Auteurs et autrices / Interview de Miceal O’Griafa (suite)
Miceal O’Griafa vaut la visite à lui tout seul ; trilingue, grand voyageur, collectionneur insatiable, il vit dans une véritable caverne d’Ali Baba. Le Baiser de l’Orchidée, polar noir et sulfureux, est son premier projet personnel. Rencontre autour d’un whiskey, forcément.
- Première partie : Les débuts
- Deuxième partie : Le baiser de l'orchidée
- Troisième partie : Les projets

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C’est même bien plus simple que ça ; dès qu’on a terminé le Christie, et parce qu’on lui avait clairement fait comprendre qu’on ne souhaitait pas être cantonnés dans cette collection, Emmanuel nous a dit « comme promis, on embraie sur Apadana ». Hélas, c’est là que le projet est devenu très compliqué. Avant de proposer un projet à EP, j’avais étudié son catalogue de très près. Et à l’époque, beaucoup de ses ouvrages qui se vendaient le mieux, notamment ceux de Tarek comme la série Sir Arthur Benton avec Stéphane Perger, étaient des trilogies. Donc Fang & Klaw, comme Apadana (futur Baiser de l’Orchidée), je les avais pensés et découpés comme des trilogies. La première fois qu’on a démarché Emmanuel, il était d’accord sur ce point. J’avais par conséquent élaboré des chemins de fer complets pour les 3 tomes. Seulement, plusieurs semaines plus tard, au moment de signer le contrat, il nous a annoncé « les trilogies, ça ne marche plus, maintenant ce sont des diptyques. Donc au lieu de faire un 3x46 pages, vous allez faire un 2x52 ». Et ça, c’était comme se prendre un coup de massue. Ça n’aurait pas été un problème si on n’avait eu qu’une ébauche liée à un pitch ; mais là, de voir l’histoire se faire amputer de 34 pages, c’était vraiment très dur. Le résultat final est que ça donne un côté un peu comprimé, très dense à chaque tome. D’un autre côté, une fois le choc initial passé, je me suis dit pourquoi pas, parce que j’ai horreur des histoires que je lis trop rapidement. On verra pour le prochain projet, (car maintenant je demande toujours très précisément à l’éditeur en combien de tomes il souhaite que je fasse mes séries). Je laisse le lecteur seul juge, en espérant surtout qu’il prendra du plaisir à la lecture.
En plus à l’époque où on a terminé le script et une bonne partie des planches, EP a changé de distributeur, passant de Volumen à Interforum. Ce dernier a tiqué sur le titre Apadana. Il a donc fallu en trouver un nouveau, même si on a gardé Apadana comme sous-titre du tome 1. Là encore, la recherche fut ardue. On a fini par trouver grâce à l’influence de la Série Noire, la seule collection de romans au monde à avoir la même maquette du début à la fin. C’est Marcel Duhamel qui a créé la collection, mais du beau monde y a participé ; le nom Série Noire avait été trouvé par Jacques Prévert et la maquette jaune et noire était une idée de Boris Vian. Il y avait des titres assez extraordinaires ; j’ai lu les romans en VO, et leurs traductions étaient faites d’une manière si peu orthodoxe que c’étaient presque des œuvres nouvelles. Je me rappelle en particulier les romans inimitables de Jonathan Latimer, avec des titres fabuleux comme Quadrille à la morgue ou Bacchanale au cabanon… Mon bouquin préféré dans toute la collection (que j’ai la chance de posséder intégralement en version cartonnée), c’est le Douze balles dans la peau de James Hadley Chase. Excellente trouvaille ce titre, à mille lieues du titre original I’ll get you for this, (Je t’aurai pour ça). Ca reste pour moi un polar phénoménal, que j’ai dû lire une bonne trentaine de fois ; (quand j’ai un de mes rares moments de déprime, je lis ça, ou un Modesty Blaise ou un roman de PG Wodehouse, auteur anglais qui dépeint la gentry Britannique de manière hilarante). Je me suis dit qu’il serait logique que notre bd, qui rendait de toute façon hommage à la Série Noire en général et à cet auteur que j’admire en particulier, fasse écho au nom de l’un de ses polars. Or, son premier grand succès avait été un roman très noir qui se déroulait aux Etats-Unis, qu’il avait écrit sans jamais y avoir mis les pieds (il était Britannique, pas Américain) à l’aide d’un dictionnaire d’argot de la pègre (j’admire sans réserve le culot d’une telle démarche). Il s’appelait No Orchids for Miss Blandish, (Pas d'orchidées pour Miss Blandish en vf) et il a bouleversé le paysage du roman policier contemporain. Après le succès mondial de ce roman, Chase écrivit une suite, La Chair de l'orchidée. La sonorité du mot « orchidée » et la beauté plastique de la fleur, qui ouvrait la porte à toute une esthétique, nous ont décidés, David et moi. Le baiser de la mort du Parrain aux Sopranos le baiser de la femme fatale de Gilda aux Tueurs nous a permis de trouver l’autre élément de l’équation et Le Baiser de l’Orchidée est né.
