En 1972 a eu lieu un procès dont le sujet, les débats et la conclusion ont eu un impact énorme sur la société française depuis cinq décennies.
Ce procès n'était pas seulement celui de Marie-Claire Chevalier, qui a avorté à la suite d'un viol, et de sa mère, pénalement responsable pour elle, mais aussi celui d'une loi inique, celle de 1920 condamnant toute femme ayant recours à l'avortement à une peine de prison. En 1971, lorsque Marie-Claire et sa mère sont arrêtées, 343 femmes, célèbres et anonymes, sont sortie du bois, pour affirmer qu'elles aussi ont dû avorter (plusieurs fois pour certaines), comme des milliers, des centaines de milliers de femmes (on parlait alors de 500 000 à UN MILLION d'avortements par an dans le pays). Sous l'impulsion de l'association Choisir (qui existe toujours) ces femmes et des milliers d'autres qui manifestent dans la rue refusent que cette situation perdure, que les hommes dictent leur volonté, prennent le contrôle de leur corps. Le procès de Marie-Claire et sa mère Michèle n'est pas le premier du genre, mais l'avocate Gisèle Halimi, co-fondatrice de Choisir, est déterminée à faire de ce procès, tellement exemplaire, celui qui fera basculer l'opinion publique et le législateur dans une nouvelle phase de leur histoire.
Marie Bardiaux-Vaïente, historienne et scénariste passionnée par toutes les questions liées à la liberté individuelle et elle-même personnellement concernée par le sujet, a donc décidé, cinquante ans après les faits, de raconter ce moment crucial de notre Histoire. Elle a consulté pour cela de nombreux documents et témoignages, et tenté de retranscrire au mieux les différentes phases de cette affaire. Ainsi, même si Marie-Claire, sa mère et Me Halimi sont au centre de l'histoire, de nombreuses autres personnalités, comme Delphine Seyrig, à l'aura incroyable, Simone Veil, qui a porté au Parlement la loi légalisant l'IVG en tant que Ministre de la Santé, ou encore Françoise Giroud, journaliste qui fait fi des demandes de confidentialité du président du tribunal, sont-elles présentes. On pourra citer également Michel Rocard, qui a porté le projet de loi, ou le prix Nobel de médecine, parmi les personnages masculins.
Le récit fait bien sûr la part belle aux interrogatoires et plaidoiries qui ont émaillé le procès, mais n'est pas avare de scènes intimistes, de scènes de mobilisations dans la rue, afin de retranscrire non seulement l'ambiance de l'époque, mais aussi de saisir à quel point les femmes -pauvres, de surcroît, une injustice supplémentaire soulevée par Gisèle Halimi durant le procès- ont pu souffrir physiquement, moralement, socialement, économiquement de tout ça.
Le résultat est tétanisant.
Certains passages, parmi les intimistes, m'ont serré le cœur. Parce qu'ils synthétisent parfaitement tout ça. Cette souffrance, cette injustice. Pendant le procès, ce sont quatre femmes (en plus de la mère et de la fille, sur le banc des accusées se trouvent également celle qui a pratiqué l'avortement et l'amie qui les a mises en relation) face à quatre hommes. Si le procureur fait preuve de veulerie, d'obscurantisme et de machisme, le juge principal a quant à lui, comme il se doit bien sûr, pris ses responsabilités et fait preuve de discernement et laissé l'avocate dérouler ses arguments, interrogé les accusées et les témoins, les experts. Bien sûr nous n'avons pas l'intégralité des débats, qui peuvent facilement se retrouver si on souhaite approfondir.
Le travail graphique de Carole Maurel est remarquable. Chaque case est ciselée, travaillée pour avoir un impact maximal sur le lectorat. Il y a des moments de silence, qui se passent de paroles, tant l'intensité des regards, des attitudes, est forte. Lors de scènes traumatisantes, les ambiances se font plus glaçantes, souvent en noir et blanc, avec quelques effets graphiques mais sans en faire trop.
Indispensable.
Stephen Crane est un écrivain, poète et journaliste américain de la fin du 19e siècle rendu célèbre par son roman publié en 1895, The Red Badge of Courage, traduit en français sous le titre La Conquête du courage. Considérée comme une œuvre fondatrice de la littérature américaine moderne, elle se déroule durant la Guerre de Sécession et raconte le parcours d'une jeune recrue lors de sa première grande bataille. Loin d'être une fresque épique de guerre avec cartes et descriptions des mouvements de troupe et de qui sont les vainqueurs et les perdants, c'est avant tout une plongée dans les affres de l'esprit d'un soldat et de la peur qu'il ressent face au combat. Le jeune Henry Fleming s'est en effet engagé volontairement et, n'ayant jamais connu de vraie bataille, il s'interroge sur comment il va l'appréhender et se demande s'il va être tenté de déserter comme d'autres l'ont fait auparavant. Ayant rejoint un régiment de bleusailles, aucune autre recrue de ses amis ne sait répondre à ses interrogations. Et c'est tous ensemble qu'ils vont constater comment ils vont réagir une fois véritablement confrontés à l'horreur de la guerre.
Steve Cuzor met ce récit en image de superbe manière. Il avait déjà fait la preuve de son talent pour représenter des scènes historiques américaines dans Cinq branches de coton noir. Il renouvelle ici la prouesse dans un style toujours aussi réaliste mais un peu plus sombre, jouant davantage sur les contrastes et les ombres comme pour accentuer le sentiment d'angoisse des soldats avant la bataille. En même temps, il nous propose un festival de costumes d'époque, de décors de nature et de scènes de bataille vues par les yeux des combattants eux-mêmes. C'est visuellement superbe tout au long des 150 pages de l'album.
L'histoire est prenante dès les premières pages. L'ambiance est vite posée, celle de simples recrues ignorantes des plans de leurs officiers, attendant la bataille avec un étrange mélange d'envie et de crainte. Envie de pouvoir enfin en découdre puisque c'est pour cela qu'ils se sont engagés, mais crainte aussi d'être confrontés à la terreur une fois mis face aux canons et aux charges d'ennemis sensés être plus expérimentés qu'eux. Peur aussi de finalement succomber au désir de fuir et de déserter le moment venu, et de subir l'humiliation morale et psychologique que cela implique.
Le lecteur qui pourrait s'attendre à un récit épique et aventureux risque toutefois d'en être pour ses frais. Car il y aura bien des batailles, de l'action, des retournements de situation et même de l'héroïsme (ou de la folie, c'est selon), mais tout cela sera vu par les yeux d'un héros perdu en pleine guerre, aussi aveuglé par son ignorance de ce qu'il se passe réellement que par la fumée des canons, et malmené par ses propres pensées contradictoires. Thématique sans âge de l'âme humaine confrontée au danger, ce récit se révèle fort en terme de psychologie et du rendu réaliste de ce que peut être la guerre pour les simples soldats.
