Auteurs et autrices / Interview de Christian Perrissin
Avant de s’intéresser à la vie de Calamity Jane, Christian Perrissin a pas mal bourlingué, à l’instar de Barbe-Rouge dont il a conté la jeunesse et une partie de la vie. Rencontre avec un auteur du grand large.
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J'avais 17 ans quand j'ai décidé d'en faire mon métier. Au départ, je voulais être auteur complet, j'ai démarré des études de dessin aux Beaux Arts d'Annecy avant de m'inscrire à l'atelier BD-Illustration des Arts Appliqués de Paris. Yves Got était mon prof. J'ai ensuite passé deux années dans l'Atelier de Dramaturgie d'Yves Lavandier. J'y ai rencontré Jean Léturgie qui était déjà le scénariste de Lucky Luke. Quand Jean est devenu directeur éditorial aux Humanos, il a voulu voir mon travail de dessinateur. Mais mon dessin n'était pas très bon, je m'acharnais à vouloir me rapprocher du style de Pratt et Munoz et je n'en sortais rien de terrible. Alors j'ai laissé tomber durant pas mal d'années pour ne me consacrer qu'à l'écriture. Et c'est comme ça que j'en suis venu à écrire mon tout premier scénario pour Eric Buche.
Hélène Cartier est à la fois un péché de jeunesse et la seule série humoristique que vous ayez réalisée. Avez-vous été dégoûté de ce type d'univers ?
Pas du tout, et d'ailleurs je ne considère pas "Les Aventures d'Hélène Cartier" comme un péché de jeunesse. J'aime encore beaucoup ces deux albums, Eric Buche et moi avons été très frustrés de ne pas pouvoir achever le tome 3. Mais les Humanos traversaient leur première crise financière et ils ont été contraints de mettre fin à beaucoup de jeunes séries qui n'avaient pas encore eu le temps de s'installer.
Comment en êtes-vous venu à réaliser La Jeunesse de Barbe-Rouge ? Etait-ce votre idée, ou une « demande » de l’éditeur ?
Je souhaitais reprendre la série principale, mais les Humanos me jugeaient encore trop inexpérimenté (c'était en 1991 et je n'avais alors écrit que le tome 1 d'Hélène Cartier). Alors ils m'ont proposé d'inventer une jeunesse à Barbe Rouge, pour me faire la main.
Avez-vous travaillé à partir des notes de Charlier ou aviez-vous toute liberté scénaristique ?
Liberté totale. Charlier, à ma connaissance, n'avait laissé aucune note sur la jeunesse de son personnage, juste une ou deux histoires courtes dans lesquelles Barbe Rouge n'est pas encore le Démon des Caraïbes. Mais étant un passionné de marine à voile, j'avais déjà dans ma bibliothèque une solide documentation et déjà beaucoup de souvenirs de lecture.
Comment le choix de Daniel Redondo, excellent dessinateur, s’est-il effectué ?
Choix de l'éditeur. Daniel terminait une série historique aux Humanos et ça le tentait de se lancer dans une histoire de pirates. C'est vrai que c'est un excellent dessinateur de personnages et de costumes, c'est sa passion, mais je me souviens qu'il n'était pas très à son aise avec les vieux gréements, il en bavait quand il fallait dessiner des cadrages improbables dans les mâtures.
Quel retour aviez-vous des lecteurs que vous pouviez rencontrer en festival, en séance de dédicaces ?
Daniel n'est jamais venu dédicacer en France, du moins à ma connaissance. J'étais toujours seul, et pour que les lecteurs ne soient pas trop frustrés je faisais un petit dessin à l'aquarelle. Les retours étaient généralement encourageants mais la critique ne nous a pas épargnés. Je me souviens en particulier d'un papier dans A suivre pour la sortie du tome 1 - glaçant. Son auteur n'avait visiblement pas pris la peine de lire l'album, il était juste ulcéré qu'on invente une jeunesse à Barbe Rouge dans le seul but de "faire comme avec Blueberry". Pour lui cet album était une nullité à éviter de toute urgence. J'étais catastrophé.
Auriez-vous aimé continuer à explorer cette jeunesse ?
Non. J'ai beaucoup aimé écrire les trois premiers albums, j'y ai vraiment mis toute ma passion, ça a été très formateur mais j'aurais dû éviter d'aller au-delà.
Par la suite vous venez à la série « mère ». Quels étaient les éléments à respecter obligatoirement ?
