Auteurs et autrices / Interview de Cyril Pedrosa
Rencontre avec Cyril Pedrosa, dont la dernière BD Portugal a enthousiasmé les lecteurs de BDTheque.
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J'ai toujours voulu faire de la bande dessinée, depuis tout gamin. Mon père dessinait, pour son plaisir, ce qui est assez rare, peu d'adultes dessinent, la plupart des gens arrêtent après l'enfance. Et voilà, c'était quelque chose que je pouvais partager avec lui... Et puis je ne lisais que de la bande dessinée, Astérix, la presse Mickey, des trucs très populaires, j'adorais ça. Après le bac, j'ai un peu tergiversé, mais j'ai fini par aller dans une école d'arts appliqués, puis aux Gobelins pour étudier l'animation... J'ai rencontré David Chauvel au moment où je travaillais dans les studios Disney .
C’est avec Ring Circus qu’on découvre ton travail, avec David Chauvel comme scénariste. Quel souvenir gardes-tu de cette aventure ?
La rencontre avec David a changé ma vie, c'est aussi simple et important que ça. Tout seul, je n'arrivais à rien, je me sentais incapable de raconter des histoires, et j'étais sur le point de renoncer lorsque je l'ai rencontré. J'ai appris à faire de la bande dessinée en travaillant sur Ring Circus, c'était très enthousiasmant, surtout les premiers albums. On est très vite devenus amis avec David, et c'était très simple de travailler ensemble, on se comprenait très bien. Par contre, à la fin de la série, j'ai commencé à me sentir à l'étroit dans le style graphique que j'avais mis en place pour cette série, je commençais à trouver ça long, pesant, et le dernier album a été un peu douloureux à faire.
Quelle est la raison de la reprise de la colorisation par Araldi pour le dernier tome ? Quel est ton avis sur le résultat de ce changement et le passage à des couleurs plus informatiques ?
C'est à dire que je n'aimais pas beaucoup les couleurs que je faisais sur Ring Circus. Je me trouvais laborieux, pour un résultat médiocre. Et puis les conditions pour faire les couleurs n'étaient pas très confortables, il fallait faire les pages très vite. Comme en plus à la fin de la série je souffrais aussi du dessin, ça a commencé à faire beaucoup, et j'ai dit à David que je n'en pouvais plus, et qu'il faudrait au moins que je ne fasse plus les couleurs. Il a très bien compris, et on a proposé à Christophe Araldi de s'en occuper. Avec le recul, je me rends compte que je n'ai pas assez préparé avec Christophe cette transition, on aurait pu tout à fait passer à des couleurs informatiques tout en restant plus proche des couleurs et du rendu des trois premiers tomes. Je suis responsable de cette erreur, c'était à la fois dû à ma lassitude, et à un manque de réflexion artistique. Si je devais le refaire aujourd'hui, j'organiserais les choses autrement.
Tu remets ensuite le couvert avec David dans une série complètement différente et bien barrée : Shaolin Moussaka. Un besoin de décompresser ou d’expérimenter ?
Un besoin de décompresser. Je n'en pouvais plus de passer autant de temps sur des pages, d'être autant dans le contrôle de ce que je dessinais. Mais je ne savais pas où aller, je n'arrivais pas à sentir de quoi j'avais envie, dans quelle direction je voulais aller, hormis le fait qu'il fallait d'une certaine façon tout reprendre à zéro. Avec Shaolin, je n'ai rien inventé, j'ai juste fait du dessin simple, qui sort tout seul, pour essayer d'enlever la pression que je m'étais mis tout seul. Et puis comme les livres n'ont pas marché, ce qui est assez logique vu l'absurdité assumée de ce qu'on y a raconté, ça m'a aussi détendu vis-à-vis des livres, j'ai eu moins peur de l'échec, de me tromper.
Tu te lances ensuite en solo avec Les Coeurs solitaires. Une envie de tout maîtriser ou juste une opportunité ?
Une envie d'écrire, de raconter cette histoire. Je n'osais pas le faire, David m'y a encouragé. C'est quelque chose que j'avais écrit petit à petit, en même temps que je travaillais sur Shaolin, je crois, et j'étais heureux de sentir que j'avais quelque chose à dire, je me sentais moins « vide ». C'est un « premier livre », avec plein de défauts, mais cela a été un livre important pour moi, c'est la première fois que je suis allé tout seul au bout d'un projet, en écoutant juste mon envie de le faire.
Le final de "Cœurs solitaires" peut à la fois être considéré comme une conclusion au récit mais aussi comme un tremplin vers de nouveaux épisodes... Est-ce qu'une suite était initialement prévue ? D'autant plus qu'avec ce personnage tourmenté, il y a "matière à"…
Non, je n'ai pas vraiment pensé à une suite à l'époque. Je me suis juste dit que j'aurai peut-être envie dans quelques années de faire revivre ce personnage, de raconter où il en est. En fait, d'une certaine façon, le « Jean-Paul » des coeurs solitaires et le Simon de « Portugal » sont des personnages très proches, ils se ressemblent beaucoup, et ils me ressemblent aussi pas mal....
