Auteurs et autrices / Interview de Eric Puech
Eric Puech n’est peut-être pas un grand nom de la BD, mais il a une grande carrière qui lui a permis d’avoir un regard acéré sur le 9ème Art. Rencontre avec une figure.
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Bonjour Eric, pourrais-tu te présenter en quelques mots ?
Je viens de franchir le cap des 50 ans, ce qui en soi est une performance, je suis auteur de bandes dessinées, scénariste et dessinateur, et je persiste.
Tu as un parcours un peu atypique, puisque tu rates les concours d’entrée de nombreuses écoles d’art, et malgré ces échecs, tu parviens à faire de la BD. Un petit retour sur cette époque de vaches maigres ?
Ce fut en effet ma première grosse galère, mais qui a été pour le moins formatrice. En sortant de 3ème je tenais à tout prix à intégrer une école de dessin. J’ai passé un concours, où j’avais été particulièrement bon, et je tiens à le souligner, alors que sur la partie classique (français, math…), j’avais été une tombe absolue. J’avais donc le droit de repasser en septembre. Mais entre-temps le proviseur du collège du lycée Carnot n’avait rien trouvé de mieux, puisqu’aîné d’une famille nombreuse monoparentale, que de m’aiguiller à l’insu de mon plein gré, vers une école de dessin industriel, « pour que je puisse faire vivre ma famille ». Tout en zappant mon inscription à cette école d’art. Donc je me suis cogné 3 ans de dessin industriel, où paradoxalement j’ai fini par m’impliquer au point de faire une formation catalogue -ce qui veut dire que je suis capable de te dessiner n’importe quel éclaté de moteur les yeux fermés. Par la géométrie j’ai un peu mieux compris les maths, idem pour l’écriture car j’avais une super prof de français qui m’a fait découvrir Céline, d’autres auteurs comme ça. Je ne m’intéressais alors qu’aux auteurs de science-fiction, ce que je ne renie pas, mais j’ai découvert la beauté d’un texte « classique »...
Mais cette formation de dessinateur industriel ne m’a servi, concrètement, à rien : Je suis sorti de cette formation en 1979, et le coté manuel du métier avait déjà disparu, car l’informatique était déjà arrivée. J’ai bossé pendant 3-4 ans chez des industriels, puis en tant qu’apprenti-mécano, mon père étant garagiste-dépanneur, puis à la Poste, ma mère y travaillait, etc. Jusqu’en 1983, lorsque j’ai signé mon premier dessin aux Nouvelles littéraires. Ah j’étais fier ! C’était une illustration sur le rock. Donc un parcours vraiment atypique, j’ai vraiment commencé par la Presse et pas l’Edition, et ç’a été formateur car tu devais synthétiser un article, une idée en un dessin, et répondre tout de suite à la demande d’un client. Si ton dessin n’est pas bon, on ne te le prend pas. J’ai bossé pour des journaux qui n’existent plus, même des canards dont personne n’a jamais entendu parler, comme Rivages et culture, le magazine de la conchyliculture française ! C’était drôle ; des canards semi-professionnels, qui te demandent d’intervenir dans des univers que tu ne comprends pas forcément, donc ça t’oblige à te documenter dessus… Comment faire un truc drôle avec une huître ? J’ai aussi bossé pour des journaux sur les bagnoles, de camions, le genre avec poster central (rires)…
C’était très instructif également, et j’ai fait ma première BD de 80 pages là-dedans, en couleurs directes. C’était bien avant la Ballade de Johnny… mais plus personne n’est en mesure de la voir maintenant, ce qui n’est pas plus mal. Ce n’était pas honteux, mais pas très au point quand même. Il faut bien débuter : C’était une sorte de clone des road-movies des années 70 et 80, avec des bagnoles, des poursuites, des gunfights, et un scénario heu… assez ténu. Ça m’a permis d’apprendre à découper une BD, parce que ça ne se fait pas n’importe comment. Mon style était très inspiré par le cinéma. Et je me suis posé une question toute bête : pourquoi les séries télé françaises sont-elles aussi chiantes, alors que les séries américaines te prennent à tous les coups ? J’ai mis du temps à trouver, jusqu’au moment où j’ai pu en voir une en Angleterre, dans son jus, avec les coupures pub. C’est le principe du feuilleton, initié par des Ponson du Terrail ou des Alexandre Dumas, la tradition portée par les feuilletonistes des journaux : tu dois retenir l’attention jusqu’au prochain épisode. Il y a donc des règles d’écriture, auxquelles je m’astreins en tant qu’auteur. En gros, chaque double page doit contenir une information essentielle, qui doit te donner envie de tourner la page.
