Auteurs et autrices / Interview de Ville Ranta

Ville Ranta est un auteur finlandais, révélé chez nous par Lewis Trondheim. Attaché aux traditions de son pays mais farouchement moderne, il a accepté de répondre à nos questions. En français, s’il vous plaît.

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Ville Ranta Bonjour Ville, peux-tu te présenter en quelques mots ?
Bonjour, Spooky. Je suis auteur de bd et dessinateur politique finlandais, j’ai 35 ans (très bientôt). Dans ce que je peux me souvenir, je me suis toujours vu comme un artiste, même enfant. Au début, à 6 ans, je voulais devenir le plus grand pianiste du monde. J’ai beaucoup travaillé, me suis entraîné chaque jour au piano, donné des concerts, lorsque j’avais 12 ans et j’ai arrêté, définitivement. J’ai ensuite découvert les albums de la série Corto Maltese. J’ai voulu devenir le meilleur dessinateur de bd du monde. Quelques années plus tard, entre 16 et 20 ans, j’ai essayé de devenir quelque chose de plus respecté qu’un dessinateur, un romancier, un auteur. J’ai écrit quelques pièces. Mais la bande dessinée était déjà devenue mon destin, malheureusement. J’ai étudié la littérature et les langues à l’université d’Helsinki. Après, je suis retourné dans ma ville de naissance, Oulu, pour commencer à être un artiste libre. C’était il y a 12 ans. Je suis toujours là.

On connaît peu la bande dessinée finlandaise en France, mis à part avec tes albums, ceux de Matti Hagelberg ou Ville Tietävainen. Comment décrirais-tu l’activité de la bande dessinée dans ton pays ?
Sauf quelques exceptions, il n’y a pas de bd commerciale en Finlande. Mais on a une scène de bd alternative très active. Sur le plan artistique, on a des styles et des approches différents de la bd. On n’a pas deux auteurs pareils. Chacun a son propre style, différent des autres. On a quelques éditeurs de bd commerciale mais un tas des petits éditeurs indépendants qui savent très bien ce qui plaît et ce qui ne plaît pas. La bd finlandaise a été traduite pas mal en français, mais presque toujours par des labels indépendants, comme Marko Turunen chez Frémok, Aapo Rapi chez Rackham, etc.

Accéder à la BD Célébritiz En France nous t’avons découvert grâce à Célébritiz, scénarisé par Lewis Trondheim. Comment l’as-tu rencontré et en es-tu venu à travailler avec lui ?
Je dirige, depuis 2001, une petite maison d’édition, Asema, avec mon collègue Mika Lietzén. En 2004 on a publié Approximativement de Lewis en finnois et je l’ai rencontré au festival de bd d’Helsinki. Là, Lewis a découvert mes albums et m’a proposé de faire un album ensemble. Je crois que Lewis voulait m’aider à entrer dans la scène française. Et moi, je voulais la même chose, naturellement. Cet album est drôle mais malheureusement plus ou moins de la merde. On a travaillé vite et sans autocritique. Cela peut être très bien, techniquement, mais il faudrait regarder le résultat avant de le publier. Mais bon. J’avais la possibilité d’être publié chez Dargaud. J’étais jeune.

Accepterais-tu de travailler avec d’autres auteurs français ?
Je ne sais pas. Je suis toujours un peu jeune et sujet à la distraction. En Finlande, je suis connu comme un dessinateur politique, mais comme un auteur de bd pas du tout. (On ne lit pas tellement de bd en Finlande, sauf Donald). Ça me vexe parfois de ne pas être devenu l’artiste le plus connu du monde, comme le voulait ma mère. Alors, un Lewis pourrait probablement m’aider de nouveau à faire un album commercial. Mais je sais aussi que ce que je dois faire, comme un artiste, et c’est une autre chose. Et je crois que je dois le faire seul.

Accéder à la BD L'exilé du Kalevala L'exilé du Kalevala propose une version romancée (et fantasmée ?) de la vie du poète Elias Lönnrot, héros national finlandais car ayant compilé de nombreux récits qui constituent l’épopée nationale, le Kalevala. Pourquoi t’attaquer à une telle légende ?
Pour accentuer la morale, grâce à cet album, disant que personne n’est grand. Tous sont petits et faibles quand ils se trouvent en face de leurs vies et de la réalité, du monde autour. Je n’ai pas voulu faire une biographie du tout, mais j’ai voulu mélanger des personnages historiques et ma fiction, moi-même. Mon Elias Lönnrot est plutôt moi que Lönnrot, mais beaucoup des détails de cette histoire se sont véritablement passés.

