L’excellente Revue Dessinée édite régulièrement des albums d’enquêtes approfondies. Dans le cas présent, il s’agit d’un album compilation d’articles parus dans la revue pour l’anniversaire des dix ans.
Dix ans donc d’investigations sur des sujets variés qui touchent les limites de notre planète et ce que nous en faisons. Pour qui connaît la ligne éditoriale de cette revue, on ne s’étonnera pas du sérieux de ces enquêtes dessinées.
Les chapitres sur les scandales des algues vertes, du chlordécone, ou des pétroliers comme Total sont abondamment documentés, tous les faits rapportés sont datés et vérifiables, un journalisme d’investigation rempart et contre pouvoir des lobbys et politiques du profit, à défendre fermement par les temps qui courent.
D’autres, tout aussi nécessaires et éclairants, sont plus des constats scientifiques (‘Suivez le guide’ sur la fonte des glaciers, ou celle du pergélisol ‘Un dégel glaçant’), et un état des lieux de dysfonctionnements de politiques, greenwashing en tête, je pense aux expertises sur les conservations de la biodiversité (‘Le choix du Koala’) et à l’analyse des mesures de compensation carbone (‘Nature à tout prix’) par exemple… et bien d’autres, aussi glaçants.
Bref, de l’utile, du nécessaire, de l’indispensable, qui apporte une pierre de plus dans l’information du citoyen. Une information saine et essentielle dont ma seule crainte est qu’elle ne touche que les convaincus.
À lire, et, pour me faire mentir, surtout à faire lire, à partager, le plus possible, y compris avec les moins motivés...
J’ai oublié de parler de la partie graphique. Chaque sujet est bien illustré et donne envie de lire. Bon, il est vrai que pour un ouvrage collectif, sans doute que chacun trouvera des dessins plus à son goût que d’autres. Car même si ce n’est pas le plus important, ça aide aussi à faire passer le message.
Je crois qu'il n'y a pas de meilleure manière de commencer cette critique que par un énorme Merci à Grogro, dont les discussions dans la voiture à Angoulême m'ont convaincu d'acheter cette BD dès que je suis rentré. Et je ne redirais jamais à quel point ce genre de conseils peut-être précieux dans les lectures, parce qu'une pépite de ce genre ça vaut son prix.
Le pavé est peu engageant de prime abord : 50 € pour un pavé si lourd et dense, empli de textes et de petites cases, annonçant une longue et fastidieuse lecture, qui en voudrait ?
Et pourtant, merci grogro, on peut se laisser à l'acheter, le feuilleter, commencer à la lire. Et dans mon cas, le poser (après avoir du difficilement l'abandonner deux fois pour des raisons futiles, comme le travail) près d'une journée et demi après, pour rester habité par ce que je venais de lire. Quelle force !
Je dois le souligner directement, tant c'est ce qui m'a le plus surpris, mais cette BD est d'une force incroyable : elle happe et entraine, alors que l'histoire racontée n'est ni follement originale ni incroyable, aux rebondissements et retournements incessants. C'est proprement stupéfiant à quel point le récit m'a pris dans son intrigue en quelques pages, en quelques moments. Très vite Lulu, Jo et Chiara sont introduits, globalement cernés et leur monde peut se déployer. Le monde des années 60, dans toute leur horreur (dirait Gébé). Un monde de pensionnat catholique, de patriarcat décomplexé, de puritanisme moral et bien sur, de contre-culture émergente. Une contre-culture hippie, communiste, libertaire qui se dessine progressivement dans le Jura Suisse.
La BD va balayer des dizaines d'années pour déboucher dans les nôtres, balayant les espoirs et les rêves, rappelant la dure et lourde réalité qui s'est abattue sur le mouvement de contestation des années 60. La BD semble dire que ce ne fut pas que la faute du vilain système contre les gentils contestataires, qui restent aussi des humains dans toutes leurs contradictions. Parfois cons, parfois touchants, souvent naïf et amusants, les trois protagonistes sont terriblement humains. Leur histoire sonne juste, les dialogues sonnent juste, tout fait vrai.
C'est le genre de BD qui laisse songeur pendant longtemps après sa lecture par ce qu'elle raconte. C'est Les Vieux Fourneaux version Suisse, en somme. Ces vieux qui ont lutés, y ont crus, ont échoués. Leur combat d'hier sont contre un monde qui n'existe plus aujourd'hui mais semble vouloir revenir sans cesse. Christophe Blocher ou Trump, Marine LePen ou Giorgia Meloni, cet ancien monde que l'on espérait ne plus jamais revoir semble revenir d'entre les morts. Et "Les Indociles", c'est le manifeste de ceux qui étaient déjà là contre eux avant. Plutôt qu'un parcours à suivre, leur vie sonne comme un rappel de ce qui a été fait. On peut l'avoir oublié, on peut se dire que c'était mal fait et ridicule, voir contre-productif. Mais peut-être que ce genre de BD nous permets de redonner espoir quand on se demande pourquoi lutter. Et pour la jeune génération, c'est important de retrouver non pas des modèles mais des inspirations.
Finalement, cette BD nous parle de la lutte collective comme émancipation, d'amour comme échappatoire au poids de la vie, à l'obstination parfois bête comme mode de vie. C'est pas une glorification, mais une histoire émouvante. Et je ne peux qu'avoir une immense sympathie pour ces gens qui restent bien loin d'un idéal que j'aurais envie d’imiter, mais je suis aussi impressionné par ce qu'ils ont fait là où ils étaient. Voir le monde des années 60 de leur point de vue fait prendre conscience qu'il nous est facile de les critiquer. Mais on parle d'un monde sans radio libre, aux informations plus lacunaires, aux discours catho sur les ondes et dans l'école. Tout refuser en bloc n'était sans doute pas la solution, mais il fallait essayer pour le savoir.
J'ai adoré ma lecture -merci grogro- et je n'ai qu'une envie : la recommander à tout le monde. C'est un morceau d'histoire, une Histoire sans grand personnage ni grands moments, juste des vies quotidiennes qui se nouent ensemble. On parle d'homosexualité, de politique, de parentalité, de transformation du monde, d'émancipation des femmes, de machos et de beaufs, de drogue et de musique. Les auteurs montrent le passage de flambeau d'une génération à une autre ... Et putain, ça fait du bien au moral, quoi ! Ça requinque, ça donne envie de s'y mettre !
Franchement, le reste on s'en fout : le dessin, la pagination, les couleurs, tout ça, c'est super. Je vous l'ai dit, c'est super lisible ! Alors j'arrête de déblatérer, si je vous ai pas convaincu, je pourrais pas le faire et je sais pas ce qu'il vous faut.