C’est le principe qu’appliquait Jean-Michel Charlier dans ses séries aussi, avec une sorte de cliffhanger à chaque fin de page…
Charlier et son compère Hubinon viennent en effet de l’école américaine. Il faut capter l’attention du lecteur. Quand j’étais môme j’étais fan de Strange (prononcé à la française -D’ailleurs quand tu dis ça, tu sais que tu as été môme dans les années 1970/80, parce que si tu es plus jeune, tu dis « Strennge » comme l’ont fait remarquer Sébastien Carletti et J.M. Lainé dans leur bouquin remarquable). Et donc ce principe était présent dans ces histoires de Super-héros.
Et en 1987, tu sors ton premier album, La Ballade de Johnny...
La première histoire de la Ballade de Johnny était sortie dans l’Echo des Savanes au cours de l’été 86. J’avais écrit cette histoire courte pour un mag de camions au départ, mais j’avais décidé d’aller voir du côté de la « vraie » édition BD. J’avais fait le tour des rédactions à ce moment-là, et j’avais failli être pris par Pilote, alors dirigé par Guy Vidal, qui m’avait dit que ce n’était pas mal, mais qu’il manquait un truc au niveau de l’histoire, et donc demandé de revoir ma copie. Et j’ai fini par arriver dans l’Echo des Savanes spécial USA, dirigé par Fershid Bharucha. C’était assez cocasse, car j’étais le seul dessinateur français dans le magazine, et lui le seul rédacteur en chef indien (de Bombay) de la planète. On a ensuite été rachetés par Glénat en 87… avant de nous virer en 93, et je n’ai quasiment fait que des histoires courtes pour le magazine. C’est comme ça qu’on se faisait la main à l’époque. C’était la vitrine de l’éditeur, on y présentait les auteurs de demain. Maintenant on demande à des jeunes qui sortent d’une école de BD -ça aussi, « les écoles de bédé » c’est récent- de faire un album complet. L’album est forcément bancal, même s’il y a de bonnes idées, plein de qualités graphiques, et comme souvent ces albums sortent au moment de la rentrée littéraire, ils passent inaperçus. Plus de promo d’auteur, ça se fait après la sortie… En gros jusqu’aux années 90, tu fais un premier album qui passe à l’as, qui avec un peu de bol devient collector -d’ailleurs moi je n’ai fait que des albums collectors (rires)- ensuite le deuxième commence à être remarqué, et si le troisième est bon, ta carrière est lancée. A présent on ne fait quasiment plus que du clone de séries qui marchent… Clairement la profession a été tuée, en ne voulant pas donner aux auteurs les moyens de se faire connaître… Une guerre linéaire où tout sort en même temps, et pour peu que tu aies un XIII, un Largo Winch ou un Astérix à ce moment-là et ton bouquin est mort, enterré. Avec 6 000 bouquins qui sortent en cinq mois, jusqu’à Angoulême, il n’y a aucune visibilité. Je ne suis pas sûr qu’il y ait une solution à cette situation, si ce n’est un retour à une forme traditionnelle de formation d’un auteur. Les éditeurs ont dans l’idée que ce sont eux qui créent l’auteur, et pas l’auteur qui fait vivre la maison d‘édition, alors que les deux doivent fonctionner ensemble. S’il n’y a pas d’auteurs il n’y a pas de maison d’édition, et s’il n’y a pas de maison d’édition il n’y a pas d’auteur existant, on est bien d’accord. Mais à la base, c’est bien l’auteur qui crée le produit culturel. Un rééquilibrage doit être fait à ce niveau-là. Dans le domaine de l’édition il y a une baisse du lectorat qui est considérable ; paradoxalement la BD est un des secteurs de la littérature qui s’en sort le mieux. La littérature « classique » est elle aussi dans le marasme ; bon, il y a des Stars comme Werber, Picouly ou Loevenbruck qui s’en sortent plutôt bien, mais sinon le tirage moyen d’un roman c’est 500 exemplaires… J’exagère à peine. La grande concertation intersyndicale et ministérielle autour de la refonte des contrats d'auteur n'est pas un éléphant qui a accouché d'une souris : c'est un mammouth qui vient de chier un apéricube !
