Auteurs et autrices / Interview de Shaun Tan
Shaun Tan est un illustrateur de génie, connu en France pour sa bande dessinée « Là où vont nos pères ». Mais il est aussi l'auteur de nombreux livres illustrés, et a récemment reçu le prestigieux Prix commémoratif Astrid Lindgren, ainsi qu'un Oscar ! Rien que ça... Il a accepté de répondre à nos questions malgré un emploi du temps chargé. (lisez l'interview en anglais)
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Je suis né à Perth, dans l'ouest de l'Australie. Etant enfant j'ai toujours adoré dessiner et écrire, mais n'ayant jamais été certain de pouvoir en faire une carrière, j'ai étudié différentes disciplines au lycée et à l'université : les sciences, l'art, et la critique littéraire. J'ai commencé à faire pas mal d'illustrations pour des petits périodiques de science-fiction découverts quand j’étais ado, ce qui m'amena bien plus tard à travailler sur des couvertures de livres, des anthologies d'illustrations etc.
J'ai commencé à illustrer les histoires d'autres auteurs à la fin des années 90, pour finalement travailler sur mes propres bouquins, en évoluant vers un style hybride entre le livre illustré et la bande dessinée. J'ai aussi travaillé comme designer et réalisateur sur l'adaptation de certaines de mes œuvres en pièces de théâtre ou en films.
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Bien que fantastique en apparence, ce livre est en fait basé sur des faits avérés, racontés par plusieurs immigrés. Mon intention était d'essayer de combiner tous ces voyages en une seule histoire universelle, qui pourrait transcender toutes spécificités linguistiques, culturelles, temporelles ou géographiques. Mon intérêt pour ce sujet vient des histoires que mon père me racontait sur son voyage depuis la Malaisie vers l'Australie, puis s'est élargi vers l'immigration de manière plus générale. Je me suis particulièrement intéressé aux histoires d'immigrés voyageant vers New York au début du 20ème siècle, pour fuir la guerre, l'oppression et la pauvreté en Europe.
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Une bonne question, que je me pose souvent ! Je crois qu'à l’époque mon plus gros obstacle fut un manque d'assurance, qui fluctuait selon les périodes. Il m'est facile maintenant de regarder en arrière, de voir que le livre en valait la peine, et qu'il a eu beaucoup de succès. Mais il était impossible de le savoir sur le moment, seul et confronté à toutes sortes de problèmes artistiques – j'avais souvent peur que le livre soit sans intérêt, ou non fidèle aux témoignages qui lui ont donné vie. Bien entendu cela veut aussi dire que j’étais particulièrement minutieux et appliqué dans mon travail, tout en essayant d'apaiser mes craintes.
Le style de dessin n’était pas non plus des plus agréables – lent et fastidieux, avec des couches de hachures successives pour créer les tons – mais je savais que c’était nécessaire pour obtenir le résultat recherché. Finalement c'est ce sentiment de nécessité qui m'a encouragé. C’était aussi vrai pour l'histoire, j'avais l'impression qu'elle devait être racontée, et était réalisable, même si je savais que cela me prendrait des années. Si je ressentais la même chose pour un nouveau projet aujourd'hui, je pense que je serais prêt à m'investir pareillement.
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Oui, j'avais commencé à esquisser des planches qui étaient incroyablement lourdes et répétitives. C'est à ce moment-là que j'ai réalisé que je travaillais sur une BD, et non sur un livre illustré, et que j'avais besoin de « réviser ». J'ai commencé par lire L'Art Invisible de Scott McCloud, puis je me suis intéressé aux livres de Chris Ware, Daniel Clowes, etc. et examiné leur travail de composition et d’enchaînement des cases. Je me suis aussi intéressé à des livres comme Maus, qui traitent de sujets réels avec une style graphique abstrait, exactement ce que j'essayais d'accomplir avec Là où vont nos pères.
J'ai aussi étudié le travail de Raymond Briggs, qui se trouve à la frontière entre la BD et le livre illustré, entre la fiction et le réel. Certaines compositions de Là où vont nos pères sont inspirées de son livre illustré muet « The Snowman ».
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Oui, beaucoup, et particulièrement par la vitesse à laquelle des lecteurs de tous âges et de tous milieux ont adopté le livre. Dans le passé mes livres ont mis un certain temps à trouver leur public, et je pensais que Là où vont nos pères n'intéresserait qu'un nombre assez limité de lecteurs ayant une passion pour le livre illustré et les procédés narratifs expérimentaux – un livre assez « select » en quelque sorte. Je pensais que la narration muette allait repousser de nombreux lecteurs, mais au contraire je crois qu'elle a rendu le livre plus accessible, particulièrement au niveau international.
