Auteurs et autrices / Interview de Renaud De Heyn
Petit, il rêvait de suivre les traces de Joseph Kessel. Aujourd’hui, Renaud De Heyn ne se contente plus de rêver ses voyages. Il les réalise et nous les fait partager. La Tentation, Vent Debout, La route du Kif et, bientôt, Les bougies du Diable, sont autant d’invitations au voyage. Rencontre avec un auteur atypique et attachant.
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Je pense être un auteur de bande dessinée qui aime voyager, qui fait entre autres choses de la bande dessinée de reportage et qui a fait de l’édition, par nécessité. J’aimerais bien être un reporter, comme Joseph Kessel et Jack London ! Mais je crois que je ne suis qu’un témoin. Lorsque j’ai réalisé le récit publié dans la revue XXI, c’était la première fois que je me frottais pour de bon au reportage. Ça m’a beaucoup plu. J’aimerais en faire d’autres. C’est une approche très particulière du récit, qui m’intéresse et me nourrit. En ce qui concerne le métier d’éditeur, au départ, en 1993, au tout début de ce qu’on appelle aujourd’hui les indépendants, on a créé la Cinquième Couche comme collectif et comme unique solution pour être publié. Quelques années plus tard, il y avait de moins en moins d’auteurs qui participaient à la gestion de La Cinquième Couche, et de plus en plus qui voulaient y publier. Ce qui fait que je connais la chaîne du livre de A à Z. Le suivi de la création, la conception de l’objet, la promotion, démarcher les libraires, la vente… Tout ça a été très formateur. Aujourd’hui, même si le travail d’éditeur continue de m’intéresser et que je reste impliqué dans l’édition indépendante, je ne peux plus me considérer comme éditeur. J’ai cessé de m’occuper des éditions La Cinquième Couche en 2005.
Quelle a été ta formation ?
Secondaire supérieur artistique et puis bande dessinée à Saint Luc Bruxelles. J’ai aussi suivi des cours du soir de scénographie.
La Tentation est à ce jour ton œuvre majeure. Peux-tu nous en expliquer la genèse ?
Je suis parti un an en voyage, en 1995-96. J’écrivais et je dessinais tous les jours. À mon retour, je me suis rendu compte que, parmi tous les pays traversés, mon séjour au Pakistan avait été particulièrement important. J’ai eu envie de partager autant que possible ce que j’en avais retiré en racontant ce que j’y avais vécu. J’y suis retourné en 1998, pour collecter plus de documents et avec l’idée de réaliser ce qui est devenu « La Tentation », un mélange de bande dessinée et de carnet de voyage.
Peut-on s’attendre à découvrir un jour des carnets de voyage dédiés à d’autres pays ?
Je ne pense pas réaliser un jour un autre carnet de voyage tel que la Tentation. L’autobiographie est un exercice trop contraignant. Je préfère aujourd’hui réaliser des reportages en bande dessinée sur un sujet particulier ou utiliser la fiction pour partager ce que j’ai à dire. Je travaille actuellement sur une fiction qui se passe dans le Rif marocain où j’ai vécu deux ans et qui est donc très documentée, où la part de réel est particulièrement évidente. Ça me permet d’ouvrir plus de portes, d’aller plus vite droit au but et d’approfondir davantage de choses que si j’avais raconté ma vie à Tétouan.
Pour en revenir à La Tentation, son titre n’est pas anodin. Pourquoi avoir opté pour celui-ci ?
Lors de mon voyage d’un an, j’ai traversé la Turquie, la Syrie, l’Iran et le Pakistan. On me demandait très régulièrement pourquoi je n’étais pas musulman. À un moment donné, après m’être rendu compte à quel point j’étais farci de préjugés négatifs et erronés au sujet de l’Islam, je me suis réellement posé la question : « Pourquoi est-ce que je ne serais pas musulman ? » La Tentation est le récit de ce questionnement.
Dans les trois carnets, les pages illustrées alternent avec les séquences de pure bande dessinée. Comment se construit ce genre de récit. Quelle est la part prise sur le vif ? Quelle est la part retravaillée a posteriori ?
Cela faisait longtemps que j’avais envie de combiner voyage et bande dessinée. Mais en voyage, si on fait de la bande dessinée, on ne voyage plus. Il faut choisir. Par contre, faire des croquis est une manière de rencontrer les gens, de s’imprégner d’une atmosphère. Cela fait partie du voyage. J’avais donc tout ce matériel graphique que, depuis le début, je voulais utiliser pour autre chose. Cela me permettait de faire passer le côté vécu. J’ai alterné les parties bande dessinée et les parties carnet de voyage en fonction de ce que je racontais. Les rencontres sont en bandes dessinées. Les trajets, plus contemplatifs, où on prend le temps de digérer ce que l’on vient de vivre, prennent la forme de carnet de voyage. Ce sont des carnets entièrement reconstruits dans lesquels j’intègre des croquis réalisés sur place. J’ai énormément utilisé ce que j ‘ai écrit sur place, pour me remémorer mon état d’esprit et me remettre dans la peau du « personnage ». Le dernier tome de la Tentation est sorti en janvier 2006 et parle de moments vécus dix ans plus tôt !
Quel message aimerais-tu que les lecteurs retirent de ton récit ?
Il est difficile de résumer en une seule phrase ce que j’essaie d’expliquer sur 200 pages! Mais disons que j’aimerais que mes lecteurs puissent un peu plus facilement se remettre en question, s’ouvrir et démonter les préjugés dont nous sommes tous farcis au sujet de « l’autre ».