Autre problème : le prix de vente. Le fait qu’une BD soit vendue 15 euros, c’est quasiment une insulte au bon goût, on pourrait les vendre à 10 (voire moins : on n’est pas obligé de faire du cartonné systématique) sans que ce soit dramatique ; partant de là on en vendrait plus, et du coup les auteurs vivraient mieux -ce qui coûte le plus cher c’est la distribution et la diffusion, qui font plus de la moitié du prix public hors taxes d’une BD ; c’est un intermédiaire important qui gagne son picotin sur les notés et les retours, on a vu quelquefois des diffuseurs indélicats qui ne bougeaient pas les bouquins des stocks mais qui gagnait quand même sur les 2 tableaux, sport qui se pratique pas mal pendant la rentrée littéraire. Les chiffres sont flous. De plus les Majors de l’Edition aiment bien éditer beaucoup de papier pour obtenir un effet de vente. L’auteur a disparu dans cet effet de flux, il n’est plus considéré que comme un fournisseur de produit manufacturé. Techniquement on en est là, dans un marché saturé. Et ça fait une quinzaine d’années que ça dure, mais ça ne va pas tenir longtemps à ce rythme. C’est lié au fait que la ligne de fabrication d’un livre a évolué ; maintenant c’est du numérique, et ça ne coûte quasiment plus rien. On pourrait baisser les prix, mais non, autant se goinfrer tout de suite… après on les solde. Dans tous les cas de figure, l’éditeur et le diffuseur s’y retrouvent. Pas l’auteur, qui est quand même la personne qui est à l’origine du bouquin… Bon ok, un album de BD, c’est de la quadrichromie, un façonnage sympa, c’est cartonné, ça a un coût. Mais un roman ? C’est du noir et blanc, sauf la couverture, c’est que du texte, et c’est vendu entre 15 et 20 euros… Il suffit de comparer les coûts de fabrication et le prix de vente public hors taxes. Même si on prend les coûts de diffusion, la marge des libraires, qui pour le coup, sont le rouage essentiel… Ils sont nombreux à danser sur le volcan. Avant que le système s’effondre réellement, ce qui risque d’arriver rapidement, il y en a certains qui en profitent bien. C’est une fuite en avant perpétuelle, il n’y a pas de réflexion, pas de vision d’avenir, pas de prospective. C’est quoi le dernier truc à la mode ? Editer des… blogs ? Super… Là c’est tout bénef. Après on va s’étonner que les gens ne veuillent plus lire…
La politique éditoriale des grands groupes est donc complètement nulle, un éditeur, maintenant, c’est plus un gestionnaire de comptes…
Mais à côté de ça il existe des petites maisons qui se creusent la tête et découvrent de nouveaux auteurs, et c’est le cas aussi chez les « petits » éditeurs de littérature fantastique et de science-fiction, comme Mnemos, qui ont une véritable politique éditoriale, un véritable lectorat fidélisé. Je me souviens d’une émission littéraire nocturne où l’animateur avait invité Bilal à la sortie d’un de ses derniers bouquins. Et quand tu l’apprends tu te dis « super, une émission littéraire qui parle de BD, génial ! ». En fait Bilal était relégué dans un coin du studio, à faire un dessin pendant que l’animateur discutait avec les « vrais » auteurs… Il y a eu cinq minutes de discussion creuse pendant lesquelles Bilal avait plutôt l’air de s’emmerder grave, mais derrière ça, il n’y avait rien. La BD a du mal à passer ce cap-là, celui de la télé, alors imagine la littérature de genre… Médiatiquement elle n’existe pas, alors que les mômes en lisent beaucoup… Dans la génération de mon fils, qui va avoir 15 ans, ils sont nombreux à avoir découvert le livre, surtout avec Harry Potter, comme la génération d’avant a découvert la BD avec les mangas… Il y a toujours un relais qui se fait. Pourquoi les mangas ont toujours bien fonctionné depuis qu’ils sont arrivés ? Ils ont pris la place des Blek le Roc, des Akim Colors, des petits formats. Si tu compares les prix des mangas, c’est grosso modo les prix pratiqués (enfin… proportionnellement, parce qu’il y a eu l’effet Euro…) à l’époque pour ces petites bédés de kiosque. Quand ils sont arrivés après une bonne décennie de disparition des « Mon Journal » et autres, ça a comblé le vide. Ce n’est pas cher, ça se lit vite, ce n’est pas compliqué… Attention, je ne crache pas dessus : il y a du très haut niveau culturel dans les mangas, comme il pouvait y en avoir dans les romans de gare…
"La Ballade de Johnny". Grands espaces, motels, vieilles bagnoles… Le rêve américain ?