Ouais, c'est le genre de BD qui donne envie d'en parler pendant deux heures avant de se dire "Non, mais en fait on s'en fout : lis-la". Le conseil est passé, à bon entendeur, salut !
Et merci grogro du conseil.
J’ai connu – et immédiatement apprécié – l’œuvre de Bourdieu au début des années 1990, et « La misère du monde », ouvrage qu’il a coordonné, est l’un de ceux dont la lecture m’a le plus bouleversé. Mais je ne connaissais pas trop les détails de la genèse de la vie et de l’œuvre de cet immense sociologue, sans doute le dernier grand intellectuel français (au sens non galvaudé !).
Eh bien je dois dire que cet ouvrage comble non seulement ce « manque », mais comble aussi le lecteur que je suis. J’ai vraiment tout aimé dans cet ouvrage, le fond et la forme (j’étais déjà conquis par le sujet !).
Autant le dire tout de suite, l’album est exigeant, très dense, ça n’est pas une « biographie » légère. Mais les amateurs de Bourdieu y retrouveront le sérieux, la construction méthodique et étayée du savoir qui innervent toute son œuvre.
Les auteurs ont mené – en plusieurs étapes, et avec les difficultés inhérentes à la circulation en Algérie – une enquête à la fois historique, biographique et sociologique, pour comprendre le jeune Bourdieu, pour éclairer ce qui a pu aiguiller sa trajectoire intellectuelle et professionnelle – voire passionnelle en Algérie, à partir du moment où il découvre ce pays lors de son service militaire au milieu des années 1950.
L’enquête permet ainsi de mieux saisir les « débuts » de Bourdieu. Mais aussi, en parallèle, éclaire énormément l’histoire de l’Algérie (surtout durant la guerre d’Algérie, et dans l’immédiat après indépendance), les débats politiques et intellectuels de l’époque.
Les auteurs font aussi de longs – et très instructifs – rappels théoriques, ce qui permet de mieux comprendre le développement de la sociologie comme science – et l’apport de Bourdieu dans ce champ intellectuel.
Un album très riche donc, mais jamais obscur ou rébarbatif. Et le dessin de Thomas, classique et réaliste, est très fluide et agréable.
Une lecture exigeante, mais instructive et plaisante. Que demander de plus ?
En ce début d’année, après quelques très très bonnes lectures dont celles partagées sur ce site (Le Fauve de Corleone, À mourir entre les bras de ma nourrice), je m’extasie enfin devant la première pépite de 2024.
Pas réellement une découverte puisqu’elle provient de deux auteurs chevronnés à la bibliographie passé déjà remarquable.
Je ne connais pas le bouquin original de Simenon dont est issue cette oeuvre, Mais à la lecture, je n’ai à aucun moment pensé que cette BD ne se suffisait pas à elle-même. Sentiment que l’on peut ressentir quand on a l’impression que le parti pris de l’adaptation a laissé sur le trottoir une partie du texte.
Cette BD est donc un petit bijou, ou le moindre détail du trio texte/dialogue/dessin est finement ciselé.
Tout comme dans Contrition (une des perles de l’année dernière), cette histoire sonde les tréfonds de l’âme humaine, ici à travers le destin de Frank.
Jeune Adulte d’une rare noirceur, privé de sentiment, celui-ci va se complaire à se détruire pour enfin atteindre une forme de rédemption et d’épanouissement.
Malgré la froideur du personnage et la répulsion attendue générée par un personnage aussi détestable dans ses pensées et ses actes, une attirance malsaine est à l’œuvre tant nous sommes fasciné par ce démon au visage d’ange.
Le dessin d’Yslaire est juste magique. A l’image de notre héros (avant de se faire salement amocher), chaque planche se révèle d’une beauté gracieuse, mais là ou on ne ressent que froideur en lui, le dessin réhaussé par un choix de couleurs subtils et délicats dégage à l’opposé une chaleur soyeuse et ce malgré un temps hivernal et une neige omniprésente qui sert de fil rouge à l'intrigue jusqu'à se retrouver dans le titre.
Sublime.
En 1972 a eu lieu un procès dont le sujet, les débats et la conclusion ont eu un impact énorme sur la société française depuis cinq décennies.
Ce procès n'était pas seulement celui de Marie-Claire Chevalier, qui a avorté à la suite d'un viol, et de sa mère, pénalement responsable pour elle, mais aussi celui d'une loi inique, celle de 1920 condamnant toute femme ayant recours à l'avortement à une peine de prison. En 1971, lorsque Marie-Claire et sa mère sont arrêtées, 343 femmes, célèbres et anonymes, sont sortie du bois, pour affirmer qu'elles aussi ont dû avorter (plusieurs fois pour certaines), comme des milliers, des centaines de milliers de femmes (on parlait alors de 500 000 à UN MILLION d'avortements par an dans le pays). Sous l'impulsion de l'association Choisir (qui existe toujours) ces femmes et des milliers d'autres qui manifestent dans la rue refusent que cette situation perdure, que les hommes dictent leur volonté, prennent le contrôle de leur corps. Le procès de Marie-Claire et sa mère Michèle n'est pas le premier du genre, mais l'avocate Gisèle Halimi, co-fondatrice de Choisir, est déterminée à faire de ce procès, tellement exemplaire, celui qui fera basculer l'opinion publique et le législateur dans une nouvelle phase de leur histoire.
Marie Bardiaux-Vaïente, historienne et scénariste passionnée par toutes les questions liées à la liberté individuelle et elle-même personnellement concernée par le sujet, a donc décidé, cinquante ans après les faits, de raconter ce moment crucial de notre Histoire. Elle a consulté pour cela de nombreux documents et témoignages, et tenté de retranscrire au mieux les différentes phases de cette affaire. Ainsi, même si Marie-Claire, sa mère et Me Halimi sont au centre de l'histoire, de nombreuses autres personnalités, comme Delphine Seyrig, à l'aura incroyable, Simone Veil, qui a porté au Parlement la loi légalisant l'IVG en tant que Ministre de la Santé, ou encore Françoise Giroud, journaliste qui fait fi des demandes de confidentialité du président du tribunal, sont-elles présentes. On pourra citer également Michel Rocard, qui a porté le projet de loi, ou le prix Nobel de médecine, parmi les personnages masculins.
Le récit fait bien sûr la part belle aux interrogatoires et plaidoiries qui ont émaillé le procès, mais n'est pas avare de scènes intimistes, de scènes de mobilisations dans la rue, afin de retranscrire non seulement l'ambiance de l'époque, mais aussi de saisir à quel point les femmes -pauvres, de surcroît, une injustice supplémentaire soulevée par Gisèle Halimi durant le procès- ont pu souffrir physiquement, moralement, socialement, économiquement de tout ça.
