au 4e tome alors que 6 étaient prévus initialement et cela se ressent un peu sans être rédhibitoire. Un retournement de situation au début de cet album m'est paru un peu abrupt comparé au contexte des précédents, puis ensuite les explications sont assez verbeuses, mais il faut reconnaitre qu'elles clarifient bien les choses et que l'auteur apporte les réponses à toutes les questions ouvertes. Il en découle une très bonne série de fantasy un peu sombre, dont le lyrisme et la fatalité m'ont parfois rappelé ce vieux classique qu'était Légendes des Contrées Oubliées, ce qui est pour moi un gage de qualité.

29/12/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Boomers
Boomers

Les cimetières sont plein de gens qui avaient d’autres projets. - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Bartolomé Seguí, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-onze pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une introduction de deux pages, rédigée par l’auteur, évoquant la création d’un certain nombre de personnages (Lola, Ernesto, Rita, Héctor, César…) dans les années 1980, et le commentaire de la coscénariste occasionnelle. Elle fait observer que les personnages évoluent avec le temps, ce qui les rend plus humains, faisant croire qu’ils ne dépendent ni d’une main créatrice ni du regard du lecteur pour continuer à exister, même une fois le livre refermé. Ernesto, un homme d’une soixantaine d’année, est assis le dos contre arbre dénudé, sous une pluie battante, en train de regarder le fleuve à quelques mètres de là. Des éclairs luisent régulièrement, et le tonnerre tonne. Ses pensées vagabondent. Les tempêtes exercent comme un étrange magnétisme. Comme un air de déjà-vu. Loin, très loin. Une trace, dans nos mémoires de l’époque où nous n’étions qu’une présence insignifiante dans un monde trop grand pour nous… D’une époque où tout trouvait une explication par le surnaturel. Regarder la pluie. Écouter le clapotis des gouttes et le grondement du tonnerre, puis retrouver ce regard émerveillé et empli de déférence… S’abandonner aux forces de la nature malgré les dangers a quelque chose de relaxant. Un peu comme se sentir dans le ventre de sa mère au milieu des bombardements. Comme la paix que ressent un condamné à mort lorsqu’il n’a plus à lutter pour sa survie. Tout cela est à la fois si réel et si paradoxal… Enfin de compte, Ernesto comprend l’avertissement de Sabina : Là où on a été heureux, on n’aurait pas dû essayer de revenir… Ernesto se met à l’abri sous le petit toit d’un panneau d’informations. Il entend son téléphone sonner dans la petite voiture. Il s’assoit sur le siège du conducteur, et il voit qu’il s’agit d’un appel de son épouse Lola. Il décide de ne pas répondre. Il se souvient de leur discussion il y a quelques jours quand il lui a annoncé son intention de prendre des jours de vacances seul. Elle avait été un peu surprise se demandant s’il y avait une autre femme, s’il faisait sa crise de la quarantaine. Il l’avait rassurée : il a besoin de temps pour lui, pour réfléchir un peu, se préparer à ce qui les attend, mettre de l’ordre dans ses priorités. Il souhaitait aller en Irlande. Finalement, il se retrouve à conduire sous la pluie dans l’île de Majorque. Ses pensées reprennent leur flux : Que faire quand on ne se sent nulle part à sa place ? La connaissance des coutumes, seule, ne garantit pas de s’intégrer. Parfois, c’est même le contraire. Faute de savoir s’adapter aux mœurs, on devient une sorte d’apatride sentimentalement. Et encore, si ce n’était qu’une question de géographie… Mais que faire quand ce sont les codes de son époque qui deviennent étrangers ? Quand ce qui se passe autour de soi ne nous concerne plus… Est-il possible de perdre le sens du temps présent ? Boomer : une personne avec un train de vie confortable et qui s'oppose moralement aux changements sociétaux portés par les jeunes générations. Donc l’auteur invite le lecteur à suivre un boomer, Ernesto, soixante ans, encore un travailleur actif, qui vit avec son épouse Lola, et qui voient, lui et elle, régulièrement leurs amis, personnes de leur âge. Effectivement, ils ne semblent pas avoir de soucis financiers, sans non plus rouler sur l’or, un appartement en ville, et de quoi, s’offrir régulièrement des vacances. En apparence, ils ne souffrent pas de maladies incapacitantes, mais ils évoquent l’énergie et le temps passés à prendre soin de leur santé. Le lecteur ressent une forme de confort dans la narration visuelle. L’artiste adopte un registre réaliste et descriptif, avec un bon niveau de simplification, utilisant des traits de contour un peu gras, passant de temps à autre en technique de couleur directe pour quelques éléments d’une case. Ses personnages disposent d’une apparence qui attire la sympathie : plutôt débonnaires, sans trace d’aigreur ou d’agressivité, sereins et calmes, comportement qui est pour partie dicté par leur âge. Ils portent des vêtements confortables, plutôt des pantalons, polos et chemises, avec une femme qui porte des robes. Ils ne semblent pas avoir de passion dévorante, ou de hobby envahissant, ni d’animosité entre connaissances de longue date, ou entre époux. La narration visuelle emmène le lecteur dans la banalité du quotidien : un petit modèle de voiture deux places aisément reconnaissable, la standardisation des modèles de téléphone portable, le port du teeshirt qui se généralise à toutes les strates de la société, les mêmes types de bar pour touristes avec leur terrasse, les appartements dans des immeubles sans personnalités, la grande pièce avec la table et les chaises d’un côté le canapé de l’autre, le métro pour aller au boulot, la plateforme mondiale de vidéo à la demande, etc. Dans le même temps, Ernesto et les autres vivent dans des lieux bien identifiés avec leurs particularités : un modèle de chaise, une calèche pour touristes dans une rue, une émission télévisée de dating spécifique à l’Espagne, les stores déroulant à l’extérieur des fenêtres, le motif d’un tapis, une ornementation d’inspiration méditerranéenne sur un bâtiment, un oiseau des pays chauds, etc. Tout du long, le lecteur apprécie l’approche douce de la mise en couleur : pas de tons criards, pas de tons trop sombres, un art consommé de l’atmosphère ombragée, sans soleil trop agressif. De séquence en séquence, le lecteur peut voir qu’il s’agit de personnes autour de la soixantaine : pas de gestes brusques, pas de dépense d’énergie inutile, des fauteuils et un canapé confortables. Les personnages vivent à un rythme posé : Ernesto le souligne alors qu’il travaille chez lui en se faisant la remarque qu’il aime ce qu’il fait, mais il supporte de moins en moins de travailler sous pression. Aujourd’hui, il sait qu’une tâche achevée ne cède pas la place à plus de temps libre, mais à une autre urgence. Son choix de voiture, petite et deux places, montre qu’il ne recherche plus la vitesse ou à en mettre plein la vue. L’intérieur du couple est fonctionnel et bien pensé, faisant passer le confort avant le luxe. Ernesto préfère faire son voyage seul et à son rythme, plutôt que d’enchaîner les rendez-vous, ou les endroits à visiter ou encore les activités. Les amis prennent place bien assis à table pour un repas qui dure, afin de profiter de la conversation. Dans un chapitre de trois pages, Ernesto déambule tranquillement dans les rues d’une ville touristique, et il se rend vite compte qu’il a besoin de sortir du flux de la foule, pour se retrouver dans une petite ruelle sans animation, ses mouvements et les expressions de son visage montrant bien ce qu’il en est. Bon, ben, voilà qui semble moyennement passionnant d’assister à des considérations plus ou moins originales, venant de personnes en fin de carrière professionnelle, évoquant l’éventualité de la retraite (65 ans si tout va bien en Espagne), le fait qu’ils ne comprennent plus complètement le monde qui les entoure, et les contraintes de devoir surveiller sa santé. D’un côté, leurs discussion permettent à l’auteur de passer en revue bien des sujets attendus : le temps qui file (une année se résume à Noël, Pâques, l’été et Noël à nouveau…), une forme de détachement grandissant (quand ce se passe autour ne concerne plus l’individu), les énièmes mascarades politiques (en particulier un habile décalage de la fenêtre d’Orverton), l’opinion qui prévaut sur l’information, les évolutions dans les villes (les villes sont des mécanismes vivants, il faut accepter le changement), les corps vieillissant qui font penser à ceux des parents, le temps qu’il reste avant la retraite, les enterrements et les souvenirs qu’il reste des défunts (amenant à envisager ce qu’il restera après sa propre mort), la raréfaction ou l’absence de rapports sexuels et même la disparition de la libido, la société qui valorise le jeunisme (alors qu’il s’agit d’une valeur éphémère), le chemin parcouru et le vertige de laisser passer les années qu’il reste encore sans en tirer le meilleur parti (de laisser le temps s’écouler sans douleur ni gloire), le monde qu’on laisse aux générations suivantes (à commencer par ses enfants). Le lecteur ressent qu’il s’agit du discours d’un auteur ayant atteint la soixantaine, et qui parle de ses préoccupations, en étant dans l’acceptation et non dans la résignation. L’auteur se montre moins virulent que Carlos Giménez dans C’est aujourd’hui : il a déjà fait le chemin dans son esprit de la brièveté du chemin qui reste devant lui. D’ailleurs, cela constitue le point de départ de ce récit : tout simplement mettre de l’ordre dans ses priorités. Dans le même temps, il a conscience que le monde ne lui appartient plus, que son temps est passé. Il met en scène comment la conscience du temps qui est compté, voire peut-être plus court que prévu en fonction de l’état de santé et de la perte d’autonomie, provoque une prise de recul et un lâcher prise. Ernesto se sent et se voit s’éloigner des préoccupations contemporaines du monde, comme s’il perdait le sens du temps présent, qu’il devenait un apatride temporel. Un titre utilisant un mot à a mode dans la première moitié des années 2020 : une accroche qui éveille la curiosité du lecteur, ainsi qu’une forme de jugement négatif irrépressible associé à l’expression Ok boomer. Il prend beaucoup de plaisir à faire connaissance avec Ernesto, son épouse Lola et leurs amis. La narration visuelle se révèle être parfaitement dosée entre banalité du quotidien, consistance de ces environnements banals, et équilibre entre ce qui est représenté et ce qui est sous-entendu. Le lecteur retrouve les constats et petites récriminations associés à des personnes de cet âge. Il voit également par les yeux de l’auteur : il peut se mettre à sa place et comprendre pourquoi il envisage le monde ainsi, ce que les décennies accumulées ont modifié dans sa façon de considérer le monde, et sa position dans celui-ci.

