Auteurs et autrices / Interview de Philippe Jarbinet
Philippe Jarbinet, auteur d’Airborne 44, était venu répondre sur le forum à quelques questions. Voici la version intégrale de cet entretien, avec quelques questions supplémentaires.
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Je suis belge et j’ai 45 ans. Je suis scénariste, dessinateur et coloriste de mes propres albums. Si je fais les trois activités, ce n’est pas parce que je suis plus ou moins doué qu’un autre mais parce que j’aime bien ces diverses facettes du métier. Ecrire un scénario me plaît. Dessiner me passionne et mettre en couleur me délasse. Cela ne signifie pas que je n’aimerais pas travailler avec quelqu’un.
Est-ce que la suite de Sandy Eastern sortira un jour ? Je crois savoir que le tome 2 est en fait fini depuis belle lurette mais n'a jamais été publié.
On m'a proposé la chose mais j'ai refusé. J'ai trop évolué depuis lors. Je devrais justifier la différence de dessin entre 1993 et 2010. De plus, cela se serait fait sous forme d'un album en ligne, ce dont je ne suis pas très fan.
J’ai fait le scénario d’un album qui pourrait être le n°3 mais en fin de compte, je pense qu’il pourrait être réalisé dans le cadre d’une nouvelle série. Je proposerais bien la chose à un dessinateur intéressé. Personnellement, je n’ai pas le temps de le dessiner puisque je suis impliqué à fond dans la réalisation du nouveau diptyque d’Airborne 44 dont le T1 sortira en octobre ou en novembre 2011. Le T2 suivra de près.
Pourquoi un album en ligne ? Les Editions Blanco n’existent plus, mais une telle série aurait pu être rééditée et se continuer chez Glénat, non ?
Parce qu’on m’a proposé de l’éditer en ligne, tout simplement. L’édition papier, j’y crois assez peu. Trop de sorties en langue française… Pour survivre aujourd’hui, il faut que les albums soient vraiment bons. Je ne crois pas que des albums comportant un peu trop de défauts ont une chance de faire leur vie dans le marché actuel. Sandy Eastern était ma première tentative de série et j’y ai fait mes armes. Quand je revois mon travail de l’époque, je suis embarrassé. Idem pour les débuts de Mémoire de cendres. Pourtant, il faut accepter de passer par là pour progresser. J’ai accepté cet inévitable parcours mais je ne suis pas nostalgique. Il faut aller de l’avant, sans se retourner sur son passé toutes les cinq minutes.
Par contre, je souhaite de tout cœur que Sam Bracken, série en laquelle je croyais et crois encore beaucoup, soit à nouveau éditée mais il semble que Glénat ne veuille pas la relancer. Si ce refus est définitif, j’aimerais qu’elle soit reprise par un éditeur dans un format plus populaire. C’est compliqué d’expliquer aux gens que le T4 n’est jamais sorti alors que le premier cycle devait s’y achever. J’y ai tellement travaillé que j’ai du mal à accepter cet échec qui pourrait n’être que temporaire.
Tu as donc travaillé avec le regretté Franz… Une anecdote à son sujet ?
J’ai passé une semaine chez lui en janvier 1990, à Javea en Espagne, dans la maison qu’occupa jadis Jijé. J’avais 24 ans et je n’étais encore nulle part. Nous dessinions côte-à-côte et je me souviens du plaisir que j’éprouvais à le voir dessiner. J’ai d’ailleurs conservé ce plaisir de voir les gens dessiner :) Je le revois terminer la dernière case d’un album de Brougue. Il a envoyé son pinceau dans la pièce par-dessus son épaule, satisfait de son travail. « Terminé ! » a-t-il dit. Il était bourré de talent.
S'agissant de l'une des rares séries de la collection Vécu encore en exercice, est-ce que Mémoire de cendres va continuer sans problème ?
La série s'est conclue avec le tome 10. Il faut noter que c'est une des rares séries de Vécu qui a trouvé sa conclusion. Il faut savoir passer à autre chose même si cette série reste chère à mon coeur. Ceci dit, une intégrale va sortir prochainement, constituée de deux livres reprenant chacun cinq albums.
Tu aurais aimé la voir adaptée à l’écran…
L'histoire est adaptable à l’écran, j’en suis certain. En tout cas, un ou deux des cycles le sont.
Quelques mots sur Une Folie très ordinaire, cette série collectivement dessinée et scénarisés par Christian Godard ?
