Livre 1
Cette bande dessinée, premier volet d’un diptyque, est clairement la sensation du moment chez Glénat, et on comprend pourquoi. A commencer par le magnifique travail éditorial : livre en grand format doté d’une couverture luxueuse avec vernis sélectif doré et marque-page en tissu. Au-delà de ce bel emballage qui pourrait s’avérer trompeur, le contenu est tout à fait à la hauteur…
Alors certes, graphiquement, on a affaire à ce style commun à toutes les grandes séries commerciales au long cours. Cela n’a rien d’original mais c’est très bien fait, avec cette touche cinématographique qui immerge le lecteur dans l’histoire : pleines pages spectaculaires, cadrages de haute volée, incrustation de petites cases en plans serrés pour un rendu hyper dynamique. Timothée Montaigne est doué, c’est incontestable, et le travail sur la couleur de Clara Tessier ne fait qu’en rehausser la qualité visuelle. Sans compter les mappemondes de l’époque et le plan en coupe du bateau au début qui confèrent au livre un côté « archive ». De la belle ouvrage, comme disaient les anciens.
Le scénario de Xavier Dorison, inspiré d’une histoire vraie, n’est pas en reste. La narration est totalement maîtrisée, Dorison ayant conçu ici un véritable « page turner » qui vous happe sans plus vous lâcher jusqu’à la fin…de ce premier tome — dommage pour les impatients ! De même, les personnages principaux ont des personnalités bien marquées, ce qui ne gâche rien. Si le neuvième art regorge de récits sur les « Vieux gréements », un genre presque à lui seul, celui-ci nous met dans la peau des occupants du navire Batavia, rebaptisé ici Jakarta, qui tous sans exception endurèrent des conditions de vie extrêmement difficiles durant un périple depuis les Pays-Bas jusqu’à l’Indonésie, ancienne colonie hollandaise.
En préface, Dorison nous avertit, cette aventure va nous montrer que l’Homme est capable de la pire barbarie, avec « arrêt complet de l’empathie », ce qui ne fait que renforcer notre curiosité, pour ne pas dire, toute honte bue, notre fascination pour le sordide ou le voyeurisme. Ce qui laisse penser que le second tome ira encore plus loin dans l’horreur, ce premier tome restant finalement assez « sage », toute proportion gardée. Heureusement, l’histoire ne se limitera pas à cette accroche, dans la mesure où elle se fait l’excellente métaphore — et c’est là tout son intérêt — du capitalisme financier moderne, le même qui aujourd’hui mène le monde à sa perte. Les Hollandais semblaient être précurseurs en la matière, le navire étant détenu par la première « multinationale » de l’Histoire, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, contrôlée par des actionnaires dont la puissance financière imposait des règles inhumaines d’une cruauté inégalée au sein de l’équipage. La tournure que va prendre l’aventure confirmera l’inadéquation totale d’un tel système avec la réalité la plus triviale.
C’est du grand spectacle pour une épopée maritime qui le méritait bien, avec ce paradoxe d’être certes une invitation au voyage, mais plus sûrement un voyage vers l’enfer, laissant le lecteur entre l’émerveillement et la sidération face à l’horreur vécue par ces hommes. Il est rare qu’une œuvre dans sa première partie nous laisse avec une si forte envie de connaître sa conclusion, que les auteurs ne devraient pas manquer, espérons-le, d’amener à bon port…
Livre 2
Loin de décevoir, le deuxième tome de cette épopée maritime reste dans la ligne du premier. Au-delà de l’aspect divertissant de cette aventure et de son écrin somptueux (oui, l’objet « livre » est vraiment magnifique), « 1629 – Livre II » est une réflexion saisissante sur le pouvoir, dans un contexte où les règles du monde dit civilisé n’ont plus cours. Dès lors, comme le montre cet ouvrage inspiré d’un fait historique, ce sont les réflexes les plus primitifs, les plus cruels, qui reprennent le dessus. Mais il questionne aussi les méthodes fallacieuses auxquelles est prêt à recourir un pouvoir afin de maintenir l’ordre. Sous des dehors policés, des méthodes parfois brutales et sanguinaires, le plus souvent arbitraires, qui n’ont rien à envier à la barbarie la plus féroce. Un ordre certes, mais au service de qui ? Des puissants ou des citoyens ?
Dans le rôle du « méchant », Cornélius est le type même du personnage odieux et revanchard. Le trait est à peine forcé. Erudit, beau parleur, il a parfaitement compris comment son éloquence lui permettrait de manipuler la « plèbe » pour mieux imposer son pouvoir. A l’instar de certains politiciens, hélas trop nombreux, qui semblent souvent plus au service de leurs intérêts que ceux de leurs administrés. Face à Cornélius, le commandant Pelsaert n’est guère plus sympathique, bien qu’il soit dans le camp des « gentils.
Mais la figure la plus intéressante ici est celle de Lucrétia Hans. A l’occasion de ce qui pour elle fera office d’expérience initiatique, la jeune femme à la forte personnalité va se révéler en découvrant des ressources en elle qu’elle ne soupçonnait pas. En passant du statut d’épouse fortunée à celui de naufragée en haillons, seule présence féminine parmi une meute d’hommes livrés à eux-mêmes, pas forcément bien intentionnés et « en manque d’affection », elle va devoir défendre sa peau et faire preuve de courage. Dépossédée de ses privilèges mais féministe avant l’heure, elle ne se montrera pas pour autant disposée à céder si facilement aux avances de Cornélius, et s’opposera même à lui en prenant la défense des plus vulnérables face aux nervis de ce dernier.
Le dessin réaliste de Montaigne reste toujours efficace et maîtrisé, mais on retiendra surtout la grande expressivité des visages. Dans sa tournure académique, il est tout à fait adapté à ce genre d’histoire, même si, on ne va pas se mentir, ce type de proposition est destinée à faire un carton auprès du public. Mais l’essentiel est que, comme on peut souvent le vérifier, cela ne soit pas au détriment de la qualité. Force est de constater que le duo Dorison/Montaigne a très bien fonctionné dans cette aventure.
Très bien accueillie par la critique et le public, la seconde partie de ce diptyque, également recommandée par l’auteur de ces lignes, recueillera fort logiquement une place de choix sur le tableau d’honneur des albums parus en 2024.
Impressionnant ! On ne peut qu’être bluffé par la somme de travail nécessaire pour produire cette œuvre plus qu’ambitieuse !
Je n’ai lu pour le moment que l’imposant premier tome, ALPHA, qui nous présente ni plus ni moins que la période allant de la création de l’univers jusqu’à l’apparition des hominidés. Une ambition énorme, mais qui s’appuie sur des qualités toutes aussi importantes pour nous proposer quelque chose de captivant.
Car jamais le lecteur n’est mis de côté par les connaissances ou termes scientifiques (noms de période, de phénomènes, d’espèces, de réactions chimiques, etc.). C’est fluide et on n’est jamais perdu. Et on ne s’ennuie jamais non plus !
C’est en effet très rythmé, la narration mêlant didactisme et moments plus planant, laissant vagabonder l’imagination du lecteur.
L’autre originalité et qualité de ce projet hors du commun, c’est son traitement graphique, que j’ai trouvé excellent, et pour une bonne part garant du plaisir de lecture.
Le dessin est à la fois minutieux et agréable, dynamique et fluide. Et la colorisation, usant de diverses bichromies, accompagne très bien l’ensemble. Certaines planches illustrant les convulsions terrestres m’ont fait penser à au travail de Clément Vuillier (en particulier dans son album L'Année de la Comète).
Surtout, Harder, que ce soit dans ses cases muettes ou dans celles accompagnées d’un texte – généralement placés en dessous des cases – va bien sûr dessiner de façon réaliste (et très réussi !) animaux, végétaux et matières organiques. Mais il va aussi utiliser une iconographie d’une grande richesse, puisant dans l’imagerie issue de toutes les civilisations. Européenne bien sûr – proximité oblige – mais aussi américaine, australienne, etc. Il ajoute aussi de nombreuses références issues de la BD, du cinéma. Tout ceci passe très bien et ne fait jamais artificiel, au contraire, tout fait sens et s’agrège naturellement au récit central, tout en l’aérant.
Une pagination imposante, mais cela se dévore rapidement.
Dès que je le pourrai, je lirai Civilisation. Même si a priori je crains que le procédé marche moins bien qu’avec ce premier album, duquel les hommes sont absents. Mais si la suite est du même acabit, je remonterai sans aucun doute ma note.
Un album brillant en tout cas.
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Je poursuis ma lecture de cette œuvre fleuve avec les deux tomes de « BETA », et je suis toujours impressionné par le travail de Jens Harder. Travail de recherche des connaissances historiques et scientifiques. Mais aussi un énorme travail pour assembler la documentation qui sert d’illustration à cette histoire du monde !
Ce travail graphique est toujours aussi bluffant, captivant. Encore avec des bichromies, métallisées cette fois-ci. Le rendu est très chouette. Surtout qu’Harder mêle encore reproduction de photos, de gravures, de BD, d’encyclopédies, d’œuvres d’art, etc. C’est éclectique, il use parfois d’anachronismes, de clins d’œil en mélangeant images d’époques différentes. Mais ça fonctionne toujours aussi bien.
Je suis donc toujours admiratif et conquis. Mais j’ai été un chouia moins enthousiaste que pour ma lecture d’ « Alpha ». Pour plusieurs raisons je pense. D’abord ici ont est sur du temps moins long, moins lointain. C’est-à-dire que tout s’enchaine plus rapidement, les changements sont plus brusques (à l’échelle du temps long quand même, mais finalement de moins en moins).
On est aussi sans doute moins émerveillé, car BETA traite d’époque que nous connaissons mieux – voire que nous vivons pour la fin du second tome (ces deux tomes traitent des hominidés, puis des premiers hommes jusqu'à la période contemporaine). Et du coup, notre proximité avec le sujet, le fait aussi que je connaisse beaucoup plus de choses dessus (je suis professeur d’histoire) a sans doute joué pour mon ressenti.
Pour finir, Harder – qui ne prétend pas faire œuvre scientifique (voir les textes de postface) – est un peu victime du fait qu’il est Européen et qu’il a sans doute eu accès davantage à des sources « occidentales ». Mais il ne tombe pas non plus dans le récit uniquement européocentré.
Bref, un projet toujours aussi audacieux (et bien soutenu par l’éditeur, avec une belle maquette et des paginations importantes pour tous les albums), qui tient le pari d’informer et de divertir sur la durée.
J’attends avec un peu d’appréhension – mais aussi de plaisir à venir – la dernière partie, « Gamma », où Harder se lancera un peu dans l’inconnu.
Une œuvre à lire en tout cas !
Après Mezkal et Convoi, revoilà notre duo d'auteurs qui se lance dans une nouvelle série plus développée (3 tomes prévus).
