Très très bel album.
Avec comme cadre temporel la crise sanitaire du Covid, Jose Antonio Pérez Ledo nous conte l'histoire d'Omar, un jeune réfugié originaire du Maroc, qui es mis à la porte du foyer où il était hébergé le jour de ses 18ans. Il galère quelques temps, avant de trouver une activité, puis un abri providentiel, jusqu'au jour où Vicente, son bienfaiteur, fait un malaise dû au coronavirus...
deux mondes, deux modes de vie se rencontrent, avec carol qui elle choisit de s'isoler, et évite de rendre visite à son père pendant cette période si particulière... Tout en délicatesse, le scénariste nous fait d'abord suivre Carol, puis Omar, une fois qu'ils se sont rencontrés. C'est très finement amené, il y a de nombreuses plages de silence qui nous permettent de saisir la sidération, l'émerveillement ou juste la compassion dans les regards et les attitudes d'Omar, de Carole et de son père. Le contexte est dramatique (aujourd'hui encore, cinq ans après le début de la pandémie, on ignore le nombre exact de victimes au niveau mondial), mais nous faisons la rencontre de personnes ordinaires, isolées et bienveillantes. L'amitié et la solidarité vont sauver, quelque part, la vie de ces deux jeunes gens. Aucun misérabilisme, aucune fatalité, et même les agents de la guardia civil, qui doivent effectuer la tâche ingrate de contrôler toute personne trainant dehors pendant le confinement, n'est pas montrée comme une force de coercition. Ces nuances donnent à ce one shot une qualité rare, mais certaine.
Alex Orbe est le talentueux dessinateur, qui a d'ailleurs déjà travaille avec Pérez Ledo. Dans une ligne claire bicolore et des cases pleines de vie, il propose une impression visuelle quasi parfaite de cette histoire ordinaire.
J'entends déjà les gens s'écrier "5 étoiles ?! Mais c'est cinq fois plus que un !". Eh bien oui : 5 étoiles !
Pour moi, cette série mérite amplement un statut de culte. Les récits sont entraînants, les personnages attachants, les dialogues dynamiques et drôles, ... Bref, ça se lit bien.
Mais au delà d'être simplement agréable à lire, les récits sont aussi intelligents. Quelle claque je m'étais prise dans ma jeunesse lorsque j'étais tombée sur les problématiques soulevées dans ces histoires, et quelle admiration j'avais pour l'intelligence et la maturité dont faisaient preuve les protagonistes. Cela doit bien être la seule série jeunesse qui me vient en tête qui arrive à rendre accessibles et intéressantes les problématiques de la bioéthique à des enfants.
Parmi les diverses problématiques soulevées dans la série (scientifiques ou non), on pourra retrouver l'individualité d'un clone vis-à-vis de la personne de qui proviennent ses gènes, la question de Dieu et de la foi, ce qui fait ou non une famille, l'écologie, notre propre mortalité et surtout (surtout) l'égo scientifique - et même plus généralement humain.
Et encore, je suis sûre que je dois en oublier.
Chaque album est une aventure à part entière, soulevant ses questions propres, mais on y suit tout de même une évolution des personnages. Nos protagonistes, notamment, murissent beaucoup (tant physiquement que psychologiquement) aux gré de leurs aventures.
Tiens, à propos des protagonistes, il serait peut-être temps de les présenter.
Tout d'abord, il y a Jules, sans aucun doute LE protagonistes de ces histoires. C'est un enfant qui nous est presque présenté comme lambda dans le premier album. Il est jeune, vif, impétueux, fana de jeux-vidéos et désireux d'aventures. Il gagnera beaucoup en maturité au fur et à mesures des albums, finissant par devenir une figure plus calme et réfléchie (voir même quelques fois un peu en retrait). Il est également grandement défini par sa famille, chaotique au possible, avec sa mère constamment bloquée au foyer, son père assez égocentrique et étroit d'esprit, et son petit frère proprement idiot. C'est principalement par elleux (même si d'autres personnages secondaires aident aussi) que l'on marque la distinction entre les gens idiots et les autres. Attention ! Pas que la série tente nécessairement de faire un discours pédant, les personnages présentés comme intelligents dans cette série ne sont pas nécessairement présentés comme des scientifiques (malgré le fait qu'on parle beaucoup de science) et les idiots sont encore moins présentés comme des gens prédisposés à la bêtise. Non, dans cette série, les gens intelligents sont simplement celleux qui s'ouvrent à l'impossible, les rêveurs ou tout simplement les gens désireux de découvrir le monde qui les entoure. L'idiotie dans ces histoires n'est pas une fatalité mais un choix (et une source de gags). Peut-être faudrait-il d'ailleurs plus parler d'étroitesse d'esprit que de bêtise.
Mais Jules ne vit pas ses aventures seul et sera majoritairement accompagné de Janet (fille d'une éminente scientifique britannique), Tim (un alien télépathe à tendances sarcastiques), Salsifi (autre alien et souffre-douleur de Tim) et Bidule (son cochon-dinde). Et bon, sa famille aussi quelques fois, mais ça c'est bien contre le gré de ce pauvre Jules.
Voilà, j'espère ne pas avoir été trop lourde, trop longue dans ma présentation de cette série et de ces personnages. J'ai bataillé pour écrire cet avis, j'ai même tenté par quatre fois de le réécrire entièrement durant ces deux mois. Mais voilà, j'avais tant de choses à dire que je finissais toujours par devenir fouillis.
J'aime énormément ces personnages, leurs histoires et leurs dialogues. C'est sans conteste la meilleure série que j'avais découverte enfant (et elle a réussi à conserver ce statut de culte même après toutes ces années, même après le passage à l'âge adulte).
Vraiment, si vous ne connaissiez pas, que vous avez réussi à me lire jusqu'au bout et que j'ai (par miracle) réussi à vous convaincre de tenter cette lecture, foncez !
Après le magnifique Mahâbhârata d’après Jean-Claude Carrière, encore une belle adaptation de Jean-Marie Michaud. Cette fois-ci le livre original est de la plume de Marek Halter, qui a construit une œuvre autour des figures féminines de la Bible. J’ai lu ce roman duquel est tiré la BD. Je la trouve à la fois très fidèle et apportant un supplément d’âme au récit d’origine.
L’histoire est celle de la mythique reine de Saba, royaume situé de part et d’autre de la mer rouge, réunissant le Yémen et l’Ethiopie. Il va sans dire que maintenir à cette époque un royaume composé de deux régions si différentes ethniquement et si distantes de par cette séparation n’est pas une mince affaire et Makeba, reine de Saba, sera confrontée aux révoltes et aux trahisons.
L’histoire nous fais vivre la perte du contrôle de la partie yéménite et la réunification du royaume. Mais en parallèle de cette trame politique, diplomatique et stratégique, les auteurs nous invitent à la rencontre mythique entre la reine et le roi Salomon. Une version assez éloignée de celle de King Vidor : un roi d’Israel déjà âgé, face aux difficultés financières et politiques, mais avec une telle aura que la rencontre avec Makeba sera à la hauteur du mythe. Mais ici le premier rôle est bien tenu par la reine !
La mise en images de Jean-Marie Michaud est somptueuse. Il reprend la même technique que pour le Mahabharata : aquarelle sur papier kraft. Cette technique sur kraft (au delà de produire des ambiances et des couleurs extraordinaires) est tout aussi adaptée dans le cas présent : qu’il s’agisse d’un texte fondateur hindou ou judaïque, cette présence physique du papier ramène au Livre avec un grand L et contribue à élever l’histoire au rang de mythe. La bible réinterprétée par Marek Halter puis par Jean-Marie Michaud : c’est bien une caractéristique des mythes que de sans cesse se renouveler, se modifier. C’est sans doute en ce sens que ma lecture de cette version m’a parue encore plus aboutie, plus grandiose, que la version d’origine.
La narration est très maîtrisée. Au delà de l’aspect graphique dont j’ai déjà parlé, on retrouve ce qui semble être une signature de l’auteur : un goût pour l’histoire dans l’histoire (ici les récits hébraïques) avec une mise en image différente pour ces apartés. La présence de la mer rouge, parfois en furie, les ocres du désert, les chameaux, les éléphants, les chevaux et les oiseaux de Salomon, la beauté de la reine, offrent au dessinateur la possibilité de démontrer l’étendue de son talent.