29/12/2024 (modifier)
Par Josq
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Ulysse & Cyrano
Ulysse & Cyrano

Soyons honnêtes : si j'écoutais ma raison, je noterais cette bande dessinée plutôt 4 étoiles, voire 3,5, parce qu'elle a quand même plusieurs défauts. Dieu merci, j'écoute mon cœur et ce dernier ne cesse de me dire d'augmenter encore plus ma note ! Alors nous y voilà. Mais pourquoi un 5/5 alors que j'ai trouvé ce récit tout aussi convenu que ce qu'on en lit dans les critiques un peu partout ? En effet, on ne pourra pas dire que l'originalité étouffe cette histoire. Les personnages sont bien construits, mais obéissent tous sans exception à des stéréotypes classiques du genre, frisant le manichéisme outrancier par moments. La progression narrative est si prévisible qu'arrivé à un tiers ou au mieux la moitié de l'album, je pouvais décrire exactement chacune des péripéties qui m'attendaient dans la suite de l'histoire. Le message et la vision des événements qui nous est proposée par les auteurs sont tellement déjà vus que j'aurais pu lever les yeux au ciel à chaque page face à cette pincée de démagogie allègrement naïve et sucrée qui parsème chaque feel-good movie que le cinéma nous sort chaque année, et leurs équivalents en littérature ou autres bandes dessinées. Alors revenons à la question initiale : qu'est-ce qui me pousse à monter à 5/5 ? La réponse tient en trois lettres : cette bande dessinée a une âme. Et quelle âme ! A l'image du magnifique trait de Stéphane Servain, sorte de réalisme lyrique mâtiné d'un brin d'impressionnisme, Ulysse & Cyrano n'est pas là pour épater la galerie, il ne cherche pas à nous en mettre plein les mirettes à grands renforts d'artifices éculés. Il cherche plutôt à nous toucher au plus profond de notre âme. Dès qu'on le prend en main, on sent dans cette magnifique toile cirée une authenticité qu'on trouve peu ailleurs. Je soupçonne Cristau et Dorison d'être parfaitement conscients qu'ils nous baladent en terrain mille fois connu. Ils le savent d'autant mieux qu'ils ont compris que la seule excuse pour un artiste de nous amener là où on veut aller, c'est précisément de nous emmener exactement et seulement là où on veut aller, sans écarts. Exactement comme Ulysse et Cyrano qui préfèrent revenir aux bons vieux plats qui ont fait leurs preuves depuis des années (ne me dites pas que cette dimension méta n'était pas voulue), Cristau et Dorison nous ressortent un plat qu'on a déjà consommé. Mais il a été conçu avec tant de talent et d'amour qu'on a l'impression que nos papilles le découvrent pour la première fois ! Ainsi de Ulysse & Cyrano. Oui, on a déjà vu toutes ces ficelles scénaristiques ailleurs. Cela les rend-il mauvaises ou ringardes pour autant ? Quelle erreur commettraient ceux qui s'en persuaderaient ! Ulysse & Cyrano, c'est la beauté de la mécanique parfaitement huilée, du repas parfaitement ordonné et agencé. L'art de Dorison, qui n'a plus ses preuves à faire, touche ici son apogée avec le renfort d'Antoine Cristau pour nous offrir exactement ce qu'on veut avoir d'un tel récit. Une atmosphère de liberté totale, de douce euphorie, d'une sérénité qui peu à peu emplit notre âme. Car ce que nous donnent à voir Dorison et Cristau, ici, c'est cela, précisément : l'âme d'un terroir, avec tout ce qu'elle peut avoir de rassurant. Après l'époque troublée de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation, comment apaiser les blessures profondes qui ont fracturé le territoire national d'un pays qui, s'il peut se glorifier d'un certain nombre de succès face à l'occupant nazi, n'en a pas moins perdu son unité ? Par le terroir, justement. En ressuscitant cette âme profondément enfouie dans notre sol, Cyrano et son disciple Ulysse réussissent peu à peu à soigner des blessures si profondes qu'elles semblaient incurables. Car finalement, l'âme de la France se trouve bien plus dans un poulet aux écrevisses servi entier que dans des discours politiques à l'odeur nauséabonde qui, en multipliant le nom de ce pays bien-aimé, ne font en réalité que le vider de son sens. C'est précisément dans ce poulet aux écrevisses qu'on retrouvera toute l'âme des Rabelais, des Hugo, des Péguy et des Pagnol. Et ce miracle que les mots sont incapables de faire, les mets en sont capables. C'est par la nourriture que l'on peut redonner le goût de vivre à une mère de famille éplorée et impuissante face à la déchéance de son mari ou à la paresse de son fils. C'est par la nourriture que l'on peut faire revivre l'âme d'un village qui avait préféré à la douceur du pardon la facilité de la haine. C'est par la nourriture que l'on peut faire redécouvrir à un grand cuisinier parisien la beauté d'une simplicité qui n'a finalement rien de désuet. C'est par la nourriture qu'on peut recréer le lien avec un père devenu froid, distant, égoïste. Cette nourriture n'est pas un objectif, elle n'est qu'un vecteur. Car en nous reconnectant au terroir, elle nous reconnecte à nos racines. Non pas les racines d'une nation trop secouée par les avanies de l'Histoire pour être brandie comme un étendard, mais les racines d'un peuple dont l'unité s'est toujours faite autour de et peut-être même par la bonne chère. Cela pourrait prêter à rire, mais s'il est une chose que nous montre Ulysse & Cyrano, c'est bien à quel point - et c'est peut-être là la raison d'un final que certains ont trouvé trop sucré - l'art culinaire peut rendre un homme libre, à quel point il peut rendre tous les hommes égaux, à quel point il peut tous en faire... des frères.

29/12/2024 (modifier)
Par Ro
Note: 4/5
Couverture de la série Le Monde de Charline
Le Monde de Charline

Charline est une petite fille en CP qui déborde d'énergie et d'imagination. Certes elle fait pas mal de bêtises, mais elle le fait sans penser à mal et est prête à utiliser sa verve pour défendre sa position et se chercher des excuses. Je découvre Raoul Paoli avec cet album. A vrai dire, même si son trait est plus fin et ses décors plus épurés, je me suis demandé un moment s'il ne s'agissait pas de Bruno Dequier, l'auteur de Louca, tant j'ai cru reconnaitre des expressions et personnages similaires par moment. Le résultat est en tout cas très agréable, apportant dynamisme et expressivité à des gags efficacement mis en scène. L'auteur se présente comme le père de la vraie Charline qu'il présente en photo masquée en quatrième de couverture. Et c'est vrai que j'ai apprécié la complicité qu'on peut observer entre le personnage de Charline et son père dans la BD, me rappelant ma propre relation avec ma fille quand elle était petite. J'aime aussi la manière dont est traité le chat de la famille, une vieille boule de poils blasée que la petite fille adorerait câliner mais qui ne se laisse jamais faire. Malgré ses nombreuses bêtises, Charline est très attachante et fait preuve d'un bel esprit de répartie et d'imagination. Les gags ne sont pas tous aussi bons mais beaucoup sont vraiment drôles, tant pour un lecteur adulte qu'enfantin ce qui rend la BD vraiment tous publics malgré le jeune âge de l'héroïne. Un bien agréable moment de lecture et de sourire.

