Les derniers avis (270 avis)

Par Ro
Note: 3/5
Couverture de la série L'Instant d'après
L'Instant d'après

Ah que j'aime le dessin d'Eric Maltaite ! Il me rappelle tellement celui des grands maîtres de l'Ecole de Marcinelle qui ont bercé ma jeunesse. Et son trait maîtrisé, clair et élégant s'adapte parfaitement à un récit comme celui-ci se déroulant dans la France de la fin des années 60. L'Instant d'après est un polar fantastique. Un couple sort d'une aire d'autoroute où ils se sont un peu disputés devant témoins. Ce n'est rien de grave puisque quelques instants plus tard, en voiture, ils se sont rabibochés. Sauf qu'en pleine discussion entre les deux, la femme disparaît brutalement, comme par enchantement, et le mari, sous le coup de la surprise, part dans le décor. Une fois réveillé à l’hôpital, tout le monde le soupçonne d'avoir tué son épouse et d'avoir fait disparaître le corps puisque personne ne l'a retrouvée. La sœur de cette dernière, revenue en France sur une intuition presque magique, va essayer de démêler le vrai du faux et découvrir que le cas de sa sœur n'est pas isolé. Avez-vous vu le film Gone Girl ? Celui-ci partage avec cette BD le même concept initial d'une femme qui disparaît sans laisser de trace et d'un mari que tout accuse bien malgré lui. Autant Gone Girl se révélait plus tard une intrigue réaliste et sombre, autant l'Instant d'après joue volontairement la carte du fantastique. Avec une idée qui tient le récit : "S'il y a bien une chose que les gens refusent de croire en face, c'est l'irréalité". Qui irait en effet croire que des gens disparaissent vraiment ainsi d'une seconde à la suivante ? La crédibilité voudrait qu'ils aient fugué discrètement, se soient faits enlever subrepticement ou aient été tués en cachette. Et si la réalité était bien plus incroyable, au sens strict du terme ? Zidrou et Maltaite donnent une vraie atmosphère à leur récit. J'ai beaucoup aimé la manière dont ils font revivre l'époque de la fin des années 60. C'est une foule de détails, des véhicules, des vêtements et un état d'esprit. Et Maltaite met cela parfaitement en images, c'est un régal visuel. On y note également quelques clins d’œil, comme l'apparition de Martin Milan notamment. L'intrigue est prenante et tient plutôt bien la route. C'est avec appréhension que j'ai vu les dernières pages arriver car l'enquête battait son plein et que je l'imaginais mal atteindre une conclusion satisfaisante en si peu de pages. Les auteurs y parviennent cependant par une pirouette bien trouvée même si un peu trop pratique sur le plan scénaristique pour ne pas laisser un léger sentiment de frustration. C'est pourtant bien là une BD vers laquelle je reviendrai et que je relirai avec plaisir.

06/03/2020 (modifier)
Couverture de la série Daddy's Girl
Daddy's Girl

Comme beaucoup l’ont souligné, c’est d’un sujet lourd que traite cet album, dans lequel Debbie Drechsler dévoile la part voilée, franchement très noire, de son enfance et de son adolescence. Et elle le fait de façon presque dépassionnée, alors même que ce qu’elle nous montre, par petites touches (l’inceste, le viol, etc. qu’elle subit) relève d’une rare violence. A part les deux derniers, l’album regroupe les chapitres quasiment dans l’ordre inverse de leur rédaction – je ne sais pas si ce choix fait sens. Il n’y a de toute façon pas « d’ordre », puisque les anecdotes distillées ici s’accumulent plus qu’elles ne s’expliquent. Et d’ailleurs le point de vue change parfois, ainsi que les prénoms des jeunes filles. Même si nous suivons Lilly, sa mère et son père, ainsi que ses sœurs, dans des histoires où la tristesse est souvent très forte, saturant la lecture : la façon dont son père l’empêche de connaître des petits moments de bonheur (lorsqu’une copine de Lilly vient voir avec elle les étoiles par exemple) est assez terrible. J’ai vraiment bien aimé le dessin, qui use très bien du Noir et Blanc. La colorisation parfois utilisée (dans les derniers chapitres uniquement) est elle aussi très belle je trouve. Au final, c’est un album fort, qui ne joue ni sur le pathos ni sur le sous-entendu hypocrite : un « équilibre de la terreur » qui ne peut laisser indifférent le lecteur. Mais c’est une lecture que je vous recommande.