Une BD qui pour moi mérite largement qu’on s’y intéresse : sa parution chez un petit éditeur, pas spécialisé dans la bande dessinée mais qui a fait du beau travail, semble être passée un peu trop inaperçue…
Soyons honnêtes : si j'écoutais ma raison, je noterais cette bande dessinée plutôt 4 étoiles, voire 3,5, parce qu'elle a quand même plusieurs défauts. Dieu merci, j'écoute mon cœur et ce dernier ne cesse de me dire d'augmenter encore plus ma note ! Alors nous y voilà.
Mais pourquoi un 5/5 alors que j'ai trouvé ce récit tout aussi convenu que ce qu'on en lit dans les critiques un peu partout ?
En effet, on ne pourra pas dire que l'originalité étouffe cette histoire. Les personnages sont bien construits, mais obéissent tous sans exception à des stéréotypes classiques du genre, frisant le manichéisme outrancier par moments. La progression narrative est si prévisible qu'arrivé à un tiers ou au mieux la moitié de l'album, je pouvais décrire exactement chacune des péripéties qui m'attendaient dans la suite de l'histoire. Le message et la vision des événements qui nous est proposée par les auteurs sont tellement déjà vus que j'aurais pu lever les yeux au ciel à chaque page face à cette pincée de démagogie allègrement naïve et sucrée qui parsème chaque feel-good movie que le cinéma nous sort chaque année, et leurs équivalents en littérature ou autres bandes dessinées.
Alors revenons à la question initiale : qu'est-ce qui me pousse à monter à 5/5 ?
La réponse tient en trois lettres : cette bande dessinée a une âme. Et quelle âme ! A l'image du magnifique trait de Stéphane Servain, sorte de réalisme lyrique mâtiné d'un brin d'impressionnisme, Ulysse & Cyrano n'est pas là pour épater la galerie, il ne cherche pas à nous en mettre plein les mirettes à grands renforts d'artifices éculés. Il cherche plutôt à nous toucher au plus profond de notre âme. Dès qu'on le prend en main, on sent dans cette magnifique toile cirée une authenticité qu'on trouve peu ailleurs.
Je soupçonne Cristau et Dorison d'être parfaitement conscients qu'ils nous baladent en terrain mille fois connu. Ils le savent d'autant mieux qu'ils ont compris que la seule excuse pour un artiste de nous amener là où on veut aller, c'est précisément de nous emmener exactement et seulement là où on veut aller, sans écarts. Exactement comme Ulysse et Cyrano qui préfèrent revenir aux bons vieux plats qui ont fait leurs preuves depuis des années (ne me dites pas que cette dimension méta n'était pas voulue), Cristau et Dorison nous ressortent un plat qu'on a déjà consommé. Mais il a été conçu avec tant de talent et d'amour qu'on a l'impression que nos papilles le découvrent pour la première fois !
Ainsi de Ulysse & Cyrano. Oui, on a déjà vu toutes ces ficelles scénaristiques ailleurs. Cela les rend-il mauvaises ou ringardes pour autant ? Quelle erreur commettraient ceux qui s'en persuaderaient !
Ulysse & Cyrano, c'est la beauté de la mécanique parfaitement huilée, du repas parfaitement ordonné et agencé. L'art de Dorison, qui n'a plus ses preuves à faire, touche ici son apogée avec le renfort d'Antoine Cristau pour nous offrir exactement ce qu'on veut avoir d'un tel récit. Une atmosphère de liberté totale, de douce euphorie, d'une sérénité qui peu à peu emplit notre âme. Car ce que nous donnent à voir Dorison et Cristau, ici, c'est cela, précisément : l'âme d'un terroir, avec tout ce qu'elle peut avoir de rassurant.
Après l'époque troublée de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation, comment apaiser les blessures profondes qui ont fracturé le territoire national d'un pays qui, s'il peut se glorifier d'un certain nombre de succès face à l'occupant nazi, n'en a pas moins perdu son unité ? Par le terroir, justement. En ressuscitant cette âme profondément enfouie dans notre sol, Cyrano et son disciple Ulysse réussissent peu à peu à soigner des blessures si profondes qu'elles semblaient incurables.
Car finalement, l'âme de la France se trouve bien plus dans un poulet aux écrevisses servi entier que dans des discours politiques à l'odeur nauséabonde qui, en multipliant le nom de ce pays bien-aimé, ne font en réalité que le vider de son sens. C'est précisément dans ce poulet aux écrevisses qu'on retrouvera toute l'âme des Rabelais, des Hugo, des Péguy et des Pagnol.
Et ce miracle que les mots sont incapables de faire, les mets en sont capables. C'est par la nourriture que l'on peut redonner le goût de vivre à une mère de famille éplorée et impuissante face à la déchéance de son mari ou à la paresse de son fils. C'est par la nourriture que l'on peut faire revivre l'âme d'un village qui avait préféré à la douceur du pardon la facilité de la haine. C'est par la nourriture que l'on peut faire redécouvrir à un grand cuisinier parisien la beauté d'une simplicité qui n'a finalement rien de désuet. C'est par la nourriture qu'on peut recréer le lien avec un père devenu froid, distant, égoïste.
Cette nourriture n'est pas un objectif, elle n'est qu'un vecteur. Car en nous reconnectant au terroir, elle nous reconnecte à nos racines. Non pas les racines d'une nation trop secouée par les avanies de l'Histoire pour être brandie comme un étendard, mais les racines d'un peuple dont l'unité s'est toujours faite autour de et peut-être même par la bonne chère.
Cela pourrait prêter à rire, mais s'il est une chose que nous montre Ulysse & Cyrano, c'est bien à quel point - et c'est peut-être là la raison d'un final que certains ont trouvé trop sucré - l'art culinaire peut rendre un homme libre, à quel point il peut rendre tous les hommes égaux, à quel point il peut tous en faire... des frères.
Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
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Ce tome contient un état des lieux de la vie de plusieurs Juifs, tel que perçues par l’auteur, après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour l’enquête, la construction narrative, les dessins, et la mise en couleur par teintes de gris à l’aquarelle. Il comprend 442 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de deux pages, écrite par l’auteur, et une page remerciements.
Incipit. L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le Musulman juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. - Sfar se rappelle où il était lors de l’attentat contre les tours jumelles : il venait d’acheter une télé tellement grosse que le vendeur lui avait dit qu’il n’y a que des Juifs et des Noirs qui lui achètent de si gros écrans. La télé était dans son bureau depuis quelques jours. Il se souvient d’être debout devant l’écran, téléphone filaire à la main, après l’impact sur la première tour. Ce moment où on ne savait pas qu’un second appareil allait s’écraser sur l’autre tour. Pendant les tueries de Charlie Hebdo, il était avec une amie. Ils ne parvenaient pas à se déshabiller car à chaque vêtement qu’ils dégrafaient, le téléphone sonnait pour annoncer la mort d’un autre artiste. Ils se sont rhabillés et ce fut une triste journée. Quand Mohamed Merah a tiré dans le crâne des enfants de l’école Ozar Hatorah, il était par hasard à Toulouse, il pensait trouver le calme. Mœbius venait de mourir. Il était à l’atelier le jour des tueries du Bataclan, dans la rue du Petit Cambodge. Par hasard, il a quitté le travail trente minutes avant le carnage. Sa voisine de palier n’a pas eu cette chance qui a trouvé un cadavre dans une mare de sang devant les parties communes, après quoi elle est restée prostrée soixante-douze heures. Et il était où le 7 octobre 2023 ? Il préparait son anniversaire. La vraie date est le 28 août mais personne n’est jamais à Paris à ce moment-là.
À l’occasion de son anniversaire, la compagne de Sfar lui demande s’il veut un bijou. Il lui répond que ça va finir par faire Mister T si elle continue à le couvrir de breloques. Il réfléchit, il repense à son père lui refusant d’avoir une étoile de David ou un Haï pour sa Bar Mitsva. Puis ils évoquent le film Exodus, avec Paul Newman disant Lehaïm, ou Tévié le laitier dans Le violon sur le toit. Sfar se met à chantonner Lehaïm et la chanson du film. Il ajoute qu’il veut bien un Haï. Pour lui, c’est aussi un symbole de vieux niçois, les darons le portaient quand il était gamin, bien gros. Il se dit qu’il peut choisir entre se comporter en séfarade ou en ashkénaze, car sa mère vient d’Ukraine et son père d’Algérie. Il a droit aux breloques. Ses amis se sont cotisés pour lui offrir ce porte-bonheur, pour ses 52 ans. En or, avec des diamants noirs. Louise l’a commandé à leur ami Yoguer. Il est arrivé un mois après la fête. Le 7 octobre, il était en train de le dessiner.
Après le 7 octobre 2023.
