Juste un petit rappel : la seconde partie est parue (j'entends beaucoup sur France-Culture : "a" paru qui est sensé exprimer l'exceptionnalité de la chose, mais m'agace considérablement, vu que l'exception se répète à chaque heure de la programmation) et continue dans la même veine, je n'ai pas grand chose à ajouter sur mon premier avis qui étais déjà très long.
Lorsqu'on aime un album, c'est souvent parce qu'il se relie à notre histoire par un biais ou un autre. Et souvent par plusieurs. C'est donc délicat de parler du livre sans parler de soi ... Et risquer d'être ennuyeux.
Pour ceux qui ne sauraient pas qui est Celeste Albaret, c'était la gouvernante d'un écrivain dandy et exceptionnel : Marcel Proust. Il est resté au lit une bonne partie de sa courte vie et y a écrit une série psychologique et sociale sur le "monde" parisien du début du XXème siècle : La recherche du temps perdu. Il y décrit les salons parisiens, avec leurs hiérarchies de valeurs qui évoluent au fil du temps et des évolutions géopolitiques (première guerre mondiale notamment) au fil des mariages, des réussites et des échecs de chaque personnage. Son tableau navigue entre le portrait intérieur depuis l'enfance, en passant par l'adolescence du héros, jusqu'à la moquerie, pince sans rire, devant le ridicule passager des conventions sociales. On ne sait jamais vraiment s'il raconte sa vie ou s'il la réinvente complètement. Certains trouvent ce monde bien éloigné du nôtre mais en fait il y décrit aussi ce que chacun peut expérimenter en arrivant dans un groupe social donné, ses difficultés à y trouver sa place, à former un couple, à expérimenter des élans affectifs, qui s'avèrent aussi intenses que fluctuants et douloureux, il y explore les stratégies des personnages pour avancer dans la vie et vieillir, en se fatiguant, en s'accomplissant, en se compromettant, en se réinventant, en restant égal à soi-même. Bref toute une palette d'outils pour affronter la vie qui m'ont été fort utiles et m'ont accompagnés à chaque moment délicat.
J'ai donc lu "La recherche du temps perdu", d'abord sur l'invitation de ma mère qui en faisait grand cas et m'avait offert le premier tome illustré dans une collection grand format de Gallimard, puis les tomes suivant au long de mes études. Puis "le temps retrouvé", dernier tome, au moment où moi-même je revenais dans un monde que j'avais quitté (comme le narrateur Marcel du roman) en tant que professeure là où j'avais été étudiante (alors que Marcel revenait comme écrivain, là où il n'avait été qu'un jeune homme prometteur parmi d'autres).
Bref si vous avez aimé "La recherche", vous serez forcément curieux d'approcher la gouvernante de Marcel, qui apparait tout au long du roman à épisodes, et vous ne serez pas déçu.
Chloé Cruchaudet m'avait impressionnée dans Mauvais genre, et c'est par cet avis que j'ai sauté le pas, et commencé ma collaboration à BDthèque, c'est dire si le deuxième fil est solide. Sa délicatesse dans le dessin comme dans le propos, l'étonnement frais qu'elle réussit toujours à créer devant chaque nouvelle situation, continue la précision psychologique de Proust mais avec un rythme beaucoup plus fluide et léger. Là où Marcel ne sait pas lâcher le fil de sa pensée, et rajoute sans cesse de nouvelles propositions qui précisent le propos jusqu'à nous perdre (quelle était la proposition principale, et y en avait-il une, d'ailleurs ?) Chloé Cruchaudet avance par petits faits quotidiens et inattendus à la fois, qui font percevoir le snobisme inventif de son maître, sans s'attacher à sa pensée. Céleste est une fille simple et ouverte à toute les excentricités de Marcel. Elle ne le juge jamais, et sa fantaisie est si divertissante pour elle , et si loin de la bonhomie simple de son mari, qu'on sent qu'elle penche vers un amour platonique que Marcel n'a pas envie de prendre en considération.
Chaque case est une tache de lavis, dans des couleurs peu réalistes, (violet, rose, turquoise...) où le fil conducteur est le visage lunaire de Céleste, jeune dans ses souvenirs ou vieille devant les antiquaires qui viennent lui tirer les vers du nez...
L’ambiguïté abordée dans Mauvais genre est sans doute continuée dans cette dévotion de Céleste pour un homme si "féminin" : fin de constitution, frileux et fragile, soucieux de propreté, de la finesse des tissus de ses mouchoirs... Et Celeste elle-même, qui ne sait pas faire la cuisine, n'aime pas particulièrement les toilettes, mais fait preuve de sens pratique pour ajouter les paperoles de Marcel à son manuscrit : ce sont deux prototypes humains, qui ne rentrent pas vraiment dans les cases prévues.
Bref si vous n'avez pas lu "La recherche", c'est peut-être la bonne porte pour y entrer... et en tout cas c'est un bon moment de lecture, drôle et frais.
J'ai longtemps été frustré car ma bibliothèque municipale ne possédait que le tome 1 de la série. L'excellent avis de Gruizzli m'a décidé à acheter l'intégrale et je ne le regrette pas.
J'ai été soulagé que l'intégrale conserve le superbe avant-propos de Claudio Strinati qui nous ouvre à une lecture intelligente du diptyque de Manara.
Comme le souligne Gruizzli, Manara nous propose bien plus qu'une biographie universitaire et savante de la vie du Maître. Manara nous propose une sorte de connexion vivante entre lui et son illustre devancier de 400 ans son aîné.
C'est l'artiste incarné qui vit sous les magnifiques traits du peintre (lequel ?) avec sa violence créatrice qu'il puise dans son temps mais aussi dans une image supérieure qui touche au sacré. Manara nous fait parfaitement voir comment le vulgaire de son temps (la catin, la prison, la brute, le vieillard) peut se transformer sous un éclairage que l'artiste est seul à percevoir en image de la Grâce.
On sent une profonde réflexion intérieure chez Manara, artiste d'une beauté féminine incorruptible malgré la pestilence du monde qui l'entoure.
Le scénario coule de source et n'a que se laisser porter par une vie aussi féconde en aventures, en créations et en dramaturgies.
Le graphisme de Manara donne le meilleur de lui-même à la fois en hommage au Maître de la Renaissance à travers les nombreuses répliques de ses oeuvres mais aussi dans les décors somptueux de Rome, Naples ou Malte avec les ambiances qui y correspondent.
Si Manara nous présente un art sacré éblouissant de lumière et de spiritualité dans une approche presque catéchistique, il n'oublie pas de rendre un vibrant hommage à son art profane à travers les merveilleux portraits féminins et masculins aux poses érotiques et langoureuses. C'est l'amalgame de ces deux représentations qui donne vie à ce monde de beauté.
Chaque case rend le récit plus crédible au fur et à mesure de la lecture.
Une oeuvre remarquable qui m'a fait vibrer intensément.
