Auteurs et autrices / Interview de Espé
Espé est un gars du sud, avec la gouaille et l’accent qui vont bien, mais c’est aussi un excellent dessinateur, dont le talent explose avec Châteaux Bordeaux. Rencontre au Salon du Livre.
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J'ai commencé à dessiner des petits bonhommes sur une table en formica, chez ma grand-mère, avec mon cousin qui dessinait de l'autre côté de la table, et ça finissait en combats de petits personnages au milieu de la table. Des souvenirs extraordinaires. On a continué tous les deux ; moi je faisais des super-héros : Daredevil, Spider-Man... Puis je me suis orienté vers quelque chose de plus « sérieux », mes parents me disaient « le dessin c'est pas sérieux, passe ton bac d'abord, et après on verra ». J'ai donc passé mon bac D, et après l'avoir obtenu je me suis lancé. J'ai fait les beaux-arts à Toulouse, où j'ai été formé comme designer. J'ai été designer chez Décathlon à Villeneuve d'Ascq pendant cinq ans. Le boulot était sympa, mais l'ambiance faisait un peu secte. En parallèle je faisais toujours des illustrations pour des magazines, des fanzines, j'ai notamment travaillé pour les Requins Marteaux, Rock Hardi, le Martien, Broute, Groove. J’ai fait beaucoup de caricatures d’artistes Hip Hop et j’ai réalisé la pochette d’un double CD pour Cut Killer et Dj Abdel.
A cette époque Corbeyran cherchait un dessinateur pour un collectif ; Gilles Aris, un copain, faisait une petite histoire dans ce collectif, et m'a proposé d'envoyer un dossier. Eric a dit ok, banco, j'ai donc fait 5 pages. Je suis allé le voir ensuite à Bordeaux, il m'a proposé Le Territoire. Ma femme était prof dans le nord, elle venait d'être mutée dans le sud, c'était le bon moment pour bouger.
Avez-vous la même façon de travailler ensemble aujourd'hui que lors de vos débuts ? Qu'est-ce qui a changé ?
Ça a évolué bien sûr. Je ne sais pas trop comment t'expliquer... Au départ on n'était pas potes, maintenant on l'est, j'avais tout à apprendre, lui était déjà connu... On commence à bien se compléter, et je le connais tellement que je ne lis plus ses scénarios de la même façon. Dès que je lis son scénario, je vois déjà comment je vais le convertir en images. Il y a une émulation, à chaque page, chacun de nous a envie de faire plaisir à l'autre.
Quand j'ai lu le premier tome du 3e Oeil, j'ai été surpris par le décor, la ville de Bordeaux... Et elle s'y prête bien.
On s'est bien éclatés à faire ce diptyque, et c'est la BD dont je suis le plus fier avec Châteaux Bordeaux, mais c'est celle qui s'est le moins bien vendue... Je ne comprends pas trop, mais tu ne peux pas forcer les gens à lire un bouquin ; ceci dit, ceux qui l'ont lue ont bien aimé. C'est dommage, on avait fait plein de repérages dans Bordeaux, et ces moments-là, on les retrouve dans l'album. Donc oui, il y avait un truc. Il y avait de quoi faire plusieurs diptyques, mais bon tant pis, ça n'a pas marché.
Comment est venue l'idée de faire une série autour du vin ? C'est une passion commune qui existait avant la série ?
C'est Jacques Glénat, dans un café proche d’ici, près de la porte de Versailles, lors d'un repas avec Corbeyran, qui lui a soumis l’idée de réaliser une série française sur le vin, ce qui n’existait pas jusqu'alors. Corbeyran a donc accepté de se pencher sur ce sujet et il a commencé à se renseigner. Vivant dans le quartier des Chartrons (historiquement, le quartier des négociants en vin) à Bordeaux, il s'est rendu compte que les gens auxquels il téléphonait pour avoir des informations habitaient à trois rues de chez lui. Il a passé beaucoup de temps à rencontrer les gens, faire du repérage, élaborer un synopsis. M. Glénat et lui ont commencé à chercher un dessinateur, j'étais dispo, vu que le 3ème oeil s'était bien viandé (rires). Ils ont pensé que je pouvais amener un truc très personnel à l'histoire, une sorte d'émotion et de force que j'adore donner à mes personnages. Dans Châteaux Bordeaux il y a une dimension sociale, on parle des gens dans le monde du vin, on est plus dans la sociologie du monde du vin que dans une dégustation des grands crus.
Comment vous êtes-vous documentés sur cet univers ? Ça passe par beaucoup de rencontres avec les gens du milieu ?
Des producteurs, des négociants, des cavistes, un oenologue mondialement réputé, des amateurs éclairés... Et beaucoup se retrouvent dans la série, c'est génial de parler avec des professionnels passionnés et passionnants. Nous apprenons de nouvelles choses en permanence. Le vin est un univers beaucoup plus complexe qu’on ne l’imagine et la place bordelaise est très particulière dans ce paysage.
Jacques Glénat a dit qu'il n'y avait pas de BD sur le vin, mais les Ignorants, de Davodeau, est sorti après votre tome 1. Tu l'as lu ?