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C’est un polar noir se déroulant dans les années 50 - dont on se fait tous une représentation idéalisée -, et en Floride, un endroit où j’ai habité. Pour l’atmosphère générale, David et moi avons voulu prendre le contrepied de la Floride « sea, sex and sun » que véhiculent beaucoup de séries US. Personnellement j’ai des souvenirs de Miami comme d’un endroit où il pleuvait beaucoup, d’une ville à la beauté de façade incontestable mais qui recelait des arrière-cours putrides. La Floride, c’est aussi les évacuations lors des ouragans, et j’en ai mis un dans le scénario. Ca n’était pas juste un souvenir d’enfance. David et moi avions été frappés par le désastre de Katrina, comme tout le monde, mais c’est en regardant le documentaire sans concessions de Spike Lee intitulé When the levees broke, autrement dit Quand les digues se sont brisées, que j’ai été particulièrement frappé par le fait que cette catastrophe aurait pu être évitée, et que la cupidité des uns et le laisser-aller des autres avaient condamné cette ville superbe qu’est la Nouvelle Orléans à subir l’Enfer. Je dois y retourner bientôt pour le repérage d’un autre projet de bd dont l’action se déroule là-bas (un road movie en bd avec Eric Puech écrit pour Akileos) et je vais pouvoir juger sur place ce qu’il est advenu de la ville aujourd’hui. A en juger par ce que j’ai vu dans plusieurs documentaires ou ce qu’en montrent des séries comme Treme ou « K-Ville », j’ai bien peur de ne plus reconnaître l’un des paradis de mon enfance… Tiens ? J’ai encore digressé ?! Voilà qui est surprenant (rires) Bon, on va goûter au Bushmills maintenant, ça va me remettre sur les rails comme il faut…
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Ce sont des exemples significatifs en ce qu’ils ne m’ont nullement inspiré par leur contenu. De la série Raines, je n’ai rien retenu d’autre que cette première minute magique où une scène de crime sur une terrasse de demeure hollywoodienne donnant sur la vallée de Los Angeles est passée au filtre de l’imaginaire du narrateur. Le reste du pilote m’a ennuyé et je n’ai pas donné suite. Quant au portfolio de photos, où l’on voit une pléiade de stars d’aujourd’hui poser dans des décors classiques de films noirs, la rue mal éclairée sous la pluie, le ring de boxe, etc, il n’y a que l’éclairage, les poses, les plis des costumes, la mise en scène de l’atmosphère et le grain de la photo que j’en ai retenus, ainsi que l’expression d’une certaine élégance un peu figée de l’époque que le trait et les couleurs de David ont su parfaitement capturer.