Le résultat est tétanisant.
Certains passages, parmi les intimistes, m'ont serré le cœur. Parce qu'ils synthétisent parfaitement tout ça. Cette souffrance, cette injustice. Pendant le procès, ce sont quatre femmes (en plus de la mère et de la fille, sur le banc des accusées se trouvent également celle qui a pratiqué l'avortement et l'amie qui les a mises en relation) face à quatre hommes. Si le procureur fait preuve de veulerie, d'obscurantisme et de machisme, le juge principal a quant à lui, comme il se doit bien sûr, pris ses responsabilités et fait preuve de discernement et laissé l'avocate dérouler ses arguments, interrogé les accusées et les témoins, les experts. Bien sûr nous n'avons pas l'intégralité des débats, qui peuvent facilement se retrouver si on souhaite approfondir.
Le travail graphique de Carole Maurel est remarquable. Chaque case est ciselée, travaillée pour avoir un impact maximal sur le lectorat. Il y a des moments de silence, qui se passent de paroles, tant l'intensité des regards, des attitudes, est forte. Lors de scènes traumatisantes, les ambiances se font plus glaçantes, souvent en noir et blanc, avec quelques effets graphiques mais sans en faire trop.
Indispensable.
Stephen Crane est un écrivain, poète et journaliste américain de la fin du 19e siècle rendu célèbre par son roman publié en 1895, The Red Badge of Courage, traduit en français sous le titre La Conquête du courage. Considérée comme une œuvre fondatrice de la littérature américaine moderne, elle se déroule durant la Guerre de Sécession et raconte le parcours d'une jeune recrue lors de sa première grande bataille. Loin d'être une fresque épique de guerre avec cartes et descriptions des mouvements de troupe et de qui sont les vainqueurs et les perdants, c'est avant tout une plongée dans les affres de l'esprit d'un soldat et de la peur qu'il ressent face au combat. Le jeune Henry Fleming s'est en effet engagé volontairement et, n'ayant jamais connu de vraie bataille, il s'interroge sur comment il va l'appréhender et se demande s'il va être tenté de déserter comme d'autres l'ont fait auparavant. Ayant rejoint un régiment de bleusailles, aucune autre recrue de ses amis ne sait répondre à ses interrogations. Et c'est tous ensemble qu'ils vont constater comment ils vont réagir une fois véritablement confrontés à l'horreur de la guerre.
Steve Cuzor met ce récit en image de superbe manière. Il avait déjà fait la preuve de son talent pour représenter des scènes historiques américaines dans Cinq branches de coton noir. Il renouvelle ici la prouesse dans un style toujours aussi réaliste mais un peu plus sombre, jouant davantage sur les contrastes et les ombres comme pour accentuer le sentiment d'angoisse des soldats avant la bataille. En même temps, il nous propose un festival de costumes d'époque, de décors de nature et de scènes de bataille vues par les yeux des combattants eux-mêmes. C'est visuellement superbe tout au long des 150 pages de l'album.
L'histoire est prenante dès les premières pages. L'ambiance est vite posée, celle de simples recrues ignorantes des plans de leurs officiers, attendant la bataille avec un étrange mélange d'envie et de crainte. Envie de pouvoir enfin en découdre puisque c'est pour cela qu'ils se sont engagés, mais crainte aussi d'être confrontés à la terreur une fois mis face aux canons et aux charges d'ennemis sensés être plus expérimentés qu'eux. Peur aussi de finalement succomber au désir de fuir et de déserter le moment venu, et de subir l'humiliation morale et psychologique que cela implique.
Le lecteur qui pourrait s'attendre à un récit épique et aventureux risque toutefois d'en être pour ses frais. Car il y aura bien des batailles, de l'action, des retournements de situation et même de l'héroïsme (ou de la folie, c'est selon), mais tout cela sera vu par les yeux d'un héros perdu en pleine guerre, aussi aveuglé par son ignorance de ce qu'il se passe réellement que par la fumée des canons, et malmené par ses propres pensées contradictoires. Thématique sans âge de l'âme humaine confrontée au danger, ce récit se révèle fort en terme de psychologie et du rendu réaliste de ce que peut être la guerre pour les simples soldats.
C'est une très belle BD, un superbe objet au contenu intense sur la Guerre de Sécession et toutes les guerres en général.
Blacksad se démarque indéniablement en tant que chef-d'œuvre, captivant dès le premier regard avec le graphisme remarquable de Juanjo Guarnido. Chaque page est une véritable œuvre d'art, alliant harmonieusement couleurs, détails méticuleux et expressions animales étrangement humaines. L'utilisation ingénieuse des animaux anthropomorphes confère une profondeur inattendue aux personnages, chaque espèce étant habilement sélectionnée pour refléter les caractéristiques de ses membres.
Le scénario de Juan Díaz Canalès s'intègre parfaitement à cette esthétique visuelle. Les enquêtes policières, bien que parfois simples, servent de toile de fond à une exploration subtile des aspects sombres de la société. Malgré des variations de qualité entre les albums, chaque opus offre une plongée immersive dans un monde où la corruption, le racisme et la violence cohabitent avec la splendeur du dessin.
Cependant, quelques réserves pourraient émerger concernant la complexité des personnages. Bien que le choix des animaux anthropomorphes soit réfléchi, le développement psychologique de certains protagonistes pourrait sembler en deçà des attentes. La série, visant un large public, pourrait être critiquée pour sacrifier une profondeur narrative au profit de l'accessibilité.
Je ne peux qu'applaudir la manière dont Blacksad transcende les frontières du genre. L'alliance entre le talent artistique de Guarnido et la narration entraînante de Díaz Canalès crée une expérience qui va au-delà d'une simple bande dessinée. Bien que la série puisse présenter quelques lacunes, elle reste une incontournable dans ma bibliothèque, témoignant de l'impact durable qu'elle a eu sur le monde de la bande dessinée.
A l’heure où la Légion d’Honneur est donnée aux copains du pouvoir (ou par cynisme à des dictateurs/acheteurs d’armement) ou, dans un tout autre registre, à l’heure où l’immigré est présenté comme un problème mettant en danger l’existence des valeurs de la France, il est bon de se replonger, comme le font les auteurs (scénariste et conseillers historiques), dans la vie et l’action d’immigrés qui, n’étant pas Français, n’en ont pas moins défendu et incarné ces valeurs, en luttant (et en donnant leur vie) contre le nazisme et ses idées (fussent-elles pétainistes). Oui, Manouchian est un héros (la République le reconnait – tardivement – puisque la prochaine panthéonisation le fera passer du côté des « grands hommes » auxquels « la patrie est reconnaissante »).