La Jeunesse avait donc été initiée aux Humanos, mais leurs soucis financiers d'alors les ont obligés à revendre un certain nombre de séries à d'autres éditeurs, et c'est comme ça que la Jeunesse est finalement parue chez Dargaud. Guy Vidal et Didier Christman étaient séduits par mon écriture, et quand ils ont cherché un scénariste pour la série principale ils me l'ont tout naturellement proposée. Mais Marc Bourgne et moi n'avions pas la liberté que j'avais eue sur la Jeunesse. C'était bizarre comme situation, l'éditeur se fichait un peu de cette reprise et en même temps il nous était demandé de rester fidèles à l'esprit de la série. Marc et moi, nous voulions au contraire nous en éloigner en développant notamment l'antagonisme entre Barbe Rouge et Eric et en introduisant un ou plusieurs personnages féminins. L'éditeur tiquait, mais Philippe Charlier, lui, aimait bien notre angle d'attaque. Personnellement, je n'aime pas trop les deux premiers tomes ("L'ombre du Démon" et "Le Chemin de l'Inca"), je ne parvenais pas encore à trouver le ton. Je suis bien plus satisfait des deux tomes suivants qui racontent "Le Secret d'Elisa Davis". Si l'éditeur nous avait soutenus, on aurait continué Marc et moi, on avait même commencé à réfléchir aux deux albums suivants.
El Niño marque véritablement votre entrée dans les scénaristes de renom, avec cette histoire d’une jeune femme, concernée par les causes humanitaires, qui part à la recherche de son frère. Une création personnelle, qui se nourrit de quelles sources ?
C'est en me documentant pour la Jeunesse de Barbe Rouge que j'ai réalisé à quel point la piraterie était encore très présente dans certaines mers du globe. Je me suis fait un dossier d'articles de presse dès 1992, avec cette idée de raconter un jour la piraterie contemporaine. En 1998, Philippe Hauri venait d'arriver aux Humanos, il connaissait mon travail à travers la lecture d'Hélène Cartier, qu'il avait beaucoup aimé, et il m'a proposé de plancher sur un nouveau projet pour les Humanos, j'avais carte blanche et ça a donné El Nino.
Le personnage de Véra a plu à beaucoup de lecteurs, non seulement par son physique avenant, mais aussi par son caractère fort et volontaire. Aimeriez-vous en créer une autre sur le même modèle ?
Avec les années et après un certain nombre d'albums, je m'aperçois que mes personnages féminins ont un certain nombre de ressemblances, dont un caractère bien trempé. Hélène Cartier, Elisa Davis, Véra Mikaïlov, Martha Jane Cannary, Luce de Mirail... Toutes ces femmes ont en commun un désir très fort de liberté et toutes courent vers un idéal inaccessible.
La série El Nino compte actuellement sept tomes ; combien en comptera-t-elle au final ?
Je l'ignore. Peut-être est-elle terminée ? J'avance au feeling, sans jamais rien planifier.
Véra fait le tour du monde, comme vous… Quels sont vos souvenirs de voyage les plus forts ?
Le plus marquant, le plus formateur est sans conteste celui que j'ai effectué au début des années 80 sur un ancien remorqueur de haute mer de la Marine nationale. Une traversée mouvementée de deux mois à travers le Pacifique. Nous étions une quarantaine sur ce vieux rafiot, partis de Papeete pour rejoindre Honolulu - et retour - avec des escales aux Marquises, sur un atoll perdu de l'archipel de Kiribati. J'ai tenu un journal que j'ai conservé précieusement. J'avais 20 ans et je pense que ce voyage, initiatique, m'a fait basculer dans ma vie d'adulte.
Avec Boro Pavlovic vous avez entamé une nouvelle série, Les Munroe. Si le décor (la savane africaine) est encore une fois exotique, l’orientation du récit est très différente, puisqu’il s’agit d’une saga familiale. Mais l’ensemble des personnages semblent assez détestables, négatifs… Par souci de réalisme ?
Je ne crois pas que les personnages soient à ce point détestables ou négatifs. Certains comme Karen Munroe, Victoria Collins, l'inspecteur Njoya sont même des gens bien. Quant aux autres, ils sont humains, avec leurs faiblesses et quelques qualités - pour certains. Je pense aussi que le Kenya que nous décrivons n'a rien d'exotique, nous cherchons, avec Boro, à se rapprocher d'une certaine réalité contemporaine, même si nous n'oublions pas qu'il s'agit d'une fiction qui cherche avant tout à divertir. Mais je dois reconnaître qu'il manque sans doute à cette histoire un personnage central et charismatique.
Combien de tomes comptera la série ?
C'est une histoire en 4 tomes. Le T3 est sorti en mai 2012 et le T4 - qui est déjà écrit et que Boro a commencé à dessiner - paraîtra début 2013.