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En termes de critiques, on n’en a eu pratiquement que des bonnes, sauf une, chez Bo Doï pour ne pas les nommer. Quand je pense que c’est moi-même qui, les jugeant incontournables, avais été les démarcher à mort ! Ils nous ont carrément descendus en flèche, et pas de manière très constructive. Comme j’ai été journaliste aussi, j’ai trouvé ça un peu gratuit de tirer à boulets rouges sur deux auteurs débutants. A se demander d’ailleurs si le bouquin avait été lu… J’ai eu l’occasion, lors d’une séance de traduction, de rencontrer le journaliste auteur de la critique au dernier Angoulême. Il s’est dit désolé d’avoir dû descendre l’album. Je ne remets pas sa sincérité en cause, et ne lui en veux pas vraiment. Heureusement de l’eau avait coulé sous les ponts, et j’étais en représentation, ce qui a bridé mes tendances sanguinaires (rires) et je ne trouve pas utile de balancer son nom. Il se trouve juste qu’à l’époque d’Ekllipse, nous à la Rédaction, on ne critiquait que les livres qu’on aimait, et même nos remarques moins laudatives étaient toujours argumentées. Maintenant que je suis scénariste, je n’attends pas que tout le monde m’encense, car, même si ça fait plaisir, ça ne permet pas d’avancer, mais un minimum de respect pour le travail d’équipe de toute une année, ça ne me semble pas excessif. D’ailleurs, l’une des critiques que j’ai préférée, c’est celle de Jean-Pierre Fueri dans Casemate qui a écrit comme à son habitude, un « pour » et un « contre », qui prouvait qu’il avait très bien lu et cerné l’album. Et le « contre » n’était pas tendre, mais très bien argumenté. J’irais même jusqu’à dire que sa critique m’a vraiment aidé pour améliorer certains éléments prévus dans le tome 2.
Sinon les autres critiques étaient vraiment sympa, même si, comme on finit le tome 1 sur un cliffhanger, on sait qu’on est très attendus sur la suite (rires). On a aussi eu de très bons retours des lecteurs lors de nos multiples séances de dédicace, et sur Internet. En termes de ventes on a du mal à savoir si ça se vend vraiment bien ou pas. Il faut dire qu’on n’a pas eu l’impression que les commerciaux étaient très fans de l’album, ni qu’on avait bénéficié d’une communication au top. L’éditeur nous a dit que c’était correct, mais qu’il n’avait pas encore les chiffres définitifs. J’ai essayé de préparer David au fait qu’on risquait de ne pas faire les mêmes scores qu’avec un Agatha Christie. Personne ne nous connaît encore, on est des débutants absolus dans cet exercice… En plus de l’espérance de bonnes ventes, une interview comme la tienne est super importante dans le sens où on a besoin de se faire connaître des lecteurs. Comment rester en tête de gondole à la FNAC sans ça, même en ayant été « coup de cœur » des vendeurs en librairie et sur le site ? (rires)
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Oui ! C’est vrai que cette couverture a fait couler beaucoup d’encre, et a été appréciée, mais elle a été sacrément compliquée à réaliser. David a fait au total - si on compte les versions noir et blanc et les versions couleur -, 47 essais de couverture. D’abord parce que mon David est un perfectionniste absolu, et ensuite parce que les commerciaux voulaient une héroïne sur la couverture. Alors c’est vrai qu’on a la Shadow, cette héroïne pleine de charme, un peu à la Hitchcock. David, allez savoir pourquoi, dessine assez bien les filles, et notre Shadow est la plus demandée en dédicace. Il fut question de la mettre nue sur la couverture. On n’en voyait pas du tout l’intérêt, souhaitant éviter une couverture bassement racoleuse, d’autant plus qu’il y a d’autres femmes représentées nues dans l’album, et avec une raison liée au rituel du Tueur aux Ophélies. Donc on voulait bien d’une femme nue en couv, mais à condition qu’elle soit morte. Il fallait garder une cohérence avec l’histoire. On n’était pas dans Alerte à Malibu, mais dans le registre du polar. Et ce fut donc compliqué à trouver, exactement comme pour le titre, et les recherches des deux ont été menées en parallèle, vraiment un travail de longue haleine. Evidemment, ce fut un mal pour un bien, puisque David a fini par réaliser ce dessin somptueux. Je dois dire qu’il faut rendre aussi hommage à quelqu’un d’autre, Stefan Thanneur, lui-même un excellent dessinateur de BD, (Mauvaise Line chez EP) et qui réalise toutes les couvertures des éditions Emmanuel Proust. Stephan nous a fait un travail d’orfèvre. Il a sublimé ce qu’avait fait David. Il a vraiment fait un super boulot, et on lui en est tous les deux très reconnaissants. Ce qu’on craignait le plus tous les deux, c’était de se couper du lectorat féminin, qui aurait pu dire « c’est facile de mettre une fille nue sur la couverture ». Dans les critiques presse comme dans les avis des lecteurs et des lectrices, ça n’a pas du tout été le cas. Concrètement Stefan a « refroidi » la couverture dans des tons bleus, car David l’avait faite dans des tons ocre. (Miceal sort un iPad pour me montrer les différents états de la couverture) Il fait ressortir les détails, comme les orchidées… Il a accentué le côté bleu sombre de l’eau… On n’a pas encore discuté de la couverture du tome 2 ; il faudrait qu’il y ait une cohérence avec celle du tome 1, bien sûr. Si on regarde les dernières couvertures de chez EP, c’est du bon boulot. Emmanuel Proust n’est plus tout à fait un petit éditeur, mais ne veut pas être une major non plus, et il soigne la fabrication de ses livres comme le ferait un artisan. Le fait qu’il fasse de beaux livres comme ça - comme tu peux le constater je suis un collectionneur fou - c’est un point positif. Le livre objet compte beaucoup. On n’a que des satisfactions sur ce plan-là.