C’était donc ma première série après mes publications dans les magazines de bagnoles… J’étais fan de ce genre de films, du coup j’y suis allé à fond, en employant tous les codes. D’ailleurs je tiens à dire que je faisais quasiment du Tarantino avant Tarantino, pour la simple raison qu’on a été nourris au même sein. Tous les dessinateurs de ma génération sont passés par là, et ont les mêmes codes en tête, une façon de raconter assez proche. Pour moi c’était le passage obligé. Et j’ai d’ailleurs enchaîné sur le deuxième passage obligé, la digestion de toute la science-fiction Fantasy, avec Wolfram.
Entre-temps il y a eu "Joe Breakdown", qui sort l’année suivante sur un scénario d’Abuli, semble suivre le même canevas que la Ballade de Johnny. Une anecdote sur cet album ?
C’était un truc bizarre. J’ai rencontré Abuli chez mon éditeur, qui faisait aussi sa super série avec Bernet, Torpedo. Et puis est arrivée dans l’esprit de cet Indien fou qu’était Fershid l’idée qu’on pourrait bosser ensemble. Je ne parlais pas espagnol, Abuli était à Madrid et n’écrivait qu’en anglais ou en espagnol, c’était un peu difficile au début, mais on a réussi à bosser ensemble. On avait une vague idée de départ, et on a fait quatre histoires courtes, qui ne sont honnêtement pas très bonnes, pas très équilibrées, c’était une sorte de test, qui n’a pas été concluant. On a failli partir plus loin ensemble, mais on a préféré partir chacun de son côté pour faire autre chose. Cela dit, je pense que refaire quelque chose avec lui aujourd’hui serait très intéressant, du fait de nos évolutions, de nos parcours respectifs. Mais à l’époque, en ce qui me concerne du moins, c’était peut-être trop tôt.
Wolfram, comme tu le disais, semble être un assemblage assez hétéroclite de toutes tes influences, ainsi qu’une récupération de la culture geek des années 1980, avant que la geekitude devienne à la mode…
Ça ne se voit pas trop, mais l’influence de départ, c’était des artistes comme Frazetta, et tout le fantastique américain. La culture geek passait à l’époque par le cinéma et la littérature d’importation. J’avais lu tout ce qui se faisait à l’époque en termes de science-fiction, même des trucs tordus à la Philip José Farmer. On était peu à lire ce genre, au même titre qu’on était très peu nombreux à aller voir des films de zombie au cinéma de la place Clichy -J’ai vu Cannibal Holocaust à sa sortie au cinéma… Et comme je dis aux copains de mon fils, j’ai vu La Guerre des Etoiles en avant-première en 77, ce qui les calme immédiatement !
Deux tomes sont sortis, penses-tu revenir vers cet univers un jour ?
J’aimerais bien y revenir, oui. Il n’y a eu que deux tomes pour une bonne raison : lorsque le deuxième est sorti, on a été virés par Glénat ; du coup ils n’y a pas eu de promo sur le titre, qui a été complètement planté. Je ne comprenais pas trop la stratégie éditoriale de l’époque (le grand jeu des rachats et des restructurations éditoriales), si ce n’est qu’ils voulaient tous faire une sorte de monopole sur la BD, une stratégie industrielle compréhensible un peu à l’image des grands groupes de presse, mais qui est artistiquement contre-productif selon moi (suffit de voir le grand massacre des labels musicaux des années 90). Même Ubisoft a compris ça. Je ne sais pas si tu te souviens cette grande bataille qu’il y avait eu au début des années 90 ? Ubisoft c’est un cas d’école, car ce fut le premier vrai studio de jeux video en France, c’était brillant et tout. Mais ils n’avaient pas compris un truc, c’est qu’ils étaient tributaires de l’œuvre de l’esprit, en matière de droits. Donc les auteurs se sont rebellés – d’abord contre les intolérables conditions de travail, ils avaient d’ailleurs monté un site internet assez drôle, appelé ubifree (pour les curieux, une synthèse est présente ici) et tout naturellement ces auteurs, qui étaient à Montreuil, qui souhaitaient toucher des droits sur leur production –car ils étaient salariés, mal payés comme les autres- sont allés dans la tour d’en face pour demander conseil. Et la tour d’en face c’était la CGT où ils n’ont trouvé que les vieux caciques du syndicat, déjà largués depuis longtemps, qui à l’époque ne comprenaient rien de ce qu’ils leurs demandaient. Ça a mis du temps, mais c’est rentré dans l’ordre, et le statut d’auteur de jeu video fonctionne de la manière la plus naturelle possible. Je ne jette pas la pierre aux fondateurs d’Ubisoft, mais ils ne connaissaient pas le métier d’auteur. Pour eux des auteurs, c’était comme des fournisseurs, les mecs qui livrent le papier (les Cds, en l’occurrence).