Je voulais sortir du domaine du Moyen-Age où j’officiais depuis le début chez Glénat. Comme c’est souvent le cas, on imagine qu’un dessinateur est fait pour un style et qu’il n’est bon que dans celui-ci. Quand j’ai proposé de changer d’univers, on m’a demandé de participer à Une Folie très ordinaire parce que la série se passait à l’époque contemporaine. Ce que j’ai fait. Cela m’a permis de découvrir Christian Godard, qui est quelqu’un de très élégant que j’aime beaucoup.
Je crois cependant que le mix des dessinateurs n’était pas parfait. Le style de Frank Bonnet n’est pas le mien. Je trouve qu’ils ne se complétaient pas bien. La mise en couleur a aussi posé problème mais à l’époque, c’était quand même le début des couleurs numériques et la transition, pour Rita, n’était pas facile. J’ai eu l’occasion de faire deux albums en couleurs numériques et je sais de quoi je parle. Peut-être la série a-t-elle souffert de cette inadéquation de départ, même si cela reste un bon souvenir.
Avec Sam Bracken, tu t’es éloigné de ton univers habituel pour créer une série d'action musclée. Etait-ce pour toi une manière de prouver que tu étais capable d'autre chose ?
Mon univers de prédilection, C'EST le contemporain. Le problème à l'époque, c'était de convaincre mon éditeur que c'est bien le cas. Ce ne fut pas facile mais Sam Bracken était effectivement une tentative (qu'on ne m'a pas permis d'achever) pour prouver que je pouvais tout dessiner. J'ai voulu publier le tome 4 dont le scénario était presque bouclé mais ce fut impossible. Méventes, prix de ventes trop élevé, ... Allez savoir pourquoi un projet échoue...
Pourquoi avoir quitté Glénat ?
Parce qu’on n’y a pas accepté mon projet Airborne 44, tout simplement. J’y tenais très fort, donc je suis allé voir ailleurs.
Que trouves-tu chez Casterman ?
Une écoute de chaque instant ! Si j’envoie un mail, j’ai une réponse dans l’heure. J’ai également trouvé un véritable regard et un fort retour éditorial. Arnaud de la Croix, maintenant au Lombard, suivait l’évolution du projet de très près. Nous avons parfois connu des épisodes houleux mais c’était pour le bien des albums. Je préfère rencontrer une opposition argumentée que pas d’opposition du tout. Par contre, quand je suis sûr de ce que je dis, il faut se lever tôt pour me faire changer d’avis. Je suis souple et toujours à l’écoute des critiques, positives ou négatives, mais je sais aussi camper très fermement sur mes positions si je sais que je suis dans le vrai.
De plus, j’ai tissé des liens de grande confiance avec certaines personnes chez Casterman dont je sais qu’elles me diront si quelque chose ne leur semble pas bien. Par exemple, j’ai créé ma propre police numérique pour le nouveau diptyque. Faire une police soi-même, c’est un sacré boulot qui prend pas mal de temps, croyez-moi. Dans les cases, le résultat était beau, bien lisse, constant mais … comment dire ? J’avais l’impression que la perfection supprimait un peu de vie dans la planche. Ca me trottait en tête sans que je sache dire si cette police était ou non une bonne chose. Jusqu’à ce que quelqu’un de chez Casterman, dont l’avis m’est précieux, me dise exactement la même chose. Du coup, j’ai lettré à la main les 32 planches qui étaient prévues pour le lettrage numérique. C’est moins parfait mais c’est plus beau, plus vivant.
C’est moi qui élabore, écris, dessine et colorise mes albums, qui sont mes bébés, mais pour les mettre au monde dans les meilleures conditions, un avis extérieur est souvent nécessaire.
Airborne 44 a reçu de bonnes critiques (et méritées !). Le public a-t-il été au rendez-vous ?
Oui, le public a très bien suivi. Mais alors là, très bien ! Ca me réconcilie avec le métier :-) Thierry Coppée m’avait dit que j’aurais des prix pour ce diptyque. Je lui ai répondu que ce n’était pas mon objectif et que de toute façon, mon style franco-belge somme toute classique n’entrait pas dans les critères des distributeurs de prix. Je me suis bien trompé puisque j’en ai reçu deux. Le premier fut celui du meilleur album de l’année au festival de Toulouse ex-aequo avec Marc N’Guessan et le second, celui du meilleur scénario au festival de Chambéry. Comme quoi, tout arrive…
Cette série raconte tout de même une bataille qui a eu lieu dans ton village des Ardennes belges. Tu t’es particulièrement investi dans cette histoire…
Pour être précis, je ne raconte pas cette bataille-là. Mon village a connu de terribles combats les 20 et 21 décembre 1944 mais mon histoire exigeait que les personnages soient en terrain ennemi jusqu’au nouvel an. J’ai donc délocalisé l’action plus à l’est, dans une région qui ne fut libérée qu’en janvier 1945. Le contexte est donc bien celui de la bataille des Ardennes, région dont je suis originaire, mais j’étends mon propos de façon plus générale.