C'est une très belle BD, un superbe objet au contenu intense sur la Guerre de Sécession et toutes les guerres en général.
Blacksad se démarque indéniablement en tant que chef-d'œuvre, captivant dès le premier regard avec le graphisme remarquable de Juanjo Guarnido. Chaque page est une véritable œuvre d'art, alliant harmonieusement couleurs, détails méticuleux et expressions animales étrangement humaines. L'utilisation ingénieuse des animaux anthropomorphes confère une profondeur inattendue aux personnages, chaque espèce étant habilement sélectionnée pour refléter les caractéristiques de ses membres.
Le scénario de Juan Díaz Canalès s'intègre parfaitement à cette esthétique visuelle. Les enquêtes policières, bien que parfois simples, servent de toile de fond à une exploration subtile des aspects sombres de la société. Malgré des variations de qualité entre les albums, chaque opus offre une plongée immersive dans un monde où la corruption, le racisme et la violence cohabitent avec la splendeur du dessin.
Cependant, quelques réserves pourraient émerger concernant la complexité des personnages. Bien que le choix des animaux anthropomorphes soit réfléchi, le développement psychologique de certains protagonistes pourrait sembler en deçà des attentes. La série, visant un large public, pourrait être critiquée pour sacrifier une profondeur narrative au profit de l'accessibilité.
Je ne peux qu'applaudir la manière dont Blacksad transcende les frontières du genre. L'alliance entre le talent artistique de Guarnido et la narration entraînante de Díaz Canalès crée une expérience qui va au-delà d'une simple bande dessinée. Bien que la série puisse présenter quelques lacunes, elle reste une incontournable dans ma bibliothèque, témoignant de l'impact durable qu'elle a eu sur le monde de la bande dessinée.
A l’heure où la Légion d’Honneur est donnée aux copains du pouvoir (ou par cynisme à des dictateurs/acheteurs d’armement) ou, dans un tout autre registre, à l’heure où l’immigré est présenté comme un problème mettant en danger l’existence des valeurs de la France, il est bon de se replonger, comme le font les auteurs (scénariste et conseillers historiques), dans la vie et l’action d’immigrés qui, n’étant pas Français, n’en ont pas moins défendu et incarné ces valeurs, en luttant (et en donnant leur vie) contre le nazisme et ses idées (fussent-elles pétainistes). Oui, Manouchian est un héros (la République le reconnait – tardivement – puisque la prochaine panthéonisation le fera passer du côté des « grands hommes » auxquels « la patrie est reconnaissante »).
Et cet album rend justice à cet homme et ses compagnons de lutte. Surtout, je l’ai trouvé très bien fait et très intéressant. Je connaissais Manouchian, son action dans la résistance (et un peu de choses sur les FTP-MOI aussi), le poème d’Aragon, la chanson de Ferré, et cette Affiche rouge, que j’utilise chaque année avec mes élèves (je n'ai pas vu les films tournés sur le sujet).
Mais j’ai appris beaucoup de choses sur « l’avant », la jeunesse de Manouchian (rescapé du génocide arménien), son arrivée en France, sa passion pour la poésie, son engagement militant, etc. Mais le passage dans la résistance (que je connaissais davantage) est aussi bien montré.
La narration est fluide, agréable, même si ça manque parfois de densité, j’ai parfois eu l’impression qu’on passait trop rapidement sur certains évènements. Mais au final cela ne m’a pas trop frustré. En effet, il n’y a ainsi pas trop de « romancé », ça reste factuel. On découvre un Manouchian dur au mal, ayant à combattre pour vivre (ou survivre), mais plein de vie, d’amour et de passion : un homme attachant qui n’a jamais trahi ses convictions.
Et surtout, tout le reste est remarquablement complété par un dossier final extrêmement complet, sur l’immigration de l’entre-deux guerre, l’engagement des étrangers dans l’armée française, et après dans la résistance, puis la traque des résistants du groupe Manouchian par la police de Vichy et la Gestapo. Dossier complété par de très nombreux documents (photos, dernières lettres – bouleversantes, documents de la Gestapo, etc.).
Le dessin de Mako (habituel compagnon de travail de Daeninckx) est très lisible, avec un trait gras, une mise en page aérée et un rendu agréable.
Une lecture passionnante, à mettre entre toutes les mains (et dans tous les CDI).
J’ai passé vraiment un excellent moment en lisant cette série.
Cela faisait plusieurs lectures que je restais sur ma faim, trouvant les albums sympathiques à lire au mieux, ou décevants. Et j’avais besoin d’une série agréable à lire.
J’avais cette série dans mes lectures en retard, et les bonnes critiques du site m'ont incité à la lire, me faisant penser que je n’allais pas être déçu.
Et grand bien m’en a pris !
On suit les vacances d’une famille belge sur une bonne décennie (fin 60 jusqu’à début 80), avec leurs petits couacs, leurs anecdotes, leurs joies et leurs peines.
C’est merveilleusement bien écrit, il faut dire que Zidrou ne me déçoit que très rarement dans ce qu’il propose.
Très vite je me suis attaché aux personnages, à cette famille, que l’on voit grandir, passer de l’enfance à l’adolescence, le jeune couple de parents que l’on voit vieillir, avec leurs doutes et difficultés au sein de leur relation.
C’est véritablement une chronique de la vie de famille tout ce qu’il y a de plus classique, mais la narration est telle que l’on est happé dans son quotidien. Et d’album en album, on se prend au jeu, aux running gags, à la personnalité des protagonistes, très vite on apprend à les connaître, presque de manière intime, on a l’impression de faire partie de cette petite famille.
Les références culturelles sont excellentes et ancrent bien le récit dans le temps de la narration, à travers des paroles de chansons, des événements marquants.
Immanquablement on repense à nos propres souvenirs d’enfants, aux souvenirs que l’on offre à nos enfants ou à ceux qu’on leur a offerts.
Le dessin est très lumineux, très expressif et détaillé, et colle parfaitement au récit.
Je n’avais lu que La Mondaine de Lafebre et son trait a considérablement progressé depuis, c’est un vrai plaisir à constater.
Un vrai coup de cœur pour cette série, qui me semble terminée au 6ème album. (Une intégrale est sortie en juin 2022).
Un véritable hommage à la vie de famille et aux vacances d’été, qui nous rappelle que ces moments sont éphémères, bien trop courts, et qu’il faut savoir les savourer, aussi bien en tant qu’enfant qu’en tant que parent, avant qu’ils ne deviennent que des souvenirs.
Je recommande vivement.
Ce comics est tout sauf une histoire de super-héros. Il se rapproche davantage au roman graphique.
Pour commencer, Daredevil a un rôle mineur dans cette histoire (seulement quelques planches), tout comme le Caïd. Par contre, Wolverine aura un rôle important dans la seconde partie du récit.