Une fois encore, Jean Dytar aura réussi à nous surprendre avec ces « Illuminés ». En s’associant avec LF Bollée pour le scénario, déjà connu pour quelques beaux albums parus ces dernières années (La Bombe, Terra Australis…), il s’attaque à un épisode de la vie de ces trois écorchés vifs qui avaient la poésie chevillée au corps et à l’âme. Rimbaud, parti vers des contrées lointaines, avait abandonné un célèbre manuscrit pas encore publié et auréolé de mystère, « Les Illuminations », un document maudit qui semblait encombrer ses deux amis. Si l’on connaît Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, notamment à travers leur liaison à la fois fusionnelle et toxique, on connaît moins bien Germain Nouveau, qui figure pourtant ici comme l’un des membres à part entière du trio. D’une moindre notoriété que les deux autres, celui-ci n’en était pas moins un poète talentueux et digne d’intérêt, mais il a eu quelque peu tendance à se faire oublier, et on va comprendre pourquoi à la lecture de l’album.
Cette biographie triangulaire coche toutes les cases d’une œuvre réussie, à commencer par le format de narration très original. Le pari était risqué de dérouler plusieurs fils narratifs cote à cote (deux ou trois en fonction des passages, centrés sur chacun des poètes), mais les auteurs ont su éviter la confusion grâce à différents codes couleur, s’en tenant à une structure de mise en page basique. Et contre toute attente, cela fonctionne à merveille. La lecture est d’une fluidité impeccable, avec, double trouvaille, des correspondances ponctuelles entre les différents fils, certaines évidentes (exemple p.110), d’autres plus suggérées pour la participation active du lecteur. C’est extrêmement bien vu voire addictif !
Quant au dessin, il faudra se réfréner pour ne pas tomber dans un éloge par trop déraisonnable ! Jean Dytar, véritable explorateur graphique et conteur hors pair, nous a prouvé son talent de caméléon créatif avec ses albums précédents. Il adopte ici un style réaliste, avec une technique au fusain et des tonalités sepia évoquant des œuvres du XIXe siècle. Si l’on apprécie les portraits des trois hommes, très ressemblants, on restera admiratifs devant les paysages naturels et les scènes urbaines : Londres s’estompant sous le « fog » des usines, le Pont neuf étincelant sous un féérique croissant de lune, un jardin bruxellois fantomatique dans la brume nocturne, ou encore un navire voguant sur une mer exotique. C’est tout simplement superbe !
Les doubles pages itératives du porche de la cathédrale d’Aix-en-Provence inaugurant chaque chapitre et la fin de l’album donnent à penser que les auteurs ont cherché en quelque sorte à réhabiliter cet artiste méconnu qu’était Germain Nouveau — une telle approche étant à l’évidence moins justifiée pour Verlaine et Rimbaud. Et nous, lecteurs, sommes heureux de faire connaissance avec ce poète qui ne voulut jamais être publié de son vivant et termina sa vie en clochard céleste dans sa Provence bien aimée. Finalement, ne serait-ce pas lui, Nouveau, le véritable poète ?
« Les Illuminés » restera comme une des œuvres marquantes de cette année 2023, parvenant à allier modernité et intemporalité. Jean Dytar se révèle au fil de ses publications comme un artiste qui compte sans calculer, un artiste-conteur à qui l’audace graphique réussit à tous les coups. L’auteur de Florida et du « Sourire des marionnettes » est de la race des artisans-bâtisseurs avec ce je-ne-sais-quoi de médiéval, un peu hors du temps, construisant patiemment une palette d’univers très différents assortie à un propos toujours passionnant.
Voila un bon gros pavé (392 planches) entre thriller et fantastique comme je les aime et une des très belles découvertes de 2023.
Le premier chapitre, bien qu’assez dérangeant, reste très classique dans son déroulé. La suite se révèlera tortueuse à souhait, pleine de faux-semblants, l’auteur jouera du début à la fin sur la réalité des situations. Le lecteur va affronter ce challenge permanent, d’apprivoiser les personnages, leurs enjeux et d’essayer d’éclaircir les fils de ce récit (bien aidé par les différentes propositions de dessin/couleurs qui aident à la temporalité et à la compréhension).
Le jeu en vaut la chandelle car le scénario se veut particulièrement malin et abouti. Une deuxième lecture (au moins) est d’ailleurs souhaitable pour apprécier pleinement ce livre. Pas étonnant qu’il ait fallu environ neuf ans à l’auteur pour le ficeler.
Certains citent Lynch ou Cronenberg coté ressemblance/influence, je confirme, on n’en est pas très loin même si la fin que je trouve résolument optimiste diffère du ton que j’associe à ces deux auteurs.
Un bijou indé destiné à devenir culte.
Note Réelle: 04.5/5
Un album instructif qui nous plonge au cœur de la jungle hondurienne. Parti en repérage pour un reportage, l'auteur découvre avec effroi l'impact du trafic de drogue sur cette région sauvage. Au menu : corruption, déforestation, populations locales dépossédées de leurs terres...
L'album alterne judicieusement les passages didactiques avec des scènes davantage centrées sur l'expédition de l'auteur. L'occasion de partager avec nous son amour de la nature (Olivier Behra est ethnobotaniste de profession) au travers de planches très immersives grâce au dessin de Cyrille Meyer. L’utilisation de l’aquarelle sublime le trait, et certaines cases, en particulier celles pleine page, sont magnifiques.
Seul petit bémol, j'ai eu du mal à bien saisir tous les tenants et les aboutissants de certains passages, mais c'est peut-être davantage ma concentration que le propos qui est à mettre en cause. Une seconde lecture me semble intéressante pour mieux cerner tous les détails.
Un album très intéressant et utile, qui ne peut que nous révolter tout en nous obligeant à nous confronter à nos propres habitudes de consommation.
Oh, mais c'est très très bien ça ! Je ne m'attendais pas à une telle série et je suis franchement ravi de l'avoir lu, parce que j'adore les mythes et que j'ai grandement apprécié les œuvres de Nancy Pena (pas toutes, mais en grande partie). J'ai pu me procurer l'intégrale généreusement complété d'un lexique documenté en fin d'ouvrage, et c'est parfait !
Il y a une certaine mode aujourd'hui à la reprise de figure mythologique (principalement grecques) pour en ressortir des histoires répondant aux nouveaux enjeux de notre temps (féminisme, homosexualité, etc …), non sans un certain succès d'ailleurs (Circé et le Chant d'Achille de Madeline Miller par exemple).
A mon sens, Médée s'inscrit totalement dans cette optique : elle est une reprise de mythe grec mais se veut aussi une œuvre redonnant du sens à un personnage féminin et surtout, surtout, une incroyable remise en contexte historique de la légende. C'est sur ce point là que la série m'a convaincu définitivement : la reprise dans un contexte historique très précis, avec des explications de l'origine du mythe à la fois plausible mais surtout bien documentée pour en faire un récit historique (dans les grandes lignes). A ce niveau là, j'ai apprécié les ajouts qui renforcent la crédibilité : les grecs et les barbares, les questions de nouveautés techniques, les royaumes en guerre, les personnages mythologique qui s'inscrivent dans des réalités concrètes … J'ai senti le poids des recherches effectuées, des interactions crées mais aussi les explications que l'auteure a fourni aux mythes. Comment ceux-ci se sont crées et pourquoi, avec cette touche de poids historique qui le rend plausible.