2007 : Une année de la mort ! Tu relances la machine avec David Chauvel sur une nouvelle série jeunesse Brigade fantôme, et tu nous sors un Trois ombres remarquable et remarqué (Angoulême 2008 : album essentiel). Hasard, ou ce sujet de la mort t’a-t-il travaillé sérieusement à ce moment là ?
Ce n'est pas un hasard. Des amis proches avaient perdu leur fils, il avait le même âge que mon deuxième garçon, et quelques années après cette période difficile, j'ai commencé à écrire Trois Ombres, en pensant à eux. Comme toujours quand j'écris, cela part dans tous les sens, et à un moment donné j'ai séparé en deux projets des choses qui ne collaient pas très bien. D'un côté c'est devenu Trois Ombres, de l'autre c'est devenu Brigade Fantôme que j'ai co-écrit avec David.
Comment as-tu reçu ce prix d’Angoulême ?
J'étais très impressionné, et assez ému. Après les « Coeurs solitaires », qui n'a pas marché du tout, j'étais un peu déprimé. Je commençais à me dire qu'il fallait peut-être que j'arrête de faire de la bande dessinée. Je ne voulais plus dessiner comme dans Ring Circus, et ce que je faisais de plus personnel ne semblait pas intéresser les lecteurs, alors je me suis dit que Trois Ombres serait peut-être mon dernier bouquin. Le prix pour le bouquin, son succès en librairie, c'était un rebondissement incroyable.
Une suite est-elle prévue pour la Brigade fantôme ?
Non, il n'y aura pas de suite. La série n'a pas eu de succès, et on a préféré arrêter, en accord avec les éditions Dupuis.
Est-ce que tes enfants lisent Brigade fantôme et comment apprécient-ils la série ?
Ils les ont lus, et ils ont beaucoup aimé. C'est clairement en pensant à nos enfants que David et moi avions créé cette série.
De manière générale, est-ce qu'ils lisent aussi tes autres BD et qu'en pensent-ils ?
Ils lisent mes bd, en général, mais ils ne m'en parlent pas forcément. Je crois que mon fils aîné a trouvé "Portugal" « un peu long », je me demande si ce n'est pas une façon polie de me dire qu'il a trouvé ça très ennuyeux... :)
Auto Bio, qui vient ensuite, fait justement référence à l’ensemble de ta famille. Comment se sont-ils perçus à travers ces albums et quelle est la part de réalité ?
Tant que les pages étaient dans mon bureau, qu'elles n'étaient pas publiées, cela les a beaucoup fait rire. Ensuite, lorsque les livres sont sortis en librairie, je sais que ça a été un peu plus compliqué à gérer pour eux...ce qui est assez compréhensible, c'est difficile de se sentir un peu « exposé » comme ça, même si j'ai toujours fait très attention à la façon dont je les mettais en scène, à ce que je leur faisais dire...
Quelle fut la réception de la série chez les lecteurs "militants et très engagés pour l'écologie" ?
Elle fut excellente, je n'ai eu que des bons retours des écolos et des militants verts. Ils ont en général de l'humour, et puis je me moque plus de moi que d'eux dans le livre...
Un troisième album est-il prévu ?
Non, je ne pense pas qu'il y en aura un. J'ai un peu l'impression d'avoir fait le tour du sujet, en tout cas pour l'instant.
Parlons maintenant de Portugal. Comment a germé l’idée de cet album ?
En allant au Portugal dans un petit festival, comme le personnage de Simon dans le livre. Je n'accordais pas une attention particulière à mes origines portugaises, et d'un seul coup, j'arrive là bas et j'ai l'impression d'être chez moi, de connaître tout le monde, de sentir comme cela m'avait manqué. En rentrant, je me suis dit que c'était une expérience tellement forte qu'il faudrait un jour ou l'autre que « j'en fasse quelque chose »... J'ai commencé à prendre des notes de mon séjour, puis petit à petit à inventer une histoire, et c'est devenu « Portugal ».
Es-tu parti t’immerger là-bas, comme ton personnage Simon ? Quels liens entretiens-tu avec ce pays ?
Je suis allé y passer trois mois, pour finir l'écriture du scénario et faire des croquis, prendre des photos... Je ne suis pas très doué pour entretenir des liens, alors j'ai une relation un peu distendue avec ce pays. Je l'aime beaucoup, je le connais mal, mais je sais maintenant que c'est un endroit qui compte pour moi, alors qu'avant je n'y accordais aucune importance. J'espère y retourner l'année prochaine.
En lisant Portugal, je me suis beaucoup demandé quelle était la part personnelle, et la part de fiction... on a un peu l'impression de voir "l'envers du décor" d'Autobio.
C'est une fiction, la plupart des faits et gestes des personnages ont été inventés. Mais ce que ressent Simon, ce qu'il essaie de trouver, c'est très proche de ce que je ressens. Donc, c'est une fiction, mais nourrie de beaucoup de sentiments personnels. Que ce soit autour du Portugal, de la famille, de la création, j'ai essayé de parler de choses qui ont de l'importance pour moi, qui me touchent de près.