C'est bien Maya Lopez, alias Echo, qui en est la vedette. Je découvre ce personnage avec cette BD, elle fait sa première apparition dans Daredevil (vol 2) #9 en 1999 avec Joe Quesada au dessin et David Mack au scénario. Elle est amérindienne et sourde, ce qui n'est pas courant dans le monde des super-héros. Elle a la particularité d'avoir des réflexes photographiques ce qui lui permet d'assimiler et de reproduire tout ce qu'elle voit, des techniques de combat à jouer du piano.
Echo doit renouer avec son passé pour donner un sens à sa vie, et la culture amérindienne sera au centre de l'histoire. On va suivre le cheminement de sa quête d'identité.
Rien de révolutionnaire donc, mais la réalisation est hors norme !
David Mack est à la baguette et il va bousculer tous les codes de la narration.
D'abord le texte, aidé du langage des signes, il n'est pas seulement dans les bulles, il est partout, il vous faudra même retourner la BD pour le lire. Ensuite le dessin, plusieurs styles graphiques, tous maîtrisés et magnifiques, il peut changer d'une planche à l'autre et même d'une case à l'autre, de même pour la colorisation qui suit l'évolution du dessin. Et enfin, une mise en page éclatée. Mais rien n'est gratuit, on est ainsi au plus proche de l'introspection d'Echo, de ses émotions.
Un récit dense qui joue sur l'identité amérindienne, la différence, le spirituel avec la quête hallucinogène d'Echo, mais aussi sur les langages à travers la gestuelle, la musique et la peinture, d'ailleurs de nombreuses cases vous feront penser à des peintres célèbres : Gustav Klimt, Pablo Picasso ou Vincent van Gogh entre autres.
Du très grand art.
Les expérimentations de David Mack ne feront pas l'unanimité, mais ce comics est une formidable porte d'entrée pour découvrir le génie de cet artiste.
Et comme le dit si bien Ems ci-dessous : cette œuvre ne se lit pas, elle se ressent.
Gros coup de cœur.
"Tu es le shaman d'une tribu sans frontières".
Juste un petit rappel : la seconde partie est parue (j'entends beaucoup sur France-Culture : "a" paru qui est sensé exprimer l'exceptionnalité de la chose, mais m'agace considérablement, vu que l'exception se répète à chaque heure de la programmation) et continue dans la même veine, je n'ai pas grand chose à ajouter sur mon premier avis qui étais déjà très long.
Lorsqu'on aime un album, c'est souvent parce qu'il se relie à notre histoire par un biais ou un autre. Et souvent par plusieurs. C'est donc délicat de parler du livre sans parler de soi ... Et risquer d'être ennuyeux.
Pour ceux qui ne sauraient pas qui est Celeste Albaret, c'était la gouvernante d'un écrivain dandy et exceptionnel : Marcel Proust. Il est resté au lit une bonne partie de sa courte vie et y a écrit une série psychologique et sociale sur le "monde" parisien du début du XXème siècle : La recherche du temps perdu. Il y décrit les salons parisiens, avec leurs hiérarchies de valeurs qui évoluent au fil du temps et des évolutions géopolitiques (première guerre mondiale notamment) au fil des mariages, des réussites et des échecs de chaque personnage. Son tableau navigue entre le portrait intérieur depuis l'enfance, en passant par l'adolescence du héros, jusqu'à la moquerie, pince sans rire, devant le ridicule passager des conventions sociales. On ne sait jamais vraiment s'il raconte sa vie ou s'il la réinvente complètement. Certains trouvent ce monde bien éloigné du nôtre mais en fait il y décrit aussi ce que chacun peut expérimenter en arrivant dans un groupe social donné, ses difficultés à y trouver sa place, à former un couple, à expérimenter des élans affectifs, qui s'avèrent aussi intenses que fluctuants et douloureux, il y explore les stratégies des personnages pour avancer dans la vie et vieillir, en se fatiguant, en s'accomplissant, en se compromettant, en se réinventant, en restant égal à soi-même. Bref toute une palette d'outils pour affronter la vie qui m'ont été fort utiles et m'ont accompagnés à chaque moment délicat.
J'ai donc lu "La recherche du temps perdu", d'abord sur l'invitation de ma mère qui en faisait grand cas et m'avait offert le premier tome illustré dans une collection grand format de Gallimard, puis les tomes suivant au long de mes études. Puis "le temps retrouvé", dernier tome, au moment où moi-même je revenais dans un monde que j'avais quitté (comme le narrateur Marcel du roman) en tant que professeure là où j'avais été étudiante (alors que Marcel revenait comme écrivain, là où il n'avait été qu'un jeune homme prometteur parmi d'autres).
Bref si vous avez aimé "La recherche", vous serez forcément curieux d'approcher la gouvernante de Marcel, qui apparait tout au long du roman à épisodes, et vous ne serez pas déçu.
Chloé Cruchaudet m'avait impressionnée dans Mauvais genre, et c'est par cet avis que j'ai sauté le pas, et commencé ma collaboration à BDthèque, c'est dire si le deuxième fil est solide. Sa délicatesse dans le dessin comme dans le propos, l'étonnement frais qu'elle réussit toujours à créer devant chaque nouvelle situation, continue la précision psychologique de Proust mais avec un rythme beaucoup plus fluide et léger. Là où Marcel ne sait pas lâcher le fil de sa pensée, et rajoute sans cesse de nouvelles propositions qui précisent le propos jusqu'à nous perdre (quelle était la proposition principale, et y en avait-il une, d'ailleurs ?) Chloé Cruchaudet avance par petits faits quotidiens et inattendus à la fois, qui font percevoir le snobisme inventif de son maître, sans s'attacher à sa pensée. Céleste est une fille simple et ouverte à toute les excentricités de Marcel. Elle ne le juge jamais, et sa fantaisie est si divertissante pour elle , et si loin de la bonhomie simple de son mari, qu'on sent qu'elle penche vers un amour platonique que Marcel n'a pas envie de prendre en considération.
Chaque case est une tache de lavis, dans des couleurs peu réalistes, (violet, rose, turquoise...) où le fil conducteur est le visage lunaire de Céleste, jeune dans ses souvenirs ou vieille devant les antiquaires qui viennent lui tirer les vers du nez...
L’ambiguïté abordée dans Mauvais genre est sans doute continuée dans cette dévotion de Céleste pour un homme si "féminin" : fin de constitution, frileux et fragile, soucieux de propreté, de la finesse des tissus de ses mouchoirs... Et Celeste elle-même, qui ne sait pas faire la cuisine, n'aime pas particulièrement les toilettes, mais fait preuve de sens pratique pour ajouter les paperoles de Marcel à son manuscrit : ce sont deux prototypes humains, qui ne rentrent pas vraiment dans les cases prévues.
Bref si vous n'avez pas lu "La recherche", c'est peut-être la bonne porte pour y entrer... et en tout cas c'est un bon moment de lecture, drôle et frais.