Dans Airborne 44, tu fais coexister des faits peu connus du grand public avec d’autres malheureusement bien connus. Ainsi, un GI’s d’origine allemande côtoie un Malgré nous (ces frontaliers engagés de force dans l’armée allemande) avec deux enfants juifs en fuite. En concentrant de la sorte bon nombre de petits et grands faits de la guerre en un même lieu, ne crains-tu pas de donner un petit côté "artificiel" ou "arrangé" au récit ?
Ce n'est pas une crainte mais simplement une nécessité narrative. En 2 x 46 planches, il est difficile de créer une histoire riche en évitant certains écueils. C'est une question de choix. Les lecteurs sont rarement au courant que cette histoire devait originellement compter deux albums de 54 planches, soit 108, donc 16 de plus que les 92 publiées. Ce n'est pas négligeable et cela explique, en partie, le manque de fluidité dans la rencontre entre les personnages. En même temps, la contrainte oblige à faire des choix, ce qui n'est jamais mauvais. Le résultat escompté au départ peut n'être pas à la hauteur de nos espérances une fois le travail terminé mais c'est un risque à courir.
Merci pour tes réponses... qui amènent d'ailleurs à poser une autre question... pour quelle raison avoir abandonné le 54 planches ? Contrainte de l'éditeur ? Choix personnel ?
Choix de l’éditeur. Un album a un coût qui se répercute sur le prix de vente en rayon. Je voulais rester en-deçà de 12 €. Or, on ne peut pas fabriquer des albums de 54 pages en restant sous ce prix-là.
Pourquoi avoir sorti le premier diptyque d’un coup ?
C’est une idée qu’Arnaud de la Croix a eue à la lecture des planches qui arrivaient progressivement. Le récit étant très ramassé dans le temps, une sortie simultanée était possible, voire souhaitable. Cela permettait de rassurer les lecteurs quant à la sortie effective du tome 2.
Moi, j’ai eu un doute au début puis je me suis dit que ce serait original.
Où en es-tu de ton nouveau projet, qui devait avoir pour cadre la Normandie lors du débarquement ?
Je termine la mise en couleur du tome 1. C’est un travail très lourd en termes de temps et de documentation. Je suis intransigeant sur le moindre détail. L’histoire du débarquement est d’une densité énorme. Il faut trouver sa voie sans faire la moindre erreur graphique.
Par exemple, le village de Vierville, au-dessus d’Omaha Beach, était jadis traversé par une voie ferrée qui allait de Caen vers Isigny. Cette voie est visible sur certaines cartes postales. Je l’ai dessinée. Puis Yves Cordelle, qui vit sur Omaha Beach et qui m’aide à ne pas me tromper, m’a dit que la voie en question avait été supprimée dans les années 30. Je l’ignorais et les Américains aussi l’ignoraient puisqu’ils l’ont cherchée le 6 juin 1944, sans jamais la trouver.
Les spécialistes du débarquement connaissent en détail chaque minute de cette journée cruciale. La moindre des choses était de respecter le plus scrupuleusement possible la réalité historique, tout en évitant à l’histoire de s’enliser dans le didactisme, chose que je déteste. J’ai donc essayé d’apporter un maximum d’éléments visuels dans les cases, sans les décrire pour éviter de parasiter mon récit, pour que les amateurs de cette époque puissent lire et relire les albums pour y découvrir des détails nouveaux. Je suis très content de cet album difficile à faire, parce que nécessairement lié à beaucoup de réelles souffrances pour les habitants de cette région. S’attaquer à l’histoire, c’est respecter une méthodologie qui permet de respecter les gens dont on parle, même si on n’est essentiellement dans une fiction.
Les deux albums sortiront-ils séparément ou ensemble ?
