Auteurs et autrices / Interview de Laurent Galandon

Laurent Galandon est un scénariste qui monte, notamment chez Bamboo. Attiré par les zones sombres de l'Histoire récente, il nous propose des séries de qualité.

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Laurent Galandon © Laurent Melikian Bonjour Laurent. Nous allons parler de ta (jeune) carrière d'auteur de BD. Comment en es-tu venu à raconter des histoires que d'autres doivent dessiner ?
Cette envie de raconter des histoires est assez ancienne, en fait depuis mon adolescence, lorsque j'étais rôliste, « addict » comme on dit. Ensuite, pendant toute une période de ma vie, en regard de ma carrière professionnelle, je n'ai pas plus développé que ça. J'ai en effet été photographe, j'ai dirigé une salle de cinéma… Et à un moment donné j'ai eu envie de me remettre à écrire des histoires. Le media BD s'est un peu imposé de lui-même, car j'ai un rapport à l'image fixe assez marqué de par ma formation professionnelle et ma carrière de photographe.

Dans L'Envolée sauvage, ton premier récit, tu as un découpage très particulier : séquences de 5 ou 6 pages, ou au contraire, "moments" comprimés (ou juste "évoqués" sur une seule page. D'où t'est venue cette idée, au demeurant excellente ?
Pour être totalement honnête, c'est complètement instinctif. C'était mon premier album, mais je savais découper, puisque j'étais passé par l'atelierbd.com, mais je n'ai pas réfléchi plus que ça au rythme du découpage, c'est venu assez naturellement. Aujourd'hui, dans les découpages que je fais je suis plus vigilant là-dessus, même si je passe d'abord par un séquenceur avant de faire un découpage.

Accéder à la BD L'Envolée sauvage Autre idée remarquable, la métaphore entre les oiseaux et le récit : les hirondelles qui quittent le pays au moment de l'Exode et de la fuite de juifs, les chouettes comme bouc émissaire des gens haineux, etc.
C'est un axe scénaristique qui permettait un certain nombre de distanciations par rapport au sujet, sachant que j'avais en tête que dans le tome 2 il y aurait ces passages difficiles dans le camp de concentration. L'utilisation des oiseaux de Simon permet d'une part d'avoir cette distanciation, et d'avoir une approche un peu différente d'un sujet qui avait déjà été traité. Ca permettait également de donner une dimension onirique, sans pour autant que cela devienne un peu trop léger, que cela nuise à la réalité du propos, qui est l'extermination des Juifs.

Le second tome a un peu moins été apprécié par les lecteurs ; les personnages y sont plus caricaturaux, Simon a quand même de la chance dans son malheur…
En ce qui concerne le caricatural sur les méchants, je me voyais difficilement faire un chef de camp nazi avec un tant soit peu d'humanité, car je pense qu'elle était totalement inexistante, en tout cas sur les moments où ils étaient dans les camps. Ce n'est pas simple de répondre à cette question, car c'est un avis de lecteurs, aujourd'hui je n'ai toujours pas cette impression-là. Sur la chance de Simon, hélas, tous les gens qui ont survécu aux camps de concentration sont des gens qui ont eu de la chance : la bonne rencontre, le bout de pain qui est arrivé au moment où ils étaient en train de crever…

Accéder à la BD Gemelos La fin du diptyque me semble un peu précipitée… Aurais-tu aimé faire quelque chose de plus long ?
J'aurais bien aimé pouvoir faire un triptyque, mais ça ne s'est pas fait. Le premier tome commence par un flash-back, et le second s'achève sur un autre flash-back. Il y aura probablement un nouveau diptyque, un nouveau cycle de l'Envolée sauvage, dans les quelques années à venir.

Toujours avec Arno Monin ?
C'est prématuré pour le dire.