J'ai longtemps été frustré car ma bibliothèque municipale ne possédait que le tome 1 de la série. L'excellent avis de Gruizzli m'a décidé à acheter l'intégrale et je ne le regrette pas.
J'ai été soulagé que l'intégrale conserve le superbe avant-propos de Claudio Strinati qui nous ouvre à une lecture intelligente du diptyque de Manara.
Comme le souligne Gruizzli, Manara nous propose bien plus qu'une biographie universitaire et savante de la vie du Maître. Manara nous propose une sorte de connexion vivante entre lui et son illustre devancier de 400 ans son aîné.
C'est l'artiste incarné qui vit sous les magnifiques traits du peintre (lequel ?) avec sa violence créatrice qu'il puise dans son temps mais aussi dans une image supérieure qui touche au sacré. Manara nous fait parfaitement voir comment le vulgaire de son temps (la catin, la prison, la brute, le vieillard) peut se transformer sous un éclairage que l'artiste est seul à percevoir en image de la Grâce.
On sent une profonde réflexion intérieure chez Manara, artiste d'une beauté féminine incorruptible malgré la pestilence du monde qui l'entoure.
Le scénario coule de source et n'a que se laisser porter par une vie aussi féconde en aventures, en créations et en dramaturgies.
Le graphisme de Manara donne le meilleur de lui-même à la fois en hommage au Maître de la Renaissance à travers les nombreuses répliques de ses oeuvres mais aussi dans les décors somptueux de Rome, Naples ou Malte avec les ambiances qui y correspondent.
Si Manara nous présente un art sacré éblouissant de lumière et de spiritualité dans une approche presque catéchistique, il n'oublie pas de rendre un vibrant hommage à son art profane à travers les merveilleux portraits féminins et masculins aux poses érotiques et langoureuses. C'est l'amalgame de ces deux représentations qui donne vie à ce monde de beauté.
Chaque case rend le récit plus crédible au fur et à mesure de la lecture.
Une oeuvre remarquable qui m'a fait vibrer intensément.
Une fois encore, Jean Dytar aura réussi à nous surprendre avec ces « Illuminés ». En s’associant avec LF Bollée pour le scénario, déjà connu pour quelques beaux albums parus ces dernières années (La Bombe, Terra Australis…), il s’attaque à un épisode de la vie de ces trois écorchés vifs qui avaient la poésie chevillée au corps et à l’âme. Rimbaud, parti vers des contrées lointaines, avait abandonné un célèbre manuscrit pas encore publié et auréolé de mystère, « Les Illuminations », un document maudit qui semblait encombrer ses deux amis. Si l’on connaît Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, notamment à travers leur liaison à la fois fusionnelle et toxique, on connaît moins bien Germain Nouveau, qui figure pourtant ici comme l’un des membres à part entière du trio. D’une moindre notoriété que les deux autres, celui-ci n’en était pas moins un poète talentueux et digne d’intérêt, mais il a eu quelque peu tendance à se faire oublier, et on va comprendre pourquoi à la lecture de l’album.
Cette biographie triangulaire coche toutes les cases d’une œuvre réussie, à commencer par le format de narration très original. Le pari était risqué de dérouler plusieurs fils narratifs cote à cote (deux ou trois en fonction des passages, centrés sur chacun des poètes), mais les auteurs ont su éviter la confusion grâce à différents codes couleur, s’en tenant à une structure de mise en page basique. Et contre toute attente, cela fonctionne à merveille. La lecture est d’une fluidité impeccable, avec, double trouvaille, des correspondances ponctuelles entre les différents fils, certaines évidentes (exemple p.110), d’autres plus suggérées pour la participation active du lecteur. C’est extrêmement bien vu voire addictif !
Quant au dessin, il faudra se réfréner pour ne pas tomber dans un éloge par trop déraisonnable ! Jean Dytar, véritable explorateur graphique et conteur hors pair, nous a prouvé son talent de caméléon créatif avec ses albums précédents. Il adopte ici un style réaliste, avec une technique au fusain et des tonalités sepia évoquant des œuvres du XIXe siècle. Si l’on apprécie les portraits des trois hommes, très ressemblants, on restera admiratifs devant les paysages naturels et les scènes urbaines : Londres s’estompant sous le « fog » des usines, le Pont neuf étincelant sous un féérique croissant de lune, un jardin bruxellois fantomatique dans la brume nocturne, ou encore un navire voguant sur une mer exotique. C’est tout simplement superbe !
Les doubles pages itératives du porche de la cathédrale d’Aix-en-Provence inaugurant chaque chapitre et la fin de l’album donnent à penser que les auteurs ont cherché en quelque sorte à réhabiliter cet artiste méconnu qu’était Germain Nouveau — une telle approche étant à l’évidence moins justifiée pour Verlaine et Rimbaud. Et nous, lecteurs, sommes heureux de faire connaissance avec ce poète qui ne voulut jamais être publié de son vivant et termina sa vie en clochard céleste dans sa Provence bien aimée. Finalement, ne serait-ce pas lui, Nouveau, le véritable poète ?
« Les Illuminés » restera comme une des œuvres marquantes de cette année 2023, parvenant à allier modernité et intemporalité. Jean Dytar se révèle au fil de ses publications comme un artiste qui compte sans calculer, un artiste-conteur à qui l’audace graphique réussit à tous les coups. L’auteur de Florida et du « Sourire des marionnettes » est de la race des artisans-bâtisseurs avec ce je-ne-sais-quoi de médiéval, un peu hors du temps, construisant patiemment une palette d’univers très différents assortie à un propos toujours passionnant.
Voila un bon gros pavé (392 planches) entre thriller et fantastique comme je les aime et une des très belles découvertes de 2023.
Le premier chapitre, bien qu’assez dérangeant, reste très classique dans son déroulé. La suite se révèlera tortueuse à souhait, pleine de faux-semblants, l’auteur jouera du début à la fin sur la réalité des situations. Le lecteur va affronter ce challenge permanent, d’apprivoiser les personnages, leurs enjeux et d’essayer d’éclaircir les fils de ce récit (bien aidé par les différentes propositions de dessin/couleurs qui aident à la temporalité et à la compréhension).
Le jeu en vaut la chandelle car le scénario se veut particulièrement malin et abouti. Une deuxième lecture (au moins) est d’ailleurs souhaitable pour apprécier pleinement ce livre. Pas étonnant qu’il ait fallu environ neuf ans à l’auteur pour le ficeler.
Certains citent Lynch ou Cronenberg coté ressemblance/influence, je confirme, on n’en est pas très loin même si la fin que je trouve résolument optimiste diffère du ton que j’associe à ces deux auteurs.
Un bijou indé destiné à devenir culte.