28/12/2024 (modifier)
Couverture de la série L'Héritage fossile
L'Héritage fossile

Décidément, Valette est un auteur à suivre ! Qui développe une œuvre originale, et qui ne cherche pas à se répéter. En effet, on est ici très loin de ses autres productions. Mais c’est encore quelque chose de réussi. Ça doit être ça le talent, je suppose. Ce qui saute tout d’abord aux yeux, c’est le travail graphique encore original (après son impayable « Jean Doux et le mystère de la disquette molle »). Il explique d’ailleurs son processus de création dans ce domaine en fin d’album, dessinant personnages et expressions, pour ensuite les intégrer à des décors 3D. Si le rendu est surprenant de prime abord, on s’y fait rapidement, et j’ai trouvé ça agréable à l’œil (quelques petits airs rétro de « Cosmos 1999 » parfois, le côté kitsch en moins. Pas désagréable me concernant). L’histoire est bien fichue, amenant par paliers la chute finale. Les rebondissements successifs empêchent le lecteur de s’ennuyer, et, avec un minimum d’action et de dialogues, Valette nous propose un album qui sort de l’ordinaire. Une des belles réussites de cette année, c’est certain !

28/12/2024 (modifier)
Par Cacal69
Note: 4/5
Couverture de la série La Disparition de Josef Mengele
La Disparition de Josef Mengele

L'adaptation du roman du même nom d'Olivier Guez. Roman ayant reçu le prix Renaudot 2017. Une petite préface de Guez, il dit tout le bien qu'il pense de cette adaptation. Une BD qui nous dévoile une partie de la vie de Josef Mengele, sa vie de cavale après la chute du IIIe reich. Une vie en Amérique du Sud, de l'Argentine au Brésil, en passant par le Paraguay. Une narration maîtrisée et non linéaire puisqu'elle fera quelques retours dans son passé en tant que Hauptsturmführer au camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau. On va découvrir, mais est-ce une surprise, un personnage répugnant à l'absence d'humanité, il avait encore l'espoir d'un IVe reich à la fin des années 40. Un récit instructif, immersif et captivant sur cet homme dont les idées ne vont pas évoluer d'un iota jusqu'à sa mort. Il fait froid dans le dos, on reste au plus près de l'idéologie nazie au contact de ce monstre, de cet ange de la mort. Mengele aura la chance de passer entre les mailles du filet avec le soutien financier de sa famille jusqu'à sa mort sur une plage brésilienne. Matz a réalisé un travail remarquable ! Un dessin à l'ambiance malsaine avec ce noir omniprésent et ces couleurs ternes. Un dessin qui demande un minimum de concentration pour différencier quelques personnages sur certaines vignettes. Je valide la partie graphique, elle retranscrit l'âme noire de ce monstre. Je recommande évidemment.

28/12/2024 (modifier)
Par Présence
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série ReV
ReV