La série est comblée avec le dessin de Nancy Pena, qui a sorti les grands moyens et ça se voit. Les dessins, les couleurs, les effets de lumière … On sent le soleil de la Méditerranée, la Grèce, la mer. Elle s'est aussi fait plaisir sur les personnages, incarnant les mythes à l'opposé de ce qu'on imagine généralement : Jason n'est pas une montagne de muscle ni un héros à l'apparence sublime, les rois sont souvent moches, gras. C'est un dessin que j'apprécie grandement et qui est magnifiquement mis en scène.
Cette série est une merveille, j'en suis sorti avec un énorme coup de cœur que je n'ai pas hésité à décerner immédiatement. La somme de travail, la réalisation, le dessin, le propos … On sent que les auteures parlent de la place des femmes dans une Grèce classique, mais sans verser dans la dénonciation absurde de notre monde. C'est aussi une très belle histoire sur la complexité d'un monde et de l'Antiquité qui s'ouvre aux nouvelles techniques. Une vraie belle découverte, je ne peux que la recommander chaudement. C'est une surprise de bout en bout, mais c'est une magnifique surprise.
Ah oui ! Cet essai chez Marvel, visiblement très pensé en amont, est une réussite pour Alan Davis tant la spécificité scénaristique de l'histoire -du Super-Héros visuellement tout ce qu'il y a de plus classique mais dont le contexte est fortement teinté de mysticisme !- complimente le style graphique de l'auteur, toujours limite entre le semi-réaliste et le romantico-décoré (je me comprends : voir les poses des héros et/ou la représentation dessinée des manifestations para-normales...).
Une famille, donc ; mais dont les liens parentaux ne sont pas ceux que l'on imagine au premier abord -ne dévoilons rien !- et qui voit ses origines très originales se perdre dans la nuit des temps... l'Amour, toujours Lui !
Une recherche manifeste quant à la création des personnages ; avec un soucis très Science-Fictionnesque assez surprenant de pousser chaque exploration des facultés extraordinaires de la famille (The Clan Destine, donc !) jusqu'au bout de leurs applications/limites et exploitations scénaristiques. Le contexte familial "recréé" permet un angle intime assez nouveau pour offrir une large palette d'idées à l'auteur et, même si son run sur le Comic est assez court, il s'en sort vraiment bien ; tout en réussissant l'exploit d'intégrer son équipe à l'univers foutraquement riche du MCG sans lui enlever un gramme de "crédibilité".
Plein de promesses (avortées, donc...) et tout plein d'antagonistes intéressants -car entre deux, comme dans la vie !- ; le tout sous-tendu par un fil rouge (le mystère autour de Vincent) qui est conclu -un poil rapidement !- lors d'un ultime épisode réalisé bien après l'arrêt de la série. Faudra que je me renseigne sur les raisons de cet abandon, d'ailleurs.
Un plaisir de lecture comparable à Excalibur ; pour peu qu'on évite les suites archi-pas belles et -surtout !- TRÈS maladroites (grotesques !) côté scénario... J'ai cru rêver BEURK.
Merci Gaston pour le post ! Je les avais zappés...
Le trait de Bonneau m'avait déjà enthousiasmé dans l'excellent roman graphique L'Étreinte, dans le beau mais moins abouti Regard d'un père. J'étais donc réceptif à ce style particulier et prêt à accueillir la tornade émotionnelle en marche, si tant est que l'on puisse être prêt à cela.
"Ceux qui me touchent" vibre d'une force brute et viscérale. Damien Marie offre un puzzle parfait à Laurent Bonneau : on suit la trajectoire d'un homme désenchanté mais non résigné, son couple certes heureux mais surtout fatigué par le travail quotidien, une fille adorée offrant une échappatoire dans l'imaginaire, et puis la nostalgie d'une jeunesse où des envies d'Art et d'absolu conviaient encore tous les possibles. Nous sommes en présence de perdants magnifiques : des femmes et des hommes broyés par un système imposant ses cadences, ses horaires infernaux, sa froideur capitaliste, sa négation du sens et de l'éthique. Ici, nulle révolte sociale et collective (grèves, manifs traditionnelles, mouvement des gilets jaunes...) comme nous le présentait Tristan Egolf dans le roman "Le Seigneur des porcheries", immanquablement à l'esprit lorsqu'il est question d'abattoirs porcins. Non, ici on épouse une trajectoire individuelle, une fuite irréfléchie capable de tout envoyer en l'air (travail, couple et niveau social) pour s'offrir une respiration désespérée, profondément humaine, artistique. S'invitent alors nos souvenirs d'un des beaux romans graphiques de l'année passée, La Dernière Reine de Rochette : les thématiques dialoguent, se répondent (rapport au monde, à la nature, à l'Art brut, dichotomie Paris/Province, quête d'absolu, l'amour magnifié).
Les illustrations de Bonneau acceptent de se présenter comme quasi-inachevées ; nul repassage à l'encre ici pour en gommer les traits de construction, elles s'offrent par touches à la manière des peintres impressionnistes, non pour en dévoiler la lumière et les couleurs mais pour ne pas en effacer le geste artistique, l'hésitation devant la feuille. Elles demeurent une perpétuelle esquisse, des fragments de vie. Cela leur confère une puissance magnifique renfermant de l'ellipse et une polysémie de sens, susceptibles d'abriter nos souvenirs de lecture et plus encore notre intime dont les thématiques aisément partagées facilitent l'identification (ici nos rêves d'enfant, nos actes manqués, les difficultés au sein de nos couples, la quête de sens au travail, la (ma)paternité, nos colères...)
On touche parfois au sublime !
Je n'ai pas hésité à mettre la note max à cet ouvrage aussi original que saisissant. La thématique de la peine de mort est assez souvent reprise mais ici Valentine Cuny-Le Callet produit une œuvre d'une grande densité qui aborde la problématique par le bon bout.
En effet la notion de degré de culpabilité est secondaire dans la question de fond sur la légitimité de la peine capitale. En évoquant plusieurs anecdotes atroces, Valentine montre qu'elle n'élude pas cet aspect. Mais le sujet se pense en nature et pas en degré. Comme elle le propose. L'autrice s'inscrit ainsi dans les pas de Victor Hugo (Claude Gueux, Les derniers jours d'un condamné) où il n'y avait aucun doute sur la culpabilité du prévenu.
Valentine place immédiatement son récit sur le plan du contraste entre l'humanité de Renaldo et l'inhumanité du système carcéral. C'est d'ailleurs paradoxal car c'est souvent un acte inhumain qui a conduit ces hommes dans le couloir de la mort mis en place par une société qui se revendique comme modèle d'humanité.
Je suis impressionné par la maturité du propos de la jeune autrice de 24 ans. Maturité dans la construction de son récit et maturité dans son graphisme où elle utilise plusieurs techniques.
Comme le souligne Valentine, cette double violence la dépasse. C'est uniquement en se réfugiant dans les différentes références artistiques qu'elle peut avancer sur son objectif sans y laisser trop de son affect.