Presque simultanément sort Gemelos, sur un dessin de Michel Benevento. Son sujet me semble proche de Cuervos, par Marazano et Durand, sur un gamin des ghettos colombiens qui devient parrain. Comment Gemelos se démarque-t-elle ?
Je n'ai pas lu l'intégralité de Cuervos, je crois que je n'ai lu que les deux premiers tomes sur les 4. Je ne connaissais pas, mais on m'a dit « tu traites de la même thématique que dans Cuervos ». C'est une belle série, mais Gemelos se présente plus comme un thriller relatif au trafic d'organes qui a lieu en Colombie, ce qui est différent du rapport des sicaires à la mafia dans Cuervos. On est sur une thématique similaire, mais avec un choix narratif différent.

Y aura-t-il bientôt un nouvel album dans cette série ?
Non c'est terminé.

Accéder à la BD Quand souffle le vent Quand souffle le vent met en scène deux communautés très particulières les gitans et les mineurs. Tu y rajoutes une pincée de fantastique, mais cet album semble avoir laissé ses lecteurs sur leur faim. Certains l'ont trouvé trop classique. Qu'en penses-tu ?
Ce qui est certain c'est que je ne serais pas allé vers plus de fantastique. Par ailleurs je pense qu'il manque un cahier à cet album, et qu'il aurait fallu que je développe davantage le monde des mineurs, par rapport à celui des Tziganes, qui, me semble-t-il, est plus creusé. La trame était volontairement classique par contre. Ce que je retiens c'est plus mon autocritique d'auteur, pour dire que ça va un peu vite par contre.

J'ai bien aimé ma lecture du tome 1 de Tahya El-Djazaïr, mais je trouve qu'il y a parfois des enchaînements « faciles » ; Paul et Asia se rencontrent, et la fois d'après, hop, ils sont ensemble. Par contre j'ai été pris par l'ambiance.
Je ne suis pas tout à fait d'accord. D'une part le format de 46 planches nous oblige à aller un peu vite. Ils ne sont pas si rapidement que ça ensemble, puisqu'ils ne le sont que quand Asia revient vers Paul lorsqu'elle a découvert ce qu'il se passait à la villa Susini. Et cela n'arrive que dans le dernier tiers de l'album. Et en plus ce n'est pas l'unique propos de l'histoire, c'est quand même l'Algérie juste avant la guerre…

Accéder à la BD Tahya El-Djazaïr Le tome 2 arrive bientôt, en mai je crois ?
Oui le 12 mai. L'album est terminé depuis deux jours. Le cycle sera bouclé, mais il est probable que je revienne sur le sujet plus tard.

L'Enfant maudit te permet de retravailler avec Arno Monin. Cette série aborde le sujet de l'adoption d'enfants « bâtards » pendant la seconde guerre mondiale par des Français… Ce sujet en a amené un autre, celui du sort de celles qui ont fricoté avec l'occupant. J'ai remarqué que tu ne forçais pas le trait, pour te concentrer sur le parcours de Gabriel…
Le principe auquel je m'emploie dans mes histoires, c'est que ce n'est jamais blanc ou noir, c'est toujours gris. Les relations humaines sont grises. Je ne crois pas aux individus qui ont toujours, toute leur vie, été super bons, qui ont toujours fait de bonnes actions, et je pense que la pire des crapules a parfois des éclairs d'humanité. C'est récurrent dans toutes mes histoires et tous mes personnages sont construits selon ce principe.

La fin donne envie de lire très vite le second tome… Il arrive quand ?
Je ne vais pas trop m'avancer. L'histoire est écrite, découpée, mais c'est Arno qui décide. Arno a pris un peu de retard mais on espère une sortie pour début 2011.

Le Cahier à fleurs vient de sortir. Cette fois-ci tu t'es intéressé au génocide arménien qui a eu lieu en 1915 en Turquie. Une blessure toujours ouverte, et que les autorités turques n'ont toujours pas reconnue. D'où te vient cette attirance pour les "peuples maudits" (juifs, tziganes, arméniens) ? On a l'impression que tu t'intéresses tout particulièrement aux zones sombres de notre histoire…
Je ne cherche pas forcément les choses sombres et la poussière sous le tapis, tout simplement parce qu'elles viennent toutes seules. D'une histoire à l'autre je trouve toujours un truc dont on a peu parlé, dont on n'a pas voulu parler. Du coup j'ai juste à me pencher pour ramasser des sujets, si je peux m'exprimer ainsi. Concernant le génocide arménien, la Turquie est encore dans le déni, même si d'autres pays l'ont reconnu. Les choses avancent doucement au niveau politique.