Vous ne connaissez pas la légende de l’aventurier impatient ? - Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Son édition originale date de 2022. Il a été réalisé par Édouard Cour pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il comprend quatre-vingt-dix-huit pages de bande dessinée. Le noir total. Une voix désincarnée accueille Gladis d’un bonjour, auquel elle répond timidement. La voix lui demande si elle souhaite personnaliser son pseudonyme et son avatar. Réponse timide par la négative. Les choix sont enregistrés. Elle n’a plus qu’à patienter. Chargement terminé. Bon voyage, Gladis. Blanc total. Une sorte de de noyau est en train de se former à base de lignes fines et irrégulières. Le corps de Gladis est formé, avec un bassin inexistant, une tête en forme de bol enflammé, des cuissardes noires et des gants longs noirs également. Elle se retrouve dans une sorte de grand hall de gare, avec de nombreuses personnes présentes, à la silhouette plus ou moins bien définies. Un jeune homme élancé et blanc, avec une chevelure folle, l’aborde. Désemparée, elle lui explique qu’elle est perdue, elle découvre complétement ce… truc. Il consulte une petite tablette flottante, juste au-dessus de sa main : première connexion en effet. Il se présente : Mr_iO. Il reconnaît que c’était un peu brutal comme accueil, mais les nouveaux sont si rares, maintenant. Il lui souhaite la bienvenue dans Rev. Peut-être serait-elle intéressée par une partie coopérative du coup ? Gladis souhaite en savoir plus. Il explique : C’est simple. Il y a deux types de coopérations. Active ou passive. En gros, soit il participe, soit il la suit en simple observateur. Il lui propose la passive pour ne pas trop dénaturer sa première partie. Mais il ne veut pas s’imposer si elle préfère rester seule. Gladis sent qu’un peu d’aide ne lui ferait pas de mal. Son filleul l’a tannée pour qu’elle essaie, mais il ne lui a pas expliqué grand-chose. En revanche, il avait raison, l’immersion est troublante. Mr_iO reprend la parole : ça vaut le détour, ReV est parfait pour s’initier aux psymulations. Pas besoin d’aptitudes particulières pour y jouer ; il n’y a qu’à choisir un chemin, le reste suivra. Elle se dit que puisqu’ils sont dans une gare, sa première intuition serait d’aller voir ce qui se passe sur les quais. Elle indique que c’est très étrange comme sensation tout de même, elle demande à son guide s’il joue souvent à ces trucs virtuels. Il répond que certains diraient même un peu trop. Il ne joue plus qu’à ReV ces derniers temps. Il fait partie d’un groupe de joueurs persuadés qu’elle contient quelque chose de plus. Elle a beau être une des premières psymulations, elle reste encore la plus mystérieuse. Comment fonctionne-t-elle ? Qui l’a créée ? D’où vient son signal ? Quel est son but… ? Ils pensent que la clé de ces mystères est dissimulée ici même, dans sa structure ! Gladis trouve ça intéressant, mais elle voit mal comment elle pourrait lui être utile. Elle a rarement joué à autre chose qu’à Tetris, et elle était loin d’être douée. Ça commence facile et en douceur : une femme Gladis s’initie à une simulation vidéoludique, dans un environnement ouvert. Une promenade dans une réalité virtuelle, dépourvue d’intrigue au sens premier du terme, avec un guide, ou tout du moins un accompagnateur plus expérimenté qu’elle. Le lecteur suit donc une personne qui découvre un jeu vidéo, ce qui d’entrée de jeu installe un double niveau de lecture, à la fois la découverte du jeu appelé Rev, à la fois la manière dont Gladis le perçoit. Mr_iO qualifie ce jeu de psymulation, un amalgame de Psychologique et de Simulation. Le lecteur en déduit qu’il s’agit d’une version améliorée d’un simple de jeu de type de simulation de vie de type bac à sable sans objectif, et de jeu fonctionnant avec une Intelligence Artificielle (IA) s’adaptant aux caractéristiques du joueur pour créer un environnement conçu sur mesure, des réactions découlant des choix du joueur, mais aussi de sa façon de jouer, avec malgré tout une notion de progression. En effet, l’accompagnateur indique bien qu’il faut commencer, jusqu’à découvrir une situation ou un personnage qui déclenchera une première épreuve, et donc de l’expérience à acquérir et par voie de conséquence un premier niveau. En effet, Gladis et Mr_iO commencent par voyager à bord d’un train (puisqu’ils partent d’une gare, logique), puis il se produit un événement inattendu, un changement de décor, et une sorte de test. Le lecteur découvre les règles du jeu et les possibilités de celui-ci en temps réel avec la joueuse. Comme il accepte que l’environnement puisse changer du tout au tout soudainement, comme dans un rêve. Plongée dans un monde virtuel et partagé, créé par une intelligence artificielle servant de moteur à cet environnement vidéoludique : l’artiste a adopté une esthétique très différente de celles associées à un monde créé par informatique, froid ou reluisant. Chaque case apparaît assez chargée, mêlant des éléments dessinés avec un trait de contour encré, aplats de noir aux formes irrégulières et parfois effilées, hachures pour la texture et le relief, trames mécanographiées, présence de la couleur pour des camaïeux denses avec quelques zones en couleur directe. À l’opposé de visuels aseptisés ou photoréalistes, des dessins avec une qualité organique et vivante. Dans le même temps, le dessinateur met à profit la liberté rendue possible par un monde totalement imaginaire. À commencer par la représentation de Gladis : celle-ci reprend bien une silhouette anthropoïde avec une touche féminine dans des hanches un peu larges et un haut de vêtement qui semble recouvrir une paire de seins. Pour autant, les jambes semblent un peu longues dans leur moitié inférieure, il manque une partie du torse juste au-dessus du bassin où se trouve uniquement une petite sphère noire d’une dizaine de centimètres de diamètre. Les longs gants agissent comme un élément visuel accordé aux cuissardes noires. La tête revêt une forme des plus singulières : elle flotte au-dessus du tronc, en l’absence de toute forme de cou. Elle ressemble à une forme de grand bol sans anse, avec deux yeux noirs collés devant, et un long nez d’une trentaine de centimètres, tendu vers l’avant. Le récit ne