Auteurs et autrices / Interview de Jean-Yves Mitton
Jean-Yves Mitton, un routard au pays de la BD, qui n’a pas la langue dans sa poche…
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Je ne me destinais pas spécialement à la BD, je n’avais pas un coup de patte particulier même si j’aimais dessiner comme tout le monde, ne serait-ce que pour m’exprimer. La musique, le roman ou le journalisme auraient fait l’affaire. Il se trouve qu’il existait à Lyon quatre éditeurs BD que je suis allé voir en sortant des Beaux-Arts avec mon carton à dessins sous le bras. Lug m’a embauché à titre de retoucheur en atelier. C’est donc le hasard qui m’a dirigé vers la BD. J’aurais vécu ma jeunesse à Toulouse où je suis né, que je n’aurais certainement pas embrassé cette carrière.
Pouvez-vous nous parler des premières séries que vous avez reprises, telles Popoff, Pim pam Poum ?
Dès mon entrée à l’atelier, outre la retouche, on m’a demandé de combler les vides sur des séries mensuelles importées telles que Pim Pam Poum, Blek le roc, "Tex Willer", etc… et plus tard sur les Marvel. C’est en redessinant le "Pougatchoff" italien que je lui ai inventé son petit neveu Popoff. Tout cela était amusant, dénué d’ego et de copyright.
Votre premier album publié me semble être L’Histoire de l’Arménie, en 1980 ; comment êtes-vous arrivé sur ce projet ?
Une association arménienne lyonnaise m’a proposé la réalisation de cet album. Leur tarif était intéressant. Je m’y suis donc attelé dans un but purement alimentaire. Et puis, j’ai toujours aimé la diversité en évitant de me coincer dans un genre ou dans un style définitifs.
Vous faites ensuite un large détour par l’univers des petits formats et des comics : Blek le roc, "Mikros", Kronos, Photonik… Que vous ont apporté ces années très particulières ?
Rien dans le porte-monnaie, très peu dans la notoriété mais beaucoup de passion, de maîtrise et d’expérience. Ce fut une école formidable qui m’a beaucoup servi par la suite lorsqu’il m’a fallu entrer dans le monde plus formaté de l’album. Une école qui manque certainement aujourd’hui à de nombreux jeunes auteurs puisque le mensuel est mort.
En 1987 vous rencontrez François Corteggiani, qui vous emmène sur d’autres chemins, notamment ceux de la série De Silence et de Sang, la belle série initiée par Marc Malès. Avez-vous dû changer votre façon de travailler sur cette série plus classique ?
Non, à part le fait de travailler avec un scénariste. Ce qui pour moi fut une contrainte, quel que soit le talent du scénariste. De l’artisan anonyme, je passais à l’industriel reconnu. Mais au moins François me permit-il d’entrer dans le monde de l’album-livre au moment où le mensuel s’écroulait, et je ne le remercierai jamais assez de m’avoir offert ce tremplin sur lequel je rebondis encore aujourd’hui.
Vous avez aussi travaillé ensemble sur L'Archer blanc, série initialement publiée dans le Journal de Mickey. Cependant deux récits courts, ainsi que deux autres, plus récents, demeurent inédits ; aura-t-on une chance de les voir publiés en albums ?
Je n’en sais rien. Les originaux ont disparu et Organic Comix tente de les republier en scannant les anciens albums. Je leur souhaite bonne chance, même si je ne crois plus à l’exhumation du passé. Je n’ai jamais eu l’esprit musée et je n’ai toujours tourné mon regard que vers le lendemain. Vers le travail à faire, et non vers le travail fait. Si bien que je n’ai toujours vécu ma carrière qu’à l’instant présent.
Pourquoi avoir choisi un style semi-réaliste sur Noël et Marie ? La série aurait mérité un style plus réaliste, non ?
C’était une demande des Editions Vaillant à laquelle je me suis plié avec curiosité et plaisir. C’était surtout bien payé. Et puis entre nous, le scénario n’était pas plus réaliste que le dessin. La Révolution sans guillotine et sans la Terreur, revue et revisitée par le Parti communiste de l’époque et destinée à un public déjà acquis n’était qu’une fête de 14 juillet sous les lampions. Bof ! Sacha Guitry et Jean Renoir ont fait de même.
Au début des années 1990 vous rencontrez Georges Ramaïoli, alias Simon Rocca (voir notre interview) ; vous entrez alors de plein pied dans la BD historique, devenant vous-même scénariste pour d’autres. Si vous deviez revenir dessus, quelles séries reprendriez-vous, prolongeriez-vous ?
Aucune. Ce qui est fait est fait. Laissons-leur le temps de vivre telles qu’elles ont été conçues à leur époque. D’autant plus qu’elles sont encore sur le marché et qu’elles se vendent encore très bien. Le seul que je reprendrais, au conditionnel, serait "Mikros", qui laisse plein de portes ouvertes et qui m’a fantastiquement amusé. Ne pas se prendre au sérieux avec sérieux est un formidable challenge pour un auteur qui se veut complet.