Nous voici projetés dans un univers SF bien noir qui pourrait faire penser à Blade Runner pour le background, même si l'action se situe dans une méta-cité de Lyon qui a bien changé avec le temps. Cette mégalopole est tenue d'une main de fer par le Mayor et sa milice et différentes factions mafieuses qui se partagent le marché de la drogue du moment : le Blast, seul échapatoire illusoire d'une populace essorée. Quand arrive sur le marché une contrefaçon meilleur prix, le fragile équilibre de ces magnats commence à vaciller et la mécanique du pire se pointe en ligne de mire...
Si les personnages et l'intrigue fourmillent d'emprunts et de clins d'oeils, c'est avant tout le graphisme maîtrisé de Jeff qui nous accroche. Composition, dessin et colorisation sont une franche réussite. Côté scénario, ça sent quand même le déjà vu, même si (comme moi) les amateurs du genre ils trouveront leurs petits. La trame générale reste pour le moment avec ce tome introductif un peu floue, espérons que la suite développe davantage et ouvre de nouveaux horizons.
En attendant, un bon premier tome qui donne l'eau à la bouche.
Bon, voilà, c'est mon centième avis.
Et, sans grande originalité, il portera sur "De Cape et de Crocs".
Bah oui, que voulez-vous ? Comme dit dans mon avis sur Edmond, c'est grâce à cette série (et grâce à Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand) que j'ai enfin compris ce que cherchais à accomplir le langage poétique. En tout cas j'ai compris l'une des manières de comprendre la poésie : la poésie comme un langage esthétique ancré dans le réel et le vivant, et non comme le cachet ampoulé et pédant que je pensais qu'elle était.
Parce que de Cape et de Croc est une série poétique dans ce sens là. On cherche le beau mais pas comme une fin en soi. Ou alors si, justement, pour le simple plaisir de jouer avec les mots, de prendre plaisir à les dire, pour trouver le beau au delà de la simple image du beau. La forme est belle pour montrer que le fond l'est tout autant. Alors ça rime, ça rythme et ça compte, mais surtout pour appuyer des dialogues vifs, percutants, cinglants parfois même.
Les personnages sont pour beaucoup inspirés d'archétypes théâtraux, provenant de la Comedia Del Arte comme du répertoire néo-classique français (je pense à des archétypes très Molièriens comme celui de Cénile Spilorcio, clairement inspiré d'Harpagon). Mais l'on retrouve aussi des références aux œuvres de La Fontaine, au Roman de Renart, à un poème de Baudelaire même ! Il y a même du cinéma, parfois ! Bref, les références et inspirations fusent tout du long, tout ça, encore une fois, dans un but d'esthétisme mais surtout de connivence. On ressent tout au long de l'histoire le plaisir qu'Ayroles a eu à l'écrire.
Nos protagonistes, Don Lope et Armand, sont bons. Le premier est un hidalgo sanguin, brave et orgueilleux, le second un français poète et romantique. A eux-deux, ils forment un bon duo, jonglant sans transition entre le comique et l'épique, par leurs personnalités opposées entrant en conflit ou bien s'accordant en un éclair pour asséner à grand coup d'épée et de répliques cinglantes de cuisantes défaites à leurs adversaires. Ils sont également accompagnés d'Eusèbe, gentil et doux lapin, personnage principal des deux derniers albums (en réalité une préquel). Il y a également plein d'autres personnages importants, Kader, Hermine et Séléné pour ne citer que les plus célèbres de leurs adjuvant-e-s.
Voilà, ça se bat avec panache, à l'épée comme à la langue, ça part à l'aventure jusqu'au bout du monde (et même hors du monde s'il le faut), ça fait des bons mots pour le plaisir même de les faire, ça sait être drôle comme ça sait être triste, en un mot comme en cent : j'adore.
Certes, l'œuvre n'est pas sans défaut. Déjà, il y a les deux derniers albums centrés sur Eusèbe évoqués plus tôt. Bien qu'ils restent très bons, leurs qualités est moindre et contraste tellement avec les dix albums précédents qu'ils en pâlissent malgré eux. Il y a aussi certaines longueurs qui sont souvent reprochées à l'arc des sélénites, mais je dois bien avoué qu'ici je parlerais vraiment d'une affaire de goût. Je comprend d'où viennent les reproches, je constate bien que le rythme devient plus lent à ce moment là, sans doute trop lent pour certain-e-s, mais moi il ne m'a pas dérangé. Pire : j'aime bien cet arc.
Alors voilà, si même face aux défauts j'en viens à me dire qu'ils ne me gênent guère, je n'aurais aucun scrupule à donner la note maximale à cette série.
Certes, j'ai dit que les deux derniers albums étaient moindres (ils vaudraient un solide 4 étoiles à mes yeux) et selon mes critères de notation je devrait ajuster ma note en conséquent. Mais s'il y a bien une série qui doit être mon exception, un avis où j'ai envie d'envoyer voler l'impartialité sans une once de remords, c'est bien "De Cape et de Crocs".
Anticipation pertinente & festin graphique
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Ce recueil regroupe les huit épisodes de la série (arrêtée brutalement faute de ventes suffisantes), parus en 1974/1975. Jack Kirby réalise tous les scénarios et les dessins. L'encrage est assuré par Mike Royer pour les épisodes 1 et 8 ; les épisodes 2 à 7 sont encrés par Bruce Berry.
Dans un futur proche, une organisation mondiale (Global Peace Agency, en abrégé GPA) a établi la paix à l'échelle de la planète. Les armées sont proscrites sur Terre. Les agents de a GPA n'utilisent que des armes défensives. Pour toutes les opérations de police requérant l'usage de la force ou d'armes, la GPA fait intervenir OMAC (One Man Army Corps). Il s'agit d'un être surhumain qui est assisté par une intelligence artificielle logée dans un satellite en orbite autour de la Terre et dénommé Brother Eye.
Le premier épisode est consacré à l'origine d'OMAC, comment Buddy Blank, un petit employé de bureau, est devenu ce soldat exceptionnel. Par la suite OMAC est dépêché sur des missions impliquant une résurgence du crime organisé, un dictateur ayant organisé une armée illégale, un trafic d'organes à grande échelle, et un vol à grande échelle des ressources en eau de la planète.
Il s'agit donc d'une série de science-fiction de Jack Kirby, avec un parfum de superhéros lié au costume d'OMAC et à sa force gigantesque. Toutefois les situations conflictuelles imaginées par Kirby prennent avant tout leur source dans l'anticipation et une projection des risques éthiques générés par les avancées scientifiques. Dès la première page, Jack Kirby le scénariste et Jack Kirby le dessinateur en donnent pour leur argent aux lecteurs. Cette image de femme encadrée par ses deux jambes nues forme une composition aussi troublante que dérangeante et étonnement sensuelle.
Le trafic d'organe propose également une forte probabilité de dérive des applications scientifiques et génétiques au profit de la couche de population qui dispose des plus forts revenus. Le scénariste joue le jeu de l'anticipation pour aborder des thématiques qui restent encore d'actualité de nos jours.
La série reprend des codes de superhéros : les conflits réglés par la force physique, le héros courageux et désintéressé (presque dépourvu de personnalité après son remodelage en OMAC), les criminels commettant des actes définitivement répréhensibles, etc. Kirby utilise également Brother Eye à la manière d'un deus ex machina, un peu trop voyant. D'un coté il y a cette superbe idée de placer l'intelligence artificielle comme un œil ayant vu sur la terre entière (l'œil de Dieu). De l'autre il s'en sert pour donner plus de pouvoir à OMAC ou pour envoyer un rayon destructeur afin de faire basculer le rapport des forces en présence et de donner la victoire facilement à OMAC. Il y a également quelques passages dans lesquels les principes de base de la science sont accommodés à la sauce comics pour les besoins de l'intrigue.
Coté graphique, Jack Kirby est en grande forme. Les scénarios donnent l'impression qu'il peut enfin parler de choses qui lui tiennent à cœur, les dessins possèdent l'énergie légendaire du King, avec des scènes inventives et marquantes. Outre cette première pleine page d'une totale étrangeté, le lecteur retrouve la capacité de Kirby à aller vers l'épure, et même vers l'abstraction. Pour l'épure, il y a cet œil artificiel en orbite qui flotte tel un disque géométrique au milieu d'énergies cosmiques impossibles. Kirby ne représente pas la réalité, il l'interprète, il la transforme en une source de merveilleux.
Brother Eye a droit à une double page dans l'épisode quatre qui exprime à la fois la naïveté du concept (des rayons d'énergie multi-usage transmis à OMAC sur terre, une myriade de corps spatiaux impossibles (de simples ronds de couleurs), et à la fois l'essence même de cette présence omnipotente. L'arrière plan cosmique se transforme en un tableau d'art abstrait exprimant l'idée du vide spatiale et des merveilles inconnues qu'il recèle. Et du coup Brother Eye apparaît pour ce qu'il est : un deus ex machina, l'incarnation même du créateur Jack Kirby dans son comics. Cette façon de dessiner les décors comme un élément pictural renforçant l'ambiance, débarrassé de toute obligation de réalisme (une spécialité de Kirby) imprègne les premiers épisodes et se généralise à partir de l'épisode 6 pour des pages magnifiques où la technologie d'anticipation, mais aussi les murs de maçonnerie, les bâtiments, les armes futuristes sont habitées par une vision conceptuelle suggérant qu'une dimension inconnue et ancienne est là sous nos yeux. L'environnement regorge de points de passage vers cet ailleurs.
Ce mode de représentation qui accentue les figures géométriques et les ombrages déconnectés des sources de lumière va jusqu'à transfigurer la nature également : une double page hallucinée des fonds sous-marins privé d'eau dans l'épisode 7. Pour le plus grand plaisir du lecteur, Bruce Berry encre de manière respectueuse les crayonnés de Kirby (il y a quelques pages crayonnées sans encrage dans le volume, en plus des épisodes), même s'il manque un peu de sensibilité. Les deux épisodes (1 & 8) encrés par Mike Royer sont parfaits : il parachève les dessins de Kirby en respectant ses traits et en les épurant discrètement.
Bien sûr cette manière de transformer les décors en composants artistiques proches de l'abstraction n'est pas spécifique à la série OMAC, il est possible de l'observer dans d'autres séries de Kirby. Mais ce tome en contient un exemple remarquable. Cette approche graphique plus sophistiquée qu'il n'y paraît (peu de dessinateurs de comics maîtrisent cette technique d'abstraction) est encore renforcée par une imagination visuelle exceptionnelle.