Le chantier dont on parle depuis le dernier Angoulême, c’est la refonte des contrats. C’est une connerie absolue. Les contrats sont viables depuis les années 1960, depuis Goscinny quasiment. Avec Pilote, puis les fondateurs de Métal hurlant, Moebius, Druillet, Dionnet,.. Les gens ont été considérés comme des auteurs, donc les contrats ont suivi, sont devenus des vrais contrats d’auteur, comme dans la littérature classique. Il suffit de les appliquer, et évidemment de bien les lire ! Rien, par exemple, ne t’oblige, en tant qu’auteur, à accepter des clauses annexes comme l’adaptation ou les produits dérivés incluses dans le même contrat. Il peut y avoir une clause disant que si ça se présente, on en discute. Le problème c’est que dans les écoles d’arts graphiques qui sont soi-disant des écoles de BD, le sujet du contrat n’est jamais abordé (on n’y apprend pas plus à dessiner). Dans n’importe quelle école de commerce, de marketing, de telle ou telle industrie, la clause économique est toujours abordée. J’ai rencontré des auteurs qui pensaient qu’ils avaient une couverture sociale, parce que dans leurs relevés de droits, il y avait la case AGESSA, ou Maison des Artistes. Sauf qu’ils n’étaient pas inscrits, et s’ils ne font pas la démarche, ils ne le sont pas. Et bien sûr, les éditeurs ne les en informent pas. Tout le monde s’en fout. Ce n’était pas le cas jusqu’à la fin des années 1980, il y avait toujours quelqu’un dans les maisons d’édition pour te dire ce que tu devais faire au niveau administratif. Ça a complètement disparu, maintenant tu as l’impression que les maisons d’édition fonctionnent sur des pivots à deux faces, un Janus où la première c’est la diffusion, et la deuxième l’économie, c'est-à-dire comment on va rentabiliser ce qu’on va diffuser. On est dans un monde très industrialisé, mais c’est quand même un monde particulier, parce qu’on raconte des histoires aux gens. On ne s’adresse pas à eux pour leur vendre des boîtes de petits pois ! On est là pour les faire rêver, les faire sortir du cadre. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’on est là pour leur apprendre des trucs sur la vie, même si certains auteurs se prennent pour des prophètes…
Et la tendance, pour toi, va dans quelle direction ?
Je pense que ça va se relever, car on a passé le pire. L’époque de la « nouvelle bande dessinée » (la « niouvelle béday »), qui correspond peu ou prou au « nouveau cinéma d’auteur ». La nouvelle BD c’est ça, que des trucs nombrilistes à mort qui interroge le quotidien… où tu sens bien que, en tant que lecteur, tu payes la psychanalyse de l’auteur… Ça me rappelle une blague des années 80, venue de la découverte de la BD turque, où un mec descendait un escalier, et on remplissait autour sur plusieurs pages. C’était devenu une espèce de gimmick… Maintenant c’est ce qu’ont fait des petites maisons d’édition très« niouvelle béday » récupérées depuis par les « Majors », où toute l’histoire tourne autour d’un mec –ou une nana- qui sort la poubelle en se demandant comment il ou elle va régler le sort du monde et acheter une boîte de sardines, voire les deux en même temps : la guerre c’est pas beau et la pluie ça mouille. Je pense qu’on a touché le fond. Ce type-là, son problème c’est d’exister, ce qui est le problème de tout le monde, hein. Simplement il y a des métiers où il faut un minimum de savoir et de talent. Tu ne deviens pas dessinateur, acteur, écrivain, artiste par hasard. Chaque corporation a sa raison d‘être. Il ne faut pas les mélanger en pensant que tout est égal, sinon tu les dénatures. Et là la BD a été dénaturée pendant près de 15 ans. Les pseudo-éditeurs de maintenant sont des gamins des années 80 –un peu de ta génération- qui n’ont aucune culture