permet pas de donner un sens particulier à cet appendice nasal si long, à moins de considérer qu’il s’agit d’un manche, en conséquence de quoi la tête de Gladis correspondrait plus à un louche qu’à un bol. Cette forme permet à un personnage de déposer quelque chose dans ce récipient, ou autrement dit de mettre une idée dans la tête de Gladis. Par comparaison, Mr_iO apparaît plus normal : un corps masculin allongé, quelque peu dégingandé, avec une belle tignasse blonde abondamment fournie, une tunique blanche uniforme avec un simple trait reliant quelque point sur le devant. Le lecteur observe que ce personnage flotte à quelques centimètres au-dessus du sol, ses pieds ne touchant pas terre, comme pour souligner qu’il n’est que simple accompagnateur, non participant, sans être complètement un personnage non joueur puisqu’il donne un ou deux conseils appliqués à Gladis. Le lecteur attend de voir à quoi ressembleront les autres personnages : des formes humanoïdes pas totalement définies dans le monumental hall de gare, deux individus dans des tenues orange avec un collier d’explosif pour les terroristes, un tout petit bout de femme de cinquante centimètres de haut, des robots aux formes diverses certains inspirés du rétrofuturisme, une ombre noire en costume avec un attaché-case, des personnages à tête de gastéropode, un roi doré avec un troisième œil au milieu du front, une divinité d’inspiration hindoue, etc. Chaque individu comporte en lui une touche fantasmagorique plus ou moins marquée, pouvant être prédominante, ou juste réduite à une bizarrerie anatomique de la tête. Les différents lieux oscillent également entre une forte proportion de réalisme avec quelques éléments oniriques (le hall de gare, la suite de l’hôtel), ou des lieux qui relèvent plus du conte (la forêt avec ses arbres gigantesques, la caverne avec son petit peuple de champignons), du récit fantastique (le couloir d’hôtel avec son tapis à motif, la cité souterraine enfouie sous celle en train de se construire par-dessus, le jardin sans fin avec sa grille aux motifs géométriques, etc.). Le lecteur se prête bien volontiers au jeu, en personnage non joueur, simple spectateur. Il ressent rapidement l’arbitraire des événements (les terroristes dans le train), les transitions abruptes sans réel lien logique (passer d’une poursuite en forêt à un couloir d’hôtel), et la quête découlant de découvrir le jeu, sans en connaître les règles, celles-ci semblant peu nombreuses et très accommodantes, tout en impliquant une forme de progression. Les actions et les choix de Gladis montrent une personne curieuse et attentionnée : elle souhaite explorer cet environnement ludique, elle prend en charge Fungho, une sorte d’enfant champignon doté d’une forme de conscience. Elle ne joue pas comme un personnage d’action, pas de force surhumaine, pas d’exploit physique, pas d’agressivité, tout juste une gifle bien méritée en page soixante-six. Elle fait preuve d’initiative et d’intuition, et elle sait réfléchir. Elle se retrouve plutôt désemparée pour trouver un sens à ce qui lui arrive. Au milieu du récit, Mr_iO lui en dit un peu plus sur son propre objectif : il fait partie d’un groupe de joueurs persuadés que cette psymulation contient quelque chose de plus. Ils ont observé que ReV suit une structure narrative très précise pour générer les expériences, celle du monomythe ou du voyage héroïque. Il développe cette notion au profit de Gladis : le livre Le Héros aux mille et un visages (1949), de Joseph Campbell (1904-1987). Cette remarque incite le lecteur à prendre lui aussi du recul : à envisager les tribulations de Gladis sous un autre angle : surmonter les épreuves de la vie (telle qu’elle est mise en scène dans ce monde virtuel) jusqu’à une révélation, rechercher le sens de la simulation virtuelle comme on peut chercher le sens de la vie, la raison d’être de la réalité, considérer la relation de Gladis avec le fungho comme la relation de l’être humain au monde végétal, ou aussi voir cela comme une relation entre un enfant et sa mère, etc. Cela l’amène également à envisager certaines remarques à partir d’un autre point de vue. L’un des occupants de la suite de l’hôtel évoque une œuvre d’art qu’il va propulser vers un trou noir : une façon d’envisager chaque production artistique comme un projet destiné à l’oubli plus ou moins rapide, une démarche vaine. Gladis & Mr_iO rencontrent un individu qui se livre à un travail d’archéologie dans la ville basse : des ruines qui vont être ensevelies pour supporter l’architecture de la ville du dessus, des vestiges qui deviennent inaccessibles aux futures générations. Il est possible d’y lire une réflexion sur les souvenirs qui deviennent eux aussi inaccessibles au fur et à mesure du temps qui passe, des nouvelles expériences qui transforment l’individu. Il est également possible d’y voir une réflexion sur l’Histoire : les productions des nouvelles générations recouvrent celles des précédents, les plongeant dans l’oubli. Il y a aussi ce constat que la ou les révélations dont un personnage peut faire l’expérience sont entièrement personnelles et ne peuvent pas servir à un autre personnage car il n’en aura pas la même interprétation et donc la même perception. Ce qui n'empêche pas Gladis d’accéder à l’infra-ReV et à un créateur, et de lui poser trois questions comme les règles lui autorisent… À moins bien sûr que ce ne soit une construction fictionnelle de son esprit, dans le cadre de la psymulation. Observer une jeune femme qui joue à un jeu vidéo de type réalité virtuelle immersive : voilà qui ressemble à une expérience particulièrement passive pour le lecteur. L’auteur met en œuvre une narration visuelle originale, inventive, consistante et organique, qui plonge le lecteur dans ces environnements à teneur onirique variable toujours en décalage avec la réalité. D’emblée, le récit mêle un enjeu d’avancer dans les étapes du jeu qui sont créées sur mesure pour Gladis, et de de trouver dans le déroulement de ces événements un sens. Comme fonctionne la psymulation ReV ? Qui l’a créée ? D’où vient son signal ? Quel est son but… ? Pourquoi créer quelque chose de si complexe s’il n’y a que ça à trouver ? Cette découverte ressemble plus à un point de départ qu’à une solution.