Note Réelle: 04.5/5
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Bobigny 1972
En 1972 a eu lieu un procès dont le sujet, les débats et la conclusion ont eu un impact énorme sur la société française depuis cinq décennies. Ce procès n'était pas seulement celui de Marie-Claire Chevalier, qui a avorté à la suite d'un viol, et de sa mère, pénalement responsable pour elle, mais aussi celui d'une loi inique, celle de 1920 condamnant toute femme ayant recours à l'avortement à une peine de prison. En 1971, lorsque Marie-Claire et sa mère sont arrêtées, 343 femmes, célèbres et anonymes, sont sortie du bois, pour affirmer qu'elles aussi ont dû avorter (plusieurs fois pour certaines), comme des milliers, des centaines de milliers de femmes (on parlait alors de 500 000 à UN MILLION d'avortements par an dans le pays). Sous l'impulsion de l'association Choisir (qui existe toujours) ces femmes et des milliers d'autres qui manifestent dans la rue refusent que cette situation perdure, que les hommes dictent leur volonté, prennent le contrôle de leur corps. Le procès de Marie-Claire et sa mère Michèle n'est pas le premier du genre, mais l'avocate Gisèle Halimi, co-fondatrice de Choisir, est déterminée à faire de ce procès, tellement exemplaire, celui qui fera basculer l'opinion publique et le législateur dans une nouvelle phase de leur histoire. Marie Bardiaux-Vaïente, historienne et scénariste passionnée par toutes les questions liées à la liberté individuelle et elle-même personnellement concernée par le sujet, a donc décidé, cinquante ans après les faits, de raconter ce moment crucial de notre Histoire. Elle a consulté pour cela de nombreux documents et témoignages, et tenté de retranscrire au mieux les différentes phases de cette affaire. Ainsi, même si Marie-Claire, sa mère et Me Halimi sont au centre de l'histoire, de nombreuses autres personnalités, comme Delphine Seyrig, à l'aura incroyable, Simone Veil, qui a porté au Parlement la loi légalisant l'IVG en tant que Ministre de la Santé, ou encore Françoise Giroud, journaliste qui fait fi des demandes de confidentialité du président du tribunal, sont-elles présentes. On pourra citer également Michel Rocard, qui a porté le projet de loi, ou le prix Nobel de médecine, parmi les personnages masculins. Le récit fait bien sûr la part belle aux interrogatoires et plaidoiries qui ont émaillé le procès, mais n'est pas avare de scènes intimistes, de scènes de mobilisations dans la rue, afin de retranscrire non seulement l'ambiance de l'époque, mais aussi de saisir à quel point les femmes -pauvres, de surcroît, une injustice supplémentaire soulevée par Gisèle Halimi durant le procès- ont pu souffrir physiquement, moralement, socialement, économiquement de tout ça. Le résultat est tétanisant. Certains passages, parmi les intimistes, m'ont serré le cœur. Parce qu'ils synthétisent parfaitement tout ça. Cette souffrance, cette injustice. Pendant le procès, ce sont quatre femmes (en plus de la mère et de la fille, sur le banc des accusées se trouvent également celle qui a pratiqué l'avortement et l'amie qui les a mises en relation) face à quatre hommes. Si le procureur fait preuve de veulerie, d'obscurantisme et de machisme, le juge principal a quant à lui, comme il se doit bien sûr, pris ses responsabilités et fait preuve de discernement et laissé l'avocate dérouler ses arguments, interrogé les accusées et les témoins, les experts. Bien sûr nous n'avons pas l'intégralité des débats, qui peuvent facilement se retrouver si on souhaite approfondir. Le travail graphique de Carole Maurel est remarquable. Chaque case est ciselée, travaillée pour avoir un impact maximal sur le lectorat. Il y a des moments de silence, qui se passent de paroles, tant l'intensité des regards, des attitudes, est forte. Lors de scènes traumatisantes, les ambiances se font plus glaçantes, souvent en noir et blanc, avec quelques effets graphiques mais sans en faire trop. Indispensable.
Le Combat d'Henry Fleming
Stephen Crane est un écrivain, poète et journaliste américain de la fin du 19e siècle rendu célèbre par son roman publié en 1895, The Red Badge of Courage, traduit en français sous le titre La Conquête du courage. Considérée comme une œuvre fondatrice de la littérature américaine moderne, elle se déroule durant la Guerre de Sécession et raconte le parcours d'une jeune recrue lors de sa première grande bataille. Loin d'être une fresque épique de guerre avec cartes et descriptions des mouvements de troupe et de qui sont les vainqueurs et les perdants, c'est avant tout une plongée dans les affres de l'esprit d'un soldat et de la peur qu'il ressent face au combat. Le jeune Henry Fleming s'est en effet engagé volontairement et, n'ayant jamais connu de vraie bataille, il s'interroge sur comment il va l'appréhender et se demande s'il va être tenté de déserter comme d'autres l'ont fait auparavant. Ayant rejoint un régiment de bleusailles, aucune autre recrue de ses amis ne sait répondre à ses interrogations. Et c'est tous ensemble qu'ils vont constater comment ils vont réagir une fois véritablement confrontés à l'horreur de la guerre. Steve Cuzor met ce récit en image de superbe manière. Il avait déjà fait la preuve de son talent pour représenter des scènes historiques américaines dans Cinq branches de coton noir. Il renouvelle ici la prouesse dans un style toujours aussi réaliste mais un peu plus sombre, jouant davantage sur les contrastes et les ombres comme pour accentuer le sentiment d'angoisse des soldats avant la bataille. En même temps, il nous propose un festival de costumes d'époque, de décors de nature et de scènes de bataille vues par les yeux des combattants eux-mêmes. C'est visuellement superbe tout au long des 150 pages de l'album. L'histoire est prenante dès les premières pages. L'ambiance est vite posée, celle de simples recrues ignorantes des plans de leurs officiers, attendant la bataille avec un étrange mélange d'envie et de crainte. Envie de pouvoir enfin en découdre puisque c'est pour cela qu'ils se sont engagés, mais crainte aussi d'être confrontés à la terreur une fois mis face aux canons et aux charges d'ennemis sensés être plus expérimentés qu'eux. Peur aussi de finalement succomber au désir de fuir et de déserter le moment venu, et de subir l'humiliation morale et psychologique que cela implique. Le lecteur qui pourrait s'attendre à un récit épique et aventureux risque toutefois d'en être pour ses frais. Car il y aura bien des batailles, de l'action, des retournements de situation et même de l'héroïsme (ou de la folie, c'est selon), mais tout cela sera vu par les yeux d'un héros perdu en pleine guerre, aussi aveuglé par son ignorance de ce qu'il se passe réellement que par la fumée des canons, et malmené par ses propres pensées contradictoires. Thématique sans âge de l'âme humaine confrontée au danger, ce récit se révèle fort en terme de psychologie et du rendu réaliste de ce que peut être la guerre pour les simples soldats. C'est une très belle BD, un superbe objet au contenu intense sur la Guerre de Sécession et toutes les guerres en général.