D’un point de vue graphique, ton style est pour le moins particulier. Je ne peux m’empêcher de trouver dans celui-ci une démarche impressionniste, dans le sens où tu ne sembles pas chercher la précision absolue ni à caricaturer une situation. Non, ton style se situe entre les deux, comme si tu cherchais avant tout à restituer l’impression que t’a laissée une situation (à la manière du mouvement pictural impressionniste). Es-tu d’accord avec cette description ?
Je vais beaucoup chercher d’inspiration chez les peintres de la fin du XIXème, début XXème, dont les impressionnistes. Tout en voulant être réaliste, j’aime me laisser parfois guider par les hasards de la technique que j’utilise, ce qui peut donner ce côté « flou ». C’est une démarche plus picturale que ce qu’on trouve de manière générale dans la bande dessinée. Ceci sans perdre de vue le fait que je raconte une histoire et qu’il faut donc que l’information soit lisible. Il faut parvenir à retrouver la justesse de l’instant et toute sa narrativité. La bande dessinée est un art fait d’instantanés.
Quels sont les artistes qui t’ont influencé ?
Il y en a beaucoup ! Aussi bien dans la peinture que dans le cinéma, la littérature, le théâtre, la photo, la musique… Pour faire court, je dirai qu’il y a donc les peintres de la fin du XIXème, début XXème. Van Gogh, Toulouse Lautrec, Monet, Degas, Turner, Schiele… mais d’autres aussi, plus récents comme Bacon par exemple. Dans la bande dessinée, j’ai grandi avec Franquin, puis j’ai découvert Pratt et enfin Mattotti. Les écrivains voyageurs m’ont beaucoup apporté, eux aussi, comme Conrad, Nicolas Bouvier, ou Joseph Kessel.
Vent Debout est l’adaptation du « Nègre du Narcisse » de Joseph Conrad. Pourquoi un tel choix ? Qu’est-ce qui t’a séduit dans ce récit au point de décider de l’adapter au format bd ?
Conrad raconte du vécu. Il était capitaine au long cours avant de devenir écrivain. Il est considéré aujourd’hui comme un des maîtres de la littérature de voyage, même si on en parle moins que d’autres, comme Stevenson, par exemple. « Le nègre du Narcisse » est peut-être son roman le plus autobiographique. Ses descriptions de la mer y sont extraordinaires. On sent qu’il a vu ce qu’il écrit. Quand j’ai lu ce roman, plein d’images me sont venues et j’ai tout de suite pensé l’adapter. J’y ai trouvé cette atmosphère de voyage, le trajet, la contemplation et la force de la nature. Mais je travaillais encore à la Tentation à l’époque.
Cinq ans plus tard, l’envie était toujours là, la Tentation était terminée… Il fallait donc que j’envisage sérieusement la chose et que je prenne une décision. J’ai relu le roman et je me suis dit que c’était possible. Je crois que c’était une manière pour moi de poser une filiation. Puis, Vent Debout m’a permis de faire un voyage que je n’aurais pas pu faire autrement : naviguer dans l’un des derniers grands voiliers à la fin du XIXème.
Je crois savoir que tu travailles sur un nouvel album. Peux-tu nous parler de ce nouveau projet, qui devrait s’appeler « Les bougies du Diable », si je ne m’abuse ?
C’est exact. J’y raconte une histoire assez sombre, où un gamin traverse le Rif marocain à la recherche de sa sœur qui a été vendue comme petite bonne à des bourgeois de Tétouan. Cette itinérance me permet d’aborder une grande partie des problèmes qui agitent cette région aux portes de l’Europe : les trafics, la corruption, la misère et ceux qui en profitent. C’est un album d’une centaine de pages qui doit sortir au printemps 2012 aux éditions Casterman.
Enfin, je te propose de réagir à ces quelques mots :
Nuages :
Je les ai dessinés pendant près d’un an, quotidiennement. D’abord pour me documenter, pour Vent Debout, parce qu’en mer, le paysage, c’est le ciel et qu’il est déterminant. Puis, très vite, dessiner les nuages est devenu un plaisir en tant que tel. Je les publiais au quotidien sur grandpapier, où ils sont toujours visibles : http://grandpapier.org/renaud-de-heyn/cieux
Maroc :
Un pays magnifique. J’y ai enseigné la bande dessinée pendant deux ans, aux Beaux-Arts de Tétouan, dans le cadre d’une mission de coopération au développement. J’y suis retourné dernièrement pour préparer le reportage paru dans le numéro 13 de la revue XXI « La route du kif », paru au printemps 2011. J’en ai profité pour affiner et retrouver quelques atmosphères que j’utilise dans « Les bougies du Diable ». Et puis, plein de croquis aussi, publiés en grande partie sur grandpapier : http://grandpapier.org/renaud-de-heyn/maroc
Musique :
Déterminante. J’ai du mal à travailler sans musique. Ce doit être le rythme. Le rythme du récit, le rythme du trait. J’adore d’ailleurs dessiner des concerts. Une gymnastique bienfaitrice et très agréable. C’est encore une fois à découvrir sur grandpapier : http://grandpapier.org/renaud-de-heyn/de-concerts
Ouverture :
Sans elle, tout finit par moisir, à commencer par les idées. De l’air, il nous faut de l’air!
Renaud, un grand merci pour ta disponibilité. Au plaisir de te relire d’ici peu.
Merci à vous. Rendez-vous au printemps 2012, en toute logique.
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