Et cet album rend justice à cet homme et ses compagnons de lutte. Surtout, je l’ai trouvé très bien fait et très intéressant. Je connaissais Manouchian, son action dans la résistance (et un peu de choses sur les FTP-MOI aussi), le poème d’Aragon, la chanson de Ferré, et cette Affiche rouge, que j’utilise chaque année avec mes élèves (je n'ai pas vu les films tournés sur le sujet).
Mais j’ai appris beaucoup de choses sur « l’avant », la jeunesse de Manouchian (rescapé du génocide arménien), son arrivée en France, sa passion pour la poésie, son engagement militant, etc. Mais le passage dans la résistance (que je connaissais davantage) est aussi bien montré.
La narration est fluide, agréable, même si ça manque parfois de densité, j’ai parfois eu l’impression qu’on passait trop rapidement sur certains évènements. Mais au final cela ne m’a pas trop frustré. En effet, il n’y a ainsi pas trop de « romancé », ça reste factuel. On découvre un Manouchian dur au mal, ayant à combattre pour vivre (ou survivre), mais plein de vie, d’amour et de passion : un homme attachant qui n’a jamais trahi ses convictions.
Et surtout, tout le reste est remarquablement complété par un dossier final extrêmement complet, sur l’immigration de l’entre-deux guerre, l’engagement des étrangers dans l’armée française, et après dans la résistance, puis la traque des résistants du groupe Manouchian par la police de Vichy et la Gestapo. Dossier complété par de très nombreux documents (photos, dernières lettres – bouleversantes, documents de la Gestapo, etc.).
Le dessin de Mako (habituel compagnon de travail de Daeninckx) est très lisible, avec un trait gras, une mise en page aérée et un rendu agréable.
Une lecture passionnante, à mettre entre toutes les mains (et dans tous les CDI).
J’ai passé vraiment un excellent moment en lisant cette série.
Cela faisait plusieurs lectures que je restais sur ma faim, trouvant les albums sympathiques à lire au mieux, ou décevants. Et j’avais besoin d’une série agréable à lire.
J’avais cette série dans mes lectures en retard, et les bonnes critiques du site m'ont incité à la lire, me faisant penser que je n’allais pas être déçu.
Et grand bien m’en a pris !
On suit les vacances d’une famille belge sur une bonne décennie (fin 60 jusqu’à début 80), avec leurs petits couacs, leurs anecdotes, leurs joies et leurs peines.
C’est merveilleusement bien écrit, il faut dire que Zidrou ne me déçoit que très rarement dans ce qu’il propose.
Très vite je me suis attaché aux personnages, à cette famille, que l’on voit grandir, passer de l’enfance à l’adolescence, le jeune couple de parents que l’on voit vieillir, avec leurs doutes et difficultés au sein de leur relation.
C’est véritablement une chronique de la vie de famille tout ce qu’il y a de plus classique, mais la narration est telle que l’on est happé dans son quotidien. Et d’album en album, on se prend au jeu, aux running gags, à la personnalité des protagonistes, très vite on apprend à les connaître, presque de manière intime, on a l’impression de faire partie de cette petite famille.
Les références culturelles sont excellentes et ancrent bien le récit dans le temps de la narration, à travers des paroles de chansons, des événements marquants.
Immanquablement on repense à nos propres souvenirs d’enfants, aux souvenirs que l’on offre à nos enfants ou à ceux qu’on leur a offerts.
Le dessin est très lumineux, très expressif et détaillé, et colle parfaitement au récit.
Je n’avais lu que La Mondaine de Lafebre et son trait a considérablement progressé depuis, c’est un vrai plaisir à constater.
Un vrai coup de cœur pour cette série, qui me semble terminée au 6ème album. (Une intégrale est sortie en juin 2022).
Un véritable hommage à la vie de famille et aux vacances d’été, qui nous rappelle que ces moments sont éphémères, bien trop courts, et qu’il faut savoir les savourer, aussi bien en tant qu’enfant qu’en tant que parent, avant qu’ils ne deviennent que des souvenirs.
Je recommande vivement.
Ce comics est tout sauf une histoire de super-héros. Il se rapproche davantage au roman graphique.
Pour commencer, Daredevil a un rôle mineur dans cette histoire (seulement quelques planches), tout comme le Caïd. Par contre, Wolverine aura un rôle important dans la seconde partie du récit.
C'est bien Maya Lopez, alias Echo, qui en est la vedette. Je découvre ce personnage avec cette BD, elle fait sa première apparition dans Daredevil (vol 2) #9 en 1999 avec Joe Quesada au dessin et David Mack au scénario. Elle est amérindienne et sourde, ce qui n'est pas courant dans le monde des super-héros. Elle a la particularité d'avoir des réflexes photographiques ce qui lui permet d'assimiler et de reproduire tout ce qu'elle voit, des techniques de combat à jouer du piano.
Echo doit renouer avec son passé pour donner un sens à sa vie, et la culture amérindienne sera au centre de l'histoire. On va suivre le cheminement de sa quête d'identité.
Rien de révolutionnaire donc, mais la réalisation est hors norme !
David Mack est à la baguette et il va bousculer tous les codes de la narration.
D'abord le texte, aidé du langage des signes, il n'est pas seulement dans les bulles, il est partout, il vous faudra même retourner la BD pour le lire. Ensuite le dessin, plusieurs styles graphiques, tous maîtrisés et magnifiques, il peut changer d'une planche à l'autre et même d'une case à l'autre, de même pour la colorisation qui suit l'évolution du dessin. Et enfin, une mise en page éclatée. Mais rien n'est gratuit, on est ainsi au plus proche de l'introspection d'Echo, de ses émotions.
Un récit dense qui joue sur l'identité amérindienne, la différence, le spirituel avec la quête hallucinogène d'Echo, mais aussi sur les langages à travers la gestuelle, la musique et la peinture, d'ailleurs de nombreuses cases vous feront penser à des peintres célèbres : Gustav Klimt, Pablo Picasso ou Vincent van Gogh entre autres.
Du très grand art.
Les expérimentations de David Mack ne feront pas l'unanimité, mais ce comics est une formidable porte d'entrée pour découvrir le génie de cet artiste.
Et comme le dit si bien Ems ci-dessous : cette œuvre ne se lit pas, elle se ressent.
Gros coup de cœur.