Blacksad
Blacksad se démarque indéniablement en tant que chef-d'œuvre, captivant dès le premier regard avec le graphisme remarquable de Juanjo Guarnido. Chaque page est une véritable œuvre d'art, alliant harmonieusement couleurs, détails méticuleux et expressions animales étrangement humaines. L'utilisation ingénieuse des animaux anthropomorphes confère une profondeur inattendue aux personnages, chaque espèce étant habilement sélectionnée pour refléter les caractéristiques de ses membres. Le scénario de Juan Díaz Canalès s'intègre parfaitement à cette esthétique visuelle. Les enquêtes policières, bien que parfois simples, servent de toile de fond à une exploration subtile des aspects sombres de la société. Malgré des variations de qualité entre les albums, chaque opus offre une plongée immersive dans un monde où la corruption, le racisme et la violence cohabitent avec la splendeur du dessin. Cependant, quelques réserves pourraient émerger concernant la complexité des personnages. Bien que le choix des animaux anthropomorphes soit réfléchi, le développement psychologique de certains protagonistes pourrait sembler en deçà des attentes. La série, visant un large public, pourrait être critiquée pour sacrifier une profondeur narrative au profit de l'accessibilité. Je ne peux qu'applaudir la manière dont Blacksad transcende les frontières du genre. L'alliance entre le talent artistique de Guarnido et la narration entraînante de Díaz Canalès crée une expérience qui va au-delà d'une simple bande dessinée. Bien que la série puisse présenter quelques lacunes, elle reste une incontournable dans ma bibliothèque, témoignant de l'impact durable qu'elle a eu sur le monde de la bande dessinée.
Missak Manouchian - Une vie héroïque
A l’heure où la Légion d’Honneur est donnée aux copains du pouvoir (ou par cynisme à des dictateurs/acheteurs d’armement) ou, dans un tout autre registre, à l’heure où l’immigré est présenté comme un problème mettant en danger l’existence des valeurs de la France, il est bon de se replonger, comme le font les auteurs (scénariste et conseillers historiques), dans la vie et l’action d’immigrés qui, n’étant pas Français, n’en ont pas moins défendu et incarné ces valeurs, en luttant (et en donnant leur vie) contre le nazisme et ses idées (fussent-elles pétainistes). Oui, Manouchian est un héros (la République le reconnait – tardivement – puisque la prochaine panthéonisation le fera passer du côté des « grands hommes » auxquels « la patrie est reconnaissante »). Et cet album rend justice à cet homme et ses compagnons de lutte. Surtout, je l’ai trouvé très bien fait et très intéressant. Je connaissais Manouchian, son action dans la résistance (et un peu de choses sur les FTP-MOI aussi), le poème d’Aragon, la chanson de Ferré, et cette Affiche rouge, que j’utilise chaque année avec mes élèves (je n'ai pas vu les films tournés sur le sujet). Mais j’ai appris beaucoup de choses sur « l’avant », la jeunesse de Manouchian (rescapé du génocide arménien), son arrivée en France, sa passion pour la poésie, son engagement militant, etc. Mais le passage dans la résistance (que je connaissais davantage) est aussi bien montré. La narration est fluide, agréable, même si ça manque parfois de densité, j’ai parfois eu l’impression qu’on passait trop rapidement sur certains évènements. Mais au final cela ne m’a pas trop frustré. En effet, il n’y a ainsi pas trop de « romancé », ça reste factuel. On découvre un Manouchian dur au mal, ayant à combattre pour vivre (ou survivre), mais plein de vie, d’amour et de passion : un homme attachant qui n’a jamais trahi ses convictions. Et surtout, tout le reste est remarquablement complété par un dossier final extrêmement complet, sur l’immigration de l’entre-deux guerre, l’engagement des étrangers dans l’armée française, et après dans la résistance, puis la traque des résistants du groupe Manouchian par la police de Vichy et la Gestapo. Dossier complété par de très nombreux documents (photos, dernières lettres – bouleversantes, documents de la Gestapo, etc.). Le dessin de Mako (habituel compagnon de travail de Daeninckx) est très lisible, avec un trait gras, une mise en page aérée et un rendu agréable. Une lecture passionnante, à mettre entre toutes les mains (et dans tous les CDI).
Les Beaux Étés
J’ai passé vraiment un excellent moment en lisant cette série. Cela faisait plusieurs lectures que je restais sur ma faim, trouvant les albums sympathiques à lire au mieux, ou décevants. Et j’avais besoin d’une série agréable à lire. J’avais cette série dans mes lectures en retard, et les bonnes critiques du site m'ont incité à la lire, me faisant penser que je n’allais pas être déçu. Et grand bien m’en a pris ! On suit les vacances d’une famille belge sur une bonne décennie (fin 60 jusqu’à début 80), avec leurs petits couacs, leurs anecdotes, leurs joies et leurs peines. C’est merveilleusement bien écrit, il faut dire que Zidrou ne me déçoit que très rarement dans ce qu’il propose. Très vite je me suis attaché aux personnages, à cette famille, que l’on voit grandir, passer de l’enfance à l’adolescence, le jeune couple de parents que l’on voit vieillir, avec leurs doutes et difficultés au sein de leur relation. C’est véritablement une chronique de la vie de famille tout ce qu’il y a de plus classique, mais la narration est telle que l’on est happé dans son quotidien. Et d’album en album, on se prend au jeu, aux running gags, à la personnalité des protagonistes, très vite on apprend à les connaître, presque de manière intime, on a l’impression de faire partie de cette petite famille. Les références culturelles sont excellentes et ancrent bien le récit dans le temps de la narration, à travers des paroles de chansons, des événements marquants. Immanquablement on repense à nos propres souvenirs d’enfants, aux souvenirs que l’on offre à nos enfants ou à ceux qu’on leur a offerts. Le dessin est très lumineux, très expressif et détaillé, et colle parfaitement au récit. Je n’avais lu que La Mondaine de Lafebre et son trait a considérablement progressé depuis, c’est un vrai plaisir à constater. Un vrai coup de cœur pour cette série, qui me semble terminée au 6ème album. (Une intégrale est sortie en juin 2022). Un véritable hommage à la vie de famille et aux vacances d’été, qui nous rappelle que ces moments sont éphémères, bien trop courts, et qu’il faut savoir les savourer, aussi bien en tant qu’enfant qu’en tant que parent, avant qu’ils ne deviennent que des souvenirs. Je recommande vivement.