Jack Kirby (le scénariste) concocte des situations à fort potentiel visuel, magnifiées par Jack Kirby le dessinateur : ces femmes objets à monter soi même, des mannequins à tabasser pour employés de bureau stressés, deux tueurs costumés pour mardi gras, un monstre fantasmagorique dans une réalité virtuelle (double page inoubliable, avec une texture à mi-chemin entre la peau et la pierre), un camion démesuré porte-hélicoptères, une batterie de tank congelés, des cœlacanthes antédiluviens, etc. L'imagination de Kirby ne connaît aucune limite et il marie avec brio une anticipation perspicace avec des archétypes jungiens.
Malheureusement OMAC s'est arrêté en cours d'histoire et il aurait fallu un épisode pour boucler la dernière intrigue. Toutefois, ne vous laissez pas arrêter par ce détail de peu d'importance au regard du plaisir exceptionnel de lecture que procure cette œuvre d'anticipation adulte, aux illustrations en prise directe avec une réalité fantastique, ce qui fait facilement oublier quelques facilités naïves du scénario.
Un premier tome de très bonne facture.
J'étais pourtant un peu sur la réserve avant ma lecture, le dessin ne fait pas partie de ceux que j'apprécie le plus.
Enfin une biographie digne de ce nom pour cet immense artiste. Artiste atypique, profondément humain et toujours pas remplacé. Combien de chanteurs ont arrêté le tour de chant en pleine gloire ?
Artiste reconnu mondialement, il suffit de voir le nombre de reprises de ses chansons : Bowie, Sting, Nina Simone, Joseph Gordon-Lewitt ..... pour les plus connus.
Le mot qu'il détestait : la médiocrité. Il s'efforcera toujours de la combattre et sa vie ne sera faite que de nouveaux défis.
Il aura touché à tout : acteur, réalisateur, comédie musicale, pilote d'avion, barreur de son voilier .....
Tome 1
Salva Rubio ne fait aucune concession, on y découvre un Brel avec ses contradictions, son amour des femmes, ses peurs et sa persévérance. Et il lui en aura fallut de la persévérance pour arriver à la reconnaissance avec son allure de grand déglingué et son physique ingrat.
On y découvre un Paris d'après guerre où le milieu artistique déborde de talent, ainsi que les rencontres qui vont marquer sa vie d'artiste et d'homme. On y voit le "tout Paris" du music hall. Jojo qui deviendra son meilleur ami, ce lien entre les hommes qu'il trouve beau et fort.
Et surtout "Miche" son épouse qui a toujours soutenu son Jacques malgré les infidélités. Son éducation catholique fera qu'il ne divorcera jamais.
Du l'usine de cartonnage à papa comme point de départ, puis Paris et les petites salles, la période des vaches maigres, enfin l'olympia en première partie de Philippe Clay.
Une narration maîtrisée et captivante.
Voilà la première partie des trois vie du grand Jacques.
Tome 2
Un album qui commence le 16 mai 1967 à Roubaix, Brel vient de donner son dernier concert.
Un album qui retrace la vie du grand Jacques de 1958 à 1967, la période qui va le mener à la gloire. Le début ne sera pas facile, il entre en conflit avec sa maison de disques Philips. Il faudra qu'Eddie Barclay intervienne en proposant Johnny Hallyday en échange de Brel pour débloquer la situation.
Un second tome qui tourne autour de la complexité du bonhomme, les raisons qui ont poussé Brel a arrêter le tour de chant, sa relation avec les femmes (toujours marié, mais une nouvelle maîtresse et les autres ...), sa vie de bohème, toujours sur la route pour donner des concerts (il en fait plus de 300 par an) et le lien indéfectible qui le lie à ses musiciens et à Jojo.
Une narration toujours autant maîtrisée avec ces pages où la voix off de Brel ajoute une profondeur au récit, une voix off qui reprend des extraits d'interview de l'artiste, elles viennent régulièrement s’immiscer le long de l'album.
Un album qui se termine avec Brel à la barre de son voilier l'Askoy, il est prêt à parcourir deux océans .....
Voilà la seconde partie des trois vies du grand Jacques.
En postface, l'auteur nous éclaire sur la réalisation de ce deuxième opus.
Tome 3.
Avec ce dernier volet, Brel se réinvente, il va produire une comédie musicale où il aura le rôle principal : l'homme de la mancha. Ensuite, il sera acteur dans 10 films dont L'Aventure c'est l'aventure de Lelouche et "L'emmerdeur" de Molinaro, dans le rôle du désormais célèbre François Pignon. Il réalisera aussi deux films, "Frantz" où il donne la réplique à Barbara et "Far West" qui sera assassiné par la critique et boudé par le public. Dès lors il va prendre du recul avec le show-business. Il aura entre temps passé son brevet de pilote et obtenu son diplôme pour barrer un voilier (Il rêvait d'être Saint-Exupéry et Magellan). Avec les femmes c'est toujours aussi compliqué (il sera accusé d'adultère). Il décide de faire le tour du monde sur son voilier, L'Askoy II. C'est Maddly Bamy, une ex-clodette, qui va l'accompagner. Un voyage qui le mènera jusqu'aux îles Marquise. C'est sur ce rocher perdu dans le Pacifique qu'il finira sa vie, un bout de terre où personne ne le reconnaît. Il y rendra de nombreux services en faisant des navettes avec son petit avion entre son île d'Hiva-Oa et Tahiti. En 1977 sort son dernier album (un million de disques vendus en une journée) et meurt en 1978 d'une embolie pulmonaire. Il est enterré au cimetière d'Atuona à Hiva-Oa, non loin de la tombe de Paul Gauguin.
Et toujours cette narration maîtrisée et captivante.
Une postface très instructive sur la réalisation de cette BD.
Un crayonné proche du fusain, un trait gras et des couleurs sombres donnent une âme au récit. Mes réticences du début ont disparu.
Il s'en dégage une ambiance vintage du plus bel effet.
Une biographie complète, avec de nombreuses anecdotes, que je ne peux que conseiller.
Et pour les curieux, je recommande le bouquin d'Olivier Todd, "Jacques Brel : une vie".
Cela commence comme un grand classique : une petite fille laissée par ses parents pour passer un été avec son grand-père. Sauf que la forêt dans laquelle il habite seul est complètement magique, peuplée d'animaux qui parlent, d'arbres qui se baladent, de lutins et de puissants esprits du jour, de la nuit ou encore de la forêt elle-même. Le grand-père d'Hannah en est le gardien et sa mère était amie des créatures des lieux. Mais comme Hanah n'a pas grandi ici et vient de la ville, elle est rejetée par l'esprit de la forêt qui veut la faire fuir. Hannah, son grand-père et quelques-uns des habitants de la forêt doivent alors braver les dangers pour convaincre l'esprit qu'elle fait partie de la famille du gardien et a sa place en ces lieux.
C'est une histoire légère et emplie d'autant d'humour que de magie. Elle est dessinée avec un trait tout rond, mignon et expressif tout en accentuant les aspects humoristiques des personnages. La petite brochette de personnages est attachante et relativement originale, que ce soit le gentil grand-père qui ne maitrise pas tout mais ne se laisse pas faire, la petite fille apeurée mais pas bête, ou encore l'amusant Infiniticochon qui se régénère quand on lui coupe un jarret pour le manger. L'histoire est simple mais prenante car elle permet de découvrir cette forêt magique pleine d'insolite et de quelques dangers. D'ailleurs on apprécie les illustrations des pages de garde de l'album qui montrent la progression de la découverte du plan de la forêt comme celle d'un jeu vidéo qui se dévoile peu à peu au fil de l'avancée du joueur.
La série s'adresse en théorie à un jeune public mais un adulte peut la lire avec un grand sourire et l'envie de voir où elle va nous mener. En cela, la fin du premier tome est un peu frustrante car on découvre avec surprise que l'histoire est loin d'être finie malgré les 100 pages de l'album et la quantité de choses qu'il s'y est passée. Il faudra donc attendre la suite pour en avoir le fin mot et savoir comment la petite Hannah va se faire accepter par la forêt.
J’étais très intriguée par cette série depuis que Ro l’a postée sur le site il y a de cela presque dix jours. Les jolis décors à l’esthétique grecque, les personnages aux bouilles adorables, la promesse d’aventure(s), … Tout ça titille des cordes sensibles chez moi.
Et puis, c’est Kerascoët au dessin. J’adore Kerascoët ! Facilement parmi mes dessinateur-ice-s préféré-e-s du medium. Leurs personnages ont toujours des designs sobres et élégants, des visages très expressifs et charmants, je trouve leur trait sincèrement très chiadés, … Ouais, les voir au dessin, ça m’annonce du bon, ne serait-ce que visuellement.
Fort heureusement, l’histoire est elle aussi intéressante.
Elle commence sur l’île de l’Atlantide, visiblement coupée du reste du monde depuis la disparition il y a fort longtemps de l’électricité (pardon, "l’élektricité"), l’énergie que les habitant-e-s étaient les seul-e-s à maîtriser et qui leur permettait d’alimenter des machines très complexes. Mais aujourd’hui, c'est dommage, l’élektricité à disparu. Tout du moins, c’est ce que l’on pense, car un jeune garçon du nom d’Icare découvre un beau jour qu’il est un "élu", quelqu’un capable de produire et de contrôler l’élektricité. Mauvaise surprise en réalité, car on raconte qu’un mystérieux peuple venu des mers aurait par le passé enlevé tous-tes les élu-e-s atlantes.
Voilà, une base simple mais très prometteuse. Et l’exécution est plus que bonne. Icare, le jeune garçon timide et un peu gringalet, et Kalio, la jeune fille sage et autoritaire qui l’accompagne et pour qui il a le béguin, sont très attachant-e-s. Les personnages secondaires sont tout aussi charmants (tout spécialement la sœur de Kalio et la grand-mère d’Icare). Et, comme dit Ro, il se dégage déjà dès ce premier album une ambiance qui n’est pas sans rappeler les Mystérieuses Cités d’Or.
Franchement, c’est un très bon départ de série. J’attend déjà le second tome avec impatience.
Le coup de cœur pour un premier tome de 48 pages est peut-être risqué, mais je suis honnêtement charmée par les promesses de cette histoire. Et puis, si ça peut aider à la visibilité de la série et assurer qu’elle puisse être menée à terme, j’ai envie de dire qu’elle le mérite bien. On n’a qu’à dire que c’était un coup de foudre.
Des contes pour comprendre
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il regroupe les 4 épisodes de la série, initialement parus en 2021 (pour la VO), écrits par Matt Kindt, dessinés et encrés par Matt Lesniewski qui a également assuré le lettrage (pour la VO). La mise en couleurs a été réalisée par Bill Crabtree. Les couvertures ont été réalisées par Lesniewski, les couvertures variantes par Malashi Ward, Jill Thompson, Patric Reynolds, Marguerite Sauvage, Tyler Bence. Le tome se termine avec 5 pages extraites du carnet de croquis de l'artiste.