Accéder à la BD Le Cahier à fleurs On remarque dans la mise en scène de Viviane Nicaise une adaptation du découpage au récit : grandes cases lorsque le récit est « calme », multiplication de petites cases lorsque l'action se précipite. Interviens-tu sur ce découpage ?
Je fais le découpage, c'est-à-dire que je découpe par planches et par cases l'intégralité de mes albums. Au final, à quelques exceptions près, parce que le dessinateur me suggère de fusionner ou de diviser, le découpage est celui que j'ai fait. Ils respectent assez souvent mes directives. Je ne leur donne pas forcément des indications de positions ou de tailles de cases, même si ça m'arrive, de même pour le cadrage. Sur Le Cahier à fleurs, où il y a la longue marche vers la mort, on a effectivement peu de cases, des cases de grande taille pour faire monter la tension, montrer le nombre des personnes concernées. C'est aussi ça un génocide, c'est non seulement l'organisation, mais aussi le nombre de personnes concernées… Et effectivement sur les scènes d'action, d'attaque de la colonne par les pillards, on est sur un rythme plus serré.

La série va compter deux tomes ; cela n'est-il pas un peu juste pour une telle histoire ?
Non ce n'est pas trop court car mon histoire n'est pas un document pédagogique sur le génocide arménien. C'est l'histoire d'une famille, celle de Mayranouche et Dikran Sarian. Je ne cherche pas à faire un panorama des différentes périodes du génocide, c'est vraiment leur histoire. Maintenant, à partir du moment où leur histoire est terminée, et cela tient en deux tomes, ça se terminera en deux tomes. Après, si par exemple on nous commande une grande BD sur le sujet, pour parler de la position des jeunes Turcs sur le sujet, des retournements de politiques, etc., il faudra peut-être plus d'espace. Quels que soient mes albums, même s'il y a un fond historique, ce sont mes personnages qui comptent.

Voir la planche du Cahier à fleurs Ton point de vue est en effet toujours celui du pauvre quidam, voire de l'enfant.
La notion de quidam, que je remplacerai par celle de « monsieur tout le monde », est en effet mon point de départ. Tout ça pour montrer, sans avoir la prétention de faire une histoire universelle, que les évènements de l'Histoire peuvent arriver à n'importe quelle famille. Des gens ordinaires, avec une vie de famille, un petit boulot… Tous ceux qui ont entendu parler du génocide peuvent se retrouver dans ces personnages-là, du moins je l'espère. En ce qui concerne l'utilisation d'un personnage enfantin, c'est effectivement un choix délibéré, car je suis convaincu qu'un enfant n'a pas les mêmes réactions qu'un adulte dans une situation difficile, et qu'il peut continuer à avancer, ce qui est plus difficile pour un adulte. Un enfant qui est confronté à la mort, même si cela génère un traumatisme chez lui, peut continuer à aller jouer dans le jardin cinq minutes après. Je ne suis pas un spécialiste en psychologie, mais un enfant a une capacité de compartimentation qui est assez étanche pendant un temps, et plus il s'avance vers l'âge adulte, plus cette étanchéité s'effrite. Chez un adulte, un traumatisme va impacter sa vie de tous les jours et chacun de ses gestes, ce qui n'est pas le cas chez un enfant.