Vous êtes tout de même un sacré stakhanoviste, entre Quetzalcoatl, Vae Victis et Chroniques Barbares, vous enchaînez 18 albums en moins de 15 ans…
Je récuse fortement le terme péjoratif de stakhanoviste. Stakhanov fut un type horrible, un lèche-cul mineur de fond qui, pour plaire à Staline et à sa propagande, voulut démontrer qu’il pouvait extraire quatre fois plus de charbon que ses collègues, dans le même temps et au même tarif dérisoire. Il y gagna une médaille à la con, y perdit la vie, l’estime de ses copains et du peuple. Merci du cadeau !
Dites plutôt que ce n’est pas moi qui suis rapide mais que, peut-être, ce sont les autres qui sont lents. Cette rapidité, je la dois aux éditeurs qui m’ont mal payé. Avec les années, elle est devenue efficacité, l’un de mes outils de travail. J’espère qu’elle n’a pas entamé la qualité de mes albums. Aux lecteurs d’en juger.
J'ai beaucoup aimé Attila... mon amour ainsi que Quetzalcoatl dans la collection Vécu de chez Glénat. Le point commun de ces deux séries historique est l'héroïne. Il y a beaucoup de similitudes dans le caractère de ces deux femmes soumises qui se rebellent. Etait-ce voulu au départ ? Est-ce alors une représentation de la femme ? Beaucoup y ont vu quelque chose de peu flatteur pour l'image de la femme en général, que leur répondez-vous ?
Polémique vieille comme le monde et comme ceux qui l’engagent. Je ne vois pas ce qu’il y a de scandaleux dans le fait qu’une femme soumise se rebelle. A l’exemple de Spartacus, c’est la condition et la démarche de nombreux héros romanesques, qu’ils soient hommes ou femmes. Si ces détracteurs s’indignent, qu’ils n’achètent pas mes albums, c’est tout !
A propos des Chroniques Barbares, ce deuxième cycle peu convaincant répondait-il à un réel désir de l'artiste ou plutôt à une demande de l'éditeur suite au succès du premier cycle ?
Ce fut à la demande de l’éditeur. Moi, je n’y croyais pas. L’éditeur a eu raison puisque le deuxième cycle a rejoint le premier dans les chiffres de vente. La compilation a fait un tabac. J’aurais fait un mauvais éditeur.
Pourquoi Gilgamesh a-t-il été abandonné ?
Pour deux raisons ;
1) La mévente. Dans ce genre de commerce, la mévente du tome 1 entraîne l’arrêt de la série à venir, laquelle était prévue sur 3 albums. C’est la raison pour laquelle de nombreuses séries avortées foisonnent. Certains éditeurs se sont spécialisés dans cette méthode absurde qui réclame une rentabilité immédiate. Je ne connais aucune série qui ait fait un tabac dès le tome 1.
2) Pour des raisons politiques. Nous étions en pleine guerre du Golfe et l’éditeur a cru que ce récit se voulait anti-Saddam Hussein. Le régime de ce dictateur n’était pourtant pas impliqué. Il n’était que le contexte historique. Mon plaidoyer n’y a rien fait. A chacun ses idées…
Dans Vae Victis, Ramaïoli vous permet d’explorer la Guerre des Gaules de façon plus précise que ce que l’ensemble des gens en savent. Beaucoup de lecteurs louent cette précision, ce souci du détail qui ont fait le succès de la série. Certains vous ont reproché d’en rajouter dans la violence et l’érotisme, qu’en pensez-vous ?
La plupart des plats ne sont comestibles qu’avec du sel et du poivre. Moi, je rajoute souvent un peu de piment ou de la moutarde. A chacun ses goûts. Si ma cuisine est trop relevée, que ces braves gens changent de restaurant. La BD ne manque pas de fast food insipides.
Parlons un peu du "Dernier Kamikaze", qui a connu son dénouement cette année. Le côté historique du premier tome a été laissé partiellement de côté pour verser dans un anachronisme surprenant par la suite. Comment résumeriez-vous l’histoire de cette série ?
Elle n’est pas à résumer puisqu’elle est parue intégralement. C’est le récit d’un coup de théâtre qui m’a été inspiré par des faits historiques : ceux de Japonais fanatisés, isolés et coupés de toute communication sur des lagons perdus du Pacifique et qui ont cru que la guerre n’était pas finie. En Nouvelle-Guinée, certains ont continué la lutte 12 ans après 1945 !
Pour dramatiser mon récit, je n’ai fait que rallonger le temps de l’illusion jusqu’à notre époque contemporaine. Je laisse au lecteur assez de maturité pour l’interpréter. Sinon, qu’il retourne à Boule et Bill.
Avez-vous d’autres projets avec Félix Molinari ?
Oui. Une histoire complète en 3 albums inspirée de faits réels dans le même contexte de la Guerre du Pacifique. Un genre dans lequel mon ami Félix excelle. Nous en sommes à la période probatoire et je ne peux rien révéler. Désolé… Il y a tant de pilleurs d’idées sur la planète BD !
Qu’en est-il du tome 3 des « Truculentes aventures de Rabelais » ?
