Auteurs et autrices / Interview de Alexandre Clérisse et Thierry Smolderen
Le 18 janvier 2013 sortait en librairie un drôle d’objet : Souvenirs de l’Empire de l’Atome. Un ovni ? Non ! Plutôt une étrange machine à voyager dans le temps qui me ramenait directement au cœur des années 50. Un an plus tard, le festival d’Angoulême m’offrait la possibilité d’en rencontrer les auteurs. Voici donc le compte rendu de cette rencontre avec Alexandre Clérisse et Thierry Smolderen.
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Thierry Smolderen : C’est plutôt la deuxième proposition. Le projet remonte déjà à une vingtaine d’années. En fait, je rêvais de revisiter l’histoire de Zorglub à travers un angle d’interprétation original : Zorglub comme éminence grise du design et de l’art industriel, de tout ce qui tourne autour de la publicité subliminale. J’ai conçu l’histoire en accentuant cette dimension, présente dès l’histoire originale de Zorglub. Il suffit de relire « l’ombre du Z » (Spirou et Fantasio, tome 16) pour s’en convaincre. Ceci dit, le lecteur ne se rend peut-être pas compte que cet album est une espèce de spectre, d’emblème ou d’allégorie sur la publicité des années 50. J’avais depuis longtemps envie de voir ça à la lueur des bouquins sur la publicité de l’époque. Et puis est venu se greffer là-dessus un autre récit que je mettais tout naturellement dans le même univers. C’est une histoire de science-fiction de Cordwainer Smith, qui est peut-être à l’origine d’une des plus célèbres psychanalyses des années 50. Une psychanalyse dans laquelle un personnage, un patient se projetait dans le futur et vivait une espèce de vie parallèle complètement imaginaire mais complètement immersive. Dans les milieux de la science-fiction, on disait que ce patient en question était Cordwainer Smith lui-même. Donc, comme ces deux idées me paraissaient appartenir au même univers et aux mêmes thématiques de la science-fiction, pendant très très longtemps j’ai cherché le moyen de les fusionner. C’est quand j’ai rencontré Alex et que je l’ai vu développer son style dans Jazz Club que je me suis dit que c’était vraiment une possibilité stylistique tout à fait appropriée pour le sujet. Et donc, sur base de son dessin, j’ai retravaillé l’histoire, je me suis mis sérieusement à essayer de trouver une porte de sortie à ce labyrinthe et le résultat c’est l’album en question. C’est comme ça que ça s’est déroulé. En fait j’ai écrit le scénario en ayant Alex en tête mais l’idée initiale avait germé depuis bien plus longtemps. Ceci dit, l’histoire n’était pas complète, il n’y avait que l’idée de base au moment où j’ai commencé à travailler avec Alex et pour Alex.
Alex, tu pourrais nous parler un peu de la technique que tu emploies pour ce genre de dessin, ce genre de trait pour arriver à retrouver l’essence même des années 50 ? Tu as pris beaucoup de documentation ? Tu as réutilisé des techniques d’époque ?
Alexandre Clérisse : Thierry m’a apporté beaucoup de documentation d’illustrateurs de l’époque. Le truc, c’était de dépasser les clichés du graphisme des années 50 pour directement s’inspirer des auteurs qui ont insufflé tout cet univers. Et d’aller même plus loin, en puisant mon inspiration du côté des designers, des personnes qui travaillent dans le textile, dans la publicité pour arriver justement à retrouver ce souffle, ce qui faisait l’essence de ce style et son côté très graphique, coloré. Au niveau de la technique employée, personnellement, je travaille à l’ordinateur de A à Z. Jusqu’à présent je ne travaillais que la couleur en couleurs pures en aplats et là, pour le coup, j’ai voulu rajouter un trait. Un trait qui s’apparenterait à celui de Sempé pour mettre en avant quelques éléments du dessin et un petit peu de matière aussi. Il y a ainsi des éléments que je fais à part et que j’intègre pour donner une teinte un petit peu picturale. Sinon tout est réalisé via logiciel : Illustrator. C’est un logiciel de graphisme à la base, très technique, très carré, donc j’essaie de le rendre plus intuitif. Ca me permet aussi de travailler à des compositions de mises en scène qui peuvent être modifiables à l’infini. Avec Thierry on travaille en liaison assez étroite. Je fais des bouts de planches que je lui envois. Ainsi, on ne passe pas par une étape de croquis difficiles à lire mais il a directement des pages en couleurs avec des choses qui émergent. Du coup tout de suite il peut voir la chose d’une façon différente et moi ré-intervenir par-dessus, quitte à recomposer des pages entières à la fin du livre, en faisant un travail de montage comme sur un film par exemple, en condensant certaines séquences ou, au contraire, en en explosant d’autres.
Du coup, le livre s’est écrit au fur et à mesure…
Thierry Smolderen : En deux ou trois fois. J’avais écrit 30 ou 40 pages je pense, avant de débuter. L’équivalent d’une première séquence…
Alexandre Clérisse : Oui, mais on a tout redécoupé aussi.
Mais revenons à la structure du récit…
Thierry Smolderen : Le livre est fait de séquences qui font des sauts en avant et en arrière dans le temps. C’est ce qui donne ce petit côté tourbillonnant à la lecture. En fait ça, ça faisait vraiment partie du projet, d’avoir le sentiment de se balader dans le temps comme le fait le personnage principal et en même temps c’est ça qui a permis de lier les deux aspects de l’intrigue, la biographie de cet auteur de science-fiction et l’histoire de Zorglub. Sinon ça ne marche pas. Ce n’est qu’à partir du moment où on a compris qu’on devait faire ces allers-retours dans le temps que les deux intrigues ont pu commencer à fonctionner ensemble.