Daredevil / Echo - Quête de Vision (Daredevil - Echo)
Ce comics est tout sauf une histoire de super-héros. Il se rapproche davantage au roman graphique. Pour commencer, Daredevil a un rôle mineur dans cette histoire (seulement quelques planches), tout comme le Caïd. Par contre, Wolverine aura un rôle important dans la seconde partie du récit. C'est bien Maya Lopez, alias Echo, qui en est la vedette. Je découvre ce personnage avec cette BD, elle fait sa première apparition dans Daredevil (vol 2) #9 en 1999 avec Joe Quesada au dessin et David Mack au scénario. Elle est amérindienne et sourde, ce qui n'est pas courant dans le monde des super-héros. Elle a la particularité d'avoir des réflexes photographiques ce qui lui permet d'assimiler et de reproduire tout ce qu'elle voit, des techniques de combat à jouer du piano. Echo doit renouer avec son passé pour donner un sens à sa vie, et la culture amérindienne sera au centre de l'histoire. On va suivre le cheminement de sa quête d'identité. Rien de révolutionnaire donc, mais la réalisation est hors norme ! David Mack est à la baguette et il va bousculer tous les codes de la narration. D'abord le texte, aidé du langage des signes, il n'est pas seulement dans les bulles, il est partout, il vous faudra même retourner la BD pour le lire. Ensuite le dessin, plusieurs styles graphiques, tous maîtrisés et magnifiques, il peut changer d'une planche à l'autre et même d'une case à l'autre, de même pour la colorisation qui suit l'évolution du dessin. Et enfin, une mise en page éclatée. Mais rien n'est gratuit, on est ainsi au plus proche de l'introspection d'Echo, de ses émotions. Un récit dense qui joue sur l'identité amérindienne, la différence, le spirituel avec la quête hallucinogène d'Echo, mais aussi sur les langages à travers la gestuelle, la musique et la peinture, d'ailleurs de nombreuses cases vous feront penser à des peintres célèbres : Gustav Klimt, Pablo Picasso ou Vincent van Gogh entre autres. Du très grand art. Les expérimentations de David Mack ne feront pas l'unanimité, mais ce comics est une formidable porte d'entrée pour découvrir le génie de cet artiste. Et comme le dit si bien Ems ci-dessous : cette œuvre ne se lit pas, elle se ressent. Gros coup de cœur. "Tu es le shaman d'une tribu sans frontières".
Celeste
Juste un petit rappel : la seconde partie est parue (j'entends beaucoup sur France-Culture : "a" paru qui est sensé exprimer l'exceptionnalité de la chose, mais m'agace considérablement, vu que l'exception se répète à chaque heure de la programmation) et continue dans la même veine, je n'ai pas grand chose à ajouter sur mon premier avis qui étais déjà très long. Lorsqu'on aime un album, c'est souvent parce qu'il se relie à notre histoire par un biais ou un autre. Et souvent par plusieurs. C'est donc délicat de parler du livre sans parler de soi ... Et risquer d'être ennuyeux. Pour ceux qui ne sauraient pas qui est Celeste Albaret, c'était la gouvernante d'un écrivain dandy et exceptionnel : Marcel Proust. Il est resté au lit une bonne partie de sa courte vie et y a écrit une série psychologique et sociale sur le "monde" parisien du début du XXème siècle : La recherche du temps perdu. Il y décrit les salons parisiens, avec leurs hiérarchies de valeurs qui évoluent au fil du temps et des évolutions géopolitiques (première guerre mondiale notamment) au fil des mariages, des réussites et des échecs de chaque personnage. Son tableau navigue entre le portrait intérieur depuis l'enfance, en passant par l'adolescence du héros, jusqu'à la moquerie, pince sans rire, devant le ridicule passager des conventions sociales. On ne sait jamais vraiment s'il raconte sa vie ou s'il la réinvente complètement. Certains trouvent ce monde bien éloigné du nôtre mais en fait il y décrit aussi ce que chacun peut expérimenter en arrivant dans un groupe social donné, ses difficultés à y trouver sa place, à former un couple, à expérimenter des élans affectifs, qui s'avèrent aussi intenses que fluctuants et douloureux, il y explore les stratégies des personnages pour avancer dans la vie et vieillir, en se fatiguant, en s'accomplissant, en se compromettant, en se réinventant, en restant égal à soi-même. Bref toute une palette d'outils pour affronter la vie qui m'ont été fort utiles et m'ont accompagnés à chaque moment délicat. J'ai donc lu "La recherche du temps perdu", d'abord sur l'invitation de ma mère qui en faisait grand cas et m'avait offert le premier tome illustré dans une collection grand format de Gallimard, puis les tomes suivant au long de mes études. Puis "le temps retrouvé", dernier tome, au moment où moi-même je revenais dans un monde que j'avais quitté (comme le narrateur Marcel du roman) en tant que professeure là où j'avais été étudiante (alors que Marcel revenait comme écrivain, là où il n'avait été qu'un jeune homme prometteur parmi d'autres). Bref si vous avez aimé "La recherche", vous serez forcément curieux d'approcher la gouvernante de Marcel, qui apparait tout au long du roman à épisodes, et vous ne serez pas déçu. Chloé Cruchaudet m'avait impressionnée dans Mauvais genre, et c'est par cet avis que j'ai sauté le pas, et commencé ma collaboration à BDthèque, c'est dire si le deuxième fil est solide. Sa délicatesse dans le dessin comme dans le propos, l'étonnement frais qu'elle réussit toujours à créer devant chaque nouvelle situation, continue la précision psychologique de Proust mais avec un rythme beaucoup plus fluide et léger. Là où Marcel ne sait pas lâcher le fil de sa pensée, et rajoute sans cesse de nouvelles propositions qui précisent le propos jusqu'à nous perdre (quelle était la proposition principale, et y en avait-il une, d'ailleurs ?) Chloé Cruchaudet avance par petits faits quotidiens et inattendus à la fois, qui font percevoir le snobisme inventif de son maître, sans s'attacher à sa pensée. Céleste est une fille simple et ouverte à toute les excentricités de Marcel. Elle ne le juge jamais, et sa fantaisie est si divertissante pour elle , et si loin de la bonhomie simple de son mari, qu'on sent qu'elle penche vers un amour platonique que Marcel n'a pas envie de prendre en considération. Chaque case est une tache de lavis, dans des couleurs peu réalistes, (violet, rose, turquoise...) où le fil conducteur est le visage lunaire de Céleste, jeune dans ses souvenirs ou vieille devant les antiquaires qui viennent lui tirer les vers du nez... L’ambiguïté abordée dans Mauvais genre est sans doute continuée dans cette dévotion de Céleste pour un homme si "féminin" : fin de constitution, frileux et fragile, soucieux de propreté, de la finesse des tissus de ses mouchoirs... Et Celeste elle-même, qui ne sait pas faire la cuisine, n'aime pas particulièrement les toilettes, mais fait preuve de sens pratique pour ajouter les paperoles de Marcel à son manuscrit : ce sont deux prototypes humains, qui ne rentrent pas vraiment dans les cases prévues. Bref si vous n'avez pas lu "La recherche", c'est peut-être la bonne porte pour y entrer... et en tout cas c'est un bon moment de lecture, drôle et frais.