19/02/2020 (modifier)
Par Canarde
Note: 4/5
Couverture de la série Payer la terre
Payer la terre

Un documentaire complet sur le déracinement organisé par les pouvoirs publics du peuple Déné au Canada. Je n'avais jamais lu de BD de Sacco, et les sujets précédents me paraissaient tellement durs que je ne me sentais pas le courage de commencer par ça... En réalité, celui-ci l'est tout autant (dur). Le plus étonnant c'est qu'il m'a renvoyé finalement à ce qu'a dû subir ma mère née en Auvergne en 1945. Ses parents parlaient patois et à 7 ans, elle a été mise en pension chez les "bonnes sœurs", puis est partie étudier à Lyon. Avec ce nouveau formatage, il n'a plus été question pour elle de revenir à la ferme, elle est "montée dans l'échelle sociale" mais a perdu sa langue et la responsabilité de son territoire, dont elle héritera pourtant, et sans doute moi après elle.. Le parallèle peut sembler exagéré, mais regardons les choses en face, les auvergnates sont toutes parties à la ville, les hommes, en charge des fermes ont cherché des épouses sur les petites annonces du chasseur français (de l'est ou d'outre-mer), certains se suicident, bref, ce n'est pas très reluisant quand-même. L'éducation forcée organisée par l'état canadien pour tous les enfants Dénés qui ont été arrachés à leur culture de chasseurs cueilleurs (et non d'éleveur comme en Auvergne) a créé un désastre culturel dont Joe Sacco et sa chauffeuse Shauna, sont venus observer les détails, et sonder les motivations. Les motivations : arracher les peuples à leur terre, pour pouvoir exploiter les forêts de manière industrielle. Les détails : alcoolisme, chômage, incompréhensions et divisions à l'intérieur des familles, les enfants revenant incapables d'allumer un feu, de peler un orignal ou de construire une barque avec sa peau. Bref cette lourde somme de 263 pages d'interviews d'autochtones de tous avis racontant leurs expériences, à l'âge de l'enfance dans le monde traditionnel et nomade, puis l'internement forcé dans des écoles "civilisatrices", et leur vies aujourd'hui, salariés dans des boîtes d'exploitation forestières ou minières, ou chômeurs, instituteurs, travailleurs sociaux, ... Le dessin, très précis, en noir et blanc, avec des visages en gros plan, des véhicules, des paysages, des machines d'extraction, est une représentation touffue et appliquée. On sent la volonté de faire référence, que tout cela soit visible à la face du monde. Lisez "Payer la terre", vous verrez que toutes nos familles paysannes françaises ont été soumises au même chantage au progrès : Votre culture va mourir, mais en échange vous aurez l'argent. So what ?

16/02/2020 (modifier)
Couverture de la série Le Serpent et la Lance
Le Serpent et la Lance

