Auteurs et autrices / Interview de Philippe Squarzoni
Après une rencontre organisée dans ma bibliothèque, Philippe Squarzoni a chaleureusement accepté de répondre aux questions que je lui ai fait parvenir. Engagement et sincérité révèlent un auteur de talent !
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Non, je n'ai pas suivi de formation particulière, pas en bande dessinée en tout cas. J'ai fait des études de Lettres à Lyon, que j'ai interrompues pour m'occuper d'une association montée avec des amis, puis je me suis lancé dans la bande dessinée.
Peux-tu nous parler de ton parcours pour en arriver là ? Qu’est-ce qui t’a décidé à te lancer ?
Je pense que la lecture de certains albums de Baudouin, chez Futuropolis, et de Alan Moore, comme les Watchmen ou V pour Vendetta a été assez décisive. C'est là que j'ai réalisé le potentiel narratif de la bande dessinée, et à quel point certain auteurs pouvaient pousser le souci d'élaboration formelle de leurs bouquins. Je dois cette découverte à la rencontre du fils de Christian Lax qui était en fac de Lettres avec moi. Et pendant plusieurs années Lax a d'ailleurs été quelqu'un qui suivait et m'encourageait dans mon travail, avant que je ne sois publié.
La plupart de tes BD sont très engagées. Est-ce ton engagement qui t’a amené à trouver un support original pour exposer tes idées, ou est-ce la BD qui t’a donné envie de coucher sur le papier ton ressenti et ta vision du monde ?
L'adaptation de Cité de verre de Mazzuchelli, avec ces images métaphoriques qui se développent autour d'un texte à la troisième personne, et la lecture du Journal de Fabrice Neaud qui élabore un système de narration où le récit s'efface devant le discours, m'ont donné l'idée qu'il était possible de traiter en bande dessinée de sujets politiques de façon "documentaire" pour le dire vite.
On sent que tu portes un soin particulier à l’écriture de tes albums. Qu’est-ce qu’apporte pour toi en plus, le fait de passer par le dessin ? N’aurais-tu pu te contenter d’écrire « simplement » un livre sur les sujets qui te tiennent à cœur ?
Non, parce que je pense mes livres en bande dessinée.
Que ce soit le Mexique, la Palestine, le néo libéralisme ou le réchauffement climatique, tes ouvrages sont très documentés. De quelle façon abordes-tu les sujets que tu veux traiter ?
Ca dépend vraiment beaucoup des livres. Garduno, en temps de paix et "Zapata, en temps de guerre" ont été pensés à mi-chemin de l'essai et du pamphlet, ça cherche à être à la fois vif et fondé. Ce sont des livres qui privilégient l'efficacité sur l'exhaustivité. Torture blanche est très différent, c'est un récit de voyage court (la mission qui y est racontée durait 15 jours), et le narrateur alterne entre les différents protagonistes de la mission. Dol et Saison brune ont un aspect documentaire plus poussé, mais Saison brune est également beaucoup plus personnel. C'est probablement un peu la synthèse de tout ce que j'ai appris à faire sur les précédents.
Comment choisis-tu les sujets que tu traites ? Est-ce une question d’actualité ou des préoccupations personnelles ?
Je ne choisis pas complètement. A travers une colère, une inquiétude ou un questionnement, les sujets abordés s'imposent à moi, comme une petite présence obsédante et ensuite je cherche comment en faire un livre. Comment trouver la forme qui corresponde le mieux au bouquin que doit devenir cette présence encore abstraite, encore informe. Le mot "réalisateur" qu'on emploie dans le cinéma correspond très bien à ce processus pour moi.
Une fois ton sujet défini, comment procèdes-tu pour construire ton fil narratif et le choix de tes illustrations ?
C'est la partie la plus difficile mais aussi celle qui m'intéresse le plus, c'est le moment où il faut élaborer le système de narration propre au livre, le moment où il faut réfléchir au lien intime entre ce qui est dit et la façon de le dire. Alors je pense aux thèmes que je veux traiter, et à des types de séquences pertinentes, des thématiques graphiques ou des découpages spécifiques, je les couche sur le papier et je reviens les consulter au cours de l'écriture en me demandant quelle façon de dire est la plus adéquate, et lentement la grammaire spécifique du livre s'élabore. Je cherche aussi à repérer quelles thématiques semblent revenir dont je n'avais pas conscience. Parce qu'il y a certains bibelots que tu disposes volontairement. Mais il y a aussi un moment où tu t'aperçois qu'il y a plusieurs canards posés sur les étagères, alors tu les tournes tous dans le même sens. Et puis à la fin il y a les bibelots qui sont isolés et qui dépareillent l'ensemble, parce que tu n'as pas la place de les développer et ils apparaissent en trop. Alors il faut les enlever. Une fois que cette articulation entre les thèmes phares du livre et les systèmes de narration est clarifiée, les choses sont plus simples, et il faut passer au dessin.
Après avoir été édité chez les Requins Marteaux, tu sors Saison brune chez Delcourt, qui en profite d’ailleurs pour rééditer plusieurs de tes titres. Opportunité ou choix personnel ?
C'est un mélange de plusieurs choses, mais c'est essentiellement dû au fait que les Requins Marteaux ne ré-éditaient pas les précédents livres depuis plusieurs années, et ne pouvaient pas me garantir qu'ils pourraient le faire à court ou moyen terme. Nous nous sommes donc mis d'accord pour que je récupère ces bouquins.
Avant de nous faire profiter de Saison brune, tu sors chez Delcourt Un après-midi un peu couvert. C’est la première fiction que tu publies. Besoin de faire une pause ou alors de t’essayer à un nouveau mode d’expression ?