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L’excellente Revue Dessinée édite régulièrement des albums d’enquêtes approfondies. Dans le cas présent, il s’agit d’un album compilation d’articles parus dans la revue pour l’anniversaire des dix ans. Dix ans donc d’investigations sur des sujets variés qui touchent les limites de notre planète et ce que nous en faisons. Pour qui connaît la ligne éditoriale de cette revue, on ne s’étonnera pas du sérieux de ces enquêtes dessinées. Les chapitres sur les scandales des algues vertes, du chlordécone, ou des pétroliers comme Total sont abondamment documentés, tous les faits rapportés sont datés et vérifiables, un journalisme d’investigation rempart et contre pouvoir des lobbys et politiques du profit, à défendre fermement par les temps qui courent. D’autres, tout aussi nécessaires et éclairants, sont plus des constats scientifiques (‘Suivez le guide’ sur la fonte des glaciers, ou celle du pergélisol ‘Un dégel glaçant’), et un état des lieux de dysfonctionnements de politiques, greenwashing en tête, je pense aux expertises sur les conservations de la biodiversité (‘Le choix du Koala’) et à l’analyse des mesures de compensation carbone (‘Nature à tout prix’) par exemple… et bien d’autres, aussi glaçants. Bref, de l’utile, du nécessaire, de l’indispensable, qui apporte une pierre de plus dans l’information du citoyen. Une information saine et essentielle dont ma seule crainte est qu’elle ne touche que les convaincus. À lire, et, pour me faire mentir, surtout à faire lire, à partager, le plus possible, y compris avec les moins motivés... J’ai oublié de parler de la partie graphique. Chaque sujet est bien illustré et donne envie de lire. Bon, il est vrai que pour un ouvrage collectif, sans doute que chacun trouvera des dessins plus à son goût que d’autres. Car même si ce n’est pas le plus important, ça aide aussi à faire passer le message.
Les Indociles
Je crois qu'il n'y a pas de meilleure manière de commencer cette critique que par un énorme Merci à Grogro, dont les discussions dans la voiture à Angoulême m'ont convaincu d'acheter cette BD dès que je suis rentré. Et je ne redirais jamais à quel point ce genre de conseils peut-être précieux dans les lectures, parce qu'une pépite de ce genre ça vaut son prix. Le pavé est peu engageant de prime abord : 50 € pour un pavé si lourd et dense, empli de textes et de petites cases, annonçant une longue et fastidieuse lecture, qui en voudrait ? Et pourtant, merci grogro, on peut se laisser à l'acheter, le feuilleter, commencer à la lire. Et dans mon cas, le poser (après avoir du difficilement l'abandonner deux fois pour des raisons futiles, comme le travail) près d'une journée et demi après, pour rester habité par ce que je venais de lire. Quelle force ! Je dois le souligner directement, tant c'est ce qui m'a le plus surpris, mais cette BD est d'une force incroyable : elle happe et entraine, alors que l'histoire racontée n'est ni follement originale ni incroyable, aux rebondissements et retournements incessants. C'est proprement stupéfiant à quel point le récit m'a pris dans son intrigue en quelques pages, en quelques moments. Très vite Lulu, Jo et Chiara sont introduits, globalement cernés et leur monde peut se déployer. Le monde des années 60, dans toute leur horreur (dirait Gébé). Un monde de pensionnat catholique, de patriarcat décomplexé, de puritanisme moral et bien sur, de contre-culture émergente. Une contre-culture hippie, communiste, libertaire qui se dessine progressivement dans le Jura Suisse. La BD va balayer des dizaines d'années pour déboucher dans les nôtres, balayant les espoirs et les rêves, rappelant la dure et lourde réalité qui s'est abattue sur le mouvement de contestation des années 60. La BD semble dire que ce ne fut pas que la faute du vilain système contre les gentils contestataires, qui restent aussi des humains dans toutes leurs contradictions. Parfois cons, parfois touchants, souvent naïf et amusants, les trois protagonistes sont terriblement humains. Leur histoire sonne juste, les dialogues sonnent juste, tout fait vrai. C'est le genre de BD qui laisse songeur pendant longtemps après sa lecture par ce qu'elle raconte. C'est Les Vieux Fourneaux version Suisse, en somme. Ces vieux qui ont lutés, y ont crus, ont échoués. Leur combat d'hier sont contre un monde qui n'existe plus aujourd'hui mais semble vouloir revenir sans cesse. Christophe Blocher ou Trump, Marine LePen ou Giorgia Meloni, cet ancien monde que l'on espérait ne plus jamais revoir semble revenir d'entre les morts. Et "Les Indociles", c'est le manifeste de ceux qui étaient déjà là contre eux avant. Plutôt qu'un parcours à suivre, leur vie sonne comme un rappel de ce qui a été fait. On peut l'avoir oublié, on peut se dire que c'était mal fait et ridicule, voir contre-productif. Mais peut-être que ce genre de BD nous permets de redonner espoir quand on se demande pourquoi lutter. Et pour la jeune génération, c'est important de retrouver non pas des modèles mais des inspirations. Finalement, cette BD nous parle de la lutte collective comme émancipation, d'amour comme échappatoire au poids de la vie, à l'obstination parfois bête comme mode de vie. C'est pas une glorification, mais une histoire émouvante. Et je ne peux qu'avoir une immense sympathie pour ces gens qui restent bien loin d'un idéal que j'aurais envie d’imiter, mais je suis aussi impressionné par ce qu'ils ont fait là où ils étaient. Voir le monde des années 60 de leur point de vue fait prendre conscience qu'il nous est facile de les critiquer. Mais on parle d'un monde sans radio libre, aux informations plus lacunaires, aux discours catho sur les ondes et dans l'école. Tout refuser en bloc n'était sans doute pas la solution, mais il fallait essayer pour le savoir. J'ai adoré ma lecture -merci grogro- et je n'ai qu'une envie : la recommander à tout le monde. C'est un morceau d'histoire, une Histoire sans grand personnage ni grands moments, juste des vies quotidiennes qui se nouent ensemble. On parle d'homosexualité, de politique, de parentalité, de transformation du monde, d'émancipation des femmes, de machos et de beaufs, de drogue et de musique. Les auteurs montrent le passage de flambeau d'une génération à une autre ... Et putain, ça fait du bien au moral, quoi ! Ça requinque, ça donne envie de s'y mettre ! Franchement, le reste on s'en fout : le dessin, la pagination, les couleurs, tout ça, c'est super. Je vous l'ai dit, c'est super lisible ! Alors j'arrête de déblatérer, si je vous ai pas convaincu, je pourrais pas le faire et je sais pas ce qu'il vous faut. Ouais, c'est le genre de BD qui donne envie d'en parler pendant deux heures avant de se dire "Non, mais en fait on s'en fout : lis-la". Le conseil est passé, à bon entendeur, salut ! Et merci grogro du conseil.