Les Bd sur la civilisation aztèque ne sont pas nombreuses, la plus connue étant celle de Mitton, Quetzalcoatl qui fait partie de mes Bd préférées, car je suis depuis très longtemps passionné par les civilisations précolombiennes qui vivaient au Mexique avant l'arrivée des conquistadores. Dans mon avis sur Quetzalcoatl, je crois avoir tout dit sur cette civilisation, je ne vais donc pas me répéter, disons que à mon retour d'Angoulême, je passe chez mon pote de la Fnac, on discute de quelques nouveautés, et il me tend cet album en me disant : "connaissant ta passion, tu dois absolument lire ça !". Et d'un coup, je me souviens que l'ami Paco m'a montré le même album à Angoulême que j'ai trouvé d'emblée très beau ; du coup, je l'ai lu très rapidement, et j'en sors ravi, mais attention, sans tomber non plus dans l'excès car ce premier album d'un futur triptyque n'est pas en tous points parfait. Le travail est monumental, ça se sent quand on a le nez dedans, on sent que Hub s'est particulièrement documenté, il a dû y passer un temps fou. Ne connaissant pas son style graphique car n'ayant pas encore lu Okko, cette lecture a donc été pour moi une découverte qui s'avère positive. Le format choisi avec ses 180 pages, incite à quelques longueurs, à des scènes peu utiles qui n'auront sans doute pas d'incidence sur le final ; le scénario est de qualité, il s'agit d'une sorte d'enquête policière, un peu comme le Nom de la Rose, une intrigue prenante dont on a envie de connaître le dénouement, Hub le qualifie lui-même de thriller aztèque. De plus, Hub a fait le bon choix de situer son récit au moins 50 ans avant l'arrivée des Espagnols, les autres Bd sur les Aztèques montrant toujours le choc culturel entre Aztèques et Espagnols, comme dans les conquérants du mexique. La narration est foisonnante, dense, complexe, et pleine de ramifications, il faut donc suivre très attentivement à cause des nombreux flashbacks qui interrompent le présent pour comprendre qui est qui, qui fait quoi et qui est devenu quoi. Il y a une sorte de faux rythme car les personnages sont nombreux, ils ont des noms imprononçables, et une fois qu'ils sont introduits, il ne se passe finalement pas grand chose, le récit a tendance à traîner un peu, ça manque d'un truc un peu plus pêchu. Comme Mitton, Hub abuse un peu des mots aztèques en nahuatl, je sais que ça donne un côté authentique, mais ça peut parfois ralentir la lecture. De plus, le découpage n'est pas toujours très clair par endroits. Bon malgré ces défauts, je me laisse aller à un enthousiasme car l'ensemble, l'ambiance et surtout le décor aztèque sont une grande réussite. Le dessin est très bon, l'aspect très documenté des décors de Tenochtitlan, ses canaux, ses habitations, ses temples, de même que les coutumes traditionnelles sont bien évoquées, et les costumes bien reproduits, tout ceci témoigne d'un sacré boulot de recherche ; à ce stade, Hub se hisse au niveau de Mitton, la seule différence c'est que ce dernier y collait du sexe à outrance, ici il n'y en a pas parce que l'intrigue va vers une autre direction, mais tous deux s'inspirent du roman Azteca de Gary Jennings que Hub dans sa postface révèle avoir lu dans son adolescence. C'est pourquoi j'y retrouve plein d'éléments qui m'ont enchanté car ce roman basé sur des faits historiques est absolument fascinant. Le seul bémol sur le dessin, c'est la colorisation qui me dérange un peu par endroits : c'est beaucoup trop sombre dans certaines cases, mais sinon c'est du beau travail, certaines scènes de foule ou d'ensemble, et de grandes cases témoignent d'un travail soigné et appliqué. Un bel album.

04/02/2020 (modifier)
Couverture de la série Le Voyageur
Le Voyageur

Ce one shot est un récit de science-fiction sobre et simple sans être simpliste. Koren Shadmi nous propose de suivre la quête d’un homme devenu immortel. Le voyageur parcourt les États-Unis pour comprendre ce qui lui est arrivé et pourquoi. Le récit est découpé en chapitres qui traitent chacun d’une époque différente. Après un premier saut dans le passé, le lecteur découvre des bribes du parcours du voyageur, dans un futur toujours plus lointain. Il se dégage de l’histoire une ambiance presque lancinante, légèrement angoissante, cohérente avec le monde qui va inéluctablement à sa perte… comme le nôtre ? Le dessin est à l’image du scénario : plus profond et complexe qu’il n’y paraît. Pour l’anecdote, l’apparence du voyageur n’est pas sans me rappeler celle du protagoniste principal dans « Les Derniers jours d'un immortel ». Faut-il être un homme ténébreux et mystérieux pour être immortel ? Au final, la qualité est là, c’est certain. Il m'aura juste manqué une pointe d'émotion, le caractère impassible du héros ayant déteint sur moi au fur et à mesure de la lecture. Note réelle : 3.5/5