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Au début je trouvais ce genre d'étiquette surprenant en effet, voire même frustrant ! Surtout parce que j'ai toujours essayé de créer des livres illustrés destinés à un public le plus large possible, de tous âges et de tous milieux. « L'arbre Rouge », par exemple, adopte un format de livre illustré traditionnel pour examiner des sentiments que j'ai ressentis principalement en tant qu'adulte ; La Chose Perdue accomplit la même chose sur le thème de l'indifférence sociale (thème qui peut aussi toucher les enfants), un peu comme « La ferme des animaux » de George Orwell. Mais il semblait que mes livres, quelle que soit la sophistication du concept, seraient catégorisés « pour enfant » simplement à cause du format livre illustré. Ensuite je devais répondre à des tas de questions sur les thèmes sombres et l’âge recommandé pour lire mes livres !
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Je réalise tout doucement, et je pense que ça aura des effets sur le long terme pas immédiatement visibles. Je pense que cela va me permettre d’accéder à un public européen plus large, qui ne connaissait pas forcément grand chose de mon travail ; récemment il y a eu une vague de demandes de traduction et d'invitations à des festivals.
Mais ce fut une grosse surprise, parce que malgré la nomination je ne me voyais vraiment pas gagner : je ne pensais pas avoir accompli suffisamment de choses pour me retrouver aux côtés des écrivains, artistes et organisations également nominés. Le voyage en Suède pour recevoir ma récompense m'a permis de visiter de nombreuses institutions spécialisées dans la littérature pour enfants, ce qui m'a laissé une grosse impression – cette haute estime pour les livres lus par les enfants, et la façon dont ces derniers influencent leur vie d'adulte. C'est une récompense pour la littérature pour enfant, mais dans le sens large du terme, heureusement. Le respect envers les livres illustrés était particulièrement stimulant, et m'a redonné confiance envers mes propres projets.
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Oui, quand je travaille j'essaye toujours de laisser libre cours à l’interprétation personnelle, mais sans en être complètement conscient. C'est seulement lorsque le bouquin atterrit dans les mains des lecteurs que je m'en rends vraiment compte.
Je suis récemment revenu du Japon, où Là où vont nos pères vient d’être publié. Je fus surpris de constater que de nombreux lecteurs ont fait le rapprochement entre le livre et la situation dramatique ayant fait suite au tsunami et à l'accident nucléaire de Fukushima en début d’année, et l’évacuation forcée et permanente de nombreuses familles. Le même genre de chose s’était produit lorsque « L'arbre Rouge » était paru, deux semaines après l'attentat du World Trade Center en 2001. Certains lecteurs avaient alors fait le rapprochement entre l'histoire (qui parle d’anxiété et de dépression) et la peur ambiante qui s’était alors installée.
Les enfants, bien entendu, possèdent tout un kaléidoscope d’interprétations qu'ils appliquent à chaque phrase et à chaque image. Je pense que la vraie force de la littérature n'est pas de faire passer un message, mais de fournir une sorte de miroir intéressant qui reflète les joies, tristesses et soucis de chacun. Je crée la moitié de l'histoire, et le lecteur s'occupe du reste.
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Je pense que la majorité du travail d'un auteur reste inédit, et c'est certainement vrai dans mon cas : j’écris des histoires courtes similaires à celles de « Contes de la banlieue lointaine » depuis mon adolescence, mais des rejets précoces ont fait que j'ai laissé de côté ce genre d'activité pour me concentrer sur ma carrière d'illustrateur. C’était donc un véritable plaisir de pouvoir retourner à l’écriture après tant d’années passées à dessiner.
En fait j'ai commencé à travailler sur « Contes de la banlieue lointaine » à mi-chemin de la réalisation de Là où vont nos pères pour me soulager du silence envahissant, de la discipline et du travail répétitif. Toutes ces histoires très variées, farfelues, oniriques et remplies d'humour ne demandaient qu'à sortir ! Ce fut donc un changement bienvenu, et probablement mon travail le plus agréable à ce jour.
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Oui elles me trottent dans la tête depuis longtemps, comme en témoignent les ébauches et autres notes parsemant 10 ans de carnets de croquis. Chaque histoire a tendance à tourner autour d'une seule image mentale persistante, tel un rêve récurrent : dans le cas de « Grandpa's story », une petite voiture qui avance tant bien que mal à travers un désert bizarre. Ce n'est que lorsque je me suis rendu au mariage d'un ami que cette image s'est précisée – peut-être parlait-elle d'un couple sur le point de se marier, et devant effectuer un étrange rite de passage, loin de chez eux.
Mais la plupart des idées ne viennent pas si soudainement : elles sont le résultat d'une accumulation de bouts d’idées qui finissent par prendre forme. Des fois cela fonctionne, des fois pas. Les histoires de « Contes de la banlieue lointaine » font partie de la minorité qui ont abouti. D'autres furent abandonnées, ou attendent d’être ravivées par une nouvelle idée secondaire.
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Pour moi c'est en rapport avec un certain oubli lié à l’éducation et à la sagesse de l'adulte. C'est à dire que l’étude de certaines idées et théories sur notre monde peut avoir un effet secondaire indésirable : celui d'exclure d'autres points de vue ; on ne voit pas la « chose perdue » alors qu'elle est sous nos yeux.