Le Caravage
J'ai longtemps été frustré car ma bibliothèque municipale ne possédait que le tome 1 de la série. L'excellent avis de Gruizzli m'a décidé à acheter l'intégrale et je ne le regrette pas. J'ai été soulagé que l'intégrale conserve le superbe avant-propos de Claudio Strinati qui nous ouvre à une lecture intelligente du diptyque de Manara. Comme le souligne Gruizzli, Manara nous propose bien plus qu'une biographie universitaire et savante de la vie du Maître. Manara nous propose une sorte de connexion vivante entre lui et son illustre devancier de 400 ans son aîné. C'est l'artiste incarné qui vit sous les magnifiques traits du peintre (lequel ?) avec sa violence créatrice qu'il puise dans son temps mais aussi dans une image supérieure qui touche au sacré. Manara nous fait parfaitement voir comment le vulgaire de son temps (la catin, la prison, la brute, le vieillard) peut se transformer sous un éclairage que l'artiste est seul à percevoir en image de la Grâce. On sent une profonde réflexion intérieure chez Manara, artiste d'une beauté féminine incorruptible malgré la pestilence du monde qui l'entoure. Le scénario coule de source et n'a que se laisser porter par une vie aussi féconde en aventures, en créations et en dramaturgies. Le graphisme de Manara donne le meilleur de lui-même à la fois en hommage au Maître de la Renaissance à travers les nombreuses répliques de ses oeuvres mais aussi dans les décors somptueux de Rome, Naples ou Malte avec les ambiances qui y correspondent. Si Manara nous présente un art sacré éblouissant de lumière et de spiritualité dans une approche presque catéchistique, il n'oublie pas de rendre un vibrant hommage à son art profane à travers les merveilleux portraits féminins et masculins aux poses érotiques et langoureuses. C'est l'amalgame de ces deux représentations qui donne vie à ce monde de beauté. Chaque case rend le récit plus crédible au fur et à mesure de la lecture. Une oeuvre remarquable qui m'a fait vibrer intensément.
Les Illuminés
Une fois encore, Jean Dytar aura réussi à nous surprendre avec ces « Illuminés ». En s’associant avec LF Bollée pour le scénario, déjà connu pour quelques beaux albums parus ces dernières années (La Bombe, Terra Australis…), il s’attaque à un épisode de la vie de ces trois écorchés vifs qui avaient la poésie chevillée au corps et à l’âme. Rimbaud, parti vers des contrées lointaines, avait abandonné un célèbre manuscrit pas encore publié et auréolé de mystère, « Les Illuminations », un document maudit qui semblait encombrer ses deux amis. Si l’on connaît Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, notamment à travers leur liaison à la fois fusionnelle et toxique, on connaît moins bien Germain Nouveau, qui figure pourtant ici comme l’un des membres à part entière du trio. D’une moindre notoriété que les deux autres, celui-ci n’en était pas moins un poète talentueux et digne d’intérêt, mais il a eu quelque peu tendance à se faire oublier, et on va comprendre pourquoi à la lecture de l’album. Cette biographie triangulaire coche toutes les cases d’une œuvre réussie, à commencer par le format de narration très original. Le pari était risqué de dérouler plusieurs fils narratifs cote à cote (deux ou trois en fonction des passages, centrés sur chacun des poètes), mais les auteurs ont su éviter la confusion grâce à différents codes couleur, s’en tenant à une structure de mise en page basique. Et contre toute attente, cela fonctionne à merveille. La lecture est d’une fluidité impeccable, avec, double trouvaille, des correspondances ponctuelles entre les différents fils, certaines évidentes (exemple p.110), d’autres plus suggérées pour la participation active du lecteur. C’est extrêmement bien vu voire addictif ! Quant au dessin, il faudra se réfréner pour ne pas tomber dans un éloge par trop déraisonnable ! Jean Dytar, véritable explorateur graphique et conteur hors pair, nous a prouvé son talent de caméléon créatif avec ses albums précédents. Il adopte ici un style réaliste, avec une technique au fusain et des tonalités sepia évoquant des œuvres du XIXe siècle. Si l’on apprécie les portraits des trois hommes, très ressemblants, on restera admiratifs devant les paysages naturels et les scènes urbaines : Londres s’estompant sous le « fog » des usines, le Pont neuf étincelant sous un féérique croissant de lune, un jardin bruxellois fantomatique dans la brume nocturne, ou encore un navire voguant sur une mer exotique. C’est tout simplement superbe ! Les doubles pages itératives du porche de la cathédrale d’Aix-en-Provence inaugurant chaque chapitre et la fin de l’album donnent à penser que les auteurs ont cherché en quelque sorte à réhabiliter cet artiste méconnu qu’était Germain Nouveau — une telle approche étant à l’évidence moins justifiée pour Verlaine et Rimbaud. Et nous, lecteurs, sommes heureux de faire connaissance avec ce poète qui ne voulut jamais être publié de son vivant et termina sa vie en clochard céleste dans sa Provence bien aimée. Finalement, ne serait-ce pas lui, Nouveau, le véritable poète ? « Les Illuminés » restera comme une des œuvres marquantes de cette année 2023, parvenant à allier modernité et intemporalité. Jean Dytar se révèle au fil de ses publications comme un artiste qui compte sans calculer, un artiste-conteur à qui l’audace graphique réussit à tous les coups. L’auteur de Florida et du « Sourire des marionnettes » est de la race des artisans-bâtisseurs avec ce je-ne-sais-quoi de médiéval, un peu hors du temps, construisant patiemment une palette d’univers très différents assortie à un propos toujours passionnant.
Ultrasons
Voila un bon gros pavé (392 planches) entre thriller et fantastique comme je les aime et une des très belles découvertes de 2023. Le premier chapitre, bien qu’assez dérangeant, reste très classique dans son déroulé. La suite se révèlera tortueuse à souhait, pleine de faux-semblants, l’auteur jouera du début à la fin sur la réalité des situations. Le lecteur va affronter ce challenge permanent, d’apprivoiser les personnages, leurs enjeux et d’essayer d’éclaircir les fils de ce récit (bien aidé par les différentes propositions de dessin/couleurs qui aident à la temporalité et à la compréhension). Le jeu en vaut la chandelle car le scénario se veut particulièrement malin et abouti. Une deuxième lecture (au moins) est d’ailleurs souhaitable pour apprécier pleinement ce livre. Pas étonnant qu’il ait fallu environ neuf ans à l’auteur pour le ficeler. Certains citent Lynch ou Cronenberg coté ressemblance/influence, je confirme, on n’en est pas très loin même si la fin que je trouve résolument optimiste diffère du ton que j’associe à ces deux auteurs. Un bijou indé destiné à devenir culte. Note Réelle: 04.5/5