Le texte en quatrième de couverture annonce que l’auteur mène l’enquête, qu’il discute avec ses amis, convoque son père et son grand-père, cherche des réponses dans les livres et dans l’humour, qu’il se rend en Israël à la rencontre des Juifs et des Arabes, avec toujours la même question, obsédante : quel avenir pour les Juifs ? Il commence son récit par la sidération qui vient avec des actes terroristes relevant d’une barbarie inconcevable, et ses réactions à ce moment-là. Il évoque sa propre situation lors de la perpétration de ces horreurs défiant l’entendement. Puis il passe à sa soirée d’anniversaire différée du vingt-huit août au sept octobre, une centaine d’invités avec Enrico Macias et ses musiciens, Kamel Labbaci et ses amis. Vient ensuite une explication sur les mots Lehaïm, et le Haï, une réaction sur le déroulement de la marche du neuf octobre contre le terrorisme et pour la libération des otages, sur les précautions que prennent les familles juives en France en 2023. Etc. La narration visuelle évolue entre des cases sans bordure, et des illustrations accompagnées d’un texte plus ou moins copieux, un dessin en pleine page, une liste pour les précautions avec un petit dessin en en-tête. Etc.
En fonction de sa familiarité avec cet auteur dans ses œuvres de nature autobiographique, la série intitulée Les carnets de Joann Sfar, le lecteur est plus ou moins préparé à cette grande liberté de forme. Cela peut lui donner l’impression d’un flux de pensées jeté sur le papier au fil de l’eau. Dans la postface, l’auteur explique qu’il est obsédé par le journalisme et le travail d’histoire. Depuis 2002, il publie ses carnets autobiographiques en bandes dessinées et parfois l’un de ces livres prend des allures de reportage et dépasse l’intime. Il explique qu’il constitue un véhicule d’observation valide, qu’il relate des rencontres. Parfois il agrège les témoignages de plusieurs personnes dans un unique personnage. Il détaille que même s’il en a l’air, son ouvrage n’est pas un premier jet. Il a fait l’objet d’autant de relectures et de montage qu’un vrai roman. Pour lui, par sa partition exceptionnelle et le rapport qu’elle donne aux visages et aux lieux, la bande dessinée constitue le véhicule idéal pour cette matière. Celle-ci présente une unité de temps rigoureuse : il n’a rien fait d’autre depuis le 7 octobre. Ses dessins peuvent paraître amateur par endroit : des traits de contour mal assurés, des formes simplifiées ou naïves, des dessins qui semblent être mis les uns à la suite des autres comme ils viennent, un rapport fluctuant entre la dimension des images et la quantité de texte. Certes.
Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience de l’absence de redite dans ce long ouvrage de plus de quatre cents pages, et de la puissance des émotions qui le submergent régulièrement, l’impossibilité de rester impassible, ou pire indifférent, dans un mode purement analytique. L’auteur a atteint l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il cite dans la postface : Par ce matériau viscéral, un seul but, saisir le réel. Après tout, le lecteur peut venir à cet ouvrage avec ses propres a priori, ou plutôt ses propres connaissances et sa compréhension de la situation des Juifs en France, en Israël, dans le monde. Il s’attend à ce que l’auteur aborde un certain nombre de points de passage obligés : la montée de l’antisémitisme, l’histoire de l’état d’Israël, la condition de Palestinien, les morts des deux camps, la cohabitation entre Arabes et Juifs, la shoah, le nazisme, et pourquoi pas les conditions de la fin du conflit entre la Palestine et Israël. Toutefois, comme Sfar l’indique, ces thèmes sont abordés par le biais de rencontres, avec des personnalités, ou lors de discussion avec feu son père et feu son grand-père en reprenant ce qu’ils lui ont appris. Sfar échange aussi bien avec des personnalités comme Delphine Horvilleur (écrivaine et femme rabbin française), Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue français), Hisham Suleiman (acteur arabo-israélien, par exemple dans la série Fauda), qu’avec des personnes croisées dans la rue (une femme manifestant le neuf octobre), ou encore lors de son voyage en Israël. Il évoque également les réactions de médias, leur point de vue dans le traitement des sujets, ce qu’ils rapportent des faits antisémites (par exemple le harcèlement dans les écoles ou les universités), y compris la comparaison entre ce qui concerne les attaques sur Israël et celles sur la Palestine.
Le lecteur ne s’attend pas à une telle richesse dans les témoignages et les échanges. L’auteur indique clairement qu’il s’exprime avec un point de vue juif, et qu’il laisse les musulmans exprimer leur propre point de vue, qu’il ne souhaite en aucun parler en leur nom. Les rencontres se font avec des personnes de tout horizon : un jeune gosse de riches parents parlant sans savoir, sa vieille tante Saby, Hadar une enseignante en philosophie, un musulman qui prend un café au comptoir à côté de lui, Ingrid qui enseigne le journalisme en Israël, une goye qui l’aborde dans la rue, une amie juive qui travaille dans le cinéma, un chauffeur de taxi juif turc, des réfugiés dans un hôte à Tel-Aviv, Motty Reif un créateur de mode, un responsable de salle de spectacles, des acteurs, etc. Il évoque également les réactions et les commentaires de quelques personnalités en France ou à l’international (parfois ahurissantes comme celles d’Isabelle Adjani, de Dominique de Villepin, de Greta Thunberg), les silences assourdissants, ainsi que les témoignages des sauveteurs de tout horizon intervenant après l’attaque du Hamas. Même aguerri ou bien informé, le lecteur ne peut pas être préparé à ces témoignages : la description des atrocités sans nom commises, ce que les sauveteurs ont découvert, la communication qu’ont pu faire les terroristes auprès des familles de victimes. Une lecture aussi dure que nécessaire qui dit la haine contre les Juifs. Il a le cœur serré en découvrant le protocole qui préside à l’accueil des enfants libérés par les terroristes.
L’auteur s’attache également à remettre l’attaque du Hamas dans une perspective historique, en évoquant des personnalités de divers horizons comme Israel Yaakov Kligler (1888-1944, éradication de la malaria en Palestine), Romain Gary, Arthur Koestler, Mohammed Amin al-Husseini, Yasser Arafat, Zuheir Mohsen, Bat Ye'or, Albert Cohen, Stefan Zweig, Frank Zappa. Il revient sur l’origine et l’évolution du sens du mot Palestinien au fil des décennies. Lors de son voyage en Israël, les personnes qu’il rencontre témoignent de la réalité de la coexistence entre juifs et arabes dans le pays. Il est également question des soldats israéliens, du quotidien Haaretz, de ce qui fait un peuple, de la question de qui prend soin des aidants, de la nécessité d’exprimer l’indicible (par exemple par la danse), de la mémoire familiale de chaque Israéliens dons laquelle se trouvent des morts, des sens à donner à l’affreuse phrase de Sartre disant que l’antisémitisme qui fait le Juif, de l’instrumentalisation de chaque déclaration. Les discussions avec son père et son grand-père sur la base de ses souvenirs apportent un témoignage de première main de ces deux générations précédentes. Au vu du constat dressé, une autre question revient régulièrement : où les Juifs peuvent-ils se sentir en sécurité de par le monde ?
Une bande dessinée pour parler de la place des Juifs dans le monde, en France, après les actes terroristes du sept octobre 2023 ? Joann Sfar le dit en cours de récit : il n’a pas d’autres armes que les livres et il sait leur impact dérisoire. Mais il n’a rien d’autre. Il raconte sa perception de la situation, au travers de sa culture, de ses connaissances sur le sujet, de ses rencontres avec ses amis avec des inconnus.la bande dessinée permet d’insuffler de la vie dans chaque individu, de rendre compte des émotions, tout en nourrissant son enquête avec des faits historiques vérifiés et quelques chiffres corroborés. Quelles que soient ses convictions, le lecteur voit sa compréhension du sujet enrichie, étoffée, ayant ressenti de l’intérieur l’état d’esprit des nombreuses personnes rencontrées. L’auteur a atteint son objectif. Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
Ahhhh !!! Quel bonheur de retrouver ce petit univers si singulier mais tellement attachant que celui de la Pieuvre !
Chaque nouveau tome vient compléter ce petit Paris de la fin XIXe développé par Gess de façon subtile et intelligente. Avec "Fanny la Renoueuse" c'est une grosse pièce du puzzle qui s'agence, même si chaque tome reste indépendant...
J'aime cette période historique tellement riche en innovations politiques, artistiques, scientifiques. Et Gess s'empare de tout cela à merveille pour nous restituer un Paris transcendé par cette touche de fantastique où la Pieuvre règne en maîtresse depuis des lustres. Et c'est qu'on en apprend beaucoup dans ce tome sur les origines de cette entité mafieuse ! Et c'est par l'intermédiaire du passé de certains de ses protagonistes que la lumière se fait petit à petit ; et quel passé ! Et quelles révélations !