Ah non, surtout pas ! Je ne dis pas ça parce que c'est mauvais, mais je ne veux pas être influencé ; de même pour Les Gouttes de Dieu. Les trois titres ont marché, mais ceci dit, les angles de vue sont différents. Châteaux Bordeaux se place plus dans la sociologie du vin, la saga familiale, la technicité du monde du vin mais aussi ses travers, ses coulisses, ses jeux de pouvoir... Notre but est que le lecteur s'identifie aux personnages, mais aussi lui faire apprendre des choses. Au travers du personnage d'Alexandra, un peu néophyte, le lecteur peut découvrir le vin, mais des lecteurs plus informés doivent aussi pouvoir le redécouvrir. A l'instar de Davodeau, on fait une sorte de reportage BD, mais en amenant un côté fictionnel et des passages plus didactiques.
Il y a, en filigrane, une petite trame policière ; on ne sait pas comment est mort le père d'Alexandra, bien qu'un personnage, à un moment donné, lâche une phrase apparemment sans équivoque...
Ou peut-être qu'on vous mène en bateau... (rires) Dans les familles il y a toujours des histoires pas nettes ; ici la famille est plus élargie avec l'entourage professionnel de l'exploitation viticole... C'est un milieu de requins, d'ailleurs dans le tome 3... Non je ne dirai rien. (rires) Avec cette base, on explique plein de choses différentes sur ce milieu ; dans le tome 2 on parle plus d'oenologie avec Michel Rolland, qui est un acteur incontournable dans le milieu du vin bordelais... Ca a l'air simple comme ça, mais c'est super compliqué (sourire). Mais le monde du vin est très complexe. Vinexpo (ndSpooky : une manifestation autour du vin, se déroulant chaque année à Bordeaux), c'est trois fois le Salon du Livre... C'est incroyable, et on essaie de rendre ça dans la série, bien sûr en synthétisant, tout en restant didactiques. Ça a l'air de marcher, je touche du bois.
Peux-tu nous parler de Michel Rolland, un homme qui aide Alexandra dans la série, mais qui lui n'est pas un personnage fictif ? Que peut-on dire sur lui aux non-initiés ?
Je l'ai juste croisé, c'est un ami à Eric, il pourrait t'en parler bien mieux que moi. Eric l'a mis dans l'histoire parce qu'il l'a beaucoup aidé. Quand ils se sont rencontrés, Eric a pu faire plein de photos de son laboratoire, qu'on voit dans le tome 3, il l'a initié à plein de trucs très techniques, comme les assemblages de vins, ce qui est un privilège. Je devrais le voir d'ici quelques jours, puisqu'on va faire une soirée spéciale Châteaux Bordeaux à Bordeaux, et il sera présent.
Comment le choix de Dimitri Fogolin pour réaliser les couleurs s'est-il réalisé ?
On a fait un Destins avec Eric et Dimitri aux couleurs, et il a démontré qu'il s'adaptait parfaitement à mon trait. On a fait des essais avec différents coloristes pour Châteaux Bordeaux, ça collait parfaitement avec Dimitri.
Le test c'était la texture du vin ?
Plutôt la couleur. Dimitri faisait un clairet, mais la texture d'un Bordeaux est quand même différente, on a réglé ça très vite, d'autant plus avec internet, ça va super vite maintenant.
Quelle a été ta réaction en découvrant qu'Eric avait donné ton nom, à peu de choses près, au fondateur du domaine du Chêne courbe ? (dans le tome 2) Et de même pour le vidangeur du tome 3 ?
(rires) Ce sont des clins d'oeil... Tu verras dans le tome 4, j'ai dessiné Corbeyran, ou plutôt le personnage qui le représente qu'il dessine en dédicace... C'est des petits trucs, mais c'est rigolo.
Avez-vous défini, Eric et toi, le nombre de tomes que comportera la série ?
On sait ce qu'on veut raconter, mais on ne sait pas encore quelle longueur ça va prendre. Il y en aura au moins 4, puisque je l’ai fini cette semaine et qu'il sortira en septembre. Le tome 5 est écrit, le tome 6 en cours d'écriture. J’ai un bon rythme de travail. Pour une série, c’est important.
En effet, tu as déjà réalisé plus de 10 albums en autant d'années, tu es un vrai métronome !
Oh j'en ai même fait 15 en une douzaine d'années. Ceci dit à l'époque de l'adaptation du Marc Lévy, ça a un peu perturbé mon boulot, pendant deux ans et demi, j'avais plusieurs albums à réaliser : en plus du Marc Lévy en deux tomes, il y avait le Destins et le début de Châteaux Bordeaux.
Une adaptation de Marc Lévy... Sérieusement, c'était un boulot de commande, non ?