Il y a une vingtaine d'années de cela, la jeune fille Crimson se glisse dans le bureau de son père qui est en train de travailler. Elle sait que si elle se montre discrète, elle peut lire et le regarder travailler. Elle va sur la pointe des pieds, chercher sur une étagère, son livre préféré : un recueil de contes slaves. Elle s'installe dans le grand fauteuil profond et se met à lire dans le calme de ce bureau. Au temps présent, elle conduit sa voiture dans les rues de Saint-Pétersbourg pour se rendre à un rendez-vous avec un médecin. Elle travaille pour le groupe Cardinal Perennial Pharmaceuticals en tant que représentante. Elle-même est sous traitement, des médicaments produits par le même laboratoire : elle a conscience de son état et vit bien avec. Ce jour-là, elle déroule son argumentaire de vente bien rodé, mais elle n'est pas venue pour réaliser une vente. Elle termine son intervention sur le fait que ces médicaments ont prouvé leur efficacité sur quatre types de schizophrénie. Un instant, elle a la sensation que son interlocuteur a une tête de loup. Elle peut confier un an de stock au médecin, en échange d'un service. Elle souhaite savoir s'il a déjà vu un patient nommé Anton Shubin.
Le médecin explique qu'il ne peut pas divulguer ce genre d'information. Elle le prend à la gorge d'un geste vif pour l'étrangler et il finit par céder et lui confier le dossier de son patient. Crimson s'en va, le médecin lui promettant de porter plainte. Elle se rend à l'adresse figurant dans le dossier, dans un quartier pauvre. Elle monte dans la cage d'escalier en piteux état et frappe à la porte 73. Un homme âgé entrouvre le battant et le referme après qu'elle se soit présentée. Elle parle plus fort et indique qu'elle peut lui confier un tube complet à titre gracieux. Anton Shubin entrebâille rapidement la porte et saisit le tube. Crimson tire violemment la porte pour la refermer, Shubin reculant de douleur, puis elle donne un violent coup de pied pour l'ouvrir en grand. L'homme est à terre et lui demande ce qu'elle veut. Elle lui intime de parler de lui pour commencer : c'est un tueur. Est-ce qu'il se souvient ? Il y a vingt ans, se souvient-il de ce qu'il a fait, de son père à elle ? Est-ce lui qui l'a assassiné en l'étranglant avec une corde, puis en le poignardant dans le dos ? Il explique qu'il se cache de ses anciens employeurs pour qui il était un assassin. Il sait qu'il n'a pas tué le père de Crimson car il n'utilise pas de poignard. Cette réponse évoque un conte à Crimson et elle se met à le raconter : l'histoire d'un jeune garçon, à la recherche d'un boulot. Il voulait être mineur, et donc les mineurs lui ont proposé de passer un test, une épreuve : descendre jusqu'au fond de la mine avec une torche enflammée.
Après un véritable chef d'œuvre MIND MGMT , et une autre série Dept. H, Matt Kindt a décidé de réaliser des histoires courtes avec des artistes différents à chaque fois pour plusieurs éditeurs. Le premier contact avec le récit s'établit avec la couverture : elle est un peu chargée et semble promettre une aventure de type Fantasy, avec la présence étrange d'une jeune femme avec une valise, et cette chaîne d'ADN en médicaments. La première page évoque le plaisir de la lecture des contes durant l'enfance, avec des dessins descriptifs avec un fort niveau de détails. La deuxième séquence en 3 pages montre le monde réel, à nouveau avec un bon niveau de détails, des personnages avec une tête un peu grande (Crimson Flower) ou un peu petite pour le médecin, et cette case inattendue dans laquelle ce dernier a une tête de loup. Dans la séquence suivante, l'artiste et le scénariste semblent prendre plus de liberté : le corps distordu d'Anton Shubin, le passage au mode conte avec un jeune garçon fluet et petit et les mineurs à la carrure trop large pour être plausible, et le torse comme un tonneau. Le récit fonctionne donc sur une dynamique de mystère, ou plutôt d'énigme incitant le lecteur à se prêter au jeu, en faisant des hypothèses sur les capacités physiques de Crimson Flower, sur le parallèle entre la réalité et les contes, sur cette quête de vengeance pour le meurtre du père, sur la réalité même de la façon dont Crimson interprète les faits, voire les invente de toute pièce.
En découvrant le premier conte, le lecteur reconnaît le plaisir que prend le scénariste à entremêler la réalité avec la fiction, à jouer sur le rapport entre les deux, à créer une mise en abîme. Ici, le conte est une fiction dans la fiction, et renvoie le lecteur au fait que l'histoire qu'il lit est toute aussi fictive que l'histoire dans l'histoire. S'il entretient des réserves sur l'adéquation des particularités des dessins avec l'histoire au temps présent, le lecteur est vite conquis par sa pertinence pour les contes. Il retrouve la manière d'exagérer des morphologies pour que des personnages incarnent plus un état ou un caractère marqué, ainsi que les environnements avec des éléments oniriques. Le jeune garçon avec sa torche exsude une envie de bien faire et une forme d'insouciance de la jeunesse, progressant dans des tunnels sans étai, plus une forme de grotte que de mine. Le second conte survient dans le deuxième épisode, alors que Crimson Flower essaye d'échapper à deux assassins professionnels avec une longue expérience. Elle devient une héroïne, une chasseresse, et ses deux poursuivants deviennent des créatures démoniaques ailées. Il suffit du premier conte pour que le lecteur comprenne la pertinence du choix de cet artiste. Après coup, il comprend que les bizarreries de ses dessins au temps présent dans le monde réel agissent comme des rémanences de la narration des contes. Pour une raison qui est à découvrir, la réalité est empreinte du ton des contes. Ceux-ci servent-ils à Crimson Flower pour donner sens aux événements ? Y a-t-il une dimension fantastique à prendre au premier degré, avec la coexistence des deux mondes ? S'agit-il du pouvoir des ennemis contre lesquels elle se bat ? Faut-il envisager une autre possibilité ?
Le récit est court, seulement 4 épisodes, et les auteurs ne font pas de remplissage. Chaque numéro fait avancer l'intrigue et comporte un conte (3 même dans l'épisode 3), ainsi que des scènes d'action. Le lecteur a bien compris que Crimson Flower a vu son père assassiné sous yeux et qu'elle a juré de se venger. Elle est à la recherche de son assassin, ce qui l'amène à se confronter à des tueurs pour leur poser la question de savoir si c'est eux qui ont perpétré ce meurtre. Les dessins montrent une jeune femme costaud sans être bodybuildée, pas si habile que ça au combat à main nu, profitant souvent des circonstances pour s'en sortir, plutôt que de vaincre par la force ou par ses compétences de combattante. Elle se bat contre des hommes à la mine patibulaire, ce qui les rend immédiatement coupables des pires exactions dans le contexte de ce type de bande dessinée. Le lecteur entretient un doute, mais il est levé par les aveux d'Anton Bushin. Pour autant, la dynamique ludique l'incite à prêter attention à tous les détails, à se demander si telle remarque, ou tel geste est bien cohérent avec l'idée qu'il se fait de la situation. Il tombe sous le charme des contes qui fonctionnent parfaitement, pouvant être transposés directement à la situation de Crimson Flower à ce moment-là. Il réfléchit à la manière dont la morale du conte peut s'appliquer à l'héroïne, et finit par prendre conscience que son vrai nom n'ait jamais prononcé. Il se dit qu'elle est une sorte de justicière qui élimine des assassins, peut-être grâce au fruit de son enquête, peut-être pour partie par chance. Progressivement une autre possibilité commence à apparaître.
Étrange : une couverture intrigante, mais un peu chargée, pas facile à déchiffrer entre cette guerrière médiévale, ces mineurs à la mine renfrognée, et cet ADN de médicaments. Un peu bizarre au début, ces dessins qui malmènent un peu la morphologie, qui montrent des personnages peu avenants, y compris l'héroïne, dans les mauvais quartiers d'un monde réaliste. Irrésistible cette narration ludique associant des doutes sur la perception de la réalité par le personnage principal, et ses efforts pour comprendre les événements ou les comportements de ses opposants grâce à la sagesse de contes slaves qu'elle lisait quand elle était petite. Quoi qu'il en soit, la dynamique de la vengeance accroche le lecteur assurant un divertissement de bonne qualité. Puis le premier conte rend évidente la qualité de la narration graphique, et la manière dont les contes colorent la compréhension de Crimson Flower, dont ils contaminent la réalité. Le thème de l'intrication à double sens entre réalité et fiction se pose également comme une évidence. L'histoire acquiert encore plus d'épaisseur quand il s'avère que les différents mystères participent d'une unique énigme qui ajoute une interaction supplémentaire entre fiction et réalité pour une histoire fonctionnant au premier degré et en abîme.
J'ai découvert L'Île de Minuit sans grande conviction au début, en lecture à suivre dans le journal Spirou. Mais contrairement à Tanis, une série parue simultanément, qui a vu peu à peu mon intérêt s'émousser, la BD de Lylian et Grebil n'a eu de cesse de l'augmenter. Voici mon avis à l'issue du premier tome.
L'autre point commun avec Tanis, c'est que ce qui m'a emporté de prime abord, c'est le dessin. Je trouve le trait de Grebil élégant, plaisant à l'œil sans tomber dans les excès d'une modernité criarde. Avec ses couleurs chaleureuses, il m'a emporté dans les méandres de cette série que je craignais trop exclusivement destinée à la jeunesse.
Bien sûr, on ne perdra jamais de vue le public cible du récit, mais Lylian a le bon goût d'instaurer un mystère suffisamment captivant pour susciter l'attention d'un public plus expérimenté sans le lasser. On ne pourra pas ne pas voir planer sur ce scénario les dangereuses ombres de Lost, Sa Majesté des Mouches et Seuls, dont on espère que cette nouvelle série ne sera pas un simple palimpseste. Mais jusqu'à présent, Lylian semble avoir réussi à tracer sa route, quoiqu'on a toujours peur de revenir en terrain connu...
Quoiqu'il en soit, je sors de ce premier tome amplement satisfait. L'univers est bon, le mystère est vraiment accrocheur, la qualité graphique et narrative de l'ensemble est tout à fait convaincante. J'avoue qu'arrivé à ce stade, j'ai un peu du mal à voir comment les multiples twists dont on imagine que la suite du scénario sera jonchée pourraient me surprendre, tant j'ai l'impression que ce genre de récit mystérieux a été trop balisé pour qu'on puisse en découvrir un embranchement encore inconnu, mais je me suis pris à vraiment espérer que pourtant, Lylian ait réussi à découvrir un tel embranchement. Affaire à suivre, on espère dans le moins longtemps possible !