28/12/2024 (modifier)
Par Blue Boy
Note: 4/5
Couverture de la série Les Vieux Fourneaux
Les Vieux Fourneaux

t.1 : Ceux qui restent Dans cette comédie à la fois légère et subversive, Lupano, scénariste très en vue depuis plusieurs années, nous démontre avec jubilation que le troisième âge n’est pas l’antichambre de la mort, loin s’en faut, avec des personnages hauts en couleur. Tout d’abord, il y a Pierrot, le plus déjanté, vieil anar à l’esprit de révolte intact malgré sa vue défaillante, qui prend un malin plaisir à perturber les soirées branchées et autres cocktails mondains, de préférence en compagnie de son groupe d’action « Ni yeux ni maître ». « C’est ça ou moisir du bulbe. » explique-t-il en guise d’excuse. Puis Antoine, l’ancien syndicaliste déprimé par la mort de sa femme Lucette mais dont la hargne anti patronale va vite se révéler plus virulente que jamais lorsqu’il apprendra que cette dernière a flirté de son vivant avec le PDG de sa boîte… Le troisième compère se prénomme Mimile. Sous son air jovial et bon vivant, il cache un passé de baroudeur globe-trotter, « seul blanc à avoir joué première ligne de rugby aux Îles Samoa ». Il y a enfin la jeune et jolie Sophie, artiste altermondialiste et nièce d’Antoine, portrait craché de sa tante jeune. Malgré son statut de femme enceinte, elle ne se débinera pas lorsqu’il sera question d’accompagner les vieux potes de tonton pour empêcher ce dernier de commettre l’irréparable en voulant buter son ancien patron. Ces papys flingueurs n’ont pas leur langue dans leur poche, et ils auraient bien tort, avec des dialogues qui dynamitent et dispersent avec une telle pétulance – l’esprit d’Audiard n’est pas bien loin… Sur le thème de l’adultère posthume, le scénario, en plus d’être original, est assez bien ficelé pour ce premier épisode en guise de – très bonne – mise en bouche. Pour ce qui est du dessin, Cauuet s’inspire avec virtuosité d’une certaine BD franco-belge semi-réaliste orientée « comique » : postures dynamiques, bouilles expressives, jeunes femmes bien « bidochées », enceintes ou pas (on ne pouvait pas non plus mettre que des vieux en scène…), et ça fonctionne à merveille. Et l’air de rien, ils sont rafraîchissants ces anciens et pourraient en remontrer à bien des « d’jeuns » de notre époque formatée par le rêve marketé et illusoire d’un paradis high-tech. De manière significative, nos héros chenus feraient presque une déprime en constatant que le trésor caché à proximité de la cabane de leur enfance n’a toujours pas été découvert… drôle d’époque où les enfants naissent avec des tablettes dans les mains tout en croyant que les poissons sont carrés et les vaches des animaux exotiques. Pour autant, les auteurs ne tombent pas dans le piège du « c’était mieux avant » en procédant à un rééquilibrage par l’entremise de la jeune Sophie au tempérament sanguin. Car si elle les aime bien, ces vieux « flibustiers », elle en veut aux ainés dans leur ensemble de n’avoir pas su ou pas voulu prévenir les problèmes du monde actuel, refilant le fardeau aux jeunes générations avec une insouciance consternante. La scène de la rencontre avec le groupe de retraités sur l’aire d’autoroute est parlante, si comique soit-elle dans son exagération. En somme, sous les apparences d’une joyeuse farce, les auteurs utilisent leurs personnages pour mieux mettre en lumière et dénoncer les dérives de notre monde où les valeurs humaines semblent chaque jour céder un peu plus de terrain au profit d’un conformisme déshumanisant. Il reste que ces portraits plein de tendresse sont à la fois touchants et tonifiants, un peu dans le même esprit que Les Petits ruisseaux de Rabaté, petit bijou de la BD séniorisante. ---------------------- t.2 : Bonnie and Pierrot On notera une moindre truculence des dialogues par rapport au premier épisode, mais compensée par quelques scènes tout à fait savoureuses (si l’on peut dire, car la scène de « l’attentat gériatrique » au meeting de Jean-François Coppé peut donner des haut-le-cœur) et franchement hilarantes. Et désormais, vous ne réagirez peut-être plus tout à fait de la même manière quand vous demanderez une baguette à votre boulanger et qu’il vous proposera de choisir entre quinze sortes… Avec ce deuxième volet au titre en forme de clin d’œil aux gangsters Bonnie and Clyde, Lupano réussit parfaitement à pointer du doigt les travers de notre époque consumériste et individualiste, où le jeunisme TGV finit par contaminer tous les domaines de la société en poussant au talus les déambulateurs de nos anciens. Ces « vieux fourneaux » pourraient se contenter de venger leur génération à la manière d’une Tatie Danielle, mais dans leur élan aussi altruiste que rageur, englobent les exclus et les opprimés tous âges confondus. C’est également un plaisir de retrouver le très efficace trait « franco-belge » de Cauuet et ses tronches expressives. Si la vieillesse vous inquiète, et que cette inquiétude est accentuée par un sentiment de révolte vis-à-vis de ce monde de brutes, voyez la vie du bon côté et fourbissez vos armes avec ces « Vieux Fourneaux ». Une véritable mine d’or pour votre âme d’insoumis, laquelle pourra inspirer vos opérations commando d’aujourd’hui et plus particulièrement de demain, à un âge où on vous commencerez à passer pour inoffensif, où on vous considérera comme un débris incontinent, charge pour la société pour les uns ou vieil aigri anti-jeune incapable de changer le monde pour les autres. Le tout dans la joie et la bonne humeur, ce qui ne gâche rien. ------------------ t.3 : Celui qui part Dès l’introduction, on comprend vite que nos vieux briscards n’ont pas l’intention de rendre les armes de leurs jeunes années rebelles ! Ils seraient même là pour durer, et plutôt que de briser leur pipe, ils semblent bien déterminés à la fumer jusqu’au bout… Ce tome 3 commence avec l’interpellation de Pierrot, affublé d’un magnifique costume d’abeille, alors qu’il vient de commettre avec ses potes un « attentat au miel » contre les producteurs de pesticides… Pourtant, la roue tourne et nos vioques