La sortie suivante, qui interviendra prochainement, c'est "Les Innocents coupables", dessiné par Anlor Tran. Comment as-tu rencontré cette jeune dessinatrice qui promet ?
Elle avait présenté un dossier chez Bamboo, en tant qu'auteur complet, mais cela ne leur convenait pas trop. Par contre ils avaient retenu son trait, son dessin comme étant intéressants. Lorsque j'ai proposé "Les Innocents coupables" à Bamboo, Hervé Richez m'a dit banco, et on a cherché un dessinateur, et ce que fait Anne-Laure nous a bien plu. On a fait une planche d'essai, dont le résultat était satisfaisant, et l'aventure est partie comme ça.

Voir la planche des Innocents coupables Tu peux nous en parler ?
"Les Innocents coupables" c'est l'histoire de quatre poulbots, des petits délinquants parisiens, qui vont se retrouver, comme c'était le cas pour plein de gamins à l'époque, envoyés dans une colonie pénitentiaire agricole. L'objectif de ces mesures étant au départ philanthropique, il fallait écarter ces enfants délinquants des villes, pour leur proposer d'aller apprendre le travail de la terre, à une époque où l'industrialisation avait déjà commencé à vider un peu les campagnes. Sauf que ces lieux se sont vite transformés en bagnes, avec des conditions de discipline et de travail honteuses, et ça a perduré, il me semble, jusqu'après la guerre, avec la fermeture de la dernière colonie pénitentiaire de ce type. Cela m'intéressait d'autant plus que cela avait un écho avec notre actualité récente, quand on a parlé à nouveau des centres fermés pour adolescents. L'Histoire se répète, bien sûr avec plein de différences, mais c'est un sujet qui interpelle. On s'est rendu compte que ce système ne fonctionnait pas, et on est aujourd'hui à la limite de faire une politique similaire.

La totalité de tes séries se passe à l'époque moderne. Tu n'aurais pas envie d'explorer des époques plus reculées ?
En effet, c'est concentré sur les XIXème et XXème siècles. C'est vraiment la partie de l'histoire qui m'intéresse. Peut-être qu'un jour j'irai sur une autre époque, mais pour l'heure j'y trouve tellement de matière riche, pour imaginer mes histoires, que toutes celles qui sont dans les tiroirs, sur lesquelles je travaille ou vais travailler restent sur cette période-là.

Voir la planche de La Vénus du Dahomey Ou d'écrire quelque chose se passant à notre époque ?
Je l'ai un peu abordée avec Gemelos et "Shahidas", mais je n'ai rien d'autre en vue pour l'heure. Il faut vraiment que l'histoire me botte pour faire une histoire contemporaine, mais j'aime bien aussi des beaux dessins, avec des décors des costumes un peu différents de notre époque. Le côté précieux, élégant, je trouve ça marrant.

As-tu d'autres projets ?
J'ai un nouveau diptyque qui va se mettre en place chez Dargaud, "La Vénus du Dahomey", qui va être dessiné par Stefano Casini ; c'est une histoire qui va se passer dans les zoos humains en 1895, au sujet d'une amazone du dernier roi Behanzin 1er, roi du Dahomey, qui va se retrouver, après la défaite du roi, dans un zoo humain, comme il y en avait au Jardin d'Acclimatation à cette époque… J'ai un diptyque au Lombard avec Kas au dessin, ça s'appellera "La Reine apache", et ça sera une réappropriation de l'histoire d'Amélie Elie, plus connue sous le surnom de Casque d'or. Mon scénario sera plus proche de la réalité de ce fait divers que le film de Jacques Becker, qui reste somptueux malgré les libertés prises avec l'histoire réelle. Et puis un nouveau diptyque chez Bamboo, dont le dessinateur est fortement pressenti, mais j'attends que ça se concrétise avant d'en parler. Ça s'appelle "Pour un peu de bonheur", et ce sera le retour à la vie civile d'un Poilu après 6 ans d'absence ; il rentre chez lui retrouver sa femme, son enfant qu'il n'a pas vu grandir, et lui c'est une gueule cassée, il a le visage déformé…

Laurent, merci.

Interview réalisée le 01/04/2010, par Pasukare et Spooky, avec la participation de Mac Arthur.