Quand j'ai commencé à écrire cette histoire je n'avais bien entendu pas conscience de tout ça. J’étais juste intéressé par l’idée d'une créature ou d'une personne qui n'a pas de place ou de rôle, par ma réaction si je venais à rencontrer une chose aussi gênante, si j’éprouverais de la compassion. C'est aussi basé en partie sur les souvenirs d'un chat abandonné dans notre école que mon frère et moi avions recueilli quand nous étions enfants (notre directeur avait explicitement menacé de le tuer et de l'enterrer !). Il devint notre animal domestique familial et vécut heureux pendant 10 ans.
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Oui, c’était très étrange, ne serait-ce que parce que c’était à des années lumières de mon quotidien – dessiner, assis dans un atelier silencieux. J’étais très nerveux, je n'avais que 45 secondes pour remercier toutes celles et ceux qui avaient travaillé pendant des années sur ce projet, avant d’être interrompu par de la musique et raccompagné en coulisses. Donc je ne pensais qu'à ça sur le moment. J'avais aussi peur de tomber dans l'escalier amenant à la scène, car les marches étaient faites de miroirs et difficiles à voir !
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Je ne suis jamais satisfait de mes projets à 100%, mais je considère que tout ce qui est au dessus de 80% est un succès (je pense que de nombreux artistes seraient d'accord avec ça). L'adaptation de La Chose Perdue se situe autour de 85%. Nous avons manqué de temps et de ressources pour effectuer certains changements, et il y a certains passages que j'aurais aimé réaliser différemment avec le recul. Mais de manière générale je suis étonnamment satisfait du résultat final, car j’étais assez dubitatif lors des premiers essais techniques et story-boards, réalisés en 2002 lorsque le projet a débuté.
C'est le projet le plus difficile sur lequel j'aie jamais travaillé, donc l’idée de retenter l’expérience est à la fois alléchante et effrayante. Je pense que nous avons eu la chance d'avoir un producteur qui a su réunir une équipe talentueuse. Donc oui, avec la bonne équipe, et si l'histoire en vaut la peine, je me vois bien retenter l’expérience.
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Oui, c'est possible. Je suis très ouvert d’esprit en ce qui concerne le médium (peinture, théâtre, etc.). Si le concept et le medium sont faits l'un pour l'autre et uniques, alors tu sais qu'un projet a peut-être du potentiel.
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J'ai dessiné et peint une série de paysages basés sur les premières ébauches de l'histoire du film – des villes désertes post-apocalyptiques, des dessins de véhicules et vaisseaux. La plupart ne furent jamais utilisés, ce qui est assez courant dans ce genre de travail, qui consiste surtout à créer une palette conceptuelle qui aidera peut-être les artistes de Pixar à développer leurs propres idées. D'un point de vue créatif, c’était le boulot idéal : j’étais (bien) payé pour inventer des idées en tous genres à partir d'instructions très ouvertes. Il était aussi agréable de travailler avec d'autres artistes qui ont une vision et une minutie similaires à la mienne, et de se demander ce qu'ils allaient bien pouvoir inventer.
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Il y en a des centaines, il m'est donc impossible de tous les lister ici en expliquant pourquoi ils influencent mon travail (surtout que je ne le sais pas toujours), mais en plus des auteurs de BD dont je parle plus haut, je citerai aussi des réalisateurs tels que Terry Gilliam et Ridley Scott, des artistes de stop motion, des auteurs de fiction et science-fiction, des peintres contemporains ou plus anciens, des sculpteurs, des artistes d'installation et des architectes.
Les dessinateurs de livres illustrés eurent probablement la plus grosse influence sur mon début de carrière, comme par exemple Peter Sis, Maurice Sendak et Chris Van Allsburg. Je me suis ensuite intéressé à des auteurs tels que Dave McKean et Raymond Briggs, qui combinent la BD et le livre illustré.
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Je travaille sur un livre illustré qui parle de la relation entre deux frères qui vivent des aventures inexpliquées. C'est un projet plus petit que mes deux derniers livres. Il est trop tôt pour donner un titre ou parler du contenu, je suis toujours en train d'y réfléchir. Sinon il y a aussi des discussions préliminaires pour adapter Là où vont nos pères au cinéma. Il sera intéressant de voir si ces dernières aboutiront.
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Je ne parle pas français (en français dans le texte !) malheureusement. Je suis venu à Paris une fois quand j'avais une vingtaine d'années, je me rendais à une exposition pour laquelle j'avais soumis des œuvres, mais ces dernières n'avaient pas été retenues par le jury (ce qui était malheureusement courant à l’époque). En plus le lendemain je suis tombé très malade après avoir mangé à une fête pour illustrateurs – je me suis retrouvé à l’hôpital ! De toute évidence je me suis rendu à Paris trop tôt, ce n’était pas encore mon heure :o)
Néanmoins mes visites des musées et des galeries ont laissé une empreinte sur le jeune artiste que j’étais, et ont influencés mon livre « The Rabbits » (non paru en France). Cela fait un moment que je veux visiter Angoulême et Annecy pour leurs festivals de bande dessinée et d'animation, mais je n'ai pas encore trouvé le temps... un jour, j’espère !
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De rien !
A voir aussi :
- Le site de Shaun Tan (en anglais)
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