On a aussi le plaisir de retrouver la Bête que nous avions découvert dans le premier tome de cette série La Malédiction de Gustave Babel. Tout commence à s'interpénétrer en nous révélant l'étendue spectatentaculaire de la Pieuvre et de sa mainmise. C'était déjà riche et dense, cela en devient magnifique et hallucinant quand la mythologie vient en plus s'en mêler !
Du côté de l'objet et du dessin, la maquette est toujours aussi bien travaillée avec ce dos toilé, ces fonds de planche faussement jaunis, qui assoient cette ambiance fin XIXe tout en valorisant pleinement de dessin de Gess et sa colorisation si personnelle.
Bref, avec ce 4e opus, je passe ma note à 5 (culte !), tant je suis conquis par l'univers qu'aura su nous proposer et développer l'auteur.
J'en REVEUX ! A quand un prochain tome ???
Voilà un bel album tout en sensibilité et en mélancolie. Le dessin est accompagné d'une colorisation aux tons peu variés, globalement assez sombre : noir, gris clair, gris foncé et quelques teintes de rouge... Triste ? comme cette histoire de frère et soeur, orphelins, séparés pendant la guerre. Mais malgré cette palette de couleurs monotone au premier abord, le dessin illumine bel et bien l'histoire.
La jeune fille va grandir, sans jamais cessé de penser à son frère. L'espoir de le retrouver l'anime sincèrement. Elle lui écrit de nombreuse lettres. Ce sont d'ailleurs ces correspondances qui racontent le récit, car, par ailleurs celui-ci est assez peu bavard. Au gré des lettres et des flashbacks on découvre la vie de ces deux jeunes enfants frappés par l'horreur de la guerre.
C'est poétique et mélancolique, et parfois le rythme est un peu lent, voire même assez mou. Mais si on aimerait que l'histoire avance un peu plus vite, c'est aussi parce qu'on est pressé d'en connaitre la fin... qu'est devenu le petit garçon ? Se retrouveront-il ? Et si on est pressé c'est bien qu'on s'est attaché aux personnages, que leur destinée ne laisse pas indifférent.
Un album qui se lit tout seul, le ton est juste, sensible, et le dessin sert de belle manière l'histoire.
Cet album est une pépite !
Hé oui, vous allez encore lire un avis enthousiaste !
Un album de grande taille qui permet de mettre en valeur le travail titanesque de Jean Dalin. Vous allez en prendre plein les mirettes !
Un dessin original, fluide et d'une froide beauté. Je suis resté bouche bée devant l'inventivité des mondes visités et du soin méticuleux apporté à chaque détail. Des doubles pages à couper le souffle.
Un plaisir des yeux qui doit beaucoup aux choix des couleurs, elles vont suivre les pérégrinations de nos personnages et évoluer au fil de leurs aventures. Des couleurs intenses aux contrastes saisissants !
L'agencement des planches est très varié et facile à suivre, il peut aller d'une pleine page à une quarantaine de cases sur une même planche.
N'hésitez pas à feuilletter l'album en librairie.
Du grand art !
Un monde futuriste où une lettre doit être remise en main propre à sa destinataire. Une intrigue qui se met en place sur fond d'amitié, d'amour, de trahison et de hiérarchisation.
Un récit abstrait, drôle, absurde, labyrinthique et touchant. Les dialogues sont savoureux, les situations cocasses sont nombreuses, mais une certaine noirceur demeure malgré tout.
Vivement le second volume pour en connaître la conclusion.
Un album novateur. Bravo à Jean Dalin pour ce premier coup d'essai.
Gros coup de cœur graphique.
Adaptation du roman éponyme de l’écrivain finlandais Arto Paasilinna, cette BD nous transporte dans un petit village du nord de la Finlande, peu après la Seconde Guerre mondiale, où un étranger, Gunnar Huttunen (dit Nanar), rachète et remet en marche le vieux moulin local. Bien que d’abord accueilli à bras ouverts, Huttunen révèle une particularité troublante : une certaine propension à hurler et à l'excentricité qui va perturber la quiétude des villageois. Ces derniers, dérangés par ses frasques, n’ont dès lors qu’une idée en tête : l’envoyer à l’asile.
Dumontheuil s’approprie avec jubilation cette histoire tragique où l’humour et une certaine soif d’absolu sont de mise. J'avais déjà adoré le dessin dans de Nicolas Dumontheuil dans Qui a tué l'idiot ?, et ai retrouvé ici avec grand plaisir les traits vivants, les formes dynamiques et les libertés géométrique qui créent ce dessin assez virevoltant qui colle très bien à l'histoire. Les décors faits de paysages forestiers sombres et de bâtiments en bois aux structures imposantes finissent de poser l’atmosphère visuelle.
Le récit oscille entre drame et comédie grinçante, offrant une critique en règle d’une société régie par les préjugés et l’arbitraire. Sous les aspects d'une comédie loufoque, c'est une critique subtile et incisive des groupes humains qui se met en place. À travers le rejet dont il est victime, l’œuvre pointe du doigt les travers d’une société conformiste, méfiante envers ceux qui sortent du cadre établi. Huttunen, avec son excentricité et sa sensibilité exacerbée, devient le bouc émissaire d’un village où l’ordre social repose sur des codes implicites mais rigides.
L’histoire met en lumière le poids des normes sociales et la peur de la différence, transformant une communauté apparemment paisible en un tribunal implacablement injuste. Les villageois, au lieu d’accepter les singularités de Gunnar, s’unissent pour l’exclure, symbolisant une société qui préfère réprimer ce qu’elle ne comprend pas plutôt que de chercher à l’intégrer. La folie apparente de Gunnar est en réalité un cri de liberté, un refus des carcans imposés, tandis que la “normalité” des villageois se révèle dans toute sa petitesse et sa cruauté tant et si bien qu'on finit par se demander qui est le fou de l'histoire.
C'est très grinçant mais contrairement à Canarde, je trouve que c'est une œuvre qui fait du bien, parce qu'elle a le mérite de remettre l'église au milieu du village.
Bravo Monsieur Dumontheuil, un coup de coeur pour moi.
Et si tout n'était que mensonges ?
Évidemment, avec ce titre, la religion va être au centre du récit. D'abord avec Judas Iscariot en personnage principal, mais deux autres protagonistes vont avoir des rôles majeurs : Jésus et le diable.
Si Judas n'avait pas facilité l'arrestation de Jésus, l'histoire n'aurait plus la même résonance, il n'aurait pas été jugé par Ponce Pilate, crucifié sur la croix et ressuscité trois jours plus tard. Car comme le souligne l'apôtre Paul : « Et si le Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est vaine, et vaine aussi est votre foi. », sa résurrection est le cœur de la foi chrétienne.
A sa mort Jésus descend à l'Hadès et là... Jeff Loveness nous en donne sa version, en réunissant nos trois personnages pour un "Qui a trahi qui ?".
Un scénario inventif et bien construit, il puise dans la bible pour être au plus proche des évangiles. C'est cet aspect du récit qui met du grain à moudre dans la tête du lecteur, tout en suivant en parallèle les interrogations de Judas. Un Judas qui dégage une belle humanité. Rien n'est totalement noir ou totalement blanc.
Une fin qui ne pouvait que se terminer ainsi, et elle me satisfait.
Si j'ai autant aimé ce récit, Jakub Rebelka n'y est pas étranger. Sa composition graphique est totalement immersive avec le grand soin apporté aux décors, aux détails vestimentaires, à sa mise en page, à son trait gras et géométrie et à ses choix de couleurs. Un style à nul autre pareil, d'une efficacité redoutable.
Une reconstitution minutieuse de cette période historique et la partie se situant aux enfers sent le souffre et la putréfaction.
Très très beau !
Un comics très original sur le fond et sur la forme.
Mais un comics que je ne peux ni conseiller, ni déconseiller, le sujet risque d'en laisser certains sur le carreau.
Coup de cœur.
"Nul n'a plus grand amour que celui-ci : Donner sa vie pour ses amis."
Jean,15 : 13.