Ton style graphique est particulier, il se rapproche de la « nouvelle BD » française, notamment avec les cadres des cases absents. Quels auteurs français connais-tu (et lis-tu éventuellement) ?
J’ai découvert la « nouvelle bd » française vers la fin des années 90. Pascin de Joann Sfar m’a été une révélation. J’avais toujours adoré le style libre et les croquis des grands artistes et dessinateurs, mais je n’avais pas vu ça en bd. Aujourd’hui, je connais bien la bd française. Les graphismes divers me plaisent bien, mais les histoires pas vraiment. Je trouve plus d’inspiration dans la littérature, la musique même, que dans la bd. La bd française est tellement collée à sa tradition et l’industrie et la production rapide qu’elle se répète plutôt que se développe. Mais j’aime bien Blutch, Sfar, Christophe Blain, Tardi…

Accéder à la BD Sept saisons Dans L'exilé du Kalevala, Lönnrot était dans un endroit très isolé géographiquement, mais ne manquait pas d’occupation. Dans Sept saisons, le héros, journaliste et enseignant, est lui isolé après le décès prématuré de son épouse, tandis qu’une jeune femme, après avoir fait le tour du monde, revient dans le village perdu de son enfance. Peut-on dire que cette notion d’isolement, qu’il soit géographique ou moral, est l’un de tes sujets favoris ?
On peut dire ça, oui. L’isolement est une expérience essentielle quand on vit dans le nord de la Finlande et qu’on travaille comme un artiste « européen ». Je suis loin des centres de la Finlande et de l’Europe. Cela a été difficile avant, mais aujourd’hui c’est aussi une force et une identité. Mais il faut dire aussi que L'exilé du Kalevala et Sept saisons sont deux livres qui ont beaucoup de choses en commun. C’est la Finlande et l’Europe du 19ème siècle, les questions de la modernité et de l’histoire, les individus et la communauté.

Une dimension présente dans tes écrits est l’omniprésence de la religion dans la société finlandaise, aspect absent de la société française depuis plus d’un siècle. Aujourd’hui, en Finlande, cela est-il pesant dans la pratique de ton métier ?
Vous autres français dites toujours à voix forte que la religion est absente de votre société. Les pays nordiques sont aussi des pays laïcs, absolument pas moins que la France. C’est seulement une laïcité différente de chez vous. Dans les petits pays, il ne s’agit pas d’une question de pouvoir comme en France, c’est plutôt une question d’ordre et d’organisation – et de tolérance. L’Eglise luthérienne est assez présente dans la société finlandaise mais elle connaît bien sa place. Elle ne peut pas entrer à la zone du gouvernement de la société ou dans la politique. Mais cela, c’est une autre histoire.

Un extrait de Sept saisons En tout cas, il y a beaucoup de haine envers les religions (comme en France aussi) qui se justifie en parlant de la laïcité et de la démocratie. En tant que dessinateur politique, j’oppose ça souvent, bien que naturellement je critique aussi les religions – ou plutôt les fidèles. Une partie de mes dessins politiques sont publiés dans un journal hebdomadaire publié par la paroisse d’Helsinki. Cela semble bizarre même aux artistes finlandais et « la cour culturelle » finlandaise. Mais il faut dire aussi que je n’ai pas de convictions religieuses fortes.

On ne s’attend pas non plus à voir autant de scènes de sexe dans une chronique paysanne des années 1800…
Non ? C’est vrai que les gens ont probablement eu moins de sexe là qu’aujourd’hui. Mais j’ai voulu réfléchir à ça. La sexualité du 19ème siècle. Elle a toujours été là, la sexualité. Elle change mais elle est là.

Quels sont tes prochains projets ?
Je ne sais pas. J’en ai fini avec le 19ème siècle, j’en suis sûr. Je continue à chercher ma propre voix, mon propre rythme, les différents mélanges de la vérité et la fiction.

Ville, merci.
Merci !

Merci à Vlad d'Aaapoum Bapoum pour la rencontre !
Interview réalisée le 31/10/2013, par Spooky.