préférés, qui se plaisent souvent à donner des leçons, vont à leur tour en recevoir une de la nièce d’Antoine, et pas piquée des vers, en particulier ceux qui les attendent avec impatience au fond du trou pour une joyeuse ripaille… Et c’est d’une vieille voisine recluse et bougonne que viendra la tempête, un « ange de la vengeance » dénommée Berthe. Par la voix de la nièce qui a sympathisé avec cette dernière, on apprendra que les trois vieux copains sont loin d’être des enfants de chœur et n’ont pas toujours été héroïques comme pourrait le laisser penser la BD depuis le premier tome… Sophie, en marionnettiste de profession, va leur rafraîchir la mémoire en leur contant cet épisode peu glorieux du village dont ils furent les principaux protagonistes durant la seconde guerre mondiale… Pour ce troisième volet, c’est donc un sujet grave (les représailles post-collaboration) qui est abordé mais le ton humoristique reste le même, preuve que l’on peut discuter de tout sans imposer pour autant une chape de plomb comme le voudrait la bienséance. Et c’est entre autres sur ce point précis qu’on perçoit l’intelligence des auteurs, qui parviennent à inclure un sujet sérieux dans un cadre burlesque sans en retirer la portée morale. A ce titre, la scène finale est très parlante. ----------------------- t.4 : La Magicienne Le projet d’extension de la firme pharmaceutique Garan-Servier était pourtant bien parti, mais c’était sans compter sur un petit insecte menacé d’extinction au nom évocateur – et malicieux dans ce contexte : la Magicienne dentelée. Cette magicienne va à elle seule attirer un climat révolutionnaire dans le paisible village du Sud-ouest où réside Antoine, avec l’implantation d’une ZAD sous les fenêtres des bâtiments ultramodernes de la multinationale. Malgré son passé de syndicaliste, Antoine apparaît ici comme la voix discordante, car il se réjouit curieusement du projet pharaonique de Garan-Servier, arguant que cela créerait des emplois dans la région et pestant contre ces « rastaquouères » de zadistes. Un prétexte des auteurs pour ne pas faire ressembler leurs « Vieux Fourneaux » à un porte voix de l’extrême-gauche tendance écolo ? A moins que cela ne soit qu’un simple parti pris objectif permettant de prendre en compte toutes les opinions… car en fin de compte, Antoine est un naïf qui reste attachant, convaincu comme beaucoup d’autres pourraient l'être, par le discours démagogique d’une entreprise cynique. Et les faits lui donneront bien évidemment tort... Grâce au talent des deux auteurs, Cauuet pour le pinceau et Lupano pour la plume, le lecteur aura droit à quelques trouvailles, tant graphiques que scénaristiques. Comme toujours, l’histoire est émaillée de « punchlines » truculentes qui sont un peu la marque de fabrique de la série. Le trait franquinien reste toujours aussi alerte, à l’image de nos héros octos bouillonnants, dont le plus excentrique reste Pierrot, débarquant dans la ZAD telle un météore dans un vieil autobus bringuebalant, rempli de ses frères et sœurs d’armes, tous hauts en couleurs. Ce volet évoque immanquablement une bataille de longue haleine – celle qui, hasard du calendrier, vient de prendre fin à Notre Dame des Landes. Et c’est bien le point fort de cette série vibrionnante, centrée autour de vieux briscards du troisième âge mais en prise directe avec l’actualité, qu’elle soit politique, économique, sociale ou technologique. Une série de son temps, comme son nom ne l’indique pas. Et tout en subversion habile sous une tonalité burlesque et bon enfant. ------------------ t.8 : Graines de voyous « Graines de voyous » va plutôt se révéler comme une parenthèse un peu nostalgique, où les préoccupations liées au monde actuel vont être mis un peu en sourdine, une fois n’est pas coutume, si ce n’est le cagnard qui s’est abattu sur la charmante cité de Montcoeur. Parce qu’il faut le rappeler, même si cette bande dessinée a des « anciens » pour héros, cela ne l’empêche pas d’être plutôt ancrée dans le réel, avec à chaque fois un message politique sur l’écologie ou les excès du capitalisme, distillé habilement par Lupano (j’entends par là, sans que cela soit insistant au point d’être pesant), car c’est avant tout la bonne humeur et le rire qui dominent dans cette série. Ce tome 8 est inauguré en fanfare de façon hilarante par Pierrot, le plus turbulent du trio, qui va se retrouver avec un bracelet électronique à la cheville après une embrouille dans la cafète d’une gare provoquée par un QR Code contrariant ses besoins en caféine ! Il y aura aussi cette ex-nonne missionnaire en Afrique, qui n’est autre que la sœur du précité et va débouler à l’improviste, donnant lieu à des scènes tout aussi cocasses. Mais l’axe principal de cet épisode sera la fête organisée dans le village par Sophie en hommage à sa grand-mère Lucette, fondatrice du théâtre itinérant du Loup en slip*. L’événement aura lieu dans le corps de ferme gentiment mis à disposition de M. Civrac, producteur de pommes bien connu dans le village, mais celui-ci semble avoir une idée derrière la tête, alors que remontent les souvenirs et les frustrations mal digérées. Lui aussi était amoureux de Lucette, tout comme son principal concurrent à l’époque, Antoine, qui captiva finalement le cœur de la belle… Aurait-il donc des comptes à régler ? Le dessin vif de Paul Cauuet est toujours efficace pour mettre en images les facéties de ces trois irréductibles papys ô combien attachants. Le rythme narratif reste enlevé à l’instar des tomes précédents. Même s’il n’est pas le plus marquant de la série, ce « Graines de voyous » reste du même tonneau et procure un moment de réconfort en cette époque qui part en vrille. Sous ses aspects de divertissement grand public, cette série, tout en racontant une longue, très loooongue histoire d’amitié, recèle des valeurs humanistes et une éthique qui la mettent en phase avec son temps. Et tout ça en laissant la possibilité de se bidonner… D’ailleurs, il faudrait sans doute songer un jour à faire rembourser ce type d’ouvrage par la sécurité sociale.