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L'Envahisseur
Très très bel album. Avec comme cadre temporel la crise sanitaire du Covid, Jose Antonio Pérez Ledo nous conte l'histoire d'Omar, un jeune réfugié originaire du Maroc, qui es mis à la porte du foyer où il était hébergé le jour de ses 18ans. Il galère quelques temps, avant de trouver une activité, puis un abri providentiel, jusqu'au jour où Vicente, son bienfaiteur, fait un malaise dû au coronavirus... deux mondes, deux modes de vie se rencontrent, avec carol qui elle choisit de s'isoler, et évite de rendre visite à son père pendant cette période si particulière... Tout en délicatesse, le scénariste nous fait d'abord suivre Carol, puis Omar, une fois qu'ils se sont rencontrés. C'est très finement amené, il y a de nombreuses plages de silence qui nous permettent de saisir la sidération, l'émerveillement ou juste la compassion dans les regards et les attitudes d'Omar, de Carole et de son père. Le contexte est dramatique (aujourd'hui encore, cinq ans après le début de la pandémie, on ignore le nombre exact de victimes au niveau mondial), mais nous faisons la rencontre de personnes ordinaires, isolées et bienveillantes. L'amitié et la solidarité vont sauver, quelque part, la vie de ces deux jeunes gens. Aucun misérabilisme, aucune fatalité, et même les agents de la guardia civil, qui doivent effectuer la tâche ingrate de contrôler toute personne trainant dehors pendant le confinement, n'est pas montrée comme une force de coercition. Ces nuances donnent à ce one shot une qualité rare, mais certaine. Alex Orbe est le talentueux dessinateur, qui a d'ailleurs déjà travaille avec Pérez Ledo. Dans une ligne claire bicolore et des cases pleines de vie, il propose une impression visuelle quasi parfaite de cette histoire ordinaire.
Une épatante aventure de Jules
J'entends déjà les gens s'écrier "5 étoiles ?! Mais c'est cinq fois plus que un !". Eh bien oui : 5 étoiles ! Pour moi, cette série mérite amplement un statut de culte. Les récits sont entraînants, les personnages attachants, les dialogues dynamiques et drôles, ... Bref, ça se lit bien. Mais au delà d'être simplement agréable à lire, les récits sont aussi intelligents. Quelle claque je m'étais prise dans ma jeunesse lorsque j'étais tombée sur les problématiques soulevées dans ces histoires, et quelle admiration j'avais pour l'intelligence et la maturité dont faisaient preuve les protagonistes. Cela doit bien être la seule série jeunesse qui me vient en tête qui arrive à rendre accessibles et intéressantes les problématiques de la bioéthique à des enfants. Parmi les diverses problématiques soulevées dans la série (scientifiques ou non), on pourra retrouver l'individualité d'un clone vis-à-vis de la personne de qui proviennent ses gènes, la question de Dieu et de la foi, ce qui fait ou non une famille, l'écologie, notre propre mortalité et surtout (surtout) l'égo scientifique - et même plus généralement humain. Et encore, je suis sûre que je dois en oublier. Chaque album est une aventure à part entière, soulevant ses questions propres, mais on y suit tout de même une évolution des personnages. Nos protagonistes, notamment, murissent beaucoup (tant physiquement que psychologiquement) aux gré de leurs aventures. Tiens, à propos des protagonistes, il serait peut-être temps de les présenter. Tout d'abord, il y a Jules, sans aucun doute LE protagonistes de ces histoires. C'est un enfant qui nous est presque présenté comme lambda dans le premier album. Il est jeune, vif, impétueux, fana de jeux-vidéos et désireux d'aventures. Il gagnera beaucoup en maturité au fur et à mesures des albums, finissant par devenir une figure plus calme et réfléchie (voir même quelques fois un peu en retrait). Il est également grandement défini par sa famille, chaotique au possible, avec sa mère constamment bloquée au foyer, son père assez égocentrique et étroit d'esprit, et son petit frère proprement idiot. C'est principalement par elleux (même si d'autres personnages secondaires aident aussi) que l'on marque la distinction entre les gens idiots et les autres. Attention ! Pas que la série tente nécessairement de faire un discours pédant, les personnages présentés comme intelligents dans cette série ne sont pas nécessairement présentés comme des scientifiques (malgré le fait qu'on parle beaucoup de science) et les idiots sont encore moins présentés comme des gens prédisposés à la bêtise. Non, dans cette série, les gens intelligents sont simplement celleux qui s'ouvrent à l'impossible, les rêveurs ou tout simplement les gens désireux de découvrir le monde qui les entoure. L'idiotie dans ces histoires n'est pas une fatalité mais un choix (et une source de gags). Peut-être faudrait-il d'ailleurs plus parler d'étroitesse d'esprit que de bêtise. Mais Jules ne vit pas ses aventures seul et sera majoritairement accompagné de Janet (fille d'une éminente scientifique britannique), Tim (un alien télépathe à tendances sarcastiques), Salsifi (autre alien et souffre-douleur de Tim) et Bidule (son cochon-dinde). Et bon, sa famille aussi quelques fois, mais ça c'est bien contre le gré de ce pauvre Jules. Voilà, j'espère ne pas avoir été trop lourde, trop longue dans ma présentation de cette série et de ces personnages. J'ai bataillé pour écrire cet avis, j'ai même tenté par quatre fois de le réécrire entièrement durant ces deux mois. Mais voilà, j'avais tant de choses à dire que je finissais toujours par devenir fouillis. J'aime énormément ces personnages, leurs histoires et leurs dialogues. C'est sans conteste la meilleure série que j'avais découverte enfant (et elle a réussi à conserver ce statut de culte même après toutes ces années, même après le passage à l'âge adulte). Vraiment, si vous ne connaissiez pas, que vous avez réussi à me lire jusqu'au bout et que j'ai (par miracle) réussi à vous convaincre de tenter cette lecture, foncez !
La Reine de Saba
Après le magnifique Mahâbhârata d’après Jean-Claude Carrière, encore une belle adaptation de Jean-Marie Michaud. Cette fois-ci le livre original est de la plume de Marek Halter, qui a construit une œuvre autour des figures féminines de la Bible. J’ai lu ce roman duquel est tiré la BD. Je la trouve à la fois très fidèle et apportant un supplément d’âme au récit d’origine. L’histoire est celle de la mythique reine de Saba, royaume situé de part et d’autre de la mer rouge, réunissant le Yémen et l’Ethiopie. Il va sans dire que maintenir à cette époque un royaume composé de deux régions si différentes ethniquement et si distantes de par cette séparation n’est pas une mince affaire et Makeba, reine de Saba, sera confrontée aux révoltes et aux trahisons. L’histoire nous fais vivre la perte du contrôle de la partie yéménite et la réunification du royaume. Mais en parallèle de cette trame politique, diplomatique et stratégique, les auteurs nous invitent à la rencontre mythique entre la reine et le roi Salomon. Une version assez éloignée de celle de King Vidor : un roi d’Israel déjà âgé, face aux difficultés financières et politiques, mais avec une telle aura que la rencontre avec Makeba sera à la hauteur du mythe. Mais ici le premier rôle est bien tenu par la reine ! La mise en images de Jean-Marie Michaud est somptueuse. Il reprend la même technique que pour le Mahabharata : aquarelle sur papier kraft. Cette technique sur kraft (au delà de produire des ambiances et des couleurs extraordinaires) est tout aussi adaptée dans le cas présent : qu’il s’agisse d’un texte fondateur hindou ou judaïque, cette présence physique du papier ramène au Livre avec un grand L et contribue à élever l’histoire au rang de mythe. La bible réinterprétée par Marek Halter puis par Jean-Marie Michaud : c’est bien une caractéristique des mythes que de sans cesse se renouveler, se modifier. C’est sans doute en ce sens que ma lecture de cette version m’a parue encore plus aboutie, plus grandiose, que la version d’origine. La narration est très maîtrisée. Au delà de l’aspect graphique dont j’ai déjà parlé, on retrouve ce qui semble être une signature de l’auteur : un goût pour l’histoire dans l’histoire (ici les récits hébraïques) avec une mise en image différente pour ces apartés. La présence de la mer rouge, parfois en furie, les ocres du désert, les chameaux, les éléphants, les chevaux et les oiseaux de Salomon, la beauté de la reine, offrent au dessinateur la possibilité de démontrer l’étendue de son talent. Une BD qui pour moi mérite largement qu’on s’y intéresse : sa parution chez un petit éditeur, pas spécialisé dans la bande dessinée mais qui a fait du beau travail, semble être passée un peu trop inaperçue…