A la lecture, on ressent vraiment une très grande nostalgie pour les années 50, surtout pour l’expo 58, ça vient de quoi ? Vous l’avez vécu ?
Thierry Smolderen : Oui, ça, c’est vraiment de mon fait, je pense. D’abord c’est mon premier souvenir d’enfance, j’avais 4 ans en 58 et c’est le premier souvenir précis, localisé de mon enfance. Et puis mon père dirigeait une boîte, un laboratoire d’aérodynamique et le style année 50 c’est le style aérodynamique. Rien que le bureau où il travaillait, l’architecture était typiquement dans cet esprit là aussi. Avec le temps il s’est distillé en moi quelque chose, un souvenir, des références, des images, des échos qui m’ont marqué.
Alexandre Clérisse : Liés également au Spirou que tu lisais à l’époque.
Thierry Smolderen : Liés à Zorglub. Et donc c’est cette espèce de distillation qui se fait sur la longueur du temps, c’est ça qui m’a guidé dans la recherche des sources, des références graphiques. Tout ce qui me parlait et me rappelait cette époque-là, et les sensations surtout de cette époque-là, c’est ce radar là qui m’a guidé dans ce paysage graphique. Et donc le résultat finalement, évidemment retransformé par Alex et réinterprété par lui, est totalement pour moi l’essence même des sensations que j’avais à l’époque, en me référant à des livres que j’avais quand j’étais gamin, ou encore au jeu du memory qui apparaît et qui fait partie de mon environnement d’enfance. Par exemple ce jeu de memory était dessiné effectivement par un des grands dessinateurs de l’époque et donc finalement je me suis rendu compte qu’il y avait une logique assez solide derrière toutes ces sensations.
Il y a aussi une thématique qui est la transmission de la mémoire. On voit au début Paul qui parle à sa petite fille…
Thierry Smolderen : Oui, en fait ce sont deux façons de voyager dans le temps qui s’opposent dans ce livre. Il y a un personnage qui vit la science-fiction comme une espèce de grille de lecture de la réalité, de l’avenir de l’humanité dans un sens humaniste et qui est plus proche finalement de la science-fiction de l’époque de H.G. Wells et des années 20 ou même avant, de l’époque victorienne. Et puis il y a un personnage qui est incarné par l’équivalent de Zorglub dans l’histoire, qui lui se projette dans un futur mais purement technologique, purement de progrès, de machines, de gadgets et qui en fait a très peu de vision de l’homme. Et donc c’est un peu la collision entre deux formes de futur qui est le sujet de l’histoire.
Par ailleurs, il y a clairement deux niveaux de lecture. Pour moi, il y a la première lecture que j’ai faite qui est vraiment un tourbillon, on est emporté par l’histoire et emballé par le graphisme. Et puis après on revient sur l’histoire et on se rend compte qu’en fait il y a partout des clins d’œil. Est-ce qu’il y en a certains en particulier où vous êtes sûrs que personne ne l’a remarqué ?
Thierry Smolderen : Oui, il y en a quelques-uns qui je pense ont échappé à tout le monde. Par exemple je pense que personne n’a repéré que dans le dernier chapitre, on va vers les années 60 donc on bascule dans un autre genre de références et il y a une référence au feuilleton « Le prisonnier » (ndj : héhé, celle-là, j’en parlais déjà dans mon avis). Il y a aussi « L’année dernière à Marienbad » avec les personnages qui sont dans la séquence finale, dans cette espèce de non temps, ils jouent avec les cailloux. Si vous voyez les cailloux avec lesquels ils jouent avec leurs pieds, c’est en fait le jeu de Marienbad. Mais, bon, il y en a d’autres.
Vous les apportiez tous les deux, ce genre de petits clins d’œil ?
Alexandre Clérisse : Ils sont principalement l’œuvre de Thierry. Il y avait déjà beaucoup réfléchi. Tu sais, des fois il m’a donné un film entier à voir pour que je puisse m’inspirer d’une séquence !
Thierry Smolderen : Oui. Le travail s’est parfois fait à l’inverse de ce qui se fait d’ordinaire. Au lieu d’avoir écrit une scène pour laquelle on cherche un décor, parfois c’est en voyant un film des années 50 que le décor m’a inspiré une scène ou m’a résolu une question. Il y a certains films qui sont là dedans qui ont généré l’idée du décor.
L’album, pourtant audacieux, a rencontré un certain succès, je pense…
Thierry Smolderen : Oui, on est très content de l’accueil tant des professionnels que du public. Le livre a d’ailleurs reçu le prix de la meilleure bande dessinée de science-fiction au Festival Les Utopiales de Nantes.
Pensez-vous apporter un jour une suite à cet étrange objet ?
Thierry Smolderen : Oui, tout à fait ! On a un projet qui s’appelle « L’été diabolique » et qui se passe dans les années 60. Il n’est pas lié narrativement à celui-ci, mais c’est un peu le pendant, c’est vraiment le même esprit. D’ailleurs, le design de la couverture ne trompe pas ! L’idée est de créer une série d’albums qui s’intéressent un petit peu aux idées fortes d’une décennie. Là la référence, au lieu d’être du côté de la science-fiction, ce seront plutôt les films d’espionnage, les BD à quatre sous qu’on trouvait dans les kiosques et une ambiance qui tourne autour de James Bond. Quant au dessin, on va explorer le psychédélique.
Alexandre Clérisse : On a une quinzaine de pages pour l’instant.
Je me réjouis de lire ça ! Un grand merci à vous deux. Et bonne continuation.
Thierry Smolderen & Alexandre Clérisse : merci à vous. A bientôt !
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