18/06/2014 (MAJ le 27/12/2024) (modifier)
Couverture de la série Le Rêve du papillon
Le Rêve du papillon

J'ai beaucoup apprécié cette lecture. Pour commencer je ne connais aucune œuvre de Miyazaki ni papier ni animé donc je ne pourrais faire aucune comparaison ni renvoi savant. Ensuite j'ai commencé par le tome 4 ( allez savoir pourquoi). Je ne m'en plains pas car ce que j'ai perdu en surprises et rebondissements scénaristiques, j'y ai gagné en sens et intelligence du récit. Un rêve onirique et poétique comme Alice puis un rêve dans un rêve qui m'a fait penser à certains passages d'Inception. Ainsi cet éternel hiver impose une ambiance qui nous fait voyager entre un conte de Noël et la dramaturgie sociale d'un récit réaliste comme Sans Famille. La même ambiance pour deux issues diamétralement opposées. C'est tout le talent de Marazano de suivre les deux voies jusqu'au final. C'est touchant, intriguant et créatif. La galerie des personnages s'impose avec justesse dans ce monde de rêve ou l'absurde côtoie le comique. Le dessin de Yin Luo autorise une lecture au plus large public. Elle se situe à la croisée de plusieurs influences mais reste toujours cohérente et attractive. Une belle mise en couleur complète ce sympathique visuel. Une lecture touchante et agréable à redécouvrir.

27/12/2024 (modifier)