J'ai perçu Valentine dans un constant besoin d'équilibre pour trouver la position juste vis à vis de Renaldo. C'est une problématique très connue des bénévoles associatifs dans ce type de situations où la mort est très présente. Elle ne doit pas envahir tout l'espace mais ne doit pas non plus se laisser envahir par Renaldo. Malgré sa jeunesse, je trouve que Valentine réussit admirablement bien cet exercice.
Le pavé de plus de 400 pages peut paraître un peu lourd mais cela permet à l'autrice des passages bien aboutis sur des voies de traverses comme le racisme aux USA ou certaines règles de fonctionnement du système carcéral.
Toutes les œuvres qui traitent sérieusement du monde carcéral (L'Accident de chasse, Panthers in the hole) mènent à des questionnements fondamentaux sur notre humanité. L'œuvre de Valentine Cuny-Le Callet ne déroge pas à la règle.
Une lecture exigeante et marquante d'un excellent niveau.
Une œuvre majeure de la bande dessinée.
Un grand bravo aux éditions Monsieur Toussaint Louverture pour cette anthologie et pour la qualité de ce coffret.
Lynd Ward est un précurseur du roman graphique, c'est lorsque qu'il vit en Allemagne à Leipzig où il suit une formation en gravure qu'il découvre "Le Soleil" de Frans Masereel qui aura une influence déterminante sur ses ambitions artistiques. Ce coffret reprend l'intégralité de ses six romans sans paroles, ils sont proposés dans l'ordre chronologique de création, ce qui permettra de suivre l'évolution graphique de l'artiste. Une œuvre marquée par son époque, de la crise de 1929 à l'aube de la seconde guerre mondiale. Le témoignage sur une période trouble du XX° siècle. Une narration visuelle unique, les symboles sont omniprésents, puisqu'elle permet à chaque lecteur de se l'approprier et d'en faire une interprétation personnelle même si Ward en donne les grandes lignes.
Chaque récit est suivi des mots de Lynd Ward qui nous éclairent sur le processus de création.
Mais Lynd Ward c'est aussi un peintre et de nombreuses bd pour enfants, souvent avec son épouse May McNeer à l'écriture.
Graphiquement, au début j'ai été un peu perturbé, car la dimension des gravures varie souvent d'une planche à l'autre, le choix a été fait de garder les formats originaux des gravures sur bois. Des formats différents qui, finalement, n'ont pas gêné mon plaisir de lecture. On a droit à une image par page ou plutôt d'une image par feuille, ce qui facilite la lecture. Un dessin à la grande force évocatrice, sensuel, puissant, expressif et d'une finesse époustouflante puisqu'il ne joue pas seulement sur un noir et blanc contrasté, comme Masereel, il arrive à immiscer des nuances de gris grâce la technique "La Manière Noire" pour la première fois dans l'histoire de la gravure.
Un dessin qui va évoluer de l'expressionnisme allemand anguleux à un style art déco plus doux. Des gravures qui grouillent de détails, qui jouent sur les ombres. Magnifique !
- Gods' Man (1929) _ 139 bois.
Ce livre est sorti en octobre 1929, la semaine même du krach de la bourse de New-York. L'histoire faustienne d'un artiste qui renonce à son âme contre un pinceau miraculeux. Un récit sur l'art et le pouvoir de l'argent avec en toile de fond la recherche du bonheur. Une fin inéluctable. Percutant.
4 étoiles.
- Madman's Drum (1930) _ 118 bois.
L'histoire d'un marchand d'esclaves qui vole un tambour, orné d'un visage de démon, à un homme qu'il assassine.
Un récit sur les liens familiaux, la perte d'êtres chers et l'injustice sociale avec un brin de religion. Il faut rester concentré pour bien saisir l'intrigue qui se joue au fil des pages. L'histoire la plus complexe, à mon avis, à décrypter, la narration manque de fluidité.
La couverture est issue de ce récit.
3,5 étoiles.
- Wild Pilgrimage (1932) _ 108 bois.
L'histoire d'un ouvrier d'usine qui abandonne son lieu de travail pour chercher une vie libre.
Un récit qui explore la réalité du monde extérieur et son image qui se projette dans l'esprit de chacun. Une narration qui joue sur la couleur de l'encre utilisée pour ne pas nous perdre, le noir pour la réalité et l'orange pour les fantasmes avec en filigrane le racisme. Dérangeant.
4,5 étoiles.
- Prelude to a Million Year (1933) _ 30 bois.
L'histoire d'un sculpteur qui, dans sa quête de la beauté idéale, néglige la réalité des luttes entraînant ses voisins dans les profondeurs de la grande dépression. Un regard sur la vie nombriliste d'un artiste avec en arrière plan l'injustice sociale. Poignant.
4 étoiles.
- Song Without Words (1936) _ 21 bois.
L'histoire concerne l'anxiété qu'éprouve une future mère à l'idée de mettre un enfant dans un monde sous la menace du fascisme. Une œuvre réalisée alors que l'épouse de Ward est enceinte de leur deuxième enfant. Visionnaire.
4,5 étoiles.
- Vertigo (1937) _ 230 bois.
L'histoire se déroule de 1929 à 1935 et suit trois personnages principaux : une jeune femme, un jeune homme et un vieil homme. Chacune fait l'objet d'un chapitre complet. D'abord "The girl" qui se découpe en années, puis "An elderly gentleman" en mois et enfin "The boy" en jours. Une narration maîtrisée et qui s'accélère pour mieux montrer l'impact de la grande dépression, celle-ci transpire dans ces trois vies brisées. Un chef-d'œuvre.
5 étoiles.
Une anthologie dense, novatrice et à la forte puissance narrative.
Si vous en avez l'occasion, ne vous en privez pas.
Culte et gros coup de cœur.
En France, les livres sont au même prix partout. C'est la loi !
Avec BDfugue, vous payez donc le même prix qu'avec les géants de la vente en ligne mais pour un meilleur service :
des promotions et des goodies en permanence
des réceptions en super état grâce à des cartons super robustes
une équipe joignable en cas de besoin
2. C'est plus avantageux pour nous
Si BDthèque est gratuit, il a un coût.
Pour financer le service et le faire évoluer, nous dépendons notamment des achats que vous effectuez depuis le site. En effet, à chaque fois que vous commencez vos achats depuis BDthèque, nous touchons une commission. Or, BDfugue est plus généreux que les géants de la vente en ligne !
3. C'est plus avantageux pour votre communauté
En choisissant BDfugue plutôt que de grandes plateformes de vente en ligne, vous faites la promotion du commerce local, spécialisé, éthique et indépendant.
Meilleur pour les emplois, meilleur pour les impôts, la librairie indépendante promeut l'émergence des nouvelles séries et donc nos futurs coups de cœur.
Chaque commande effectuée génère aussi un don à l'association Enfance & Partage qui défend et protège les enfants maltraités. Plus d'informations sur bdfugue.com
Pourquoi Cultura ?