30/01/2020 (modifier)
Couverture de la série Yoko Tsuno
Yoko Tsuno

Yoko Tsuno est, et restera probablement la bande dessinée la plus importante dans ma vie. Je ne sais pas si j’aurais eu un tel amour pour la bande dessinée si je n’avais pas, enfant, ouvert un de ses albums. Yoko Tsuno, c’est ma madeleine de Proust ; chaque album que j’ouvre fait remonter en moi tous les sentiments qu’ils m’inspiraient à l’époque. Je ne suis absolument pas objective quand il s’agit de cette série, mais pour autant je pense pouvoir affirmer qu’elle a de réelles qualités. En tant que femme, je ne peux qu’apprécier que Roger Leloup ait donné vie à un tel personnage féminin : Yoko est intelligente, maîtrise des technologies et sports en tout genre, elle est jolie mais n’est pas l’archétype de l’héroïne hyper sexualisée. Elle est sûrement trop parfaite, ce qui peut rebuter les lecteurs qui la découvrent adultes, mais ce qui a sans doute contribué à ce que je l’adore étant enfant. Au-delà de ça, Yoko Tsuno ce sont des histoires très bien dessinées, dans des décors documentés d’un incroyable réalisme (je pourrais me perdre des heures dans les planches des albums se déroulant outre-Rhin, ou dans le château de La Proie et l’ombre), des aventures spatiales passionnantes, et surtout des histoires toujours très humaines. J’aime beaucoup également ses voyages dans le temps, même si j’ai l’impression qu’elles ne sont pas toujours très cohérentes. Alors on pourra reprocher à Roger Leloup de vouloir mettre trop de choses dans chaque album, rendant certaines histoires difficilement compréhensibles (en toute honnêteté je n’y comprenais pas grand-chose étant enfant…), mais l’avantage c’est qu’on peut relire plusieurs fois chaque histoire pour y découvrir de nouveaux détails. Il faut aussi avouer que la qualité des albums a tendance à diminuer, les derniers albums étant encore plus incompréhensibles, les personnages entourant Yoko devenant trop nombreux, et le dessin révélant de plus en plus d’imperfections. Voilà, je pourrais parler pendant des heures de Yoko Tsuno, mais ce ne serait pas bien raisonnable sous peine de faire une crise aigüe de nostalgie. Alors je n’ajouterai qu’une chose : merci, merci monsieur Leloup d’avoir donné vie à cette héroïne, vous n’avez pas idée des rêves que vous avez fait germer dans ma tête d’éternelle petite fille, et des émotions à jamais gravées en moi.

25/01/2020 (modifier)
Par gruizzli
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Voyage en Italie
Le Voyage en Italie