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1629 ou l'effrayante histoire des naufragés du Jakarta
Livre 1 Cette bande dessinée, premier volet d’un diptyque, est clairement la sensation du moment chez Glénat, et on comprend pourquoi. A commencer par le magnifique travail éditorial : livre en grand format doté d’une couverture luxueuse avec vernis sélectif doré et marque-page en tissu. Au-delà de ce bel emballage qui pourrait s’avérer trompeur, le contenu est tout à fait à la hauteur… Alors certes, graphiquement, on a affaire à ce style commun à toutes les grandes séries commerciales au long cours. Cela n’a rien d’original mais c’est très bien fait, avec cette touche cinématographique qui immerge le lecteur dans l’histoire : pleines pages spectaculaires, cadrages de haute volée, incrustation de petites cases en plans serrés pour un rendu hyper dynamique. Timothée Montaigne est doué, c’est incontestable, et le travail sur la couleur de Clara Tessier ne fait qu’en rehausser la qualité visuelle. Sans compter les mappemondes de l’époque et le plan en coupe du bateau au début qui confèrent au livre un côté « archive ». De la belle ouvrage, comme disaient les anciens. Le scénario de Xavier Dorison, inspiré d’une histoire vraie, n’est pas en reste. La narration est totalement maîtrisée, Dorison ayant conçu ici un véritable « page turner » qui vous happe sans plus vous lâcher jusqu’à la fin…de ce premier tome — dommage pour les impatients ! De même, les personnages principaux ont des personnalités bien marquées, ce qui ne gâche rien. Si le neuvième art regorge de récits sur les « Vieux gréements », un genre presque à lui seul, celui-ci nous met dans la peau des occupants du navire Batavia, rebaptisé ici Jakarta, qui tous sans exception endurèrent des conditions de vie extrêmement difficiles durant un périple depuis les Pays-Bas jusqu’à l’Indonésie, ancienne colonie hollandaise. En préface, Dorison nous avertit, cette aventure va nous montrer que l’Homme est capable de la pire barbarie, avec « arrêt complet de l’empathie », ce qui ne fait que renforcer notre curiosité, pour ne pas dire, toute honte bue, notre fascination pour le sordide ou le voyeurisme. Ce qui laisse penser que le second tome ira encore plus loin dans l’horreur, ce premier tome restant finalement assez « sage », toute proportion gardée. Heureusement, l’histoire ne se limitera pas à cette accroche, dans la mesure où elle se fait l’excellente métaphore — et c’est là tout son intérêt — du capitalisme financier moderne, le même qui aujourd’hui mène le monde à sa perte. Les Hollandais semblaient être précurseurs en la matière, le navire étant détenu par la première « multinationale » de l’Histoire, la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, contrôlée par des actionnaires dont la puissance financière imposait des règles inhumaines d’une cruauté inégalée au sein de l’équipage. La tournure que va prendre l’aventure confirmera l’inadéquation totale d’un tel système avec la réalité la plus triviale. C’est du grand spectacle pour une épopée maritime qui le méritait bien, avec ce paradoxe d’être certes une invitation au voyage, mais plus sûrement un voyage vers l’enfer, laissant le lecteur entre l’émerveillement et la sidération face à l’horreur vécue par ces hommes. Il est rare qu’une œuvre dans sa première partie nous laisse avec une si forte envie de connaître sa conclusion, que les auteurs ne devraient pas manquer, espérons-le, d’amener à bon port… Livre 2 Loin de décevoir, le deuxième tome de cette épopée maritime reste dans la ligne du premier. Au-delà de l’aspect divertissant de cette aventure et de son écrin somptueux (oui, l’objet « livre » est vraiment magnifique), « 1629 – Livre II » est une réflexion saisissante sur le pouvoir, dans un contexte où les règles du monde dit civilisé n’ont plus cours. Dès lors, comme le montre cet ouvrage inspiré d’un fait historique, ce sont les réflexes les plus primitifs, les plus cruels, qui reprennent le dessus. Mais il questionne aussi les méthodes fallacieuses auxquelles est prêt à recourir un pouvoir afin de maintenir l’ordre. Sous des dehors policés, des méthodes parfois brutales et sanguinaires, le plus souvent arbitraires, qui n’ont rien à envier à la barbarie la plus féroce. Un ordre certes, mais au service de qui ? Des puissants ou des citoyens ? Dans le rôle du « méchant », Cornélius est le type même du personnage odieux et revanchard. Le trait est à peine forcé. Erudit, beau parleur, il a parfaitement compris comment son éloquence lui permettrait de manipuler la « plèbe » pour mieux imposer son pouvoir. A l’instar de certains politiciens, hélas trop nombreux, qui semblent souvent plus au service de leurs intérêts que ceux de leurs administrés. Face à Cornélius, le commandant Pelsaert n’est guère plus sympathique, bien qu’il soit dans le camp des « gentils. Mais la figure la plus intéressante ici est celle de Lucrétia Hans. A l’occasion de ce qui pour elle fera office d’expérience initiatique, la jeune femme à la forte personnalité va se révéler en découvrant des ressources en elle qu’elle ne soupçonnait pas. En passant du statut d’épouse fortunée à celui de naufragée en haillons, seule présence féminine parmi une meute d’hommes livrés à eux-mêmes, pas forcément bien intentionnés et « en manque d’affection », elle va devoir défendre sa peau et faire preuve de courage. Dépossédée de ses privilèges mais féministe avant l’heure, elle ne se montrera pas pour autant disposée à céder si facilement aux avances de Cornélius, et s’opposera même à lui en prenant la défense des plus vulnérables face aux nervis de ce dernier. Le dessin réaliste de Montaigne reste toujours efficace et maîtrisé, mais on retiendra surtout la grande expressivité des visages. Dans sa tournure académique, il est tout à fait adapté à ce genre d’histoire, même si, on ne va pas se mentir, ce type de proposition est destinée à faire un carton auprès du public. Mais l’essentiel est que, comme on peut souvent le vérifier, cela ne soit pas au détriment de la qualité. Force est de constater que le duo Dorison/Montaigne a très bien fonctionné dans cette aventure. Très bien accueillie par la critique et le public, la seconde partie de ce diptyque, également recommandée par l’auteur de ces lignes, recueillera fort logiquement une place de choix sur le tableau d’honneur des albums parus en 2024.
Alpha... directions / Beta... civilisations
Impressionnant ! On ne peut qu’être bluffé par la somme de travail nécessaire pour produire cette œuvre plus qu’ambitieuse ! Je n’ai lu pour le moment que l’imposant premier tome, ALPHA, qui nous présente ni plus ni moins que la période allant de la création de l’univers jusqu’à l’apparition des hominidés. Une ambition énorme, mais qui s’appuie sur des qualités toutes aussi importantes pour nous proposer quelque chose de captivant. Car jamais le lecteur n’est mis de côté par les connaissances ou termes scientifiques (noms de période, de phénomènes, d’espèces, de réactions chimiques, etc.). C’est fluide et on n’est jamais perdu. Et on ne s’ennuie jamais non plus ! C’est en effet très rythmé, la narration mêlant didactisme et moments plus planant, laissant vagabonder l’imagination du lecteur. L’autre originalité et qualité de ce projet hors du commun, c’est son traitement graphique, que j’ai trouvé excellent, et pour une bonne part garant du plaisir de lecture. Le dessin est à la fois minutieux et agréable, dynamique et fluide. Et la colorisation, usant de diverses bichromies, accompagne très bien l’ensemble. Certaines planches illustrant les convulsions terrestres m’ont fait penser à au travail de Clément Vuillier (en particulier dans son album L'Année de la Comète). Surtout, Harder, que ce soit dans ses cases muettes ou dans celles accompagnées d’un texte – généralement placés en dessous des cases – va bien sûr dessiner de façon réaliste (et très réussi !) animaux, végétaux et matières organiques. Mais il va aussi utiliser une iconographie d’une grande richesse, puisant dans l’imagerie issue de toutes les civilisations. Européenne bien sûr – proximité oblige – mais aussi américaine, australienne, etc. Il ajoute aussi de nombreuses références issues de la BD, du cinéma. Tout ceci passe très bien et ne fait jamais artificiel, au contraire, tout fait sens et s’agrège naturellement au récit central, tout en l’aérant. Une pagination imposante, mais cela se dévore rapidement. Dès que je le pourrai, je lirai Civilisation. Même si a priori je crains que le procédé marche moins bien qu’avec ce premier album, duquel les hommes sont absents. Mais si la suite est du même acabit, je remonterai sans aucun doute ma note. Un album brillant en tout cas. ********************************* Je poursuis ma lecture de cette œuvre fleuve avec les deux tomes de « BETA », et je suis toujours impressionné par le travail de Jens Harder. Travail de recherche des connaissances historiques et scientifiques. Mais aussi un énorme travail pour assembler la documentation qui sert d’illustration à cette histoire du monde ! Ce travail graphique est toujours aussi bluffant, captivant. Encore avec des bichromies, métallisées cette fois-ci. Le rendu est très chouette. Surtout qu’Harder mêle encore reproduction de photos, de gravures, de BD, d’encyclopédies, d’œuvres d’art, etc. C’est éclectique, il use parfois d’anachronismes, de clins d’œil en mélangeant images d’époques différentes. Mais ça fonctionne toujours aussi bien. Je suis donc toujours admiratif et conquis. Mais j’ai été un chouia moins enthousiaste que pour ma lecture d’ « Alpha ». Pour plusieurs raisons je pense. D’abord ici ont est sur du temps moins long, moins lointain. C’est-à-dire que tout s’enchaine plus rapidement, les changements sont plus brusques (à l’échelle du temps long quand même, mais finalement de moins en moins). On est aussi sans doute moins émerveillé, car BETA traite d’époque que nous connaissons mieux – voire que nous vivons pour la fin du second tome (ces deux tomes traitent des hominidés, puis des premiers hommes jusqu'à la période contemporaine). Et du coup, notre proximité avec le sujet, le fait aussi que je connaisse beaucoup plus de choses dessus (je suis professeur d’histoire) a sans doute joué pour mon ressenti. Pour finir, Harder – qui ne prétend pas faire œuvre scientifique (voir les textes de postface) – est un peu victime du fait qu’il est Européen et qu’il a sans doute eu accès davantage à des sources « occidentales ». Mais il ne tombe pas non plus dans le récit uniquement européocentré. Bref, un projet toujours aussi audacieux (et bien soutenu par l’éditeur, avec une belle maquette et des paginations importantes pour tous les albums), qui tient le pari d’informer et de divertir sur la durée. J’attends avec un peu d’appréhension – mais aussi de plaisir à venir – la dernière partie, « Gamma », où Harder se lancera un peu dans l’inconnu. Une œuvre à lire en tout cas !