Maintenant, pour en revenir à la situation en tête de gondole, c’est rare qu’un tome 1 marche tout de suite ; le plus bel exemple c’est XIII, série qui n’a vraiment commencé à vendre qu’au tome 4, je crois. Le problème c’est le cercle vicieux imposé par la surproduction. A l’heure actuelle, une bande dessinée d’un auteur peu ou pas connu, va rester une semaine en librairie. Si la com n’est pas bien faite autour du livre, si les ventes ne décollent pas tout de suite, il va mal se vendre. Si, sur 5 bds en librairie, il ne s’en vend que 2, pour le second tome, le libraire ne va en prendre qu’1 ou pas du tout, même si on sait que beaucoup de lecteurs attendent la fin d’une série, surtout un diptyque, pour acheter les deux tomes d’un coup. Donc, à moins d’un très exceptionnel bouche à oreille, ou surtout d’une promotion efficace de l’éditeur comme du diffuseur, une série peut être condamnée avant de s’être achevée et d’avoir sa chance. Et, du point de vue de l’éditeur, s’il a un mauvais retour des ventes sur un tome 1 d’une série, il peut se retrouver fortement tenté d’arrêter là l’aventure, car il subit lui-même une forte pression économique. Par conséquent le conseil numéro 1 que je donne aux jeunes auteurs désireux de publier une série, c’est d’enchaîner les tomes les uns après les autres, avant que l’éditeur n’ait un retour sur les chiffres de vente des précédents. Maintenant, il y a quelques éditeurs qui n’ont qu’une parole, croient en leurs auteurs, ont une passion du livre qui dépasse la logique comptable et iront au bout d’un diptyque ou d’une trilogie quoiqu’il arrive, mais ils se font rares…, alors frères auteurs ayez un peu de logique comptable vous aussi (rires) !
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On va reprendre un whiskey, hein ? Mon scénario a été livré en retard, mais a été approuvé, David a réalisé l’intégralité du storyboard, validé lui aussi, et il en est à la planche 7. Ca avance lentement. Le tome 2 est aussi dense que le tome 1, puisqu’on a compressé ce qui était au départ un triptyque. On a été tentés d’éliminer des pans entiers, mais cela n’avait plus de sens. Maintenant j’espère que les lecteurs aimeront. De toute façon, au niveau de l’enchaînement des évènements, de la fin, c’est ce qu’on avait prévu dès le départ. C’est plutôt la façon dont on y arrive, les péripéties transitoires et la manière de le raconter qui ont été repensés. S’il y a un deuxième cycle, il faudra qu’on réfléchisse, là encore, à le concevoir d’entrée comme un diptyque. Tout dépendra du type de récit, d’enquête, que l’on choisira. Ce sera peut-être plus léger. En tout cas, comme je n’aime pas me répéter, ce sera forcément différent, même si, je pense que ça suivra chronologiquement le premier cycle. L’ouragan aura frappé, et la ville sera donc en partie sous l’eau. On a eu pas mal de demandes sur un diptyque se passant avant, avec simplement nos personnages du flic et du privé. Il était question soit de faire un spin off avec leurs aventures jeunes - ils ont par exemple fait Pearl Harbor tous les deux, ce qu’on ne sait pas dans les deux premiers tomes -, mais David est très réticent sur le principe du prequel, qui est très américain. Il y aurait même matière à un troisième cycle, si le second rencontrait un succès monstrueux.