Angoulême 2019, dans le gîte BDthèque on parle BD pour changer. Chacun parle des BD qui l'ont marqué. Et j'entends Mac Arthur déclarer : "Moi, c'est Le voyage en Italie de Cosey. Parce que tout du long tu te dis qu'il vont se retrouver, et puis non.". Je n'avais encore jamais lu de Cosey à ce moment-là, et "Le voyage en Italie" ne m'évoquait qu'une BD bien notée sur le site, et avec de très nombreux avis. Je me suis donc inscrit dans un coin de ma tête de la lire, un de ces quatre. Et la v3 arrivant, je refais ma liste de BD à lire et la note. Je me décide enfin à la prendre et à la lire, intrigué par la phrase qui trotte dans ma tête. Si je parle de toute cette histoire, c'est parce que je tiens à préciser deux choses : -Je comprends maintenant ce que voulais dire Mac Arthur lorsqu'il parlait de marquant, et pourquoi cette phrase là en particulier -Que je tiens à remercier Mac Arthur (et l'ensemble du site pour les bons conseils, mais ça c'est acquis depuis plus de dix ans maintenant) Cette BD m'a suffisamment marqué pour me hanter pendant toute une journée après la lecture. Elle m'a laissé un drôle de goût en bouche et une pensée continue au coin du cerveau. Je ne saurais d'ailleurs pas à quoi cela tient, mais elle m'a indéniablement plu. Il y a quelque chose de particulièrement important dans cette narration simple, sans rien dire mais laissant tout en sous-entendu. Les personnages déploient progressivement toutes leurs complexités, leurs pensées et leurs états d'âme. C'est par petites touches que l'on arrive à comprendre ce qu'ils sont, ce qu'ils ont vécu et ce qui les pousse dans ce voyage en Italie. Et rien que cette façon de procéder, toute en finesse et en retenue, m'a beaucoup plu. Cosey livre avec une certaine pudeur la vie de ses protagonistes, mais sans réellement la dissimuler non plus. C'est rempli de tendresse, mais la noirceur plane sur le passé de ces trois êtres, et le déroulé de l'histoire révèle en même temps qu'il résout. Le rythme volontairement lent accentue le caractère presque indolent de ce voyage, ce qui peut en ennuyer certains mais m'a beaucoup plu. Et les dialogues ont quelque chose de mordant, avec un caractère parfois proche de ces films français que beaucoup conchient mais qui me plaisent. C'est une BD qui est vraiment penchée sur les relations des personnages avant tout, et j'aime ça. Le dessin de Cosey, que je découvre, est de bonne facture, même si ce n'est clairement pas ma came. Il a quelque chose qui me rappelle les dessins de Derib, dont je n'ai jamais été un grand fan non plus. Mais il est maîtrisé et je reconnais son potentiel, je n'en suis juste pas fan. C'est une question de goût personnel. En peu de mots, je suis tombé sous le charme de cette BD. Elle a quelque chose qui la traverse et qui m'a accroché. J'aime ce genre d’œuvre, qui prend le temps de se concentrer sur les personnages et les relations entre eux. Et quelque chose me prend à chaque relecture en voyant cette fin se dessiner. Elle est magnifique, sans mot et sans qu'il n'y en ait besoin. Avec quelques détails dans les dernières pages pour une conclusion en point d'orgue qui va parfaitement dans le ton du reste du récit. Selon moi, une belle réussite !

15/01/2020 (modifier)
Par Josq
Note: 5/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Watchmen
Watchmen