La Mécanique
Après Mezkal et Convoi, revoilà notre duo d'auteurs qui se lance dans une nouvelle série plus développée (3 tomes prévus). Nous voici projetés dans un univers SF bien noir qui pourrait faire penser à Blade Runner pour le background, même si l'action se situe dans une méta-cité de Lyon qui a bien changé avec le temps. Cette mégalopole est tenue d'une main de fer par le Mayor et sa milice et différentes factions mafieuses qui se partagent le marché de la drogue du moment : le Blast, seul échapatoire illusoire d'une populace essorée. Quand arrive sur le marché une contrefaçon meilleur prix, le fragile équilibre de ces magnats commence à vaciller et la mécanique du pire se pointe en ligne de mire... Si les personnages et l'intrigue fourmillent d'emprunts et de clins d'oeils, c'est avant tout le graphisme maîtrisé de Jeff qui nous accroche. Composition, dessin et colorisation sont une franche réussite. Côté scénario, ça sent quand même le déjà vu, même si (comme moi) les amateurs du genre ils trouveront leurs petits. La trame générale reste pour le moment avec ce tome introductif un peu floue, espérons que la suite développe davantage et ouvre de nouveaux horizons. En attendant, un bon premier tome qui donne l'eau à la bouche.
De Cape et de Crocs
Bon, voilà, c'est mon centième avis. Et, sans grande originalité, il portera sur "De Cape et de Crocs". Bah oui, que voulez-vous ? Comme dit dans mon avis sur Edmond, c'est grâce à cette série (et grâce à Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand) que j'ai enfin compris ce que cherchais à accomplir le langage poétique. En tout cas j'ai compris l'une des manières de comprendre la poésie : la poésie comme un langage esthétique ancré dans le réel et le vivant, et non comme le cachet ampoulé et pédant que je pensais qu'elle était. Parce que de Cape et de Croc est une série poétique dans ce sens là. On cherche le beau mais pas comme une fin en soi. Ou alors si, justement, pour le simple plaisir de jouer avec les mots, de prendre plaisir à les dire, pour trouver le beau au delà de la simple image du beau. La forme est belle pour montrer que le fond l'est tout autant. Alors ça rime, ça rythme et ça compte, mais surtout pour appuyer des dialogues vifs, percutants, cinglants parfois même. Les personnages sont pour beaucoup inspirés d'archétypes théâtraux, provenant de la Comedia Del Arte comme du répertoire néo-classique français (je pense à des archétypes très Molièriens comme celui de Cénile Spilorcio, clairement inspiré d'Harpagon). Mais l'on retrouve aussi des références aux œuvres de La Fontaine, au Roman de Renart, à un poème de Baudelaire même ! Il y a même du cinéma, parfois ! Bref, les références et inspirations fusent tout du long, tout ça, encore une fois, dans un but d'esthétisme mais surtout de connivence. On ressent tout au long de l'histoire le plaisir qu'Ayroles a eu à l'écrire. Nos protagonistes, Don Lope et Armand, sont bons. Le premier est un hidalgo sanguin, brave et orgueilleux, le second un français poète et romantique. A eux-deux, ils forment un bon duo, jonglant sans transition entre le comique et l'épique, par leurs personnalités opposées entrant en conflit ou bien s'accordant en un éclair pour asséner à grand coup d'épée et de répliques cinglantes de cuisantes défaites à leurs adversaires. Ils sont également accompagnés d'Eusèbe, gentil et doux lapin, personnage principal des deux derniers albums (en réalité une préquel). Il y a également plein d'autres personnages importants, Kader, Hermine et Séléné pour ne citer que les plus célèbres de leurs adjuvant-e-s. Voilà, ça se bat avec panache, à l'épée comme à la langue, ça part à l'aventure jusqu'au bout du monde (et même hors du monde s'il le faut), ça fait des bons mots pour le plaisir même de les faire, ça sait être drôle comme ça sait être triste, en un mot comme en cent : j'adore. Certes, l'œuvre n'est pas sans défaut. Déjà, il y a les deux derniers albums centrés sur Eusèbe évoqués plus tôt. Bien qu'ils restent très bons, leurs qualités est moindre et contraste tellement avec les dix albums précédents qu'ils en pâlissent malgré eux. Il y a aussi certaines longueurs qui sont souvent reprochées à l'arc des sélénites, mais je dois bien avoué qu'ici je parlerais vraiment d'une affaire de goût. Je comprend d'où viennent les reproches, je constate bien que le rythme devient plus lent à ce moment là, sans doute trop lent pour certain-e-s, mais moi il ne m'a pas dérangé. Pire : j'aime bien cet arc. Alors voilà, si même face aux défauts j'en viens à me dire qu'ils ne me gênent guère, je n'aurais aucun scrupule à donner la note maximale à cette série. Certes, j'ai dit que les deux derniers albums étaient moindres (ils vaudraient un solide 4 étoiles à mes yeux) et selon mes critères de notation je devrait ajuster ma note en conséquent. Mais s'il y a bien une série qui doit être mon exception, un avis où j'ai envie d'envoyer voler l'impartialité sans une once de remords, c'est bien "De Cape et de Crocs".
O.M.A.C.
Anticipation pertinente & festin graphique - Ce recueil regroupe les huit épisodes de la série (arrêtée brutalement faute de ventes suffisantes), parus en 1974/1975. Jack Kirby réalise tous les scénarios et les dessins. L'encrage est assuré par Mike Royer pour les épisodes 1 et 8 ; les épisodes 2 à 7 sont encrés par Bruce Berry. Dans un futur proche, une organisation mondiale (Global Peace Agency, en abrégé GPA) a établi la paix à l'échelle de la planète. Les armées sont proscrites sur Terre. Les agents de a GPA n'utilisent que des armes défensives. Pour toutes les opérations de police requérant l'usage de la force ou d'armes, la GPA fait intervenir OMAC (One Man Army Corps). Il s'agit d'un être surhumain qui est assisté par une intelligence artificielle logée dans un satellite en orbite autour de la Terre et dénommé Brother Eye. Le premier épisode est consacré à l'origine d'OMAC, comment Buddy Blank, un petit employé de bureau, est devenu ce soldat exceptionnel. Par la suite OMAC est dépêché sur des missions impliquant une résurgence du crime organisé, un dictateur ayant organisé une armée illégale, un trafic d'organes à grande échelle, et un vol à grande échelle des ressources en eau de la planète. Il s'agit donc d'une série de science-fiction de Jack Kirby, avec un parfum de superhéros lié au costume d'OMAC et à sa force gigantesque. Toutefois les situations conflictuelles imaginées par Kirby prennent avant tout leur source dans l'anticipation et une projection des risques éthiques générés par les avancées scientifiques. Dès la première page, Jack Kirby le scénariste et Jack Kirby le dessinateur en donnent pour leur argent aux lecteurs. Cette image de femme encadrée par ses deux jambes nues forme une composition aussi troublante que dérangeante et étonnement sensuelle. Le trafic d'organe propose également une forte probabilité de dérive des applications scientifiques et génétiques au profit de la couche de population qui dispose des plus forts revenus. Le scénariste joue le jeu de l'anticipation pour aborder des thématiques qui restent encore d'actualité de nos jours. La série reprend des codes de superhéros : les conflits réglés par la force physique, le héros courageux et désintéressé (presque dépourvu de personnalité après son remodelage en OMAC), les criminels commettant des actes définitivement répréhensibles, etc. Kirby utilise également Brother Eye à la manière d'un deus ex machina, un peu trop voyant. D'un coté il y a cette superbe idée de placer l'intelligence artificielle comme un œil ayant vu sur la terre entière (l'œil de Dieu). De l'autre il s'en sert pour donner plus de pouvoir à OMAC ou pour envoyer un rayon destructeur afin de faire basculer le rapport des forces en présence et de donner la victoire facilement à OMAC. Il y a également quelques passages dans lesquels les principes de base de la science sont accommodés à la sauce comics pour les besoins de l'intrigue. Coté graphique, Jack Kirby est en grande forme. Les scénarios donnent l'impression qu'il peut enfin parler de choses qui lui tiennent à cœur, les dessins possèdent l'énergie légendaire du King, avec des scènes inventives et marquantes. Outre cette première pleine page d'une totale étrangeté, le lecteur retrouve la capacité de Kirby à aller vers l'épure, et même vers l'abstraction. Pour l'épure, il y a cet œil artificiel en orbite qui flotte tel un disque géométrique au milieu d'énergies cosmiques impossibles. Kirby ne représente pas la réalité, il l'interprète, il la transforme en une source de merveilleux. Brother Eye a droit à une double page dans l'épisode quatre qui exprime à la fois la naïveté du concept (des rayons d'énergie multi-usage transmis à OMAC sur terre, une myriade de corps spatiaux impossibles (de simples ronds de couleurs), et à la fois l'essence même de cette présence omnipotente. L'arrière plan cosmique se transforme en un tableau d'art abstrait exprimant l'idée du vide spatiale et des merveilles inconnues qu'il recèle. Et du coup Brother Eye apparaît pour ce qu'il est : un deus ex machina, l'incarnation même du créateur Jack Kirby dans son comics. Cette façon de dessiner les décors comme un élément pictural renforçant l'ambiance, débarrassé de toute obligation de réalisme (une spécialité de Kirby) imprègne les premiers épisodes et se généralise à partir de l'épisode 6 pour des pages magnifiques où la technologie d'anticipation, mais aussi les murs de maçonnerie, les bâtiments, les armes futuristes sont habitées par une vision conceptuelle suggérant qu'une dimension inconnue et ancienne est là sous nos yeux. L'environnement regorge de points de passage vers cet ailleurs. Ce mode de représentation qui accentue les figures géométriques et les ombrages déconnectés des sources de lumière va jusqu'à transfigurer la nature également : une double page hallucinée des fonds sous-marins privé d'eau dans l'épisode 7. Pour le plus grand plaisir du lecteur, Bruce Berry encre de manière respectueuse les crayonnés de Kirby (il y a quelques pages crayonnées sans encrage dans le volume, en plus des épisodes), même s'il manque un peu de sensibilité. Les deux épisodes (1 & 8) encrés par Mike Royer sont parfaits : il parachève les dessins de Kirby en respectant ses traits et en les épurant discrètement. Bien sûr cette manière de transformer les décors en composants artistiques proches de l'abstraction n'est pas spécifique à la série OMAC, il est possible de l'observer dans d'autres séries de Kirby. Mais ce tome en contient un exemple remarquable. Cette approche graphique plus sophistiquée qu'il n'y paraît (peu de dessinateurs de comics maîtrisent cette technique d'abstraction) est encore renforcée par une imagination visuelle exceptionnelle. Jack Kirby (le scénariste) concocte des situations à fort potentiel visuel, magnifiées par Jack Kirby le dessinateur : ces femmes objets à monter soi même, des mannequins à tabasser pour employés de bureau stressés, deux tueurs costumés pour mardi gras, un monstre fantasmagorique dans une réalité virtuelle (double page inoubliable, avec une texture à mi-chemin entre la peau et la pierre), un camion démesuré porte-hélicoptères, une batterie de tank congelés, des cœlacanthes antédiluviens, etc. L'imagination de Kirby ne connaît aucune limite et il marie avec brio une anticipation perspicace avec des archétypes jungiens. Malheureusement OMAC s'est arrêté en cours d'histoire et il aurait fallu un épisode pour boucler la dernière intrigue. Toutefois, ne vous laissez pas arrêter par ce détail de peu d'importance au regard du plaisir exceptionnel de lecture que procure cette œuvre d'anticipation adulte, aux illustrations en prise directe avec une réalité fantastique, ce qui fait facilement oublier quelques facilités naïves du scénario.