La création de Cultura repose sur une vision de la culture, accessible et contributive. Nous avons ainsi considéré depuis toujours notre responsabilité sociétale, et par conviction, développé les pratiques durables et sociales. C’est maintenant au sein de notre stratégie de création de valeur et en accord avec les Objectifs de Développement Durable que nous déployons nos actions. Nous traitons avec lucidité l’impact de nos activités, avec une vision de long terme. Mais agir en responsabilité implique d’aller bien plus loin, en contribuant positivement à trois grands enjeux de développement durable.
Nos enjeux environnementaux
Nous sommes résolument engagés dans la réduction de notre empreinte carbone, pour prendre notre part dans la lutte contre le réchauffement climatique et la préservation de la planète.
Nos enjeux culturels et sociétaux
La mission de Cultura est de faire vivre et aimer la culture. Pour cela, nous souhaitons stimuler la diversité des pratiques culturelles, sources d’éveil et d’émancipation.
Nos enjeux sociaux
Nous accordons une attention particulière au bien-être de nos collaborateurs à la diversité, l’inclusion et l’égalité des chances, mais aussi à leur épanouissement, en encourageant l’expression des talents artistiques.
Votre vote
Celeste
Juste un petit rappel : la seconde partie est parue (j'entends beaucoup sur France-Culture : "a" paru qui est sensé exprimer l'exceptionnalité de la chose, mais m'agace considérablement, vu que l'exception se répète à chaque heure de la programmation) et continue dans la même veine, je n'ai pas grand chose à ajouter sur mon premier avis qui étais déjà très long. Lorsqu'on aime un album, c'est souvent parce qu'il se relie à notre histoire par un biais ou un autre. Et souvent par plusieurs. C'est donc délicat de parler du livre sans parler de soi ... Et risquer d'être ennuyeux. Pour ceux qui ne sauraient pas qui est Celeste Albaret, c'était la gouvernante d'un écrivain dandy et exceptionnel : Marcel Proust. Il est resté au lit une bonne partie de sa courte vie et y a écrit une série psychologique et sociale sur le "monde" parisien du début du XXème siècle : La recherche du temps perdu. Il y décrit les salons parisiens, avec leurs hiérarchies de valeurs qui évoluent au fil du temps et des évolutions géopolitiques (première guerre mondiale notamment) au fil des mariages, des réussites et des échecs de chaque personnage. Son tableau navigue entre le portrait intérieur depuis l'enfance, en passant par l'adolescence du héros, jusqu'à la moquerie, pince sans rire, devant le ridicule passager des conventions sociales. On ne sait jamais vraiment s'il raconte sa vie ou s'il la réinvente complètement. Certains trouvent ce monde bien éloigné du nôtre mais en fait il y décrit aussi ce que chacun peut expérimenter en arrivant dans un groupe social donné, ses difficultés à y trouver sa place, à former un couple, à expérimenter des élans affectifs, qui s'avèrent aussi intenses que fluctuants et douloureux, il y explore les stratégies des personnages pour avancer dans la vie et vieillir, en se fatiguant, en s'accomplissant, en se compromettant, en se réinventant, en restant égal à soi-même. Bref toute une palette d'outils pour affronter la vie qui m'ont été fort utiles et m'ont accompagnés à chaque moment délicat. J'ai donc lu "La recherche du temps perdu", d'abord sur l'invitation de ma mère qui en faisait grand cas et m'avait offert le premier tome illustré dans une collection grand format de Gallimard, puis les tomes suivant au long de mes études. Puis "le temps retrouvé", dernier tome, au moment où moi-même je revenais dans un monde que j'avais quitté (comme le narrateur Marcel du roman) en tant que professeure là où j'avais été étudiante (alors que Marcel revenait comme écrivain, là où il n'avait été qu'un jeune homme prometteur parmi d'autres). Bref si vous avez aimé "La recherche", vous serez forcément curieux d'approcher la gouvernante de Marcel, qui apparait tout au long du roman à épisodes, et vous ne serez pas déçu. Chloé Cruchaudet m'avait impressionnée dans Mauvais genre, et c'est par cet avis que j'ai sauté le pas, et commencé ma collaboration à BDthèque, c'est dire si le deuxième fil est solide. Sa délicatesse dans le dessin comme dans le propos, l'étonnement frais qu'elle réussit toujours à créer devant chaque nouvelle situation, continue la précision psychologique de Proust mais avec un rythme beaucoup plus fluide et léger. Là où Marcel ne sait pas lâcher le fil de sa pensée, et rajoute sans cesse de nouvelles propositions qui précisent le propos jusqu'à nous perdre (quelle était la proposition principale, et y en avait-il une, d'ailleurs ?) Chloé Cruchaudet avance par petits faits quotidiens et inattendus à la fois, qui font percevoir le snobisme inventif de son maître, sans s'attacher à sa pensée. Céleste est une fille simple et ouverte à toute les excentricités de Marcel. Elle ne le juge jamais, et sa fantaisie est si divertissante pour elle , et si loin de la bonhomie simple de son mari, qu'on sent qu'elle penche vers un amour platonique que Marcel n'a pas envie de prendre en considération. Chaque case est une tache de lavis, dans des couleurs peu réalistes, (violet, rose, turquoise...) où le fil conducteur est le visage lunaire de Céleste, jeune dans ses souvenirs ou vieille devant les antiquaires qui viennent lui tirer les vers du nez... L’ambiguïté abordée dans Mauvais genre est sans doute continuée dans cette dévotion de Céleste pour un homme si "féminin" : fin de constitution, frileux et fragile, soucieux de propreté, de la finesse des tissus de ses mouchoirs... Et Celeste elle-même, qui ne sait pas faire la cuisine, n'aime pas particulièrement les toilettes, mais fait preuve de sens pratique pour ajouter les paperoles de Marcel à son manuscrit : ce sont deux prototypes humains, qui ne rentrent pas vraiment dans les cases prévues. Bref si vous n'avez pas lu "La recherche", c'est peut-être la bonne porte pour y entrer... et en tout cas c'est un bon moment de lecture, drôle et frais.
Le Caravage
J'ai longtemps été frustré car ma bibliothèque municipale ne possédait que le tome 1 de la série. L'excellent avis de Gruizzli m'a décidé à acheter l'intégrale et je ne le regrette pas. J'ai été soulagé que l'intégrale conserve le superbe avant-propos de Claudio Strinati qui nous ouvre à une lecture intelligente du diptyque de Manara. Comme le souligne Gruizzli, Manara nous propose bien plus qu'une biographie universitaire et savante de la vie du Maître. Manara nous propose une sorte de connexion vivante entre lui et son illustre devancier de 400 ans son aîné. C'est l'artiste incarné qui vit sous les magnifiques traits du peintre (lequel ?) avec sa violence créatrice qu'il puise dans son temps mais aussi dans une image supérieure qui touche au sacré. Manara nous fait parfaitement voir comment le vulgaire de son temps (la catin, la prison, la brute, le vieillard) peut se transformer sous un éclairage que l'artiste est seul à percevoir en image de la Grâce. On sent une profonde réflexion intérieure chez Manara, artiste d'une beauté féminine incorruptible malgré la pestilence du monde qui l'entoure. Le scénario coule de source et n'a que se laisser porter par une vie aussi féconde en aventures, en créations et en dramaturgies. Le graphisme de Manara donne le meilleur de lui-même à la fois en hommage au Maître de la Renaissance à travers les nombreuses répliques de ses oeuvres mais aussi dans les décors somptueux de Rome, Naples ou Malte avec les ambiances qui y correspondent. Si Manara nous présente un art sacré éblouissant de lumière et de spiritualité dans une approche presque catéchistique, il n'oublie pas de rendre un vibrant hommage à son art profane à travers les merveilleux portraits féminins et masculins aux poses érotiques et langoureuses. C'est l'amalgame de ces deux représentations qui donne vie à ce monde de beauté. Chaque case rend le récit plus crédible au fur et à mesure de la lecture. Une oeuvre remarquable qui m'a fait vibrer intensément.