Séparément, mais proches l’un de l’autre. C’est un tel travail que le choix était simple : négliger certains détails pour aller plus vite ou privilégier la qualité la plus grande. Avec Casterman, nous avons opté pour la seconde option. Nous verrons si nous avons eu raison. De toute façon, faire du bon travail est pour moi une nécessité vis-à-vis du lecteur. Cela n’a rien à voir avec les ventes. Je pourrais faire deux albums par an mais je n’en serais pas satisfait. Ca me rendrait triste et ça se sentirait de plus en plus dans mon dessin. Je préfère peaufiner les cadrages, chercher des idées de mise en scène et conserver l’émotion partout où c’est possible.
Tu t’es rendu en Normandie dans l'optique de ce projet. Que t’apporte ce type de démarche ?
L'Ardenne, j'y suis né. Je la connais par coeur. Ce n'était donc pas difficile de la dessiner, même en hiver. La Normandie, je connaissais moins bien. Je m'y suis rendu deux fois, une en hiver par mauvais temps pour saisir la lumière sur Omaha Beach dans les conditions du 6 juin 44 (épouvantables, pour mémoire) et une autre fois en été, pendant une semaine, pour illustrer la partie "bataille dans le bocage". Je me suis rendu compte que la Normandie, à 10 km dans les terres, est exactement semblable aux Ardennes : chênes, haies, reliefs semi-accidentés. J'ai parcouru chaque endroit où mon histoire se déroulera. Je peux l'affirmer car j'avais le découpage dessiné et complet des deux albums sous les yeux. Un Normand ne décèlera aucune différence avec ce qu'il connaît de son pays. Pour moi, c'est capital et c'est ce qui fait le sel de ce métier passionnant.
Tu dis que ton univers est le contemporain, mais mis à part Sam Bracken, toutes tes autres séries se passent dans le passé. Quels autres projets portes-tu ?
J’ai un projet plus fantastique, dont une partie est écrite, mais il faut que j’y travaille pour mieux le définir. Je n’ai pas le temps en ce moment.
J’aimerais aussi travailler sur un projet plus humoristique, moins grave.
Sur ton site perso, on peut voir ta biographie, ainsi que des résumés de tes séries, sauf Sandy Eastern… Parce que tu ne l’as pas écrite ?
Disons que Sandy Eastern est plus une mise en jambes qu’une course réelle. Ce n’est pas parce que je ne l’ai pas écrite que je ne l’ai pas mise en ligne. Il y a aussi une part de flemme de scanner des planches dont il n’existe aucune version numérique.
Mon site est un peu en jachère car il exige une logistique assez lourde qui demande un temps d’investissement que je n’ai pas depuis un bon moment.
Depuis plus de 15 ans tu travailles seul… Accepterais-tu de travailler à nouveau en collaboration, au scénario ou au dessin ?
Sans problème, pour autant qu’on me respecte. Je suis moi-même très respectueux du travail des scénaristes. Je mets un point d’honneur à m’effacer totalement en tant que scénariste pour dessiner ce qui est écrit sur une page de scénario écrit par quelqu’un d’autre. Quand j’écris un scénario que je vais dessiner, je suis très précis par écrit, avant même de dessiner quoi que ce soit. J’ai la même approche sur le scénario d’un autre. C’est parfois là que ça coince… Mais je le répète, un bon scénario me trouvera toujours réceptif ! Parole !
Es-tu toujours prof de dessin à Spa ?
Oui, et je ne suis pas prêt à abandonner cette part de ma vie. Grâce à elle, je progresse en dessin puisque je donne un cours de nu trois heures par semaine. Cela me permet de montrer à mes élèves comment apprendre à dessiner ce qu’ils voient et par voie de conséquence, je m’améliore aussi. Je leur dois beaucoup.
Dans l’affirmative, pourquoi ne pas devenir auteur de BD à temps plein ?
Mais je suis auteur de BD à temps plein ! Plus que plein, même. Je travaille énormément, sans quoi je ne pourrais pas tenir ce rythme depuis près de 20 ans.
Etre professeur me donne une liberté qu’en tant qu’auteur tout court, je n’aurais pas. Si je veux refuser un projet qui ne me plaît pas, je suis libre de le faire. Dans le monde fluctuant de la bande dessinée, qui est aussi difficile qu’un autre, le seul repère auquel on peut se référer sans crainte, c’est sa propre stabilité. Dépendre le moins possible du bon vouloir des autres, c’est privilégier sa liberté.
Et ma liberté, j’y tiens beaucoup ! C’est d’ailleurs la valeur qui m’est la plus chère, avec la droiture. C’est pourquoi j’écris tout autant que je dessine.
Philippe, merci.
Merci à toi :)
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