Brel - Une vie à mille temps
Un premier tome de très bonne facture. J'étais pourtant un peu sur la réserve avant ma lecture, le dessin ne fait pas partie de ceux que j'apprécie le plus. Enfin une biographie digne de ce nom pour cet immense artiste. Artiste atypique, profondément humain et toujours pas remplacé. Combien de chanteurs ont arrêté le tour de chant en pleine gloire ? Artiste reconnu mondialement, il suffit de voir le nombre de reprises de ses chansons : Bowie, Sting, Nina Simone, Joseph Gordon-Lewitt ..... pour les plus connus. Le mot qu'il détestait : la médiocrité. Il s'efforcera toujours de la combattre et sa vie ne sera faite que de nouveaux défis. Il aura touché à tout : acteur, réalisateur, comédie musicale, pilote d'avion, barreur de son voilier ..... Tome 1 Salva Rubio ne fait aucune concession, on y découvre un Brel avec ses contradictions, son amour des femmes, ses peurs et sa persévérance. Et il lui en aura fallut de la persévérance pour arriver à la reconnaissance avec son allure de grand déglingué et son physique ingrat. On y découvre un Paris d'après guerre où le milieu artistique déborde de talent, ainsi que les rencontres qui vont marquer sa vie d'artiste et d'homme. On y voit le "tout Paris" du music hall. Jojo qui deviendra son meilleur ami, ce lien entre les hommes qu'il trouve beau et fort. Et surtout "Miche" son épouse qui a toujours soutenu son Jacques malgré les infidélités. Son éducation catholique fera qu'il ne divorcera jamais. Du l'usine de cartonnage à papa comme point de départ, puis Paris et les petites salles, la période des vaches maigres, enfin l'olympia en première partie de Philippe Clay. Une narration maîtrisée et captivante. Voilà la première partie des trois vie du grand Jacques. Tome 2 Un album qui commence le 16 mai 1967 à Roubaix, Brel vient de donner son dernier concert. Un album qui retrace la vie du grand Jacques de 1958 à 1967, la période qui va le mener à la gloire. Le début ne sera pas facile, il entre en conflit avec sa maison de disques Philips. Il faudra qu'Eddie Barclay intervienne en proposant Johnny Hallyday en échange de Brel pour débloquer la situation. Un second tome qui tourne autour de la complexité du bonhomme, les raisons qui ont poussé Brel a arrêter le tour de chant, sa relation avec les femmes (toujours marié, mais une nouvelle maîtresse et les autres ...), sa vie de bohème, toujours sur la route pour donner des concerts (il en fait plus de 300 par an) et le lien indéfectible qui le lie à ses musiciens et à Jojo. Une narration toujours autant maîtrisée avec ces pages où la voix off de Brel ajoute une profondeur au récit, une voix off qui reprend des extraits d'interview de l'artiste, elles viennent régulièrement s’immiscer le long de l'album. Un album qui se termine avec Brel à la barre de son voilier l'Askoy, il est prêt à parcourir deux océans ..... Voilà la seconde partie des trois vies du grand Jacques. En postface, l'auteur nous éclaire sur la réalisation de ce deuxième opus. Tome 3. Avec ce dernier volet, Brel se réinvente, il va produire une comédie musicale où il aura le rôle principal : l'homme de la mancha. Ensuite, il sera acteur dans 10 films dont L'Aventure c'est l'aventure de Lelouche et "L'emmerdeur" de Molinaro, dans le rôle du désormais célèbre François Pignon. Il réalisera aussi deux films, "Frantz" où il donne la réplique à Barbara et "Far West" qui sera assassiné par la critique et boudé par le public. Dès lors il va prendre du recul avec le show-business. Il aura entre temps passé son brevet de pilote et obtenu son diplôme pour barrer un voilier (Il rêvait d'être Saint-Exupéry et Magellan). Avec les femmes c'est toujours aussi compliqué (il sera accusé d'adultère). Il décide de faire le tour du monde sur son voilier, L'Askoy II. C'est Maddly Bamy, une ex-clodette, qui va l'accompagner. Un voyage qui le mènera jusqu'aux îles Marquise. C'est sur ce rocher perdu dans le Pacifique qu'il finira sa vie, un bout de terre où personne ne le reconnaît. Il y rendra de nombreux services en faisant des navettes avec son petit avion entre son île d'Hiva-Oa et Tahiti. En 1977 sort son dernier album (un million de disques vendus en une journée) et meurt en 1978 d'une embolie pulmonaire. Il est enterré au cimetière d'Atuona à Hiva-Oa, non loin de la tombe de Paul Gauguin. Et toujours cette narration maîtrisée et captivante. Une postface très instructive sur la réalisation de cette BD. Un crayonné proche du fusain, un trait gras et des couleurs sombres donnent une âme au récit. Mes réticences du début ont disparu. Il s'en dégage une ambiance vintage du plus bel effet. Une biographie complète, avec de nombreuses anecdotes, que je ne peux que conseiller. Et pour les curieux, je recommande le bouquin d'Olivier Todd, "Jacques Brel : une vie".
La Forêt d’Oreka
Cela commence comme un grand classique : une petite fille laissée par ses parents pour passer un été avec son grand-père. Sauf que la forêt dans laquelle il habite seul est complètement magique, peuplée d'animaux qui parlent, d'arbres qui se baladent, de lutins et de puissants esprits du jour, de la nuit ou encore de la forêt elle-même. Le grand-père d'Hannah en est le gardien et sa mère était amie des créatures des lieux. Mais comme Hanah n'a pas grandi ici et vient de la ville, elle est rejetée par l'esprit de la forêt qui veut la faire fuir. Hannah, son grand-père et quelques-uns des habitants de la forêt doivent alors braver les dangers pour convaincre l'esprit qu'elle fait partie de la famille du gardien et a sa place en ces lieux. C'est une histoire légère et emplie d'autant d'humour que de magie. Elle est dessinée avec un trait tout rond, mignon et expressif tout en accentuant les aspects humoristiques des personnages. La petite brochette de personnages est attachante et relativement originale, que ce soit le gentil grand-père qui ne maitrise pas tout mais ne se laisse pas faire, la petite fille apeurée mais pas bête, ou encore l'amusant Infiniticochon qui se régénère quand on lui coupe un jarret pour le manger. L'histoire est simple mais prenante car elle permet de découvrir cette forêt magique pleine d'insolite et de quelques dangers. D'ailleurs on apprécie les illustrations des pages de garde de l'album qui montrent la progression de la découverte du plan de la forêt comme celle d'un jeu vidéo qui se dévoile peu à peu au fil de l'avancée du joueur. La série s'adresse en théorie à un jeune public mais un adulte peut la lire avec un grand sourire et l'envie de voir où elle va nous mener. En cela, la fin du premier tome est un peu frustrante car on découvre avec surprise que l'histoire est loin d'être finie malgré les 100 pages de l'album et la quantité de choses qu'il s'y est passée. Il faudra donc attendre la suite pour en avoir le fin mot et savoir comment la petite Hannah va se faire accepter par la forêt.
Foudroyants
J’étais très intriguée par cette série depuis que Ro l’a postée sur le site il y a de cela presque dix jours. Les jolis décors à l’esthétique grecque, les personnages aux bouilles adorables, la promesse d’aventure(s), … Tout ça titille des cordes sensibles chez moi. Et puis, c’est Kerascoët au dessin. J’adore Kerascoët ! Facilement parmi mes dessinateur-ice-s préféré-e-s du medium. Leurs personnages ont toujours des designs sobres et élégants, des visages très expressifs et charmants, je trouve leur trait sincèrement très chiadés, … Ouais, les voir au dessin, ça m’annonce du bon, ne serait-ce que visuellement. Fort heureusement, l’histoire est elle aussi intéressante. Elle commence sur l’île de l’Atlantide, visiblement coupée du reste du monde depuis la disparition il y a fort longtemps de l’électricité (pardon, "l’élektricité"), l’énergie que les habitant-e-s étaient les seul-e-s à maîtriser et qui leur permettait d’alimenter des machines très complexes. Mais aujourd’hui, c'est dommage, l’élektricité à disparu. Tout du moins, c’est ce que l’on pense, car un jeune garçon du nom d’Icare découvre un beau jour qu’il est un "élu", quelqu’un capable de produire et de contrôler l’élektricité. Mauvaise surprise en réalité, car on raconte qu’un mystérieux peuple venu des mers aurait par le passé enlevé tous-tes les élu-e-s atlantes. Voilà, une base simple mais très prometteuse. Et l’exécution est plus que bonne. Icare, le jeune garçon timide et un peu gringalet, et Kalio, la jeune fille sage et autoritaire qui l’accompagne et pour qui il a le béguin, sont très attachant-e-s. Les personnages secondaires sont tout aussi charmants (tout spécialement la sœur de Kalio et la grand-mère d’Icare). Et, comme dit Ro, il se dégage déjà dès ce premier album une ambiance qui n’est pas sans rappeler les Mystérieuses Cités d’Or. Franchement, c’est un très bon départ de série. J’attend déjà le second tome avec impatience. Le coup de cœur pour un premier tome de 48 pages est peut-être risqué, mais je suis honnêtement charmée par les promesses de cette histoire. Et puis, si ça peut aider à la visibilité de la série et assurer qu’elle puisse être menée à terme, j’ai envie de dire qu’elle le mérite bien. On n’a qu’à dire que c’était un coup de foudre.