Face à l'ampleur du monument, je n'ai pas pu me résoudre à rédiger un avis traditionnel, qui n'aurait répété que de manière maladroite ce qui a déjà été dit avant. Avec le texte un peu particulier ci-dessous, j'ai voulu rendre hommage à ma manière aux immenses artistes qui sont derrière ce chef-d'oeuvre, de façon un peu différente de d'habitude. J'espère que ça vous plaira quand même... :) J’ai vu… J’ai vu des faucons tomber des nuées célestes. J’ai vu des étoiles se décrocher de la voûte infinie qui les portait. J’ai vu la gloire fanée d’hommes qui se croyaient immarcescibles. J’ai vu la gloire immarcescible d’hommes qui se savaient fanés. J’ai vu des hommes sans lois, des hommes sans Dieu, des hommes vides. Un monde vide. Rempli d’atomes, mais vide. Rempli de feu, de haine, de désespérance. Rempli de néant. Et au milieu du chaos, j’ai vu des hommes se lever. Des hommes, des femmes, qui croyaient. Ils croyaient en la justice. Ils croyaient en l’humanité. Ils voulaient la défendre. Ils voulaient la garder. J’ai vu les Gardiens. J’ai vu le Comédien. Violent, cynique, inhumain. Mais rattrapé par son humanité. « Je préfère avoir des remords que des regrets » disait Lord Henry dans Le Portrait de Dorian Gray. Pour le Comédien, c’est faux. Les remords le rongent, le dévorent de l’intérieur. Les remords vont l’assassiner. Les remords étouffent sa dernière lueur de rédemption. J’ai vu le tout-puissant Docteur Manhattan. Plus qu’un homme, moins qu’un dieu. Un titan capable de transformer le monde. Un surhomme capable de lire le temps. Un homme incapable de le modifier… La logique pure. Un petit conglomérat d’atomes errant dans un vaste conglomérat d’atomes. Plus d’émotions, plus d’humanité. Existe-t-il encore une âme au fond de ce puits de connaissance infini dénué de sentiments ? J’ai vu la douce Laurie au nom imprononçable, et sa mère, l’irrésistible Sally. Deux îlots de douceur dans ce monde de brutes. Deux femmes, si faibles et si fortes. L’intégrité au milieu de la corruption. Les colombes au milieu des crapauds. Et la bave leur coule dessus sans jamais les atteindre… Elles doutent, mais elles savent. Elles savent qui elles sont. Elles savent qui sont les Minutemen, qui sont les Watchmen. Imparfaits, mais nécessaires. Et elles se battent. J’ai vu le Hibou. Deux hommes, une seule identité. Le combattant, le combattif Hollis Mason. Piètre enquêteur, héros courageux, sincère et loyal. Et son successeur, l’inventif Dan Dreiberg. Fin, cultivé, et fragile. Porté par l’amour de Laurie, tiraillé par la menace du Docteur, cherchant sa place dans un monde auquel il n’appartient plus, dans un monde qui ne veut plus de lui. Fidèle à ses amitiés d’antan. J’ai vu Rorschach. J’ai vu Walter Joseph Kovacs. Un homme, deux identités. Laconique. Enquêteur doué. Homme brisé. Ne dit que le nécessaire. N’hésite pas à torturer. La recherche de justice permet tout. Il ira jusqu’au bout. Pour elle. Un monde sans justice n’est plus un monde. C’est un bourbier. Où se débattent des crapauds pustuleux. Tant que le crime existe, Rorschach sera là. Pas de compromission avec le mal. Le dernier crime sur Terre sera son assassinat. Et pourtant, sa voix s’apprête à résonner d’outre-tombe. Il était la vérité masquée. Mais personne ne masque la vérité indéfiniment. J’ai vu le grand, le somptueux, le magnifique Ozymandias. L’homme le plus intelligent du monde. Mais cette intelligence servira-t-elle à sauver l’humanité ? Oui. Non. Peut-être… Qui peut le dire ? C’est la question terrible qu’il nous pose, qui nous pèse sur les épaules après le grand final. Dilemme cornélien, hésitation tragique, eschylienne. Il connaît ses classiques. Moore aussi. Nous aussi. J’ai vu ces héraults de la Justice. J’ai vu ces héros désabusés. Comment faire régner la Justice dans un monde qui n’en veut plus ? J’ai lu une immense œuvre littéraire, d’une puissance inégalée, car inégalable. J’ai vu des dessins d’une qualité graphique phénoménale. J’ai vu un grand auteur à l’œuvre. Ses mots se croisaient, s’entremêlaient, formaient des lignes mouvantes, qui dessinaient en une danse intense et formidable le portrait d’un auteur exceptionnel, d’un artiste. Homme haïssable (selon moi), conteur admirable, Alan Moore a atteint un rare niveau de perfection. Il sait donner à chaque mot sa puissance, il sait narrer chaque péripétie avec un art consommé. J’ai vu les traits d’un artiste génial surgir du trait d’un simple crayon. L’immense Dave Gibbons, qui, en disparaissant totalement derrière ses personnages, se montre lui-même. Oui, le but de l’art est de cacher l’artiste. Mais pour qui sait regarder, il est impossible de ne pas voir. De ne pas voir l’homme qui, inlassablement, a dessiné avec une précision inconcevable ces centaines de planches qui nous émerveillent… J’ai vu… Et j’ai été vaincu. J’ai été vaincu par le génie sans failles de Moore et de Gibbons. Ce génie de la mise en scène et de la narration. Comment ne pas se laisser vaincre par la magnificence de ces cases, de ces cadrages millimétrés, de ces pages réfléchies qui, toutes, ont quelque chose à nous dire ? Comment ne pas être ébloui par un tel sommet d’intelligence et de créativité ? J’ai vu tant de choses que nous, humains, ne pourrions imaginer… Toutes ces choses que Moore et Gibbons ont imaginé pour nous, et nous ont donné à voir. J’ai vu la condition humaine, dans toute son horreur. J’ai vu le feu et le sang. J’ai vu l’Homme. L’Homme sans Dieu. L’Homme-Dieu. L’Homme-Diable… Non, il n’est rien en l’Homme qui soit grand par lui-même. La grandeur humaine mène au néant. S’il n’a foi qu’en lui, l’Homme n’est qu’un puissant destructeur. Grande et terrible leçon que deux artistes hors du commun ont mis en images pour nous. J’ai vu la loi à l’œuvre. Loi des hommes, pour les hommes, par les hommes. L’arbitraire sculpté dans le marbre. L’injustice érigée en justice. Mais là-bas, loin, « deux immenses jambes de pierre dépourvues de buste se dressent dans le désert. Près d’elles, sur le sable, gît un visage brisé. […] A côté, rien ne demeure. Autour des ruines de cette colossale épave, infinis et nus, les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. » Ainsi de la loi des hommes. Tout est périssable, sur cette pauvre Terre. Rien n’est éternel. Rien de terrestre. Rien d’humain. J’ai vu. J’ai vu les Gardiens à l’œuvre. J’ai vu le chaos à l’œuvre. J’ai vu des fourmis bâtir des cathédrales. J’ai vu des éléphants les écraser. J’ai vu des Gardiens lutter contre le chaos. J’ai vu des Gardiens lutter pour le chaos. Qui garde les Gardiens ? Qui les garde d’eux-mêmes ? Oui, désormais, qui garde les Gardiens ? Qui les garde en vie ? Pour maintenant, et pour toujours ? Qui, si ce n’est nous ?