Bourdieu - Une enquête algérienne
J’ai connu – et immédiatement apprécié – l’œuvre de Bourdieu au début des années 1990, et « La misère du monde », ouvrage qu’il a coordonné, est l’un de ceux dont la lecture m’a le plus bouleversé. Mais je ne connaissais pas trop les détails de la genèse de la vie et de l’œuvre de cet immense sociologue, sans doute le dernier grand intellectuel français (au sens non galvaudé !). Eh bien je dois dire que cet ouvrage comble non seulement ce « manque », mais comble aussi le lecteur que je suis. J’ai vraiment tout aimé dans cet ouvrage, le fond et la forme (j’étais déjà conquis par le sujet !). Autant le dire tout de suite, l’album est exigeant, très dense, ça n’est pas une « biographie » légère. Mais les amateurs de Bourdieu y retrouveront le sérieux, la construction méthodique et étayée du savoir qui innervent toute son œuvre. Les auteurs ont mené – en plusieurs étapes, et avec les difficultés inhérentes à la circulation en Algérie – une enquête à la fois historique, biographique et sociologique, pour comprendre le jeune Bourdieu, pour éclairer ce qui a pu aiguiller sa trajectoire intellectuelle et professionnelle – voire passionnelle en Algérie, à partir du moment où il découvre ce pays lors de son service militaire au milieu des années 1950. L’enquête permet ainsi de mieux saisir les « débuts » de Bourdieu. Mais aussi, en parallèle, éclaire énormément l’histoire de l’Algérie (surtout durant la guerre d’Algérie, et dans l’immédiat après indépendance), les débats politiques et intellectuels de l’époque. Les auteurs font aussi de longs – et très instructifs – rappels théoriques, ce qui permet de mieux comprendre le développement de la sociologie comme science – et l’apport de Bourdieu dans ce champ intellectuel. Un album très riche donc, mais jamais obscur ou rébarbatif. Et le dessin de Thomas, classique et réaliste, est très fluide et agréable. Une lecture exigeante, mais instructive et plaisante. Que demander de plus ?
La Neige était sale
En ce début d’année, après quelques très très bonnes lectures dont celles partagées sur ce site (Le Fauve de Corleone, À mourir entre les bras de ma nourrice), je m’extasie enfin devant la première pépite de 2024. Pas réellement une découverte puisqu’elle provient de deux auteurs chevronnés à la bibliographie passé déjà remarquable. Je ne connais pas le bouquin original de Simenon dont est issue cette oeuvre, Mais à la lecture, je n’ai à aucun moment pensé que cette BD ne se suffisait pas à elle-même. Sentiment que l’on peut ressentir quand on a l’impression que le parti pris de l’adaptation a laissé sur le trottoir une partie du texte. Cette BD est donc un petit bijou, ou le moindre détail du trio texte/dialogue/dessin est finement ciselé. Tout comme dans Contrition (une des perles de l’année dernière), cette histoire sonde les tréfonds de l’âme humaine, ici à travers le destin de Frank. Jeune Adulte d’une rare noirceur, privé de sentiment, celui-ci va se complaire à se détruire pour enfin atteindre une forme de rédemption et d’épanouissement. Malgré la froideur du personnage et la répulsion attendue générée par un personnage aussi détestable dans ses pensées et ses actes, une attirance malsaine est à l’œuvre tant nous sommes fasciné par ce démon au visage d’ange. Le dessin d’Yslaire est juste magique. A l’image de notre héros (avant de se faire salement amocher), chaque planche se révèle d’une beauté gracieuse, mais là ou on ne ressent que froideur en lui, le dessin réhaussé par un choix de couleurs subtils et délicats dégage à l’opposé une chaleur soyeuse et ce malgré un temps hivernal et une neige omniprésente qui sert de fil rouge à l'intrigue jusqu'à se retrouver dans le titre. Sublime.
Bobigny 1972
En 1972 a eu lieu un procès dont le sujet, les débats et la conclusion ont eu un impact énorme sur la société française depuis cinq décennies. Ce procès n'était pas seulement celui de Marie-Claire Chevalier, qui a avorté à la suite d'un viol, et de sa mère, pénalement responsable pour elle, mais aussi celui d'une loi inique, celle de 1920 condamnant toute femme ayant recours à l'avortement à une peine de prison. En 1971, lorsque Marie-Claire et sa mère sont arrêtées, 343 femmes, célèbres et anonymes, sont sortie du bois, pour affirmer qu'elles aussi ont dû avorter (plusieurs fois pour certaines), comme des milliers, des centaines de milliers de femmes (on parlait alors de 500 000 à UN MILLION d'avortements par an dans le pays). Sous l'impulsion de l'association Choisir (qui existe toujours) ces femmes et des milliers d'autres qui manifestent dans la rue refusent que cette situation perdure, que les hommes dictent leur volonté, prennent le contrôle de leur corps. Le procès de Marie-Claire et sa mère Michèle n'est pas le premier du genre, mais l'avocate Gisèle Halimi, co-fondatrice de Choisir, est déterminée à faire de ce procès, tellement exemplaire, celui qui fera basculer l'opinion publique et le législateur dans une nouvelle phase de leur histoire. Marie Bardiaux-Vaïente, historienne et scénariste passionnée par toutes les questions liées à la liberté individuelle et elle-même personnellement concernée par le sujet, a donc décidé, cinquante ans après les faits, de raconter ce moment crucial de notre Histoire. Elle a consulté pour cela de nombreux documents et témoignages, et tenté de retranscrire au mieux les différentes phases de cette affaire. Ainsi, même si Marie-Claire, sa mère et Me Halimi sont au centre de l'histoire, de nombreuses autres personnalités, comme Delphine Seyrig, à l'aura incroyable, Simone Veil, qui a porté au Parlement la loi légalisant l'IVG en tant que Ministre de la Santé, ou encore Françoise Giroud, journaliste qui fait fi des demandes de confidentialité du président du tribunal, sont-elles présentes. On pourra citer également Michel Rocard, qui a porté le projet de loi, ou le prix Nobel de médecine, parmi les personnages masculins. Le récit fait bien sûr la part belle aux interrogatoires et plaidoiries qui ont émaillé le procès, mais n'est pas avare de scènes intimistes, de scènes de mobilisations dans la rue, afin de retranscrire non seulement l'ambiance de l'époque, mais aussi de saisir à quel point les femmes -pauvres, de surcroît, une injustice supplémentaire soulevée par Gisèle Halimi durant le procès- ont pu souffrir physiquement, moralement, socialement, économiquement de tout ça. Le résultat est tétanisant. Certains passages, parmi les intimistes, m'ont serré le cœur. Parce qu'ils synthétisent parfaitement tout ça. Cette souffrance, cette injustice. Pendant le procès, ce sont quatre femmes (en plus de la mère et de la fille, sur le banc des accusées se trouvent également celle qui a pratiqué l'avortement et l'amie qui les a mises en relation) face à quatre hommes. Si le procureur fait preuve de veulerie, d'obscurantisme et de machisme, le juge principal a quant à lui, comme il se doit bien sûr, pris ses responsabilités et fait preuve de discernement et laissé l'avocate dérouler ses arguments, interrogé les accusées et les témoins, les experts. Bien sûr nous n'avons pas l'intégralité des débats, qui peuvent facilement se retrouver si on souhaite approfondir. Le travail graphique de Carole Maurel est remarquable. Chaque case est ciselée, travaillée pour avoir un impact maximal sur le lectorat. Il y a des moments de silence, qui se passent de paroles, tant l'intensité des regards, des attitudes, est forte. Lors de scènes traumatisantes, les ambiances se font plus glaçantes, souvent en noir et blanc, avec quelques effets graphiques mais sans en faire trop. Indispensable.