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Importante. Essentielle même. Sur le tome 2, j’aurais dû tenir compte des remarques de David sur l’histoire. Je lui dois des excuses pour ça ; je les lui ai faites publiquement d’ailleurs. Avec cette fameuse pression de la part de la presse et des éditeurs, où le scénario devait être cohérent, où tout devait se refermer, où je ne devais pas partir dans des faux-fuyants, je me suis mis la pression tout seul. Je me suis isolé. Et j’ai galéré. J’ai pondu deux versions, dont la première était terriblement nulle, et la deuxième guère mieux. Et ça n’est que lorsqu’on a repris l’échange que ça s’est éclairé. J’avais oublié que le miracle de la BD, quand on est à deux, c’est cette collaboration, cette émulation constante, et c’est quand j’ai retrouvé ça, même tard, que tout s’est remis en place. Ce n’est pas forcément que David m’ait donné des clés ou des solutions, mais c’est un critique terrible, comme Guylaine, ma femme, qui ne laisse rien passer - parfois on arrive au bord du divorce – (rires). Et je suis tout aussi critique à l’égard du storyboard de David. On a fait en sorte que tous les problèmes soient résolus à cette étape décisive. Après ce ne sont plus que des détails, sur l’enchaînement des cases, sur les cadrages, où il faut être parfaitement raccord en termes de narration. Je ne me permettrai pas de critiquer son dessin sur le plan du style. Et puis il est très bon, si je l’ai choisi, ça n’est pas pour rien. C’est cet été que je me suis rendu compte de ça, c’est entièrement de ma faute. Pourtant David me l’avait dit, me demandant pourquoi on ne fonctionnait plus comme avant. J’avais un peu cédé à la pression, ce qui est rare chez moi, et je m’en suis rendu compte après coup. Je ne referai pas l’erreur la prochaine fois. La bande dessinée, c’est réellement un boulot qu’on apprend en forgeant. J’ai dû nous faire perdre six mois minimum là-dessus, je pense, ce qui est dommage pour le lecteur aussi. Cette ellipse m’a permis de constater cependant les progrès que David a pu réaliser, et c’est impressionnant. C’est terrible pour les scénaristes, les dessinateurs font souvent des progrès exponentiels. Parfois même au cours d’un même album ! Raule a été le premier à le remarquer, la fin est nettement mieux que le début sur le tome 1 du Baiser de l’orchidée. D’ailleurs, perfectionniste comme il l’est, David referait l’album à l’infini, si on le laissait faire. Aux Arts Déco, on leur apprend le dessin d’art, avec des personnages un peu sclérosés, et David avait ce côté un peu statique dans son trait, caractéristique qui n’est pas présente dans le tome 2 pour l’instant. Le fait que des gens comme Raule et Roger lui disent qu’il a un potentiel énorme, ça fait du bien à David, qui est légèrement plus jeune que moi (rires). Raule est en totale admiration devant ses couleurs. Sa couleur directe, c’est tout de même de l’aquarelle à la base, retouchée sur Photoshop. Ses planches sont faites sur du A3, et les couleurs sur du A4. Les couleurs - et c’était voulu - sont nettement sombres, c’est quand même un polar noir. L’un de nos soucis est qu’il y a parfois des décalages entre les couleurs véritables et la sortie à l’impression ; il y aura peut-être besoin d’un calage plus précis pour le tome 2.