Un des pivots centraux de ton récit repose sur la famille, la recherche de ses racines et la quête identitaire. Ces notions ont-elles une réelle importance à tes yeux, ou ont-elles juste servi à construire ton récit ?
Comme je le disais à la question précédente, tout ça me touche de très près. Donc c'est plutôt l'inverse en fait, j'ai construit mon récit de façon à ce qu'il puisse me permettre de parler de ces sujets. La famille, la recherche de ses racines, c'était le but du livre, pas le moyen.
L’autre thématique qui m’a accroché dans ta BD, est celle de la rupture. La triste vie de Simon au début de l’album et sa séparation ; la rupture entretenue avec sa famille ; la rupture avec ses racines portugaises. Alors, rupture, on casse tout et on recommence ? Point de départ nécessaire à un moment ?
Je crois que Simon subit les ruptures, plus qu'il ne les provoque. C'est Claire qui le quitte, comme sa mère avait quitté Jean, et la rupture avec le reste de la famille est un héritage que lui a transmis son père, ce n'est pas vraiment quelque chose qu'il a décidé. J'imagine que certaines ruptures peuvent être nécessaires dans une vie, mais en l'occurrence Simon essaie plutôt de reconstruire du lien, plutôt que d'en briser pour faire autre chose. Il me semble que son problème c'est qu'il ne sait pas construire du lien, nourrir les relations, les entretenir, les rendre vivantes. C'est ce qu'il essaie de faire, petit à petit en allant au mariage en Bourgogne puis en décidant d'aller au Portugal.
Cet album apparaît comme un certain aboutissement (pas une fin, hein ;) ), tant dans le récit que graphiquement. Tout semble concourir pour réussir cette immersion totale que tu nous fais partager ; transparence du trait, colorisation, jeux avec l’idiome : on plonge dans ton Portugal. Comment as-tu travaillé sur cet album ? As-tu dissocié l’écriture, le dessin et la colorisation, ou tout s’est-il construit ensemble au fur et à mesure ?
J'ai d'abord tout écrit, ce qui m'a pris un bon moment, puis j'ai commencé à dessiner et à mettre en couleurs, en suivant le scénario, très simplement. Pour la deuxième partie, j'ai confié le travail de couleurs à Ruby, avec qui j'avais déjà travaillé sur pas mal de bouquins. Elle est très créative, et très attentive, et elle a tout de suite compris mon envie d'avoir des couleurs très narratives, qui « racontent » avant de « faire joli »... Puis j'ai retravaillé en couleurs directes sur la troisième partie.
Disons que j'avais en tête, depuis longtemps, l'envie que le dessin suive le plus possible l'histoire, qu'il s'adapte au récit, aux émotions des personnages, aux situations, et pour « Portugal » j'ai essayé d'aller le plus loin possible dans cette direction. Un peu comme un comédien interprète un texte, en y mettant de lui même, des intentions, en ne se contentant pas d'illustrer ce qui est écrit.
Au final, je ne sais pas si c'est abouti, je sais juste que j'assume tout ce qui est dans le livre, et que c'est exactement comme cela que je voulais le faire.
T’es-tu donné des interdits et/ou le côté fictionnel t’a-t-il fourni un voile essentiel pour te libérer plus facilement de certains « poids ».
Je ne crois pas m'être donné d'interdits. A partir du moment où j'étais dans la fiction, je pouvais dire et faire ce que je voulais. La fiction, bien sûr c'est une protection, mais surtout c'est pour ce livre une façon de se décentrer. Ma vie en elle-même n'a aucun intérêt, par contre j'avais l'impression qu'il y avait quelque chose à partager dans mes préoccupations, dans ce que je ressentais autour des sujets de ce livre. Et donc, la fiction, c'était un très bon outil pour mettre en scènes ces sensations et sentiments, pour leur donner une forme, pour qu'ils puissent être compris, être mis en mots, en images. Mais je ne pense pas que cela m'a libéré d'un poids, je n'ai pas fait ce livre pour me soigner. Je me suis soigné, puis, ensuite, j'ai fait ce livre...
Et dans la suite logique, as-tu eu des appréhensions quant aux réactions de ta famille, et de ton père en particulier ?
J'en avais un petit peu... En fait, je n'avais pas de bonnes raisons de craindre leurs réactions en général et celle de mon père en particulier, mais on parle tellement peu du Portugal et de nos liens à ce pays dans ma famille que je ne savais pas vraiment quelle serait leur réaction. Et ça s'est très bien passé :)
Après ce magnifique dernier album, des projets déjà en cours ou prévus, ou te laisses-tu le temps de souffler un petit peu avant de repartir sur autre chose ?
Je suis en train de travailler sur un nouveau livre avec David Chauvel, qui s'appellera « La Route de Tibilisi ». J'essaie de mettre mon dessin au service de ce qu'il a écrit, qui est un très beau récit sur les relations fraternelles, déguisé en récit d'aventure... Cela faisait longtemps qu'on n'avait pas travaillé ensemble, je suis vraiment content qu'on ait réussi à trouver le bon moment pour le faire.
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