06/01/2020 (modifier)
Par Jetjet
Note: 5/5
Couverture de la série Stum
Stum

Imaginons une société légèrement différente où toute forme humanoïde, insectoïde ou tout simplement animale aurait sa raison de vivre et d'exister. L'ironie serait que cette société plurale serait complètement déshumanisée. C'est un peu ce que Yann Taillefer a voulu expliquer dans son fantastique Stum qui emprunte autant aux classiques "Blade Runner" ou "Soleil Vert" qu'aux univers de Disney maltraités par Winshluss ou Cizo qui signe l'étonnante couverture de ce petit bijou. En cela d'ailleurs, Stum pourrait s'apparenter à une suite fantasmée de Pinocchio (Winshluss) mais mettons de suite au placard les références avancées car Stum est unique et devrait rapidement devenir culte dans le monde trop méconnu des pépites indépendantes. Ce recueil fait constamment s'entrechoquer des êtres disgracieux dans un même univers perverti par le profit et le stupre. La bureaucratie est bien mise à mal : si vous êtes fiché vous serez mis au ban de la société et recyclé de la plus absurde des manières. Taillefer taille justement dans l'absurdité de la société actuelle pour en dresser un tableau connu et symbolique mais terriblement actuel : l'exploitation des individus pour autrui. S'il n'y a effectivement rien d'original dans cette métaphore, c'est ici le traitement utilisé qui l'est complètement. Le dessin est unique et semble animé sous la multitude de détails offerts pour la rétine. Synthèse d'autant plus originale que toute l'histoire est entièrement muette mais constamment compréhensible par un découpage pertinent et une narration virevoltante multipliant les différents points de vue. Et ce ne serait rien sans le coup de maître de Taillefer qui utilise uniquement le stylo à bille rouge ou noir pour griffonner, noircir, quadriller ses petits cartoons. On retrouve l'esprit des courts-métrages d'animation Looney Tunes ou Silly Symphonies avec une touche non dissimulée de scènes trash jamais gratuites. Le travail final est simplement un régal de tous les instants pour les yeux, on rit, on sourit, on pleure aussi et on fait preuve d'empathie face à cette vivisection des opinions mais également à de jolies scènes poétiques. Mais finalement le plus réussi est de ne jamais perdre le lecteur en cours de route par une narration éclatée mais d'une fluidité sans égal. Stum est un pur régal.