Crimson flower
Des contes pour comprendre - Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il regroupe les 4 épisodes de la série, initialement parus en 2021 (pour la VO), écrits par Matt Kindt, dessinés et encrés par Matt Lesniewski qui a également assuré le lettrage (pour la VO). La mise en couleurs a été réalisée par Bill Crabtree. Les couvertures ont été réalisées par Lesniewski, les couvertures variantes par Malashi Ward, Jill Thompson, Patric Reynolds, Marguerite Sauvage, Tyler Bence. Le tome se termine avec 5 pages extraites du carnet de croquis de l'artiste. Il y a une vingtaine d'années de cela, la jeune fille Crimson se glisse dans le bureau de son père qui est en train de travailler. Elle sait que si elle se montre discrète, elle peut lire et le regarder travailler. Elle va sur la pointe des pieds, chercher sur une étagère, son livre préféré : un recueil de contes slaves. Elle s'installe dans le grand fauteuil profond et se met à lire dans le calme de ce bureau. Au temps présent, elle conduit sa voiture dans les rues de Saint-Pétersbourg pour se rendre à un rendez-vous avec un médecin. Elle travaille pour le groupe Cardinal Perennial Pharmaceuticals en tant que représentante. Elle-même est sous traitement, des médicaments produits par le même laboratoire : elle a conscience de son état et vit bien avec. Ce jour-là, elle déroule son argumentaire de vente bien rodé, mais elle n'est pas venue pour réaliser une vente. Elle termine son intervention sur le fait que ces médicaments ont prouvé leur efficacité sur quatre types de schizophrénie. Un instant, elle a la sensation que son interlocuteur a une tête de loup. Elle peut confier un an de stock au médecin, en échange d'un service. Elle souhaite savoir s'il a déjà vu un patient nommé Anton Shubin. Le médecin explique qu'il ne peut pas divulguer ce genre d'information. Elle le prend à la gorge d'un geste vif pour l'étrangler et il finit par céder et lui confier le dossier de son patient. Crimson s'en va, le médecin lui promettant de porter plainte. Elle se rend à l'adresse figurant dans le dossier, dans un quartier pauvre. Elle monte dans la cage d'escalier en piteux état et frappe à la porte 73. Un homme âgé entrouvre le battant et le referme après qu'elle se soit présentée. Elle parle plus fort et indique qu'elle peut lui confier un tube complet à titre gracieux. Anton Shubin entrebâille rapidement la porte et saisit le tube. Crimson tire violemment la porte pour la refermer, Shubin reculant de douleur, puis elle donne un violent coup de pied pour l'ouvrir en grand. L'homme est à terre et lui demande ce qu'elle veut. Elle lui intime de parler de lui pour commencer : c'est un tueur. Est-ce qu'il se souvient ? Il y a vingt ans, se souvient-il de ce qu'il a fait, de son père à elle ? Est-ce lui qui l'a assassiné en l'étranglant avec une corde, puis en le poignardant dans le dos ? Il explique qu'il se cache de ses anciens employeurs pour qui il était un assassin. Il sait qu'il n'a pas tué le père de Crimson car il n'utilise pas de poignard. Cette réponse évoque un conte à Crimson et elle se met à le raconter : l'histoire d'un jeune garçon, à la recherche d'un boulot. Il voulait être mineur, et donc les mineurs lui ont proposé de passer un test, une épreuve : descendre jusqu'au fond de la mine avec une torche enflammée. Après un véritable chef d'œuvre MIND MGMT , et une autre série Dept. H, Matt Kindt a décidé de réaliser des histoires courtes avec des artistes différents à chaque fois pour plusieurs éditeurs. Le premier contact avec le récit s'établit avec la couverture : elle est un peu chargée et semble promettre une aventure de type Fantasy, avec la présence étrange d'une jeune femme avec une valise, et cette chaîne d'ADN en médicaments. La première page évoque le plaisir de la lecture des contes durant l'enfance, avec des dessins descriptifs avec un fort niveau de détails. La deuxième séquence en 3 pages montre le monde réel, à nouveau avec un bon niveau de détails, des personnages avec une tête un peu grande (Crimson Flower) ou un peu petite pour le médecin, et cette case inattendue dans laquelle ce dernier a une tête de loup. Dans la séquence suivante, l'artiste et le scénariste semblent prendre plus de liberté : le corps distordu d'Anton Shubin, le passage au mode conte avec un jeune garçon fluet et petit et les mineurs à la carrure trop large pour être plausible, et le torse comme un tonneau. Le récit fonctionne donc sur une dynamique de mystère, ou plutôt d'énigme incitant le lecteur à se prêter au jeu, en faisant des hypothèses sur les capacités physiques de Crimson Flower, sur le parallèle entre la réalité et les contes, sur cette quête de vengeance pour le meurtre du père, sur la réalité même de la façon dont Crimson interprète les faits, voire les invente de toute pièce. En découvrant le premier conte, le lecteur reconnaît le plaisir que prend le scénariste à entremêler la réalité avec la fiction, à jouer sur le rapport entre les deux, à créer une mise en abîme. Ici, le conte est une fiction dans la fiction, et renvoie le lecteur au fait que l'histoire qu'il lit est toute aussi fictive que l'histoire dans l'histoire. S'il entretient des réserves sur l'adéquation des particularités des dessins avec l'histoire au temps présent, le lecteur est vite conquis par sa pertinence pour les contes. Il retrouve la manière d'exagérer des morphologies pour que des personnages incarnent plus un état ou un caractère marqué, ainsi que les environnements avec des éléments oniriques. Le jeune garçon avec sa torche exsude une envie de bien faire et une forme d'insouciance de la jeunesse, progressant dans des tunnels sans étai, plus une forme de grotte que de mine. Le second conte survient dans le deuxième épisode, alors que Crimson Flower essaye d'échapper à deux assassins professionnels avec une longue expérience. Elle devient une héroïne, une chasseresse, et ses deux poursuivants deviennent des créatures démoniaques ailées. Il suffit du premier conte pour que le lecteur comprenne la pertinence du choix de cet artiste. Après coup, il comprend que les bizarreries de ses dessins au temps présent dans le monde réel agissent comme des rémanences de la narration des contes. Pour une raison qui est à découvrir, la réalité est empreinte du ton des contes. Ceux-ci servent-ils à Crimson Flower pour donner sens aux événements ? Y a-t-il une dimension fantastique à prendre au premier degré, avec la coexistence des deux mondes ? S'agit-il du pouvoir des ennemis contre lesquels elle se bat ? Faut-il envisager une autre possibilité ? Le récit est court, seulement 4 épisodes, et les auteurs ne font pas de remplissage. Chaque numéro fait avancer l'intrigue et comporte un conte (3 même dans l'épisode 3), ainsi que des scènes d'action. Le lecteur a bien compris que Crimson Flower a vu son père assassiné sous yeux et qu'elle a juré de se venger. Elle est à la recherche de son assassin, ce qui l'amène à se confronter à des tueurs pour leur poser la question de savoir si c'est eux qui ont perpétré ce meurtre. Les dessins montrent une jeune femme costaud sans être bodybuildée, pas si habile que ça au combat à main nu, profitant souvent des circonstances pour s'en sortir, plutôt que de vaincre par la force ou par ses compétences de combattante. Elle se bat contre des hommes à la mine patibulaire, ce qui les rend immédiatement coupables des pires exactions dans le contexte de ce type de bande dessinée. Le lecteur entretient un doute, mais il est levé par les aveux d'Anton Bushin. Pour autant, la dynamique ludique l'incite à prêter attention à tous les détails, à se demander si telle remarque, ou tel geste est bien cohérent avec l'idée qu'il se fait de la situation. Il tombe sous le charme des contes qui fonctionnent parfaitement, pouvant être transposés directement à la situation de Crimson Flower à ce moment-là. Il réfléchit à la manière dont la morale du conte peut s'appliquer à l'héroïne, et finit par prendre conscience que son vrai nom n'ait jamais prononcé. Il se dit qu'elle est une sorte de justicière qui élimine des assassins, peut-être grâce au fruit de son enquête, peut-être pour partie par chance. Progressivement une autre possibilité commence à apparaître. Étrange : une couverture intrigante, mais un peu chargée, pas facile à déchiffrer entre cette guerrière médiévale, ces mineurs à la mine renfrognée, et cet ADN de médicaments. Un peu bizarre au début, ces dessins qui malmènent un peu la morphologie, qui montrent des personnages peu avenants, y compris l'héroïne, dans les mauvais quartiers d'un monde réaliste. Irrésistible cette narration ludique associant des doutes sur la perception de la réalité par le personnage principal, et ses efforts pour comprendre les événements ou les comportements de ses opposants grâce à la sagesse de contes slaves qu'elle lisait quand elle était petite. Quoi qu'il en soit, la dynamique de la vengeance accroche le lecteur assurant un divertissement de bonne qualité. Puis le premier conte rend évidente la qualité de la narration graphique, et la manière dont les contes colorent la compréhension de Crimson Flower, dont ils contaminent la réalité. Le thème de l'intrication à double sens entre réalité et fiction se pose également comme une évidence. L'histoire acquiert encore plus d'épaisseur quand il s'avère que les différents mystères participent d'une unique énigme qui ajoute une interaction supplémentaire entre fiction et réalité pour une histoire fonctionnant au premier degré et en abîme.
L'Île de Minuit
J'ai découvert L'Île de Minuit sans grande conviction au début, en lecture à suivre dans le journal Spirou. Mais contrairement à Tanis, une série parue simultanément, qui a vu peu à peu mon intérêt s'émousser, la BD de Lylian et Grebil n'a eu de cesse de l'augmenter. Voici mon avis à l'issue du premier tome. L'autre point commun avec Tanis, c'est que ce qui m'a emporté de prime abord, c'est le dessin. Je trouve le trait de Grebil élégant, plaisant à l'œil sans tomber dans les excès d'une modernité criarde. Avec ses couleurs chaleureuses, il m'a emporté dans les méandres de cette série que je craignais trop exclusivement destinée à la jeunesse. Bien sûr, on ne perdra jamais de vue le public cible du récit, mais Lylian a le bon goût d'instaurer un mystère suffisamment captivant pour susciter l'attention d'un public plus expérimenté sans le lasser. On ne pourra pas ne pas voir planer sur ce scénario les dangereuses ombres de Lost, Sa Majesté des Mouches et Seuls, dont on espère que cette nouvelle série ne sera pas un simple palimpseste. Mais jusqu'à présent, Lylian semble avoir réussi à tracer sa route, quoiqu'on a toujours peur de revenir en terrain connu... Quoiqu'il en soit, je sors de ce premier tome amplement satisfait. L'univers est bon, le mystère est vraiment accrocheur, la qualité graphique et narrative de l'ensemble est tout à fait convaincante. J'avoue qu'arrivé à ce stade, j'ai un peu du mal à voir comment les multiples twists dont on imagine que la suite du scénario sera jonchée pourraient me surprendre, tant j'ai l'impression que ce genre de récit mystérieux a été trop balisé pour qu'on puisse en découvrir un embranchement encore inconnu, mais je me suis pris à vraiment espérer que pourtant, Lylian ait réussi à découvrir un tel embranchement. Affaire à suivre, on espère dans le moins longtemps possible !