de rien. C’est aussi la faute des parents, qui ne leur ont rien appris. Ils sont rentrés dans les années 80 par le côté show-biz, le côté glamour, clinquant où le rêve absolu est l’Ecole de Commerce ! (après les années freaks, les années fric… HEC, Sup de Co, etc…) Maintenant on appelle ça des bobos, mais avant ça portait un autre nom. Ils ne se sont intéressés à rien d’autre que ce qui rapportait de la thune. Ce n’est pas pour rien que cette décennie a vu l’explosion des studios publicitaires. Ce qui arrive à la BD est arrivé avant à la musique et aux radios dites libres : tout ça a très vite été récupéré, on a fabriqué des formats de consommation, et plus rien autour n’existe. Mais quand ça dure 15 ans, ça fait une génération de perdue. Je suis très agréablement surpris que des mômes de 10 à 15 ans se réintéressent à la culture, et ce n’est pas grâce à leurs parents. Grâce à des nouveaux trucs, sur les vampires glamours, les Harry Potter, qui sont polis en surface mais contiennent des idées subversives, ça les intrigue, ils vont lire des vrais livres. C’est comme Philip K. Dick, qui est devenu à la mode grâce à Blade Runner, qui a permis à beaucoup de gens, qui ne lisaient pas, de se rendre compte que ce gars-là et ce type de littérature existaient. Au même titre que Tolkien, qui était populaire dans les années 60-70, et qui a quasiment disparu pendant les deux décennies suivantes. Jusqu’aux films de Peter Jackson, qui a aussi fait redécouvrir King Kong.
Traces de pneus émarge dans le même genre que tes premiers albums. Jamais lassé des routes toutes droites et des belles mécaniques ?
Là aussi c’est une belle rencontre.
Quand j’ai commencé dans la BD, tout naturellement je me suis fait pote avec les Pieds Nickelés de l’époque, dont Cromwell, Riff Reb’s et Eric Gratien, qui était l’un des scénaristes le plus balèzes que je connaissais. En plus on avait la même culture, du coup c’était hyper facile de bosser ensemble. Quand tu prends "Anita Bomba" par exemple : c’est juste parfait. C’est un grand auteur, mais ignoré car il est dans des tournures d’esprit inhabituelles. Quand il a une idée, il l’exploite, il la travaille ; il ne va pas sur des facilités de série. Quand on a décidé de bosser ensemble, on a décidé d’abord de faire des histoires courtes, d’abord pour se tester, ensuite pour mettre en place un croisement d’univers où la première sanction est celle du lecteur dans le magazine. Il se trouve que ça a pas mal marché, même si l’album ne s’est pas beaucoup vendu. C’était dans une petite collection assez mal distribuée, on ne pouvait pas rivaliser avec le "Joe Bar Team", même si on aurait bien voulu ! (rires)
Entre 1992 et 2001, on ne trouve plus trace de toi dans les étals de librairie… Qu’as-tu fait dans cet intervalle ?
Alors en 93 on s’est fait virer de chez Glénat, donc j’ai laissé tomber la BD, je suis retourné vers les magazines. Je suis entré dans une petite agence de communication, où j’ai fait des trucs à peine justifiables maintenant (rires !) mais qui m’ont permis de développer d’autres styles graphiques, d’élargir ma gamme. J’ai travaillé par exemple pour les Editions musicales Paul Beuscher, pour lesquelles je faisais quasiment toutes les couvertures des bouquins de méthode. Ça me plaisait bien car on me laissait carte blanche. J’ai aussi bossé pour un autre magazine musical plutôt côté technique, un canard semi-professionnel, Sono Magazine, où j’ai animé pendant 7 ans une chronique en BD sur deux pages, tous les mois. J’avais carte blanche pour massacrer ce que je voulais. J’y ai notamment révélé les origines des disc-jockeys, et j’ai une fatwa sur la tête depuis les années 1990 parce que j’ai révélé des choses qu’il ne fallait pas révéler (rires !).