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Hélas non. Honnêtement je ne tablerais pas dessus. Déjà, parce qu’il y a beaucoup d’étapes par lesquelles on doit passer, et qui, à mon avis, ne devraient pas être du ressort de David. Il faut par exemple qu’il « cleane » ses planches, puisqu’il fait des crayonnés, et qu’il faut éliminer toutes les scories. Et cette étape consomme un temps et une énergie infinis. Le désavantage aussi quand on travaille ses couleurs à l’aquarelle, c’est que si on fait une erreur, il faut tout recommencer. Si on fait une erreur sur une case, c’est toute la planche qui y passe. Je ne veux surtout pas lui mettre la pression au niveau du temps, je préfère qu’il fasse du beau travail. Quitte à ce qu’on fasse attendre un peu le lecteur, et délibérément parce que j’ai rendu le scénario en retard, je me refuse à mettre la pression sur David. Bien sûr, j’aimerais, on aimerait tous, que ça sorte demain. Lui le premier…
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Eh bien, comme je te l’ai dit, concernant le Modesty Blaise de Peter O’Donnell, j’avais fini par correspondre avec le créateur, on avait discuté au téléphone, et après que je l’aie saoûlé de paroles, il avait craqué (rires) et m’avait dit que si jamais quelqu’un devait la reprendre, ça serait un auteur de bd passionné comme moi. J’étais tellement fan… mais Peter O’Donnell est décédé depuis, et ça reste des paroles en l’air au téléphone. Il y en a évidemment plein d’autres qui me font rêver. Lorsque je suis arrivé en France, en franco-belge, je ne connaissais que "Tintin", Astérix et Lucky Luke. J’ai ensuite découvert, et ce fut une claque énorme, Hermann et Greg, avec la période Bernard Prince, Comanche… Et au très sympathique festival de Crespières, voilà que je me retrouve assis juste à côté de Hermann ! Wow ! On dit de lui qu’il a un caractère infernal, mais j’ai pigé que ça signifie juste qu’il ne se laisse pas faire et dit ce qu’il pense. En tout cas, on s’est entendus comme larrons en foire. L’organisateur nous avait mis côte à côte après que je lui aie dit que j’étais un fan absolu. Donc Bernard Prince, j’en rêverais… Mais là, je n’ai pas les épaules pour passer derrière Greg ou Hermann, on va attendre plus tard. (rires) Si j’ai un jour un vrai succès en librairie, je poserai peut-être la question à Hermann et à l’éditeur. Mais encore une fois, pas pour refaire ce qui a été fait. Dany avait pas mal repris le personnage, il y avait instillé des choses intéressantes. Il y a aussi des reprises qu’on fantasmerait de faire pour des raisons sentimentales, comme Blueberry qui fut une énorme claque aussi, mais je n’oserais jamais. Je fais partie des auteurs qui préfèrent encore le travail de Gir à celui de Moebius, et bien que je sois plutôt du genre culotté, succéder à un génie, ça n’a juste pas de sens. Il faut être du calibre d’un Thierry Girod pour succéder avec classe à Yves Swolfs sur un Durango que Swolfs continue à scénariser, pour donner l’exemple même de la reprise réussie.
La reprise de séries mythiques me tente moins, à vrai dire, que l’envie de travailler avec des dessinateurs de légende. Pour faire du name dropping, je vais citer, allez, David Lloyd. J’ai rencontré David au Comicon de la Japan Expo d’il y a un an. J’avais à l’époque, remplacé au pied levé quelqu’un qui devait animer en bilingue une rencontre publique avec lui, et David avait été très content de ma prestation. S’il avait été évidemment satisfait de l’interprétariat, ce qui l’avait épaté davantage c’était que je connaisse son œuvre jusqu’à pouvoir en citer des cases. Je lui ai répondu que d’une part, si la qualité chez lui avait toujours été au rendez-vous, la quantité de ses œuvres n’était pas ingérable, surtout pour quelqu’un comme moi qui lit ou relit avant d’interviewer un auteur, que d’autre part, j’étais fan de son travail sur V for Vendetta, comme sur Kickback, ce qui fait que je connaissais déjà, et qu’enfin, étant moi même scénariste et faisant du découpage, les aspects techniques étaient plus simples à maîtriser pour moi que pour un journaliste lambda. Bref, on s’est très bien entendus, et quand je lui ai dit que je travaillerais bien avec lui un jour, il m’a dit qu’il ne demandait qu’à voir un projet. Or, pour que tu voies et dévoiles