Le Combat d'Henry Fleming
Stephen Crane est un écrivain, poète et journaliste américain de la fin du 19e siècle rendu célèbre par son roman publié en 1895, The Red Badge of Courage, traduit en français sous le titre La Conquête du courage. Considérée comme une œuvre fondatrice de la littérature américaine moderne, elle se déroule durant la Guerre de Sécession et raconte le parcours d'une jeune recrue lors de sa première grande bataille. Loin d'être une fresque épique de guerre avec cartes et descriptions des mouvements de troupe et de qui sont les vainqueurs et les perdants, c'est avant tout une plongée dans les affres de l'esprit d'un soldat et de la peur qu'il ressent face au combat. Le jeune Henry Fleming s'est en effet engagé volontairement et, n'ayant jamais connu de vraie bataille, il s'interroge sur comment il va l'appréhender et se demande s'il va être tenté de déserter comme d'autres l'ont fait auparavant. Ayant rejoint un régiment de bleusailles, aucune autre recrue de ses amis ne sait répondre à ses interrogations. Et c'est tous ensemble qu'ils vont constater comment ils vont réagir une fois véritablement confrontés à l'horreur de la guerre. Steve Cuzor met ce récit en image de superbe manière. Il avait déjà fait la preuve de son talent pour représenter des scènes historiques américaines dans Cinq branches de coton noir. Il renouvelle ici la prouesse dans un style toujours aussi réaliste mais un peu plus sombre, jouant davantage sur les contrastes et les ombres comme pour accentuer le sentiment d'angoisse des soldats avant la bataille. En même temps, il nous propose un festival de costumes d'époque, de décors de nature et de scènes de bataille vues par les yeux des combattants eux-mêmes. C'est visuellement superbe tout au long des 150 pages de l'album. L'histoire est prenante dès les premières pages. L'ambiance est vite posée, celle de simples recrues ignorantes des plans de leurs officiers, attendant la bataille avec un étrange mélange d'envie et de crainte. Envie de pouvoir enfin en découdre puisque c'est pour cela qu'ils se sont engagés, mais crainte aussi d'être confrontés à la terreur une fois mis face aux canons et aux charges d'ennemis sensés être plus expérimentés qu'eux. Peur aussi de finalement succomber au désir de fuir et de déserter le moment venu, et de subir l'humiliation morale et psychologique que cela implique. Le lecteur qui pourrait s'attendre à un récit épique et aventureux risque toutefois d'en être pour ses frais. Car il y aura bien des batailles, de l'action, des retournements de situation et même de l'héroïsme (ou de la folie, c'est selon), mais tout cela sera vu par les yeux d'un héros perdu en pleine guerre, aussi aveuglé par son ignorance de ce qu'il se passe réellement que par la fumée des canons, et malmené par ses propres pensées contradictoires. Thématique sans âge de l'âme humaine confrontée au danger, ce récit se révèle fort en terme de psychologie et du rendu réaliste de ce que peut être la guerre pour les simples soldats. C'est une très belle BD, un superbe objet au contenu intense sur la Guerre de Sécession et toutes les guerres en général.
Blacksad
Blacksad se démarque indéniablement en tant que chef-d'œuvre, captivant dès le premier regard avec le graphisme remarquable de Juanjo Guarnido. Chaque page est une véritable œuvre d'art, alliant harmonieusement couleurs, détails méticuleux et expressions animales étrangement humaines. L'utilisation ingénieuse des animaux anthropomorphes confère une profondeur inattendue aux personnages, chaque espèce étant habilement sélectionnée pour refléter les caractéristiques de ses membres. Le scénario de Juan Díaz Canalès s'intègre parfaitement à cette esthétique visuelle. Les enquêtes policières, bien que parfois simples, servent de toile de fond à une exploration subtile des aspects sombres de la société. Malgré des variations de qualité entre les albums, chaque opus offre une plongée immersive dans un monde où la corruption, le racisme et la violence cohabitent avec la splendeur du dessin. Cependant, quelques réserves pourraient émerger concernant la complexité des personnages. Bien que le choix des animaux anthropomorphes soit réfléchi, le développement psychologique de certains protagonistes pourrait sembler en deçà des attentes. La série, visant un large public, pourrait être critiquée pour sacrifier une profondeur narrative au profit de l'accessibilité. Je ne peux qu'applaudir la manière dont Blacksad transcende les frontières du genre. L'alliance entre le talent artistique de Guarnido et la narration entraînante de Díaz Canalès crée une expérience qui va au-delà d'une simple bande dessinée. Bien que la série puisse présenter quelques lacunes, elle reste une incontournable dans ma bibliothèque, témoignant de l'impact durable qu'elle a eu sur le monde de la bande dessinée.