Et puis, en 97, avec Eric Gratien, on a signé chez Casterman avec Jean-Paul Mougin, pour un bouquin qui serait une passerelle entre le jeu de rôle traditionnel et la BD -je travaillais aussi pour Casus Belli, à l’époque. On y prenait les codes du jeu de rôle et la fantasy, pour les détourner. Le bouquin devait sortir, et on est entré en conflit direct avec le nouveau directeur de Casterman (Mougin était parti à la retraite entre-temps, et Louis Delas ne voulait pas de ce projet). Ce qui fait que l’album est sorti chez Albin Michel en 2005, six ans après. A cause de ce bouquin je me suis payé des crises de nerfs à cause d’un truc idiot : En 99 : pas d’Harry Potter, ni de Seigneur des Anneaux dans les esprits. Mais lorsque le bouquin sort, je me heurte à des lecteurs également fan de ces films qui me disent « tu ne t’es pas fait chier : t’as pompé les décors sur Harry Potter, ou Le Seigneur des Anneaux !»… Du coup l’album a plongé… Ce qui ne veut pas dire que je ne le ressortirai pas un jour. Ç’aurait pu faire une mini-série de 3 ou 4 albums, il y avait la matière, bien que ni Gratien ni moi ne sommes fans des séries à rallonge dont tu vois les ficelles au bout du cinquième tome. Mais bon, il est sorti mais sans le support Casus Belli qui s’était arrêté entre temps, on n’en a pas vendu des tonnes, c’est dommage…
Et te revoilà donc avec ce diptyque alliant arts martiaux chinois et décors Renaissance de Venise… D’où ça vient ?
On a cherché un autre éditeur pour publier le Gardien des Enfers, je me suis retrouvé chez Albin Michel bande dessinée, piloté par Hervé Desinge, qui était intéressé par notre projet -même si on n’en avait pas encore récupéré les droits... Il m’a proposé de lui écrire un truc tout neuf. J’ai senti qu’il fallait que je réfléchisse vite, j’ai donc gambergé une seconde et demie, et comme Hervé est un grand amateur de whisky, qu’on discutait autour d’un verre, je ne me souviens pas de toute la discussion. A l’époque je faisais du kung-fu et je revenais de Venise ; du coup j’ai proposé une histoire un peu fantastique d’une héritière d’un maître taoïste qui vient à Venise venger le meurtre de son père. Au XVIème siècle. Il y a un truc que j’ai horreur de faire en BD. Tu peux me dire le nom d’une voiture, je peux te la dessiner en 5 minutes, les yeux fermés. Mais les chevaux… c’est un calvaire. Mais au XVIème siècle, il y en avait plein. Heureusement le cadre de Venise me permet de m’en passer, et j’explose le principal canasson au bout de trois pages ! Comme quoi ça sert d’avoir des bases solides pour raconter une histoire ! (rires)
Certains lecteurs ont eu l’impression que tu as dû terminer la série plus tôt que prévu, à cause de la densité de l’histoire dans le second tome…
C’était prévu dès le départ pour se terminer en deux tomes. C’est vrai que le deuxième tome est dense, mais pas suffisamment pour générer trois albums en tout, de mon point de vue.
D’autres ont été un peu perturbés par le fait que Wu-lin se batte à moitié nue la plupart du temps… Tu faisais du fan-service ?
Je te rappelle que c’était pour l’éditeur de l’Echo des Savanes… Et puis c’est moi qui dessine, alors je fais ce que je veux ! (rires) Non, ce qui était rigolo dans tout ça, c’est que tous les dessins qui auraient pu être pornographiques étaient « rattrapés » par un petit geste au dernier moment, juste pour énerver le lecteur : « Ah putain on voit pas sa chatte ! » (ça je l’ai vraiment entendu, et pas qu’une fois !)
Ça a bien marché alors ?
Le score n’a pas été époustouflant, mais les deux tomes continuent de se vendre tranquillement, maintenant c’est Glénat qui les diffuse. Il a eu du mal à démarrer, mais le fait qu’on le sorte plus tard en coffret l’a relancé, cela dit ce n’était peut-être pas le meilleur éditeur pour ce titre-là, ça ne correspondait pas trop à leur catalogue… A cette époque Hervé voulait étendre son catalogue, et partir sur l’heroic fantasy, il regardait du côté de Soleil, avec l’équipe de Troy qui explosait, des séries à tendance historique qui marchaient pas mal… Sur le plan de la diffusion à l’époque, je pense que le bouquin se serait mieux vendu s’il était sorti chez Glénat ou chez Dargaud, paradoxalement.
En 2002 tu succèdes à Alain Mounier pour terminer la série Exit, écrite par Bernard Werber. Comment se déroule le passage de relais ? Et la collaboration avec cet auteur à succès ?