Un peu les deux. Après Dol j'avais effectivement besoin de souffler un peu. De me frotter à d'autres façons de raconter. Et puis je n'avais pas la possibilité d'enchaîner directement sur Saison brune qui était un bouquin compliqué à boucler financièrement.
J’ai beaucoup aimé cet album d’ailleurs, et j’ai trouvé que l’ambiance de la Bretagne était vraiment bien retranscrite, que ce soient les personnages, les paysages ou encore les dialogues et les expressions typiques qui me donnaient l’impression d’entendre parler des gens que je connais. As-tu gardé tes méthodes de travail que tu utilises pour tes BD documentaires ou as-tu procédé différemment ?
Non. Je voulais une Bretagne à la fois réaliste et imaginaire donc j'ai fait un mix des deux : je suis allé prendre des photos sur plusieurs îles, histoire de m'imprégner un peu de l'ambiance. Et de retour à ma table de travail j'ai fait un mélange de plusieurs d'entres elles.
Le traitement graphique est lui aussi différent, mis à part bien sûr la colorisation tout en sépia. Pourquoi ce choix ?
Il y a un petit côté nostalgique à la couleur sépia qui collait bien à la thématique du livre, le passage à l'âge adulte, la variation autour du thème de Peter Pan, et en même temps ça correspondait aussi à ce que je disais juste avant, la volonté de n'être qu'à mi-chemin du réalisme, et de laisser une part à quelque chose qui relève plus de l'imaginaire.
J’ai trouvé à cet album un petit côté Taniguchi, tant graphiquement que par la nonchalance et la rêverie qui en émanent. Suis-je le premier à t’en faire la remarque et qu’en penses-tu ?
Oui, il y a un petit côté contemplatif. Cela dit la narration de "Un après-midi un peu couvert" reste tout de même relativement classique comparée au système narratif extrêmement décompressé de certains mangas, y compris Taniguchi. Dans "Un après-midi un peu couvert" le temps se dilate un peu, l'après-midi dure un tout petit peu trop longtemps pour que ce soit complètement réaliste, mais la narration n'épouse pas cette dilatation, pour éviter que ce soit trop évident, trop explicite. Parce que le thème central du livre est précisément le non-dit, le livre devait justement être à la frontière de l'implicite.
Avec Saison brune, tu jettes un pavé de 500 pages sur la problématique du réchauffement climatique. Malgré cette importance, j’ai trouvé ton album plus « aéré » que Dol. As-tu travaillé différemment sur ta construction narrative pour en arriver là ?
La "chance" que j'ai eue sur ce livre, c'est que pendant deux ans je n'ai pas vraiment pu le démarrer, pour les raisons que j'évoquais avant, notamment la difficulté financière. Mais pendant ces deux années je continuais à me documenter et à y penser, et c'est à ce moment là que s'est agrégée cette proximité entre deux inquiétudes, celle liée au réchauffement climatique et celle liée à des questions plus intimes, notamment le passage de la quarantaine et l'entrée dans la dernière partie de sa vie.
Combien de temps t’a pris la réalisation de cet album ?
En comptant ces deux années incertaines du début, la réalisation s'est étalée sur 6 ans.
Le tableau que tu brosses de notre futur est assez sombre, même si tu laisses entrevoir une porte de sortie possible, d’où la question d’un des internautes de Bdtheque : quelles sont les meilleures conditions pour lire Saison brune jusqu'au bout sans se jeter par la fenêtre une fois terminée la lecture ?
Ceux qui vont bientôt quitter la Terre pour aller habiter sur une autre planète bénéficient des meilleures conditions pour lire ce livre.
D’ailleurs, comment as-tu toi-même réagi au fil de ton investigation, face à ce qui se dessinait et à la matière que tu accumulais ?
L'inquiétude grandissait à mesure que je réalisais à la fois la gravité du bouleversement que nous avons enclenché (que je ne soupçonnais pas) et l'ampleur de ce qu'il faudrait faire pour y échapper, qui peut donner l'impression que le mur est trop haut et qu'on ne passera pas. Mais rien de ce que j'ai appris, et raconté dans Saison brune, ne me fait plaisir à moi non plus. C'est juste ce que nous dit la science. C'est aussi pour cela que le livre fait 500 pages, parce que je voulais trouver une porte de sortie, et cesser de me prendre des murs les uns après les autres.
Tu intègres dans Saison brune pas mal de séquences cinématographiques. Est-ce juste par plaisir d’intégrer ces références, ou bien jouent-elles un rôle plus important à tes yeux ?
Il y a le plaisir de rendre hommage à des œuvres qui ont compté pour moi. Il y a aussi deux thématiques, celle des commencements et des fins, et celle de nos représentations du monde, qui sont au cœur de Saison brune, et qui appelaient ces considérations sur comment débuter un récit, et comment le finir.
On retrouve d’ailleurs Peter Pan, comme dans l’ouvrage précédent Delcourt Un après-midi un peu couvert. As-tu été marqué par ce Walt Disney ou alors est-ce une façon plus ou moins consciente de refuser d’avancer dans l’âge ?
Peter Pan est le premier film que j'ai vu au cinéma. C'est aussi une représentation très touchante de la peur de vieillir et de mourir. Les deux combinés en font une figure assez centrale, c'est vrai, dans mon travail.
Après cet album très bien accueilli par la critique, quels sont tes projets à venir ? Une autre BD documentaire ou reviendras-tu à la fiction ?
Fiction pour le prochain. J'ai besoin d'air encore une fois.
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