Les Illuminés
Une fois encore, Jean Dytar aura réussi à nous surprendre avec ces « Illuminés ». En s’associant avec LF Bollée pour le scénario, déjà connu pour quelques beaux albums parus ces dernières années (La Bombe, Terra Australis…), il s’attaque à un épisode de la vie de ces trois écorchés vifs qui avaient la poésie chevillée au corps et à l’âme. Rimbaud, parti vers des contrées lointaines, avait abandonné un célèbre manuscrit pas encore publié et auréolé de mystère, « Les Illuminations », un document maudit qui semblait encombrer ses deux amis. Si l’on connaît Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, notamment à travers leur liaison à la fois fusionnelle et toxique, on connaît moins bien Germain Nouveau, qui figure pourtant ici comme l’un des membres à part entière du trio. D’une moindre notoriété que les deux autres, celui-ci n’en était pas moins un poète talentueux et digne d’intérêt, mais il a eu quelque peu tendance à se faire oublier, et on va comprendre pourquoi à la lecture de l’album. Cette biographie triangulaire coche toutes les cases d’une œuvre réussie, à commencer par le format de narration très original. Le pari était risqué de dérouler plusieurs fils narratifs cote à cote (deux ou trois en fonction des passages, centrés sur chacun des poètes), mais les auteurs ont su éviter la confusion grâce à différents codes couleur, s’en tenant à une structure de mise en page basique. Et contre toute attente, cela fonctionne à merveille. La lecture est d’une fluidité impeccable, avec, double trouvaille, des correspondances ponctuelles entre les différents fils, certaines évidentes (exemple p.110), d’autres plus suggérées pour la participation active du lecteur. C’est extrêmement bien vu voire addictif ! Quant au dessin, il faudra se réfréner pour ne pas tomber dans un éloge par trop déraisonnable ! Jean Dytar, véritable explorateur graphique et conteur hors pair, nous a prouvé son talent de caméléon créatif avec ses albums précédents. Il adopte ici un style réaliste, avec une technique au fusain et des tonalités sepia évoquant des œuvres du XIXe siècle. Si l’on apprécie les portraits des trois hommes, très ressemblants, on restera admiratifs devant les paysages naturels et les scènes urbaines : Londres s’estompant sous le « fog » des usines, le Pont neuf étincelant sous un féérique croissant de lune, un jardin bruxellois fantomatique dans la brume nocturne, ou encore un navire voguant sur une mer exotique. C’est tout simplement superbe ! Les doubles pages itératives du porche de la cathédrale d’Aix-en-Provence inaugurant chaque chapitre et la fin de l’album donnent à penser que les auteurs ont cherché en quelque sorte à réhabiliter cet artiste méconnu qu’était Germain Nouveau — une telle approche étant à l’évidence moins justifiée pour Verlaine et Rimbaud. Et nous, lecteurs, sommes heureux de faire connaissance avec ce poète qui ne voulut jamais être publié de son vivant et termina sa vie en clochard céleste dans sa Provence bien aimée. Finalement, ne serait-ce pas lui, Nouveau, le véritable poète ? « Les Illuminés » restera comme une des œuvres marquantes de cette année 2023, parvenant à allier modernité et intemporalité. Jean Dytar se révèle au fil de ses publications comme un artiste qui compte sans calculer, un artiste-conteur à qui l’audace graphique réussit à tous les coups. L’auteur de Florida et du « Sourire des marionnettes » est de la race des artisans-bâtisseurs avec ce je-ne-sais-quoi de médiéval, un peu hors du temps, construisant patiemment une palette d’univers très différents assortie à un propos toujours passionnant.
Ultrasons
Voila un bon gros pavé (392 planches) entre thriller et fantastique comme je les aime et une des très belles découvertes de 2023. Le premier chapitre, bien qu’assez dérangeant, reste très classique dans son déroulé. La suite se révèlera tortueuse à souhait, pleine de faux-semblants, l’auteur jouera du début à la fin sur la réalité des situations. Le lecteur va affronter ce challenge permanent, d’apprivoiser les personnages, leurs enjeux et d’essayer d’éclaircir les fils de ce récit (bien aidé par les différentes propositions de dessin/couleurs qui aident à la temporalité et à la compréhension). Le jeu en vaut la chandelle car le scénario se veut particulièrement malin et abouti. Une deuxième lecture (au moins) est d’ailleurs souhaitable pour apprécier pleinement ce livre. Pas étonnant qu’il ait fallu environ neuf ans à l’auteur pour le ficeler. Certains citent Lynch ou Cronenberg coté ressemblance/influence, je confirme, on n’en est pas très loin même si la fin que je trouve résolument optimiste diffère du ton que j’associe à ces deux auteurs. Un bijou indé destiné à devenir culte. Note Réelle: 04.5/5
Jungle beef
Un album instructif qui nous plonge au cœur de la jungle hondurienne. Parti en repérage pour un reportage, l'auteur découvre avec effroi l'impact du trafic de drogue sur cette région sauvage. Au menu : corruption, déforestation, populations locales dépossédées de leurs terres... L'album alterne judicieusement les passages didactiques avec des scènes davantage centrées sur l'expédition de l'auteur. L'occasion de partager avec nous son amour de la nature (Olivier Behra est ethnobotaniste de profession) au travers de planches très immersives grâce au dessin de Cyrille Meyer. L’utilisation de l’aquarelle sublime le trait, et certaines cases, en particulier celles pleine page, sont magnifiques. Seul petit bémol, j'ai eu du mal à bien saisir tous les tenants et les aboutissants de certains passages, mais c'est peut-être davantage ma concentration que le propos qui est à mettre en cause. Une seconde lecture me semble intéressante pour mieux cerner tous les détails. Un album très intéressant et utile, qui ne peut que nous révolter tout en nous obligeant à nous confronter à nos propres habitudes de consommation.