Comme vous l’avez précisé, mais vous êtes aussi dessinateur. Vous avez publié quelques planches dans Paroles de Tox, collectif paru chez Futuropolis. Après des années à écrire pour les autres, quelles sensations a-t-on le crayon à la main ?
J'ai un rapport assez particulier avec mon dessin. J'aime dessiner, ça c'est indéniable, mais je ne parviens pas à me satisfaire du résultat. Une forme d'inhibition qui parfois me bloque des mois durant. Je travaille en ce moment sur un nouveau projet mais quand je fais trois cases, je recule de deux.
Cap Horn est votre première collaboration avec un dessinateur italien, des Italiens qui sont arrivés en force dans la BD française ces dernières années. J’imagine que son excellence pour dessiner des gréements vous a aidé à le choisir…
Je ne connaissais pas du tout Enéa Riboldi. Quand j'ai écrit Cap Horn pour les Humanos - c'était en 2002 - je n'avais aucune idée de qui dessinerait ce récit. C'est Bruno Lecigne qui s'est souvenu du travail d'Enéa et de son goût prononcé pour les histoires de mer. Il faut dire qu'Enéa est un marin confirmé qui connait tout de la navigation à voile. J'aime beaucoup son dessin, élégant et très narratif.
Le décor et les circonstances historiques sont très présents dans l’histoire, la documentation a dû être très importante sur cette série également…
Oui, c'est une constante dans mes récits, la documentation est primordiale. Cela signifie de très nombreuses heures passées à lire, visionner des docus, prendre des notes. Pour ensuite construire le récit en y distillant de nombreuses infos et faire en sorte qu'elles se fondent dans l'histoire sans en parasiter le rythme. Ce qui n'est pas toujours facile.
Le début du récit, avec ses intrigues différentes, n’a pas aidé à la mise en place du récit chez les lecteurs, même si par la suite cela s’éclaircit… Si c’était à refaire, procèderiez-vous différemment ?
Quand j'écris une histoire, je la construis dans sa globalité, et je la divise ensuite en un nombre d'albums nécessaires. Le premier tome de Cap Horn est avant tout une mise en place des personnages et des intrigues, il aurait sans doute fallu que la suite paraisse très vite pour accrocher un peu plus les lecteurs. Ceci dit, à la relecture je pense qu'il y a un peu trop de personnages dans cette aventure, trop de personnages et de sous-intrigues. Aujourd'hui, je simplifierais pour me consacrer essentiellement à l'intrigue principale et au personnage d’Orth.
D'où provient la lenteur du rythme de parution de cette série ?
Enéa Riboldi a eu des soucis personnels au cours de la réalisation du tome 2. Du coup, il a pris un retard considérable et quand l'album est enfin sorti, plus de la moitié des lecteurs du tome 1 n'étaient plus au rendez-vous. Le tome 3 est sorti un peu plus d'un an après et le dernier tome est quasiment achevé, il devrait paraître vers la fin de l'année.
Vous avez dû raccourcir la tomaison, car cinq tomes étaient prévus au départ… Pourquoi ?
Il a toujours été question de 4 tomes. Je sais que vous êtes nombreux à penser qu'il y avait 5 tomes prévus mais c'est une erreur de communication je pense.
Dans La Colline aux Mille Croix, vous revenez plus durablement au dessin. Quelle est votre technique ?
C'est du crayon gras, très gras. La gomme électrique est très importante aussi pour faire réapparaître les blancs, et puis le bout de mes doigts pour estomper. Je dessine les cases séparément les unes des autres. J'en fait généralement plus que la page peut en contenir et je fais ensuite un montage avec les plus narratives.
Comment êtes-vous arrivé à vous intéresser à cette histoire du XVème siècle dans le Rouergue, si loin de vos bateaux, de vos intrigues du bout du monde ?
Avec Déborah, ma compagne, nous sommes venus nous installer dans un petit village aux limites du Rouergue, un coin isolé qui a des airs de bout du monde, justement. La région est encore riche de vestiges de l'époque des guerres de Religion. Les deux châteaux qui se font face sur le piton rocheux dans La Colline aux Mille Croix existent bel et bien, l'un était réellement occupé par des catholiques quand l'autre l'était par des protestants. C'est comme ça que nous avons eu l'idée d'inventer la vie de Luce de Mirail.
Le projet Martha Jane Cannary remonte à 2001. Et le premier tome a mis presque 7 ans à voir le jour. Pourquoi ? A cause de l’abondante documentation nécessaire ? Pour la recherche du dessinateur adéquat ? D’un éditeur intéressé ?