Ulysse & Cyrano
Soyons honnêtes : si j'écoutais ma raison, je noterais cette bande dessinée plutôt 4 étoiles, voire 3,5, parce qu'elle a quand même plusieurs défauts. Dieu merci, j'écoute mon cœur et ce dernier ne cesse de me dire d'augmenter encore plus ma note ! Alors nous y voilà. Mais pourquoi un 5/5 alors que j'ai trouvé ce récit tout aussi convenu que ce qu'on en lit dans les critiques un peu partout ? En effet, on ne pourra pas dire que l'originalité étouffe cette histoire. Les personnages sont bien construits, mais obéissent tous sans exception à des stéréotypes classiques du genre, frisant le manichéisme outrancier par moments. La progression narrative est si prévisible qu'arrivé à un tiers ou au mieux la moitié de l'album, je pouvais décrire exactement chacune des péripéties qui m'attendaient dans la suite de l'histoire. Le message et la vision des événements qui nous est proposée par les auteurs sont tellement déjà vus que j'aurais pu lever les yeux au ciel à chaque page face à cette pincée de démagogie allègrement naïve et sucrée qui parsème chaque feel-good movie que le cinéma nous sort chaque année, et leurs équivalents en littérature ou autres bandes dessinées. Alors revenons à la question initiale : qu'est-ce qui me pousse à monter à 5/5 ? La réponse tient en trois lettres : cette bande dessinée a une âme. Et quelle âme ! A l'image du magnifique trait de Stéphane Servain, sorte de réalisme lyrique mâtiné d'un brin d'impressionnisme, Ulysse & Cyrano n'est pas là pour épater la galerie, il ne cherche pas à nous en mettre plein les mirettes à grands renforts d'artifices éculés. Il cherche plutôt à nous toucher au plus profond de notre âme. Dès qu'on le prend en main, on sent dans cette magnifique toile cirée une authenticité qu'on trouve peu ailleurs. Je soupçonne Cristau et Dorison d'être parfaitement conscients qu'ils nous baladent en terrain mille fois connu. Ils le savent d'autant mieux qu'ils ont compris que la seule excuse pour un artiste de nous amener là où on veut aller, c'est précisément de nous emmener exactement et seulement là où on veut aller, sans écarts. Exactement comme Ulysse et Cyrano qui préfèrent revenir aux bons vieux plats qui ont fait leurs preuves depuis des années (ne me dites pas que cette dimension méta n'était pas voulue), Cristau et Dorison nous ressortent un plat qu'on a déjà consommé. Mais il a été conçu avec tant de talent et d'amour qu'on a l'impression que nos papilles le découvrent pour la première fois ! Ainsi de Ulysse & Cyrano. Oui, on a déjà vu toutes ces ficelles scénaristiques ailleurs. Cela les rend-il mauvaises ou ringardes pour autant ? Quelle erreur commettraient ceux qui s'en persuaderaient ! Ulysse & Cyrano, c'est la beauté de la mécanique parfaitement huilée, du repas parfaitement ordonné et agencé. L'art de Dorison, qui n'a plus ses preuves à faire, touche ici son apogée avec le renfort d'Antoine Cristau pour nous offrir exactement ce qu'on veut avoir d'un tel récit. Une atmosphère de liberté totale, de douce euphorie, d'une sérénité qui peu à peu emplit notre âme. Car ce que nous donnent à voir Dorison et Cristau, ici, c'est cela, précisément : l'âme d'un terroir, avec tout ce qu'elle peut avoir de rassurant. Après l'époque troublée de la Seconde Guerre mondiale et de l'Occupation, comment apaiser les blessures profondes qui ont fracturé le territoire national d'un pays qui, s'il peut se glorifier d'un certain nombre de succès face à l'occupant nazi, n'en a pas moins perdu son unité ? Par le terroir, justement. En ressuscitant cette âme profondément enfouie dans notre sol, Cyrano et son disciple Ulysse réussissent peu à peu à soigner des blessures si profondes qu'elles semblaient incurables. Car finalement, l'âme de la France se trouve bien plus dans un poulet aux écrevisses servi entier que dans des discours politiques à l'odeur nauséabonde qui, en multipliant le nom de ce pays bien-aimé, ne font en réalité que le vider de son sens. C'est précisément dans ce poulet aux écrevisses qu'on retrouvera toute l'âme des Rabelais, des Hugo, des Péguy et des Pagnol. Et ce miracle que les mots sont incapables de faire, les mets en sont capables. C'est par la nourriture que l'on peut redonner le goût de vivre à une mère de famille éplorée et impuissante face à la déchéance de son mari ou à la paresse de son fils. C'est par la nourriture que l'on peut faire revivre l'âme d'un village qui avait préféré à la douceur du pardon la facilité de la haine. C'est par la nourriture que l'on peut faire redécouvrir à un grand cuisinier parisien la beauté d'une simplicité qui n'a finalement rien de désuet. C'est par la nourriture qu'on peut recréer le lien avec un père devenu froid, distant, égoïste. Cette nourriture n'est pas un objectif, elle n'est qu'un vecteur. Car en nous reconnectant au terroir, elle nous reconnecte à nos racines. Non pas les racines d'une nation trop secouée par les avanies de l'Histoire pour être brandie comme un étendard, mais les racines d'un peuple dont l'unité s'est toujours faite autour de et peut-être même par la bonne chère. Cela pourrait prêter à rire, mais s'il est une chose que nous montre Ulysse & Cyrano, c'est bien à quel point - et c'est peut-être là la raison d'un final que certains ont trouvé trop sucré - l'art culinaire peut rendre un homme libre, à quel point il peut rendre tous les hommes égaux, à quel point il peut tous en faire... des frères.
Nous vivrons - Enquête sur l'avenir des Juifs
Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel. - Ce tome contient un état des lieux de la vie de plusieurs Juifs, tel que perçues par l’auteur, après l’attaque du Hamas contre Israël du 7 octobre 2023. Son édition originale date de 2024. Il a été réalisé par Joann Sfar pour l’enquête, la construction narrative, les dessins, et la mise en couleur par teintes de gris à l’aquarelle. Il comprend 442 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de deux pages, écrite par l’auteur, et une page remerciements. Incipit. L’ennemi, ce n’est pas le Palestinien ou l’Israélien, ou le Musulman juif. L’ennemi, c’est celui qui décide que les enfants ou les civils sont sont des cibles. On reste assis et on subit les massacres. Les assassins de tous les camps sont des alliés objectifs. - Sfar se rappelle où il était lors de l’attentat contre les tours jumelles : il venait d’acheter une télé tellement grosse que le vendeur lui avait dit qu’il n’y a que des Juifs et des Noirs qui lui achètent de si gros écrans. La télé était dans son bureau depuis quelques jours. Il se souvient d’être debout devant l’écran, téléphone filaire à la main, après l’impact sur la première tour. Ce moment où on ne savait pas qu’un second appareil allait s’écraser sur l’autre tour. Pendant les tueries de Charlie Hebdo, il était avec une amie. Ils ne parvenaient pas à se déshabiller car à chaque vêtement qu’ils dégrafaient, le téléphone sonnait pour annoncer la mort d’un autre artiste. Ils se sont rhabillés et ce fut une triste journée. Quand Mohamed Merah a tiré dans le crâne des enfants de l’école Ozar Hatorah, il était par hasard à Toulouse, il pensait trouver le calme. Mœbius venait de mourir. Il était à l’atelier le jour des tueries du Bataclan, dans la rue du Petit Cambodge. Par hasard, il a quitté le travail trente minutes avant le carnage. Sa voisine de palier n’a pas eu cette chance qui a trouvé un cadavre dans une mare de sang devant les parties communes, après quoi elle est restée prostrée soixante-douze heures. Et il était où le 7 octobre 2023 ? Il préparait son anniversaire. La vraie date est le 28 août mais personne n’est jamais à Paris à ce moment-là. À l’occasion de son anniversaire, la compagne de Sfar lui demande s’il veut un bijou. Il lui répond que ça va finir par faire Mister T si elle continue à le couvrir de breloques. Il réfléchit, il repense à son père lui refusant d’avoir une étoile de David ou un Haï pour sa Bar Mitsva. Puis ils évoquent le film Exodus, avec Paul Newman disant Lehaïm, ou Tévié le laitier dans Le violon sur le toit. Sfar se met à chantonner Lehaïm et la chanson du film. Il ajoute qu’il veut bien un Haï. Pour lui, c’est aussi un symbole de vieux niçois, les darons le portaient quand il était gamin, bien gros. Il se dit qu’il peut choisir entre se comporter en séfarade ou en ashkénaze, car sa mère vient d’Ukraine et son père d’Algérie. Il