Médée (Le Callet / Peña)
Oh, mais c'est très très bien ça ! Je ne m'attendais pas à une telle série et je suis franchement ravi de l'avoir lu, parce que j'adore les mythes et que j'ai grandement apprécié les œuvres de Nancy Pena (pas toutes, mais en grande partie). J'ai pu me procurer l'intégrale généreusement complété d'un lexique documenté en fin d'ouvrage, et c'est parfait ! Il y a une certaine mode aujourd'hui à la reprise de figure mythologique (principalement grecques) pour en ressortir des histoires répondant aux nouveaux enjeux de notre temps (féminisme, homosexualité, etc …), non sans un certain succès d'ailleurs (Circé et le Chant d'Achille de Madeline Miller par exemple). A mon sens, Médée s'inscrit totalement dans cette optique : elle est une reprise de mythe grec mais se veut aussi une œuvre redonnant du sens à un personnage féminin et surtout, surtout, une incroyable remise en contexte historique de la légende. C'est sur ce point là que la série m'a convaincu définitivement : la reprise dans un contexte historique très précis, avec des explications de l'origine du mythe à la fois plausible mais surtout bien documentée pour en faire un récit historique (dans les grandes lignes). A ce niveau là, j'ai apprécié les ajouts qui renforcent la crédibilité : les grecs et les barbares, les questions de nouveautés techniques, les royaumes en guerre, les personnages mythologique qui s'inscrivent dans des réalités concrètes … J'ai senti le poids des recherches effectuées, des interactions crées mais aussi les explications que l'auteure a fourni aux mythes. Comment ceux-ci se sont crées et pourquoi, avec cette touche de poids historique qui le rend plausible. La série est comblée avec le dessin de Nancy Pena, qui a sorti les grands moyens et ça se voit. Les dessins, les couleurs, les effets de lumière … On sent le soleil de la Méditerranée, la Grèce, la mer. Elle s'est aussi fait plaisir sur les personnages, incarnant les mythes à l'opposé de ce qu'on imagine généralement : Jason n'est pas une montagne de muscle ni un héros à l'apparence sublime, les rois sont souvent moches, gras. C'est un dessin que j'apprécie grandement et qui est magnifiquement mis en scène. Cette série est une merveille, j'en suis sorti avec un énorme coup de cœur que je n'ai pas hésité à décerner immédiatement. La somme de travail, la réalisation, le dessin, le propos … On sent que les auteures parlent de la place des femmes dans une Grèce classique, mais sans verser dans la dénonciation absurde de notre monde. C'est aussi une très belle histoire sur la complexité d'un monde et de l'Antiquité qui s'ouvre aux nouvelles techniques. Une vraie belle découverte, je ne peux que la recommander chaudement. C'est une surprise de bout en bout, mais c'est une magnifique surprise.
ClanDestine - Réunion de famille
Ah oui ! Cet essai chez Marvel, visiblement très pensé en amont, est une réussite pour Alan Davis tant la spécificité scénaristique de l'histoire -du Super-Héros visuellement tout ce qu'il y a de plus classique mais dont le contexte est fortement teinté de mysticisme !- complimente le style graphique de l'auteur, toujours limite entre le semi-réaliste et le romantico-décoré (je me comprends : voir les poses des héros et/ou la représentation dessinée des manifestations para-normales...). Une famille, donc ; mais dont les liens parentaux ne sont pas ceux que l'on imagine au premier abord -ne dévoilons rien !- et qui voit ses origines très originales se perdre dans la nuit des temps... l'Amour, toujours Lui ! Une recherche manifeste quant à la création des personnages ; avec un soucis très Science-Fictionnesque assez surprenant de pousser chaque exploration des facultés extraordinaires de la famille (The Clan Destine, donc !) jusqu'au bout de leurs applications/limites et exploitations scénaristiques. Le contexte familial "recréé" permet un angle intime assez nouveau pour offrir une large palette d'idées à l'auteur et, même si son run sur le Comic est assez court, il s'en sort vraiment bien ; tout en réussissant l'exploit d'intégrer son équipe à l'univers foutraquement riche du MCG sans lui enlever un gramme de "crédibilité". Plein de promesses (avortées, donc...) et tout plein d'antagonistes intéressants -car entre deux, comme dans la vie !- ; le tout sous-tendu par un fil rouge (le mystère autour de Vincent) qui est conclu -un poil rapidement !- lors d'un ultime épisode réalisé bien après l'arrêt de la série. Faudra que je me renseigne sur les raisons de cet abandon, d'ailleurs. Un plaisir de lecture comparable à Excalibur ; pour peu qu'on évite les suites archi-pas belles et -surtout !- TRÈS maladroites (grotesques !) côté scénario... J'ai cru rêver BEURK. Merci Gaston pour le post ! Je les avais zappés...
Ceux qui me touchent
Le trait de Bonneau m'avait déjà enthousiasmé dans l'excellent roman graphique L'Étreinte, dans le beau mais moins abouti Regard d'un père. J'étais donc réceptif à ce style particulier et prêt à accueillir la tornade émotionnelle en marche, si tant est que l'on puisse être prêt à cela. "Ceux qui me touchent" vibre d'une force brute et viscérale. Damien Marie offre un puzzle parfait à Laurent Bonneau : on suit la trajectoire d'un homme désenchanté mais non résigné, son couple certes heureux mais surtout fatigué par le travail quotidien, une fille adorée offrant une échappatoire dans l'imaginaire, et puis la nostalgie d'une jeunesse où des envies d'Art et d'absolu conviaient encore tous les possibles. Nous sommes en présence de perdants magnifiques : des femmes et des hommes broyés par un système imposant ses cadences, ses horaires infernaux, sa froideur capitaliste, sa négation du sens et de l'éthique. Ici, nulle révolte sociale et collective (grèves, manifs traditionnelles, mouvement des gilets jaunes...) comme nous le présentait Tristan Egolf dans le roman "Le Seigneur des porcheries", immanquablement à l'esprit lorsqu'il est question d'abattoirs porcins. Non, ici on épouse une trajectoire individuelle, une fuite irréfléchie capable de tout envoyer en l'air (travail, couple et niveau social) pour s'offrir une respiration désespérée, profondément humaine, artistique. S'invitent alors nos souvenirs d'un des beaux romans graphiques de l'année passée, La Dernière Reine de Rochette : les thématiques dialoguent, se répondent (rapport au monde, à la nature, à l'Art brut, dichotomie Paris/Province, quête d'absolu, l'amour magnifié). Les illustrations de Bonneau acceptent de se présenter comme quasi-inachevées ; nul repassage à l'encre ici pour en gommer les traits de construction, elles s'offrent par touches à la manière des peintres impressionnistes, non pour en dévoiler la lumière et les couleurs mais pour ne pas en effacer le geste artistique, l'hésitation devant la feuille. Elles demeurent une perpétuelle esquisse, des fragments de vie. Cela leur confère une puissance magnifique renfermant de l'ellipse et une polysémie de sens, susceptibles d'abriter nos souvenirs de lecture et plus encore notre intime dont les thématiques aisément partagées facilitent l'identification (ici nos rêves d'enfant, nos actes manqués, les difficultés au sein de nos couples, la quête de sens au travail, la (ma)paternité, nos colères...) On touche parfois au sublime !