Il ne paraîtra jamais pour cause de méventes et à ce sujet, je vous renvoie à ma réponse précédente sur la rentabilité immédiate. Ce sont des choses qui arrivent. Beaucoup d’auteurs n’osent révéler leurs échecs par amour-propre (d’autres diraient pour cause d’ego surdéveloppé !). La liste des miens remplirait cette page, et elle n’est pas exhaustive. L’échec, au contraire, enrichit mon expérience faute d’enrichir mon éditeur ou mon banquier.
Vous avez écrit pour Georges Ramaïoli "Colorado", qui a connu les affres de l’édition balbutiante de BD chez Jet Stream, devenu Carpe Diem ; finalement c’est Daric qui réédite les albums. Deux albums sont annoncés, où en êtes-vous ?
Je vous renvoie à ma réponse précédente, tout en songeant que tous ces petits éditeurs manquent de moyens, et donc d’ambitions. A petits tirages, petite diffusion et petites ventes. Avec l’accord de Georges, j’ai abandonné la série pour lui confier entièrement la suite. Il a le talent qu’il faut pour la mener à bon terme. Vous connaissez le succès de Vae Victis. J’espère qu’il en aura aussi le courage et l’opiniâtreté que réclame la promotion à compte d’auteur… à moins que Daric ne fasse le forcing.
Travailler en tandem ou en équipe sur un projet est dangereux. A l’instar d’un orchestre, si l’un des membres manque, il expose l’autre ou les autres à l’échec. C’est l’une des raisons pour laquelle j’ai, et j’aurai toujours la préférence pour un travail en solo. Je n’expose que moi-même.
Le tome 2 de "Ben Hur" (adaptation du roman de Lewis Wallace) vient de sortir récemment, allez-vous toujours boucler la série en 4 tomes ?
Sans problème. Le tome 3 va sortir en février prochain et le tome 4, que je suis en train de terminer, en septembre.
L’an dernier vous aviez eu des soucis avec des planches de "Ben Hur" envoyées à Delcourt, qui avaient mis 15 jours pour faire seulement quelques centaines de kilomètres ; nous avions relayé votre appel sur le site (voir ici). Ce genre de mésaventure vous est déjà arrivé ?
Merci d’avoir donné de l’écho à ce scandale. Mais mon record est de cinq semaines d’attente en souffrance à la Poste de Toulon. En souffrance, c’est bien le mot. Le concours reste ouvert… surtout en cette époque où le système postal traditionnel s’écroule, et sa déontologie avec.
Mais savez-vous comment ce cauchemar fut dénoué ? J’ai eu la chance d’avoir une petite nièce qui est cadre à la grande Poste de Lyon. Elle a su faire monter ma plainte jusqu’au directeur régional, lequel a immédiatement contacté le dépôt de Paris XVème !
A 50 ans et 30 ans de carrière, vous pouvez faire un premier bilan ; si c’était à refaire, que changeriez-vous dans votre parcours ?
Je changerais d’abord votre info. J’aurai bientôt 65 ans et 48 ans de carrière !
Si c’était à refaire dans les conditions actuelles, devant un ordinateur, bientôt en numérique, plus tard en virtuel, en plein marché saturé où l’on jette plus qu’on ne lit, je serais astronome. Une vieille aspiration que la BD m’a empêché de réaliser.
Ceci dit, lorsque je regarde derrière moi, j’éprouve un sentiment de jubilation. Je me suis bien amusé sur mes petits Mickey et si je n’ai jamais connu la gloire, je n’ai jamais vécu l’enfer du chômage. Que dire de mieux ?
Pouvez-vous nous en dire plus sur Herman Storm et Le Fantôme du Bengale, restés inédits en France ?
Ce fut un travail alimentaire qui m’a permis de survivre à l’époque incertaine où Lug mettait la clef sous la porte. Ces séries, jamais importées en France par le repreneur Semic International, m’ont aussi permis de travailler en direct avec une grosse boîte suédoise aux méthodes anglo-saxonnes, carrées et très contractuelles, soucieuse de la communication entre techniciens de l’édition et les auteurs, à l’image de Marvel. Encore une forte expérience… à laquelle il ne manquait que les ventes en France et les droits d’auteur. Je dois bien reconnaître que ces séries, très « années cinquante », n’auraient jamais eu de succès chez nous, même colorées et cartonnées. Ce luxe n’est courant qu’en francophonie, et je sais combien Semic avait fait une étude de marché très poussée. La clientèle des pays anglophones lui suffisait. C’est-à-dire les deux tiers de la planète !
Quels sont vos autres projets ?
Il y en a beaucoup dans mes tiroirs. Le plus proche sera un contrat signé en mars prochain avec Saga, un éditeur belge, concernant un one-shot de 46 planches sur un thème érotique. Là aussi, je ne peux rien révéler pour les raisons citées plus haut. Erotique… J’en connais qui vont être contents !
Jean-Yves, merci
Merci à Spooky et à toute son équipe, avec mes vœux de succès et de longue vie au pays des bulles !
A visiter : le site officiel de Jean-Yves Mitton, animé par Eric-Thor, qui nous a aidés !
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