30/12/2019 (modifier)
Par Josq
Note: 4/5 Coups de coeur expiré
Couverture de la série Le Detection Club
Le Detection Club

Excellente surprise ! Je ne connaissais pas du tout Jean Harambat (j'avais renoncé à lire Opération Copperhead à cause du dessin, peu engageant : oui, j'avoue, il m'en faut parfois peu), mais mes parents, connaissant mon amour inconditionnel de Chesterton, des auteurs du Detection Club (le vrai) et du roman policier en général, m'ont offert cette BD récemment sortie, et ils ont vu juste. Le seul véritable reproche que j'ai à faire est au niveau du dessin : un peu plus de rigueur ne nuirait pas. Sans être insupportable, je trouve que le trait est trop grossier pour être vraiment efficace, et il aurait mérité un aspect caricatural plus maîtrisé ou bien un réalisme plus poussé. Ici, c'est brouillon sans dégager un vrai style, je trouve (mais ça n'engage que moi). Pour le reste, c'est merveilleux ! Les personnages sont très fidèles à leur modèle initial (pour ce que j'en connais), et c'est un vrai plaisir de voir Chesterton, Agatha Christie ou John Dickson Carr, cette fois non plus en tant que créateur, mais en tant que personnages. Les échanges entre Chesterton et son amie Agatha sont délicieux, tant on y retrouve les caractères de l'un et de l'autre, et les dialogues sont écrits avec une intelligence bien rare. Du côté scénario, on est dans le rocambolesque pur, mais c'est voulu et assumé. En fait, on est très proche d'une parodie type Un Cadavre au dessert (formidable comédie policière dotée d'un hallucinant casting) : ce qui compte, ce sont les péripéties en elles-mêmes, et non le scénario dans sa globalité. La résolution de l'affaire est donc dans l'outrance la plus complète, mais en réalité, c'est bien dans le ton de l'ensemble et finalement, très rigolo. Harambat s'y entend à merveille pour reprendre les codes du genre et les distordre dans tous les sens. A mon sens, étant donné qu'il ouvre sa BD par les 10 commandements de la bonne intrigue policière, tels qu'édictés par l'authentique Detection Club, il aurait pu essayer de s'y plier au lieu de les trahir (volontairement) un à un, mais c'est un choix qu'il fait et que je respecte. Je trouve que cela aurait rendu l'exercice plus intéressant, mais aussi mille fois plus contraignant. Pas forcément facile pour quelqu'un qui n'a pas nécessairement la vocation d'auteur policier. Bref, si c'est à réserver aux amateurs de whodunit et aux connaisseurs de littérature policière anglaise, ces derniers se délecteront face à cette fantaisie littéraire très bien écrite. A mon avis, Harambat gagnerait seulement à s'allier avec un bon dessinateur, et ce serait parfait !

25/12/2019 (modifier)