Perpendiculaire au soleil
Je n'ai pas hésité à mettre la note max à cet ouvrage aussi original que saisissant. La thématique de la peine de mort est assez souvent reprise mais ici Valentine Cuny-Le Callet produit une œuvre d'une grande densité qui aborde la problématique par le bon bout. En effet la notion de degré de culpabilité est secondaire dans la question de fond sur la légitimité de la peine capitale. En évoquant plusieurs anecdotes atroces, Valentine montre qu'elle n'élude pas cet aspect. Mais le sujet se pense en nature et pas en degré. Comme elle le propose. L'autrice s'inscrit ainsi dans les pas de Victor Hugo (Claude Gueux, Les derniers jours d'un condamné) où il n'y avait aucun doute sur la culpabilité du prévenu. Valentine place immédiatement son récit sur le plan du contraste entre l'humanité de Renaldo et l'inhumanité du système carcéral. C'est d'ailleurs paradoxal car c'est souvent un acte inhumain qui a conduit ces hommes dans le couloir de la mort mis en place par une société qui se revendique comme modèle d'humanité. Je suis impressionné par la maturité du propos de la jeune autrice de 24 ans. Maturité dans la construction de son récit et maturité dans son graphisme où elle utilise plusieurs techniques. Comme le souligne Valentine, cette double violence la dépasse. C'est uniquement en se réfugiant dans les différentes références artistiques qu'elle peut avancer sur son objectif sans y laisser trop de son affect. J'ai perçu Valentine dans un constant besoin d'équilibre pour trouver la position juste vis à vis de Renaldo. C'est une problématique très connue des bénévoles associatifs dans ce type de situations où la mort est très présente. Elle ne doit pas envahir tout l'espace mais ne doit pas non plus se laisser envahir par Renaldo. Malgré sa jeunesse, je trouve que Valentine réussit admirablement bien cet exercice. Le pavé de plus de 400 pages peut paraître un peu lourd mais cela permet à l'autrice des passages bien aboutis sur des voies de traverses comme le racisme aux USA ou certaines règles de fonctionnement du système carcéral. Toutes les œuvres qui traitent sérieusement du monde carcéral (L'Accident de chasse, Panthers in the hole) mènent à des questionnements fondamentaux sur notre humanité. L'œuvre de Valentine Cuny-Le Callet ne déroge pas à la règle. Une lecture exigeante et marquante d'un excellent niveau.
L'Éclaireur - Récits gravés de Lynd Ward
Une œuvre majeure de la bande dessinée. Un grand bravo aux éditions Monsieur Toussaint Louverture pour cette anthologie et pour la qualité de ce coffret. Lynd Ward est un précurseur du roman graphique, c'est lorsque qu'il vit en Allemagne à Leipzig où il suit une formation en gravure qu'il découvre "Le Soleil" de Frans Masereel qui aura une influence déterminante sur ses ambitions artistiques. Ce coffret reprend l'intégralité de ses six romans sans paroles, ils sont proposés dans l'ordre chronologique de création, ce qui permettra de suivre l'évolution graphique de l'artiste. Une œuvre marquée par son époque, de la crise de 1929 à l'aube de la seconde guerre mondiale. Le témoignage sur une période trouble du XX° siècle. Une narration visuelle unique, les symboles sont omniprésents, puisqu'elle permet à chaque lecteur de se l'approprier et d'en faire une interprétation personnelle même si Ward en donne les grandes lignes. Chaque récit est suivi des mots de Lynd Ward qui nous éclairent sur le processus de création. Mais Lynd Ward c'est aussi un peintre et de nombreuses bd pour enfants, souvent avec son épouse May McNeer à l'écriture. Graphiquement, au début j'ai été un peu perturbé, car la dimension des gravures varie souvent d'une planche à l'autre, le choix a été fait de garder les formats originaux des gravures sur bois. Des formats différents qui, finalement, n'ont pas gêné mon plaisir de lecture. On a droit à une image par page ou plutôt d'une image par feuille, ce qui facilite la lecture. Un dessin à la grande force évocatrice, sensuel, puissant, expressif et d'une finesse époustouflante puisqu'il ne joue pas seulement sur un noir et blanc contrasté, comme Masereel, il arrive à immiscer des nuances de gris grâce la technique "La Manière Noire" pour la première fois dans l'histoire de la gravure. Un dessin qui va évoluer de l'expressionnisme allemand anguleux à un style art déco plus doux. Des gravures qui grouillent de détails, qui jouent sur les ombres. Magnifique ! - Gods' Man (1929) _ 139 bois. Ce livre est sorti en octobre 1929, la semaine même du krach de la bourse de New-York. L'histoire faustienne d'un artiste qui renonce à son âme contre un pinceau miraculeux. Un récit sur l'art et le pouvoir de l'argent avec en toile de fond la recherche du bonheur. Une fin inéluctable. Percutant. 4 étoiles. - Madman's Drum (1930) _ 118 bois. L'histoire d'un marchand d'esclaves qui vole un tambour, orné d'un visage de démon, à un homme qu'il assassine. Un récit sur les liens familiaux, la perte d'êtres chers et l'injustice sociale avec un brin de religion. Il faut rester concentré pour bien saisir l'intrigue qui se joue au fil des pages. L'histoire la plus complexe, à mon avis, à décrypter, la narration manque de fluidité. La couverture est issue de ce récit. 3,5 étoiles. - Wild Pilgrimage (1932) _ 108 bois. L'histoire d'un ouvrier d'usine qui abandonne son lieu de travail pour chercher une vie libre. Un récit qui explore la réalité du monde extérieur et son image qui se projette dans l'esprit de chacun. Une narration qui joue sur la couleur de l'encre utilisée pour ne pas nous perdre, le noir pour la réalité et l'orange pour les fantasmes avec en filigrane le racisme. Dérangeant. 4,5 étoiles. - Prelude to a Million Year (1933) _ 30 bois. L'histoire d'un sculpteur qui, dans sa quête de la beauté idéale, néglige la réalité des luttes entraînant ses voisins dans les profondeurs de la grande dépression. Un regard sur la vie nombriliste d'un artiste avec en arrière plan l'injustice sociale. Poignant. 4 étoiles. - Song Without Words (1936) _ 21 bois. L'histoire concerne l'anxiété qu'éprouve une future mère à l'idée de mettre un enfant dans un monde sous la menace du fascisme. Une œuvre réalisée alors que l'épouse de Ward est enceinte de leur deuxième enfant. Visionnaire. 4,5 étoiles. - Vertigo (1937) _ 230 bois. L'histoire se déroule de 1929 à 1935 et suit trois personnages principaux : une jeune femme, un jeune homme et un vieil homme. Chacune fait l'objet d'un chapitre complet. D'abord "The girl" qui se découpe en années, puis "An elderly gentleman" en mois et enfin "The boy" en jours. Une narration maîtrisée et qui s'accélère pour mieux montrer l'impact de la grande dépression, celle-ci transpire dans ces trois vies brisées. Un chef-d'œuvre. 5 étoiles. Une anthologie dense, novatrice et à la forte puissance narrative. Si vous en avez l'occasion, ne vous en privez pas. Culte et gros coup de cœur.