Missak Manouchian - Une vie héroïque
A l’heure où la Légion d’Honneur est donnée aux copains du pouvoir (ou par cynisme à des dictateurs/acheteurs d’armement) ou, dans un tout autre registre, à l’heure où l’immigré est présenté comme un problème mettant en danger l’existence des valeurs de la France, il est bon de se replonger, comme le font les auteurs (scénariste et conseillers historiques), dans la vie et l’action d’immigrés qui, n’étant pas Français, n’en ont pas moins défendu et incarné ces valeurs, en luttant (et en donnant leur vie) contre le nazisme et ses idées (fussent-elles pétainistes). Oui, Manouchian est un héros (la République le reconnait – tardivement – puisque la prochaine panthéonisation le fera passer du côté des « grands hommes » auxquels « la patrie est reconnaissante »). Et cet album rend justice à cet homme et ses compagnons de lutte. Surtout, je l’ai trouvé très bien fait et très intéressant. Je connaissais Manouchian, son action dans la résistance (et un peu de choses sur les FTP-MOI aussi), le poème d’Aragon, la chanson de Ferré, et cette Affiche rouge, que j’utilise chaque année avec mes élèves (je n'ai pas vu les films tournés sur le sujet). Mais j’ai appris beaucoup de choses sur « l’avant », la jeunesse de Manouchian (rescapé du génocide arménien), son arrivée en France, sa passion pour la poésie, son engagement militant, etc. Mais le passage dans la résistance (que je connaissais davantage) est aussi bien montré. La narration est fluide, agréable, même si ça manque parfois de densité, j’ai parfois eu l’impression qu’on passait trop rapidement sur certains évènements. Mais au final cela ne m’a pas trop frustré. En effet, il n’y a ainsi pas trop de « romancé », ça reste factuel. On découvre un Manouchian dur au mal, ayant à combattre pour vivre (ou survivre), mais plein de vie, d’amour et de passion : un homme attachant qui n’a jamais trahi ses convictions. Et surtout, tout le reste est remarquablement complété par un dossier final extrêmement complet, sur l’immigration de l’entre-deux guerre, l’engagement des étrangers dans l’armée française, et après dans la résistance, puis la traque des résistants du groupe Manouchian par la police de Vichy et la Gestapo. Dossier complété par de très nombreux documents (photos, dernières lettres – bouleversantes, documents de la Gestapo, etc.). Le dessin de Mako (habituel compagnon de travail de Daeninckx) est très lisible, avec un trait gras, une mise en page aérée et un rendu agréable. Une lecture passionnante, à mettre entre toutes les mains (et dans tous les CDI).
Les Beaux Étés
J’ai passé vraiment un excellent moment en lisant cette série. Cela faisait plusieurs lectures que je restais sur ma faim, trouvant les albums sympathiques à lire au mieux, ou décevants. Et j’avais besoin d’une série agréable à lire. J’avais cette série dans mes lectures en retard, et les bonnes critiques du site m'ont incité à la lire, me faisant penser que je n’allais pas être déçu. Et grand bien m’en a pris ! On suit les vacances d’une famille belge sur une bonne décennie (fin 60 jusqu’à début 80), avec leurs petits couacs, leurs anecdotes, leurs joies et leurs peines. C’est merveilleusement bien écrit, il faut dire que Zidrou ne me déçoit que très rarement dans ce qu’il propose. Très vite je me suis attaché aux personnages, à cette famille, que l’on voit grandir, passer de l’enfance à l’adolescence, le jeune couple de parents que l’on voit vieillir, avec leurs doutes et difficultés au sein de leur relation. C’est véritablement une chronique de la vie de famille tout ce qu’il y a de plus classique, mais la narration est telle que l’on est happé dans son quotidien. Et d’album en album, on se prend au jeu, aux running gags, à la personnalité des protagonistes, très vite on apprend à les connaître, presque de manière intime, on a l’impression de faire partie de cette petite famille. Les références culturelles sont excellentes et ancrent bien le récit dans le temps de la narration, à travers des paroles de chansons, des événements marquants. Immanquablement on repense à nos propres souvenirs d’enfants, aux souvenirs que l’on offre à nos enfants ou à ceux qu’on leur a offerts. Le dessin est très lumineux, très expressif et détaillé, et colle parfaitement au récit. Je n’avais lu que La Mondaine de Lafebre et son trait a considérablement progressé depuis, c’est un vrai plaisir à constater. Un vrai coup de cœur pour cette série, qui me semble terminée au 6ème album. (Une intégrale est sortie en juin 2022). Un véritable hommage à la vie de famille et aux vacances d’été, qui nous rappelle que ces moments sont éphémères, bien trop courts, et qu’il faut savoir les savourer, aussi bien en tant qu’enfant qu’en tant que parent, avant qu’ils ne deviennent que des souvenirs. Je recommande vivement.
Daredevil / Echo - Quête de Vision (Daredevil - Echo)
Ce comics est tout sauf une histoire de super-héros. Il se rapproche davantage au roman graphique. Pour commencer, Daredevil a un rôle mineur dans cette histoire (seulement quelques planches), tout comme le Caïd. Par contre, Wolverine aura un rôle important dans la seconde partie du récit. C'est bien Maya Lopez, alias Echo, qui en est la vedette. Je découvre ce personnage avec cette BD, elle fait sa première apparition dans Daredevil (vol 2) #9 en 1999 avec Joe Quesada au dessin et David Mack au scénario. Elle est amérindienne et sourde, ce qui n'est pas courant dans le monde des super-héros. Elle a la particularité d'avoir des réflexes photographiques ce qui lui permet d'assimiler et de reproduire tout ce qu'elle voit, des techniques de combat à jouer du piano. Echo doit renouer avec son passé pour donner un sens à sa vie, et la culture amérindienne sera au centre de l'histoire. On va suivre le cheminement de sa quête d'identité. Rien de révolutionnaire donc, mais la réalisation est hors norme ! David Mack est à la baguette et il va bousculer tous les codes de la narration. D'abord le texte, aidé du langage des signes, il n'est pas seulement dans les bulles, il est partout, il vous faudra même retourner la BD pour le lire. Ensuite le dessin, plusieurs styles graphiques, tous maîtrisés et magnifiques, il peut changer d'une planche à l'autre et même d'une case à l'autre, de même pour la colorisation qui suit l'évolution du dessin. Et enfin, une mise en page éclatée. Mais rien n'est gratuit, on est ainsi au plus proche de l'introspection d'Echo, de ses émotions. Un récit dense qui joue sur l'identité amérindienne, la différence, le spirituel avec la quête hallucinogène d'Echo, mais aussi sur les langages à travers la gestuelle, la musique et la peinture, d'ailleurs de nombreuses cases vous feront penser à des peintres célèbres : Gustav Klimt, Pablo Picasso ou Vincent van Gogh entre autres. Du très grand art. Les expérimentations de David Mack ne feront pas l'unanimité, mais ce comics est une formidable porte d'entrée pour découvrir le génie de cet artiste. Et comme le dit si bien Ems ci-dessous : cette œuvre ne se lit pas, elle se ressent. Gros coup de cœur. "Tu es le shaman d'une tribu sans frontières".