Les deux tomes de l’Immortel sortent, puis on a une nouvelle discussion avec Hervé autour d’un Lagavulin (nda : élixir écossais pur malt) ; il me parle de la série de Werber, dont deux tomes sont sortis, et du fait que son dessinateur l’a planté. Comme il connaissait mon parcours dans la pub, ou mes dessins en agence de com’ où je travaillais « dans le style de… », il pensait que je pourrais faire l’affaire, en me proposant de me signer un chèque tout de suite (rire !). On avait presque fini la bouteille, je dis ok… et il m’annonce que j’ai trois mois et demi pour faire l’album.
Trois mois et demi !!??
Je l’ai fait. J’ai fini sur les rotules, mais j’étais bien payé, et ça m’a permis de rencontrer Bernard Werber, qui est un type en or, mais complètement évaporé, parce que si tu lui donnes rendez-vous quelque part, il est déjà parti ailleurs… (rire !) On s’est très bien entendu, d’autant plus qu’on a les mêmes centres d’intérêt, en particulier dans le domaine du fantastique. J’ai d’ailleurs appris qu’au départ il avait proposé les Fourmis à Albin Michel en tant que scénario de BD, ce à quoi Desinge lui a rétorqué qu’il valait mieux qu’il en fasse un roman… Quelques années plus tard, après le succès du roman, c’est sorti en BD, avec au dessin Patrice Serres, un magnifique dessinateur, mais ça n’a pas marché : tu ne peux pas faire une BD réaliste avec que des fourmis qui se ressemblent toutes, il vaut mieux faire du Walt Disney pour les caractériser... Donc j’ai fait l’album en trois mois et demi, ç’a été hard. Je l’ai fait juste au trait, en oubliant la vision en 3 dimensions. A ton avis, pourquoi je bosse en couleurs directes depuis le début ?
Aucune idée…
Parce que je ne connaissais pas l’étape du bleu… Je pensais que les BD en couleurs étaient peintes directement. Je l’aurais su, j’aurais peut-être fais autrement… ou pas.
Visiblement Werber était satisfait de ton boulot sur Exit, puisque tu démarres Les Enfants d'Eve avec lui en 2005…
On s‘est bien entendu, et on s’est rendus compte qu’on avait des tas de points communs, une culture commune notamment dans la SF, et on pouvait développer d’autres idées, on était raccord. On est donc arrivés sur Les Enfants d’Eve, qui n’était au départ qu’une vague idée de roman. On a commencé à travailler sur cette nouvelle série, et Bernard, en forme de challenge, pour se délier les mains, s’est mis sur une pièce de théâtre. Il l’a confiée à un pote metteur en scène/comédien, Jean-Christophe Barc, qui en a fait une superbe pièce (avec Audrey Dana, magnifique), qui a super bien marché -surtout grâce à l’affiche que j’ai réalisée, je tiens à le signaler (rires). Plus tard la pièce a été transformée en film, qui lui a très moyennement marché, car les critiques cinéma ont vu débouler un écrivain à succès dans leur petit monde (vade retro satanas !), et l’ont cassé d’emblée. En plus son producteur c’était Lelouch, lequel venait de sortie Les Parisiennes, qui avait été complètement démoli par les mêmes critiques. Pourtant le film était bon ; il n’était pas mûr, parce que ce n’est pas un réalisateur, mais il ne méritait pas tout le mal qu’on a pu lui dire. Il y a un truc dommage avec le public de Werber, c’est qu’il est très monomaniaque. Il le suit, mais uniquement sur ses bouquins. La pièce de théâtre, c’est le public de théâtre qui l’a vue. La BD qu’on a faite ensemble, c’est mon public qui l’a lue.
Le tome 2 ne verra jamais le jour ?
Le premier tome est donc sorti en 2005. On devait faire deux autres tomes, un se passant avant, et le dernier conclusif. Je t’ai dit que Werber était une sorte de feu follet, mais en 2006 on ne s’est quasiment pas vus, à la fin de l’année Albin Michel bande dessinée a fermé ses portes… et on a été rachetés par… Glénat.
Glénat te court après, ce n’est pas possible !
J’ai croisé Jacques Glénat lors d’une fête qu’il avait organisé pour qu’on se rencontre tous ; le nom du bar faisait bar à putes mexicain, la favela chic, sauf qu’il n’y avait pas de putes… Et je lui dis « Dis donc Jacquot, à 20 ans d’intervalle, ça fait deux fois que tu me rachètes. Si c’était pour une demande en mariage, une rose aurait suffi...» « Ah oui c’est vrai, tu faisais partie des Américains… ». Ils ont eu la bonne idée de ressortir la série Exit en compact.
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