a droit aux breloques. Ses amis se sont cotisés pour lui offrir ce porte-bonheur, pour ses 52 ans. En or, avec des diamants noirs. Louise l’a commandé à leur ami Yoguer. Il est arrivé un mois après la fête. Le 7 octobre, il était en train de le dessiner. Après le 7 octobre 2023. Le texte en quatrième de couverture annonce que l’auteur mène l’enquête, qu’il discute avec ses amis, convoque son père et son grand-père, cherche des réponses dans les livres et dans l’humour, qu’il se rend en Israël à la rencontre des Juifs et des Arabes, avec toujours la même question, obsédante : quel avenir pour les Juifs ? Il commence son récit par la sidération qui vient avec des actes terroristes relevant d’une barbarie inconcevable, et ses réactions à ce moment-là. Il évoque sa propre situation lors de la perpétration de ces horreurs défiant l’entendement. Puis il passe à sa soirée d’anniversaire différée du vingt-huit août au sept octobre, une centaine d’invités avec Enrico Macias et ses musiciens, Kamel Labbaci et ses amis. Vient ensuite une explication sur les mots Lehaïm, et le Haï, une réaction sur le déroulement de la marche du neuf octobre contre le terrorisme et pour la libération des otages, sur les précautions que prennent les familles juives en France en 2023. Etc. La narration visuelle évolue entre des cases sans bordure, et des illustrations accompagnées d’un texte plus ou moins copieux, un dessin en pleine page, une liste pour les précautions avec un petit dessin en en-tête. Etc. En fonction de sa familiarité avec cet auteur dans ses œuvres de nature autobiographique, la série intitulée Les carnets de Joann Sfar, le lecteur est plus ou moins préparé à cette grande liberté de forme. Cela peut lui donner l’impression d’un flux de pensées jeté sur le papier au fil de l’eau. Dans la postface, l’auteur explique qu’il est obsédé par le journalisme et le travail d’histoire. Depuis 2002, il publie ses carnets autobiographiques en bandes dessinées et parfois l’un de ces livres prend des allures de reportage et dépasse l’intime. Il explique qu’il constitue un véhicule d’observation valide, qu’il relate des rencontres. Parfois il agrège les témoignages de plusieurs personnes dans un unique personnage. Il détaille que même s’il en a l’air, son ouvrage n’est pas un premier jet. Il a fait l’objet d’autant de relectures et de montage qu’un vrai roman. Pour lui, par sa partition exceptionnelle et le rapport qu’elle donne aux visages et aux lieux, la bande dessinée constitue le véhicule idéal pour cette matière. Celle-ci présente une unité de temps rigoureuse : il n’a rien fait d’autre depuis le 7 octobre. Ses dessins peuvent paraître amateur par endroit : des traits de contour mal assurés, des formes simplifiées ou naïves, des dessins qui semblent être mis les uns à la suite des autres comme ils viennent, un rapport fluctuant entre la dimension des images et la quantité de texte. Certes. Dans le même temps, le lecteur fait l’expérience de l’absence de redite dans ce long ouvrage de plus de quatre cents pages, et de la puissance des émotions qui le submergent régulièrement, l’impossibilité de rester impassible, ou pire indifférent, dans un mode purement analytique. L’auteur a atteint l’objectif qu’il s’est fixé et qu’il cite dans la postface : Par ce matériau viscéral, un seul but, saisir le réel. Après tout, le lecteur peut venir à cet ouvrage avec ses propres a priori, ou plutôt ses propres connaissances et sa compréhension de la situation des Juifs en France, en Israël, dans le monde. Il s’attend à ce que l’auteur aborde un certain nombre de points de passage obligés : la montée de l’antisémitisme, l’histoire de l’état d’Israël, la condition de Palestinien, les morts des deux camps, la cohabitation entre Arabes et Juifs, la shoah, le nazisme, et pourquoi pas les conditions de la fin du conflit entre la Palestine et Israël. Toutefois, comme Sfar l’indique, ces thèmes sont abordés par le biais de rencontres, avec des personnalités, ou lors de discussion avec feu son père et feu son grand-père en reprenant ce qu’ils lui ont appris. Sfar échange aussi bien avec des personnalités comme Delphine Horvilleur (écrivaine et femme rabbin française), Frédéric Encel (essayiste et géopolitologue français), Hisham Suleiman (acteur arabo-israélien, par exemple dans la série Fauda), qu’avec des personnes croisées dans la rue (une femme manifestant le neuf octobre), ou encore lors de son voyage en Israël. Il évoque également les réactions de médias, leur point de vue dans le traitement des sujets, ce qu’ils rapportent des faits antisémites (par exemple le harcèlement dans les écoles ou les universités), y compris la comparaison entre ce qui concerne les attaques sur Israël et celles sur la Palestine. Le lecteur ne s’attend pas à une telle richesse dans les témoignages et les échanges. L’auteur indique clairement qu’il s’exprime avec un point de vue juif, et qu’il laisse les musulmans exprimer leur propre point de vue, qu’il ne souhaite en aucun parler en leur nom. Les rencontres se font avec des personnes de tout horizon : un jeune gosse de riches parents parlant sans savoir, sa vieille tante Saby, Hadar une enseignante en philosophie, un musulman qui prend un café au comptoir à côté de lui, Ingrid qui enseigne le journalisme en Israël, une goye qui l’aborde dans la rue, une amie juive qui travaille dans le cinéma, un chauffeur de taxi juif turc, des réfugiés dans un hôte à Tel-Aviv, Motty Reif un créateur de mode, un responsable de salle de spectacles, des acteurs, etc. Il évoque également les réactions et les commentaires de quelques personnalités en France ou à l’international (parfois ahurissantes comme celles d’Isabelle Adjani, de Dominique de Villepin, de Greta Thunberg), les silences assourdissants, ainsi que les témoignages des sauveteurs de tout horizon intervenant après l’attaque du Hamas. Même aguerri ou bien informé, le lecteur ne peut pas être préparé à ces témoignages : la description des atrocités sans nom commises, ce que les sauveteurs ont découvert, la communication qu’ont pu faire les terroristes auprès des familles de victimes. Une lecture aussi dure que nécessaire qui dit la haine contre les Juifs. Il a le cœur serré en découvrant le protocole qui préside à l’accueil des enfants libérés par les terroristes. L’auteur s’attache également à remettre l’attaque du Hamas dans une perspective historique, en évoquant des personnalités de divers horizons comme Israel Yaakov Kligler (1888-1944, éradication de la malaria en Palestine), Romain Gary, Arthur Koestler, Mohammed Amin al-Husseini, Yasser Arafat, Zuheir Mohsen, Bat Ye'or, Albert Cohen, Stefan Zweig, Frank Zappa. Il revient sur l’origine et l’évolution du sens du mot Palestinien au fil des décennies. Lors de son voyage en Israël, les personnes qu’il rencontre témoignent de la réalité de la coexistence entre juifs et arabes dans le pays. Il est également question des soldats israéliens, du quotidien Haaretz, de ce qui fait un peuple, de la question de qui prend soin des aidants, de la nécessité d’exprimer l’indicible (par exemple par la danse), de la mémoire familiale de chaque Israéliens dons laquelle se trouvent des morts, des sens à donner à l’affreuse phrase de Sartre disant que l’antisémitisme qui fait le Juif, de l’instrumentalisation de chaque déclaration. Les discussions avec son père et son grand-père sur la base de ses souvenirs apportent un témoignage de première main de ces deux générations précédentes. Au vu du constat dressé, une autre question revient régulièrement : où les Juifs peuvent-ils se sentir en sécurité de par le monde ? Une bande dessinée pour parler de la place des Juifs dans le monde, en France, après les actes terroristes du sept octobre 2023 ? Joann Sfar le dit en cours de récit : il n’a pas d’autres armes que les livres et il sait leur impact dérisoire. Mais il n’a rien d’autre. Il raconte sa perception de la situation, au travers de sa culture, de ses connaissances sur le sujet, de ses rencontres avec ses amis avec des inconnus.la bande dessinée permet d’insuffler de la vie dans chaque individu, de rendre compte des émotions, tout en nourrissant son enquête avec des faits historiques vérifiés et quelques chiffres corroborés. Quelles que soient ses convictions, le lecteur voit sa compréhension du sujet enrichie, étoffée, ayant ressenti de l’intérieur l’état d’esprit des nombreuses personnes rencontrées. L’auteur a atteint son objectif. Par ce matériau viscéral, un seul but : saisir le réel.