Matthieu Blanchin a eu un gros pépin de santé au tout début du projet et nous avons fait une interruption de presque trois années. Mais nous savions déjà que Martha Jane Cannary intéressait vivement Sébastien Gnaedig - qui était encore chez Dupuis à l'époque. Quand nous nous y sommes remis, Sébastien était devenu directeur éditorial de Futuropolis et nous avons tout naturellement continué avec lui.
Pourquoi avoir choisi Matthieu Blanchin pour illustrer cette histoire ?
Je vous parlais d'Yves Got qui a été mon prof de BD aux Arts Appliqués, il a aussi été le prof de Matthieu à Emile Khol. C'est avec la complicité de Got qu'on s'est rencontrés. Je souhaitais raconter la vie de Calamity avec Matthieu parce que je sentais que son dessin collerait parfaitement pour faire un portrait sans concession de Martha Jane Cannary et une évocation très réaliste de ce qu'avait pu être l'ouest américain au temps de sa colonisation.
Le personnage principal de cette biographie, plus connue sous le sobriquet de Calamity Jane, appartient à une imagerie d’Epinal du Far West. Pourquoi souhaitiez-vous battre en brèche ces clichés ?
Ce n'est pas la raison qui m'a poussé à raconter sa vie. J'ai découvert par hasard les Lettres à sa Fille à la fin des années 90, lecture qui m'a ému, et c'est comme ça que j'ai eu envie de raconter cette vie hors-norme. C'est en se documentant que Matthieu et moi avons réalisé à quel point la vie de l'Ouest n'avait pas grand-chose à voir avec le western en cinémascope. Quand nous avons commencé, la série Deadwood n'existait pas encore et quand elle est arrivée en France, j'ai compris qu'il valait mieux pas que je la visionne avant d'avoir terminé l'écriture des trois tomes - pour me préserver de toute tentation.
Très vite on sent que vous avez pris l’angle de l’humour pour raconter cette vie si riche, dans des contrées et une époque où la vie, justement, n’était vraiment pas drôle… Une manière d’intéresser un public plus large ?
C'est venu naturellement. Il y a de l'humour parce que Martha Jane Cannary est quelqu'un d'extrême dans ses choix de vie et que le dessin de Matthieu permet de mettre en place des situations bien cocasses. Mais il y a aussi de l'émotion, du drame. La vie quoi. Ce serait une erreur de vouloir estampiller Martha Jane Cannary BD d'humour. C'est un portrait relativement réaliste d'une figure de l'Ouest. Et puis je ne réfléchis jamais au public qui pourrait s'intéresser à mon travail, c'est déjà suffisamment compliqué de savoir quoi raconter et comment le faire au mieux.
Dans le dernier tome, on sent quelques « sauts » dans le temps, pendant lesquels on se demande ce qu’il a bien pu se passer… Avez-vous dû « compresser » votre scénario original ou est-ce un choix narratif assumé ?
Je n'ai rien compressé, c'est juste une question de rythme. Si vous deviez lire les trois tomes dans la foulée, cette "accélération" dans le temps vers la fin a quelque chose d'assez naturel. D'autant plus que sur ses dernières années, Calamity Jane n'a fait que vivre et revivre des situations déjà évoquées précédemment, nous voulions éviter d'inutiles répétitions. Et puis nous n'avons jamais prétendu vouloir faire une biographie exhaustive, juste un portrait.
Alors que vous écriviez le dernier tome, une nouvelle biographie est sortie aux Etats-Unis ; avez-vous dû revoir largement ce dernier tome (ce qui explique aussi peut-être sa sortie tardive) ?
Cette nouvelle biographie m'a surtout permis de comprendre comment une certaine Calamity Jane, personnage excentrique vaguement populaire dans les territoires du Wyoming et du Dakota a pu devenir de son vivant, avec la complicité de la presse, un personnage mythique de l'Ouest.
L’évocation de cette figure majeure vous a permis de planter un décor historique très intéressant ; aimeriez-vous y revenir dans de futurs projets ?
J'ai un projet qui me trotte dans la tête depuis un petit moment, une tragédie qui s'est déroulée au temps de la grande migration vers l'Ouest et que je ne souhaiterais raconter qu'à partir d'extraits de témoignages laissés par les survivants.
Quels sont vos autres projets ?
J'achève l'écriture de deux albums de 150 pages chacun. L'un avec Tom Tirabosco pour Futuropolis, qui évoque la remontée du fleuve Congo de Joseph Conrad - voyage traumatisant qui lui a inspiré "Au coeur des ténèbres". L'autre récit est dessiné par Eric Buche - retrouvailles 20 ans après Hélène Cartier !!! - et raconte une histoire d'amour au-dessus des Andes au temps de l'Aéropostale.
Christian, merci.
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