à tes lecteurs horrifiés comment fonctionne mon cerveau tordu, j’ai un plan en tête. Il y a chez Delcourt, un directeur de collection qui se double d’un excellent scénariste. J’aime plus particulièrement ses travaux plus anciens, comme les Enragés, ou Station Debout, mais j’apprécie toujours ce qu’il fait aujourd’hui, et je suis son actu de près. Dès que je vois quelqu’un du staff Delcourt, avec lequel, de par mon double rôle d’interprète, j’entretiens d’excellents rapports, je profite de boire une bière en leur compagnie pour les cuisiner quant aux activités récentes de ce scénariste / directeur de coll. David Chauvel - car c’est de lui qu’il s’agit, bien sûr - a, ces dernières années, lancé des séries concept dont le célèbre 7 , dont le succès a justifié la sortie progressive d’une saison 2 qui commence à bien marcher aussi. Or, comme je le sais admirateur de David Lloyd, j’ai, dans l’optique d’une saison 2 de son autre série concept Le Casse , l’intention de lui proposer une histoire de braquage très particulier que je demanderais à David Lloyd de dessiner. Ce « Double David Deuce » n’en est qu’à l’état d’ébauche, car je manque de temps actuellement pour écrire un script digne de David Lloyd, mais les éléments commencent néanmoins à se mettre en place
Je fais pas mal d’ateliers, à la demande d’enseignants, et je dis souvent aux gamins : « mon job, c’est créateur d’univers, ça en jette non ?! » Le fait est que si c’est pour imiter les autres, ça n’a pas d’intérêt. C’est super dans l’absolu de reprendre un truc mythique, mais bon. Ou alors il faut faire comme les Américains, qui font des runs sur tel ou tel personnage, que ce soit pour une mini série de 4x22 pages, ou une série sur plusieurs mois, voire années. Je pense à Stéphane Perger, qui est en train de reprendre les Vengeurs chez Marvel, l’année même où le film de Joss Whedon va relancer cette franchise ! Je lui souhaite tout le bonheur du monde, je sais que c’était son rêve de gosse. C’est un garçon qui a tellement de talent que ce n’est pas étonnant qu’il ait été retenu. Moi même, j’ai été à deux doigts de faire un Spider-Man en Provence. J’avais répondu sans trop y croire, à un appel d’offres trois jours avant la fin. Je revisitais le truc, j’avais même décroché la timbale auprès du directeur de collection Neil Cosby, lequel voulait surfer sur la vague d’une Belle Année, le film de Ridley Scott, avec Russell Crowe et Marion Cotillard. Ridley Scott habite en Provence, donc connaît très bien la région, mais, sous la pression des producteurs il a fait un film truffé de clichés sur la Provence. Il y a une séquence avec un restau / ciné de plein air, qui généralement fait rire tous les Français. Mais finalement Joe Quesada, le Rédacteur en Chef de la Maison des Idées, a dit que ça ne marcherait jamais. Tant pis. Ce sera pour une autre fois. Ca pourrait être intéressant un projet US, voire des super héros. Même si j’adore le polar noir, c’est bien aussi de changer de genres, de les croiser. Le Baiser de l’Orchidée est au croisement de plusieurs sous-genres d’ailleurs.
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Tout à fait. Etant quelqu’un de très visuel, je revendique l’influence du film noir. Par exemple notre journaliste Brazen Lace, c’est Rita Hayworth dans Gilda. Pour la Shadow, on utilise des références plus modernes, parce qu’on ne voulait pas une femme qui soit une femme-objet, à une époque où très souvent elles étaient réduites à ce rôle. On voulait quelqu’un qui agisse sur le récit, qui soit contrastée. Dans le Baiser, il y a tout un jeu sur les clichés, les stéréotypes, et ça je pense que le lecteur va s’en apercevoir dans le tome 2. Il y a donc deux références pour cette époque ; d’une part la blonde glacée pré-hitchcockienne, de Veronica Lake à Rita H. version La Dame de Shanghaï, qui commence à arriver et d’autre part, la brune ténébreuse qu’elle ait les yeux de chat de Gene Tierney ou le regard de braise d’Ava Gardner. Le manque de place pour développer nos personnages, c’est ce dont j’ai le plus souffert dans la réduction de trois à deux tomes. J’espère que ça ne sera ressenti pas par les lecteurs, mais c’est ça que j’aurais aimé davantage développer. Je pars toujours des personnages pour construire mes histoires, c’est l’école