Fannie la renoueuse
Ahhhh !!! Quel bonheur de retrouver ce petit univers si singulier mais tellement attachant que celui de la Pieuvre ! Chaque nouveau tome vient compléter ce petit Paris de la fin XIXe développé par Gess de façon subtile et intelligente. Avec "Fanny la Renoueuse" c'est une grosse pièce du puzzle qui s'agence, même si chaque tome reste indépendant... J'aime cette période historique tellement riche en innovations politiques, artistiques, scientifiques. Et Gess s'empare de tout cela à merveille pour nous restituer un Paris transcendé par cette touche de fantastique où la Pieuvre règne en maîtresse depuis des lustres. Et c'est qu'on en apprend beaucoup dans ce tome sur les origines de cette entité mafieuse ! Et c'est par l'intermédiaire du passé de certains de ses protagonistes que la lumière se fait petit à petit ; et quel passé ! Et quelles révélations ! On a aussi le plaisir de retrouver la Bête que nous avions découvert dans le premier tome de cette série La Malédiction de Gustave Babel. Tout commence à s'interpénétrer en nous révélant l'étendue spectatentaculaire de la Pieuvre et de sa mainmise. C'était déjà riche et dense, cela en devient magnifique et hallucinant quand la mythologie vient en plus s'en mêler ! Du côté de l'objet et du dessin, la maquette est toujours aussi bien travaillée avec ce dos toilé, ces fonds de planche faussement jaunis, qui assoient cette ambiance fin XIXe tout en valorisant pleinement de dessin de Gess et sa colorisation si personnelle. Bref, avec ce 4e opus, je passe ma note à 5 (culte !), tant je suis conquis par l'univers qu'aura su nous proposer et développer l'auteur. J'en REVEUX ! A quand un prochain tome ???
Les Notes rouges
Voilà un bel album tout en sensibilité et en mélancolie. Le dessin est accompagné d'une colorisation aux tons peu variés, globalement assez sombre : noir, gris clair, gris foncé et quelques teintes de rouge... Triste ? comme cette histoire de frère et soeur, orphelins, séparés pendant la guerre. Mais malgré cette palette de couleurs monotone au premier abord, le dessin illumine bel et bien l'histoire. La jeune fille va grandir, sans jamais cessé de penser à son frère. L'espoir de le retrouver l'anime sincèrement. Elle lui écrit de nombreuse lettres. Ce sont d'ailleurs ces correspondances qui racontent le récit, car, par ailleurs celui-ci est assez peu bavard. Au gré des lettres et des flashbacks on découvre la vie de ces deux jeunes enfants frappés par l'horreur de la guerre. C'est poétique et mélancolique, et parfois le rythme est un peu lent, voire même assez mou. Mais si on aimerait que l'histoire avance un peu plus vite, c'est aussi parce qu'on est pressé d'en connaitre la fin... qu'est devenu le petit garçon ? Se retrouveront-il ? Et si on est pressé c'est bien qu'on s'est attaché aux personnages, que leur destinée ne laisse pas indifférent. Un album qui se lit tout seul, le ton est juste, sensible, et le dessin sert de belle manière l'histoire.
La Trahison d'Olympe
Cet album est une pépite ! Hé oui, vous allez encore lire un avis enthousiaste ! Un album de grande taille qui permet de mettre en valeur le travail titanesque de Jean Dalin. Vous allez en prendre plein les mirettes ! Un dessin original, fluide et d'une froide beauté. Je suis resté bouche bée devant l'inventivité des mondes visités et du soin méticuleux apporté à chaque détail. Des doubles pages à couper le souffle. Un plaisir des yeux qui doit beaucoup aux choix des couleurs, elles vont suivre les pérégrinations de nos personnages et évoluer au fil de leurs aventures. Des couleurs intenses aux contrastes saisissants ! L'agencement des planches est très varié et facile à suivre, il peut aller d'une pleine page à une quarantaine de cases sur une même planche. N'hésitez pas à feuilletter l'album en librairie. Du grand art ! Un monde futuriste où une lettre doit être remise en main propre à sa destinataire. Une intrigue qui se met en place sur fond d'amitié, d'amour, de trahison et de hiérarchisation. Un récit abstrait, drôle, absurde, labyrinthique et touchant. Les dialogues sont savoureux, les situations cocasses sont nombreuses, mais une certaine noirceur demeure malgré tout. Vivement le second volume pour en connaître la conclusion. Un album novateur. Bravo à Jean Dalin pour ce premier coup d'essai. Gros coup de cœur graphique.
Le Meunier hurlant
Adaptation du roman éponyme de l’écrivain finlandais Arto Paasilinna, cette BD nous transporte dans un petit village du nord de la Finlande, peu après la Seconde Guerre mondiale, où un étranger, Gunnar Huttunen (dit Nanar), rachète et remet en marche le vieux moulin local. Bien que d’abord accueilli à bras ouverts, Huttunen révèle une particularité troublante : une certaine propension à hurler et à l'excentricité qui va perturber la quiétude des villageois. Ces derniers, dérangés par ses frasques, n’ont dès lors qu’une idée en tête : l’envoyer à l’asile. Dumontheuil s’approprie avec jubilation cette histoire tragique où l’humour et une certaine soif d’absolu sont de mise. J'avais déjà adoré le dessin dans de Nicolas Dumontheuil dans Qui a tué l'idiot ?, et ai retrouvé ici avec grand plaisir les traits vivants, les formes dynamiques et les libertés géométrique qui créent ce dessin assez virevoltant qui colle très bien à l'histoire. Les décors faits de paysages forestiers sombres et de bâtiments en bois aux structures imposantes finissent de poser l’atmosphère visuelle. Le récit oscille entre drame et comédie grinçante, offrant une critique en règle d’une société régie par les préjugés et l’arbitraire. Sous les aspects d'une comédie loufoque, c'est une critique subtile et incisive des groupes humains qui se met en place. À travers le rejet dont il est victime, l’œuvre pointe du doigt les travers d’une société conformiste, méfiante envers ceux qui sortent du cadre établi. Huttunen, avec son excentricité et sa sensibilité exacerbée, devient le bouc émissaire d’un village où l’ordre social repose sur des codes implicites mais rigides. L’histoire met en lumière le poids des normes sociales et la peur de la différence, transformant une communauté apparemment paisible en un tribunal implacablement injuste. Les villageois, au lieu d’accepter les singularités de Gunnar, s’unissent pour l’exclure, symbolisant une société qui préfère réprimer ce qu’elle ne comprend pas plutôt que de chercher à l’intégrer. La folie apparente de Gunnar est en réalité un cri de liberté, un refus des carcans imposés, tandis que la “normalité” des villageois se révèle dans toute sa petitesse et sa cruauté tant et si bien qu'on finit par se demander qui est le fou de l'histoire. C'est très grinçant mais contrairement à Canarde, je trouve que c'est une œuvre qui fait du bien, parce qu'elle a le mérite de remettre l'église au milieu du village. Bravo Monsieur Dumontheuil, un coup de coeur pour moi.
Judas
Et si tout n'était que mensonges ? Évidemment, avec ce titre, la religion va être au centre du récit. D'abord avec Judas Iscariot en personnage principal, mais deux autres protagonistes vont avoir des rôles majeurs : Jésus et le diable. Si Judas n'avait pas facilité l'arrestation de Jésus, l'histoire n'aurait plus la même résonance, il n'aurait pas été jugé par Ponce Pilate, crucifié sur la croix et ressuscité trois jours plus tard. Car comme le souligne l'apôtre Paul : « Et si le Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est vaine, et vaine aussi est votre foi. », sa résurrection est le cœur de la foi chrétienne. A sa mort Jésus descend à l'Hadès et là... Jeff Loveness nous en donne sa version, en réunissant nos trois personnages pour un "Qui a trahi qui ?". Un scénario inventif et bien construit, il puise dans la bible pour être au plus proche des évangiles. C'est cet aspect du récit qui met du grain à moudre dans la tête du lecteur, tout en suivant en parallèle les interrogations de Judas. Un Judas qui dégage une belle humanité. Rien n'est totalement noir ou totalement blanc. Une fin qui ne pouvait que se terminer ainsi, et elle me satisfait. Si j'ai autant aimé ce récit, Jakub Rebelka n'y est pas étranger. Sa composition graphique est totalement immersive avec le grand soin apporté aux décors, aux détails vestimentaires, à sa mise en page, à son trait gras et géométrie et à ses choix de couleurs. Un style à nul autre pareil, d'une efficacité redoutable. Une reconstitution minutieuse de cette période historique et la partie se situant aux enfers sent le souffre et la putréfaction. Très très beau ! Un comics très original sur le fond et sur la forme. Mais un comics que je ne peux ni conseiller, ni déconseiller, le sujet risque d'en laisser certains sur le carreau. Coup de cœur. "Nul n'a plus grand amour que celui-ci : Donner sa vie pour ses amis." Jean,15 : 13.