Oui, mais je dois dire que je n’ai rien contre les auteurs populaires, et ça ne m'a absolument pas gêné d'adapter du Marc Lévy et de travailler avec lui. C'est un auteur populaire qui s‘adresse sans fioritures à un public populaire, un public qui apprécie encore le divertissement... Il ne faut pas dénigrer ces gens-là, surtout en ce moment où les lecteurs se font rares. Et on ne vend pas des millions d’exemplaires par hasard. Personne n’a jamais forcé personne à acheter un livre. C’est juste l’Intelligentsia parisienne qui crache sur ses romans. Je ne vois pas ce que ça peut leur faire que des gens aiment aussi passer un agréable moment avec un auteur. Quand j’ai pris l’avion pour venir, un homme à côté de moi lisait une édition de poche d’un roman de Marc. Quand j’ai pris le train jusqu’à Toulouse, une femme à côté de moi lisait son dernier roman. Il faut-être le dernier des crétins pour ne pas voir qu’il se passe quelque chose avec cette littérature dite populaire. Marc est un mec adorable, qui s'est impliqué dans cette adaptation et qui est un fan de BD... Je suis content d'avoir fait ce diptyque, après on s'est planté sur le format, et je pense qu’on n'aurait pas dû le faire chez Casterman. En fait Robert Laffont devait l'éditer dans sa collection BD, mais celle-ci a été rachetée par Delcourt. On s’est retrouvé dans une sorte d’imbroglio éditorial au mauvais moment.
Tu as touché au fantastique avec Le Territoire, au thriller avec Le 3e Oeil, à la romance sentimentale avec Sept jours pour une éternité..., à la saga familiale mâtinée de polar avec Châteaux Bordeaux... Quel(s) genre(s) aimerais-tu aborder ?
Je fonctionne aux coups de cœur, aux envies, je n’ai pas de thèmes de prédilection, on verra bien. Mais j’ai plein d’envies, beaucoup de propositions et j’ai besoin de m’amuser avec ce que je fais.
Pour en revenir à Châteaux Bordeaux, j'ai été étonné, en lisant les trois albums à la suite, de voir la couverture du tome 2 par rapport aux deux autres ; elle semble un peu plus inquiétante... C'est un hasard ? Ou parce que c'est là que les ennuis d'Alexandra Baudricourt commencent réellement ?
Oui, la couverture du tome 02 est plus polar. C’était un choix éditorial. Je ne pense pas que ça ait été une très bonne idée. Je crois qu’il faut avoir envie de partager un agréable moment avec notre héroïne et ça, dès la couverture.
C’était bizarre de voir l’expo sur Châteaux Bordeaux à l’espace de la BD chrétienne d’Angoulême…
Bizarre, non, le vin est très important dans la liturgie chrétienne et le lieu est intéressant pour mettre en valeur une expo comme celle de Châteaux Bordeaux. Après dédicacer dans une église, c’est assez étrange, mais j’ai aussi beaucoup dédicacé sur le stand Glénat sous les bulles. Et j’ai surtout beaucoup dédicacé partout, ce qui est une bonne chose.
Une fois cette série terminée avez-vous, Eric et toi, déjà un autre projet en vue ensemble ? As-tu d’autres projets ?
Déjà, la série n’est pas terminée, il y a encore beaucoup de travail à faire. Ensuite, oui, nous avons des envies communes mais qui sont encore à l’état embryonnaire. Ce qui est sûr c’est qu’il est évident que nous continuerons ensemble. Eric est plus qu’un très bon scénariste, c’est un pote. En parallèle de Châteaux Bordeaux, je viens de signer un one-shot avec Stéphane Piatzszek. C’est une très belle histoire que je vais dessiner à mon rythme.
Tiens, un petit mot par rapport à la sortie d’Aurélie Filippetti, Ministre de la Culture, disant qu’il n’y a pas de crise dans la BD ?
Pas un petit mot, un énorme gros mot !!! Non, je ne comprends pas qu’on n’arrive pas à trouver des solutions pour créer un véritable statut social pour les auteurs de bds. Nous sommes dans un système ultra-libéral ou les auteurs vivent aux crochets des éditeurs. Cette ultra-dépendance est catastrophique. Il me semble qu’il serait souhaitable de mettre en place une sorte de caisse sociale publique pour aider et soutenir la création BD. En baissant une partie de la TVA, comme j’en discutais ce week-end avec un éditeur et Frank Giroud, on pourrait certainement créer ce genre de caisse. Un auteur, sous réserve de conditions à définir, pourrait toucher disons 4 mois d’équivalent d’Assédics à la fin d’un contrat pour se retourner et monter un nouveau projet. Ou pourquoi pas créer une sorte de CDD en signant un contrat avec un éditeur qui donnerait automatiquement des droits aux auteurs à la fin d’un contrat. Ça veut dire plus de cotisations, mais si ça permet aux auteurs d’être mieux protégés c’est certainement valable. Et je ne crois pas aux grands méchants éditeurs qui vivent sur le dos des auteurs. Je crois plutôt que l’Etat, et donc notre chère ministre, s’en tamponne des 2 ou 3000 auteurs bds en France qui crèvent la dalle et qui n‘ont aucun poids politique. Il y aurait tellement de choses à faire pour aider les auteurs et donc la bande-dessinée en général…
Espé, merci.
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