américaine du character driven story. L’histoire est amenée par les personnages, et si les personnages n’accrochent pas, c’est cuit. Dans notre Baiser, il y a un personnage secondaire que j’aime beaucoup personnellement, c’est le légiste. J’ai connu quelqu’un comme ça. Tes lecteurs vont me prendre pour un taré, mais j’ai assisté à des autopsies, ayant la chance de ne pas être trop sensible à ce genre de chose. Lors de mes études, j’avais une UV sur l’archéologie moderne et contemporaine, on a visité des cimetières, des instituts médico-légaux, et vu ce genre de chose. Il y a des gens hauts en couleurs comme ça, sans tomber dans le gros cliché du flic qui bouffe son sandwich au-dessus du corps, qu’on voit dans toutes les mauvaises séries. J’ai vu des gens en médecine légale qui étaient extrêmement vivants, je pense, pour compenser leur boulot qui est très dur. J’ai lu bien évidemment tous les Kay Scarpetta, et je m’amuse à regarde Bones de temps en temps. En adjoignant au Dr Temperance Brennan le personnage de l’agent Seely Booth incarné par David Boreanaz, la série s’est démarquée des romans de Kathy Reichs et a su trouver un rythme sympa. J’ai donc voulu créer un personnage secondaire marquant. Il apparaît peu, mais il est soigné. Sur son physique, je n’ai pas donné d’indications à David. Tiens, il ressemble un peu à son père… (rires) David a un père génial qui est un Géo Trouvetou, un inventeur brillant et complètement lunaire. Le genre de père qu’on aimerait avoir quand on est môme.
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Pour les comics, j’ai déjà cité plus haut mes principales influences pour le polar, auxquelles il faut adjoindre le travail de deux monstres sacrés, le Will Eisner du Spirit et le Frank Miller de Sin City. Toutes ces sources d’inspiration sont digérées depuis longtemps ; aussi je pense qu’elles imprègnent surtout les ambiances et le cadrage du Baiser, en ce qu’on a essayé de suivre d’autres voies narratives, tout en sachant qu’ils est quasiment impossible de s’en démarquer totalement, tant ils ont marqué le Neuvième Art. Les imiter, ce serait comme tenter de plagier la série Sinner de Muñoz et Sampayo, impossible car trop flagrant.
Pour les mangas, je suis moins dévoreur que David, mais il y a un mangaka sur lequel on tombe d’accord, c’est Urasawa (Monster, 20th Century Boys, Pluto). Tout ce qu’il fait, se révèle être une tuerie sur tous les plans : dessin, scénario, il n’y a rien à jeter. Quand j’ai fini la lecture intégrale de Monster, je me rappelle m’être dit « Ok, j’arrête le scénario, je n’égalerai jamais ça, alors à quoi bon ?». Bon après, ça m’a au contraire remis du cœur à l’ouvrage, parce que ça monte la barre si haut. Dans le manga, il y a des séries démentes. J’aime des classiques comme l’Histoire des 3 Adolf, ou des récits plus modernes comme Death Note, sans oublier One Piece, qui, dans une veine comique, est tout simplement génial. J’aime des récits aussi différents que la série postapok Dragon Head de Minetaro Mochizuki, Lady Snowblood, Vagabond ou les one shots de Taniguchi. Ah et j’ai découvert une série, qui s’appelle Jusqu’à ce que la mort nous sépare, j’ai dévoré les trois premiers, puis me suis procuré la série complète. Vincent Brugeas, le scénariste de Block 109 et moi sommes les plus fervents défenseurs de cette série. On est tombés dessus au même moment, et quand on s’est vus la dernière fois, on en a discuté. C’est super pêchu, mais on n’arrive pas à expliquer, il y a un rythme effréné, c’est génial… C’est dur quand certaines séries comme Tokko, que j’aime bien, sont suspendues. Enfin, j’ai découvert les Gouttes de Dieu, qui est un manga extra, et le truc que je trouve exceptionnel là-dedans, c’est qu’ils arrivent à mettre en scène les scènes de dégustation de vins comme si c’étaient des combats de sabre. Quel sens du rythme aussi ! C’est pareil dans l’animation, qu’il s’agisse des films des studios Ghibli, du Perfect Blue du regretté Satoshi Kon ou des productions géniales du grand Sunichiro Watanabe, comme Cowboy Bebop et surtout Samourai Champloo. Pour moi, l’influence du manga et de l’animé se traduit dans le rythme de la narration. J’admire la capacité des mangas à étirer et compresser le temps…
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